«“a sea of perpetual maritime truce ?” : les britanniques, les pirates qawasims et la...

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1 Guillemette Crouzet, Université Paris-IV Sorbonne Trinity College, Cambridge « A Sea of Perpetual Maritime Truce » : Les Britanniques, les pirates Qawasims et la « pacification » du Golfe Arabo-Persique (1809-1892) On a beaucoup écrit sur les campagnes de pacification britannique en Inde ou sur le continent africain 1 . On a beaucoup écrit sur la lutte des Anglais contre les pirates en Mer de Chine, dans l’Océan Atlantique, dans la mer caraïbe 2 . Mais l’historiographie a rarement mis en relation piraterie, pacification et création d’un droit impérial. Cette recherche se propose d’étudier sous un angle « critique » le problème de la piraterie qawasim, active dans le Golfe Arabo-Persique au début du XIX ème siècle et les campagnes de « pacification » que les Britanniques mènent contre elle en 1809 et en 1819. Vers 1800, commence à être en effet produit un type de discours particulier sur le Golfe: cette zone est décrite par les Britanniques comme une sorte d’enfer sur terre, un univers « hors la loi » car peuplé de créatures presque « infernales », les pirates Qawasims. Ces derniers feraient régner un « contre-ordre » sur les mers, celui de la piraterie, du meurtre et de la violence. Aux yeux des Anglais, les pirates ont fait du Golfe « leur » espace et ils en restreignent l’entrée en tenant le détroit d’Ormuz depuis leurs forts situés sur la péninsule du Cap Musandam. Dans ce discours, il faut voir la nécessité pour les Anglais d’identifier un espace, et de disqualifier ceux qui le peuplent, afin de mieux légitimer sa conquête 3 . Est partie intégrante de ce discours la stigmatisation des Qawasims, dépeints comme des ennemis non seulement de la Grande-Bretagne mais également du « genre humain », à un moment d’intenses tensions impériales dans le Golfe et de menaces franco-russes sur les Indes. Les campagnes de pacification conduites dans le Golfe en 1809 et 1819 représentent en quelque sorte un affrontement de deux ordres, dont l’un -le qawasim- est présenté par 1 Porter A. (dir.), The Oxford History of the British Empire, vol.3 « The XIX th Century », Oxford, Oxford University Press, 1999. 2 Rediker M., Between the Devil and the Deep Blue Sea: Merchant Seamen, Pirates and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750. Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Trocki C. A., Prince of Pirates: The Temenggongs and the Development of Johor and Singapore. Singapore, Singapore University Press, 1979 ; Warren J. F., The Sulu Zone 1768-1898: The Dynamic of External Trade, Slavery, and Ethnicity in the Transformation of a Southeast Asian Maritime State, Singapore, Singapore University Press, 1981 ; Campo J. N. F. M., « Discourse without Discussion: Representations of Piracy in Colonial Indonesia 1816-25 », Journal of Southeast Asian Studies 34, no. 2, Juin 2003, p.199-214 ; Ota A., « Pirates or Entrepreneurs? Migration and Trade of Sea People in Southwest Kalimantan, c. 1770-1820 », Indonesia, vol. 90, 2010, p. 67-96. 3 Benton L., « Legal Spaces of Empire: Piracy and the Origins of Ocean Regionalism », Comparative Studies in Society and History 47, n°4, 2005, p.700-24 et du même auteur : A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2010.

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Guillemette Crouzet,

Université Paris-IV Sorbonne

Trinity College, Cambridge

« A Sea of Perpetual Maritime Truce » :

Les Britanniques, les pirates Qawasims et la « pacification » du Golfe Arabo-Persique (1809-1892)

On a beaucoup écrit sur les campagnes de pacification britannique en Inde ou sur le continent africain1. On a beaucoup écrit sur la lutte des Anglais contre les pirates en Mer de Chine, dans l’Océan Atlantique, dans la mer caraïbe2. Mais l’historiographie a rarement mis en relation piraterie, pacification et création d’un droit impérial. Cette recherche se propose d’étudier sous un angle « critique » le problème de la piraterie qawasim, active dans le Golfe Arabo-Persique au début du XIXème siècle et les campagnes de « pacification » que les Britanniques mènent contre elle en 1809 et en 1819. Vers 1800, commence à être en effet produit un type de discours particulier sur le Golfe: cette zone est décrite par les Britanniques comme une sorte d’enfer sur terre, un univers « hors la loi » car peuplé de créatures presque « infernales », les pirates Qawasims. Ces derniers feraient régner un « contre-ordre » sur les mers, celui de la piraterie, du meurtre et de la violence. Aux yeux des Anglais, les pirates ont fait du Golfe « leur » espace et ils en restreignent l’entrée en tenant le détroit d’Ormuz depuis leurs forts situés sur la péninsule du Cap Musandam. Dans ce discours, il faut voir la nécessité pour les Anglais d’identifier un espace, et de disqualifier ceux qui le peuplent, afin de mieux légitimer sa conquête3. Est partie intégrante de ce discours la stigmatisation des Qawasims, dépeints comme des ennemis non seulement de la Grande-Bretagne mais également du « genre humain », à un moment d’intenses tensions impériales dans le Golfe et de menaces franco-russes sur les Indes.

Les campagnes de pacification conduites dans le Golfe en 1809 et 1819 représentent en quelque sorte un affrontement de deux ordres, dont l’un -le qawasim- est présenté par                                                                                                                1 Porter A. (dir.), The Oxford History of the British Empire, vol.3 « The XIXth Century », Oxford, Oxford University Press, 1999.

2 Rediker M., Between the Devil and the Deep Blue Sea: Merchant Seamen, Pirates and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750. Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Trocki C. A., Prince of Pirates: The Temenggongs and the Development of Johor and Singapore. Singapore, Singapore University Press, 1979 ; Warren J. F., The Sulu Zone 1768-1898: The Dynamic of External Trade, Slavery, and Ethnicity in the Transformation of a Southeast Asian Maritime State, Singapore, Singapore University Press, 1981 ; Campo J. N. F. M., « Discourse without Discussion: Representations of Piracy in Colonial Indonesia 1816-25 », Journal of Southeast Asian Studies 34, no. 2, Juin 2003, p.199-214 ; Ota A., « Pirates or Entrepreneurs? Migration and Trade of Sea People in Southwest Kalimantan, c. 1770-1820 », Indonesia, vol. 90, 2010, p. 67-96.

