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« Along tracks and lanes and roads >>: errance et identité dans So Many Ways to Begin de Ion McGregor I-lerrance, c'est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer [...] et de dériver enfin. [. ..] L'errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n'égarc pas'. o MtNv W,tvs ro B.EcrN est le deuxième de roman de Jon McGregor et fut publié en 2006. en 1976 auxBermudes, ce jeune auteur, qui reçut le Booker Prize pour son Premier roman,lf Nobody Speaks of R.emarkable Things2 (2002),plonge le lecteur une nouvelle fois dans le quo- jdien de vies ordinaires pour en explorer la paradoxale étrangeté. Lhistoire Je David Carter, conservateur du musée de Coventry, découvrant tardive- nnent son adoption, et de sa femme, Eleanor, souffrant d'une dépression :hronique suite à son départ d'Aberdeen, constitue une intrigue apparem- nent mince à partir de laquelle McGregor parvient à tisser une réflexion ;omplexe autour des questions du commencement, de l'errance et de -'identité grâce à une écriture qui procède par constants décrochages fonc- ionnant comme autant de gros plans en apparence coupés les uns des Lutres qui viennent dire et redire, à travers les multiples jeux d'échos et de ,'ariantes, f impossible quête d'une identité unique. Nous analyserons dans un premier temps comment la nature fragmentée :u récit aboutit à un morcellement du temps et de l'espace, brouillant les :ontières géographiques et identitaires. Les frontières deviennent alors, lour reprendre l'analyse d'Édouard Glissant, non « pas des murs, mais des lassages, des passes, les sensibilités se renouvellent [...]'r.]aversant , the borders » pour assister à l'enterrement de sa belle-mère, ou la mer l. GusseNr Edouard, Traité du Tout- Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 63. l. McGnrcon |on, If Nobody Speaks of RemarkableThings,Londres, Bloomsbury, : _o2. -1. GrrsseNr Edouard , Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard,2009, p. 57 . t39

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« Along tracks and lanes and roads >>:

errance et identité dans So Many Ways to Begin

de Ion McGregor

I-lerrance, c'est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons

de choses que nous sommes si enclins à semoncer [...] et de dériver enfin.

[. ..] L'errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n'égarc pas'.

o MtNv W,tvs ro B.EcrN est le deuxième de roman de Jon McGregor

et fut publié en 2006. Né en 1976 auxBermudes, ce jeune auteur, qui

reçut le Booker Prize pour son Premier roman,lf Nobody Speaks ofR.emarkable Things2 (2002),plonge le lecteur une nouvelle fois dans le quo-jdien de vies ordinaires pour en explorer la paradoxale étrangeté. Lhistoire

Je David Carter, conservateur du musée de Coventry, découvrant tardive-

nnent son adoption, et de sa femme, Eleanor, souffrant d'une dépression

:hronique suite à son départ d'Aberdeen, constitue une intrigue apparem-

nent mince à partir de laquelle McGregor parvient à tisser une réflexion

;omplexe autour des questions du commencement, de l'errance et de

-'identité grâce à une écriture qui procède par constants décrochages fonc-

ionnant comme autant de gros plans en apparence coupés les uns des

Lutres qui viennent dire et redire, à travers les multiples jeux d'échos et de

,'ariantes, f impossible quête d'une identité unique.

Nous analyserons dans un premier temps comment la nature fragmentée

:u récit aboutit à un morcellement du temps et de l'espace, brouillant les

:ontières géographiques et identitaires. Les frontières deviennent alors,

lour reprendre l'analyse d'Édouard Glissant, non « pas des murs, mais des

lassages, des passes, où les sensibilités se renouvellent [...]'r.]aversant, the borders » pour assister à l'enterrement de sa belle-mère, ou la mer

l. GusseNr Edouard, Traité du Tout- Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 63.

l. McGnrcon |on, If Nobody Speaks of RemarkableThings,Londres, Bloomsbury,

: _o2.

-1. GrrsseNr Edouard , Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard,2009, p. 57 .

t39

Isabelle KrrrsR-PnrvAr

d'Irlande pour tenter en vain de retrouver sa propre mère, David passe les

frontières intérieures des Îles britanniques pour reconstituer les liens origi-naux entre les êtres et découvre des relations inattendues qui viennent bou-leverser tout à la fois sa conception de la famille et du moi.

Sur la quête initiale d'un commencement, celui de sa naissance, viennentalors se greffer un nombre toujours croissant de commencements - celuide son adoption, de son enfance, de sa relation avec sa mère adoptive etavec Mary Friel, qui lui tient momentanément lieu de mère biologique. Àf instar de ses laborieuses recherches de musée en bibliothèque, de livre enregistre, son enquête semble se ramifier à f infini, laissant toujours des

errances inabouties qui rouvrent en permanence le questionnement de soi.

« Pnvsrcer, TRACES oF HrsroRy [. . . ] wrrn rHErR DENSrryoF MEMoRy AND tlvtna »: I'ECRITURE DE LA TRÀcE

Le récit de McGregor, structuré en trois parties, chacune précédée d'uneintroduction, a pour particularité d'oftir au lecteur trois commencements.Un premier prologue de dix pages narre, en italiques, l'histoire de MaryFriel, jeune Irlandaise placée pendant la guerre dans une grande maisonbourgeoise du nord de Londres et qui revient prématurément chez elleaprès avoir accouché d'un petit garçon, qu elle ne reverra jamais mais dontelle ne cesse de rêver. Suit f introduction à la première partie qui situe letemps du récit bien plus tard, en avril2000, au lendemain de l'enterrementde la mère d'Eleanor en Ecosse. Enfin, le premier chapitre s'ouvre sur lepremier objet que David met de côté en prévision de son voyage en Irlande,où il espère retrouver sa mère, juste après son retour d'Aberdeen. Le titre duchapitre, inscrit en italiques, tout comme le prologue, ressemble à s'yméprendre à une légende de vitrine de musée - « 1 b/w photograph, AlbertCarter, defaced, c.1943 » - Qu€ viennent reprendre les deux premières phrasesdu chapitre: « He was going to start with a picture of his father. It seemed as

good away as any to begin. » (SMWB,p. 19) Or, il s'agit d'un début haute-ment paradoxal, présentant non pas le vrai père, mais le père adoptif (à soninsu), éclipsant le visage de la mère qui fut à l'origine de l'adoption de David,et introduisant un récit imaginaire - « This is my father, he was going to say

