athlétisation de la recherche ou savoir-vivre à l’usage d’un jeune chercheur en sciences...

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ATHLÉTISATION DE LA RECHERCHE 29 AVRIL 2015 ALEXANDRE RIGAL ou savoir-vivre à l’usage d’un jeune chercheur en sciences sociales et architecture « Toutes les excitations, qu’elles soient de nature yogique, athlétique, philosophique ou musicale, ne peuvent avoir lieu que si elles sont portées par des processus endorhétoriques dans lesquels des actes d’exhortation à soi-même, de mise à l’épreuve de soi, d’autoévaluation, jouent un rôle décisif, en même temps qu’une référence permanente aux maîtres déjà arrivés au but. » (Sloterdijk, 2011, p. 339) Marines do pushups, URL: http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/be/Marines_do_pushups.jpg Abstract Sur « la planète des exerçants » (ibid, p. 33) l‘athlète suit une hygiène de vie stricte. Il optimise sa nutrition, son temps de sommeil, ses gestes, ses lectures, sa préparation mentale. Il répète sans cesse, toujours stimulé, pour parvenir à l’évaluation la plus élevée possible de ses performances, à inscrire dans les tables des records. Même en tant qu’amateur, je sais grossièrement ce que signifie être athlète, la discipline que cela requiert, l’entraînement perpétuel pour se donner une bonne forme. Le modelage de soi est bien compris, assumé et explicite. Qu’en est-il pour un chercheur, athlète de la connaissance ? Comment doit vivre un chercheur ? Quelles valeurs doit-il développer pour parvenir à la meilleure recherche possible ? Si le plus jeune des athlètes sportifs a des manuels à disposition, l’apprenti chercheur en manque cruellement, d’autant plus quant aux entraînements non-explicitement académiques. Dans ce cas, comment ne pas se sentir seul ou abandonné face à la tâche d’être intelligent, pris dans une spirale réflexive/narcissique ? La recherche se compose d’un ensemble de pratiques, celles-ci donnent leur sens à la vie de chercheur en tant qu’elle la rende bonne. Le jeune chercheur fait face plus durement à des épreuves en tant qu’il est moins entraîné, moins sûr de sa

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ATHLÉTISATION DE LA RECHERCHE

29 AVRIL 2015 ALEXANDRE RIGAL

ou savoir-vivre à l’usage d’un jeune chercheur en sciences sociales et architecture

« Toutes les excitations, qu’elles soient de nature yogique, athlétique, philosophique ou musicale, ne peuvent avoir

lieu que si elles sont portées par des processus endorhétoriques dans lesquels des actes d’exhortation à soi-même, de

mise à l’épreuve de soi, d’autoévaluation, jouent un rôle décisif, en même temps qu’une référence permanente aux

maîtres déjà arrivés au but. » (Sloterdijk, 2011, p. 339)

Marines do pushups, URL:

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/be/Marines_do_pushups.jpg

Abstract Sur « la planète des exerçants » (ibid, p. 33) l‘athlète suit une hygiène de vie stricte. Il optimise sa nutrition, son temps de sommeil, ses gestes, ses lectures, sa préparation mentale. Il répète sans cesse, toujours stimulé, pour parvenir à l’évaluation la plus élevée possible de ses performances, à inscrire dans les tables des records. Même en tant qu’amateur, je sais grossièrement ce que signifie être athlète, la discipline que cela requiert, l’entraînement perpétuel pour se donner une bonne forme. Le modelage de soi est bien compris, assumé et explicite. Qu’en est-il pour un chercheur, athlète de la connaissance ? Comment doit vivre un chercheur ? Quelles valeurs doit-il développer pour parvenir à la meilleure recherche possible ? Si le plus jeune des athlètes sportifs a des manuels à disposition, l’apprenti chercheur en manque cruellement, d’autant plus quant aux entraînements non-explicitement académiques. Dans ce cas, comment ne pas se sentir seul ou abandonné face à la tâche d’être intelligent, pris dans une spirale réflexive/narcissique ? La recherche se compose d’un ensemble de pratiques, celles-ci donnent leur sens à la vie de chercheur en tant qu’elle la rende bonne. Le jeune chercheur fait face plus durement à des épreuves en tant qu’il est moins entraîné, moins sûr de sa

