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« COUPÉ TÊTES, BRÛLÉ CAZES » Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar Clément Thibaud Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2003/2 - 58e année pages 305 à 331 ISSN 0395-2649 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-annales-2003-2-page-305.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Thibaud Clément, « « Coupé têtes, brûlé cazes » » Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/2 58e année, p. 305-331. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S.. © Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 05/11/2013 22h27. © Editions de l'E.H.E.S.S. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 05/11/2013 22h27. © Editions de l'E.H.E.S.S.

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« COUPÉ TÊTES, BRÛLÉ CAZES »Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de BolivarClément Thibaud Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2003/2 - 58e annéepages 305 à 331

ISSN 0395-2649

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-annales-2003-2-page-305.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Thibaud Clément, « « Coupé têtes, brûlé cazes » » Peurs et désirs d'Haïti dans l'Amérique de Bolivar,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/2 58e année, p. 305-331.

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© Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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« Coupé têtes, brûlé cazes »Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar

Clément Thibaud

Se trouvant à Jacmel, [Dessalines] y vit arriver l’Espagnol Miranda, natif de Caracas,qui avait organisé une expédition en Angleterre et qui arrivait alors des États-Unis pourse porter à Carthagène d’où il espérait soulever contre l’Espagne toute la Côte-Fermecomprenant la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, son pays natal. Présenté à l’Empereur,Miranda en fut bien accueilli ; et quand il lui eut dit que son dessein était de proclamerl’indépendance dans ces contrées, de même qu’il l’avait fait pour Haïti, Dessalines luidemanda quels moyens il emploierait pour réussir un si vaste projet. Miranda réponditqu’il réunirait d’abord les notables du pays en assemblée populaire, et qu’il proclameraitl’indépendance par un acte, un manifeste qui réunirait tous les habitants dans un mêmeesprit. A ces mots, Dessalines agita et roula sa tabatière entre ses mains, prit du tabac etdit à Miranda, en créole : « Eh bien ! Monsieur, je vous vois déjà fusillé ou pendu :vous n’échapperez pas à ce sort. Comment ! vous allez faire une révolution contre ungouvernement établi depuis des siècles dans votre pays ; vous allez bouleverser la situationdes grands propriétaires, d’une foule de gens, et vous parlez d’employer à votre œuvre desnotables, du papier et de l’encre ! Sachez, Monsieur, que pour opérer une révolution, poury réussir, il n’y a que deux choses à faire : “coupé têtes, brûlé cazes”. » Miranda rit commetous les assistants de ces moyens expéditifs dont Dessalines avait fait un si grand usage.Il prit congé du terrible Empereur d’Haïti, et fut à Carthagène où il échoua dans sonentreprise1.

Cet article est dédié à la mémoire de François-Xavier Guerra.1 - BEAUBRUN ARDOUIN, Études sur l’histoire d’Haïti, Paris, Chez B. Ardouin, 1856, t. VI,pp. 241-242. Francisco de Miranda a débarqué en 1806 à Coro et non pas à Carthagène

Annales HSS, mars-avril 2003, n°2, pp. 305-331.

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Les révolutions libérales dans le monde caraïbe, aussi bien espagnol que français,possèdent des traits singuliers que met en scène le dialogue du précurseur Mirandaavec l’empereur du premier gouvernement noir indépendant2. A l’image d’Haïti, et àla différence de la France ou des États-Unis3, les États hispano-américains ont adoptéles principes de la modernité politique (régime représentatif, souveraineté nationale,égalité des citoyens) dans le cadre de sociétés d’ordres et de castas. C’est pourquoi lamoquerie de Dessalines traduit un avantage d’expérience vis-à-vis de l’optimistecréole4. Miranda, en bon patricien espagnol, croit pouvoir faire l’indépendance desIndes de Castille avec le seul consentement des corps d’Ancien Régime (municipa-lités, sanior pars des cités). Pour lui, la révolution est aussi le retour à un âge d’or.Suivant l’exemple nord-américain, elle vise à rétablir la constitution pré-absolutistedes royaumes américains. En éliminant le roi-tyran, et sa faible administration dejustice, les Indes reviendraient à leur nature originelle : celle d’un ensemble de munici-palités finement hiérarchisées entre elles – ciudades, villas, pueblos – que domineraientdes élites urbaines éclairées. Dessalines savait que la structure organiciste de la sociétéaméricaine ne résisterait pas à la dynamique révolutionnaire. Comment pourrait-il yavoir une association des pueblos, s’il n’y avait plus que des individus ?

Le dialogue imaginé par Beaubrun Ardouin laisse entrevoir le statut de larévolution d’Haïti dans le monde caraïbe. Cette dernière évoquait le renversementdes hiérarchies légitimes par l’arrivée au pouvoir des esclaves. L’historiographie tradi-tionnelle s’empara de l’image : Saint-Domingue devint la mère de toutes les révolu-tions caraïbes en inoculant les valeurs égalitaires au grand continent espagnol. Dansles années 1970 et 1980, un courant historiographique d’inspiration marxiste renou-vela la thèse classique de la contagion. Les grands propriétaires esclavagistes vénézué-liens et néo-grenadins auraient déclenché le processus émancipateur pour éviter denouveaux Saint-Domingue et garder le contrôle des populations mineures. Les révo-lutions hispaniques n’étaient que des faux semblants destinés à préserver le statuquo des dominations socio-politiques. Conformément au subterfuge des aristocratiessiciliennes du Guépard, il fallait que tout change pour que rien ne change. Fausserévolution politique blanche contre vraie révolution sociale noire5. Miranda contreDessalines. Consentement des bourgeoisies montantes contre « coupé têtes, brûlécazes ».

comme l’affirme cet auteur qui ne constitue pas une source d’une grande fiabilité. Sice dialogue n’est pas vrai, il a le mérite d’avoir été bien trouvé.2 - Les Blancs sont exclus de la nationalité haïtienne, mis à part quelques exceptions.C’est pourquoi Haïti fut, dans ses principes, une république, un royaume ou un empirenoir. Voir l’art. 12 de la constitution haïtienne de 1804, l’art. 27 de la constitution duSud en 1806, et les art. 38 et 39 de celle de 1816.3 - Élise Marienstras a montré l’exclusion des populations indiennes et noires de larévolution (ÉLISE MARIENSTRAS, Nous, le peuple. Les origines du nationalisme américain,Paris, Gallimard, 1988).4 - On nomme créoles, en Amérique hispanique, les Blancs descendants d’Espagnols –ou se disant tels – nés en Amérique.5 - MIGUEL IZARD, El miedo a la revolucion. La lucha por la libertad en Venezuela (1777-1830), Madrid, Tecnos, 1979.3 0 6

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Cette interprétation occultait la complexité des relations entre la révolutionhaïtienne et celle de Terre-Ferme. Loin de se limiter aux expressions de l’effroi,les Antilles françaises sont aussi apparues, au gré de la conjoncture, comme unexemple, et parfois un modèle. En s’attachant à la dynamique des relations entreHaïti et le continent, l’enquête change de perspective. Plutôt que de se demandercomment Saint-Domingue influença – en bien ou en mal – les libertadores sud-américains, il s’agit d’envisager la façon dont le processus d’indépendance de laCaraïbe hispanique construisit la référence à Saint-Domingue6. Cette question nese réduit pas à un point d’histoire politique : elle doit comprendre les effets sociauxde la révolution dans l’espace hispanique. L’abolition des castas et la reformulationpar le vocabulaire libéral des classifications sociales et « raciales »7 firent entrer lessociétés créoles en « combustion8 » générale, du grand propriétaire d’hacienda àl’esclave de plantation – sans d’ailleurs que les attitudes des uns et des autrescoïncidassent toujours avec les prédictions de l’observateur « rationnel » duXXIe siècle. Les contextes et les enjeux propres à l’indépendance sud-américaineont induit non pas une, mais plusieurs intelligibilités des événements antillais,diverses selon le temps, l’espace, les groupes sociaux ou les partis. Symbole dugrand massacre des Blancs, Saint-Domingue en vint à incarner « la république laplus démocratique du monde », avant que la question de l’esclavage qui l’a suscitéene soit effacée des mémoires. De 1810 à 1825, on passa ainsi d’une vision racialeà une conception politique des événements antillais.