[...] , - qui n'est en réalité pas tant celui de David que celui de sa sæur:« And then he could explain, telling it the way his sister Susan always had,

4. McGnncon Jon, So Many Ways to Begin, London, Bloomsbury,2006, p.34.Désormais,les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle SMWB, suivide la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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« ALONG TRACKS AND LANES AND ROADS » .. ERRANCE ET IDENTITÉ, '.

the words worn comfortably smooth with repeated use. » (SMWB, p. 19)

Qui mieux est, f introduction du père se fait par f intermédiaire d'un por-

trait que la narratrice a elle-même déflguré en le scarifiant à coups de peigne,

exprimant ainsi le désarroi de la petite fille face au retour soudain du père.

Ce visage détruit, non par la guerre, mais par l'angoisse d'une enfant qui ne

reconnaît pas son père, est également un visage qui a disparu de plusieurs

façons: la photo est en effet immédiatement remplacée par une autre,

intacte, sans qu'aucun commentaire ne soit jamais fait, et, à l'heure où David

l'emprunte à sa sæur, Albert Carter a disparu à deux titres, celui d'hommeet celui de père: « He looked at the eyes, the smile, the face of the man whohad brought him up so lovingly and was now gone [. . .] , (SMWB, p.22)

Ce premier objet fonctionne donc comme trace d'une image à la fois

cachée et disparue, puis retrouvée et racontée à de multiples reprises. En

d'autres termes, l'objet, loin de constituer une balise, signale une errance

réitérée dont le sens n'apparaît pas encore mais dont le lecteur devine déjà

qu'elle prépare un questionnement identitaire. Elle ne préfigure pas uncheminement tout tracé, mais conduit David, tout comme le lecteur, àreplonger dans le passé et figure, comme l'explique si bien Glissant non pas

« une sente inachevée [...] ni une allée fermée sur elle-même, qui borde un

territoire. La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera territoire. La

trace, c'est manière opaque d'apprendre la branche et le vent: être soi,

dérivé de l'autres ».

Or, c'est bien de cela qu il s'agit ici: de la découverte non de soi, d'un être

unique et figé, mais de soi en l'autre, des multiples ramifications de f iden-tité qui nous portent vers autrui. Comme pour dire f inutilité de touterecherche univoque, le récit fusionne quatre temporalités distinctes (celle

du cliché pris en 1943, celle de sa scarification en L945, celle des multiples

récits de Susan, celle du récit imaginaire de David), entrelace différents

aspects (inchoatif : « This is my father, he was going to say »; accompli: « Itwas the first thing he'd thought of packing »; itératif : « It was a story she

liked to tell »; terminatif : « It was taken in L943 », SMWB, p. 19) et diffé-rents niveaux énonciatifs, à travers la double narration de David et de

Susan, qui se succèdent à quelques semaines d'intervalle (« She'd told itagain a few weeks ealier », SMWB, p. 19) et qui ne cessent de se faire écho:

l'introduction de Susan, « It was taken in 1943 [. . . ] Iust before I was born »

(SMWB, p. 19) est en effet reprise par le narrateur hétérodiégétique à trav-ers la focalisation interne sur David: « Albert Carter, their father, had been

twenty-seven when the picture was taken» (SMWB, P.20). Abolissant

5. GusseNr Edouard, Traité du Tout-Monde, op. cit.,p.20.

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Isabelle Knnen-PnrvAr

donc toute linéarité temporelle et narrative, ce premier chapitre prépare lelecteur au lent effacement des repères, à ces constants allers-retours dans letemps, dans l'espace et dans le texte qui remettent en question l'unicité dumoi.

De façon significative, le roman s'ouvre sur la marche des brassiers se

rendant à la foire de Derry, marche qui semble ne pas vouloir s'achever:

They came in the morning, early, walking with the others along tracksand lanes and roads, across fields, down the longlow hills which led to theslow pull of the river, down the open gateways in the city walls, the hoursand days of walking showing in the slow shift of their bodies, their breathsteaming above them in the cold morning oir as the night fell away at theirbacks'. (SMWB, p. 1)

Cette longue première phrase est emblématique du lent cheminement dutexte: la reprise du verbe « came » par le gérondif « walking » (répété deuxfois) transforme l'action en un étaiqui r.*bl. se déployer iunr limite tem-porelle, tout comme la réitération de la préposition de mouvement« down », la juxtaposition de longs syntagmes nominaux (« the long lowhills which led to the slow pull of the river », « the open gateways in the citywalls », « the slow shift of their bodies ») ou les deux participiales en appo-sition « the hours and days of walking showing... their breath steaming

[...] , qui viennent dire f interminable marche, figeant les personnagesdans leur mouvement. Cette première phrase est reprise par unedeuxième:

They came quietly, the swish of dew-wet grasses brushing against theirankles, the pat and splash of the muddy ground beneath their feet, thecoughs and murmurs of rising conyersations as the same few phrases were

passed back along the linesT. (SMWB, p. 1)

On constate un effet presque parfait de symétrie: la principale « Theycame quietly » fonctionne comme un écho syntaxique et phonétique de« They came in the morning, early » et se trouve aussi immédiatement sui-vie d'une gérondive qui oblige le regard du lecteur à abandonner unmoment l'action des personnages et à se retourner sur ce que le texteappelle les « traces matérielles » (« physical traces ») de leur passage. Onretrouve le même procédé de juxtaposition de syntagmes nominaux mais,à la différence de la première phrase,la deuxième frappe le lecteur par sonincomplétude. La première participiale est en effet suivie de deux proposi-

6. Passage en italiques dans Ie texte.

7. Passage en italiques dans le texte.

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« ALoNG TRACKS AND LANES AND RoADS )) .' ERRANCE ET rDENTtrÉ...

tions nominales qui lui sont simplement apposées, relevant d'une rupturede construction. Lunité de la phrase se délite dès l'instant où le texte tentede capturer les empreintes des marcheurs. Il semble alors que l'écritureannonce déjà son refus de borner latrace,préfigurant la quête inaboutie de

David et suggérant la nature obsessionnelle de son cheminement. Toutcomme la marche de Mary Friel et de ses compagnons qui semble suspen-due, la quête intime de David ne peut connaître de fin puisqu'elle est enquelque sorte l'alpha et l'oméga du récit.