3 Benton L., « Legal Spaces of Empire: Piracy and the Origins of Ocean Regionalism », Comparative Studies in Society and History 47, n°4, 2005, p.700-24 et du même auteur : A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2010.

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l’autre, celui que promeuvent les Anglais, comme un désordre. La rhétorique britannique défend en effet la nécessité d’occuper le Golfe afin de conserver « ouverte » et « libre » la route maritime reliant l’Inde à la Méditerranée, l’Europe et à l’Asie4. Il est en conséquence constamment rappelé dans les sources la légitimité d’une intervention au nom de la libre circulation sur les mers, menacée par la puissance de la thalassocratie qawasimie qui constituerait un obstacle au commerce en instaurant des taxes arbitraires. A la loi de la terreur et du meurtre qawasim qui souillerait l’espace maritime devrait se substituer, selon les Britanniques, un ordre de paix qui faciliterait la circulation des denrées et des marchands et donc la prospérité. Il reste que ces deux campagnes de pacification ne constituent qu’un « moment » - violent - dans le processus de pacification du Golfe, puisque s’inventent précisément au « contact » même de l’espace, de façon progressive et empirique, entre 1809 et 1853, le système impérial anglais et une forme d’administration du Golfe.

La piraterie qawasimie dans le Golfe : entre mythes et réalités

Mise au point historiographique et sources

Le combat des Anglais dans le Golfe contre la piraterie qawasimie au début du XIXème siècle a suscité des interprétations divergentes de la part des historiens. Plusieurs visions s’affrontent et il est nécessaire de les présenter ici rapidement. Un premier courant, le plus « radical » en un sens, est incarné par le Sultan Muhammad Al-Qasimi5. Ce dernier avance de manière judicieusement argumentée l’idée que l’existence de la piraterie qawasimie6 dans le Golfe serait une pure invention des Britanniques, un moyen rhétorique utilisé pour légitimer une intervention armée dans un espace convoité. Charles E. Davies7 a une lecture plus modérée. Dans un ouvrage très précis, il démontre que les Britanniques ont sans doute « exagéré » les méfaits des Qawasims, groupe de tribus qui vivaient principalement du commerce mais aussi du pillage des bateaux circulant dans le détroit d’Ormuz. Aux yeux de Charles E. Davies, il y a bien la construction par l’administration britannique d’une charge d’accusation contre les Qawasims, fondée sur un certain nombre de faits, pour des raisons politiques et économiques, à un moment de déclin de l’East India Company8 et de fortes tensions impériales en Inde et dans l’océan Indien. Enfin, une dernière vision doit être

                                                                                                               4 Sur le problème de la liberté des mers et du droit d’intervention au nom de cette dernière chez les Britanniques, voir : Ram A., Origins and Development of the Law of the Sea, La Haye, Kluwer, 1983, Gidel G., Le droit international public de la mer, le tps de la paix, 3 tomes, Leiden, IDC, 1932, Behr H., A History of International Political Theory, Ontologies of the International, Londres, Palgrave Macmillan, 2010 et Armitage D., The Ideological Origins of the British Empire, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000. Concernant la théorie de la liberté des mers qui oppose notamment Français et Anglais depuis le XVIIème siècle, voir Selden J., Mare Clausum, Londres, 1635 et Grotius H., trad. en Français d’Antoine de Courtin, De Mare Liberum, Paris, 1703. 5 On précisera que ce dernier, docteur des universités d’Exeter et de Durham est le Sheikh de l’Emirat de Sharjah. Il finance de nombreux projets et centres de recherches liés à l’histoire du Golfe et revendique ses liens avec les Qasimis.

6 Al Qasimi M., The Myth of Arab Piracy in the Gulf, London, Routledge, 1986.

7 Davies C.E., The Blood-Red Arab Flag, An Investigation into Qasimi Piracy 1797-1820, Exeter, University of Exeter Press, 1997.

8 Sur l’histoire de l’EIC, voir TUCK P. (ed.), The East India Company, 1600-1858, 6 vol., London, New York, Routledge, 1998.

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considérée, celle de J.B Kelly9. Selon Muhammad Al Qasimi, celle-ci s’inspire fortement de l’analyse de l’action anglaise livrée au début du XXème siècle par John Gordon Lorimer10, qui s’était vu confié par Lord Curzon la tâche d’écrire une histoire apologétique et téléologique de la présence britannique dans le Golfe depuis le début du XVIème siècle. J.B Kelly présente les pirates Qawasims comme le bras armé sur mer des wahhabites de la Péninsule Arabique et justifie l’intervention britannique en raison de l’ampleur des crimes des pirates, présentés comme de dangereux « fanatiques », gagnés à l’Islam radical wahhabite.

On l’aura compris, les interprétations divergent au sujet d’une période pour laquelle la documentation pose problème. En effet, les seules sources disponibles sont celles qui ont été laissées par la puissance anglaise. De plus, cette documentation est dispersée géographiquement, parfois difficilement accessible ou extrêmement mal conservée11. Dans les fonds d’archives consultables, les mentions des actions de pirates sont rares, peu précises, en raison notamment des évolutions de l’administration de l’Inde à cette époque et de la crise traversée par l’East India Company au début du XIXème siècle. L’historien est donc tributaire d’autres types de sources12, notamment des récits de voyage ou de la littérature impérialiste de l’époque, qu’il faut interpréter avec précaution. Enfin, un autre danger est celui d’une lecture téléologique de l’action britannique : en effet, les historiens se sont souvent concentrés sur les deux grandes expéditions contre la piraterie de Ras el Khymah, celles de 1809 et de 1819, négligeant de considérer que la « pacification » de l’espace se poursuit tout au long du XIXème siècle. Dans les ouvrages cités, quelle que soit l’appréciation qui en est faite, 1809 et 1819 marquent les deux étapes fondamentales d’un processus de « civilisation » entrepris par les Anglais dans le Golfe, qui voit se substituer l’ordre au désordre, la paix à la guerre et la prospérité à la ruine. Or, a nos yeux, la piraterie qasimie n’incarne en effet que le premier exemple des types de « trafics » et de « commerce » caractéristiques de l’économie du Golfe, comme la traite d’esclaves ou le commerce d’armes, contre lesquels les Britanniques s’engagent dès 1820. Après la Première Guerre Mondiale, qui marque à notre sens l’acte de naissance officiel du lac britannique dans le Golfe, avec la création du mandat iraquien et la disparition dans cet espace des impérialismes russe, allemand et ottoman, pillages, économie de prédation et échanges illégaux persistent.