Influence ou référence ?Singularité de la révolution haïtienne

Pour commencer, rappelons les deux présupposés qui orientent l’analyse des rela-tions entre Saint-Domingue et la Caraïbe sud-américaine en ces années de boule-versement : d’abord, celui de la contagion révolutionnaire des colonies françaises

6 - C’est le renversement qu’a opéré Frédéric Martinez dans son étude sur la référenceà l’Europe dans la Colombie du XIXe siècle (FRÉDÉRIC MARTINEZ, El nacionalismo cosmo-polita. La referencia europea en la construccion nacional en Colombia, 1845-1900, Bogota,Banco de la Republica/IFEA, 2001).7 - Nous savons que les races n’existent pas. Le terme est ici utilisé pour désigner unecatégorie que manient les acteurs, afin d’éviter l’anachronisme que supposerait l’usagede la notion d’ethnie. Ce qui joue dans les interactions entre acteurs n’est pas tantl’identité culturelle que la valeur sociale et la classification juridique associées à certainstraits de l’apparence physique (couleur, forme du visage, cheveux, etc.). Dans le mondehispanique, le terme de race est moins péjoratif que dans le contexte français, mêmesi, dans son sens classique, il « est pris habituellement en mauvaise part » ou, commele définit encore le Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Espanola(Madrid, 1817), il peut être synonyme de « genus, stirps, etiam generis macula velignominia ». Je remercie Élisabeth Cunin pour ses éclairantes suggestions à ce sujet.8 - Pour reprendre le mot de l’archevêque de Caracas, Narciso Coll y Prat, dans sonmémoire de 1812 au roi (Memoriales sobre la independencia de Venezuela, Madrid, ÉditorialGuadarrama, 1960, p. 64). 3 0 7

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sur les possessions espagnoles, puis celui de la révolution préventive des créolesblancs contre les classes populaires et métisses.

Le premier réduit la révolution haïtienne à une simple modalité de la Révolu-tion française. En acclimatant sur son sol la subversion libérale, Saint-Domingueaurait constitué un foyer d’idées séditieuses pour tous les royaumes castillansd’outre-mer ; l’île serait, en un mot, la « révolution-mère du bassin de la Caraïbe9 ».Cette perspective s’appuie sur une conception diffusionniste de type centre-périphérie. Elle assimile Haïti à un échelon entre le foyer français des troubles etune marge américaine passive. Mécaniste, elle associe les moindres indices deprésence française en Terre-Ferme à la propagation de la sédition. Elle suggèreen outre que les nations hispano-américaines préexistaient à leur indépendance.L’exemple antillais aurait simplement encouragé les sociétés du continent à enga-ger des guerres coloniales contre leur métropole et les révolutions franco-haïtiennesauraient été les tutrices des communautés créoles dans leur constitution en États-nations10.

Malgré son simplisme, cette thèse possède de forts arguments. Les précau-tions prises par la Couronne pour un projet d’établissement en Amérique centralede sept cent quatre-vingts Noirs de Saint-Domingue ayant servi dans l’armée espa-gnole témoignent des angoisses d’une diffusion séditieuse. Le gouverneur militairede la place de Portobelo, au Panama, assurait ainsi en 1796 :

Les Noirs français ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population de cette citépour éviter que leur pernicieux exemple et leurs relations avec les esclaves ne portent cesderniers à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir laliberté [...]11.

De telles alarmes étaient courantes en raison de la circulation intense desbiens et des personnes entre les possessions françaises et les côtes orientales duVenezuela. Ces relations passaient par un actif commerce interlope, et plus tardpar l’activité des émissaires de la République. Des communautés francophoness’étaient installées un peu partout dans les Antilles à la suite des conquêtes

9 - LESLIE MANIGAT, « Haïti dans les luttes d’indépendance vénézuélienne », in A. YACOU

(éd.), Bolivar et les peuples de Nuestra América, Bordeaux, Presses universitaires de Bor-deaux, 1990, pp. 29-42. Cette thèse fut défendue d’abord par EUGENE D. GENOVESE,From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World,Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1979, et critiquée par DAVID PATRICK

GEGGUS, « Resistance to Slavery in the Americas: an Overview », in J. TARRADE (dir.),La Révolution française et les colonies, Paris, Société d’histoire d’outre-mer, 1989, pp. 107-123.10 - Pour une analyse comparée des trois révolutions américaines, voir l’importantouvrage de LESTER D. LANGLEY, The Americas in the Age of Revolution 1750-1850, NewHaven, Yale University Press, 1997.11 - Archivo General de la Nacion de Colombia [AGNC], Negros y esclavos, t. III, f. 903,dans JAIME JARAMILLO URIBE, « Esclavos y senores en la sociedad colombiana del sigloXVIII », Ensayos de Historia social, Bogota, CESO-UNIANDES, 2001, pp. 3-62, ici p. 27.3 0 8

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anglaises ou par hostilité à tel ou tel parti au pouvoir en France. L’île de Trinidad,prise aux Espagnols par les Britanniques en 1797, rassemblait une importantecolonie française réunissant, pour le meilleur et pour le pire, royalistes, jacobins etautres adversaires de Napoléon. Elle commandait l’embouchure stratégique del’Orénoque12. Maints commerçants, planteurs, corsaires ou libres de couleurs, plusou moins influencés par l’idéologie révolutionnaire, avaient accès, par le grandfleuve, à l’intérieur du royaume de Nouvelle-Grenade. Rien ne s’opposait, sinonles lois, à leur progression jusqu’au piémont des Andes pour aller porter la subver-sion jusqu’à Bogota.

Innombrables furent en outre les marins haïtiens et français qui combattirentdans la marine patriote au cours de la guerre d’Indépendance13. Victor Hugues,commissaire en Guadeloupe, fréquenta assidûment ses alliés espagnols sous leDirectoire. Pourtant, à l’image des insurgés haïtiens, il se refusa à tout prosélytismesur le continent. L’alliance avec la péninsule l’empêchait d’ailleurs de susciter lasédition dans des colonies amies. Ajoutons à cela que, selon l’image traditionnelle,les Espagnes étaient vouées à l’Inquisition et plongées dans un obscurantisme sansremède. Dans ce contexte, beaucoup jugeaient impossible la subversion améri-caine14. Le conservatisme supposé du patriciat créole, renforcé par les événementsd’Haïti, semblait un obstacle insurmontable.