Un tel commencement invite naturellement le lecteur à prêter une atten-tion toute particulière aux déambulations des personnages qui se donnentà lire tout à la fois comme des travellings, décrivant un parcours linéaire, et

comme des gros plans, ouvrant au lecteur les profondeurs de l'angoisse des

personnages. On peut ainsi songer, dans la deuxième partie du roman, à lamarche de David et de Dorothy. Dorothy, venue retrouver son fils à la sortiedu musée, p€u de temps après que lui a été révélée son adoption, est forcée

d'accélérer le pas pour le suivre tandis que celui-ci l'ignore et concentre sonregard sur les traces de la guerre encore visibles à Coventry:

They turned the corner towards the two cathedrals, Dorothy having tobreak into ahalf-run occasionalÿ to keep up withhislong strides. She said,I just got back from seeing lulia. [...] They walked past the old cathedral,and David glanced up at the ruined north wall, the unroofed slcy a bur-nished August blue through the arched hole where the windows had once

been. He'd seen archiye photos of the fir, [...] She said, I went over andcleaned the house afterwards. t...1 They walked past the looming walls ofthe new cathedral, with its tall narrow windows letting the light squeeze

in [...] They walked through the streets beyond the city centre, paÿ flat-fronted terraces [...] past bay-windowed semis by the park, past a row ofhouses which had once been watchmakers' workshops [...] They crossed

the road by a parade of shops and started walking up the long hill which

led towards their house. (SMWB, p. 13 1 - I 33)

Tandis que Dorothy tente d'accompagner son fils, celui-ci cherche às'éloigner, se réfugiant dans le souvenir d'un temps qui lui échappe: celuide la guerre, qui est aussi celui de sa naissance. Les fragments de discoursdirect, insérés dans le récit sans guillemets, comme à la hâte, se trouventnoyes dans les images de destruction et dans le mouvement effréné d'unemarche qui, à f inverse de celle de Mary Friel, ne s'inscrit pas dans la tradi-tion d'un parcours (celui des brassiers allant vendre leurs services chaque

année à la foire) mais correspond à une fuite: celle du fils qui se dérobe à sa

mère adoptive et à Julia, l'amie de celle-ci, qui lui révéla involontairementses véritables origines. Le retour vers la maison (désignée comme « house »

et non « home ») correspond donc paradoxalement à une rupture, à un

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arrachement. Symétrique à ce faux retour au foyer,le lecteur trouve à la finde la deuxième partie la marche forcée d'Eleanor, que sa mère surprend entrain de fumer et ramène brutalement à la maison:

Get going girl, she spat into her ear, pushing the back of her head, getgoing quick or you'll see what I don't do. Eleanor walked quickly across thequayside, her head bowed and her shoulders turned protectively in, keepingher eyes to the ground. or she walked tall, daring any of the onlookers tomeet her eye, eyen turning to waye her friends. Or she ran, her eyes a blurof tears. (SMWB, p. 205)

Ce récit que David tient d'Eleanor narre une course tout aussi effrénéedurant laquelle Eleanor espère en vain échapper à la colère de sa mère. Maiscette marche a pour particularité de tenter d'inclure les différentes versionsde la même histoire. Ce procédé disjonctif (« or she walked tall [. .. ] or sheran [...] ,), qui se trouve réitéré à diverses occasions, dramatise la scène,suggérant le nombre infini de possibilités que le texte ne pourra jamaistoutes prendre en compte parce qu'elles s'excluent mutuellement, mais quicoexistent néanmoins dans l'imaginaire de David, qui ne cesse de rejouer lascène, réexaminant à l'infini les divers embranchements de l'histoire. Ententant de figurer la marche du récit lui-même,le narrateur se trouve doncconfronté à une aporie.

Dans ces conditions,l'espace ne saurait se concevoir comme un territoiredonné une fois pour toutes mais comme le lieu d'un va-et-vient perma-nent. C'est ainsi que se comprennent les multiples légendes muséogra-phiques de David, qui fonctionnent comme autant d'entrées de chapitres.Loin d'offrir au lecteur un simple amoncellement d'objets, elles lui per-mettent de déplier l'histoire sous un nouvel angle, un peu à la manière del'écriture de Michel Leiris qu'analyse Glissant:

Ijæil minutieux est un æil qui écoute 1.. .l et parle.[...] On résume-rait ainsi le procédé: ce que l'existence a prodigué,le discours l'organise.Et pour mieux dire: ce que le repli a celé, la poétique le déplie. De repliau dépli,le mouvement est incessant. Va-et-vient qui concerne aussi lesobjets, témoins actifs et particules hautement signifiantes de la trame[. . . ] Leiris partage, mais dépasse aussi, la passion des surréalistes pourle bric-à-brac, pour la rencontre fortuite d'objets étranges et élus, dontle listage (argument poétique de l'exploration du réel) procède chez euxdu « il y a... » de Guillaume Apollinaire. Chez Leiris, de telles listes sontréversibles, mutuellement contaminantes. Repli-déplis.

8.Ibid., p.134-5.

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« ALONG TRACKS AND LANES AND ROADS » ..-ERRÂNC.E ET IDENTITÉ...

Læil du narrateur «qui écoute [...) et parle» nous raconte ainsi les

empreintes du temps mais sans pour autant nous donner une histoire ni un

territoire acquis à jamais. Repliant et dépliant le passé au hasard choisi des

objets qu il rencontre, il nous propose des construits textuels qui s'éclairent

et se répondent les uns les autres, comme si l'espace de la narration, toujours

prêt à se rouvrir, débordait sans cesse, contaminant les êtres et les choses.