Les forces en présence : tentative d’état des lieux de la piraterie qawasimie (vers 1800-vers 1820)

Revenons en premier lieu sur la piraterie dans le Golfe. Les ouvrages précédemment cités attribuent bien souvent les actes de violence sur mer dans cette zone à la seule tribu des Qawasims. Une étude attentive des sources sur la période 1820-1880 démontre en réalité que c’est l’ensemble des sociétés bordières du Golfe qui se livrait à des attaques de bateaux. Les

                                                                                                               9 Kelly J.B, Britain and the Persian Gulf, 1795-1880, Oxford, Clarendon, 1968.

10 Lorimer J.G., The Gazetteer of the Persian Gulf, Oman and Central Arabia, 2 vol., Calcutta, 1908 et 1915.

11 On trouve de nombreux documents faisant référence à la piraterie dans le Golfe dans les archives de l’état indien du Maharastra, conservées à Bombay. Mais l’accès en est fortement restreint. Une grande partie des Bushire Diaries (India Office Records), pour les années 1800-1810 sont pratiquement illisibles. Cote R/15/1 et suivantes.

12 Pour cette étude, ont été consultées principalement, outre certains récits de voyages et les traités liant l’Empire Britannique aux tribus de la Péninsule arabique, les archives de la résidence de Bushire (Bushire Diaries, India Office Records, cote R/15/) et les Bombay Diaries, (copies d’archives conservées aux National Archives of the State of Maharastra), consultables au sein de l’Arab Documentation Unit, Centre for Gulf Studies, Exeter University.

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archives mentionnent ainsi l’implication d’hommes certes originaires de Ras el Khymah, centre de la piraterie qawasim, mais aussi de Dubai, de l’île de Kharack et de Bahrein. De multiples micro-tribus sont citées dans les années 1820-1830 par les fonctionnaires anglais et accusées d’actes de violence à l’égard des bateaux naviguant dans le Golfe. Ce fait d’autant plus important que, comme nous l’avons avancé, 1819 ne marque pas la fin de la piraterie dans le Golfe. En outre, c’est presque un espace « trans-maritime » de la piraterie qui apparaît dans la documentation : sont en effet rapportés des actes de « piraterie » au nord comme au sud du Golfe, mais aussi le long de la côte ouest de l’Inde, au large de Travancore ou de Cutch13 ou encore au sud-ouest de la Mer d’Arabie14. Le terme de piraterie15 est par ailleurs problématique : il figure en effet dans la documentation, mais au côté d’autres termes16 qui révèlent les spécificités des diverses activités économiques pratiquées par les sociétés bordières du Golfe. On peut en effet avancer que la piraterie constituait une activité économique parmi d’autres pour les tribus vivant sur les bords du Golfe, au côté de la pêche et du commerce de certains produits, comme les dattes, le poisson séché ou les perles17. Les tribus du Golfe trouvaient donc dans le pillage de navires un moyen d’apporter quelques compléments à une économie de subsistance plus que rudimentaire. Ainsi, si les Britanniques mentionnent de « formidable pirates » et si le terme de « piracy » est explicitement employé et ce, de façon extrêmement fréquente au sujet du Golfe, la qualification « d’économie de prédation » est peut-être plus correcte et correspond mieux au fonctionnement de l’économie des tribus de cet espace. En outre, le pillage des cargaisons des bateaux ne semble pas impliquer de façon systématique la mise à mort ou l’enlèvement des équipages, à l’exception de quelques cas.

De plus, les Britanniques ne cessent de mentionner le « troubled state » du Golfe, associant alors la piraterie aux guerres permanentes que se livrent sur mer les différents sheikhs. La piraterie semble en effet être l’une des manifestations de ces « guerres intestines » entre les tribus qui troublent l’ordre des eaux du Golfe. Sont ainsi fréquemment mentionnées au début du XIXème siècle les rivalités existant entre le Sheikh de Bahrein et le Sultan de Mascate, ou encore les conflits entre certains gouverneurs perses et le Sultan d’Oman. Les Britanniques attribuent la montée en puissance des ces violences inter-tribales à l’absence d’un pouvoir fort, régulateur dans l’espace du Golfe et capable de contrôler l’espace maritime18. Selon les Anglais, le manque d’une flotte surveillant les eaux se fait fortement sentir vers 1805. Les historiens attribuent souvent quant à eux l’essor de la « piraterie » à l’effacement des pouvoirs perse et ottoman19 : le désengagement des pouvoirs régionaux                                                                                                                13 Bombay Diaries, diary 197, 1807.

14 Diary 187, p.6861, 8 Juillet 1806.

15 En terme de droit international, la piraterie correspond strictement à la définition suivante : « The word piracy has been applied to acts of murder, robbery, plunder and rape »., in Dubner B.H., The Law of International Sea Piracy, Boston, Springer, 1980.

16 On trouve notamment dans les archives le terme de « maritime warfare ».

17Crouzet G., « A Golden Harvest » : exploitation et mondialisation des perles du golfe Arabo-Persique (vers 1870-vers 1910), Revue Historique, 2011, n°658, p.327-356.

18Sweet L.E., « Pirates or Polities ? Arab societies of the Persian Gulf, 18th Century », in Review of Ethnohistory, 1964, vol. 11, n°1, p.262-280, Risso P., « Cross Cultural Perceptions of Piracy : Maritime Violence in the Western Indian Ocean and Persian Gulf Region during a Long Eighteenth Century », Journal of World History, vol.12, n°2, 2001, p.293-319.

19 Diary 311, 1819, p.741.

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aurait ainsi conduit à la montée en puissance de micro-pouvoirs à l’échelle des rives du Golfe, de petites chefferies, comme celles du sheikh de Ras el Khymah. La fin du XVIIIème siècle constitue en effet le moment de l’affirmation de l’ancrage « spatial » des différents pouvoirs tribaux. A cette date, se mettent en place les diverses forces qui s’affrontent au XIXème siècle : Bahrein, confédération qawasimie et sultanat d’Oman. Leurs pouvoirs et leurs luttes pour la maîtrise de l’espace s’expriment alors sur l’eau, pour la maîtrise de l’espace maritime du Golfe, pour un monopole du commerce et pour la possession de territoires stratégiques : ports, notamment sur la côte perse, détroits et îles.

