« mahābalipuram : la prospérité au double visage », journal asiatique 293.2, p. 459-527 (2005)

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MAHABALIPURAM: LA PROSPÉRITÉ AU DOUBLE VISAGE PAR CHARLOTTE SCHMID «Inclinés devant toi, la Fortune, la Prospérité, la Réussite, Nous te rendons hommage, à toi Sarvai, [qui es] la Démone, la Richesse des rois!». kalyayai praata v®ddhyai siddhyai kurmo namo namaÌ nair®tyai bhubh®taµ lakÒmyai sarvayai te namo namah, DM 5, 13. «Cœur innocent qui est le mien! honore ceux-là dont l’esprit rend hom- mage au [dieu] allongé sur le sol de [la Ville-dont]-la-Richesse-vient-de- la-mer (katalmallai), dont la richesse (mallai) vient des bateaux balançant sous le poids, éclos tout alentour, chargés d’or, des neuf sortes de joyaux, de biens, de troupeaux de grands éléphants à trompe, et d’or dont l’amas attire l’œil.» pulako¬ nitik kuvaiyou pu¬aik kai ma ka¬i®®u iamum nalam ko¬ navamaik kuvaiyum cumantu, enkum na∞®u ocintu kalanka¬ iyankum mallaik katalmallait talasayaam valanko¬ maattar avarai valanko¬ emaa neñce. Tirumankai var, Periyatirumo¬i II, 6, 6 1 . 1 Cette strophe consacrée à la description de la riche cité de Mahabalipuram est attri- buée au poète tamoul Tirumankai var, dont l'œuvre daterait du VIII e siècle, donc de la période pallava sur laquelle porte cet article. Je signale ici brièvement le problème posé par talasayaam (l. 5). La traduction de l’édition ici utilisée rend talasayaam par «water», comme si le texte comportait jalasayaam, qu’on trouve dans d’autres éditions. Il me paraît préférable de conserver la lectio difficilior étant donné l’iconographie excep- tionnelle de la statue d’époque pallava représentant ViÒ∞u endormi à Mahabalipuram. Toutes les autres représentations connues du thème figurent le dieu allongé sur un ser- pent, qui symbolise, entre autres, l’eau qu’est sa couche; mais ici le dieu est étendu sur le sol même où s’élève le Temple du Rivage. Journal Asiatique 293.2 (2005): 459-527

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MAHABALIPURAM:LA PROSPÉRITÉ AU DOUBLE VISAGE

PAR

CHARLOTTE SCHMID

«Inclinés devant toi, la Fortune, la Prospérité, la Réussite,Nous te rendons hommage, à toi Sarva∞i, [qui es] la Démone, la Richessedes rois!».

kalya∞yai pra∞ata v®ddhyai siddhyai kurmo namo namaÌnair®tyai bhubh®taµ lakÒmyaisarva∞yai te namo namah, DM 5, 13.

«Cœur innocent qui est le mien! honore ceux-là dont l’esprit rend hom-mage au [dieu] allongé sur le sol de [la Ville-dont]-la-Richesse-vient-de-la-mer (katalmallai), dont la richesse (mallai) vient des bateaux balançantsous le poids, éclos tout alentour, chargés d’or, des neuf sortes de joyaux,de biens, de troupeaux de grands éléphants à trompe, et d’or dont l’amasattire l’œil.»

pula∞ ko¬ nitik kuvaiyo†upu¬aik kai ma ka¬i®®u i∞amumnalam ko¬ navama∞ik kuvaiyum cumantu,enkum na∞®u ocintu kalanka¬ iyankum mallaikkatalmallait talasaya∞am valanko¬ ma∞attar avaraivalanko¬ e∞ ma†a neñce.

Tirumankai A¬var, Periyatirumo¬i II, 6, 61.

1 Cette strophe consacrée à la description de la riche cité de Mahabalipuram est attri-buée au poète tamoul Tirumankai A¬var, dont l'œuvre daterait du VIIIe siècle, donc de lapériode pallava sur laquelle porte cet article. Je signale ici brièvement le problème posépar talasaya∞am (l. 5). La traduction de l’édition ici utilisée rend talasaya∞am par«water», comme si le texte comportait jalasaya∞am, qu’on trouve dans d’autres éditions.Il me paraît préférable de conserver la lectio difficilior étant donné l’iconographie excep-tionnelle de la statue d’époque pallava représentant ViÒ∞u endormi à Mahabalipuram.Toutes les autres représentations connues du thème figurent le dieu allongé sur un ser-pent, qui symbolise, entre autres, l’eau qu’est sa couche; mais ici le dieu est étendu sur lesol même où s’élève le Temple du Rivage.

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Dès le IVe siècle, le lien conjugal unissant ViÒ∞u et LakÒmi, incarna-tion de la richesse et de tous les dons qu’accorde la prospérité, signifiel’importance d’un ensemble lié aux biens de ce monde dans le vish-nouisme ancien2. Des premières figures de jeune femme ondoyée par deséléphants, plusieurs siècles avant qu’une relation avec ViÒ∞u ne s’éta-blisse, aux réclames contemporaines, la majorité des représentations sontcultuelles, associant la belle déesse à un ou plusieurs lotus. Ces paisiblesimages sont bien différentes des figures féminines terribles que sontKali, Camu∞∂a et la Tueuse de buffle représentée dans l’action. Pourtantle concept de «grande déesse», bien constitué dans le texte sanskritqu’est le Devi-mahatmya [DM], fait de LakÒmi l’une des formes deDevi, qui peut se faire sinistre, léchant le sang et tranchant les têtes desdémons. Face à LakÒmi «la Fortune», le DM évoque l'Infortune,AlakÒmi, comme l'un des autres visages de celle qui aide ViÒ∞u à élimi-ner Madhu et Kai†abha, tue le démon buffle puis les démoniaquesSumbha et Nisumbha.

S’il n’est guère nouveau d’évoquer le double pôle qu’incarne Cellequi réunit en elle-même meurtre et naissance, mort et fécondité, prospé-rité et misère, le concept paraît essentiellement textuel. Lorsque leBrahma du DM fait l’éloge d’une déesse et démone personnifiant savoiret déraison (mahavidya mahamaya / mahamedha mahasm®tiÌ // maha-moha ca bhavati mahadevi mahasuri, DM 1, 77), représenter une telledivinité semble une impossible gageure. Différent de celui des divinitésmasculines, le corpus iconographique des déesses, Sri la Glorieuse ou laNoire Kali, présente des caractéristiques qui pourraient pourtant être uti-lisées, me semble-t-il, pour y répondre. L’espace manquant ici pourdévelopper toutes les implications d’une telle hypothèse, cette enquêtese concentre sur le site brahmanique méridional de Mahabalipuram, dontla correspondance avec le DM apparaît étroite. Le Mahabalipuram pal-

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2 Ce travail s’inscrit dans la perspective de l’article intitulé: «À propos des premièresimages de la Tueuse de buffle: déesses et krishnaïsme ancien» (Schmid 2004). CatherineClementin-Ojha a suivi cette recherche depuis ses débuts et je la remercie pour l’intérêtqu’elle lui a porté. Inscrite plus précisément dans le contexte méridional, cette étude surMahabalipuram a bénéficié de l'aide du personnel scientifique et technique du centreEFEO de Pondichéry: qu'ils trouvent ici l'expression de ma gratitude. Enfin, un grandmerci à Emmanuel Francis et Valérie Gillet dont l’enthousiasme communicatif et larigueur scientifique m’ont accompagnée sur des sites pallava qu’ils connaissent bien.

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lava pourrait bien proposer une solution originale au défi iconogra-phique posé par le concept d’une grande déesse: de LakÒmi la fortunéeaux déesses armées, les images se répondent les unes aux autres jusqu’àtisser un réseau iconographique, constituant en lui-même, à mon sens, lareprésentation d’une divinité multiforme.

Le site de Mahabalipuram

Mahabalipuram se trouve sur le littoral du Tamil Nad, à une quaran-taine de kilomètres au sud de Chennai (fig. 1). Au bord de la mer, le«Temple du Rivage» est le monument le plus célèbre du site. Au sud ducomplexe qu’il forme se trouvent les ratha, des sanctuaires excavés et,le long du rivage, l’ensemble des vestiges de la colline longeant la merà cet endroit. Des rochers sculptés et des grottes, disséminés dans lesalentours, complètent le dispositif archéologique. Un des premiers sitesbrahmaniques connus d’Inde du Sud, fondateur dans le domaine icono-graphique, Mahabalipuram demeure mystérieux. Entre la fin du VIe et lafin du VIIe siècle, voire le début du siècle suivant, la datation de nom-breux objets archéologiques du site, encore enrichi par des fouillesrécentes, prête toujours à discussion. Il se dégage cependant des vestigesvisibles des traits caractéristiques invitant à un parallèle avec le DM,qu’on date actuellement entre le VIe et le VIIIe siècle (infra: 476). Onconsidère en outre souvent que ce texte a inspiré l’iconographie de lagrotte dite de MahiÒasuramardini.

Tout d’abord, Mahabalipuram comporte de nombreuses divinitésféminines in situ, dans un contexte donc indispensable à l’établissementd’un parallèle avec l’ensemble d’un texte3. Même si les lieux cultuels

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3 Sur les représentations de MahiÒasuramardini à Mahabalipuram, voir G. M. Tarta-kov et V. Dehejia (1984). L'emploi de «Devi», qu'on peut traduire par Déesse ou par laDéesse nécessite une explication. La majuscule et l’article défini ajoutés à la traductiondu terme sanskrit «déesse» signifient qu’on se réfère au concept d’une grande déessepan-indienne, qui se manifeste sous de nombreuses formes et qui est l’héroïne du DM,Devi ou la Déesse. Dans la littérature secondaire, on considère parfois que cette divinitécorrespond à un concept apparu dans des textes brahmaniques cherchant, en quelquesorte, à normaliser la profusion des déesses indiennes, locales et autres. Tenants de ladéesse et des déesses ont chacun leurs arguments qui varient en fonction des périodes his-toriques et des régions. Mais une telle discussion n’est pas l’objet de cet article qui s’ap-puie essentiellement sur le DM, où chacun reconnaît que le concept de grande déesse est

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semblent dédiés avant tout soit à Siva, soit à ViÒ∞u, les figures dedéesses sont majoritaires. Debout sur un lotus ou sur une tête de buffle,assise sur un lion, accompagnée d’une gazelle, la «Déesse» connaît detrès nombreuses représentations, dont certaines sont, à l’évidence, cellesd’une incarnation de la prospérité D’autre part une tradition nord-indienne modèle ce site. L’iconographie s’inspire, entre autres, demodèles gupta et vaka†aka4; les inscriptions sont rédigées en sanskrit, etnon pas dans le tamoul de beaucoup d’inscriptions postérieures, oud’inscriptions contemporaines. L’épigraphie pallava sanskrite de cettepériode s’inspire de la littérature épique et puranique (Brocquet 1994:91)5 et on peut penser à ce même type de texte, dont relève le DM,comme source d’inspiration. L’une des hypothèses actuelles de datationde la période pallava de Mahabalipuram attribue d’ailleurs de nombreuxmonuments au roi Mahendravarman Ier, auteur de deux farces en sanskrit(le Bhagavadajjuka Prahasana et le Mattavilasa Prahasana)6. Quelle

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exprimé avec clarté. Que j’utilise Devi, Déesse ou la déesse, je me réfère dans la suite demon propos à cette grande déesse du DM; voir aussi, infra: 476 et note 17.

4 Les liens de Mahabalipuram avec le site d’Undavalli en Andhra Pradesh et avec lessites de l’Orissa sont certains. La relation avec le site gupta d’Udayagiri est d’autant plussurprenante qu’elle paraît étroite; certains sites post-gupta disséminés dans le sud duBundelkhand pourraient être aussi l’une des sources des images pallava, ou plus généra-lement sud-indiennes (on y rencontre le premier Siva dansant connu et le premierBhikÒa†ana connu; non loin de là, à Besnagar, se trouve ce qui est supposé être la pre-mière image connue de déesse debout sur la tête du buffle).

5 Les prasasti, éloge du roi et présentation de généalogies inspirées des Pura∞a, res-tent d’abord en sanskrit lorsque le tamoul s’introduit dans l’épigraphie royale. Selon S.Brocquet (1994: 89-95), le sanskrit connote alors la présence du souverain, qui tient à unefiliation sanskrite. Mais voir aussi Pollock 1996.

6 C’est l’hypothèse de M. Hirsh 1987 qui met en parallèle les données biographiquesd’un roi, apparaissant comme un fin lettré amoureux des jeux d’esprit, et l’esprit originalqui animerait le site. Pour cet auteur, en outre, Mahendravarman régna de 571 à 630. Toutle monde n’est pas d’accord sur la durée de ce règne; d’autres auteurs le placent simple-ment au début du VIIe siècle. Par ailleurs M. Hirsh s’oppose ainsi aux deux autres chro-nologies principales de Mahabalipuram, celle de K. R. Srinivasan (1964), pour qui lesmonuments monolithiques du site auraient été excavés sous les règnes successifs deNarasiµhavarman Ier et de Paramesvaravarman Ier, de 630 à 700, et à celle de R. Nagas-wamy (1962), pour qui l’ensemble des monuments datent du règne de NarasiµhavarmanII, Rajasiµha entre 700 et 728 donc.

Il est impossible, dans le cadre limité de cet article, d’entrer dans le détail d’unecontroverse qui oppose des scientifiques confirmés depuis plus d’un siècle. Aucune deschronologies proposées n’est entièrement satisfaisante. Celle de K. R. Srinivasan, baséesur l’étude de l’architecture, de l’épigraphie et de l’iconographie, semble la plus raison-

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qu’en soit la validité, elle attire l’attention sur le caractère nord-indiendu site7. Enfin, l’étroite alliance des thèmes de la prospérité et de la pro-tection dispensées par un monde divin rapprochent le DM et Mahabali-puram. Dans l’éloge à la déesse qu’est le DM, le marchand et le roidemandent à un brahmane de les éclairer sur les principes de l’existencedu monde (DM 1, 39-62). La Déesse, leur explique ce dernier, sous-tendla marche de l’univers, et, le récit illustrant sa puissance une fois achevé,c’est à elle que le roi s’adresse pour recouvrer un royaume qu’il veutinvincible (DM 13, 16). Le royaume inébranlable (askhalita) qu’ilréclame à Devi est un territoire en paix, où richesses et abondance debiens de toute sorte peuvent s’établir. Pouvoir et prospérité font bonménage dans le DM, en une association qui fait écho à la constitutiond’une déesse unique dans ce texte, et qui est, me semble-t-il, représentéede façon particulière à Mahabalipuram.

Le corpus des représentations de divinités féminines est ici disposéselon la géographie du site. D’un point de vue chronologique, certainséléments s’enchevêtrent d’un ensemble à l’autre, l’historique du Templedu Rivage étant particulièrement mal connu, et les représentations surrocher constituant un corpus problématique en soi. Je signalerai au fur età mesure les difficultés rencontrées et certains repères textuels, sans

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nable. L’hypothèse de M. Hirsch est séduisante (même si l’auteur donne une curieuseinterprétation du composé tamoul «katalmallai », cité dans la première épigraphe, qu’onrencontre dans le Divyaprabandham, le corpus dévotionnel tamoul daté du VIIIe siècle oùil signifie la prospérité (mallai) venue de la mer (katal) et où aucun malla, «lutteur» ensanskrit n’apparaît…). L’iconographie du site tend à appuyer une chronologie en deux, oupeut-être trois, temps. Tout d’abord ce que j’appellerai le noyau ancien du site, compre-nant le ViÒ∞u couché du Temple du Rivage, les deux véhicules de la déesse qui lui sontassociés, le bassin du Varaha et les deux rochers sculptés au nord et au sud, ainsi que cequ’on appelle la Grotte du Tigre sur le site de Ca¬uvankuppam, au nord de Mahabalipu-ram (infra: note 14). Ensuite viennent l’ensemble des grottes et des bas-reliefs de la col-line, et, peut-être les ratha. Ces derniers en effet paraissent un peu différents des grottesmais ils en restent proches. Le Temple du Rivage, ainsi, à mon avis, que l’ensemble de lagrotte shivaïte de Ca¬uvankuppam, relèvent d’une période plus tardive.

7 D’autres traditions sont également perceptibles. La déesse tuant le buffle en estl’exemple privilégié. Héroïne d’un des épisodes du DM et connue comme MahiÒasura-mardini, cette figure de victoire correspond également dans le Sud de l’Inde au person-nage de Ko®®avai, déesse meurtrière et guerrière des textes tamouls, dont l’une des der-nières publications de A. M. Dubianski (2000: 13-18) dresse le sanglant portrait, infra:506 et note 64.

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aborder le détail du DM, objet, dans un second temps, d’une discussionspécifique.

Le Temple du Rivage

La forme iconographique dominante de Mahabalipuram, MahiÒasura-mardini, «Celle qui broie le buffle», dont nous allons ici explorer lesrelations avec les notions de prospérité, de richesses, etc., pourrait être ladéesse la plus ancienne du site du Temple du Rivage. Elle apparaît assiseà demi sur la tête du buffle, dans une niche taillée à même la poitrine dulion assis au sud du Temple du Rivage, à côté d’une gazelle (fig. 2 et 3).La déesse a huit bras. Elle porte un arc. Un trident est figuré à l’arrière-plan de la représentation. Sur le côté du lion, on a représenté une femmetenant une épée, assistante des formes armées de la déesse que l’onretrouve ailleurs à Mahabalipuram, à l’entrée de ses sanctuaires.

Le corps du lion apparaît ainsi comme un sanctuaire miniature de laTueuse du buffle. Lion et gazelle sont les deux animaux accompagnantsouvent les déesses armées dans le Sud de l’Inde, que ces formes divinessoient représentées tuant le buffle ou non. Tous deux apparaissent dansle Cilappatikaram, l’épopée tamoule qu’on date généralement entre leIVe et le VIe siècle. La gazelle est cependant plus spécifiquement liée àla forme tuant le buffle et le lion plus largement répandu8.

Les deux véhicules de la Tueuse de buffle font partie des sculpturesles plus anciennes du site. La gazelle est taillée dans le socle rocheuxdans lequel fut sculpté le ViÒ∞u couché sur le serpent, ultérieurementintégré dans le Temple du Rivage9. Le lion, de trop haute taille pour

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8 On ne connaît pas une seule statue ou bas-relief de pierre représentant la gazelle encompagnie de la Tueuse de buffle en contexte nord-indien.