Tout comme il n'y a pas de récit borné, il ne peut y avoir d'espace clos.

Lespace de l'enfance de David se divise ainsi entre Coventry- que son père,

maçon, travaille à reconstruire -, et le quartier de Whitechapel à Londres

ou habite Julia - l'amie de jeunesse de sa mère qu'il appellera sa tante toute

sa vie -, et où habitèrent les Carter pendant plusieurs générations avant le

départ pour Coventry. I-iespace possède ainsi de multiples ramifications

dans le temps:

1...1 and this is where I took my first job, a few moments later, as they

passed a builder's yard [ . . . ] Thk is where your grandparents lived, he'd add

quickly, gesturing at an open scrap of wasteland between two houses; that's

where I grew up. And this is where we all used to live, his mother would

say, as they rounded the last corner into Julia's street [. . . i. (SMWB, p. 28)

Au récit du père s'ajoute celui de la mère, un récit maintes fois répété,

comme une ritournelle rassurante chantée à deux voix pour protéger l'en-

tànt du chaos, à f instar de la ritournelle décrite par Deleuze:

I. Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. IImarche, s'arrête au gré de la chanson. [. .. ] Celle-ci est comme l'esquisse

d'un centre stable et calme, stabilisant et calmant au sein du chaos. [... ]

II. Maintenant, au contraire, on est chez soi. Mais le chez-soi ne pré-

éxiste pas: il a fallu tracer un cercle autour du centre, fragile et incertain,

organiser un espace limité. [. . . ]III. Maintenant enfin, on entrouvre le cercle, on l'ouvre, on laisse

entrer quelqu'un, on appelle quelqu'un, ou bien l'on va soi-même au

dehors, on s'élance. t. . .] Sur les lignes motrices, gestuelles, sonores quimarquent le parcours coutumier d'un enfant, se greffent ou se mettent

à bourgeonner des « lignes d'erre », avec des boucles, des næuds, des

vitesses, des mouvements, des gestes et des sonorités différentse.

Tout comme le discours des parents, la visite des enfants suit une trame

maintes fois répétée: on est bien dans ce que Deleuze appelle « l'agence-

ment territorial » propre à la ritournelle - « elle emporte toujours la terre

avec soi, elle a pour concomitant une terre, même spirituelle, elle est en

g.Dnrnvzr Gilles, Guerrenr Felix, Mille Plateaux,Paris, Les Éditions de Minuit,1980, p. 382-3.

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Isabelle Ksrrrn-Pnrver

rapport essentiel avec un Natal, un Natifl0 ».Or, il s'agit d'une terre qui estaussi le lieu de la première blessure, une blessure si violente qu'elle se trouveélidée par le texte, qui ne montre que le visage ensanglanté du petit Davidrentrant du parc après la bagarre. Cette première blessure de David fait échoà la violence de ses origines (viol de la mère, dépossession, arrachement à Iaterre). Ijorigine de la violence est le premier non-dit du texte - « He wasalready learning that some things were easier not to say » (SMWB, p. 30) -tout comme relève du non-dit le coup de foudre de l'amour maternel chezDorothy, coup de foudre qui participe d'une autre violence, fondatrice cettefois: uBut where does it come from, this? t...] I mean, Iulia, you know,from the first moment I set eyes on him, I - He was such a beautiful child,wasn't he? » (SMWB, p.31) Contemplant son enfant blessé, Dorothy fait à

Julia une confidence qui ne s'éclairera pour le lecteur que plus tard, après larévélation de l'adoption de David. La ritournelle joue donc ici un rôle bienparticulier puisqu elle constitue un rempart contre le chaos des originesobscures de l'enfant tout en laissant deviner une faille: ce que David prendpour son territoire lui est non seulement refusé par les enfants du quartier(« He didn't say that they'd asked him what he was doing in their park, thatthey'd told him he wasn't from round there and to get lost [...] ,, SMWB,p. 30) mais également par l'histoire puisque sa famille n'est pas la sienne etque ce lieu n'est donc pas le sien. Cependant, les propos de la mère sug-gèrent un nouvel enracinement: celui d'un sentiment maternel inexpli-cable, qui dépasse les bornes de la logique, qui ouvre un nouvel espaced'amour, tout aussi inattendu qu'exclusif : « I used to watch anyone whocame near him like a hawk [...] , (SMWB, p. 31). La ritournelle n'est alorspas seulement celle du retour aux fausses origines entonnée par Dorothy etAlbert et reprise par David, mais aussi celle du questionnement incessant deDorothy: la répétition de la question « But where does it come from, this ? »

pâr « Where does that come from? » (SMWB, p. 31) « entrouvre le cercle »

de l'histoire pour laisser entrer l'inconnu, projetant le lecteur à la fois dansle passé de David et de Dorothy et dans l'avenir du texte,laissant pressentir« des "lignes d'erre", avec des boucles, des næuds, des vitesses, des

mouvements ».

C'est ainsi que la scène de bagarre se répète, bien des années plus tard,lorsque Chris, s'imaginant que David a eu une aventure avec sa femme,manque de le blesser mortellement. Cette deuxième bagarre relève égale-ment du non-dit puisque David choisit de ne jamais révéler le nom del'agresseur et les circonstances. Le cadre du parc d'enfants est rempla cé par

IO. Ibid., p.383-4.

r46

« ALONG TRACKS AND LANES AND ROADS » '' ERRANC.E ET IDENTITÉ,..

le terrain vague d'une ancienne usine automobile. Le récit, au lieu d'être

construit linéairement et de se dérouler sur un seul paragraphe, est morcelé.