Le présupposé de la révolution préventive blanche ne manque pas non plusd’arguments. La Terre-Ferme n’avait rien d’un gouvernement tranquille15, et l’in-fluence de Saint-Domingue sur certains soulèvements fut parfois avérée. Dans larégion de Coro, en 1795, le zambo José Manuel Chirino avait conduit une révolteà laquelle peut être comparée celle qui menaça Caracas en juillet 181216. Son

12 - Voir les mémoires d’Andrés Level de Goda, qui fut avocat dans l’île après laconquête anglaise : ID., « Antapodosis », Boletın de la Academia Nacional de Historia(Caracas), XVI-63/64, 1933, pp. 500-709, notamment pp. 501-507.13 - FRÉDÉRIQUE LANGUE, « Les Français en Nouvelle-Espagne à la fin du XVIIIe siècle :médiateurs de la révolution ou nouveaux créoles ? », Caravelle, 54, 1990, pp. 37-60, etCARLOS VIDALES, « Corsarios y piratas de la Revolucion francesa en las aguas de laemancipacion hispanoamericana », Caravelle, 54, 1990, pp. 247-262. La série Guerra ymarina de l’AGNC conserve de nombreux rôles d’engagement de ces marins (parexemple les liasses 54 et 398).14 - « Les Français ne peuvent pas avoir de grands partisans dans les Indes espagnoles.Les malheurs de Saint-Domingue et le décret du 16 pluviôse [d’abolition de l’esclavage]les en éloignent à jamais », affirme-t-il au ministre en mars 1797, cité dans ANNE

PÉROTIN-DUMONT, « Révolutionnaires français et royalistes espagnols dans les Antilles »,in J. TARRADE (dir.), La Révolution française et les colonies, op. cit., pp. 125-158, ici p. 133.15 - FEDERICO BRITO FIGUEROA, « Venezuela colonial: las rebeliones de esclavos y laRevolucion francesa », Caravelle, 54, 1990, pp. 263-289, et DAVID PATRICK GEGGUS,« Slave Resistance in the Spanish Caribbean in the Mid-1790s », in D. B. GASPAR etD. P. GEGGUS (éds), A Turbulent Time: The French Revolution and the Greater Caribbean,Bloomington, Indiana University Press, 1997, pp. 131-155.16 - Voir, au sujet des révoltes noires, RAMON AIZPURUA, « La insurreccion de los Negrosde la Serranıa de Coro de 1795: una revision necesaria », Boletın de la Academia Nacio-nal de la Historia (Caracas), LXXI-283, 1988, pp. 705-723. On consultera aussi PEDRO

MANUEL ARCAYA, Insurreccion de los Negros de la Serranıa de Coro, Caracas, Instituto 3 0 9

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meneur avait passé quelque temps aux Antilles, où il avait suivi les événementshaïtiens et adopté leurs valeurs. Il demandait l’application de la « loi des Français ».Le style de la révolte, malgré certains mots d’ordre modernes et l’espoir de recevoirle soutien de corsaires français, rappelait cependant les émotions d’Ancien Régime.Elle avait d’ailleurs emboîté le pas à la rumeur selon laquelle le roi d’Espagneavait libéré les esclaves.

En 1797, les créoles Manuel Gual, ancien capitaine du bataillon de Caracas,et José Marıa Espana, officier de justice, ourdirent une conspiration à l’allure plusclairement révolutionnaire : toutes les « races » du Venezuela furent invitées àbriser le joug espagnol17. Le complot s’appuyait sur un programme de quarante-quatre articles, prônant l’égalité naturelle de tous les habitants de la capitainerieet abolissant l’esclavage18. Des réfugiés français de Trinidad participèrent à sonorganisation. L’un des meneurs, Picornell, avait séjourné en Martinique où il avaitréimprimé la traduction espagnole qu’avait donnée le Bogotan Antonio Narino dela Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Deux ans plus tard, des marinsfranco-haïtiens, désavoués par leurs officiers, cherchaient à promouvoir la révolteà Maracaibo.

Au cours du XVIIIe siècle, les insurrections serviles se succèdent sans toutefoismenacer l’ordre colonial. Depuis 1780, la traite stagne et le manque de bras quien résulte suscite un meilleur traitement des esclaves19. La législation s’humaniseet semble de mieux en mieux respectée. Pourtant, la géographie de la côte caraïbeatteste l’extension ancienne du marronnage avec ses villages peuplés de fugitifsou de leurs descendants, cumbes au Venezuela, palenques en Colombie. Ces commu-nautés rebelles inquiètent les autorités au XVIIe siècle, mais elles achèvent, à la findu siècle des Lumières, leur processus d’articulation et d’intégration au reste dela société coloniale en un processus permanent de négociation20.

Panamericano de Geografıa e Historia, 1949 ; WILLIAM J. CALLAHAN JR., « La propa-ganda, la sedicion y la Revolucion Francesa en la Capitanıa General de Venezuela(1789-1796) », Boletın Historico (Caracas), V-14, 1967, pp. 177-205 ; FEDERICO BRITO

FIGUEROA, El problema de tierra y esclavos en la historia de Venezuela, Caracas, UniversidadCentral de Venezuela, 1985 ; ID., « Venezuela colonial... », art. cit. ; MATTHIAS ROHRING

ASSUNÇAO, « L’adhésion populaire aux projets révolutionnaires dans les sociétés esclava-gistes : le cas du Venezuela et du Brésil (1780-1840) », Caravelle, 54, 1990, pp. 291-313.17 - « Discurso preliminar dirigido a los americanos » (1797), reproduit dans Pensamientopolıtico de la emancipacion venezolana, Caracas, Biblioteca Ayacucho, 1988, pp. 9-31, icip. 15.18 - « Derechos del Hombre y el Ciudadano », notamment art. 18, et « Maximas republi-canas » (1797) dans Pensamiento polıtico..., op. cit., pp. 31-39.19 - GERMAN COLMENARES, Historia economica y social de Colombia, II, Popayan: una socie-dad esclavista, 1680-1800, Bogota, TM Editores, 1999, pp. 12-32.20 - ANTHONY MCFARLANE, « Cimarrones y palenques en Colombia, siglo XVIII », Histo-ria y Espacio (Cali), 14, 1991, pp. 53-78 ; JORGE CONDE CALDERON, Espacio, sociedad yconflictos en la provincia de Cartagena, 1740-1815, Barranquilla, Universidad del Atlantico,1999, pp. 56-85 ; MARTA HERRERA, Ordenar para controlar. Ordenamiento espacial y controlpolıtico en las Llanuras del Caribe y en los Andes Centrales. Siglo XVIII, Bogota, InstitutoColombiano de Antropologıa y de Historia, 2002, chap. V-VI.3 1 0

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Malgré la facilité des communications et leur affinité, Saint-Domingue nefut pas la médiatrice antillaise de la Révolution française en Amérique du Sud. Eneffet, comme l’ont montré maints travaux récents sur les indépendances hispano-américaines, dans la voie ouverte par François-Xavier Guerra21, l’adoption de la moder-nité libérale en Amérique hispanique est une conséquence directe de la conquêtede l’Espagne en 1808 par les troupes de Napoléon. Contraint d’abdiquer, FerdinandVII est emprisonné à Valençay. En un paradoxe ironique, des Cortès réunis enAndalousie balaient l’absolutisme bourbonien au nom du souverain déchu. En1812, la constitution de Cadix donne à la monarchie des institutions libérales. Ainsifaut-il bien distinguer la révolution moderne de la représentation et les mouve-ments d’indépendance américains. La première eut lieu en Espagne, de 1808 à1812 ; les seconds commencèrent après 1810, dans une grande et durable ambi-guïté, puisqu’ils prirent d’abord la forme d’une guerre civile entre les cités loyalesà la régence de l’île de Leon et les villes patriotes. Les principes de 1789 passentpar la médiation de la péninsule Ibérique. L’improbable « influence » haïtiennen’est qu’un trompe-l’œil. Les nations hispaniques – Espagne comprise – naquirentde l’implosion de la monarchie plurielle et, pour la région, la première modernitélibérale vit le jour à Cadix.