9 Voir à ce sujet l’article d’O. Divakaran (1984). Selon V. Dehejia et G. Tartakov(1984: 332-333), le ViÒ∞u sur le serpent, le lion et la gazelle sont taillés dans le mêmemorceau de roc. Cependant comme le souligne F. L’Hernault dans J. Dumarçay et F.L’Hernault 1975: 18, le lion est en fait une sculpture insérée dans un piédestal. Se basantsur des considérations de style, cet auteur pose l’hypothèse d’une représentation originellede la Tueuse de buffle, ultérieurement remplacée par ce lion. Pourtant le style est prochede celui de la gazelle et il paraît logique qu’ils soient représentés ensemble, la gazellen’apparaissant jamais seule en compagnie de la déesse dans ce site, au contraire du lion.Pour l’ensemble des auteurs en tout cas, le noyau iconographique ancien du site associaitle ViÒ∞u couché et la déesse tueuse de buffle.

Enfin, il est également possible que la représentation de MahiÒasuramardini ait été liée

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appartenir à la base rocheuse, y a été inséré par un système de tenon etmortaise et peut-être ne s’agit-il pas de la sculpture originellement pré-vue. Cependant le style et l’iconographie, tant de l’animal que de laniche, correspondent à un ensemble formé par des rochers indépendants,situés au nord et au sud du Temple du Rivage, où l’on retrouve aussi latechnique de sculpture de la gazelle, la taille directe sur une base natu-relle, qu’elle partage avec le ViÒ∞u allongé sur le serpent et le Varaha dumême site.

Des fouilles menées au début des années 90 ont en effet dégagé, aunord du temple, un espace ovale, comportant un grand Varaha thério-morphe, — la tête penchée vers les lotus ornant le bas de son corps —,un templion et un puits orné d’un bas-relief. Le sanglier est taillé dans lesocle rocheux. La Terre, représentée par une figure féminine, qu’il sou-lève dans le cadre du mythe, n’est pas représentée juste à côté de lui.Peut-être s’agit-il de la petite femme assise dans les lotus et encadrée pardeux assistants, sculptée sur le pourtour du puits circulaire (fig. 4)10.L’ensemble paraît en effet correspondre à une forme de scène où l’élé-ment aquatique naturel, marées et pluies de mousson, joue un rôle impor-tant. La figure féminine, que son accompagnement de lotus tend à faireassocier avec une figure de prospérité puisque ces fleurs sont l’attribut deLakÒmi, est cycliquement comme engloutie par l’eau salée qui remontedu fond du puits ou par les pluies, puis en émerge rappelant l’ensembledu mythe vishnouite, où le sanglier va chercher la terre au fond des eaux.

Tant dans le Mahabharata [MBh] que dans son appendice leHarivaµsa [HV], le mythe est cosmogonique et son association avec lafigure créatrice majeure du vishnouisme qu’est ViÒ∞u couché sur le ser-pent, parfaitement à sa place. La gazelle, le ViÒ∞u sur le serpent et lesanglier sont placés plus ou moins dans le même alignement, et cettedisposition des éléments vishnouites cosmogoniques vient s’ajouter àleur appartenance à la même base rocheuse pour les unir.

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au bassin du sanglier découvert récemment au nord du temple, et dont on sait peu dechoses. L’avatara du sanglier est encore une représentation cosmogonique mais ses rela-tions avec le puits orné d’une divinité féminine (la Ganga, Bhumi, l'eau, l'océan?) et letemplion shivaïte n’ont fait l’objet d’aucune étude.

10 En l’absence de linga, l’hypothèse de M. Lockwood (2001: 226) pour qui le san-glier recherche l’origine du linga ne paraît guère convaincante.

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Postérieure sans doute d’au moins une cinquantaine d’années, la divi-nité au lion ornant la paroi nord du Temple du Rivage partage cependantbien des traits avec la déesse de la poitrine du lion (fig. 5)11. Le pieddroit sur le sol et repliant la jambe gauche dont le pied s’appuie sur unlion, la déesse, comme le félin, se présente de face. Un parasol, insigneroyal, abrite la paire de figures, très abîmées. La déesse tient un arc dontl’une des extrémités repose sur le sol. Par comparaison avec des figurestrès semblables, sur le Kailasanatha de Kañcipuram et le rocher deCa¬uvankuppam (fig. 13), on peut penser que la divinité avait huit bras,dont six au moins armés. En dessous sont figurés quatre ga∞a et deuxadorateurs agenouillés. Le dévot de gauche, face au spectateur, tourne latête qu’il tranche vers nous. Celui de droite s’entaille le coude pour offrirà la déesse un sang mentionné comme l’une des offrandes du roi et dumarchand dans le dernier chant du DM. Nous aurons l’occasion derevoir cette paire de dévots.

La colline

La colline qui s’étend le long de la mer est creusée de plusieursgrottes, sans doute originellement vishnouites, la plupart ornées dereprésentations12. À l’est de la colline, les murs latéraux de la grotte ditede MahiÒasuramardini sont sculptés de deux grands bas-reliefs, qui sefont face. À gauche en entrant, les démons Madhu et Kai†abha attaquentViÒ∞u allongé sur le serpent. À droite, MahiÒasuramardini chevauche unlion et, bien entourée par une armée de ga∞a et de guerrières, bande l’arcen direction d’un démon à corps d’homme et tête de buffle qui, déjà, serejette en arrière (fig. 6).

Ces deux représentations correspondent aux deux premiers mythesmis en scène dans le DM, dont le premier chant est consacré à la lutte de

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11 La déesse au lion du Temple du Rivage peut être datée avec assez de certitude de lafin du VIIe siècle ou du début du siècle suivant. La représentation de la poitrine du lionest plus problématique et il est possible que ces deux images soient plus proches dans letemps que je ne le suppose.

12 Les grottes dites de Varaha et d’Adivaraha sont vishnouites. L’image cultuelle de laGrotte de MahiÒasuramardini est inachevée. Selon M. Lockwood (1974: 7-17; 1982: 47-48; 2001: 7-20; 223- 234), il s’agit d’une grotte vishnouite qu’on a voulu transformer ensanctuaire shivaïte. Ses analyses stylistiques du panneau central de Somaskanda, des deuxgrands panneaux narratifs et des deux gardiens de porte retaillés en trident et hache per-sonnifiés portant des massues semblent justes.

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ViÒ∞u contre les démons Madhu et Kai†abha, et les trois suivants aucombat victorieux contre le démon buffle. Une petite femme survolant leViÒ∞u couché en direction des deux démons représente sans doute Nidra,la Sombre, ce sommeil cosmique incarnant dans le DM, la Maya, le pou-voir d’illusion dont use le ViÒ∞u de DM 1. Cette figure ressemble beau-coup aux combattantes du panneau qui lui fait face. Dans cette représen-tation de la lutte contre le démon buffle, la déesse porte deux attributsvishnouites, le disque et la conque, qui apparaissent dans les mains decertaines représentations de MahiÒasuramardini au VIe siècle, chez lesCa¬ukya de Badami. Ils sont mentionnés dans le DM, ce qui renforce lacorrespondance entre ce texte et la grotte de Mahabalipuram13. Auxpieds du ViÒ∞u couché, une femme de profil est agenouillée en prière.Peut-être s’agit-il d’une représentation de LakÒmi s’apprêtant à masserles pieds de son époux, comme elle le fait sur d’autres représentations dumême type. Comme la MahiÒasuramardini qui chevauche le lion, cettefigure féminine porte de nombreux bijoux.

L’association de la déesse tuant le buffle avec des figures vishnouitescosmogoniques se retrouve également dans la grotte dite de Varaha,située à l’ouest et proche du sommet de la colline. Les avatara du san-glier et du géant sont représentés face à face, encadrant les deux repré-sentations de déesse qui se répondent de chaque côté d’une niche cen-trale, aujourd’hui vide. Divinité des richesses la plus répandue de toutel’iconographie indienne, Gaja-LakÒmi est assise à gauche de la niche,arrosée comme il se doit par des éléphants qui émergent des nuages ettiennent des pots donnés par d’élégantes jeunes femmes (fig. 7). Ellelève ses deux mains portant des lotus et se trouve finalement assezproche de la figure de la Terre que l’avatara du sanglier porte dans sesbras sur le panneau perpendiculaire. Varaha pose son pied sur un nagaémergeant de lotus.

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13 Le texte ne permet pas cependant l’identification de toutes les figures secondaires,comme sur le site gupta de Deogarh. On peut penser que la scène était complétée par despeintures. Mais le panneau faisant face ne pourrait pas avoir accueilli de peintures dumême genre car l’espace aurait manqué. On aurait donc eu affaire à une représentationutilisant peinture et sculpture et à une autre utilisant éventuellement la peinture maiscomme un coloriage: deux panneaux se faisant face auraient été réalisés avec des tech-niques différentes?

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Debout sur un piédestal au profil de lotus, une déesse à quatre brasforme pendant à LakÒmi (fig. 8). Elle porte disque et conque, et esquisseun geste d’absence de crainte, couplé avec une main posée en haut de lacuisse. Une gazelle et un lion l'encadrent dans la partie supérieure dupanneau et deux dévots dans la partie inférieure. Agenouillé devant elle,celui de gauche a saisi ses cheveux et presse une lame contre sa nuque;l’autre s’entaille le bras. Alors que cette paire, comme le lion, rapprochecette déesse de celle du Temple du Rivage, les deux divinités diffèrentpar le nombre de bras, les attributs tenus, la position et la compositiond’ensemble de la représentation.

La disposition des quatre panneaux de la grotte suggère par ailleursl’équivalence, par paire, des formes divines représentées, deux avatarade ViÒ∞u et deux formes de la déesse. Les figures sont très différentesles unes des autres, qu’il s’agisse du sanglier et du géant, ou de la pai-sible déesse assise et de la sanglante divinité debout. Cependant cettedernière n’est «sanglante» qu’à travers le contexte dans lequel elle s’in-sère. Elle porte en effet le disque et la conque, des attributs dont les réso-nances symboliques ne sont pas uniquement celles de la guerre, laconque étant aussi une forme de corne d’abondance; on s’attendrait à lestrouver dans les mains d’une LakÒmi, épouse de ViÒ∞u dont ces deuxattributs sont caractéristiques. Quant à la posture d’absence de crainte età la main posée sur la cuisse, elles n’ont rien de belliqueux et sans lesfigures qui l’entourent, cette déesse pourrait représenter une LakÒmi,parèdre de ViÒ∞u, complétant le programme iconographique d’une grottecomportant deux avatara du dieu et une Gaja-LakÒmi. Les dévots fana-tiques représentés à ses pieds et les deux véhicules qui la flanquent ren-dent donc son identification délicate. Pour la comprendre, il faut d’abordconsidérer le reste du corpus.

Une paire similaire de déesses formant pendant l’une de l’autre,décore la grotte dite d’Adivaraha, ouverte sur la base ouest de la colline.À gauche de la niche centrale, dont le Varaha actuel est tardif, Gaja-LakÒmi est, comme dans la Grotte de Varaha, arrosée par des éléphantset des jeunes femmes (fig. 8). Tenant les lotus, l’incarnation de la pros-périté est assise, les deux pieds sur un lotus et la main droite esquisse legeste d’absence de crainte. À droite de la niche, une déesse à huit bras

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se dresse sur la tête du buffle, encadrée, comme la déesse de la Grotte deVaraha, par un lion et une gazelle, d’une part, et par deux adorants à sespieds, d’autre part (fig. 9). Le dévot de droite s’apprête à s’entailler lebras; celui de gauche porte un objet au-dessus de son coude, peut-être uncouteau. L’élégante divinité porte le disque et la conque, l’épée et lebouclier, la cloche et l’arc, le perroquet et un attribut tenu dans la paumede la main, qu’on a du mal à distinguer. De chaque côté de la scène cul-tuelle, deux guerrières montent la garde, armées, l’une d’un arc, l’autred’une épée.

La grotte comporte par ailleurs deux représentations de ViÒ∞u, deuxfigures royales, un Siva Gangadhara et un Brahma. Les deux panneauxdes déesses sont les plus larges de la grotte. Ce sont également les pan-neaux narratifs les plus proches de la niche cultuelle, comme dans laGrotte de Varaha (un ViÒ∞u et un Hari-Hara se situent entre la niche cul-tuelle et les panneaux des déesses). À nouveau, l’emplacement de cesreprésentations invite à les mettre en relation l’une avec l’autre.

Enfin, on retrouve la déesse sur la paroi extérieure de la Grotte de laTrimurti, à l’autre extrémité de la colline. Trois niches cultuelles, conte-nant, en partant de la droite face au spectateur, deux formes de Siva etune figure de ViÒ∞u donnent son nom à la grotte. À droite de la premièreniche, une victorieuse Tueuse de buffle se dresse sur la tête du buffle.Elle a huit bras. Les deux mains supérieures portent le disque et laconque, puis, en descendant, on rencontre l’arc et les flèches, l’épée et lebouclier, et le geste d’absence de crainte couplé avec la main posée enhaut de la cuisse. Très statique, cette figure n’a pas la souplesse de laTueuse de buffle de la Grotte d’Adivaraha, mais son iconographie en esttrès proche.

Les ratha

Appartenant au groupe des rochers monumentaux sculptés situé ausud du Temple du Rivage, le ratha dit de Draupadi est le seul dédié à une divinité féminine. Aucun des ratha n’est achevé. On considèregénéralement qu’ils auraient été sculptés dans la première moitié du VIIe siècle. Au nord du groupe, le sanctuaire de la déesse est le plusachevé et le seul à contenir la représentation cultuelle.

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La divinité occupant la cellule cultuelle est debout sur un lotus.Comme la déesse de la Grotte de Varaha, elle a quatre bras, les deuxmains supérieures portant le disque et la conque, les deux mains natu-relles étant, l’une posée sur le haut de la cuisse, l’autre tenant un lotus(fig. 11). Seuls les pétales sculptés sur le piédestal de lotus du ratha per-mettent de différencier les deux déesses. Ils renforcent le lien entre cettedéesse et une parèdre de ViÒ∞u. Des ga∞a occupent les emplacementsdévolus dans la Grotte de Varaha aux véhicules de la déesse mais onretrouve les deux dévots, celui de gauche représenté s’apprêtant à setrancher la tête; l’autre semble en prière (ce personnage est cassé). Dechaque côté de la porte se dressent les gardiennes du sanctuaire, qui,tenant l’une un arc, l’autre une épée, sont très semblables aux guerrièresdu Temple du Rivage et de la Grotte d’Adivaraha.

Sur les trois faces extérieures du temple, une déesse debout semble laréplique de la figure cultuelle. Seul le piédestal, inachevé au nord et ausud, varie. À l’est, on distingue la grosse tête d’un buffle.

Les rochers indépendants

En dehors des ensembles proprement sculptés, excavés et construits,le site de Mahabalipuram comporte des rochers sculptés isolés14. Leurforme originelle peut être encore très visible ou avoir entièrement dis-paru, lorsque, par exemple, le rocher a été retaillé en forme d’animal. Ilssont souvent entaillés d’une niche, occupée dans plusieurs cas par unedéesse.

À quelques mètres au sud du Temple du Rivage, le «Rocher deDurga» adopte la forme d’un lion, la poitrine creusée d'une niche pré-sentant une déesse assise à demi sur la tête du buffle, et le corps orné dela lutte contre le démon buffle. Devant lui, un autre rocher est sculpté enforme de lion et, à gauche, un troisième orné de têtes de lions cornus

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14 Aménagement d’un paysage naturel, les sculptures sur rochers me paraissentproches des sanctuaires excavés qui, dans les autres sites pallava, précèdent les ensemblesconstruits. De plus, la mention du ViÒ∞u couché dans l’Avantisundarikatha de Da∞∂in lefait considérer comme un élément très ancien du site. Je penche donc vers une datationrelative des sculptures sur rocher comme anciennes dans le site. Le fait qu’elles soienttoutes liées au culte de la déesse, que les représentations de dévots font considérer commesanglant, appuient encore l’hypothèse de représentations anciennes de cultes qui ontd’abord trouvé leur chemin dans les sanctuaires excavés.

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encadre une niche abritant un personnage assis, les mains sur les genoux.Ces animaux évoquent le lion creusé d’une niche du Temple du Rivage.Sous la niche du Rocher de Durga, on a représenté la paire de dévots,dont l’un se tranche la tête cependant que l’autre offre son sang.

La déesse apparaît ici proche de celles du lion du Temple du Rivageet de la Grotte d’Adivaraha. Les dévots évoquent ceux des déesses àquatre bras de la Grotte de Varaha et du ratha de Draupadi. Le revers duroc est sculpté en forme de tête d’éléphant, comportant là encore uneniche abritant un personnage assis, les mains sur les genoux. À gaucheun cheval de profil court vers la tête d’éléphant. Sur le côté droit durocher, se trouve une gardienne tenant l’arc.

Au nord du Temple du Rivage, l’imposant «Rocher de MahiÒa», estorné d’un MahiÒa à tête de buffle et corps d’homme en fuite devant lelion de la déesse, selon l’iconographie utilisée dans la Grotte deMahiÒasuramardini (fig. 12 et 13). Le sommet du rocher est creusé d’unsanctuaire quadrangulaire à la déesse entourée de lions, qui rappelle lesniches taillées dans la poitrine des lions. La déesse y est là encore assisesur la tête du buffle. Deux guerrières chevauchant des lions, puis deuxautres guerrières debout font office de gardiennes de porte, commecelles qui encadrent la MahiÒasuramardini de la Grotte d’Adivaraha etcelles qui gardent la porte du ratha de Draupadi. Cet ensemble derochers dispersés aux abords du Temple du Rivage semblent plus parti-culièrement dédiés à des déesses sanguinaires, en relation avec le mondede la guerre. Mais le site suivant tend à faire penser que ces divinitéssont plus complexes qu’on ne pourrait le croire.

À Ca¬uvankuppam, à quelques kilomètres au nord de Mahabalipuram,on retrouve avec la «Grotte du Tigre», dont la porte s’arrondit au centred’une crinière de têtes de lions cornus, l’iconographie du groupe duRocher de Durga, et, devant une grotte shivaïte, un bas-relief narratifreprésentant la lutte contre MahiÒa, proche du panneau de la Grotte deMahiÒasuramardini (fig. 13). La grotte shivaïte porte une inscription dudébut du VIIIe siècle. Je ne suis pas certaine que l’inscription soitcontemporaine de la Grotte du Tigre, qui me paraît plus ancienne, maisle bas-relief sur rocher qui nous intéresse pourrait être contemporain dela grotte shivaïte. La proximité iconographique avec le Rocher de Durga

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tend à faire interpréter cette part du site comme liée à la déesse. Le détaildu bas-relief révèle une iconographie qui éclaire celle de l’ensemble desdivinités féminines du site.