Il commence avec le mensonge que fait David au policier venu à l'hôpital

recueillir son témoignage (« I'm not sure I'd recognise the man if I saw him

again, he said », SMWB, p Plus loin,juste après le récit de l'ave de Chris:

« She told me David, she B, p.267)

Ijassertion de Chris s'appuie sur le récit mensonger d'Anna qui, prétendant

s'être laissée séduire par David, déclenche une nouvelle lutte de territoire,lutte qui est une fois de plus nsi que d'un

mensonge à l'autre (celui de Chris), d'un

conflit de territoire à l'autre improbables

et surprenantes, qui ne répondent ni aux lois biologiques, ni aux lois

logiques selon lesquelles David aurait dtr être à la fois le fils de Dorothy et

l'amant d'Anna, de laquelle il se détourne au dernier moment: « It was

only fear which kept him from moving towards her. » (SMWB, p.270)

Ainsi,les traces du passé que David emporte avec lui en Irlande, comme

la photo d'Albert Carter ou la carte de Whitechapel,le fil chirurgical ou le

fragment de métal qui lui perfora le ventre, ainsi que celles qu'il porte en

lui, comme les cicatrices de la blessure et de l'opération, composent une

carte qui indique non pas un cheminement linéaire mais un réseau d'in-tensités, non pas un territoire mais un acte de territorialisation, que Deleuze

,Jéfinit comme « l'acte du rythme devenu expressifll ». Ouvrant et rouvrant

une mémoire à entrées multiples, les objets qui jalonnent le parcours de

David déploient un champ d'investigation qui interroge le lecteur, le

conviant à un long voyage dans l'espace et dans Ie temps au cours duquel

-es frontières, loin de fonctionner comme des bornes, devient des espaces

Je rencontre et d'échange.

« Le ppNsÉs NouvBLLE DES rnoNrrÈnEsl2 »»

De façon significative, McGregor choisit pour son roman des lieux forte-

:rent marqués par l'Histoire, de sorte que les aventures des personnages

=mblent venir s'ajouter, telle une strate supplémentaire, aux différentes

:,ruches historiques, plaçant le lecteur dans une position qui n'est pas sans

r;r-rQu€r celle du géologue qu'Eleanor rêve vainement de devenir. Le piolet

:.:i lui est offert en cadeau de mariage et qui demeure éternellement pri-

'-i.lbid., p. 388.

- l. Gusse.Nr Edouard, Philo sophie de la Relation, op. cit., p. 57 .

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Isabelle KErrsn- PnIvAr

sonnier de son écrin (« Geologist's rock-hammer, in original case (wedding

gift, unused), c.1969 >>, SMWB, p. rca) semble alors fonctionner comme

outil de lecture de l'espace et du texte. On se souvient en effet que tandisqu'Albert Carter creuse le sol pour construire les fondations des nouveaux

bâtiments de l'après-guerre, David s'en va piocher les terrains vagues pouren exhumer le passé intime des morts:

Coventry was a city of building sites when he was a child, great unmap-ped territories for him to explore, piecing together stories around the objects

he found, guessingwhich buildings had once been where, or what might be

coming, watching the way the city changed as all his favourites places were

gradualÿ rebuilt upon. (SMWB, p.37-38)

Mais loin de se cantonner aux sites bombardés, les fouilles de David se

rapprochent, frôlant l'espace intime: « But the small leather shoe, in the

bottom of the box, had come from his own back garden, not from a rubble-strewn bombsite. » (SMWB, p.38) À la reconstruction historique du petitgarçon interrogeant les fragments du passé (« How old do you think that isDad? », SMWB,p. 38), se superpose alors celle du lecteur pour qui Coventryest avant tout la ville emblématique de la folie destructrice de la seconde

guerre mondiale. On se souvient que Coventry était déjà l'un des centres

industriels les plus importants d'Angleterre, réputé pour son industrie auto-

mobile, lorsque le régime nazi décida de l'éradiquer en y menant l'un des

pires raids aériens de la guerre le 14 novembre 1940 à l'aide de cinq cents

bombardiers. La ville fut presque totalement détruite et la population déci-mée; seuls les enfants évacués survécurent. Les restes de l'ancienne cathé-

drale ont été volontairement laissés tels quels, jouxtant la nouvelle cathédrale

construite entre 1956 et 1962,détail que le récit de la marche de David et de

Dorothy à travers la ville n'omet pas de mentionner. Ville de la mort et de la

renaissance, surnommée « Phoenix city », Coventry est également associée

dans I'imaginaire linguistique à l'aliénation à travers l'expression « to send

to Coventry » signifiant isoler, mettre au ban ou frapper d'ostracisme. Or,

c'est aussi, paradoxalement une ville qui accueillit de nombreux migrants,

comme le relate l'exposition montée par David au musée.

Cette exposition organisée par David et sa collègue Anna, et introduitepar l'en-tëte « Catalogue for museum exhibition, "Refugees, Migrants, New

Arrivals'i 1975» (SMWB, p.209) renvoie en effet le lecteur à la réalité

multi-ethnique de l'Angleterre des années soixante et vient creuser I'espace

du roman, un peu à la manière de David explorant les profondeurs de

la terre:

This project is about the journeys you or your parents made to come to

Coventry, he told them, the ways you remember those journeys, and the

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« ALoNG TRACKS AND LANES AND RoADS » ,. ERRANCE ET IDENTITÉ.,,

ways you remember the places you or your Parents came from. [...] Heinterviewed, and was offered material by, people from all across Europe,

from India and Pakistan and Bangladesh, from Vietnam, from Africaand the Caribbean. He interviewed people from lreland, Scotland, Wales,

from Sunderland and Southport and Somerset, people who had at somepoint come to Couentry in search of work and ended up staying. (SMWB,p.209-2r0)

Au fur et à mesure que l'espace se resserre, on quittelaréalité historiquepour s'enfoncer dans Ia réalité intime des origines du personnage. On se

souvient en effet que le premier souvenir associé à l'espace (celui de la carte

de Whitechapel qui introduit le deuxième chapitre) s'ouvre sur le récit dudépart des Carter de Londres pour Coventry:

It was his father's idea to move to Coventry. He heard that from his

mother, more than once, sitting around the kitchen table while his fatherread the ewning paper and grumbled about some factory closure or rates

increase. It was your father's idea to move here, she'd say, to David andSusan, pretending that she thought he couldn't hear. [...] fo which his

father usually replied that they'd otherwise still be squatting in lulia'sbloody spare room and how would she like that then, eh? [...] they couldeasily still have been living there had Albert not heard about the houses

being offered in Coventry for buildingworkers, or had Dorothy not secretly

done all that she could to encourage him. (SMWB,p.27 -28)