Si Haïti fut une référence pour le continent, ce fut d’une autre façon. L’exem-plarité de son expérience ne lui venait pas du caractère universel de sa révolution,mais de son expérience singulière de la modernité dans un cadre socio-racial prochede l’Amérique métisse. Elle fut, en ce sens, le miroir des interrogations patriotessur la singularité de leur indépendance. C’est pourquoi l’imaginaire créole de l’îlepossède un large spectre : l’indépendance haïtienne fut, pour l’Amérique caraïbe,bien plus qu’une révolution noire, un épouvantail ou un succédané de Révolutionfrançaise.

Haïti et les pardos d’Amérique

Les analyses des événements haïtiens ont longtemps été fascinées par la couleurdes protagonistes, censée résumer sans médiation tout un faisceau de dominationssociales et politiques. Dans un but certes louable, ces travaux eurent pour effetpervers d’enfermer les populations d’origine africaine dans une identité univoque :celle proposée par une pigmentation tenue, à cette époque, pour un stigmate.

21 - Le processus général des années 1808-1810 a été reconstitué par MARIE-DANIELLE

DEMÉLAS-BOHY et FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, « Un processus révolutionnaire méconnu :l’adoption des formes représentatives modernes en Espagne et en Amérique, 1808-1810 », Caravelle, 60, 1993, pp. 5-57, et RICHARD HOCQUELLET, Résistance et révolutiondurant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris, Bibliothèque de l’histoire,2001. Sur le processus d’adoption de la modernité politique, voir les travaux deFRANÇOIS-XAVIER GUERRA, notamment Modernidad e Independencias, Madrid, MAPFRE,1992. Voir aussi VÉRONIQUE HÉBRARD, Le Venezuela indépendant. Une nation par le discours,1808-1830, Paris, L’Harmattan, 1996, et GENEVIÈVE VERDO, Les « Provinces désunies »du Rio de la Plata, Thèse de doctorat, Université de Paris-I, 1998. 3 1 1

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Or les acteurs, qu’ils fussent blancs, mulâtres ou noirs, savaient adapter leur percep-tion du phénotype au contexte de leur action22. Les sociétés métisses sont expertesà discerner les nuances de couleur ; elles sont aussi capables de passer de puissantesconventions d’évitement pour les ignorer23, quand leurs membres ne recourent pasà ce vocabulaire pour disqualifier ou diffamer un individu. Souligner la labilitédes identités des acteurs n’est pas nier les préjugés de couleurs ni refuser touteimportance au phénotype. C’est d’abord reconnaître l’extrême diversité sociale etjuridique des populations libres et non blanches.

La catégorie casta regroupait des métis de toutes origines. Dans la Caraïbe sud-américaine, qui nous intéresse au premier chef, cette classe s’identifiait essentielle-ment aux libres de couleur en raison du petit nombre des métis d’Indiens et de Blancs.Elle se déclinait en une multitude de nuances : zambo, mulato, terceron, cuarteron, ou,par euphémisation générique, pardo, moreno (brun) ou encore negro24. Ces dénomi-nations étaient aussi des étiquetages sociaux. Dans la milice de Caracas, un individupouvait ainsi être de qualité « illustre », « noble », « distinguée », « honorable »,« connue » ou simplement « parda »25. Certains Indiens résidant hors des commu-nautés indigènes et de pauvres Blancs vivant parmi les Noirs étaient eux aussiréputés castas. Une position d’outsider en marge de cette société holiste suffisaitparfois pour être rangé parmi les métis. La notion de casta ne s’assimile donc pasà une simple classification raciale, elle servait aussi à donner un statut juridiqueaux déclassés.

Du reste, sur les côtes du royaume de Nouvelle-Grenade, on nommait sou-vent ces derniers « libres ». Cette appellation révèle le sens de la macule noire.Le nom de « libre » aurait, en effet, été redondant pour définir les membres desrépubliques indienne et espagnole. Il ne se justifiait que pour lever l’ambiguïtéqui pesait sur les métis de sang africain. L’apparence physique de ces derniersétait associée immédiatement au statut servile mais, dans les villes, personne nepouvait dire, au premier coup d’œil, si tel pardo était serf ou libre. Dans la hiérarchiedes catégories malheureuses, le stigmate servile prenait le pas sur celui de la cou-leur, les catégories de liberté et de métissage se superposant.

22 - Un pardo pouvait être, selon les circonstances, vecino, compère, commerçant, sous-officier de milice, membre d’une confrérie religieuse ou d’une clientèle politique, ousimplement... pardo, stigmate qu’il essayait, en règle générale, d’éluder.23 - Dans certaines régions de la Caraïbe, il y avait pénurie de vecinos blancs pour occuperles charges du cabildo (conseil municipal) ; force fut de les confier parfois à des pardosqui, en droit, ne pouvaient les occuper. Ainsi dans la région du Sinu en 1802 (AGNC,« Cabildos », t. II, ff. 588r-v).24 - Pardo : métis ayant une goutte de sang noir ; zambo : métis de Noir et d’Indien ;mulato, grifo, terceron, cuarteron, quinteron, salto atras : métis de Blanc et de Noir à diversdegrés ; moreno : euphémisation de pardo.25 - Voir les états de service des milices coloniales à Caracas reproduits par VICENTE

DAVILA, Hojas militares, Caracas, Tipografıa americana, 1930 ; cf. LYLE MCALISTER,« Social Structure and Social Change in New Spain », Hispanic American Historical Review,43-3, 1963, pp. 349-370.3 1 2

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Sur les côtes de la capitainerie générale du Venezuela comme de la vice-royauté de Nouvelle-Grenade, les castas étaient très majoritaires. Si les esclavescomposaient entre 5 et 10 % de la population, les métis en représentaient entre 60et 80 %. Dans la Caraïbe grenadine, le métissage entre les trois « sangs » était pluspoussé qu’ailleurs, d’où l’usage que les autorités avaient d’employer l’expression« personnes de toutes couleurs » pour contourner l’embarras que suscitait, de façonrécurrente, le caractère mêlé des phénotypes et des statuts.

Dans ce contexte social, il n’était pas étonnant que les élites créoles s’accor-dassent à condamner sans nuance Haïti. Bien avant le début des troubles, lesévénements de l’île représentaient, sans surprise, la triple menace de la Révolutionfrançaise, jugée impie ; du gouvernement des Noirs, considéré comme une scanda-leuse inversion des hiérarchies légitimes ; de la guerre civile et du massacre desBlancs. A l’origine, cette peur était plutôt la reprise d’un cliché ; elle reflétait plusune idée reçue du siècle des Lumières qu’une angoisse universellement partagée.L’éventualité d’une prise du pouvoir par les esclaves de Saint-Domingue faisaiten effet partie des scénarios imaginés par les auteurs lus avec avidité par les élitesaméricaines de la fin du XVIIIe siècle. L’apparition d’un Spartacus noir appartenaitau répertoire de la politique littéraire des créoles aisés. Raynal, dans son Histoirephilosophique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes(1770), Louis Sébastien Mercier, dans son An deux mille quatre cent quarante, rêves’il en fût jamais (1771), Diderot enfin, prédisaient une fin funeste aux riches plan-teurs des îles à sucre françaises26.

Cependant l’angoisse littéraire prit bientôt corps. En 1797, cet émoi facilitala conquête de Trinidad par les Anglais. Le gouverneur Chacon refusa d’armer lesmorenos, dont beaucoup étaient originaires des Antilles françaises, par crainted’excès comparables à ceux de Saint-Domingue. L’indépendance poussa la cou-ronne espagnole, en 1806, à une politique de confinement qui interdisait à toutHaïtien de fouler le sol des possessions castillanes en Amérique.