La composition du bas-relief, narratif, est proche de celle de la Grottede MahiÒasuramardini. À gauche du spectateur, la déesse, le lion et sonarmée de ga∞a s’élancent vers un MahiÒa à corps humain et tête debuffle qui s’enfuit vers l’autre extrémité du panneau, en compagnie del’un de ses généraux à forme humaine. La représentation semble inter-venir à un moment légèrement postérieur de celle de la Grotte deMahiÒasuramardini car, ici, MahiÒa ne porte pas d’armes et, dans safuite, tourne le dos à la déesse.

La figure de la déesse est remarquable15. Tout d’abord elle ne che-vauche pas le lion mais s’appuie sur lui, le pied gauche posé sur son doset le pied droit sur un lotus représenté devant le lion. Cette position est àpeu près la même que celle de la déesse au lion du Temple du Rivage:elle évoque donc aussi celle des déesses assises sur la tête du buffle. Seprésentant de face, la déesse de Ca¬uvankuppam tient l’arc dont l’extré-mité repose sur le sol, rappelant la déesse au lion, les Tueuses de buffleassises et les assistantes des déesses. Le lion de Ca¬uvankuppam se cabrevers l’ennemi, les ga∞a brandissent leurs armes, la déesse se dresse pai-sible au milieu de la furie d’un combat auquel elle ne participe pas. Elleapparaît en fait déjà comme une figure de la victoire et ses caractéris-tiques singulières font d’elle un intermédiaire entre toutes les déesses dusite: participant de toutes les iconographies, elle indique les liens qui lesunissent.

L’image est à la fois narrative, représentant la lutte de la déesse et dudémon, et cultuelle, la figurant comme frontale et statique. De même queles avatara de ViÒ∞u, les Tueuses de buffle sont souvent des représenta-tions à la fois cultuelles et narratives. Mais à Ca¬uvankuppam, il y adavantage superposition qu’intégration des genres narratifs et cultuels.La déesse elle-même n’agit pas; elle apparaît comme une figure de culte

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15 Nombre de détails de cette représentation sont remarquables; l’un des ga∞a aumoins est femelle; un autre mord MahiÒa de sa tête de lion cornu, un parasol flotte dansles airs à gauche… bien d’autres éléments encore vaudraient de s’attarder sur ce bas-relief.

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insérée dans un ensemble narratif. Il est ainsi facile pour celui quiregarde le bas-relief de le mettre en relation avec les autres représenta-tions, celle de la Grotte de MahiÒasuramardini et la déesse au lion repré-sentée sur le Temple du Rivage, et encore ces déesses qui posent leurspieds sur le lotus ou sur une tête de buffle.

La déesse de Ca¬uvankuppam se présente en effet par ailleurs commeun intermédiaire entre les figures assises, parfois assises à demi (fig. 3),celles qui ont un pied sur le dos d’un animal (fig. 5) et les déessesdebout. Le buffle vivant encore, la déesse victorieuse ne peut se tenir sursa tête, mais elle se tient sur le lotus qui évoque à la fois la déesse àquatre bras de la Grotte de Varaha (fig. 8), les déesses du ratha de Drau-padi (fig. 11), la déesse représentée dans le «puits» près du Temple duRivage (fig. 4) et, surtout, les figures de prospérité que sont les Gaja-LakÒmi (fig. 7 et 9), dont l’environnement de lotus est caractéristique.De même que le contraste entre la position de la déesse et l’agitationgénérale de la scène, le caractère incongru du lotus de Ca¬uvankuppamsouligne la juxtaposition des iconographies de divinités féminines dansce bas-relief. Car enfin, le lion n’est pas vraiment le véhicule de ladéesse qui semble portée par ce lotus. Ce trait participe d’une iconogra-phie singulière, signalant le lien entre un animal associé aux formes ter-ribles de la déesse et le lotus, caractéristique des formes paisibles quidispensent les dons de la fortune. Elle apparaît ainsi proche de la déesseà quatre bras de la Grotte de Varaha.

Une telle image confirme les liens qui semblaient se dessiner entretoutes les déesses du site. Au premier abord, il semble qu’on pourraitindiquer que quatre types de déesse, dont l’un comprenant deux sous-types, sont représentés à Mahabalipuram. Tout d’abord on remarqueMahiÒasuramardini, Celle qui broie le buffle, figurée par les deux sous-types de la déesse combattant (Grotte de MahiÒasuramardini et représen-tation de Ca¬uvankuppam), et de la déesse victorieuse, soit debout, soit àdemi assise sur la tête tranchée de son adversaire (Grotte d’Adivaraha,Grotte de la Trimurti, niche du lion du Temple du Rivage, niches desdeux Rochers dits de Durga et de MahiÒa). Quant à la déesse desrichesses, elle connaît deux représentations en tant que Gaja-LakÒmi(Grotte de Varaha et Grotte d’Adivaraha). Une déesse debout sur un

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lotus ou sur le sol et à laquelle des dévots offrent tête et/ou sang est parailleurs représentée (Grotte d’Adivaraha, ratha de Draupadi). Enfin, unedéesse devant le lion orne la paroi nord du Temple du Rivage.

En réalité cette classification simplifie tant les données qu’elle lesfausse. Ce ne sont pas vraiment deux sous-types que comprendMahiÒasuramardini mais trois, la déesse assise sur la tête du buffleconstituant une iconographie originale qui n’est représentée, à maconnaissance, qu’à Mahabalipuram. La paire des dévots aux sanglantesoffrandes aux pieds de la déesse au lion signale à l’évidence que cettedéesse ne constitue pas un type séparé de celle qui est debout, encadréedu lion et de la gazelle, et à laquelle les dévots font les mêmes offrandes.De semblables dévots adorent la MahiÒasuramardini de la Grotte d’Adi-varaha et celle du Rocher de Durga, près de la lutte contre le buffle. Enfait, il n’y a jamais répétition d’une même figure, alors même quechaque représentation puise dans un fond commun d’éléments iconogra-phiques. Il apparaît que chaque déesse représente l’une des variantespossibles d’une divinité, à laquelle correspondent la lutte contre lebuffle, l’adoration par des offrandes sanglantes, l’association avec unlion, avec une gazelle, mais aussi, souvent, avec le lotus de la richeLakÒmi qu’il nous faut maintenant considérer plus en détails.

Lotus, miroir et perroquet

Combat contre le buffle, sang qui coule, lion, gazelle et armes(disque, bouclier, épée, trident) sont liés à une divinité de caractère vio-lent. Le lotus détonne. Attribut très ancien et classique des divinités pai-sibles, et plus particulièrement de la déesse arrosée par les éléphantsqu’on appelle «Gaja-LakÒmi», il est représenté à Mahabalipuram avecce type de déesses et avec les Varaha, associé à la Terre dans la Grottede Varaha et à la déesse du bassin ovale du complexe du Temple duRivage. Dans toutes ces occurrences, cette fleur semble, comme ailleurs,en relation avec l’eau, créatrice, source de bienfaits et de ces richessesqu’évoque katalmallai, la Richesse venue de la mer, nom du site dans leDivyaprabandham (supra: note 3 et épigraphe). Mais la même fleur estégalement associée aux formes armées de la déesse, tenant par ailleurs laconque et le disque, caractéristiques de l’époux de LakÒmi. Le caractèremouvant des autres attributs des déesses fait poser l’hypothèse d’un rap-

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prochement d’une association de divinités violentes avec le lotus,comme l’un des moyens de représenter le concept d’une déesse, en quise trouve rassemblées toutes les attributions des déesses. La divinité deCa¬uvankuppam apparaît comme la figure la plus synthétique du site.

Au terme de cette exploration du corpus de Mahabalipuram émergel’idée d’une déesse dont on choisit de représenter telle ou telle caracté-ristique pour mettre en valeur tel ou tel de ses aspects, mais non sansreprésenter d’autres éléments qui permettent d’en rattacher la figure àtout un ensemble de divinités féminines. En dehors de l’utilisation clas-sique des attributs, lotus, armes, perroquet, etc., pour signifier la plura-lité de fonctions de la déesse représentée, c’est l’importance d’un réseaude relations entre les divinités qui se fait jour. Les postures (debout, àdemi assise, assise), les piédestaux (tête de buffle, profil de lotus, lotus),les gestes (le geste d’absence de crainte), les animaux (lion, gazelle,buffle) et la mise en scène des dévots les adorant (tranchant leur tête,offrant leur sang, en prière) tissent entre les déesses un filet serré de rela-tions. L’élégance des formes armées, enfin, participe aussi d’une icono-graphie où la forme visuellement terrible, celle, par exemple, d’une Kalisquelettique n’apparaît pas. Le concept de grande déesse semble doncconnaître ici une incarnation particulière, dont la complexité pourraitimpliquer une relation assez directe avec un texte. L’analyse de la repré-sentation de la Déesse dans le DM s’avère nécessaire pour mettre àl’épreuve le concept d’un réseau de divinités comme représentationmême de la «grande déesse».

Le Devi-mahatmya

Actuellement inséré dans le Marka∞∂eya-pura∞a, le DM est le pre-mier texte de quelque longueur connu exaltant les déesses ou une déessecomme une divinité dont l’importance tend à éclipser celle des dieux16.Comme son titre le plus populaire l’indique, il s’agit de l’éloge de

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16 Le DM a connu de très nombreuses éditions. Le texte ici suivi est celui duMarka∞∂eya-pura∞a dans l’édition de la Venkatesvara Press (1916), où les treize chantsdu DM occupent les chapitres ou chants 80 à 93. Pour des raisons de commodité de lec-ture, je me réfère dans le corps du texte aux chants, ou chapitres, 1 à 13 du DM, en consi-dérant alors le texte comme un tout isolé, ce qui est également le fait de nombreuses édi-tions et traductions.

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«devi», terme qui correspond à l’expression «Grande déesse», ou à lamajuscule dont on pourvoit le mot «déesse». D’un point de vue gram-matical cependant, rien ne s’oppose à la traduction de DM par «l’élogedes déesses» et les formes qu’adopte «Devi» se multiplient au fur et àmesure que le texte se déroule. Ses treize chapitres correspondent à troismythes principaux, les deux premiers étant représentés à Mahabalipu-ram, avec lequel ce texte s’avère présenter des affinités spécifiques.

Il est en général admis que le DM n’est pas antérieur au VIe siècle,mais des recherches récentes, et convaincantes, tendent à appuyer unedate dans le cours du VIIIe siècle (Yokochi 1999 a et b). La question desa datation est liée à l’évolution du concept de grande déesse, dont leDM est considéré comme le premier témoignage fiable17, qu’on l’envi-sage comme l’aboutissement d’un processus d’amalgame des déesses lesunes aux autres, ou sous l’angle de l’apparition d’une nouvelle tradition.L’utilisation du DM dans cet article impose de mettre ce texte en pers-pective, au fur et à mesure de la présentation d’une héroïne, unificatricecertes, mais qui n’en connaît pas moins une multiplication de formesrépondant à la diversité iconographique des déesses de Mahabalipuram,et d’ailleurs.

Déesse et déesses du DM

La Devi du DM concentre en elle-même les pouvoirs de plusieursdéesses, sanguinaires ou paisibles, qui apparaissent ailleurs, dansd’autres textes ou à travers d’autres types de témoignages18. La compo-

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17 On a beaucoup écrit sur le concept de grande déesse et il est impossible ici de pas-ser en revue les témoignages invoqués pour ou contre son existence à telle ou telle date(supra: note 3). Il me semble que la tardive apparition d’un pareil concept dans les textesne peut être considérée comme un témoignage certain du caractère tardif de son appari-tion tout court. Tout ouvrage consacré aux déesses ou à la déesse évoque la «Grandedéesse» au moins en introduction, voir, par exemple, outre les ouvrages de Th. B. Coburn(1984 et 1991), l’introduction de J. S. Hawley à Devi, Goddesses of India (1998), l’articlede Th. B Coburn dans le même ouvrage, D. Kinsley 1986, l’ouvrage collectif The DivineConsort: Radha and the Goddesses of India, édité par J. S. Hawley and D. Wulff (1982)et les travaux de M. Biardeau, en particulier Histoires de poteaux (1989). Y. Yokochi(1999 a et b) y fait également référence. Chacun donne la primauté soit à la multiplicité,soit à l’unité.

18 Les trois travaux de la Devi du DM n’ont pas la même histoire et leur rassemble-ment dans ce texte paraît quelque peu hétéroclite, comme le montrent les quelques élé-

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sition du texte où se succèdent trois mythes de longueur inégale est lepremier moyen utilisé pour réunir des déesses dont les manifestations,les apparences et les modes d’action diffèrent. Après la mise en placed’un récit-cadre, une sombre divinité, liée au sommeil et à la mort aideViÒ∞u dans un combat qui prélude à la cosmogonie. Puis la déesse luttecontre le démon buffle et, dans un troisième temps, combat la pairedémoniaque Sumbha et Nisumbha.

La fiction mythologique du DM veut que ces trois récits mettent cha-cun en scène la même divinité, même si dans le détail du texte le pro-cessus d’assemblage se fait parfois sentir. Afin de mettre en valeur lesprocédés qui permettent à plusieurs formes de déesses d’être considéréescomme des aspects différents de la même divinité, guerrière, associée àla paix du royaume, etc., une brève présentation de chacune d’elles s’im-pose. Nous suivrons la chronologie du texte, en nous attardant sur le pre-mier épisode comme exemple de pratiques littéraires qui reviennent à denombreuses reprises.

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ments que je signale ici; voir aussi l’article de Y. Yokochi (2001), une étude sur la déessedu HV, qui a bien des caractères en commun avec celle du DM.

Le rapprochement avec les représentations souligne les différences de statut entre lesaspects de la déesse, ou entre les déesses, des trois morceaux de mythologie du texte,connaissant, en effet, un destin iconographique très différent. La première déesse estreprésentée, mais rarement et seulement à partir du Ve siècle, au moment où apparaissentles représentations de ViÒ∞u couché sur le serpent, mythe-cadre de son action. Les repré-sentations de la tueuse de buffle sont nombreuses, populaires et antérieures d’au moinscinq siècles à sa première apparition textuelle (Schmid 2004). Quant à la troisièmedéesse, elle n’est pratiquement pas représentée avant le IXe siècle, c’est-à-dire après larédaction du DM. En revanche, les formes secondaires de la déesse évoquées au coursde ce troisième mythe, Kali et les «mères», sont figurées, la première à partir du VIIe

siècle sans doute tandis que l’histoire iconographique des secondes plonge ses racinesdans le Ier siècle de notre ère. D’autres différences se font jour dans les textes, HV, cetappendice du MBh contant l’histoire du dieu K®Ò∞a, achevé sans doute au moment où leDM fut rédigé, et DM essentiellement, mais aussi la nouvelle édition du Skanda-pura∞a,texte qui daterait du Ve siècle, et VP qui en serait contemporain. Ces textes font de l’hé-roïne du DM un patchwork de divinités connues. La déesse du premier chant du DMapparaît dans le HV et le VP. Celle qui broie le buffle ne se trouve dans aucun de cesdeux textes mais apparaît dans le Skanda-pura∞a. Celle qui tue deux démons dans leschants 5 à 11 du DM, est connue du HV comme du Skanda-pura∞a ancien. On s’aper-çoit que le renom textuel des déesses du DM est quasi inverse de leur popularité icono-graphique, ce qui soulève nombre de questions sur la relation entre le corpus des imageset celui des textes.

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Le monde se déploie (DM 1)

Le texte s’ouvre sur le récit-cadre. L’égarement (moha) que partagentun roi et un marchand, deux personnages qui entretiennent une relationparticulière, et différente, avec la notion de richesse, est le prétexte del’évocation de la déesse. Le sage devant qui ils s’étonnent de l’absurditéde leur propre conduite qui les a menés à la ruine, leur répond. La déesseapparaît ainsi d’abord comme la grande illusion, mahamaya, qui mène lemonde à l’égarement, mais possède aussi le pouvoir d’amener à la déli-vrance un univers qu’elle a elle-même créé (DM 1, 55-56). Les deuxcaractéristiques essentielles de la déesse du premier récit sont ainsiposées et le mythe de ViÒ∞u réveillé par la déesse pour lutter contreMadhu et Kai†abha les illustre: la déesse est créatrice, la déesse est illu-sion. À l’aube du texte, elle est liée au monde des apparences. L’universqui apparaît dans ce premier chapitre est aussi une forme d’image etl’ensemble du premier récit associe la déesse au monde des représenta-tions: l’on n’est guère étonné d’entendre le roi demander: «comment semanifeste cette déesse, quelle forme adopte-t-elle, quelle est sa nais-sance?»19. La déesse a bien des manifestations différentes (samutpattirbahu∂ha), elle qui a la forme même du monde (jaganmurti). Puis vientl’hymne, la louange lyrique qu’adresse Brahma à la déesse devant unViÒ∞u endormi attaqué par des démons nés du cérumen de ses oreilles,belle métaphore d’un dieu qui n’entend pas… Car la déesse du premierrécit est aussi son, parole, appel. Divinité du sommeil des rois et desdieux (yoganidra, DM 1, 70, nidra, DM 1, 71 et 1, 83), grande et terriblenuit (kalaratri et maharatri en 1, 78), elle est divinité de l’éveil auquelsonge Brahma en DM 1, 70, 86 et 8720. Dans la suite de l’hymne, elleapparaît comme divinité suprême, la «grande», maha, déesse (mahavi-dya, mahamaya, mahamedha, mahasm®tiÌ, mahamoha ca bhavati,mahadevi mahasuri, DM 1, 77), qui soutient le monde, le crée, le pro-tège et le dévore (DM 1, 75 et 83). L’aspect terrible et la face de bon

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19 yat prabhava ca sa devi / yat svarupa yad udbhava, DM 1, 61.20 La première strophe de l’hymne fait d’elle les deux invocations qu’on prononce au

début d’un sacrifice et d’un sacrifice aux mânes, svaha et svadha, déesse à l’origine del’appel (vaÒa†kara), son personnifié (svaratmika) et syllabe originelle (akÒara nitya). Ladéesse appelée Nidra qui apparaît dans le cadre du sommeil de ViÒ∞u se rencontre déjàdans le HV, aux chapitres 40 et 48 essentiellement, voir A. Couture (1999).

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augure apparaissent tour à tour dans les quinze strophes de l’hymne deBrahma, à travers des combinaisons avec lesquelles l’iconographie deMahabalipuram offre des parallèles.