force. S’il parvient à traverser celles-ci en augmentant ses compétences, alors elles ont été bonnes pour la recherche qui s’en trouve transformée et bonnes aussi pour l’apprenti chercheur qui a changé sa forme. Pour tenter d’ébaucher quelques principes de vie propres au chercheur contemporain, une sorte de traité d’éthique pour les nuls, on auscultera de nombreuses citations de chercheurs « en forme », mais pas que. De celles-ci émergera un savoir-vivre pour l’auto-modelage du jeune chercheur. Tout en exercices dédiés, il s’agit de découvrir comment changer sa vie pour devenir chercheur. De là pourra découler une distinction renouvelée entre pratiquants et non-pratiquants de la recherche. Les athlètes sportifs semblent les premiers entraînés, les derniers ascètes1 de notre temps : tout à leurs disciplines. Leurs corps trahissent leurs entraînements : telle taille, tel tour de bras, tel nez à l’arête brisée, telles cicatrices… Pris dès le plus jeune âge dans les filets des centres d’entraînements, de formation ou dans des universités dédiées, ils sont poussés à bout pour développer un ethos adéquat à la réalisation de performance inimaginable. C’est aussi ce qui est demandé au chercheur. Étudiant depuis sa tendre enfance, il poursuit son instruction lorsque tous les autres quittent les bancs de l’université, comme l’athlète sportif occupe encore les terrains de jeux. Pour lui, des institutions ont dépensé des sommes hallucinantes, bâties des lieux qui lui sont réservés, créé des médailles2 et même des champions du monde3… Comme l’athlète, on lui reproche d’ailleurs bien assez de ne pas « travailler vraiment », de ne rien faire de sérieux, de ne pas être sorti d’une phase d’apprentissage scolaire-universitaire que les autres auraient quittée. Pourtant, contrairement à l’athlète sportif dont on vantera la débauche d’énergie dépensée à l’entraînement, le travail d'(auto)mise en forme de soi que constitue tout apprentissage paraît soit abandonné pour le chercheur en tant qu’il n’est plus sous les consignes directers d’un maître, ou bien on lui reproche qu’il ne le soit pas puisqu’il hante encore les couloirs des bâtiments universitaires. Pourtant il argumentera que maintenant c’est lui, l’instruit, qui donne la leçon, puisqu’il est bien formé. Néanmoins, les jeunes aux portes de ce monde d’« instruits » sentent bien que le travail de mise en forme de soi qu’il fait parfois passer pour fini ne l’est point du tout. Parfois inquiets, les jeunes chercheurs expérimentent toutes sortes de déformations et de malformations. C’est pourquoi, traquant les modèles à suivre, nous allons nous inspirer des « grands » qui ont su semble-t-il rester fit, en alternant entre citations de grans athlètes : sportifs ou universitaires. Nous tenterons de tracer quelques pistes pour découvrir comment se maintenir en forme et poursuivre leurs traces, en éternel étudiant. Car au fond, c’est bien là la visée athlétique du chercheur : parvenir à rester déclos, disponible toujours pour étudier. A quel investissement de forme (Thévenot Laurent, 1986) doit-il consentir ?

Être en forme

“Scoring titles and stuff like that… it sounds, well, I don’t care how it sounds – to me, scoring comes easy. It’s not

a challenge to me to win the scoring title, because I know

I can.” (Bryant, 2014)

Fitness,

URL:http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/3e/Barbell_Group_Fitness_Class2.JP

G

Pour un chercheur, être assez ouvert pour user de toutes les ressources disponibles fait partir de

ses fondamentaux4.