Saint-Domingue préoccupait aussi les Anglais et, en 1804, Francisco deMiranda s’appuya sur cette menace pour défendre son projet d’émancipation amé-ricaine auprès du cabinet britannique27. Les lettres du général vénézuélien augouvernement anglais sont un des éléments fondamentaux de la thèse de la révolu-tion préventive. Pourtant, à l’évidence, Miranda ne fit que se servir des inquiétudesbritanniques vis-à-vis des soulèvements antillais – comme celui de la Jamaïque en1795 – pour donner plus de poids à ses arguments. Il est peu vraisemblable que,pour sa part, le « Créole universel » ait eu peur d’une classe qui était très minoritaireen Amérique. Les pardos ne semblent pas l’avoir davantage effrayé. D’après unerumeur malveillante qui circulait à Caracas, le sang de Miranda n’était pas exempt

26 - Cf. YVES BÉNOT, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte,1989, p. 28 ; MARCEL DORIGNY et BERNARD GAINOT, La Société des amis des Noirs, 1788-1799 : contribution à l’histoire de l’abolition de l’esclavage, Paris, UNESCO, 1998, p. 18.27 - Archivo del General Miranda, La Havane, Éditorial Lex, 1950, t. XVII, pp. 82-83 et 114. 3 1 3

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de « mélange malsonnant ». Du reste, un simple fait prouve l’indifférence du géné-ral envers ce « péril noir » : son plan d’attaque contre les autorités vice-royalesprévoyait l’engagement de cinq à six mille soldats haïtiens28.

Si la théorie de la révolution préventive blanche ne tient pas, ce n’estpas tant parce qu’elle ignore la véritable origine des indépendances américaines– l’effondrement de l’empire après la conquête napoléonienne de l’Espagne – ouqu’elle présente les défauts de la téléologie et du finalisme ou, enfin, qu’ellerecycle la vieille théorie du complot, mais c’est parce qu’elle s’égare sur les menta-lités des élites blanches dans la Caraïbe hispanique. Contrairement aux colonsanglais et français, les grands propriétaires terriens de Terre-Ferme, surnommésmantuanos, se voyaient comme de grands seigneurs sans ambition productiviste.Pour eux, les Indes de Castille n’étaient pas des factoreries comparables aux îlesà sucre anglaises, françaises ou hollandaises. La pression sur la main-d’œuvre yétant beaucoup moins forte que dans les autres colonies, la paix sociale devaitrégner. Comme l’affirme Bolivar au rédacteur de la Royal Gazette of Jamaica, en1815 : « L’Espagnol américain a fait de son esclave le compagnon de son indo-lence29 », ajoutant : « L’esclave, en Amérique espagnole, végète ; abandonné parson maître dans les haciendas, [il] jouit de son inaction, de la maison du maître etd’une grande partie des biens de la liberté. » Très religieux, « il considère son étatcomme naturel et se pense comme un membre de la famille de son maître, qu’ilaime et respecte30. » Que ces affirmations soient vraies ou fausses importe peu ici.Ces traits de mentalité paternaliste rendaient les patriciens américains peu sen-sibles à la menace d’une subversion victorieuse des esclaves ou des castas31. Dureste, les mantuanos ne se sont pas appuyés sur les milices blanches pour établir lajunte du 19 avril 1810 à Caracas, mais sur celles des pardos, dont ils ont élevérapidement les membres à des grades convoités.

Pourtant, chez les patriciens, esclavagistes ou non, le discours de l’harmoniesocio-raciale était souvent associé à l’évocation de la catastrophe haïtienne. Unetelle contradiction s’explique aisément. La peur est sans doute une questiond’échelle. Au niveau micro-politique, les créoles mettaient toute leur confiancedans les mécanismes hérités de la servitude volontaire des gens de couleur, libresou esclaves. Le peuple pardo effrayait cependant parce qu’il pouvait à tout momentse transformer en une masse incontrôlable, sous l’effet de l’exemple ou de laprise de conscience de son « abjection ». La formation de ce Behemoth, nommépardocratie, ne pouvait se réaliser que sous l’influence pernicieuse de la révolutionnoire. C’est ainsi qu’Haïti commença à cristalliser les peurs patriciennes.

28 - Ibid., p. 137.29 - SIMON BOLIVAR, septembre 1815, Cartas del Libertador [CL], Caracas, Banco deVenezuela, 1964-1967, t. I, p. 240, reprenant une remarque du voyageur françaisFRANÇOIS DEPONS, Voyage à la partie orientale de la Terre-Ferme dans l’Amérique méridionale,Paris, Imprimerie Fain et Cie, 1806.30 - CL, I, p. 241.31 - Voir la lettre de Bolivar à l’amiral de la Barbade, 17 juin 1814 (CL, I, pp. 136-138).3 1 4

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Ces inquiétudes expliqueraient-elles un trait particulier de la géographie dela révolution hispanique ? A l’échelle du continent, les zones de peuplement« noir » ont adopté les idées modernes de manière beaucoup plus radicale et pré-coce que les régions à dominante indienne, constantes dans leur loyauté enversla monarchie jusqu’à la proclamation formelle de la séparation (Mexique, Pérou,Bolivie)32. Caracas et Buenos Aires furent les deux seules capitales à connaître desclubs d’allure et d’inspiration jacobines33, qui mêlaient en leur sein une sociétémétisse ; c’étaient aussi deux grandes villes noires. Cette géographie confirmeraitla thèse de la révolution préventive. Dans les régions où les castas prédominaient,les grands propriétaires terriens auraient hâté l’accession à l’indépendance pourmaintenir leur contrôle social sur des populations dissipées. L’interprétation fonc-tionne aussi à l’envers : le poids de la classe servile à Cuba et à Porto Rico auraitobligé les grands planteurs à garder le lien avec la métropole pour conserver leurposition.

Logiques du système des castas

Croiser les champs politiques et juridico-raciaux ouvre de nouvelles perspectivessur ces questions. Si les régions à forte population casta adoptèrent la modernitéde rupture de façon plus précoce que les autres, elles choisirent aussi la formeconfédérale de gouvernement. Mais l’articulation de notions aussi différentes quecelles de race, de statut juridique, de fédéralisme et de radicalisme révolutionnaireest délicate. Pour comprendre la récurrence de la référence négative à Haïti dansles premières années de la révolution américaine, il faut lier deux interrogations.Quelle était la nature des angoisses politiques de la société américaine au commen-cement de son indépendance ? Quelle pouvait être l’attitude des castas vis-à-visde la révolution ?