Ce début de chapitre constitue déjà, de manière proleptique, un témoi-gnage de migrant et en présente toutes les caractéristiques: désir origineld'une vie meilleure et plus confortable qui pousse l'individu à partir, diffi-cile abandon du lieu d'origine, vécu a posteriori comme une perte et que

les migrants se reprochent maintes fois, retour périodique au point d'ori-gine afrn de resserrer les liens avec ceux qu'on a laissés derrière (« Theyrvent back to Auntie |ulia's house now and again [. . .] ,, SMWB, p. 28). Ce

processus complexe, lourd de contradictions et de non-dits, qui marque

irrémédiablement la vie des diverses ethnies qui ont émigré en Angleterreaprès la seconde guerre mondiale, est donc aussi partagé par David, Qui,lors de la préparation de son exposition, se retrouve travailler sur un pan,Je I'Histoire qui recoupe sa propre histoire. Iiobjectivité de l'historienqu'il se doit de respecter est alors indissociable de la subjectivité de sa

propre quête angoissée lorsqu'il se prend à rêver qu'une Irlandaise le

;ontacte. Toute objectivité scientifique devient alors impossible au fur et à

rlesure que David fait le lent apprentissage de la complexité du réel, com-:lexité qui devient le véritable objet de sa recherche, historique et person-

:relle. Ainsi que l'explique Glissant, à propos de Leiris,le fond du sujet n'est

rlors plus « la réalité complexe » mais « la complexité elle-même comme

149

Isabelle Knrrsn-Pnrver

fond. Nous sommes au plein d'une ethnologie de la Relation, d'une ethno-graphie du rapport à 1'Autre13 ». L'écho qui se crée ainsi entre le début duroman et l'enquête de David, en mettant en relation deux plans énonciatifset narratifs distincts, déplace l'histoire de David, qui ne se donne plus à lirecomme le centre de f intrigue mais comme l'une de ses innombrablesfacettes. On passe ainsi d'un schéma arborescent, autocentré, à un schémarhizomatique qui ouvre la réalité intime à l'espace de l'Autre. Daviddécouvre ainsi qu'il n'existe pas une histoire de Coventry, mais plusieurshistoires qu'il matérialise par la grande carte servant d'introduction à l'ex-position et sur laquelle la ville de Coventry se trouve reliée par autant de

fils rouges aux pays et aux visages des nombreux migrants. En d'autrestermes, et pour reprendre une nouvelle fois l'analyse de Glissant, il ne s'agitpas simplement pour David de relater « une histoire (l'Histoire), mais unétat du monde », ce qui le conduit à comprendre comment sa « biographiepersonnelle [...] se confond alors ou bien se perd, ou se trouye dans labiographie à faire d'une telle collectivité [...]t'». Le lecteur s'aperçoit eneffet aisément que l'histoire de David se confond, se perd et se trouve toutà la fois dans celle des différents migrants qu'il croise en chemin, qu'ils'agisse de ceux qui confondent « musée » et « mausolée » (SMWB ,p.210)dans leur désir de voir leurs souvenirs enchâssés dans une vitrine et dontles collections reflètent celle de David, ou de ceux qui, au contraire, fuientleur passé, comme les parents de Chris, tous deux immigrés ukrainiens,qui ont résolument choisi le mythe de l'assimilation: « They don't likeimmigrants, generally », (SMWB, p.zla). Refusant de se considérercomme « a stranger in a new town », refusant de partager « a story of arri-val, or [...] their parents'stories » (SMWB,p.213), ils ne constituent pas

moins l'un des multiples visages de ces déracinements douloureux, encou-rageant l'historien ethnologue que devient David à accumuler non des

vérités absolues mais des témoignages intimes dans le but non pas de

reconstituer l'Histoire mais « un état du monde », « la biographie d'unecollectivité » et de se faire ce que Glissant appelle « un corps d'apprenti des

histoires conjointes des peuplesls ».

Le roman s'ouvre ainsi sur une infinité d'histoires aux déroulementsinattendus - que l'on songe à celle des migrants interrogés par David, à

celle de David lui-même, de ses parents adoptifs ou de sa mère biologiqueou à celle d'Eleanor, qui quitte Aberdeen pour Coventry - qui se façonnent

13. Gr.rsseNr Edouard, Traité du Tout-Monde, op. cit.,p.l3l.14. Gusseur Edouard, Philosophie de la Relation, op. cit.,p.73-75.

15.Ibid., p.76.

150

(( ALoNG TRACKS AND LANES AND RoADs »..ERRâNCE ET IDENTITÉ...

au fil des relations régies par le hasard, comme engendrées par ce que Glis-sant appelle « des magnétismes entre les différentsr6 ». Le lecteur, toutcomme David, apprend ainsi à se préparer à l'inattendu, i. e., aux multiplespossibles des croisements et des retours, à une histoire à embranchementsmultiples et imprévisibles :

Lives were changed and moved by much smaller cues, chance meetings,overheard conversations, the trips and stumbles which constantly alter andreadjust the course of things, history made by a million fractional momentstoo numerous to calibrate or obserye or record. (SMWB, p.129)

David partage dès lors le destin de tous ceux qui, pour reprendre les pro-pos de Patrick Chamoiseau, apprennent à « se vivre en devenir, [à] se consi-dérer comme un étant qui chemine dans ce qu'il sait ou perçoit du monde »

et dont les histoires se donnent à lire comme une « présence au monde

[qui] déclenche une mise en mouvement, un obligé d'itinérance, un poten-tiel d'errancelT ».