« Beaucoup des travaux les plus brillants dans notre discipline me semblent en partie diminués, et

déqualifiés sur le marché, du fait que leurs auteurs ne se sont jamais vraiment dit que leur culture,

dans le dessein de faire une bonne géographie, devait aller au-delà de la seule géographie. » (Lévy,

1993, p. 6)

Être en forme signifie suivre et pouvoir suivre à nouveau frais les acteurs5 dans leurs pérégrinations,

au risque de l’insécurité disciplinaire (Law, 2004, p. 9) et de la transformation de soi. Toutefois, pas

d’avant-garde masquée derrière cette traque : celui qui va plus vite que les acteurs ne saura leur

rendre justice et rendre compte de leurs qualités. On voit tout de suite que le chercheur n’a jamais

le rôle de l’instruit avec les acteurs qu’il étudie, mais bien que ce sont eux qui le font étudier : et

donc qui le maintienne et améliore sa forme, quand ce ne sont pas les autres collègues. On apprend

sans surprise alors qu’il faut aussi savoir être affecté.

« P. — Vous les sociologues du social, vous me sidérerez toujours. Si vous étudiiez les fourmis

plutôt qu’IBM, est-ce que vous vous attendriez à ce que votre étude apprenne quoi que ce soit aux

fourmis ? Bien sûr que non ; elles savent, et vous pas ; ce sont elles les professeurs, et vous l’étudiant.

C’est à vous même que vous expliquez ce qu’elles font, pour votre propre bénéfice ou pour celui

des autres entomologistes, pas pour elles, qui s’en moquent comme de l’an quarante. Qu’est-ce qui

vous fait croire qu’une étude est toujours censée apprendre quelque chose aux gens étudiés ? »

(Latour, 2006, p. 10)

Pour être en forme, le chercheur doit par conséquent être modeste avec les acteurs qu’il étudie et

garder en tête le fait qu’il est un éternel étudiant. S’il suit les autres, qu’il suive la piste des bons, ceux

qui fabriquent nos lendemains et qu’il regarde avec eux l’horizon de leur ligne de fuite. Savoir

suivre, savoir trier, savoir percevoir la nouveauté.

« But I think it is in the business of looking ahead, of thinking about the ways in which things are

going, and of following them through. And in that respect what anthropologists do is very similar,

I think, to what artists are doing, and architects too – that is, it’s a question not of prediction but

foresight, of thinking into the future, not trying to predict or control it. So it’s a forward-looking

discipline, not a retrospective one where you’re simply drawing a line from the present and saying

“right, now we’re just going to look at everything from here. » (Ingold, 2013, pp. 289-290)

Entraînements

“I’m reflective only in the sense that I learn to move forward. I reflect with a purpose.” (Bryant, 2014)

Equipe du Brésil, football,

URL:http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b2/Brazil_national_football_team_tr

aining_at_Dobsonville_Stadium_2010-06-03_2.jpg

Deleuze nous dit que « la formule du jeu est : enfanter un étoile dansante avec le chaos qu’on porte

en soi » (1999, p. 34). Le chaos est source de diversité, à la fois fini et non borné, l’étoile, c’est ses

reprises réitérées autant que nos forces nous le permettent. L’athlète, comme le chercheur, est au

bord du chaos : parce qu’il repousse autant qu’il le peut ses limites chronométriques, de poids

soulevé, de points marqués… Mais cet acte de repousser se termine dès qu’il est considéré

complètement inapte, l’athlète est épuisé vers 35 ans. Au contraire, le chercheur est encore bien

jeune à 35 ans ! Chez lui l’épuisement n’est jamais admissible, sa soif d’étude et sa déclosion6 ne

doivent avoir de cesse, même émérite. A lui s’applique une formule de l’éternel retour : vouloir (et

être capable de) revivre cette journée d’étude durant chacun des jours qu’il lui reste, et en même

temps devenir meilleur et plus divers à chaque entraînement.