Il existe une puissante affinité entre les sociétés métisses, les principes égali-taires et la définition abstraite du citoyen que défend la révolution libérale hispa-nique dès 1808. Cette affirmation repose sur l’observation de la place des castasdans la mosaïque juridique et raciale de la société coloniale. Le statut de ces

32 - FRANÇOIS-XAVIER GUERRA, « La identidad republicana en la época de la Indepen-dencia », in G. SANCHEZ GOMEZ et M. E. WILLS OBREGON, Museo, memoria y nacion,Bogota, Museo Nacional de Colombia, 1999, p. 275.33 - Sur la Société patriotique de Caracas, voir CAROLE LEAL CURIEL, « Juntistes, tertulia-nos et congressistes : sens et portée du public dans le projet de la Junte de 1808 (Provincede Caracas) », Histoire et sociétés de l’Amérique latine, 6, 1997, pp. 85-107, et ID., « Tertu-lias de dos ciudades », in F.-X. GUERRA et A. LEMPÉRIÈRE, Los espacios publicos en Ibero-américa. Ambigüedades y problemas. Siglos XVIII-XIX, Mexico, Fondo de Cultura Economica,1998, pp. 168-195. Sur celle de Buenos Aires, se reporter à PILAR GONZALEZ BERNALDO,« Produccion de una nueva legitimidad: ejército y sociedades patrioticas en Buenos Airesentre 1810 y 1813 », Cahiers des Amériques latines, II-10, « L’Amérique latine face à laRévolution française », 1990, pp. 177-195. 3 1 5

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populations est en effet extrêmement flou. Leur identité est toujours définie néga-tivement, d’abord vis-à-vis des deux républiques qui bénéficient de droits et d’im-munités particuliers – la république des Indiens et celle des Espagnols –, ensuitepar rapport au statut propre à la classe servile. Les castas forment un groupe sansunité : il n’est ni indien, ni blanc, ni esclave34. L’embarras du général loyalisteCeballos est révélateur dans la description qu’il livre à sa tutelle péninsulaire : lescastas seraient ce « tiers état intermédiaire, placé entre les libres et la classe servile,réputé jusqu’à un certain point comme étranger, pour ne pas jouir complètementdes effets civils de l’ingénuité, dont même les fils des esclaves libérés ont bénéficiédans d’autres pays35 ».

La société de castas génère une vaste zone de confusion raciale, juridique etsociale, un monde de désordre qui déborde les statuts figés de la société créole.Sous la Colonie, la couleur en elle-même ne préjugeait pas de la qualité de lapersonne. En vérité, seuls l’honneur, la réputation ou la vox populi pouvaient rappe-ler les métis à ce qu’ils étaient : rumeurs et insultes troublaient en effet la viequotidienne des localités côtières et donnaient lieu à d’innombrables procès.

Ces prémisses permettent de comprendre la double logique qui gouverne lesystème des castas sous l’Ancien Régime bourbonien. Comme toute hiérarchieouverte, cette structure suscitait un désir universel de promotion d’autant que,depuis 1795, le Conseil des Indes avait permis aux plus riches métis de se « blan-chir » par des cédules de gracias al sacar. Contre une somme relativement modeste,les interdictions pesant sur les castas purent être levées ; si la loi n’abolissait pas lepréjugé, comme en témoigne les protestations de la noblesse locale contre cettemesure, du moins permettait-elle à la sanior pars métisse d’appartenir enfin auxmeilleurs rangs de l’Église, de l’armée, de l’office ou de l’Université36.

En 1815, le capitaine général Ceballos essaya de convaincre Madrid que cettelogique poussait les pardos à s’aligner du côté loyaliste afin d’infléchir la politiqueeuropéenne vis-à-vis de ces populations37. Pour l’archevêque de Caracas, NarcisoColl y Prat, les castas se montraient « avides de liberté, d’égalité et de représenta-tion38 », dans l’acception ancienne de ces mots. C’est pourquoi, en tant que classes

34 - VIRGINIA GUTIÉRREZ DE PINEDA et ROBERTO PINEDA GIRALDO, Miscegenacion ycultura en la Colombia colonial, 1750-1810, Bogota, UNIANDES, 1999, 2 vols, HERMÉS

TOVAR PINZON, Convocatoria al poder del numero: censos y estadısticas de la Nueva Granada,1750-1830, Bogota, Archivo General de la Nacion, 1994, et JOHN LOMBARDI, People andPlaces in Colonial Venezuela, Bloomington, Indiana University Press, 1976, ont reproduitdes recensements de l’époque avec leur système de classification pour la Colombie etle Venezuela, respectivement.35 - Lettre du capitaine général Ceballos au secrétaire du Despacho universal de Indias,Caracas, 22 juillet 1815, reproduite par JAMES F. KING dans « A Royalist View of theColored Castes in the Venezuelan War of Independence », Hispanic American HistoricalReview, 33-4, 1953, pp. 526-537, ici p. 531.36 - Les dispositions concernant les métis sont regroupées dans le livre VII, titre V dela Recopilacion de Leyes de los Reynos de las Indias..., 4e éd., Madrid, 1791, 3 vols, « De losMulatos, Negros, Berberiscos, é hijos de Indios ».37 - J. F. KING, « A Royalist View... », art. cit., p. 537.38 - Memoriales sobre la independencia de Venezuela, op. cit., p. 162.3 1 6

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d’une société d’Ancien Régime, elles étaient prises dans une contradiction doulou-reuse. D’une part, il leur était impossible d’éluder toute conscience raciale – reflé-tée par les incapacités juridiques et symbolisée par la couleur, mais, d’autre part,elles devaient renoncer à toute stratégie collective revendiquant une identitéparda, puisque leur but était l’égalisation des statuts.

La dynamique d’ascension socio-raciale dérivait de cette définition flexibledes castas, qui n’avait pourtant rien de progressiste. Pris dans un mouvement depromotion statutaire, le pardo – cette catégorie construite par la Couronne – n’exis-tait que dans la perspective de sa disparition. Cette logique en appelait une seconde,qui la contrariait : celle de la distinction. Dans cette société mouvante et ambiguë,chaque groupe « racial » cherchait en effet à garantir au mieux son statut, quitte àen fermer l’accès aux degrés inférieurs. Ce penchant n’était pas propre aux Blancs,dont on sait la passion dévorante pour les cédules de « pureté du sang » à la findu XVIIIe siècle : elle traverse aussi toutes les catégories métisses. Ces distinctionsdéjouaient les solidarités « raciales » car les libres avaient tendance à naturaliser lafrontière qui les séparait des esclaves afin de mieux se garantir de la macule ser-vile39. Entre les métis eux-mêmes la rivalité était grande, et un pardo en passed’obtenir la « pureté de sang » et les charges afférentes ne se commettait pas avecun berger zambo.

Si la révolution patriote et la constitution de Cadix abolirent les castas, ellesne détruisirent pas les habitudes prises sous la Colonie. Que font en effet lesrebelles noirs, mulâtres et zambos qui se dressent contre la confédération deMiranda en juin 1812 ? Ils prennent l’église de San Francisco et détruisent lesregistres de baptême dans le but d’effacer la preuve de leur macule40. L’égalitéuniverselle des droits de l’homme ne faisait pas partie de l’horizon mental de cesmultitudes « indéfinies et indéfinissables41 » qui se soulevèrent entre 1812 et 1813au nom du roi et de sa constitution. Rarement les pardos rebelles prétendirent àl’abolition de l’esclavage ou à la disparition des deux républiques. Les castasmétisses tendirent à inscrire leur action collective à l’intérieur des règles écritesou tacites qui donnaient consistance à leur identité « raciale ». Dans ce cadre, leursambitions avaient pour bornes la réforme bien plus que la révolution des droitsde l’homme.

Aussi, les partis loyalistes et patriotes usèrent, pour séduire les pardos, d’argu-ments qui flattaient ce désir d’égalisation que toutes les sources reconnaissent. Defait, la guerre d’Indépendance fut, de 1810 jusqu’au rétablissement de l’absolu-tisme en mai 1814, une lutte entre deux libéralismes égalitaires. Rien d’étonnant,

39 - David Patrick Geggus observe le même phénomène dans l’espace antillais révolu-tionnaire (« Slavery, War, and Revolution in the Greater Caribbean », in D. BARRY

GASPAR et D. P. GEGGUS, A Turbulent Time..., op. cit., pp. 1-50, ici p. 16).40 - JOSÉ DOMINGO DIAZ, Recuerdos sobre la rebelion de Caracas [1829], Caracas, AcademiaNacional de la Historia, 1961, p. 181. Dans cette perspective, voir JEAN-PAUL ZUNIGA,« La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en Amérique espagnole », AnnalesHSS, 54-2, 1999, pp. 425-452.41 - V. HÉBRARD, Le Venezuela indépendant..., op. cit., pp. 52-56, sur la « multitudedangereuse ». 3 1 7

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alors, à ce que nombre de gens de couleur ait choisi la fidélité monarchique. Laconstitution de Cadix offrait, à ceux qui se « distingu[aient] par leur talent, applica-tion et conduite », le titre d’Espagnols42 et couronnait ainsi une ambition collectivetrès ancienne dans le respect dû au roi et à la lettre de la religion. Car si les loispatriotes accordaient aux métis l’égalité complète et le titre de citoyen, elleslivraient aussi l’Amérique à l’aventure d’une révolution.