Au terme de cette présentation, quel bilan peut-on donc dresser de la piraterie ? Quelle « responsabilité » les Qawasims ont-ils dans les attaques recensées entre 1800 et 1819 ? La question est complexe, mais il semble bien que les Qawasims aient constitué une sorte de thalassocratie et que certains sheikhs du Golfe aient prêté allégeance au chef de Ras el Khymah. En 1806, selon le Résident britannique l’emprise territoriale du sheikh de Ras el Khymah est forte et s’étend à l’ensemble de la péninsule de Ras El Khymah jusqu’à la ville de Khor Fakan au sud. Des zones sur la côte perse, à la hauteur de l’île de Kharg sont également sous son contrôle. Au total, plus de vingt mille hommes obéissent à ce sheikh, qui a à sa disposition une importante flotte, estimée en 1806 à 200 navires. Les Britanniques prêtent aux Qawasims des actes de piraterie répétés20, parfois spectaculaires et fort violents à l’égard de vaisseaux battant pavillon anglais, notamment en 1803, 1804 et 180821. Il faut néanmoins noter que les Qawasims attaquent également des bateaux de marchands arabes ou de commerçants indiens. Ras el Khymah cristallise toutes les accusations lorsque la ville est dépeinte comme un « nest of barbarians »22. Selon les Britanniques, les tribus pirates du Golfe sont ainsi coupables d’un premier crime, celui du meurtre d’équipages anglais23. Mais, à ce chef d’accusation, viennent s’en ajouter deux autres, sans doute plus importants aux yeux des Anglais. Le premier est celui « d’outrage » fait au drapeau britannique, dans ces assauts spectaculaires. Le second, le plus grave, repose sur l’idée que les Qawasims constituent des entraves à la liberté des mers et au commerce. Les Britanniques blâment donc les Qawasims d’un point de vue général, au nom du principe de la libre-circulation des hommes et des marchandises dans l’espace et d’échanges sans entraves, mais aussi d’un point de vue plus particulier, en ce sens qu’ils constituent des obstacles au commerce avec les Indes24, sur une voie maritime à l’importance clef à cette échelle régionale de l’Empire, située entre océan Indien et Méditerranée. Il semble en effet, d’après les sources, que les habitants de Ras el Khymah assuraient une partie de leurs revenus grâce à l’existence d’un droit de passage à l’entrée du Golfe, dont tous les navires devaient s’acquitter. Cette donnée offre donc de nouvelles perspectives à l’étude de la piraterie dans le Golfe. Sans doute, les Qawasims se sont-ils livrés à quelques attaques sur des vaisseaux anglais au début du XIXème siècle. Mais, plus important, ils s’étaient assurés à cette date un véritable empire politico-économique sur

                                                                                                               20 « Those who commit depredations by sea are the Joasims of the Ras or Cape at Khyma, op.cit., diary 253, 1808.

21 Voir le cas du Shannon et de son équipage massacré dans Davies C.E, op.cit.

22 R/15/1/19, 1817. 23 Le processus de construction du crime est noté comme étant capital dans les rivalités entre puissances impériales et thalassocraties de pirates par Pérotin-Dumon A., «The Pirate and the Emperor, Power and the Law on the Seas, 1450-1850», in Tracy J.D., (ed.), The Political Economy of Merchant Empires: State Power and World Trade 1350-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p.196-227.

24 Diary 126, 1802, diary 171, 1805; diary 300, 1817.

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les mers, qui s’étendait sans doute jusqu’à la côte ouest du sub-continent indien25, et ils exerçaient certainement une forme de monopole sur les droits de douane et le commerce26. Ils menaçaient donc directement la domination économique britannique27. Mais d’une façon générale, l’affrontement entre les Britanniques et les Qawasims représente un choc des « ordres » et des « lois », à un moment d’intense activité juridique dans le cadre de l’aventure coloniale européenne et où la puissance dominante s’impose dans l’espace en lui donnant une nouvelle « forme » légale. L’espace maritime est bien le lieu où se révèlent les rivalités entre les empires28. L’invention de ces contours juridiques nouveaux qui annihilent les précédents passe par la destruction des anciennes lois et par la mise en place d’un appareil juridique et administratif nouveau et présenté comme plus « juste » que le précédent, légitimant alors la présence impériale29.

Figures de pirates, d’après les récits de voyages.

Comme nous l’avons souligné, le « discours » impérial, sous des formes variées, légitime le combat contre la piraterie. Une certaine forme de rhétorique permet la diabolisation de l’adversaire, du pirate. D’une façon générale, les Qawasims sont décrits dans la documentation comme assoiffés de sang, comme des « barbares », capables des pires atrocités, ne connaissant ni mesure ni pitié. Ils ont ainsi instauré leur propre loi dans le Golfe, transformant cet espace en un univers où crimes et meurtres sont le quotidien. « Sanguinary » ou « lawless barbarians », «blood thirsty villains » tels sont les termes qui dépeignent les pirates sous la plume des fonctionnaires anglais. Le pirate se situe en quelque sorte aux frontières de l’humain30 dans le discours britannique. Horreur et crainte caractérisent les réactions des Britanniques face à ces hommes. Les portraits les plus saisissants de pirates se trouvent dans le récit de J.S Buckingham31 et ils témoignent de l’existence d’une sémantique impériale britannique, qui s’applique à l’espace et à ses habitants. L’apparence de l’un des plus célèbres d’entre eux, Rahma Bin Jaber, mérite ici l’attention. Couvert de vermine et de cicatrices, vêtu d’habits sales, il inspire particulièrement l’horreur car, en raison d’une blessure, il a presque perdu l’usage d’un de ses bras, qui « pend » de son épaule. La description de Rahmah Bin Jaber correspond aux clichés littéraires du pirate romantique et les traits que lui prêtent Buckingham doivent certainement beaucoup à la littérature du temps,

                                                                                                               25 Les sources mentionnent des ports qawasim sur la côte du Gujarat notamment. The Journal of David Seton in the Gulf, 1800-1809, ed. Sultan Muhammad Al-Qasimi, Exeter, Exeter University Press, 1995, p.84. Pour plus de détails sur la géographie de ces ports pirates hors de l’espace du Golfe, voir Davies C.E., op.cit.