Evoquant les attributs matériels de la déesse, la strophe DM 1, 80 cor-respond à certaines représentations: «Armée d’un glaive et d’une lance,[tu es] effrayante, portant massue et disque, conque, arc, flèches etfronde, armée d’une barre de fer». On retrouve la plupart des armes queportent les MahiÒasuramardini et la déesse au lion à Mahabalipuram.Mais dans les deux strophes encadrant DM 1, 80, des termes correspon-dant aux Gaja-LakÒmi apparaissent aussi: «Tu es Sri (splendeur), tu essouveraine (isvari)» (DM 1, 79), «Paisible (saumya), plus paisible quetout, oui tout, ce qui est paisible, si belle (atisundari)…» (1, 81). Lepoète souligne dans les trois strophes suivantes (DM 1, 82, 83 et 84) sesdifficultés à rassembler ces aspects, «Qui serait capable de te chanter?»(kaÌ stotuµ saktiman bhavet), mais, ce faisant, il exprime aussi la fierténée de sa prouesse. Or certains de ses procédés se retrouvent dans l’ico-nographie de Mahabalipuram. On pense plus particulièrement aux pairesde déesses des deux grottes dites de Varaha et d’Adivaraha.

Tout d’abord les trois strophes de DM 1, 79, 80 et 81, évoquant lesdeux aspects opposés de la déesse, se succèdent: la proximité est l’undes moyens signifiant l’identité d’une divinité aux manifestations sidiverses. Dans les deux grottes pallava, les emplacements des représen-tations sont aussi utilisés pour mettre en relation des manifestations dif-férentes: les représentations de LakÒmi la Fortunée ou la Fortune (fig. 7et 9) sont couplées avec celle d’une déesse que ses dévots offrant tête etsang signalent terrible (fig. 8 et 10). La structure des deux grottes estrythmée par des représentations, comme le texte l’est par des apparitionsdivines représentées d’un panneau sculpté à l’autre, dans un environne-ment semblable. Les dimensions des panneaux sont semblables, leurscompositions (centrées) et leur type (cultuel) similaires comme lesstrophes sont de même longueur et de même type. Le DM fait varier lesépithètes sur une même structure syntaxique: «C’est toi qui as soutenule bien, c’est toi qui as créé le monde, c’est toi qui le protège, ôdéesse…», (tvayaitad dharyate visaµ, tvayaitat s®jyate jagat, tvayaitatpalyate devi […], DM 1, 75). Sur le site, les variations iconographiques

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interviennent sur une structure de représentation commune. Fortune pai-sible ou combattante, la déesse est au centre de la représentation, sculp-tée à la même échelle, de face et hiératique — on pourrait lui adresserles hymnes du DM. Elle est aussi atisundari, très séduisante dans lesdeux cas.

L’analyse du texte confirme ainsi les liens unissant les formes de ladéesse représentées dans le même sanctuaire. Elle permet aussi d’élargirle processus du rapprochement, en confirmant ceux qui fédèrent de nom-breuses déesses.

La plupart des études consacrées à la Grotte de MahiÒasuramardiniconsidèrent que les deux premiers récits du DM sont la source de soniconographie. Les deux mythes se succèdent sur les parois de la grottecomme dans ce texte. L’hymne de Brahma achevé, la déesse du premierchant du DM se manifeste, émanant du corps de ViÒ∞u qui se lève etcombat les démons, ce qu’illustre le panneau de gauche de la Grotte deMahiÒasuramardini. Le panneau d'en face correspond au récit mytholo-gique occupant les chapitres 2 à 4 du DM (fig. 6). Mais si le début dutexte associe une déesse en action à des formes cultuelles et immuablesde la même divinité, évoquées dans l’hymne, il faut ajouter qu’il corres-pond à bien d’autres sanctuaires du site. Iconographie, emplacements etstructures d’ensemble lient les deux grottes dites de Varaha et d’Adiva-raha, mais aussi la Grotte de MahiÒasuramardini, pendant narratif desformes cultuelles de ces deux grottes.

La lutte contre le buffle paraît ainsi lier les trois grottes. La déessearmée de la Grotte de Varaha porte les armes de DM 1, 80 et de la vic-torieuse MahiÒasuramardini de la Grotte d’Adivaraha. La tueuse debuffle de la Grotte de MahiÒasuramardini est montée sur le lion repré-senté dans les deux grottes dites de Varaha et d’Adivaraha; nombred’autres échos iconographiques se font jour (supra: 10-11).

Formes cultuelles des hymnes, formes narratives du récit, toutes lesdéesses armées du site peuvent être mises en relation les unes avec lesautres. De même, le DM ne lie pas seulement la déesse de l’hymne dupremier chant avec sa manifestation active dans le même chant, maisaussi avec la divinité qui combat dans le second morceau mythologique,et, finalement, avec l’ensemble des manifestations féminines du texte, y

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compris, comme on va le voir, avec les incarnations de la richesse. Lesattributs de DM 1, 80 se retrouvent dans les autres épisodes, armant unedéesse qui doit combattre les démons, et tout d’abord MahiÒa, dans laGrotte de MahiÒasuramardini (fig. 6) et sur le rocher de Ca¬uvankuppam(fig. 13), vaincu par les déesses armées de la Grotte d’Adivaraha (fig.10), des rochers indépendants (fig. 12 et 13), de la Grotte de la Trimurtiet du ratha de Draupadi (fig. 11).

Entre hymnes et récits mythologiques, on retrouve dans les deuxautres épisodes mythologiques du DM, ces glissements d’une divinité àune autre qui sont l’un des moyens privilégiés, par le texte comme parles images de Mahabalipuram, pour exprimer la multiplicité de la déessedans son unité.

La lutte contre le démon-buffle (DM 2-4)

L’emboîtement des récits cadres permet de glisser d’une divinité àl’autre. Le ®Òi récitant du DM dit au roi qui l’interroge: «C’est ainsiqu’apparut la déesse, que Brahma lui-même loua; mais écoute, je vaisévoquer plus longuement sa venue à l’existence»21. La déesse de la pre-mière partie (DM 1) réapparaît donc dans la seconde (DM 2-4), alorsmême qu’en DM 2, 10-13, la condensation du tejas des dieux en unemasse flamboyante semble bien correspondre à une deuxième apparitionde la déesse. On verra que le même procédé rattache l’un à l’autre lesdeuxième (DM 2-4) et troisième récits (DM 5-12), avant que le 13e

chant ne démontre toute l’importance théologique de ce récit-cadre enconcluant sur le culte rendu à une déesse unique. Mais considéronsd’abord ce qui s’est passé autrefois (pura), lorsqu’un démon buffle com-mandait aux asura, et Indra aux dieux.

Le deuxième chant fait d’abord apparaître la déesse (DM 2, 10-13),dont on avait vu le fantôme se lever du corps de ViÒ∞u au chant précé-dent. Lors de cette seconde apparition de la déesse, outre le récit-cadre,la structure narrative, en faisant se succéder la lutte de ViÒ∞u contre les

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21 evam eÒa samutpanna brahma∞a saµstuta svayam / prabhavam asya devyas tubhuyaÌ s®∞u vadami te, DM 1, 104.

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deux démons et celle de Devi contre le Buffle, exprime l’identité de ladivinité. À Mahabalipuram, des éléments similaires sont utilisés. Dans lamême grotte, deux panneaux sont placés l’un en face de l’autre, sansqu’aucune autre représentation ne vienne troubler leur association. Ladéesse qui apparaît lorsque ViÒ∞u est encore endormi et celle qui combatMahiÒa constituent une unique divinité, qui se manifeste deux fois.

Le caractère particulier de l’apparition de la déesse dans le deuxièmechant est suggéré dans l’image par la multiplication des bras et des attri-buts. La déesse fait la démonstration de sa puissance. Le deuxième chantdu DM énumère trident, disque, arc et deux carquois, foudre, cloche,bâton, lasso, rosaire, pot à eau, épée et bouclier, hache et coupe qui sontautant de signes de son lien avec les dieux qui lui donnent naissance.Beaucoup de ces attributs sont des armes, et c’est sous cet aspect dedéesse armée, terrible, que l’on considère habituellement la Tueuse dubuffle, qui, dans la Grotte de MahiÒasuramardini, auréolée de huit bras etmontée sur son lion tire des flèches sur l’armée des démons.

Pourtant l’aspect paisible de cette divinité est également évoqué, à tra-vers les parures dont elle est pourvue. Dans le DM, l’océan de lait faitdon à la déesse de toutes sortes de bijoux, collier, diadème, bouclesd’oreilles, croissant de lune, bracelets pour ses avant-bras, anneaux dechevilles, ceinture et bagues (DM 2, 25cd-27). Belle et parée, LakÒmiqui personnifie richesse et prospérité, naît de ce même océan de lait pré-senté ici comme l’un des principaux géniteurs de la Tueuse de buffle.Des dieux contribuant à la naissance de la déesse, l’Océan est celui quitotalise le plus grand nombre de vers. En DM 2, 29, il donne à la déessequi va tuer le buffle les lotus de la prospérité22. Ce dieu fait de la Tueusede buffle, une incarnation de la richesse et de l’abondance et c’est bienainsi qu’apparaît la déesse combattante dans la Grotte de MahiÒasura-mardini, portant une haute coiffure élaborée proche d’une tiare, degrosses boucles d’oreille, deux colliers, des bracelets d’avant-bras et depoignets, des bagues et enfin des anneaux de cheville (fig. 6).

MahiÒa est sensible à la beauté éclatante de la déesse. Il est séduit parun éclat (tviÒ) qui évoque la condensation du tejas des dieux dont naît la

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22 amlanapankajaµ malaµ sirasy urasi caparam / adadaj jaladhis tasyai pankajaµca ati sobhanam //.

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déesse, mais correspond aussi à Sri, l’éclat, la splendeur personnifiéeproduite lors du barattement de l’océan de lait par les dieux et lesdémons, et qui symbolise la gloire née de la victoire remportée23. Lacomposition du panneau de Mahabalipuram utilise la même idée. Lesbras de la déesse se déploient autour d’elle comme des rayons et cettefigure capte la lumière qui pénètre dans la grotte, face à un buffle quidéjà recule, comme ébloui par la déesse.

Le combat éclate immédiatement. Prouvant ses capacités créatrices de manière saisissante et annonçant certaines modalités du troisièmemorceau de mythologie, la déesse fait naître des armées de ses soupirs(DM 2, 53). Les ga∞a portant bouclier et sabre qui suivent la déesse deMahabalipuram leur correspondent. L’arme la plus utilisée par la tueusede buffle est l’arc: «Même alors la déesse Ca∞∂ika, comme par jeu,déchirait ces armes, ces tirs, en déversant une pluie de ses propres traits/ la déesse au visage sans fatigue, louée par les sages et les dieux, lança,souveraine, sur les corps des démons des armes et des flèches», (DM 2,50-51). Les flèches réapparaissent en 2, 56 comme une pluie de traits(saktiv®Ò†i) puis, au début du troisième chant, comme un obsédant refrain(strophes 2, 3 et 4, saravarÒa, sarotkara, asuga). Je crois que l’impor-tance donnée aux flèches dans les textes et les représentations de laTueuse de buffle doit être mise en relation avec le topos que constitue lamétaphore de la flèche représentant les rayons du soleil, tant utilisé dansle kavya sanskrit, épigraphique ou autre. Ces flèches sont l’un des sym-boles de l’éclat que renvoie une déesse glorieuse, en une lumière qui estl’un des traits communs à la riche figure d’une LakÒmi parée d’or et à lavictorieuse déesse armée.

Le tableau que présentent les trois strophes 50 à 52 correspond en faitau panneau de la Grotte de MahiÒasuramardini, où la déesse montée surle lion couvre l’armée ennemie de flèches. L’arc est, en outre, à Maha-balipuram l’arme la plus visible des femmes armées. La déesse le pré-sente devant elle (fig. 5) et on le retrouve dans les mains des formes gar-diennes (fig. 9). Les deux carquois que portent toutes les Tueuses debuffle du site et nombre des déesses armées trouvent dans le DM une

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23 sa dadarsa tato deviµ vyaptalokatrayaµ tviÒa / padakrantya natabhuvaµ kiri†olli-khitambaram //, DM 2, 38.

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explication lorsque Vayu remet deux carquois à celle qui lutte contreMahiÒa (DM 2, 22). C’est la première fois dans l’histoire iconogra-phique de MahiÒasuramardini qu’on donne autant d’importance à l’arc etqu’on pourvoit cette déesse de deux carquois24.

À la fin du troisième chant, la déesse tue le buffle. Tout d’abord, elle luiannonce sa mort. Ce seul moment d’arrêt du combat pourrait correspondreà une image comme celle de Ca¬uvankuppam, où la déesse se fige face àla troupe qu’elle a mise en fuite. La déesse tranche ensuite la tête dubuffle. Ce moment est évoqué à de nombreuses reprises à Mahabalipuram,lorsque la déesse victorieuse est sculptée debout sur la tête du buffle.

Le quatrième chant du DM et la déesse multiforme

DM 4 est presque entièrement constitué d’hymnes à la gloire de lavictorieuse déesse. On y voit réapparaître tous les thèmes de DM 125. Lamême idée d’une déesse inconcevable est également exprimée, cette foisà plusieurs reprises car l’hymne est plus long. D’autres éléments appa-raissent qui font de cette déesse une forme de Sri ou de LakÒmi, enmême temps qu’une forme armée. La célébration cultuelle qui prendensuite place n’a aucune relation avec l’aspect terrible de la déesse,apparaissant avec son visage de grâce pour répondre aux dieux. Auxremarques déjà faites, on peut ajouter quelques éléments.

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24 On retrouve les deux carquois et le grand arc sur beaucoup de représentations sud-indiennes postérieures.

25 Les deux premières strophes du premier hymne correspondent avec les strophes 4,9 et 11 (la déesse est svaha et svadha, elle est le son (svara, sabda) personnifié); les troi-sième, quatrième et onzième strophes correspondent avec 4, 4 et 8 (la déesse est l’universentier, qu’elle crée, soutient, protège et détruit); la cinquième correspond à 4, 10 et 12: ladéesse est sagesse, vidya et medha. Les connotations effrayantes de la strophe du premierhymne réapparaissent aussi dans l’hymne du chant 4, avec l’épithète «grande nuit»(maharatri). D’autres thèmes unissent les deux hymnes: prak®ti, sri, buddhi et lajja. 4, 8,qui décrit la déesse armée, a de nombreux correspondants dans le deuxième hymne (lesstrophes 4, 21, 25, 26, 28 évoquent les mêmes armes, à savoir l’épée, le trident, la mas-sue, l’arc, etc. (DM 4, 28). Les aspects saumya et parama de la déesse du premier hymnereviennent en 4, 8, 10, 11 et 27. DM 4, 10 reprend le thème d’une déesse-univers en yajoutant la notion d’énergie, deux idées qu’on retrouve au tout début du deuxième hymne,où l’univers est tissé par une déesse formée par les énergies de tous les dieux. DM 2, 12affirmant que la déesse est plus puissante que ViÒ∞u, Siva et Brahma, correspond à DM4, 4-5, mettant en scène ViÒ∞u et Siva incapables de célébrer correctement la déesse.Enfin, en DM 4, 12, ViÒ∞u est appelé l’ennemi de Kai†abha, ce qui rappelle le premierépisode du DM.

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La longueur de l’hymne et le réseau des correspondances tissé entre laNidra qui éveille ViÒ∞u et la Tueuse de buffle enrichissent la figure de ladéesse. La divinité est formée de l’association de plusieurs déesses et deplusieurs dieux: «c’est par cette déesse dont la forme est l’associationdes énergies de tous les dieux sans exception que ce monde a ététissé»26. C’est maintenant dans un vers unique, éventuellement dans lamême portion de vers, que sont rassemblés des aspects opposés de ladéesse, «C’est toi qui es Sri, la Glorieuse, en personne dans lesdemeures des justes, Alaksmi, l’Infortune, dans celles de ceux qui font lemal…». En DM 4, 37 le texte évoque des formes bénignes (saumya) etterribles (ghora) qui ont la même fonction, protectrice. Les aspects de ladéesse se succèdent en fait, suivant l’énumération de différents contextesqui déterminent la forme de la divinité.

Ce procédé du contexte dans lequel la divinité apparaît est, paradoxa-lement puisqu’il est multiplié, l’un des moyens d’exprimer son unité. Eneffet l’identité des dévots, représentés par leurs demandes, et le momentcosmique ou les circonstances où elle doit apparaître définissent l’aspectd’une déesse, qui reste elle-même. «Au moment de la création, tu prendsla forme de la création et au moment de la protection tu prends la formede la stabilité, et tu as la forme de l’anéantissement quand vient la fin!»(DM 1, 76), ou bien, on l’a vu, l’héroïne du DM s’incarne en tant queLakÒmi chez les bons et AlakÒmi chez les méchants. Des indicationsconcernant des déesses vraiment particulières, des indications géogra-phiques par exemple, ont peu cours dans le texte. Les déesses locales ourégionales, les divinités du territoire n’apparaissent pas en tant quetelles27. De telles omissions soulignent, à mon sens, la volonté unifica-trice du texte. La création, les démons, les êtres justes et les autres, sontdes éléments différents les uns des autres. Mais ils sont présents partoutet toujours. De même, la déesse multiforme adopte telle apparence dans

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26 devya yaya tatam idaµ jagad atmasaktya niÌseÒadevaga∞asaktisamuhamurtya /,DM 4, 4ab.

27 Le lien de la déesse avec les monts Vindhya est cependant évoqué à plusieursreprises. Ces mentions des Vindhya sont peut-être à rattacher à une déesse particulière,l’habitante des monts Vindhya, à laquelle serait plus particulièrement consacré le troi-sième morceau du texte. Mais l’histoire de ces mythes me paraît trop obscure pour qu’onpuisse se prononcer aujourd’hui, voir cependant Y. Yokochi 1999b et 2001.

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telle circonstance, tel contexte et elle est éternelle. Le changement mêmeest utilisé pour faire percevoir son caractère constant.

Là encore l’esprit du texte est proche de celui qui anime les divinitésféminines de Mahabalipuram. Le contexte iconographique, dévots,ga∞a, animaux permet de faire se rejoindre des déesses en apparencedifférentes. Evoquant une divinité à la fois charmante et terrible, DM 4,2328 semble correspondre à la gracieuse MahiÒasuramardini de laGrotte d’Adivaraha, dont le visage souriant se détache au-dessus de latête tranchée d’un buffle tirant une langue morte, et de dévots dont l’unoffre son sang (fig. 10). Quant à son pendant dans la grotte, LakÒmi laRiche que baignent doucement des éléphants et des jeunes femmes (fig.9), l’hymne du quatrième chant qui loue la tueuse de buffle, n’oubliepas d’évoquer les aspects plus paisibles de la divinité. Sagesse et libé-ration (vidya, medha, mokÒa, DM 4, 10 et 12), navire qui vous fait tra-verser l’océan des existences hérissées de difficultés (durgabhavasaga-ranaur, DM 4, 12), la déesse est appelée Sri en DM 4, 6 et 12, tandisqu’en DM 4, 13 la beauté de son visage est évoquée à travers le com-posé kanakottamakantikanta, visage (vaktram) au charme naissant del’éclat suprême de l’or. «kanti» est l’une des épithètes de LakÒmi etl’or est choisi autant pour son éclat que parce qu'il signifie richesses et prospérité, mentionnées explicitement en DM 4, 16, où les dévots dela déesse voient s’accumuler richesses, gloire, bonheur, femmes etenfants.