Un autre obstacle étouffait le développement de mouvements pardos auto-nomes : la guerre civile et la polarisation de la société. Chaque faction interprétaitles émotions, soulèvements et rébellions des gens de couleur selon un binôme :fidélité/trahison pour les royalistes ; révolution/contre-révolution pour les patriotes.Certains groupes pardos, à l’image d’autres corps de la société, défendirent desobjectifs propres au sein du conflit, comme la protection de la communauté villa-geoise. La dynamique de guerre civile réduisit le sens et la nature de ces mouve-ments tiers à l’antagonisme entre l’Espagne et l’Amérique ou entre le roi et lasédition républicaine. Dans ce contexte guerrier, subordonnant toute action collec-tive à la logique binaire du conflit, les métis, comme nouveaux Espagnols selon laconstitution de Cadix ou vrais citoyens des républiques égalitaires, perdirent toutespoir de conduire une politique autonome et se virent tenus d’attacher leurs pasà ceux des libertadores patriciens ou des loyalistes blancs.

La variable raciale est-elle, du reste, déterminante pour décrire l’activité poli-tique des populations pardas pendant l’indépendance ? Les défenseurs de l’iden-tité noire estiment que leurs contradicteurs prolongent le discours nationaliste bâtipar les élites blanches du XIXe siècle. La doxa oligarchique niait les conflits entreraces : la nation devait rester un manteau sans coutures. Reprenant inconsciemmentle topos des pères de la patrie, les études historiques auraient minoré les luttesentre les castas et nourri, malgré elles, le mythe irénique de la démocratie raciale43.En réponse, les tenants de la non-pertinence du phénotype arguèrent que lespopulations pardas n’avaient pas de conscience raciale. Elles agissaient aussi biensuivant des logiques socio-politiques, le plus souvent locales ou clientélaires. Dansune étude sur la province de Carthagène, Aline Helg se place à mi-chemin entreles deux perspectives. Selon elle, un pacte tacite lia, pendant ces guerres, les élitesblanches et les populations métisses dans le but de passer sous silence les possiblesdivisions raciales44. L’« Afro-Caribéen » devenait « invisible », par la grâce des stra-tégies de contournement du stigmate.

Il faudrait plutôt comprendre ce consensus d’évitement comme un mutismené des contraintes du système des castas donnant forme aux revendicationsmétisses. Penser que les castas n’avaient aucune conscience juridico-raciale de leurstatut est aussi inexact que de croire qu’elles agissaient de concert pour défendre

42 - Recopilacion de Leyes..., op. cit., titre II, chap. IV, art. 22.43 - Ce mythe est dénoncé par ALFONSO MUNERA, El fracaso de la nacion. Region, clase yraza en el Caribe colombiano (1717-1810), Bogota, Banco de la Republica, 1998, pp. 13-14.44 - ALINE HELG, « Raıces de la invisibilidad del afrocaribe en la imagen de la nacioncolombiana: independencia y sociedad, 1800-1821 », in G. SANCHEZ GOMEZ etM. E. WILLS OBREGON, Museo, memoria y nacion, op. cit., pp. 219-252.3 1 8

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cette identité. Lorsque les métis se comportaient en castas, et non en membres dupetit peuple ou d’une clientèle qui les subordonnaient au patriciat blanc, ils agis-saient dans le respect d’un ordre hiérarchique, profondément intériorisé, qui lesorientaient vers des revendications réformistes : l’intégration à l’état supérieur de lasociété. Cette dynamique les porta de fait au loyalisme envers la couronne d’Espagnecomme en témoignent le soulèvement des llaneros métis des plaines de l’Orénoque,en 1813, et le rôle de bastion royaliste que tint la façade caraïbe de l’Amérique duSud, de Carthagène à Cumana, jusqu’au triomphe final des républicains.

Si les castas ont plutôt choisi le parti de la Régence espagnole que celuides premières confédérations patriotes, leurs revendications de représentation etd’égalité pouvaient néanmoins les faire changer de camp avec facilité. Après tout,leurs pétitions étaient susceptibles d’une double interprétation. Dans la société del’Ancien Régime, elles réclamaient l’intégration au monde privilégié des Blancs ;dans la nouvelle, elles étaient homothétiques aux valeurs libérales. Une lettreanonyme de l’époque révèle les liens subtils entre les suppliques d’Ancien Régimeet les revendications révolutionnaires :

Les pardos ont adopté un ton quasi insupportable, capable de s’imposer non seulementà la Junta, mais aussi à toute la famille des Blancs. [Ils nous importunent] par leursprétentions à l’égalité à propos de tous les droits, comme le fuero45, et autres privilèges ; ilparaît que l’on compte armer et discipliner tous les Blancs afin de contenir tant d’audace46.

La dynamique d’égalisation portée par les castas (« fuero », « privilèges »)était certes inhérente à la société coloniale, mais cette passion ancienne pour lareprésentation nourrissait des relations profondes avec les idées de la Révolutionfrançaise (« prétentions à l’égalité de tous les droits »). C’est pourquoi, malgré leurconservatisme face à la Révolution, la présence des majorités pardas fut parfois unfacteur de radicalisation égalitaire, notamment dans les grandes villes où ces péti-tions purent se formuler dans le langage universaliste des Lumières.

De la république des Espagnols à la République moderne :angoisses créoles

L’analyse de la position des pardos dans la société caraïbe est un préalable néces-saire pour entendre comment les créoles – et, sans doute, la plupart des libres –comprirent Haïti. La place des métis dans l’imaginaire social conditionnait directe-ment la perception du processus révolutionnaire dans les Antilles françaises. Lesélites hispano-américaines avaient été profondément choquées par le massacredes Blancs ordonné par Dessalines en 1804. Si cet événement eut autant d’écho,c’est sans doute parce qu’il symbolisa, pour les créoles, les effets anomiques del’abolition des frontières d’ordres et de castas.

45 - Privilège de juridiction, droit particulier à un groupe.46 - AGNC, Archivo Restrepo, vol. 26, lettre datée du 22 mai 1810, f. 25. 3 1 9

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La révolution libérale avait donné naissance, sur le plan constitutionnel, àun monde sans repère de couleur ni de statut. Les élites blanches disparaissaienten tant que telles pour se muer en citoyens d’Amérique, à égalité avec les libresde toutes couleurs. L’ascension statutaire des métis se doublait du déclassementcorrélatif des élites révolutionnaires blanches très imbues, quelques années plustôt encore, de la pureté de leur sang espagnol, comme Miranda ou le marquisdel Toro. Le libéralisme, en éliminant les castas, condamnait les créoles à unepromiscuité symbolique avec ceux qu’ils avaient toujours tenus pour mineurs etinfâmes. Il les plongeait dans un état d’angoisse d’autant plus fort que l’apparencephysique ne distinguait pas toujours avec certitude les Blancs des pardos en Amé-rique caraïbe, au contraire des Antilles françaises ou anglaises. En outre, d’unerépublique à l’autre, les Blancs étaient amenés à occuper, sur le plan politique,une position comparable à celle des métis au sein de la hiérarchie raciale : celled’un peuple intermédiaire. La perplexité de Simon Bolivar dans sa fameuse « Lettreà un habitant de la Jamaïque » illustre cette mutation :

Nous ne sommes ni Indiens, ni Européens, mais une espèce intermédiaire (especiemedia) entre les propriétaires légitimes du pays et les usurpateurs espagnols : en somme,Américains par la naissance, mais tenant nos droits de l’Europe, nous devons disputernos titres aux habitants du pays et pourtant résister à l’invasion des envahisseurs ; nousnous trouvons ainsi dans la situation la plus extraordinaire et la plus compliquée47.