26 Les historiens mentionnent cette taxe à l’entrée du Golfe, au niveau du cap de Ras el Khymah. Les sources n’y font pas explicitement référence. Il demeure qu’en raison de l’effondrement de toute forme de pouvoir centralisé dans le Golfe, il est possible que les micro-pouvoirs locaux se soient appropriés ce droit sur la mer et aient rançonné de façon systématique les navires qui circulaient dans l’espace.

27 Pérotin-Dumon A., op.cit.

28 Subramanian L., “Of Pirates and Potentates: Maritime Jurisdiction and the Construction of Piracy in the Indian Ocean,” in UTS Review: The Indian Ocean 6, n° 2, 2000, p.14-23.

29 Benton L., “Legal Spaces of Empire: Piracy and the Origins of Ocean Regionalism”, Comparative Studies in Society and History 47, no. 4 (2005), p.700-24, et du meme auteur, A Search for Sovereignty: Law and Geography in European Empires, 1400-1900, New York et Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

30Kristeva J., Pouvoirs de l’Horreur, Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, 1980.

31 Buckingham J.S, op.cit.

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férue de ces créatures des mers32. D’apparence maigre, le teint brûlé par le soleil, Rahmah bin Jaber porte des pantalons courts et bouffants et un gilet sur une chemise large. Il est borgne et couvre son œil blessé d’un bandeau noir tandis qu’une large et lourde épée attachée à sa ceinture fait pencher sa silhouette d’un côté lorsqu’il marche.

La lutte contre la piraterie et la pacification de l’espace : la naissance d’un monde unifié sous gouvernance britannique dans le Golfe Arabo-Persique

Les deux opérations de pacification : 1809 et 1819.

La majorité des ouvrages comparent les expéditions de 1809 et 1819 contre Ras el Khymah sans analyser leurs contextes respectifs qui sont pourtant singulièrement différents. Ces dernières ont certes de nombreux points communs, notamment celles d’avoir été planifiées depuis Bombay et elles représentent un moment totalement singulier de l’histoire du Golfe. Jamais auparavant, une puissance n’était ainsi intervenue dans cette zone. Les expéditions consacrent surtout le rôle de la Grande-Bretagne comme l’instance de surveillance de l’espace maritime, sorte de « fardeau impérial » qui s’impose graduellement tandis que la domination sur les Indes croît. En outre, un examen rigoureux des sources au sujet de ces deux campagnes permet de comprendre la place fondamentale occupée par le Golfe dans l’Empire britannique et de voir que dans cette zone se joue, à une échelle régionale, les rivalités existant entre les puissances impériales. Les campagnes de « pacification » du Golfe ont sans doute ainsi été des « prétextes » au renforcement de la présence impériale anglaise à un moment où les tensions avec la France étaient fortes. Les expéditions de 1809 et de 1819 marquent en effet un tournant dans le processus de « politisation » de l’espace du Golfe, qui n’est plus perçu comme un simple débouché commercial pour les produits anglais mais bien comme un enjeu stratégique. En premier lieu, en 1809, il semble que ce soit « l’idée » d’une menace française sur l’océan Indien et sur les Indes qui ait motivé la mise en place d’une opération de pacification33. On peut considérer que l’opération contre Ras el Khymah en 1809 constitua une véritable démonstration de force à l’égard des Français et un moyen pour la flotte britannique de s’imposer dans le Golfe. En effet, la documentation révèle la peur d’un encerclement34 des Indes par la France35. Vers

                                                                                                               32 Konstam A., op.cit. L’auteur montre la popularité dans la culture anglaise populaire des figures de pirates, et ce particulièrement depuis le XVIIème siècle. Mais c’est surtout la littérature romantique qui a donné ses lettres de noblesse au pirate, en faisant de ce personnage une figure de liberté. On songe ici notamment aux œuvres suivantes : A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pirates in 1724 par le Captain Charles Johnson, qui fit référence tout au long du XVIIIème siècle. Au XIXème siècle, les personnages de Johnson furent représenté au théâtre à Dury Lane, à travers une figure unique et fort apprécié du public, celle de « Blackbeard ». En 1814 le poème de Lord Byron, « The Corsair », cristallise l’image du pirate comme un être hautement « romantique ». En 1821, paraît The Pirates de Sir Walter Scott. Angus Konstam parle alors d’un « romantic trend » qui ne s’épuise pas au sujet d’Il Corsaro, de Giuseppe Verdi, chanté pour la première fois en 1848. Enfin, avec Treasure Island de Robert Louis Stevenson en 1881, la piraterie comme sujet littéraire connaît une sorte de consécration.

33 Sur la politique française dans l’océan Indien, voir Wanquet C. et Julien B. (ed.), Révolution Française et Océan Indien, Prémices, paroxysmes, héritages et déviances, actes du colloque de Saint-Pierre de la Réunion, organisé par l’Association Historique Internationale de l’Océan Indien, Paris, L’Harmattan, 1996 et Meyer J., Tarrade J., Rey-Goldzeiger A., Thobie J., (dir.), Histoire de la France Coloniale, des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1991.

34 Diary 113/1801.

35 Voir que Saintoyant J., La Colonisation Française pendant la période napoléonienne (1799-1815), Paris, La Renaissance du Livre, 1931, distingue plusieurs plans français sur les Indes.

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1800, les Français sont présents en Egypte, à l’Ile de France, en Perse et dans la mer Rouge. Entre réalités et rumeurs folles36, les craintes semblent fortes dans l’imaginaire anglais. Il est ainsi fortement question des « intrigues of the French »37 et des mouvements de «the Enemy»38,-la France-, entre 1799 et 1808. La progression des armées françaises en Egypte39 est ainsi suivie de près par l’administration britannique qui dresse par exemple en 1801 un état des lieux des forces françaises présentes dans cette zone et rappelle alors l’importance de l’Egypte dans la structuration des « eastern settlements » de la Grande-Bretagne. Les mouvements de troupes françaises à l’Ile de France sont également notés, avec notamment en 1804 et la présence dans le nord de l’océan Indien de la frégate La Fortune commandée par le capitaine François Le Meme40 inquiète. Le gouvernement de Bombay mentionne à de multiples reprises le projet des Français de prendre possession d’une île dans la mer Rouge pour y stationner des troupes, en vue de possibles nouvelles expéditions en Egypte ou en Inde41. A une échelle plus réduite, un intense activisme diplomatique français semble se dérouler au sein du Golfe. Mascate est à cette date fortement convoitée par les Français qui projettent d’y ouvrir une factory42. Dans ce climat, dès 1805, un fonctionnaire britannique se prononce donc pour un renforcement de la présence britannique dans le Golfe et le maintien de 5000 hommes en permanence43. En 1807 et 1808, l’inquiétude grandit encore au moment des ambassades françaises en Perse44. C’est alors en 1808, dans ce contexte diplomatique fort tendu avec la France, que se trouve la première référence à la nécessité d’organiser une expédition punitive contre les pirates qawasims, certes après que de nouvelles attaques pirates aient eu lieu45. C’est finalement en septembre 1819 que l’expédition britannique quitte Bombay et met les voiles sur le Golfe. Sous le commandement de deux frégates, la Chifonne et la Caroline, environ 830 soldats européens, répartis en deux compagnies d’infanterie et assistés de 529 sepoys ainsi que de 250 pioneers, et de plus de 3000 éléments de cavaleries qui sont transportés par the Minerva, the Friendship et the Duncan and Mary, tandis que huit vaisseaux de l’East India Company46, armés au total d’une centaine de canons, voguent également vers le Lower Gulf. Après un arrêt à Mascate, l’attaque contre Ras el Khymah débute le 12 novembre, par un bombardement de la ville