Avec le troisième morceau de mythologie, nous abordons la partie laplus longue du DM. Outre, les procédés déjà mis en valeur, d’autres élé-ments, très particuliers quant à la relation avec la représentation de ladéesse, interviennent.

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28 «Rien ne peut se comparer à ta vaillance, rien non plus à ta forme qui inspire à lafois le charme et la terreur; et pourtant, ô Déesse qui distribues les grâces, on T’a vuedans les mondes être à la fois impitoyable au combat et pleine de compassion dans toncœur!», trad. Varenne 1975: 37 (kenopama bhavatu tesya parakramasya rupaµ casatrubhayakary atihari kutra / citte k®pa samaraniÒ†hurata ca d®Ò†a tvayy eva devi varadebhuvanatraye ‘pi //).

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Les démons frères (DM 5-13)

L’emboîtement des récits cadres identifie la déesse qui lutte contre lesdémons Sumbha et Nisumbha aux déesses déjà apparues. À la fin deDM 4, le sage récapitule le combat contre le démon taureau: «c’était làle récit de son apparition en ce temps-là…» avant d’enchaîner sur l’an-nonce «et à nouveau elle apparut sous la forme de Gauri […].» Laforme de la déesse dont il va être question succède à celle de la tueusede buffle. Au début de DM 5, «ils se souvinrent de la déesse invaincue»(tam deviµ saµsmaranty aparajitam, DM 5cd), répond à la demandedes dieux du chant 4 «qu’à chaque fois que nous nous souviendrons detoi…» (saµsm®ta saµsm®ta tvaµ no…). Un vague pura, «en ce temps-là», marque le début du récit au chant 2 et au chant 5, mais les appari-tions de la déesse sont présentées dans un ordre chronologique qui cor-respond au déroulement du texte.

Le cinquième chant est en grande partie occupé par le troisièmehymne. Les dieux supplient la déesse de les débarrasser de Sumbha etde Nisumbha. L’effet d’écho que confère à l’hymne la répétition d’unemême structure grammaticale et métrique en fait une véritable invoca-tion. Les namas, «hommage», sont répétés deux, voire trois fois danschaque strophe et les formes prises par la déesse apparaissent en destermes à deux syllabes dont la première est longue (kÒanti, jati, srad-dha, etc.) reprenant des termes, ou des idées, des deux premiers hymnesdu texte. La déesse est bienveillante, éternelle; elle est Gauri, Durga…Du premier hymne vient la sombre déesse, sommeil particulier qui estaussi la magie de ViÒ∞u (viÒ∞umaya, DM 5, 16), du second malgré laprésence de LakÒmi, succès, prospérité et beauté, la prééminence del’aspect terrible. Le composé atisaumyatiraudra, «la très charmante ettrès effrayante» de DM 5, 15 signale la proximité de plus en plusgrande de deux visages principaux de la déesse, ici entièrement confon-dus.

Cette fois la déesse ne connaît pas d’apparition particulière. Les dieuxsont venus la trouver dans l’Himalaya où elle réside et l’invocation seulefait surgir une forme divine si belle qu’elle ravit l’esprit des deuxdémons (DM 5, 42); on la suppose semblable à celle du deuxième épi-

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sode, puisque le texte s’emploie à lier ces deux travaux de la déesse. Deplus, l’héroïne du troisième mythe est très peu représentée. Ce sont lesmultiples divinités surgissant du corps de l’héroïne qui sont figuréesdans l’iconographie indienne, sous la forme du groupe des mères (infra:491-492)29. L’apparition, dans les deux premiers épisodes, de la déessequi surgit du corps du non-manifesté (avyaktajanman), puis d’un amasde tejas né du corps de tous les dieux ou qui advient de l’enveloppe d’uncorps (sarirakosa), semble bien correspondre à la possibilité de la repré-sentation plastique. Le corps divin dont surgit ou à partir duquel seforme l’incarnation de la déesse dans le chant 5, paraît, lui, correspondreà un corps divin énigmatique, qui reste non-manifesté (avyakta). Qui estcette déesse dont on fait l’éloge? Est-elle manifestée? Une forme surgitde son propre corps pour, semble-t-il, fournir une représentation de ladivinité. La déesse se dédouble et se parle à elle-même, avant de com-battre un démon qui se divise, les frères Sumbha et Nisumbha: le troi-sième récit apparaît préoccupé d’effets de miroir.

Le schéma du récit est simple. Des généraux de l’armée des démonsaperçoivent la déesse, très belle (sumahohara, ravissante, striratnam ati-carvangi, un joyau de femme au corps sublime; on peut noter la relationentre beauté et joyau) et éclatante (bhasayanti himacalam, elle fait res-plendir la montagne; dyotayanti disas tviÒa, elle rayonne d’éclat danstoutes les directions). Ils conseillent à Sumbha et Nisumbha de laconquérir. La déesse refuse le mariage proposé, repousse les arméesdémoniaques et tue les deux démons.

Dans le sixième chant, c’est le lion qui, telle une émanation de ladéesse, l’aide à accomplir ses exploits. En DM 7 apparaît la Noire, Kali:«De ses sourcils froncés, de son front jaillit Kali, à la terrible face,armée d’un lasso et d’une épée». C’est là une dévorante déesse, quin’est pas représentée à Mahabalipuram, mais souvent ailleurs30. L’ambi-guïté de la relation entre les deux formes de la déesse correspond à ceconcept d’une déesse une et multiple. En DM 7, 19, Kali est le sujet desactions, mais en 7, 20 apparaît un «devi» qui peut désigner autant la

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29 Les images correspondant à la lutte qui occupe les chapitres 5 à 11 du DM sont trèsrares et n’apparaissent pas avant le IXe siècle, si ce n’est plus tard car les représentationsdu IXe siècle ne peuvent pas être identifiées de façon sûre, supra: note 17.

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forme «kali » que la devi dont elle émana: Kali pourrait être l’une desreprésentations de la divinité du troisième mythe. Pourtant en DM 7, 23,Kali offre les têtes coupées des démons à Ca∞∂ika et en 8, 12, couvre deses hurlements le son de la cloche qu’agite Devi… il y a là encoredédoublement de la déesse qui apparaît sous diverses formes au mêmemoment du récit.

La déesse se multiplie au huitième chant avec l’apparition du groupedes sept sakti. En un saisissant effet d’écho avec le deuxième chant, lesdieux font surgir des déesses de leurs corps ([…]sarirebhyo viniÒkramyatadrupais ca∞∂ikam yayuÌ //, DM 8, 15cd). Mais, cette fois, les énergiesdes dieux conservent leur individualité31. Au lieu d’une forme en ras-semblant plusieurs, on a plusieurs formes dont l’ensemble constitue unedivinité unique.

La relation des énergies sorties des corps des dieux avec la forme dela déesse est obscure. Lorsque Siva présente les énergies à la déesse,c’est du corps de Devi qu’émane une énergie terrible32. En DM 10, 6, ladéesse déclare: «C’est moi l’unique en ce monde, quelle autre déesseprend ma suite? Regarde, celles qui sont mes manifestations (vibhuta)pénètrent en moi». Et les déesses se rendent en son corps (tanau jag-mus).

La relation des déesses avec le monde des formes se révèle donc trèsdifférente de celle des divinités masculines. De la déesse émanent desformes qui retournent en ce corps dont elles sont issues; des dieux éma-nent des formes qui vont au corps de la déesse qu’elles constituent…Dans ce troisième récit, il semble que la surcharge mythologique finissepar fragmenter une déesse, qui se présente, par le biais des mères,comme une pluralité de divinités combattantes.

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30 Il semble qu’il y ait une progression dans les incarnations de la déesse. La Kali duDM qui fait du bruit, écrase, déchire, dévore et boit le sang est proche du lion; on peut,en particulier, comparer DM 6, 20 et 7, 10-14 où Kali se comporte exactement commel’animal (voir aussi DM 8, 11-12, où le lion et Kali rivalisent de cris (nada) et 9, 41 oùils mangent leurs ennemis, bhakÒitas). Le lion est, de loin, l'animal le plus représenté deMahabalipuram.

31 yasya devasya tadrupaµ yatha bhuÒa∞avahanam / tadvad eva hi tacchaktir asuranyoddhum ayayau //, DM 8, 16.

32 «Et voici que du corps de la Déesse, émana l’énergie terrifiante, de la terribreChandikâ qui hurlait comme cent chacals», (tato devisarirat tu viniÒkrantabhibhiÒa∞a /ca∞∂ikasaktir atyugra sivasataninadini //, DM 8, 25; trad. Varenne 1975: 64).

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Face à cette divinité morcelée, le rappel du récit-cadre à l’intérieur dutroisième épisode, au début de DM 9, a sans doute pour fonction, entreautres, de réaffirmer le caractère unique de la déesse. Mais les fins queconnaissent ensuite Sumbha et Nisumbha accentuent encore les effets demiroir. Comme MahiÒa, Nisumbha change de forme au moment de mou-rir. De son cœur transpercé surgit un homme à qui la déesse tranche latête.

«Moi qui m’étais divisée ici en de multiples formes, je me tiensunique [figure] où elles sont rassemblées. Sois ferme au combat!», lancedans le chant suivant la déesse à Sumbha luttant contre une figure terri-fiante qui a, de nouveau, absorbé toutes les formes qui étaient lessiennes33. La plus grande partie du chant suivant est réservée au qua-trième hymne du DM. Nombre des strophes sont adressées à Naraya∞imais évoquent les mères apparues en DM 8, VaiÒ∞avi, Brahma∞i,Mahesvari, Kaumari, Varahi, Narasiµhi, Aindri, et encore Camu∞∂a.D’autres noms et épithètes rappellent le premier et le deuxième épisode.En DM 10, 23 se tient une LakÒmi maharatri et mahamaya; à la strophesuivante apparaît une Sarasvati de ténèbres (tamasi).

Dans ces deux combats, les adversaires n’ont cessé de changer d’ap-parence et si la déesse multiforme s’affirme maintenant comme un ava-tara de ViÒ∞u, c’est sans doute pour se démarquer du caractère démo-niaque de ce genre de pouvoirs. La déesse promet en effet ensuite dedescendre, tel un avatara, sur cette terre, chaque fois que l’univers som-brera dans la détresse (DM 11, 55)34. L’imitation de la théorie vishnouitedes avatara permet aussi d’exprimer l’unité de la divinité à travers lagrande variété de ses formes et nous verrons que le rapprochement avecles avatara est clairement illustré à Mahabalipuram.

Le début du chant 12 poursuit les promesses de la déesse. Sa gestedoit être récitée à l’automne (DM 12, 12), lorsqu’on récolte et qu’on parten campagne, les deux sources principales de la prospérité. Le dévot

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33 ahaµ vibhutya bahubhir iha rupair yad asthita / tat saµh®taµ mayy ekaivatiÒ†hamy ajau sthiro bhava //, DM 10, 10

34 Ce vers utilise le vocabulaire des descentes, des avatara, du dieu ViÒ∞u. (itthaµyada yada badha danavauttha bhaviÒyati / tada tadavatiryahaµ kariÒyamy arisaµ-kÒyayam //).

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reçoit richesses, fortune et enfants (dhana, dhanya et suta, DM 12, 13;®ddhiµ prayacchati, DM 12, 35; v®ddhiprada, DM 12, 37, dadati vittaµputraµs ca, DM 12, 39). Les rites cruels dont la déesse fait l’objet dansle dernier chant, le roi et le marchand présentant des offrandes impré-gnées de leur propre sang (dadatus tau baliµ caiva nijagatras®gukÒitam,DM 13, 11), s’adressent à une seule déesse, qui accorde, au premier, lavictoire et, au second, la libération. On a vu que les sacrifices dont il estici question sont représentés à Mahabalipuram à de nombreuses reprises.Il nous faut maintenant revenir sur certains points de la relation entre cetexte, le site pallava et la représentation du concept de grande déessepour mieux comprendre à quelle divinité de la fortune — AlakÒmi,LakÒmi? — ils sont adressés.

Le principe de la série

Cherchant à mieux appréhender l’iconographie des divinités fémi-nines, on peut, dans un premier temps, faire appel au concept de série,qu’on vient de voir apparaître dans le DM. Le principe de la série a étéutilisé dès l’apparition des figures de divinités hindoues, dans la pre-mière école de sculpture de Mathura, entre le Ier et le IIIe siècle de n.-è.On représente alors des groupes de déesses, ne différant l’une de l’autreque par la modification de tel ou tel détail, intervenant sur un modèlerépété d’une figure à l’autre. On les appelle des mat®ka, sans savoir, laplupart du temps, à quelles déesses du corpus textuel elles correspon-dent. À partir de la période gupta, l’iconographie de ces groupes appa-raît plus constante. Le nombre de divinités est, le plus souvent, comprisentre six et huit. Les variations iconographiques, têtes, véhicules, attri-buts, correspondent à la représentation des équivalents masculins dedieux mentionnés dans le DM: Aindri, VaiÒ∞avi, Brahma∞i, etc.

Constituant une solution iconographique simple à un concept para-doxal, les séries correspondent à la notion de grande déesse. Dans leprincipe de leur représentation, on retrouve les caractéristiques que nousavons tenté de mettre en valeur à Mahabalipuram. Les déesses sont liéesles unes aux autres par un ou plusieurs détails qui introduisent un effetd’écho, exprimant qu’elles sont à la fois même et différente de chaqueautre membre de la collectivité. Elles se présentent de front et adoptent

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des positions soient exactement semblables, soient similaires. Elles sontde la même taille et placées les unes à côté des autres, faisant se succé-der l’énergie de ViÒ∞u à celle d’Indra, celle de Subrahma∞ya, etc. Leursornements, leurs attributs, le procédé de têtes animales pour certainesd’entre elles, celui de leurs montures parfois, les constituent décidémentcomme des séries qu’on ne peut briser. On retrouve toutes ces caracté-ristiques dans les déesses de Mahabalipuram.

Anciennes, la notion et la représentation des «mères» appuient l’idéed’une collectivité de figures correspondant à la représentation d’unedéesse unique. Les figures individuelles ne sont pas uniquement dans unrapport de complémentarité. Elles se situent plutôt, me semble-t-il, dansla complétude. Le récit de l’apparition des mères dans le DM et leursreprésentations anciennes suggèrent ainsi une voie d’approche, qui mèneautant aux déesses de Mahabalipuram qu’aux échos introduits par leshymnes structurant le DM. Si de telles remarques pourraient s’appliquer,au moins en partie, à l’iconographie des divinités féminines en général,elles sont particulièrement pertinentes à Mahabalipuram, où le réseau dedéesses est non seulement en place mais renforcé par des thématiquescommunes propres au site35. Le rôle traditionnel de certaines déesses, lanotion d’avatara et l’idéologie royale tendent en effet à se superposer ence Katalmallai qui fait la part belle à la notion de prospérité.

Déesses, avatara et manifeste royal

L’omniprésence de la déesse semble insolite dans le cadre essentielle-ment vishnouite du noyau ancien de Mahabalipuram. Les formes pai-sibles s’insèrent dans un ensemble où LakÒmi est l’épouse de ViÒ∞u; lesaspects terribles sont plus difficiles à intégrer. Deux tendances reli-gieuses permettent, je crois, d’en rendre compte. Elles ne correspondentpas exactement cependant avec d’autres documents, qui indiqueraientplutôt que les représentations de déesses sont nombreuses parce qu’ellesrépondent au lien tissé dans le DM entre la grande déesse et le roi.

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35 Dans le contexte sud-indien, le travail de Leslie Orr (2005), sur les ressemblancesentre les représentations de déesses jaïnes et de déesses hindoues, montre à quel point lafrontière iconographique est poreuse entre les divinités féminines, y compris d’un mou-vement religieux à l’autre.

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Déesse, roi et avatara

L'une des spécificités du site de Mahabalipuram est l'importanced'une idéologie royale, qui s'exprime clairement dans l'épigraphie sans-krite du site mais aussi dans les images. La Grotte d'Adivaraha com-prend deux portraits de rois, c'est-à-dire deux représentations de person-nages dont on sait par d’autres sources qu’ils furent des rois pallava, etqui sont identifiés comme tels par des labels. Il s’agit de représentationsexceptionnelles en contexte indien. Mais bien d’autres images, à monsens, représentent non pas des rois historiques mais le concept de roi, laroyauté et ses fonctions. Incarnations de la prospérité, les figures dedéesses jouent un premier rôle dans ce cadre symbolique, où elles repré-sentent à la fois la consécration royale, la victoire et le don, garants de laprospérité du royaume (fig. 7 et 9). Tels des avatara particuliers, ellesillustrent le dharma royal.

Dans le deuxième chant du DM, la naissance de la déesse fait d’elleun avatara royal (J. Coburn 1984: 229-230). Son apparition est en effettrès proche d’un passage des lois de Manu, qui fait du roi un concentrédu tejas de nombreux dieux. Le passage s’achève en outre sur l’évoca-tion des qualités qu’incarnent les déesses: «Padma (le Lotus) qu'est Srihabite en sa grâce, la Victoire en sa gloire, et la Mort en sa colère, lui quiest fait de l’éclat de tous [les dieux]» (Manava dharma sastra 7, 11)36,en une formule proche des prasasti co¬a, qui font du roi l’époux de ladéesse au lotus, de la Terre, de la Renommée et de la Victoire, gloses,semble-t-il, du tamoul tiru, «prospérité», correspondant lui-même ausanskrit «sri». Tueuse de buffle et roi sont faits du même tejas, lamatière de l’incarnation divine dont tout avatara de ViÒ∞u est constituéet qui a spécifiquement pour origine, dans ces deux occurrences, l’en-semble des dieux.

La représentation de la déesse tuant le buffle fait figure de pionnière àcet égard, car elle entretient avec le concept même d’avatara des liensanciens et complexes, que j’évoque brièvement pour mettre en évidencecertaines valeurs de l’iconographie employée à Mahabalipuram.

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36 yasya prasade padma srirvijayasca parakrame / m®tyusca vasati krodhe sarvatejo-mayo hi saÌ //.