En ce sens, on comprend mieux la critique de la réflexivité présente dans la citation ouvrant ce

passage du basketteur Kobe Bryant. La réflexivité n’a de sens qu’en tant qu’elle est arrêt sur des

exercices à améliorer, sur un entraînement à évaluer, des prestations à rendre meilleure. L’évaluation

en tant que jugement de sa propre valeur est figeante, déstabilisante. A ceux qui veulent débusquer

leur “subjectivité”, d’aucun répondra avec honnêteté par une évidence presque confondante :

« Ce qui est essentiel avec un point de vue, c’est précisément que l’on peut en changer ! Pourquoi

en rester prisonnier ? De la position qu’ils occupent sur la terre, les astronomes ont une perspective

limitée, par exemple à Greenwich, l’Observatoire en bas de la rivière en partant d’ici — vous devriez

y aller, c’est fabuleux. Eh bien, en changeant de perspective grâce à divers instruments, télescopes,

satellites, ils sont désormais capables de tracer la carte de la distribution des galaxies dans tout

l’univers. » (Latour, 2006, p. 7)

De là à ne pas exploiter ces ressources singulières, il n’y a qu’un pas. Être réflexif et objectif en ce

sens, c’est ôter le tapis (volant) de sous ses pieds. Autrement dit, si on s’entraîne pour devenir

meilleur on s’interroge peu sur son niveau. Les autres l’éprouveront bien assez vite pour nous.

Pourtant certains diront que qu’un excès de confiance se cache derrière ce prétendu aveuglement :

c’est possible.

« Il y a deux façons de consommer les énoncés théoriques : celle de l’universitaire qui prend ou

laisse le texte dans son intégrité, et celle de l’amateur passionné, qui à la fois le prend et le laisse, le

manipule à sa convenance, essaie de s’en servir pour éclairer ses coordonnées et orienter sa vie. »

(Guattari, 1977, p. 18) [ici universitaire est bien sûr considéré en opposition à la recherche]

Quoiqu’il en soit l’arrogance est un désinhibiteur puissant que n’importe quel athlète sportif sait

doser à bon escient lors d’une épreuve. Ne pas être arrogant, ne pas suspendre le doute, ne pas

croire, c’est tomber dans le conservatisme et l’application de bon élève : « […] les conservateurs de

tout temps feignent la faiblesse afin d’être vaincus par l’habitude – et de pouvoir ensuite servir la

victorieuse, comme si elle était l’insurmontable » (Sloterdijk, 2011, p. 277). De toute façon son

arrogance sera vite mise à mal par la multiplication d’épreuves qui se présentent : une fois plus

expérimenté, il découvrira « l’ironie qui veut que les objectifs se dématérialisent lorsqu’on s’en

rapproche [qui] n’est généralement expliquée qu’aux pratiquants avancés. » (ibid, p. 277). Son

arrogance cessera d’elle-même par la répétition des épreuves, par l’acquisition d’une disposition à

la désinhibition.

« J’ai à peu près cessé, je crois, de manifester l’arrogance un peu théâtrale qui fut sans doute une

manière de paraître plus assuré ; pourtant cette posture saillante que je revendique

aujourd’hui sérieusement, pour le fond de ce que j’ai à dire, peut continuer d’irriter, j’en conviens. »

(Lévy, 1993, p. 7)

Ecritures

Une fois posé quelques trucs et astuces de formatage psychologique, finalement, à quoi s’entraîne-

t-on lorsqu’on est chercheur ? Au saut en hauteur ? Au marathon ? Plus sûrement, on s’entraîne à

écrire : « P. — C’est bien ce que je vous dis : vous êtes mal formés ! Ne pas apprendre aux

doctorants à écrire leur thèse, c’est comme de ne pas apprendre aux chimistes à faire

desexpériences » (Latour, 2006, p. 11). En ce sens, l’écriture fait office non pas de compte-rendu,

mais de laboratoire (Latour, 2011, p. 80). L’écriture fait partie du suivi et donc de la cartographie

des acteurs (Deleuze, Guattari, 1980, p. 11). S’il faut les suivre à la trace, ce sont nos lettres et nos

mots qui permettront que celles-ci soient conservées.