Exemplaire à cet égard,l'arbre généalogique que dessine Kate, la fille deDavid et d'Eleanor, dans le cadre d'un projet scolaire et dont les trous ne

seront que partiellement comblés bien des années plus tard par son père,

reconstituant imparfaitement la branche maternelle et passant sous silence

les multiples ramifications de la branche paternelle:

He spent an afternoon filling in the missing name5 redrawing the brokenlines, drafting and redrafting the diagram to make all the branches fit. Andit was this that he'd shown to Eleanor earlier in the evening.

t...1 Oh David, its' lowly. But I don't think it's finished at all, do you?Really? (SMWB, p. 310)

On passe ainsi du chapitre << Hand-drawn famiÿ tree (incomplete), dated)'Iay D8a » (SMWB ,p.282) à « Hand-drawn family tree, marked "Believed

Complete'i dated 1988 » (SMWB, p. 308), d'un arbre troué d'inconnues à

un arbre lourd de non-dits. À chaque fois, c'est le regard d'autrui qui décèleles manques: celui des camarades de classe de Kate, qui remarquent les

dates manquantes, ou celui de la femme de David, Qui remarque cette

branche absente qu elle n'ose nommer: « Her words stopped and hesitatedunder his narrowinggaze. » (SMWB, p. 310)

16.Ibid., p.73.

17. CnevrorsEAu Patrick, « Mondialisation, Mondialité, Pierre-Monde », confé-:ence du 28 mars 2008, Institut du Tout-Monde, http://www.tout-monde.com/i;tivites/2O08-politiques.html, site consulté le 2 juin 2010.

151

Isabelle Knmn-Puvar

Cette part d'indicible, c'est bien strr cette histoire qui ne peut être que

partiellement imaginée par David et qui fut si longtemps refoulée par Juliaet Dorothy. On se souvient en effet que David découvre ses origines alorsque |ulia, la vieille amie de sa mère qui lui tient lieu de tante, commence à

perdre la mémoire et laisse échapper le secret de Dorothy. Le récit de l'épi-sode commence comme un récit imaginaire: celui que David compte faire

à sa famille irlandaise lorsqu'ill'aura retrouvée - « And this was the part ofthe story they would most want to hear, he thought » (SMWB, p. 89). C'estégalement Ie récit d'une des nombreuses absences de Julia:

1...1 and suddenly she was talking about the war, talking as though the

mist had cleared and she'd found herself twenty years younger, working on

thehospital t...1Iulia said and of course we neÿer saw the poor girl again. [...] She said

so when your mother asked me what to do,I said well Dorothy my dear,

you'll have to keep the little darling now, won't you ? She said you were such

a lotely baby, and anyway we couldn't very well give you back, could we?(SMWB, p.9l-92)

Une fois de plus f insertion brutale du discours direct participe de la dra-matisation de [a scène, mettant au premier plan les paroles de Julia, faisantremonter, tel un noyé immergé, le souvenir enfoui qui ne cesse dès lors de

réapparaître, hantant les jours et les nuits de David et déclenchant unequête des origines qui ne connaît pas de fin. Les répétitions multiples et

variées de ces quelques phrases fonctionnent à la fois comme le fil conduc-teur de la recherche obsessionnelle de David et comme cet abîme dans

lequel il perd toute certitude quant à son identité:

Sometimes he felt as though he could hear the words being spoken. Some-

times he felt as though he had been there, sitting up in his cot, studying the

two women's faces [...] And these words became something like a treasu-red fragment of parchment script, studied over and over again, handledin a humidity-controlled room,learnt by heart. It didn't matter that theywere second-hand, third-hand, blurred by time and mistranslated, rubbedsmoother and cleaner by his own retelling. These broken pieces were all he

had; like keepsakes pulled from ruins. Fragile traces, dug from the cold wetearth. (SMWB, p.97)

C'est alors f identité même de David qui se donne à lire comme des frag-ments péniblement extraits des ruines du passé, objets de multiples inter-rogations, tout comme les reliques qu'il découvrait enfant sur les sites

bombardés de Coventry. Sa propre identité n'est plus un fait acquis maisune béance dans laquelle s'enracine le texte qui nous offre alors une proli-fération de réécritures :

152

« ALoNG TRACKS AND LANES AND RoADS » ..ERRANCE ET IDENTITÉ,..

A young woman, too young, fifteen or sixteen, crying it's no use, I can'tdo it [...] Or not eyen thinking of giving up, eyen when the pain and the

fear were enough to make her pass out [. . . ]lulia didn't tellhim any of this. Julia didn't tellhim anything. Soon after

the day she first let the secret slip, forgetting for a moment that it was sup-posed to be a secret at all, she went into sudden decline. She forgot hisname. She forgot Dorothy's name. (SMWB, p.97-98)

Larévélation du secret ouvre dans le texte une faille de laquelle émergentplusieurs histoires: celle de la fin tragique de Julia, celle des multiplesvariantes de la naissance et de l'abandon de David et de son obsession quile conduit à rassembler à la fois les maigres informations qu'il reçoit et lesinnombrables histoires possibles qu'il imagine, comme lorsque qu'il tentede se représenter le retour de sa mère en Irlande après l'accouchement(SMWB, p. 100-104). Trace d'une perte, d'une dépossession de soi quiremet en cause jusqu'à son nom - « The poor girl hadn't even left you witha name, so we chose David, after that actor, what was his name ? And ofcourse she disappeared off the face of the earth. What was his name ? »

(SMWB, p. 126) - ce non-dit refoulé donne aussi naissance à de multiplesrécits, à un nombre croissant de relations nouvelles.

On comprend alors que le mystère des origines de David fonctionne à latbis comme le signe d'une perte et d'une renaissance. I1 s'agit, pourreprendre une fois de plus les concepts de Glissant, d'un « détail [qui] n'estpas un fragment [qui] interpelle la totalité. t. . .] La case de la naissance estune des poétiques du lieu, même si vous la cherchez encore sous leseboulements où elle a disparuts ». C'est cette absence qui suscite chez Davidune nouvelle présence au monde, à ceux qui l'entourent, tout comme à

ceux qui ont disparu, rendant possible cette surprenante ouverture de la:oute première partie du roman: « Eleanor was in the kitchen when he gotrack from herte mother's funeral, baking. » (SMWB,p. 13) David devienten effet le lien qui réunit le présent et le passé, réconciliant sa femme avec

:a propre histoire en assistant à sa place aux funérailles de sa mère, tout.omme il remplit à sa place les trous dans l'arbre généalogique de Kate. La:acine qui manque, et qui ne saurait figurer sur l'arbre sous peine d'exclure:ne branche déjà inscrite, i. e. Albert et Dorothy Carter, est aussi celle qui--onditionne chez David une identité nouvelle, non plus ce que Glissant:.ppelle une « identité racine-unique » mais une « identité-rhizome20 ».

tnsi, son premier voyage en Irlande, peu de temps après la naissance de

\8.Ibid., p.102.