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Plusieurs mouvements religieux semblent se succéder, se croiser peut-être, à Mahabalipuram37. Les grottes et le noyau ancien du Temple duRivage, constitué par le bassin du Varaha, le ViÒ∞u couché et la paire devéhicules de la déesse, sont vishnouites. Le Temple du Rivage est shi-vaïte. Il comporte une seule représentation de déesse. En dehors de celuiqui est consacré à la déesse, les ratha offrent les mêmes particularités38.La majorité des figures divines féminines relèvent donc d’un contextevishnouite. On a tendance à associer les formes terribles de la déesse, enparticulier celle qui tue le buffle, au mouvement shivaïte. Cependant,forme sauveuse et incarnée d’une divinité, figure lutteuse intervenantdans une structure narrative, cette déesse a bien des points communsavec les avatara de ViÒ∞u. C’est à leurs côtés qu’elle apparaît. Ses pre-mières représentations connues partagent avec eux des caractéristiquesiconographiques précises, qu’on ne retrouve pas sur les images de typeshivaïte (Schmid 2004). Que MahiÒasuramardini soit figurée dans uncontexte essentiellement vishnouite à Mahabalipuram trouve ainsi, sinonune justification, du moins des explications possibles.

Cependant au VIIe siècle, la déesse tuant le buffle a déjà commencé àêtre associée aux sanctuaires shivaïtes; le dernier état des recherchesindique qu’elle apparaît au VIe siècle dans les textes shivaïtes (Skanda-pura∞a ancien, Marka∞∂eyapura∞a). Toute l’Inde du Sud, à commencerpar les sanctuaires pallava à partir de la fin du VIIe siècle, incorpore lesformes terribles de la déesse aux complexes shivaïtes39. La déesse aulion du Temple du Rivage est l’une d’elles. Entre le noyau ancien du siteet le Temple du Rivage semble être intervenue une forme de régularisa-tion de l’iconographie, plus en accord avec les sanctuaires contempo-rains d’autres régions méridionales.

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37 Les rois du VIIe siècle semblent s’inscrire dans des perspectives syncrétiques.Mahendravarman Ier qui fit sculpter son portrait en Siva à Trichy, fit aussi construire lecomplexe vishnouite de Ma∞†akapa††u. On peut aussi penser que l’importance de ladéesse à Mahabalipuram est liée à des cultes locaux pré-pallava, si difficiles à discernerqu’on ne peut les évoquer qu’avec beaucoup de précautions, infra: notes 69, 71, 73.

38 Le Dharmaraja ratha, tout inachevé qu’il soit, est visiblement shivaïte. Il ne comptepratiquement pas de représentations féminines. Tout au plus peut-on décompter une Umadans un Somaskanda et la moitié de l’Ardhanarisvara de la face est.

39 À Mahabalipuram même, on peut remarquer que le ratha de Draupadi est placé toutau nord du groupe.

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L’omniprésence de la déesse à Mahabalipuram, formes terribles etpaisibles confondues semble donc anachronique. Elle pourrait corres-pondre à l’expression de valeurs royales particulières, qu’on retrouvetout d’abord dans les Gaja-LakÒmi du site, figures de la consécration etdu don, tandis que les Tueuses de buffle entretiennent avec la notion devictoire une relation privilégiée. Ces représentations de divinités fémi-nines appartiennent elles-mêmes à un réseau d’images symbolisant undharma royal où la prospérité du royaume tient un grand rôle.

AbhiÒeka et Gaja-LakÒmiLes représentations de LakÒmi à Mahabalipuram sont celles dites de

Gaja-LakÒmi, LakÒmi arrosée par des éléphants, qu’on trouve dans lesgrottes dites de Varaha et d’Adivaraha et qui est ainsi décrite dans l’épi-graphie pallava:

«Puisse Padma, sur un lotus assise, dont un lotus fait resplendir lesdeux mains de lotus, vous / Regarder avec affection, baignée par l’eaude jarres en or que tiennent avec leur trompe des éléphants femelles!»(trad. S. Brocquet 1997: 654)40. Les images de grandes dimensions, soi-gnées, n’ont guère en commun avec bien des représentations populairesdu même thème que leur iconographie. Déesses à deux bras pourtant,elles partagent avec la figure de la Terre dans les bras de l’incarnation dusanglier une morphologie humaine symbolisant un lien avec l’universterrestre, qui correspond à deux valeurs intimement associées l’une àl’autre, celle du don, traditionnelle, et celle, plus surprenante, de laconsécration.

La position de ces figures de déesses est en effet remarquable. Il s’agitde celle d’un roi trônant. L’iconographie usuelle des Gaja-LakÒmi en faitdes figures debout ou assises mais dans ce dernier cas, elles n’adoptentpas, en dehors de Mahabalipuram, la posture des deux jambes pliéesdevant elles, les deux pieds posés fermement sur le sol. Cette posture serattache aux représentations royales, entre autres, depuis les premières

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40 padma padma[â]sina padmôjjvala-pa∞i-padma-yugala vaÌ / pritya pasyatu kari∞i-kara-dh®ta-kanaka-gha†a-susnana //, tablettes de Nandivarman II à Kasakkudi, stance 5,texte: S. Brocquet 1997: 637. Merci à Emmanuel Francis d’avoir attiré mon attention surce vers.

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images de roi connues41. À Mahabalipuram même, cette posture corres-pond à des figures royales, représentées dans la Grotte d’Adivaraha,dans la niche de la tête d’éléphant du Rocher de Durga au sud duTemple du Rivage et près de la Grotte du Tigre, à Ca¬uvankuppam, ainsiqu’à certaines des figures de la première enceinte du Temple duRivage42. On la retrouve dans la galerie pourtournante du Vaiku∞†haPeruma¬ de Kañcipuram, consacrée à l’histoire des rois pallava, où leschangements de règne sont marqués par la consécration d’un roi trônantarrosé par deux personnages tenant des cruches. Les artistes ont donctransformé l’iconographie traditionnelle de Gaja-LakÒmi pour en fairel’illustration d’un abhiÒeka, une consécration royale, qu’on retrouvedans l’épigraphie pallava de Mahabalipuram:

«Inondé de l’eau du sacre, couverte de merveilleux joyaux qui sontautant de lotus, le large chef est un étang, où réside Saµkara au beauvisage» (grotte shivaïte de Ca¬uvankuppam et ratha de Ga∞esa, trad. S.Brocquet 1997: 537)43. De l’inscription à l’image, on retrouve l’eau, leschéma de la consécration, les lotus et l’importance de la tête. LakÒmibaignée par les éléphants est l’image d’un abhiÒeka, d’une consécration.On sait toute l’importance de cette cérémonie, nouvelle naissance de lapersonne devenant roi, marquée par un nom spécifique, l’abhiÒekhanama, plus important que le nom donné à la naissance et qui, souvent,

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41 Cette position apparaît dès, par exemple, les environs de notre ère en Inde du Nordsur les monnaies kouchanes représentant les souverains.

42 La première enceinte du Temple du Rivage est décorée de reliefs très usés, qui nesont pas identifiés. Pour Emmanuel Francis (doctorant, Université de Louvain) et ValérieGillet (doctorante, Université de Paris 3), il pourrait s’agir d’une galerie pourtournantefigurant des rois pallava, préfigurant celle du Vaiku∞†ha Peruma¬ (Francis-Gillet-Schmid2005). La posture de certains des personnages, assis les deux jambes fermement poséessur le sol devant eux, la disposition des reliefs et le schéma architectural appuient leurhypothèse.

Le revers du Rocher de Durga porte le même genre de représentation. Il est taillé enforme de tête d’éléphant creusée d’une niche peu profonde, où se trouve représenté unpersonnage très semblable à ceux de l’enceinte du Temple du Rivage. Le cheval de pro-fil sculpté à côté de la niche fait peut-être allusion aux sacrifices de cheval mentionnésdans les inscriptions pallava. Le symbolisme royal de l’éléphant, l’un des sept joyaux duroi et sa monture favorite, lié au rituel de l’abhiÒeka à travers les Gaja-LakÒmi du site,appuie l’identification d’une figure royale. Près de la Grotte du Tigre, on retrouve l’en-semble formé par la tête d’éléphant creusée d’une niche et le cheval courant de profil.

43 abhiÒeka-jalâpur(∞)∞e citra-ratnâmbujâkare / aste visale su-mukhaÌ siras-sarasisankaraÌ //, stance 9, texte, S. Brocquet 1997: 535.

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dans le corpus pallava, peut s’appliquer autant à un dieu qu’à un roi(Paramesvara, Narasiµha, etc.). De plus les Gaja-LakÒmi ne sont pas lesseules illustrations de ce thème à Mahabalipuram. La relation entre leciel et la terre qu’illustre K®Ò∞a Govardhanadhara ou Siva qui fait des-cendre le Gange sur la terre, figurent aussi une consécration, où l’eauvenue du ciel oint la tête d’un dieu descendu en ce bas-monde.

Govardhanadhara et consécration

Dans les textes les plus anciens qui nous soient parvenus, l’épisode duGovardhana constitue un affrontement entre K®Ò∞a et Indra, représentantdeux types de royauté et de relation avec le monde des dieux (HV 59-62; VP V, X-XII). Les bouviers célèbrent Indra, seigneur des dieux etdes nuages d’orage:

«Ce dieu (Indra) déverse la pluie sur les mondes et c’est pourquoi il ya des graminées; et quand la Terre est satisfaite, le monde semble cou-vert d’ambroisie.» (HV 59, 9; trad. A. Couture 1991: 235)44. Indra traitles divines vaches du Soleil (saviturga, gobhiÌ suryasya), qui consti-tuent une autre image de ces nuages-éléphants arrosant Sri dans la Grottede Varaha. L’éléphant d’Indra naît en même temps que Sri du baratte-ment de la mer de lait et le lien entre ces deux symboles de la royautéapparaît originel. Dans cet ensemble mythologique, les nuages que com-mande une divinité sont l’image privilégiée de la relation entre hommeset dieux.

Mais K®Ò∞a conteste la royauté d’Indra et demande aux bouviers desacrifier à lui-même, aux vaches et à la montagne dont il prend la forme.Indra furieux tente de l’engloutir sous des trombes d’eau, avec les bou-viers et leur bétail. C’est cette partie du mythe qui est généralementreprésentée, comme à Mahabalipuram. Le dieu védique doit s’avouervaincu. Il verse le lait divin de la consécration sur celui qu’il appelle lesecond Indra, Upendra:

«Ainsi que par ces cruches d’or emplies de lait divin, ce soit toi queje consacre, de ces mains inclinées.» (HV 62, 42)45. Les vaches redou-

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44 devo varÒati lokeÒu tataÌ sakhyaµ pravartate / p®thivyaµ tarpitayaµ ca sam®taµlakÒyate jagat //.

45 Tasmat tvaµ kañcanaiÌ pur∞air divyasya payaso gha†aiÌ / ebhis tvamabhiÒicyasvamaya hastavanamitaiÌ //. hasta «main» signifie aussi «trompe»: il est possible qu’Indra

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blent la consécration en l’oignant du lait de leurs pis et, finalement, lesnuages aussi versent de l’ambroisie sur K®Ò∞a (HV 62, 59-60).

L’épisode constitue donc une consécration. À Mahabalipuram, onreprésente un K®Ò∞a vainqueur, sur lequel on verse de l’eau. Les nom-breuses vaches que K®Ò∞a abrite sont aussi celles qui vont l’oindre deleur lait dans le mythe et l’eau qui tombe sur la montagne vient de cesnuages qui consacrent ensuite le dieu. L’image apparaît ainsi représenterautant la consécration en elle-même que la lutte contre Indra. La repré-sentation de Mahabalipuram bénéficiait en outre d’une mise en scènedramatique qui donnait beaucoup de force à l’épisode. Des entaillescreusées dans le rocher, au-dessus de la représentation, guidaient l’écou-lement de l’eau lors des pluies. Les éléments naturels, la colline et lapluie étaient utilisés pour rejouer le mythe même que conte le HV.

Du monde divin à celui des hommes, le dieu assure un passagequ’emprunte l’eau qu’il pacifie et rend accessible à ses dévots. Certainsbiruda pallava me semblent aussi faire allusion à ce thème. Le roi est«Celui qui déverse une pluie exauçant les désirs, celui qui possède l’ap-parence d’Indra»46. Un composé comme «celui qui est une pluie deprospérité sans nuages» (sri-anabhra-v®ÒtiÌ), de la chapelle 44 du pra-kara du Kailasanatha de Kañcipuram, fait peut-être allusion à ce pouvoirsupérieur à celui d’Indra, mis en scène dans l’épisode du Govardhana.Enfin, l’inscription pallava déjà citée (supra: 26) utilise la même imagedes cruches d’or que l’épisode du Govardhana, tenues en ce cas par deséléphants femelles baignant Padma «Lotus»:

«Padma, assise sur un lotus (padma), un lotus (padma) faisant brillerles lotus (padma) de ses mains». La stance où le motif du lotus se faitobsessionnel confirme le parallèle entre la déesse et la consécration,ainsi que l’importance du thème et de ses manifestations artistiques encontexte pallava.

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évoque les trompes des éléphants tenant les cruches d’or, et non ses propres mains.L’image du texte serait alors plus proche encore des représentations de Gaja-LakÒmi et del'inscription de Nandivarman II à Kasakuddi.

46 Inscription de Narasiµhavarman II au Kailasanatha, l. 18, texte: Brocquet 1997:561 (la numérotation de la chapelle est inexacte à cet endroit).

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Descente du Gange et consécration

La descente du Gange est représentée plusieurs fois à Mahabalipu-ram47. Elle se trouve, par exemple, dans la Grotte d’Adivaraha, où unepetite déesse s’apprête à atterrir sur la mèche tendue par un Siva Gan-gadhara. Le grand bas-relief de la colline est différent de cette représen-tation, classique. Le Gange se présentait sous la forme de l’eau qui tom-bait en cascade dans la fissure centrale48. Rappelons le schéma dumythe. Satisfaite des austérités accomplies par le sage Bhagiratha, laGanga accepte de descendre sur terre mais seul Siva peut supporter laviolence de son flot (MBh 3. 107-108; Ramaya∞a, I. 43; Brahma-pura∞a, Gautami-mahatmya 5-8 (74-78); Vamana-pura∞a 65, 32-34)49.Dans le Ramaya∞a, la rivière cherche d’abord à humilier Siva qui, pourla punir, la fait errer un certain temps dans sa chevelure50. Puis, à lademande de Bhagiratha, il la laisse descendre sur terre.

Le bas-relief de Mahabalipuram pourrait illustrer le second momentde la version du Ramaya∞a. En haut, à gauche du rocher, se dressentBhagiratha et Siva, dont la posture de don suggère qu’il accède à lademande de Bhagiratha. Siva lui-même n’est qu’une des figures du reliefqui représente surtout la descente de l’eau: rives du Gange, habitants dela rivière, figures se plaisant en ces rives et ses alentours. La rivièrereprésentée par l’action qu’elle accomplit, se perdant dans la cheveluredu dieu, est l’héroïne diffuse de l’image.

À quelques mètres à gauche, l’eau venue du ciel descend sur K®Ò∞asoulevant le Govardhana. La pluie qu’envoie le roi des dieux y signale

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47 M. Rabe (1996, 2001) a beaucoup travaillé sur l’interprétation de ce bas-relief, trèscomplexe. Ses hypothèses ne me paraissent pas toujours convaincantes, au contraire duprincipe même de ses recherches, lesquelles, prenant modèle sur le sleÒa sanskrit, signi-fient que les images de Mahabalipuram peuvent être lues à plusieurs niveaux.

48 Il se pourrait que l’utilisation de l’eau soit une caractéristique de ce que j’ai appeléle noyau ancien, essentiellement vishnouite du site: le ViÒ∞u couché du Temple duRivage était, semble-t-il, à l’origine, battu par les flots et la représentation attenante deVaraha utilisait sans doute les pluies et/ou les marées.

49 En ce qui concerne le Brahma-pura∞a et le Padma-pura∞a, les premiers chiffresrenvoient à la traduction donnée dans la série Ancient Tradition and Mythology, et leschiffres entre parenthèses au texte dans la série de l’Anandasrama consultée.

50 Dans l’une des versions de l’épisode qu’offre le Brahma-pura∞a (Gautami-mahat-mya, 5 74), la rivière est en fait tout d’abord cachée dans la chevelure du dieu, ce qui rendUma jalouse.

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la présence d’un Indra qui n’est pas figuré, selon une technique icono-graphique qui lie Govardhanadara et Gangadhara. L’une des scènes de laGrotte de Varaha, située au-dessus de la descente du Gange, se rattacheaussi, étroitement, au grand bas-relief. Le Trivikrama de cette grotteillustre en effet une version particulière de la légende, où c’est ViÒ∞u quifait descendre le Gange sur la terre. Le pied levé du dieu géant touche unBrahma assis sur un lotus. De son troisième pas, ViÒ∞u perce la voûtecéleste, l’œuf du dieu Brahma, qui laisse s’écouler la Ganga, appeléealors ViÒ∞upadi, sur la terre (VP II, 8, IV, 4; Brahma-pura∞a, Gautami-mahatmya 4 (73); Narada-pura∞a I, 11; Kurma-pura∞a I, 46, 28-33;Padma-purana, I. 30 (S®Ò†ikha∞∂a (5), 25) et Uttarakha∞∂a 240 (6)(267); ViÒ∞udharmottara Pura∞a I. 21; BhP VIII, 31 et IX, 9)51. Lemythe est souvent représenté ultérieurement en Inde du Sud, un flots’écoulant du lotus sur lequel Brahma est assis.

Le bas-relief de Mahabalipuram est, à ma connaissance, la représenta-tion la plus ancienne d’un tel mythe, qui rend compte des particularitésde l’image pallava. Dans le VP, la première évocation de la ViÒ∞upadise trouve juste après une présentation de la relation entre dévots etViÒ∞u, très proche des exposés du K®Ò∞a du Govardhana dans le HV: lesdeux mythes apparaissent complémentaires l’un de l’autre dans cetteperspective52. Dans les versions de l’épisode du Brahma-, du Narada- etdu Padma-pura∞a, le Gange céleste se divise en quatre branches; seulecelle qui descend sur terre tombe sur la tête de Siva. Dans le Brahma-pura∞a et l’Uttarakha∞∂a du Padma-pura∞a, il est en outre spécifié quecette part devenant terrestre est la branche méridionale. Le bas-relief de

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51 En Narada-pura∞a 1. 16, on trouve aussi une version de l’épisode reprenant les élé-ments shivaïtes mais où Bhagiratha prie d’abord ViÒ∞u qui lui apparaît et lui recommandede prier Siva car celui-ci n’est qu’une autre forme de lui-même, ViÒ∞u. Bhagavata-pura∞a III, 14-15 développe le thème du fleuve prenant sa source dans le lotus des piedsd’«Ananta».

52 «The rains are suspended in the clouds, and from the rains comes the water whichis the nutriment and delight of all, the gods and the rest; and they, the gods, who are thereceivers of oblations, being nourished by burnt - offerings, cause the rain to fall for thesupport of created beings. This sacred station of Vishnu, therefore, is the support of thethree worlds, as it is the source of rain. From that third region of the atmosphere, or seatof Vishnu, proceeds the stream that washes away all sin, the river Ganga…», trad. H. H.Wilson 1840: 228.