Si commencer paraît simple suivant cette logique : dès qu’on a rencontré nos acteurs on ne les lâche

plus et on raconte tout7. La difficulté vient plutôt de ne pas savoir quand finir puisque les acteurs

ne s’arrêtent pas !

« P. — Vous vous arrêtez quand vous avez écrit vos 50.000 mots, ou je ne sais plus combien ici à

la LSE, j’oublie toujours ce qu’on vous demande.

E. — Oh ! Bravo ! Donc, ma thèse est finie quand elle est terminée… Ça c’est vraiment utile, merci

infiniment ! Je me sens vraiment soulagé…

P. — Ravi de vous l’entendre dire ! Non, sérieusement, vous n’êtes pas d’accord sur le fait que

toute méthode dépend de la taille et du type de texte que vous vous êtes engagé à rendre ?

E. — Mais ça c’est une limite textuelle, ça n’a rien à voir avec la méthode.

P. — Ah bon ? C’est là où je suis en total désaccord avec la façon dont on forme les doctorants en

sciences sociales. Écrire des textes a tout à voir avec la méthode. Ce dont il s’agit c’est d’écrire un

texte de tant de mots, en tant de mois, pour tel montant d’allocation, appuyé sur tant d’entretiens

et tant d’heures d’observation, tant de documents. C’est tout. Vous n’avez rien de plus à faire. »

(Latour, 2006, p. 8)

Performance

“I’m chasing perfection.” (Bryant, 2014)

Auto-évaluation

« Celui qui dit : « Je suis bon », n’attend pas d’être dit bon. Il s’appelle ainsi, il se nomme et se dit

ainsi, dans la mesure même où il agit, affirme et jouit. Bon qualifie l’activité, l’affirmation, la

jouissance qui s’éprouvent dans leur exercice. » (Deleuze, 1999, p. 137)

Pour rester dans la veine des pistes pour devenir un bon chercheur déjà énoncées, on pourrait dire

qu’une bonne performance est celle qui marque une progression : battre son record personnel pour

un athlète.

« Créer, c’est une joie personnelle et une chance sociologique ; c’est aussi une sorte de contrainte,

de contrat implicite signé avec les autres membres de la société. Celle-ci souffre d’être embourbée

dans ses images anciennes qui la tirent en arrière et son mouvement en est freiné ; celui qui peut

doit en proposer de nouvelles. » (Lévy, 1993, p. 4)

Intéressement des autres

81points, Kobe Bryant,

URL:http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c9/Kobe_81_scoreboard_cropped.jp

g

Mais battre son record personnel ne suffit pas à s’assurer le soutien des institutions, si l’on veut

réussir des chefs d’œuvre de recherche à la Pasteur, il faut soi-même se faire institution – Institut

Pasteur –, devenir chef d’état-major et intéresser les autres (Latour, 1984) : battre des records tout

court. Le chercheur, même en sciences sociales, ne peut rien seul et surtout pas loin du monde.

Eloignons-nous en même temps d’une Théorie Critique de Francfort et de l’« Homo

bourdivinus » (Sloterdijk, 2011, p. 269).

« Du reste, la paralysie qui pèse aujourd’hui sur ce que l’on appelle les sciences humaines est due

au fait que la majorité de ses acteurs ses sont installées comme des observateurs dégagés dans

l’archive – Rorty les appelle, avec un léger mépris, les detached cosmopolitan spectators – et ont

abandonné au hasard et au fanatisme le travail sur la formation d’un code de civilisation capable de

faire face à l’avenir. » (ibid, p. 609)

Plutôt, il s’agirait de mettre fin au mépris envers les non-chercheurs et les non-scientifiques

(Stengers, 2013, p. 49). Après tout que ferions-nous si nous ne pouvions tracer leurs pas et

prolonger leurs regards ? Et si les autres nous prennent pour des pitres ou pour de doux rêveurs,

c’est sûrement aussi parce que nous ne savons pas les intéresser d’une part, et parler en leur nom

d’autre part.