:9. fe souligne.

10. GusseNr Edouard, Traité du Tout-Monde, op. cit., p.2I.

Isabelle Ksrrpn-PnIvAr

Kate,lui révèle un paysage qui est à la fois autre et semblable, parcouru par

un regard qui redécouvre la terre anglaise sous le ciel irlandais, parvenant

et échouant tout à la fois à s'identifier au territoire:

It could have been the south-west of England, or Wales, or Northumber-

lan the bus, or

the pole along

the thathewas

finally there, that he was at once excited and disappointed, that he'd been-

surprised to feel no sense of homecoming; how utterÿ lost he had in fact feltwhen he'd arrived. (SMWB ,p.231,233)

David se trouve ainsi momentanément dans la position de l'apatride, ne

se sentant chez lui ni en Angleterre ni en Irlande, étranger à la terre et à la

langue, comme rejeté par son passé avant même de le connaître bien que se

sentant appartenir simultanément à deux espaces distincts qui ne se

construisent pas tant en opposition qu'en conjonction. C'est en effet depuis

la terre irlandaise qu il écoute enfi.n, lors de son deuxième voyage, la voix de

sa mère, i. e. de celle qui l'a choisi pour fils, Dorothy, et dont Eleanor luitransmet la lettre (SMWB, p.3a3).Se construit alors à travers l'errance spa-

tiale et intime de David d'un objet à l'autre, d'un espace à I'autre, d'une

temporalité à I'autre ce que Glissant appelle w << lieu [qui] s'agrandit de son

centre irréductible, tout autant que de sesbordures incalculables2t » car « c'est

le rhizome de tous les lieux qui fait totalité, et non pas une uniformitélocative22 ».

Le lecteur ne saurait alors s'étonner de découvrir à la fin du roman que

Mary Friel, que David finit par rencontrer lors de son dernier voyage, est et

n'est pas tout à la fois sa vraie mère. Ce n'est qu'à la toute fin de l'entrevue,

une fois que David et Mary se sont raconté leur histoire, que Mary annonce

à David une nouvelle qui, pour aussi frustrante qu elle soit, ne semble pas

l'étonner, mais qui surprend le lecteur, incapable de saisir la vérité, et qui

s'aperçoit que f intérêt du récit n'est pas dans la résolution mais dans les

méandres de l'enquête:

Mary turnedately that he knunderstand, she

false names to the ntffses, youknow? [...] That's what I did, she said.

(SMWB, p. 359)

2r. Ibid., p. 60.

22. Ibid., p. 177.

154

« ALoNG TRACKS AND LANES AND RoADS » .. ERRANCE ET IDENTITÉ,..

Or, une telle annonce semble tout à fait compatible avec les informationsqui étaient données dans le prologue où la jeune Mary Friel cache en effetson identité à la maternité: « [. . . ] she told them her name was BridgetKirwan [...] , (SMWB, p.9).De plus, le lecteur ne manque pas de recon-naître la boîte à souvenirs de Mary - « the biscuit tin from under her bed[. . . ] will you look now, she said, that's the same tin I had back then »

(SMWB, p.360) - identique à celle déjà décrite dans le prologue: « [...]under the bed [. . . ] she kept her clothes and a biscuit tin for her wages

[. . .] , (SMWB, p. 5) et qui finit entre les mains de David, étiquetée commele reste de ses souvenirs : << Biscuit tin, rusted, used as rnoney box or forkeepsakes, c.1944 » (SMWB, p.346). De même, le lecteur reconnaît le pré-nom de la sæur de Mary, Cathy, ainsi que l'épisode de la foire de Derry(SMWB, p. 3; 360). Les conclusions du lecteur, établies en fonction desindices donnés par le texte, ne peuvent donc qu'aller à l'encontre des affir-mations des personnages. Le lecteur se trouve alors, tout comme Eleanorou Sarah, la fille de Mary Friel, ostracisé à son tour, pour reprendre l'ex-pression anglaise « sent to Coventry >>,placé dans la position de l'errant enquête de sens, et forcé d'admettre la co-existence de vérités différentes quicohabitent sans s'exclure, contribuant « à la fusion aussi bien qu'à ladistinction23 >>.

Le roman de McGregor s'achève ainsi sur une fin à la fois obscure etlumineuse puisque l'on ne sait jamais vraiment expliquer ce qui neconcorde pas entre les deux histoires mais que l'on devine que c'est préci-sément cette opacité du récit qui fait la richesse des relations entre les per-sonnages qui se quittent en se léguant mutuellement leurs souvenirs. Lelecteur comprend alors que le véritable enjeu du texte n'est pas tant l'iden-tification de la mère que la lente reconstruction d'une identité qui se

conçoit comme une « connaissance [...] errante bien plus qu'universelle

[qui] procède littéralement de lieu en lieu2a ». C'est ce qui rend enfin Davidlibre de rentrer chez lui (« I want to go home », dit-il à la fin du texte,SMWB, p.373) i. e., de retrouver cet espace intime qu il a reconstruit enintégrant l'infini possible des ailleurs qui le constituent, aménageant ce queGlissant appelle cette « part d'opacité entre l'autre et moi, mutuellementconsentie [. . . ] dans une relation de pur partage, où échange et découverteet respect sont infinis, allant de soi25 ».

Isabelle Knnrn-Pnrver

23. GrrsseNr Edouard, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 101.

24.Ibid., p.62.

25.Ibid' p.69.

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