                                                                                                               36 Il semble que les Anglais aient eu vent du projet élaboré entre 1803 et 1805 par Decaen et Napoléon, qui après les désastres anglais en Inde du début du XIXème siècle, et notamment celui de Kandy en 1803, conçurent ensemble une opération fort élaborée. Le16 janvier 1805, l’Empereur aurait ordonné à Decrès de mettre en place une expédition pouvant transporter 16 000 hommes et tout le matériel nécessaire vers les Indes.

37 Diary 172/1805.

38 Diary 212, 1807.

39 Benot Y., La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992 et Saintoyant J., op.cit.

40 Diary 161, 1804.

41 Benot Y., op.cit., Saintoyant J., op.cit.

42 Il y eut bien une expédition française à Mascate en 1803. Diary 149, 1803.

43 Diary 166, 1805.

44 Diary 229/1808, p. 4190.

45 Le 23 mai 1808, le Minerva, vaisseau anglais, fut attaqué. En octobre, ce fut le tour de The Sylph. Des incidents également le long de la côte de Inde sont signalés à cette date. Davies C.E., op.cit.

46 Il s’agissait de the Mornington, the Aurora, the Nautilus, the Ariel, the Vestal, the Fury and the Stromboli.

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durant trois heures47. Un jour auparavant, les navires avaient investi la cité pirate, après avoir brûlé les vaisseaux qasimis ancrés dans la baie, au loin des murailles fortifiées. Le 13 novembre, les troupes britanniques débarquent sur le rivage et attaquent la ville qui se rend en l’espace de quelques petites heures. Les pertes du côté anglais sont extrêmement faibles et la flotte britannique met ensuite rapidement les voiles vers d’autres repaires de pirates situés sur la côte perse.

En ce qui concerne la seconde expédition, les attaques de pirates paraissent s’être multipliées entre 1810 et 1819 et avoir eu un lien direct avec un regain de puissance des Wahabites dans la Péninsule Arabique48. Le climat de guerre permanent dans les oasis de l’intérieur et d’insécurité sur les mers provoque probablement un état de difficulté économique chez les habitants des espaces riverains du Golfe, poussant ces derniers à un retour à une économie de pillage. L’espace trans-maritime de la piraterie semble véritablement s’être restructuré après 1810 et de nombreux vaisseaux pirates sont recensés le long des côtes de l’Inde, croisant au large de Cutch et du Sind, faisant même des incursions dans la rade de Bombay. Le Résident britannique appelle à plusieurs reprises à un renforcement des patrouilles maritimes dans le Golfe, sans résultat. La réponse anglaise à la violence qui trouble le Golfe est alors d’abord diplomatique : le gouvernement de Bombay se révèle en effet partisan de « négocier » avec les puissances régionales. Une intense correspondance est échangée alors entre le Sheikh de Ras el Khymah, Hafsan ben Rahma, mais aussi avec l’Emir wahhabite, ce dernier niant toute responsabilité dans les attaques qawasim sur des navires anglais. Le but des Britanniques à cette date semble alors de vouloir éviter une seconde expédition et de ne pas s’immiscer dans les guerres égypto-wahabite ou dans la rivalité omano-wahabite. Des accords temporaires sont passés entre les Anglais et les Wahabites, notamment en 1814. La politique anglaise à cette date témoignent de la réticence des Britanniques à « s’engager » politiquement et militairement dans le Golfe. Mais à partir de 1816, lorsque les attaques reprennent comme le montrent les rapports des commandants de croiseurs anglais, des voix se font entendre pour que des patrouilles soient plus nombreuses et plus actives dans le Golfe, notamment entre le détroit d’Ormuz et les îles de Quishm et les Tombs49. Surtout, les Britanniques tentent d’associer les puissances régionales à leur combat et à leur politique de pacification, comme le marque l’expédition du capitaine Sadleir auprès d’Ibrahim Pacha50. Le « système » anglais dans l’espace du Golfe n’est alors qu’imparfaitement théorisé et il s’invente au fil de ces années et de ces négociations diplomatiques, mais il repose sur deux clauses fondamentales : d’une part, sur la pleine participation de puissances riveraines, micro ou macro-régionales, qu’ils s’agissent des petites chefferies arabes non alliées aux Qawasims, du Shah de Perse ou du Sultan d’Oman et d’autre part, sur une mer ouverte à la libre circulation des hommes et des marchandises. Ce schéma donne naissance à un monde trans-territorial et trans-maritime, intégrant les espaces riverains et les unités politiques de la zone qui conservent une relative forme d’autonomie en terme de fonctionnement politique, au sein d’un monde unifié par le droit anglais. Par ailleurs, la création d’une administration territoriale est « timidement » envisagée et n’est alors à nouveau conçue que comme une voie pour lutter contre un autre

                                                                                                               47Davies C.E., op.cit., Al-Qasimi M., op.cit.

48 The Cambridge History of Modern Egypt, op.cit.

49 Diary 311, 1819, p.715.

50 Diary of a Journey Accross Arabia, from El Khatif in the Persian Gulf, to Yambo in the Red Sea, during the year 1819, with a map, by Captain G. Forster Sadleir, compiled by the records of the Bombay Government, by P. Ryan, Esq., Assistant Secretary to Government, Bombay, 1866.