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Mahabalipuram illustre la descente sur terre de la rivière en contextesud-indien, et l’aspect mineur de Siva et de Bhagiratha s’explique, àmon sens, dans un cadre qu’on peut qualifier de vishnouisé de la des-cente du Gange. Les versions du Padma-pura∞a semblent particulière-ment proches de la représentation pallava. Au-dessus du bassin quirecueillait l’eau, on a figuré un temple à ViÒ∞u et des ascètes. Or leS®Ò†hi-kha∞∂a évoque un ermitage vishnouite situé près d’un bassin,avant de lier les mérites obtenus à la conquête d’une royauté universelle,répondant à la thématique royale du site. Dans l’Uttarakha∞∂a, Sivaraconte l'arrivée du Gange, en faisant intervenir Bhagiratha et Gautama:l'ensemble des éléments de la représentation trouvent une place dans letexte.

Dans ce dernier passage, Siva fait de la descente du Gange une formede consécration. «Celui qui, sur sa tête, transporte l’eau du Gange néedu pied de ViÒ∞u, ou en fait jouir [les humains], deviendra digne d’êtrehonoré dans les mondes, sans aucun doute», (Uttarakha∞∂a 267, 50).Le mouvement de l’eau, se perdant dans la chevelure du dieu, rappellela consécration de K®Ò∞a et celle de Gaja-LakÒmi. La technique icono-graphique employant les éléments naturels dans la mise en scène dumythe renforce le lien avec le Govardhanadhara. L’inscription déjàcitée (supra: xx) «Inondé de l’eau du sacre, couverte de merveilleuxjoyaux qui sont autant de lotus, le large chef est un étang, où résideSaµkara au beau visage» se comprend dans cette perspective. Le roidivin reçoit l’eau en l’étang que devient sa tête, (siras-sarasi). La repré-sentation de la descente du Gange se fait image de la consécration duroi assimilé à Siva, à travers la métaphore mythique de l’arrivée surterre de la rivière.

La mise en relation des représentations les unes avec les autres faitapparaître que la consécration du roi est l’un des nœuds thématiques dusite, qu’on retrouve à la fois dans la figure classique de la déesse de laprospérité, dans une représentation vishnouite et dans l’un des mythesshivaïtes les plus illustrés de Mahabalipuram. Cette consécration s’ins-crit elle-même dans une thématique de la prospérité, qui organise l’ico-nographie de la Grotte de Varaha.

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Des déesses et des rois: la Grotte de Varaha

Dans la Grotte de Varaha, les deux panneaux des déesses sont eux-mêmes en relation avec les deux autres panneaux du sanctuaire, repré-sentant des avatara de ViÒ∞u qui se font face sur les parois de gauche etde droite de la grotte. Les quatre représentations se répondent les unesaux autres, dans ce qui m’apparaît comme l’expression de fonctionsmajeures du roi, garant d’une richesse qu’il soutient, conquiert et redis-tribue. Dans le DM, le terme «LakÒmi » est utilisé comme nom propre,adjectif et substantif. En 85.26 et 92.36cd-37, la déesse habite sous laforme de la bonne fortune dans tous les êtres vivants et en 85.9, «LakÒmi»désigne précisément la bonne fortune des rois. Les figures de la Grottede Varaha reprennent cette thématique.

Les éléphants versant l’eau sur LakÒmi sont l’un des symboles d’unpassage entre univers des dieux et monde des hommes. Eléphants desorients qui versent l’eau de l’orage, ils sont une image de la pluie bien-faisante qui se déverse sur le royaume bien gouverné. C’est lorsqueLakÒmi est assise aux côtés d’Indra qu’il fait pleuvoir, assurant lesrécoltes (MBh 12. 221, 89-90). Indra est l’image du bon roi et les figuresassises de LakÒmi suggèrent celle d’un roi dharmique, se conformant aumodèle qu’on retrouve dans l’épisode du Govardhana selon le HV et ladescente du Gange. Dans ces Gaja-LakÒmi, la consécration et l’une desactivités royales les plus importantes, celle du don, apparaissent confon-dues, se légitimant l’une l’autre. Le don fonde la royauté du souverain,et par là consacre celui-ci53. Les représentations contemporaines deGaja-LakÒmi lui associent souvent des sacs de pièces d’or qu’elledéverse. Elle est l’image de la distribution des richesses et l’emblèmepréféré des banques. Au VIIe siècle, à Mahabalipuram, c’est au roiqu’elle s’associe.

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53 S. Brocquet a commenté le phénomène de la légitimation du roi tel qu’il apparaîtdans les inscriptions sanskrites pallava, voir, notamment, S. Brocquet 1997: 64-66 et220-221. Je suis tentée d’accorder plus d’importance qu’il ne fait à la partie tamoule desinscriptions, qui, rapportant le don même, pourrait aussi être tenue comme un élémentimportant du processus de légitimation du roi, à savoir ce qui le matérialise. Quant à l’uti-lisation du sanskrit, elle ressort aussi, à mon sens, de la manifestation artistique en soi,voir, supra: note 5.

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Au côté de LakÒmi, l'avatara du sanglier représente le roi portant laTerre comme son épouse. Les métaphores dont use l’épigraphie pallavaindique que ce symbolisme qu’autorisent des composés comme bhupalaet kÒitibh®t, qui signifient «roi» mais littéralement «protecteur de laTerre» et «soutien de la Terre» est ici utilisé de façon consciente.Bhumi repose dans les bras de l’être sanglier comme dans ceux del’époux royal des tablettes pallava: «grâce à lui, la Terre possède unépoux;» (tablettes de Vijaya-Nandivikramavarman à Ta∞†anto††am,stance 4), «LakÒmi et Bhu, ayant accédé au rang d’épouses des rois decette famille,» (tablettes de Nandivarman II à Pa††atta¬mankalam, stance4), tandis que la représentation perpendiculaire de Sri correspond à l’unedes reines des prasasti co¬a54. Certains des biruda que l’on retrouve dansdes inscriptions rédigées font aussi écho à ces représentations. Le roi senomme Sribhara, «celui qui porte la Prospérité», Sridhara, «Celui quisoutient la Prospérité», qu’on le conçoive comme une descente de ViÒ∞uou le représentant de Siva sur la terre55. Il est encore le «trésor de Pros-périté» (ou de gloire, d’éclat, etc., srinidhi), biruda qu’on retrouve dansles inscriptions de Paramesvaram à Mahabalipuram, où le roi est «Celuiqui porte, telle une parure, la Terre sur son bras»56. Ailleurs, «nuage

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54 yenâbhud bhus sanatha, S. Brocquet 1997: 680, 685 pour le texte et la traduction;LakÒmi-bhuvau yat[t-ku]la-sambhavanaµ rajñaµ samasadya ka¬atra-bhavam, Ibid.: 692,695. Les épouses du roi mentionnées dans les éloges épigraphiques co¬a sont souventquatre. La déesse Terre, la déesse de la victoire et la déesse de la renommée apparaissentaprès la mention de la fortune, qu’elles paraissent gloser comme ses trois éléments consti-tutifs, voir les prasasti de Rajendraco¬a Ier. Les déesses peuvent aussi se présenter parpaire, la grande Terre (perunilaccelvi) et la Fortune (tirumaka¬), ce qui correspond à lapaire Bhu-Sri de la Grotte de Varaha.

55 Le biruda sribhara se trouve sur la face est du Dharmaraja ratha, au premier étage;on le retrouve dans l’inscription de Narasiµhavarman II à Panamalai. sridhara apparaîtdans le quatrième vers de l’inscription du temple de Ga∞esa, où le roi porte la terrecomme un «ornement», bhuÒa∞alilaya. On retrouve le même vers dans l’inscription de laGrotte d’Atira∞acha∞∂a, avec la variante sribhara ou sridhara, S. Brocquet 1997: 596-597. Le biruda apparaît aussi sur la chapelle no 4 du Kailasanatha de Kañcipuram.

56 Texte: Brocquet 1997: 60, qui donne vibhavakaro tandis que l’édition de Epigra-phia Indica, XVIII: 151, lit vibhavakare; en l’absence de fac-simile, il me semble que lalecture vibhavakaro serait la meilleure. Sri-nidhi se trouve au deuxième étage, face norddu Dharmaraja ratha. Le biruda se retrouve dans les deux inscriptions shivaïtes de Para-mesvaram, stances 3 et 8, qu’il faut associer à la stance 4, où le roi «porte Bhava, et, telleune parure, la terre sur son bras», S. Brocquet 1997: 534, 536 (texte et traduction), supra:note 59.

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[déversant] les richesses» (srimegha), le roi rappelle plus particulière-ment LakÒmi baignée par les nuages que sont les éléphants. Dans uneinscription de Narasiµhavarman II à Vayalur, ce nuage produit même«l’éclat des prêtres comme des récoltes nombreuses» (sri-megho vipra-sasyâkara-vibhava-karo)57. Enfin, dans une inscription datée du IXe

siècle, le roi pallava «brille tel un nuage grâce à la pluie de ses dons»58.De même que les éléphants versent une pluie de richesses de leurs jarres,de même le roi assure la prospérité du royaume, rejoignant les Gaja-LakÒmi du site dans l’évocation des nuages-éléphants. Dans le DM, leroi considère ses sujets comme ses enfants (tasya palayataÌ samyakprajaÌ putran ivaurasan, DM 1, 5a-b). Il comble la cour de festins et dedons (ye mamanugata nityaµ prasadadhanabhojanaiÌ). Loin d’eux, ilva jusqu’à se préoccuper de la nourriture de ses éléphants… animalroyal par excellence, symbole de pluie féconde qui consacre LakÒmi,l’éléphant apparaît juste avant l’évocation des courtisans comblés et dutrésor d’Etat (DM 1, 14)59. Figure de consécration, la déesse de Maha-balipuram arrosée par les éléphants constitue aussi la représentationd’une des fonctions majeures du roi, le don comme redistribution descadeaux divins lui assurant un capital dharmique dans ce qui est un véri-table leitmotiv de l’épigraphie sanskrite pallava60.

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57 srimegha se trouve au premier étage, face sud et deuxième étage, et face nord duDharmaraja ratha ainsi que sur la base de la chapelle no 5 du prakara du Kailasanatha deKañcipuram. La liste de biruda de Mahendravarman Ier à Tiruchirapalli comporte un«mahamegha» qui participe du même thème, South Indian Inscriptions, XII: 4. Sur l’ins-cription de Narasiµhavarman II à Vayalur, S. Brocquet 1997: 604-607. Le même thèmeapparaît dans les tablettes de Nandivarman II à Kasakkudi (passage en prose entre lesstances 19 et 20, Ibid.: 643-659) à travers l’expression qualifiant les rois de ghanâgamaaja¬as, «une saison des pluies sans eau», qui fait allusion à leur générosité.

58 varÒa∞ad api danasya par(j)janya iva nirbabhau, texte S. Brocquet 1997: 736,tablettes de N®patuµgavarman à Bahur.

59 na jane sa pradhano me suro hasti sadamadaÌ / mama vairivasaµ yataÌ kan bho-gan upalapsyate //, DM 13, 15-16 évoque les courtisans puis le trésor (kosa) perdu.

60 L’éloge canonique du roi pallava Skandavarman ou Skandavijayavarman qu’onretrouve dans beaucoup des tablettes pallava du Ve siècle retrouvées en Andhra Pradesh,comporte l’expression «par de multiples dons, en particulier de vaches, d’or et de terres, [il]augmente de jour en jour son capital dharmique», trad. S. Brocquet 1997: 376, 382, 388,401, 409, 423, 429, 444, etc. La même formule est employée à propos de KumaraviÒ∞u dansles tablettes de KumaraviÒ∞u à Ce∞†alur, Ibid.: 415 et pour Sri Mahendravikramavarmandans les tablettes de Paramesvaravarman I à Vunna Guravapa¬em, Ibid.: 510.

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Face au sanglier époux de la Terre, Trivikrama est une image, cettefois conquérante, de la prospérité du royaume. Le MBh (12.124, 45-47)et le Vamana-pura∞a content le bonheur des sujets sur lesquels règne ledémon Bali, chez qui Sri, qui est Gloire et Prospérité, réside. Terresfécondes et rayonnement des rois sont attachées à cette déesse; lorsqueSri quitte Bali, vaincu par ViÒ∞u, le roi et son royaume s’assombrissent etdisparaissent. Répondant à une Bhumi elle-même associée à une Gaja-LakÒmi, Trivikrama me semble faire allusion à la perte puis à la restaura-tion de l’éclat royal qu’incarne Sri61. L’association au Dharmaraja rathades deux biruda trailokyavardhana, «celui qui assure la prospérité dansles trois mondes»62, et srimegha, comme celle de sritrailokyanathaÌ «leseigneur des trois mondes» avec sridanavarÒaÌ «celui qui est une pluiede libéralité» (trad. S. Brocquet 1997: 566), se succédant sur la chapelle17 du Kailasanatha de Kañcipuram, répond au programme iconogra-phique de cette grotte, en mettant en parallèle la notion de prospérité, lesnuages célestes qui arrosent LakÒmi et les trois mondes que traverse Tri-vikrama. Mais le géant aux trois pas est plus précisément lié à la déessearmée représentée à la perpendiculaire. Il exprime les valeurs guerrièresqu’incarne un avatara conquérant un univers gouverné jusqu’ici par unroi injuste. Dans les tablettes de Nandivarman II à Kasakkudi, c’est entant qu’incarnation de la victoire que Trivikrama apporte la prospérité. Ilest Celui qui «[…] fit trois enjambées par lesquelles il s’appropria l’uni-vers, / Puisse-t-il vous accorder prospérité, le Bienheureux Trivikrama»(2 cd, trad. S. Brocquet: 653)63. Les quatre bras, dont deux armés, de ladéesse correspondent à ceux d’un dieu auréolé de ses huit bras portantdes armes. Comme le dieu aux trois pas, la divinité féminine se placedans la perspective d’une démonstration de puissance. Ses dévots auxsanglants rituels pourraient bien, en fait, la signaler comme la représenta-tion de la divinité de la victoire des prasasti et du DM.

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61 Dans la version de l’épisode du Narada-pura∞a, Bali invoque ViÒ∞u et LakÒmi lorsde la célébration de son asvamedha en I. 11, 86.

62 Ce biruda peut aussi être rapproché de l’épisode du Go-vardhana, utilisant le mêmedeuxième terme de composé. Dans le HV et les représentations, K®Ò∞a est aussi celui quifait prospérer les trois mondes.

63 […] vicakrame trir (j)jagatas sva-satk®tau / sa vo ‘stu bhutyai bhagavans trivi-krama[Ì*] //, texte S. Brocquet 1997: 637.

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Déesses et sacrifice royal

On ne peut assimiler le couple de dévots offrant tête et sang ou prièreà la déesse armée à Mahabalipuram à celui que forment roi et marchandoffrant sang et prière dans le DM64. La similitude de la présentation,constituée d’une paire de dévots, formant pendant de chaque côté desfigures cultuelles du site, ouvrant et fermant le texte du DM, et du carac-tère sanglant des rituels renforce cependant le rapprochement entre letexte et le site. De plus, le Rocher de Durga met dos à dos la représenta-tion d’une déesse armée à qui on offre tête et sang dans un lion et celled’un personnage royal dans un éléphant, cependant qu’un cheval court,évoquant l’asvamedha, sacrifice de la puissance royale s’il en est65. Onretrouve le lion, l’éléphant et le cheval dans le même type de présenta-tion sur le site dit de la Grotte du Tigre. Ces rochers sculptés tendent àlier des thèmes de représentation royale et la déesse aux dévots san-glants. Il me semble que les offrandes faites à la déesse sur les représen-tations de Mahabalipuram appuient son identification comme la divinitéde la victoire des éloges épigraphiques sud-indiens et du chant XII duCilappatikaram, déesse des victoires aux bijoux d’or, qui accepte «lesang qui coule à flot de nos têtes tranchées» devant un autel dressé entredes arbres qui «déversaient la pluie de leurs fleurs d’or» (trad. Daniélou

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64 L’iconographie de ces deux dévots est particulière. Ils ne ressemblent pas aux por-traits de souverains pallava du site. Les figures aux longs cheveux représentées à gaucheen train de se couper la tête pourraient correspondre aux dévots de la Ko®®avai des textestamouls. Ceux-ci apparaissent en effet comme les «ma®avar» du palaitti∞ai, du paysagepoétique du désert, vivant de rapines et adorant la divinité présidant au désert, Ko®®avai;sur ce sujet, voir J. C. Harle 1963. À Mahabalipuram, ces dévots sont très semblables auxpersonnages habitant la montagne de la Descente du Gange, figurés à gauche en haut dela représentation, avec leurs longs cheveux en chignon, leurs couteaux courbes et leurspagnes, poursuivant des bêtes sauvages et portant des paquets difficiles à identifier: unensemble iconographique qui correspond aux descriptions des adorateurs de Ko®®avai.

65 Ce sacrifice est mentionné dans la majorité des tablettes pallava du Ve siècle retrou-vées en Andhra Pradesh (tablettes de Vijaya-Skandavarman III à Oµko†u, S. Brocquet1997: 373-375; de YuvamaharajaviÒ∞ugopavarman à Uruvupalli, Ibid.: 382; deSiµhavarman II à Vesanta, Ibid.: 394; de Siµhavarman II à Sakrepatna, Ibid.: 401; deKumaraviÒ∞u à Ce∞†alur, Ibid. : 415; de Siµhavarman à Pikira et à Vi¬ava††i, Ibid. : 430)et dans certaines inscriptions du VIIe siècle (tablettes de Paramesvaravarman I à VunnaGuravapa¬em, Ibid.: 510; inscription de Narasiµhavarman I à Sivanvayal, Ibid.: 503-504). On retrouve le même sacrifice dans les tablettes de Narasiµhavarman II à Reyuru,Ibid.: 542, et dans celles du même roi à U†ayentiram, Ibid.: 619.

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1961: 105, 101)66. Symbole de richesse mais aussi sans doute de cetéclat dont la gloire est faite, l’or qui pare la déesse à qui on offre du sanget des têtes rappelle ces parures qui ornent LakÒmi.