Néanmoins, bénéficier de moyens pour réaliser ses travaux, en plus de rendre redevable, risque

aussi de nous entraîner vers des postures d’autorité, vers la science royale nous faisant perdre de

vue la science qui nous transforme à mesure qu’on suit les acteurs, science nomade (Deleuze,

Guattari, 1980, p. 463). Le champion avant de se retirer et d’entrer au Hall of Fame de son sport

n’est grand qu’en tant qu’il remet en jeu, qu’il se remet à l’épreuve et par là qu’il surmonte les

obstacles : ses adversaires doivent être grands et estimables pour qu’il soit grand. Il n’est jamais chef

de groupe, d’administration ou autre, mais toujours chef de meutes qui « doit tout remettre en jeu

à chaque coup » (ibid, pp. 46-47).

Celui qui refuserait l’excellence schématisée ici aurait à rendre des comptes à tous ceux qui ont

investis en lui, au risque de faire œuvre de parasitisme et d’abandon du débat public. Là où certains

soupçonnent égoïsme et folie des grandeurs réside évidemment un contre-don aussi grand que

possible. Comme tout contre-don pris dans un processus concurrentiel mais pacifique, il est une

dépense sublime ou il n’est pas. A fortiori, refuser le contre-don et prôner la petitesse reviendrait à

un « programme implicite de mauvaise forme » (Sloterdijk, 2011, p. 582).

Dernier point de cette section : intéresser les autres ne signifie pas se standardiser, mais c’est créer

une différence pertinente et compatible. On appuie sur la codépendance et non sur l’équivalence

généralisée de tous (Braidotti, 2011, p. 305).

Aux limites du supportable

“Everyting negative – pressure, challenges – is all an opportunity for me to rise.” (Bryant, 2014)

Jeannie Longo, URL:http://postmediaprovince.files.wordpress.com/2012/03/longo.jpg

Si la limite de l’athlète sportif, outre celle de sa motivation et de son âge, se rencontre souvent avec

la blessure. Quelle est celle du (jeune) chercheur ? A partir de quand ne peut-il plus chercher ?

On pourrait parler de burn out, d’abus de substances excitantes – même si celles-ci ont fourni parmi

les plus belles pensées –. Chacun évolue selon des degrés de morbidité dont les exemples suscités

constituent des extrêmes. Plus couramment, la blessure propre au chercheur est celle qui l’empêche

de se transformer et de devenir meilleur : le fait de rester figer et de ne plus vouloir suivre les

acteurs.

On peut tous figer un propos en empêchant les relances internes ou extérieures : compliquer

tellement sa prose qu’elle devient indigeste ou labyrinthesque. Inversement, l’autre limite à ne pas

atteindre, semble t-il, est celle de l’extrême clarté, de la transparence telle qu’elle n’est finalement

que le reflet de la platitude de notre propos, ou d’un anti-intellectualisme. Dans les deux cas, ces

limites insupportables à la bonne recherche entravent la bonne transformation de soi et des autres.

Au moins le sur-compliqué a le mérite de mettre à mal « the guardian of the status quo: the judges

and managers of truths and the clarityfetishists » (ibid, p. 268).