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impérialisme « occidental », celui de la Russie, à un moment de tensions russo-perses51. Ainsi, en septembre 1819, lorsque le capitaine Sadleir se met en marche pour Deriah, il a pour mission de convaincre Ibrahim pacha de prêter concours avec ses troupes d’infanterie à la flotte anglaise dans la lutte contre les Qawasims52. Face au refus du Pacha d’Egypte, les Britanniques se tournent alors vers le Sultan omanais, dans le cadre de négociations diplomatiques extrêmement complexes, témoignant ici une nouvelle fois de l’absence de plan anglais « pré-conçu » pour l’occupation du Golfe. En effet, selon les sources, il semble que les Anglais ait offert au Sultan, en échange de son concours, de reconnaître ses revendications territoriales sur Bahrein et sur une portion de la côte nord du Golfe53. Il semble ici clair que les Britanniques n’ont pas l’intention d’implanter des troupes de façon durable et la charge de faire régner la paix sur les rives septentrionales du Golfe, autour de Bahrein, reviendrait dans ce système impérial au Sultan d’Oman. Les Britanniques souhaitent agir uniquement comme « mediator in the Gulph »54. Ces derniers considèrent également les droits de l’Empire ottoman et de la Perse sur la côte arabe du Golfe dans l’élaboration de ce plan d’occupation de l’espace, post ère qawasimie55. Dans cette réflexion sur les modes de gouvernance des territoires baignés par le Golfe, c’est bien la mer qui est au centre du système spatial anglais. En effet, les Britanniques se choisissent un rôle unique, celui d’assurer la paix des mers, grâce à des patrouilles régulières, à partir d’une station sur l’île de Kishm où serait transférée la résidence alors installée à Bushire56. Les rives ne semblent être considérées que comme des « périphéries » et c’est une sorte de constellation de territoires, sous la gouvernance de puissances pourtant dites en déclin politique, qui s’organise autour de l’espace maritime du Golfe57. Sur l’île de Kishm serait installé un établissement de nature essentiellement économique, tirant une prospérité renouvelée de la paix des mers et les patrouilles de navires surveillant cet espace seraient financées grâce aux revenus tirés des douanes et du droit de passage acquittés à l’entrée du Golfe58. Au terme de ces discussions et réflexions, vint le temps du châtiment de ces « ennemies of the British Empire ». Les troupes anglaises quittèrent Bombay en novembre 1819 sous le commandement du Major Général Grant Keir, avec plus de 3000 hommes. Après un arrêt à Kishm, la flotte mit les voiles sur Ras el Khymah mais très peu de détails sont donnés dans les sources sur le déroulement de l’opération. Celle-ci est relatée par le Major Général Keir le 9 décembre 1819 dans une lettre écrite de Ras el Khymah. L’attaque britannique de la cité pirate a vraisemblablement commencé le 4 décembre. Ce sont les bombardements anglais constants qui eurent raison de la cité pirate, tombée aux mains des Britanniques après six jours de combats, au matin du 9 décembre 1819.

L’instauration d’un nouvel ordre

                                                                                                               51 Diary 279/1812

52 Diary 311, 1819, p.722/3.

53 Ibid., p.736.

54 Ibid., p.745.

55 Ibid., p.741.

56 Ibid., p.746 et diary 313, 1819, p.1841.

57 Ibid. p.1840, diary 314/1819.

58 Diary 313, 1819, p.1841-1843.

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Dans le format ici imparti, il est impossible de revenir sur l’ensemble de l’entreprise de « pacification » britannique, qui se poursuit après les deux opérations contre Ras el Khymah. Il n’y a pas à nos yeux de « fin » dans le processus de pacification de l’espace et la date de 1892, qui a été retenue dans le cadre de cette recherche peut être sujette à débat. Cette date renvoie à la mise en place du système dit de « l’Exclusif », soit l’instauration de protectorats « déguisés » sur la côte du Golfe. Par ce traité, les sheikhs de la côte de la Trêve s’engageaient à n’entrer en relation avec des puissances étrangères que par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et de n’accorder de concessions territoriales qu’à cette dernière, faisant ainsi de leurs territoires et du Golfe, une véritable chasse-gardée britanniques. Par la suite, des accords de commerce vinrent compléter ce traité. Nombre d’historiens considèrent cette date comme charnière dans l’histoire du Golfe. A nos yeux, 1892 a une importance particulière dans l’histoire de la législation impériale dans le Golfe mais, entre 1820 et 1892, c’est un véritable « système impérial » reposant sur la paix des mers, qui s’élabore et nous nous contenterons ici de mentionner les composantes de ce dernier.

Le premier pilier fondamental de ce système est pour nous l’armature de traités précédents l’accord de l’Exclusif, qui donne naissance à un espace trans-maritime unifié par la loi. Il faut considérer de près la rhétorique des différents traités. C’est en effet dans le traité de 1820 qu’émerge ainsi pour la première fois l’idée d’une « unité » du Golfe. A cette date naît en quelque sorte une rive « arabe » du Golfe, certes divisée en micro-chefferies, mais qui pour la première fois, s’invente comme un monde trans-territorial qui existe véritablement « par » les traités. D’un commun accord, en 1820, les chefs de Ras el Khymah, d’Abu Dhabi, de Sharjah, de Bahrein, d’Ajman et de Um al Quwain, promettent que leurs peuples, appelés « Arabs » sans aucune distinction de tribus, vivent en paix, sur terre et sur mer, s’abstenant de tout acte de piraterie, non seulement entre eux, mais également à l’égard du gouvernement anglais. Bahrein, Koweit et Mascate intégreront cet espace juridique quelques années plus tard. De plus, l’espace maritime se territorialise et est comme borné et « normalisé ». Les bateaux arabes sont désormais scrupuleusement recensés via un système de licences et d’immatriculation. La fouille des navires par la Navy est autorisée et tous les bateaux doivent désormais arborer un pavillon rouge, bordé de blanc, qui symbolise cette nouvelle paix des mers. Les ports de la rive arabe du Golfe sont par ailleurs tous ouverts à un commerce libre. Toute forme de trafic jugé « illégal » est désormais condamnée et le combat britannique contre la traite dans l’espace trans-maritime du Golfe, de la mer d’Oman et du nord de l’océan Indien débute alors59. Surtout, dans ce nouveau système, le Résident anglais devient la puissance protectrice et l’arbitre, en cas de litige, entre les tribus arabes du Golfe. Un nouveau mode de relations s’instaure ainsi, où la concertation et le règlement pacifique des conflits priment désormais60. Bushire et la résidence anglaise sont les centres du Golfe, commandant des centres secondaires, comme le Consulat de Mascate et les Agencies de la rive arabe. De plus, tandis que patrouillent les croiseurs britanniques, interceptant les bateaux et établissant cette police des mers, les grands surveys61 sont conduits par les officiers de l’Indian Navy et                                                                                                                59Crouzet G., “A Sea of Blood and Plunder”: Lutte contre la traite et politique impériale britannique dans l’océan Indien, le Golfe Arabo-Persique et la mer Rouge, (vers 1820-vers1880), Monde(s),Espaces, Relations, Sociétés, n°1, mai 2012, p.213-236.