Les personnages représentés sur le point de se couper la tête corres-pondent plus précisément au roi dans un ensemble de témoignages por-tant sur le suicide rituel et les sacrifices humains adressés à la déesse67.Ces rituels sanglants sont comme ceux du DM, destinés à propitier unedéesse qui vous donne la victoire. À l’évidence, les représentations deMahabalipuram sont symboliques et le suicide représenté pourrait signi-fier la force du lien qui unit la déesse et le personnage armé portant delongs cheveux. G. W. Spencer (1968) a montré que la guerre victo-rieuse, impliquant riche butin, devait être tenue pour responsable d’unafflux de richesses dans le contexte médiéval sud-indien. La Victoire estdonc elle aussi l’un des visages de la prospérité et c’est dans cette pers-pective, me semble-t-il, qu’il faut interpréter la grâce des déessesarmées de Mahabalipuram, et avant tout celle des MahiÒamardini. Voicides incarnations de Sri, de la beauté et de l’éclat d’un roi, qualifié de

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66 Dans le Ma∞imekhalai, c’est un bouquet d’arbres ployant sous le poids des têtescoupées qui constitue le sinistre sanctuaire de la déesse (6. 51-52). Pour d’autres passagesdes épopées tamoules se rapportant à cette déesse, infra: note 71. Les modalités desrituels, la personnalité des dévots et les descriptions mêmes de la déesse sont très prochesdans le Ma∞imekhalai et dans le Cilappatikaram; dans les deux textes, le sanctuaire estsitué à Pukar.

67 Ce type de sacrifice se rattache à la typologie plus large du suicide rituel guerrier,étudié par J. Filliozat (1967). Pour obtenir la victoire, laver son honneur ou parce qu’ilrecherche un autre type de faveur, le guerrier offre sa tête à la déesse dans certains textes,tant sanskrits recensés par J.- Ph. Vogel (1932), que tamouls, dont J. Filliozat (1967)donne les références. Dans la majorité des cas, le sacrifice se rattache à une thématiqueroyale, qu’il soit fait par un roi, ou pour un roi. L’inscription pallava de Mallam (SouthIndian Inscriptions, XII: 106) est la première attestation épigraphique d’un suicide de cegenre. Elle est accompagnée d’une représentation de l’acte lui-même, un personnagetenant sa tête tranchée dans sa main. Du IXe au XIIIe siècle, l’épigraphie et l’iconographiekannadaises témoignent de ce type de pratique, voir B. L. Rice (1909: 104, 186-188) etR. Del Bonta 1981. On connaît d’autres représentations de suicide rituel adressé à ladéesse dans d’autres régions, essentiellement sud-indiennes, à peu près à la mêmeépoque, sous contrôle pa∞†ya et ca¬ukya. La déesse représentée au nord des temples shi-vaïtes construits sous les Co¬a est souvent accompagnée de la même paire de dévots. Lescheveux jouent toujours un rôle important dans ce type d’images, comme à Mahabalipu-ram; peut-être faut-il les associer, ainsi que le costume des dévots suicidaires, à une vieascétique, de type marginal.

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srijayanidhi «trésor de prospérité et de victoire», dans l’un des birudadu Kailasanatha de Kañcipuram, ou qui, dans les tablettes de Nandivar-man II à Kasakkudi, est cet époux de la fortune qui conquiert la terre(jayati […] sriyaÌ patis […] kÒitim, stance 9)68. La fortune royale segagne au combat69. Garantes de victoire, les déesses armées assurent lerayonnement d’une renommée dont elles sont aussi l’une des représen-tations. Les nuages-éléphants de Sri se font bêtes de combat dans lestablettes de Paramesvaravarman I à Kuram: «Où les éléphants enmarche étaient des nuages et faisaient croire à la venue des pluies hors-saison» (trad. S. Brocquet 1997: 527)70, tandis que dans les tablettes deNandivarman II à Pullur, leur mada, substance coulant des tempes quiconnote d’habitude la violence de l’amour ou de la guerre, symbolise lagénérosité royale71. Dans les mêmes tablettes, c’est une LakÒmi qui,véritable incarnation de la Fortune, balance entre victoire et défaite:«LakÒmi était présente, assise sur la balançoire du doute concernant lavictoire ou la défaite de chacun;» (Ibid.)72. Autant que le don, la guerreest un attribut de la Prospérité et la LakÒmi de la stance 26 de la mêmeinscription est associée à une guirlande de fleurs (puÒpamala) en mêmetemps que parée de l’héroïsme (vira-k®tya) que lui confère la conduitedu roi73. Evoquant, juste après avoir fait de LakÒmi et de Bhu les

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68 Sur ce composé, voir la note 1033 de S. Brocquet 1997: 569; dans une inscriptionde Narasiµhavarman II à Panamalai, le composé sribhara est associé à trois autres com-posés, qui sont tous guerriers: ra∞ajaya, citrakarmuka et ekavira (texte, Ibid.: 592); danscelle du même roi à Vayalur, l’association est celle de ra∞ajaya et de srinidhi, Ibid.: 604-607; pour l’inscription de Nandivarman II à Kasakkudi, Ibid.: 635-669. Dans l’épigraphieco¬a, on retrouvera les mêmes associations, par exemple dans les nombreux bijoux d’or etde perles offerts à «Durga paramesvari» dans le Rajarajesvara de Tanjore, South IndianInscriptions, II, 4 (1913): 395-400.

69 Voir la stance 20 de l’inscription de Nandivarman III à Velurpa¬aiyam «Il abattitses ennemis et conquit la fortune royale [rajyasri], inaccessible aux autres, empli de fiertépar la vaillance de son bras.», trad. S. Brocquet 1998: 716.

70 Pracarita-kuñjara-jalade vikala-varÒâvatara iva, texte: S. Brocquet 1997: 515.71 Stance 4 de l’inscription, «Naquirent des souverains qui, donnant naissance à des

torrents de générosité qui s’écoulaient, furent autant d’éléphants de l’Himalaya sécrétantl’écoulement de torrents de sérosité», yasmin(a) mana-maha-stambha-niscalasthitaya[s*]sthiraÌ / jata jata-sarad-danadh[a*]ra-dharendra-kuñjara[Ì*] //, texte et traduction:S. Brocquet 1997: 671, 675.

72 Anyônya-jaya-parajaya-saµdeha-preµkha-lagna-lakÒmi -vihite, texte: S. Brocquet1997: 517.

73 […] idam (ma)aharad aseÒa[µ*] saktaya sakta-lakÒmya saha vapuÒi viÒeÒâlaµk®te

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épouses du roi, ce qu’on pourrait appeler la mission des Pallava sur laterre, la stance 5 des tablettes de Nandivarman II à Pa††atta¬mangalamexpose clairement les relations entre victoire, prospérité, don et cettegloire dont Sri est le symbole:

«Chez les rois nés dans cette lignée, vaincre tous les ennemis pours’approprier leurs biens / Et les redistribuer à qui les demande, afin d’ac-cumuler la gloire — tel est le vœu de la famille.» (trad. S. Brocquet1997: 695)74. Les représentations de déesses se répondent les unes auxautres comme les fonctions royales qu’elles incarnent: consécration,conquête, don et renommée.

Dans ce DM inséré dans un Pura∞a obsédé par les généalogiesmythiques et les dynasties, le roi se présente comme l’une des clefs de laconception de la déesse, intervenant à l’aube et à l’issue des récits mytho-logiques et des hymnes. Les questions de Suratha guident le récit desincarnations de la déesse. Fils du soleil, le Manu qu’il deviendra estappelé «savar∞i», de même couleur, ou de même nature en un adjectif quise réfère, entre autres, à son père. Le roi participe de la nature du Soleil,évoquant un rayonnement souvent attribué ailleurs à la déesse qu’elle soitSri ou Tueuse de buffle. Tous deux partagent le tejas dont ils sont formés:savar∞i paraît se rapporter aussi à la relation qu’entretiennent le roi et ladéesse armée, forme particulière de Sri dans le deuxième chant du DM.

La Grotte de Varaha apparaît ainsi présenter une image assez com-plète des fonctions du roi. Dans la Grotte d’Adivaraha où l’on retrouveLakÒmi et la Victoire, la relation qu'entretiennent rois et déesses se faitplus claire encore. Les rois y apparaissent en effet, ce qui est exception-nel, sous leur forme propre.

Entre déesses et rois: la Grotte d’Adivaraha

Les personnages principaux de deux grands panneaux disposés l’unen face de l’autre dans la Grotte d’Adivaraha sont identifiés par des ins-

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virak®tya //, «Il prit tout cela, en même temps que la puissante LakÒmi attachée / À sapersonne, revêtue par ses exploits héroïques d’un ornement suprême.», texte et traduc-tion: S. Brocquet 1997: 519, 530.

74 Yad-vaµsa-janam avanipatinam atmi-k®taµ visva-ripun vijitya / vastu pradaryâr(t)thi-janaya bhuyaÌ kula-vrataµ kir(t)tisamar(j)janaµ hi //, texte: S. Brocquet 1997: 691.

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criptions les surmontant75. Il s’agit de représentations de rois, accompa-gnés par des femmes, qui pourraient être leurs épouses. À gauche dupanneau de Gaja-LakÒmi, un souverain («srisiµhavi∞∞apottarathira-jan »), assis sur un trône aux lions dans une posture royale, lève la mainen ciñmudra (enseignement ou méditation). Une jeune femme se tient dechaque côté de lui, plus petite que ce roi, et l’ensemble de la composi-tion rappelle la consécration de LakÒmi représentée à la perpendiculaire,assise et encadrée de jeunes femmes sculptées à une échelle inférieure àla sienne. Outre la composition très similaire de ces deux panneaux, laposition assise et l’échelle du roi et de la déesse sont communes etcontribuent à les rapprocher l’un de l’autre.

En face de ce premier panneau royal, un autre met en scène un roi,(«srimahendrapottrathirajan »), qui conduit deux jeunes femmes à l’airtimide et leur désigne l’image de MahiÒasuramardini. Il semble présen-ter les unes aux autres, introduisant son épouse divine, celle qui assure lavictoire, à ses femmes humaines, représentées plus petites et sans pairede bras supplémentaire. Point de jonction entre deux mondes, c’est lepersonnage du roi qui se trouve entre les deux types de représentation.Son rôle d’intermédiaire est accentué par la disposition des panneaux àl’intérieur de la grotte, le panneau du roi et des reines se trouvant à laperpendiculaire de celui de la Tueuse de buffle. L’angle architecturalreprésente la césure entre l’univers des divinités et celui des mortels,frontière que le roi franchit comme dans le DM, où il devient un desrégents de l’espace cosmique. La disposition de ces quatre panneaux estexactement la même que celle de la Grotte de Varaha, où les emplace-ments des portraits royaux de la Grotte d’Adivaraha sont occupés par lesreprésentations des avatara. La similitude de la composition de ces deuxgrottes appuie le rapprochement entre avatara et figures royales.

Incarnant des apanages royaux tels que victoire et richesse, un grandnombre des déesses de Mahabalipuram apparaissent liées au person-

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75 Ces portraits sont désignés comme tels dès H. Krishna Sastri 1926. La plupart desauteurs s’accordent à dire que les inscriptions identifient les personnages royaux au-des-sus desquels elles sont gravées. Sur la paroi de gauche se trouve une représentation du roiSiµhaviÒ∞u, un des rois fondateurs de la lignée pallava, et, sur celle de droite, son filsMahendravarman Ier.

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nage du roi. «Que le soutien des richesses, lui qui porte la Terre sur sonbras, soit longtemps victorieux», souhaitent les inscriptions pallava deMahabalipuram: le roi est celui qui assure la fusion des deux aspectsprincipaux de la déesse, la prospérité et la victoire76. Le DM s’inscritdans le même cadre. A l’issue de ce texte, la déesse accorde au roiSuratha de retrouver son royaume (et donc les richessse qu’il contient)et de détruire ses ennemis, puis lui annonce qu’il deviendra dieu (DM13, 20). La déesse descendue sur terre tel un avatara de ViÒ∞u, a lepouvoir de faire suivre au roi un chemin inverse. «Recevant sa nais-sance de Surya, le dieu soleil, il sera le Manu Savar∞i.». C’est ainsi quese conclut le DM.

CONCLUSION

L’exploration conjointe du site de Mahabalipuram et du DM a mis envaleur la complexité de l’héroïne du DM et le caractère subtil de sareprésentation sur le site pallava, qui correspond point par point à l’esprit d’un texte où une déesse multiforme constitue un véritable défiiconographique. Dans les deux cas, on a affaire à une représentation,textuelle et iconographique, en réseau. Différents indicateurs visuelssont utilisés comme des échos d’une représentation à l’autre, ravivantdans l’esprit du dévot le souvenir d’autres représentations, qui partagentdes caractéristiques avec celle qu’il contemple, mais qui en sont égale-ment différentes. Il n’y a pas de modèle de référence connaissant diffé-rentes incarnations mais des variantes dont l’ensemble constitue la repré-sentation de la divinité, de même que de visions bien réelles naissent desconcepts abstraits. D’une déesse assise sur un lotus à une déesse deboutsur un lotus, à une déesse debout sur une tête de buffle, à une déessecombattant le buffle… la série des figures constitue en elle-même lareprésentation d’une divinité à la fois une et multiple.

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76 On retrouve la même expression, à une variante près, dans les deux inscriptions deParamesvaravarman I, stance 4: doÒ∞a ca yo bhuvaµ dhatte jiyat sa sri-bharas ciram,(texte: S. Brocquet 1997: 534), ou doÒ∞a ca yo bhuvo bharañ jiyat sa sribharas ciram(texte: South Indian Inscription, I : 4).

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Il apparaît ainsi que sur ce site la prospérité est représentée bien plus quepar les deux Gaja-LakÒmi que comptent les grottes. Ce réseau des déessesrelève lui-même d’un projet iconographique plus étendu, inspiré par uneidéologie royale dont la richesse est l’une des principales thématiques. Lesfigures, déjà conventionnelles à cette époque, de l’iconographie hindoueapparue en Inde du Nord et du Centre sont réinterprétées pour exprimer desvaleurs particulières. Images in situ, épigraphie, textes, les documents dis-ponibles font apparaître que la notion de prospérité symbolisée par desincarnations d’une beauté paisible ou armée joue un rôle fondamental surune scène, où le roi garant de la prospérité de son royaume se révèle, tellela divinité, à la fois acteur et metteur en scène de ses productions.

Dans l’épigraphie co¬a, les épouses du roi s’appellent renommée, vic-toire, richesses. Sur le site pallava de Mahabalipuram, les déesses sym-bolisent le sacre, la conquête et le don de richesses: tels sont les attributsprivilégiés de la Devi de Mahabalipuram qui consacre le pouvoir du roiici-bas.

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RÉSUMÉ

L’exploration conjointe du site pallava (VI-VIIIes siècles) de Mahabalipuram,appelé katal-mallai, [La ville] dont la prospérité vient de la mer, dans les textestamouls, et de la louange à la déesse rédigée en sanskrit qu’est le Devi-mahat-mya (VIIe-VIIIe siècles) fait apparaître, entre ces représentations et ce texte, uneétroite correspondance. Les deux types de documents illustrent la constitutiond’une déesse multiforme, se manifestant, entre autres, sous les traits de LakÒmiet ceux de MahiÒasuramardini. Il apparaît ainsi que LakÒmi, parèdre de ViÒ∞u etdéesse des richesses, n’est pas la seule figure divine symbolisant la prospérité encontexte vishnouite. Les images de Celle qui tue le buffle (MahiÒamardini) doi-vent aussi être comprises comme garantes d’une prospérité qui constitue l’undes devoirs du roi. La tueuse de buffle se constitue en effet à Mahabalipuramcomme une représentation de la victoire sur l'ennemi, elle-même source d’unbutin, signant la prospérité du royaume. Nombre de procédés ont été utilisés, sur le site pallava et dans le texte d’originenord-indienne, pour souligner la correspondance entre les aspects a priori oppo-sés d’une déesse conçue, en l’occurrence, comme une figure unificatrice. À tra-vers les images in situ, les inscriptions et les textes puraniques, la prospérité,

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symbolisée par des déesses d’une beauté paisible ou armée, joue le premier rôledans un monde, où le roi garant de la prospérité de son royaume se révèle, telleune divinité suprême, à la fois acteur et metteur en scène.

Mots-clefs (5): Sri, pallava, Mahabalipuram, prospérité, consécration.

ABSTRACT

Through the exploration of the pallava site of Mahabalipuram which appearslinked more specifically to the Devi-mahatmya, this paper attends to demons-trate that LakÒmi, ViÒ∞u’s consort is not the only possible representation ofriches in a vaishnava context. The figures of the Killer of the buffalo(MahiÒamardini) should also be understood as representatives of the prosperityof the kingdom, which is one of the major duties of the king. This goddess,MahiÒamardini, is indeed a goddess of Victory, which is, through looting, asource of prosperity. In Mahabalipuram as in the Devi-mahatmya, a lot of ele-ments underline the links between the two goddesses, LakÒmi on the one handand the Buffalo-killer, on the other. From one deity to the other, the text and thesite offer us the full range of the intermediaries which allow these two god-desses to become the incarnation of prosperity which has to accompany the kingin all circumstances.

Key words: Sri, pallava, Mahabalipuram, prosperity, consecration.

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Fig. 1, plan de situation du site de Mahabalipuram (dessin: Emmanuel Francis).

Légende du plan:

1. Le Rocher de MahiÒa2. Le Temple du Rivage3. Le Rocher de Durga5. Les ratha

14. La Grotte de la Trimurti19 La Grotte de Varaha28. La Grotte de MahiÒasuramardini35. La Grotte d’Adivaraha

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Fig. 2, le lion du Temple du Rivage (cliché: Charlotte Schmid).

Fig. 3, la déesse assise sur la tête de buffle, représentée dans la poitrine du liondu Temple du Rivage (cliché: G. Ravindran).

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Fig. 4, la déesse assise dans les lotus, représentée sur le pourtour intérieur dupuits situé au nord du Temple du Rivage (cliché: Charlotte Schmid).

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Fig. 5, la déesse au lion, représentée sur la face nord du Temple du Rivage(cliché: Emmanuel Francis).

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Fig. 6, la déesse combattant le démon buffle, représentée dans la Grotte deMahiÒasuramardini (cliché: Emmanuel Francis).

Fig. 7, la déesse arrosée par les éléphants, représentée dans la Grotte deVaraha (cliché: Emmanuel Francis).

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Fig. 8, la déesse à laquelle on offre sa tête, représentée dans la Grotte deVaraha (cliché: Emmanuel Francis).

Fig. 9, la déesse arrosée par les éléphants, représentée dans la Grotted’Adivaraha (cliché: Emmanuel Francis).

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Fig. 10, la déesse debout sur la tête du buffle, représentée dans la Grotted’Adivaraha (cliché: Emmanuel Francis).

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Fig. 11, la déesse à laquelle on offre sa tête, représentée dans le ratha deDraupadi (cliché: Emmanuel Francis).

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Fig. 12, le démon buffle et le lion du Rocher de MahiÒa (cliché: Charlotte Schmid).

Fig. 13, la lutte entre la déesse et le démon buffle, représentée sur un rocher deCa¬uvankuppam (cliché: Emmanuel Francis).