Notons que pour apprendre, je me suis concentré sur ceux qui sont devenus grands au point de

bénéficier de tribunes et de stades pour communiquer leurs pensées. Mais nous aurions aussi à

apprendre de ceux qui sont partis en retraite anticipée pour cause de blessure ou d’abandon et

surtout de ceux qui en sont revenus, mais ceux-là sont le plus souvent inaudibles :

“Paradoxically enough, it is those who have already cracked up a bit, those who have suffered pain

and injury, that are better placed to take the lead in the process of ethical transformation. Their

“better quality” consists not in the fact of having been wounded but of having gone through the

pain. Because they are already on the other side of some existential divide, they are anomalous in

some way – but in a positive way. They are site of transpositions of value.” (ibid, p. 344)

Finalement, supporter sa vie de chercheur, c’est pouvoir la reprendre tous les matins, la répéter

autant qu’on le veut jusqu’au dernier souffle : au suicide intellectuel. Ce test de l’éternel retour, de

la répétition, est le garant d’une transformation réussie.

Prendre au sérieux la Libido sciendi

“I’m extremely willful to win, and I respond to challenges.” (Bryant, 2014)

Ni cynique, ni néolibéral

Ce recueil de principes serait-il une apologie prétentieuse de l’individu-roi, de la performance et de

l’épuisement de ses propres ressources et de celles des autres ? Des maîtres déjà établis ? Si j’insiste

sur les performants et les performances c’est qu’elles sont nos seules aides pour lutter contre le

parasitisme : de nos collègues par le plagiat, de nos financeurs par la standardisation et la pesée au

kilomètre de texte publié, de notre planète par le gaspillage de notre énergie. C’est par la Dépense que

nous échapperons peut-être à « la pesanteur introduite en eux par l’avarice et le calcul froid »

(Bataille, 1967, p. 119). Surtout les propos rapportés qui articulent ce texte ont pour fin de lutter

contre le no future, le découragement par absence d’invention d’alternatives – ou par leur mise en

sourdine – qui fait le beurre des nouveaux managers de la recherche :

« Ce sera « il faut bien, nous n’avons pas le choix ». Il faut être « tenant » des logiques néo-libérales

pour avoir cette rengaine aux lèvres. Cette logique nous tient, elle nous rend « autres » à nous-

mêmes. Elle traduit une impuissance qui est ce que cette logique ne cesse de fabriquer, ce que

j’appelle les “alternatives infernales”. » (Stengers, 2013)

Amour de soi, amour des autres, amour de recherche

Atomic bomb mushroom clouds over Hiroshima (left) and Nagasaki (right),

URL:http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/54/Atomic_bombing_of_Japan.jpg

« Nous avons besoin de sciences – et donc de scientifiques – capables de se situer dans un monde

que le développement des forces productives menace directement. Nos sciences peuvent-elles

changer, participer à la production de l’intelligence collective dont elles ont par le passé béni la

destruction ? C’est une inconnue, et cela ne se fera que pas l’invention d’institutions qui cultivent

le souci de pertinence, plutôt que de conquête. Ma thèse est que c’est possible, mais non probable.

Mais l’idée même que nous puissions échapper à la barbarie n’est pas très probable. » (ibid)

Drôle de numéro d’équilibrisme, le chercheur doit construire les ponts entre ses disciplines et les

compétences limitées de son public, tout en renforçant la spécificité du monde universitaire. S’il

abandonne l’institutionnel et le financier à des managers de la recherche, alors il se trouvera

impuissant quant à la définition de qui il est et de qui il veut être. Dans le même temps, s’il ne se

frotte pas aux enjeux publics et dictés par le public, il sera inaudible et peu à peu rendu muet.

Rendre au public c’est bien, éviter la prédation, c’est bon aussi. Les laboratoires emplis de rats et

de singes mutilés et anxieux fournissent des exemples : cela en vaut-il la peine ? Raviver la mémoire

des interrogés, cela en vaut-il la peine ? Comment rendre ce que nous donnent les enquêtés ?

Comment ne pas leur faire perdre leur temps ?

“Calculation also demands another series of questions, ones feminists struggling with abortion

decisions know intimately too: for whom, for what, and by whomshould a cost-benefit calculation be

made, since more than one always entangled being is at stake and in play in all of these hard cases?”