60 Onley J, « The Politics of Protection in the Gulf: The Arab Rulers and the British Resident in the Nineteenth Century », New Arabian Studies, vol. 6, 2004, 30-92 ; « Britain and the Gulf Shaikhdoms, 1820–1971: The Politics of Protection », CIRS Occasional Paper (SFS, Georgetown University), vol. 4, 2009, p.1-44, et avec Khalaf S., « Shaikhly Authority in the Pre-Oil Gulf: An Historical-Anthropological Study », History and Anthropology, vol. 17, no. 3, 2006, p.189-220 ;

61 On peut définir les surveys comme de vastes enquêtes spatiales, menées dans des zones déterminées, circonscrites géographiquement, avec pour but d’en améliorer la « connaissance », d’un point de vue

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de la Royal Navy. D’inconnu et de dangereux, l’espace devient familier sous la plume des surveyors, à mesure que des cartes sont réalisées. Côtes, îles et criques qui étaient jadis le domaine des Qawasims deviennent des lieux recensés et nommés sur les cartes. C’est un nouveau type de discours sur le Golfe qui se met en place et il s’agit là d’une étape fondamentale dans la possession de l’espace et dans son processus de pacification. Enfin, ce sont sans doute les perpetual maritime truces qui symbolisent le mieux le nouveau système qui structure le Golfe. Une première trêve fut signée en 1843, par les sheikhs de la côte par laquelle ces derniers s’engageaient à s’abstenir de toute agression et acte de piraterie entre eux et à l’égard des britanniques durant dix ans. Il s’agissait en quelque sorte d’un « essai » et les Britanniques garantissaient qu’en cas de succès, cette « trêve » serait prolongée. En 1853, fut donc signée the Treaty of Perpetual Maritime Truce62. Ce traité constituant ainsi un jalon fondamental dans la marche vers l’instauration des protectorats britanniques sur cet espace : en effet, les Anglais sont désormais maîtres des mers et cette main-mise sur l’espace permit en 1892 la signature des traités de l’Exclusif, tandis que les impérialismes russe, allemand et ottoman se faisaient plus vifs dans cette zone.

Dès le début de cette analyse, nous avons mis en avant la nécessité d’écarter toute lecture téléologique de la pacification du Golfe par les Britanniques. En effet, les sources témoignent de la persistance des violences sur mer après 1853 et des formes diverses de d’actes de « piraterie », désignés comme tels par les Anglais. Sont ainsi recensés dans cette catégorie les trafics illégaux qui fleurissent dans le Golfe et qui constituent sans doute une sorte de substitut à cette économie maritime de prédation précédemment évoquée, la traite d’esclaves, le commerce d’armes, de dents de requin, de métaux, de bois ou encore d’opium. Il demeure qu’en 1892, au terme d’un siècle d’intense activité juridique et diplomatique, un système impérial était né dans le Golfe Arabo-Persique. Une structure spatiale trans-territoriale, fort souple a ainsi été inventé dans ces années : autour d’un centre absolu, l’espace maritime, s’organisent des mini-centres, les Residencies et Agencies anglaises en lien avec ce qui est alors considéré comme le « centre » de l’Empire britannique et donc du monde, les Indes. Les Maritime Truces garantissent la paix dans ce monde et lui confèrent une unité forte, une identité spatio-juridique. Elles instaurent le Résident britannique, représentant de l’Empire et « uncrowned king of the Gulf »63 comme le garant de la paix et de l’ordre, comme le médiateur absolu dans les relations inter-tribales, de quelque nature que celles-ci soient. Surtout, le discours sur l’espace né au début du XIXème siècle allait encore se renforcer dans les décennies à venir. Cette rhétorique s’avère même à nos yeux fondatrice de certains « mythes » de l’espace, très présents au début du XXème siècle. Nous souhaitons ainsi en conclusion de cette analyse, laisser la parole à Lord Curzon. Celui-ci célébrait, s’adressant aux sheikhs lors de sa visite dans le Golfe en 1903, un empire anglais alors non seulement victorieux des pirates, mais aussi de la Russie et de la France, un empire au centre du monde car possédant les Indes. Surtout, Lord Curzon, dans une longue réflexion sur la place des empires dans l’histoire, estimait l’œuvre de la Grande-Bretagne supérieure à celle accomplie par Alexandre le Grand ou encore Rome. En effet, l’Empire Britannique avait                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          scientifique, (géologique, anthropologique ou encore botanique), et surtout d’en établir une cartographie précise. En ce qui concerne le Golfe, les principaux surveys furent menés après 1820.

62 Le traité est en réalité appelé « Treaty of peace in perpetuity agreed upon by chiefs of the Arabian coast in behalf of themselves, their heirs and their successors».

63 Onley J., The Arabian Frontier of the British Raj : Merchants, Rulers and the British in the Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 2007, p.102.

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imprimé à jamais sa marque dans l’espace, en lui conférant une unité et une centralité nouvelle et pensée comme indestructible. Il déclarait ainsi : « You know that hundred years ago, there were constant trouble and fighting in the Gulf, almost every man was a marauder or a pirate, kidnapping and slave trading flourished, fighting and bloodshed went on without stint or respite (...) We opened these seas to the ships of all nations and enabled their flags to fly in peace. (…)We found strife and we have created order»64.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                               64 Curzon, G.N., « Address delivered by his Excellency Lord Curzon, Viceroy and Governor-General of India, to the Trucial Chiefs of the Arab Coast at a public Durbar held at Shargah on the 21st November 1903 », London, India Foreign  and  Political  Department Offical Publications, 1906.

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