(Haraway, 2008, p. 87)

Michel Serres, marqué jusqu’au plus profond par les événements dont il fut contemporain – entre

Auschwitz et Hiroshima, édicte comme suit les principes éthiques qui guident tout chercheur non-

parasitaire qui permettra la continuation de la science et accessoirement de toute vie sur Terre :

« I. Tu ne t’adonneras point à la violence, non pas seulement contre un individu, tel ou tel, étranger

ou prochain mais aussi envers l’espèce humaine globale. »

« II. Tu ne t’adonneras point à la violence, non plus seulement contre ce qui gît et vit dans ton

voisinage, mais envers la planète Terre toute entière. »

« III. Tu ne t’adonneras, enfin, à aucune violence en esprit ; car, depuis qu’il est entré en science,

l’esprit dépasse la conscience ou l’intention et devient le principal multiplicateur de violence. »

(Serres, 1992, p. 293)

Devenir chercheur aujourd’hui

The Laboratory or The Passion of OncoMouse, Lynn Randolph,

URL:https://www.flickr.com/photos/cspower/4465329804/

Arrivé à la fin de ce court traité de savoir-vire pour engendrement de chercheur, voici ci-dessous

le programme de recherche dressé par Donna Haraway en opposition aux principes

traditionnellement attribuée à la recherche scientifique (2009, p. 342), à nous de le poursuivre et de

le faire bifurquer.

Rationalité universelle Ethnophilosophies

Langage commun Hétéroglossie

Nouveau système Déconstruction

Théorie unifiée Positionnement oppositionnel

Système-monde Savoirs locaux

Théorie maître Descriptions ramifiées

Pris dans le monde qu’il étudie – il ne l’observe pas d’un perchoir mais il court avec les acteurs –,

le jeune chercheur doit revendiquer une participation active au changement de son propre monde,

sans crainte quant à son intrication avec les acteurs qu’il étudie (Law, 2004, p. 45) : c’est la meilleure

façon – apparemment la seule – pour s’entraîner, se doper mais rester fit et se transformer en

chercheur en bonne et due forme.

Définition :

Chercheur: Celui qui est parvenu à être assez en forme pour faire revenir en lui l’étudiant éternellement.

Bibliographie

Bataille G., 1967. La part maudite, suivi de la notion de dépense, Paris : Les Éditions de Minuit.

Braidotti R., 2011. Nomadic Theory, The Portable Rosi Braidotti, New York: Columbia University Press.

Bryant Kobe, BrainyQuote.com, Xplore Inc, 2014, Disponible à

:http://www.brainyquote.com/quotes/quotes/k/kobebryant574699.html

Deleuze G., 1999. Nietzsche et la philosophie, Paris : PUF.

Deleuze G, Guattari F, 1980. Mille Plateaux, Paris : Éditions de Minuit.

Ferrandez A. L. F., 2013. « Ways of living : Tim Ingold on culture, biology and the anthropological

task », Revista de Antropologica Iberoamericana, Vol 8, N 3, pp. 285-302, Disponible

à :http://www.google.ch/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0CB8QFjAA

&url=http%3A%2F%2Fdialnet.unirioja.es%2Fdescarga%2Farticulo%2F4570787.pdf&ei=VnAo

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1Auxquels s’appliquent parfois de sévères restrictions sexuelles en période de compétition.

2A titre d’exemple : les médailles du CNRS.

3En référence aux Prix Nobel, entre autres.

4Michel Serres en fournit un magnifique exemple dont il expose la genèse dans : Serres

Michel, Eclaircissements, Entretiens avec Bruno Latour, François Bourin, Paris, 1992, 297p.

5Pour reprendre une formule maintes fois répétées de Bruno Latour

6Nancy Jean-Luc, La déclosion, déconstruction du christianisme 1. Galilée, Paris, 2005

7L’autre manière d’éviter la peur de la page blanche serait d’appliquer un cadre théorique tout prêt,

mais nous avons déjà mis de côté cette possibilité de répéter le maître en universitaire rodé.