Dans la peur d’Haïti se lisent donc une angoisse identitaire et un sentimentde chute48, sensibles dans le scandale de la proximité inédite entre castas, autourd’une table, lors d’un bal ou dans la rue, lorsque les pardos gagnent le droit desaluer les Blancs du nom de citoyen ou de demander leurs filles en mariage49. Lafigure du citoyen était trop abstraite pour rassurer un patriciat, fût-il porté parl’enthousiasme des Lumières à miner, comme la noblesse libérale de 1789, lesfondements de sa propre excellence. C’est pourquoi le souvenir du massacre desBlancs devint obsédant lorsque les patriotes eurent affaire aux soulèvements des gensde couleur, comme ceux de Curiepe en mai 1812 ou des llanos en novembre 1813.Pire : à cet effroi identitaire se mêlait une crainte plus directement politique.

47 - Contestacion de un Americano Meridional a un Caballero de Esta Isla, Kingston, 6 sep-tembre 1815, CL, I, p. 222 (souligné par nous).48 - On retrouve le même type de peurs dans tout le monde hispanique, notammentdans l’espace andin. A Quito, « [la] population américaine est composée en grandepartie d’Indiens et de Noirs, gouvernés selon les règles de l’Ancien Régime [...]. Quepourrions-nous faire pour égaliser brusquement toutes ces classes sans que l’édificesocial en soit tout bouleversé ? », Gaceta de Quito, no 29, 22 août 1829, texte cité parMARIE-DANIELLE DEMÉLAS, L’invention politique. Bolivie, Équateur, Pérou au XIXe siècle,Paris, Éditions Recherches sur les civilisations, 1989, p. 102.49 - Ces exemples sont donnés par un témoin anglais hostile à la révolution, GEORGE

FLINTER, A History of the Revolution of Caracas with a Description of the Llaneros, or Peopleof the Plains of South America, Londres, T. and J. Allman, 1819, pp. 19-23.3 2 0

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Les sociétés américaines vécurent en effet les premières années de l’émanci-pation dans un profond état de détresse de souveraineté. Le roi était captif, lesinstitutions de l’administration coloniale avaient été renversées et les distinctionsd’ordres et de castas abolies ; des structures de pouvoir ou des principes de distinc-tion qui faisaient tenir la société d’Ancien Régime, il ne restait plus que la char-pente municipale. D’une certaine façon, la révolution fut vécue, entre 1810 et 1812,comme la restauration de l’âge d’or d’une monarchie tempérée. La municipalitéretrouvait le statut qu’elle n’aurait jamais dû perdre : celui de l’ultima ratio de lavie en collectivité et du bien public50. L’idée confédérale des premiers temps dela révolution est consubstantielle à une « municipalisation », née de la disparitiondu roi et du renversement des institutions monarchiques. Cette révolution-restauration renvoyait au modèle de la Révolution nord-américaine dont les élitescréoles copièrent consciencieusement la constitution pour l’appliquer chez elles.Le principe organisateur de la société retournait au pueblo, la communauté d’habi-tants. Par extension, l’horizon de la patrie nouvelle devint l’union de ces cités-États, unies en une confédération de Provinces-Unies (de Nouvelle-Grenade, duVenezuela, du Rio de la Plata). Cette idée confédérale répond aussi bien à l’imagi-naire ancien du municipalisme hispanique qu’à la conception éclairée de la repré-sentation, possible seulement dans les petites républiques51.

L’envers de la reconstitution municipale de la souveraineté est une intenseinquiétude de la dissolution et de l’anarchie. Les élites révolutionnaires savaientcombien leurs confédérations étaient des structures politiques fragiles. Alors, pardéplacement du désarroi politique et identitaire créoles, la figure du métis cristal-lisa tous les fantasmes de désordre. Considérés depuis le XVIIe siècle comme « ins-tables, perturbateurs (buscarruidos), gens de vie irrégulière et de mauvaisesmœurs52 », les métis avaient longtemps été stigmatisés pour vivre dans un étatd’indécision juridique et raciale. Plus encore que les autres, les pardos de sangafricain étaient enclins au « pillage et à la boisson53 », agissaient en « nuées » ou en« nuages noirs ». Ils menaient la société à l’« anarchie », en appelant à « l’égorge-ment des Blancs54 ». Ils personnifiaient un état de nature dans lequel les patriotescraignaient de tomber par un effet pervers des réformes libérales. Par analogieimmédiate, Haïti matérialisait l’aboutissement de cette régression dans la barba-rie55. L’expérience de la révolution y avait dérapé dans la guerre civile, l’anomie

50 - Le républicanisme municipal de la société néo-grenadine était profond sous l’An-cien Régime. Les notions de republica et de bien public sont des valeurs fondamentalesà la fin du XVIIIe siècle. Les échevins de la ville de Tolu ont œuvré en 1801 pour le « bienpublic et économique comme bons pères de la République, citoyens et compatriotes. »(AGNC, Cabildos, t. II, f. 518v.)51 - L’Esprit des lois (livre IX) et le Contrat social (livre II, chap. IX), qui défendent cetteidée, sont les bréviaires des révolutionnaires créoles.52 - JAIME JARAMILLO URIBE, « Mestizaje y diferenciacion social en el Nuevo Reino deGranada », Ensayos de historia social, op. cit., pp. 121-166, ici p. 129.53 - N. COLL Y PRAT, Memoriales..., op. cit., p. 181.54 - Ibid., p. 299.55 - Bolivar à Santander, San Carlos, 12 juin 1821, CL, II, p. 355. 3 2 1

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et le massacre. L’île devint alors le support imaginaire des angoisses créoles. Unehomonymie fortuite renforçait l’identification de la pardocratie à Saint-Domingue,qui portait en espagnol le même nom – Guarico – que l’une des régions noires lesplus instables et anti-patriotes de Terre-Ferme.

Ces peurs étaient pourtant sans fondement. Les relevés démographiques deJohn Lombardi démontrent que les villes et villages où, selon les témoignages, lesBlancs auraient fait l’objet de massacres systématiques, connaissaient une recrudes-cence de la présence blanche aux dépens des autres classes de la population56.

Évolution de la population d’Ocumare del Tuy,lieu d’un massacre de « tous les Blancs » en 1814

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Population masculine indienne

Population masculine esclave

Population masculine parda

Population masculine blanche

Population masculine noire

Source : J. Lombardi, People and Places..., op. cit., pp. 206-207.

Les événements haïtiens inquiétaient moins par le soulèvement des Noirsque pour une forme ouverte de révolution politique. Les élites confédérales sebornaient à espérer un retour à la prospérité d’une monarchie républicaine, rêvéesous le nom de confédération. Saint-Domingue figurait l’envers malheureux de

56 - D’après les recensements publiés par John Lombardi (J. LOMBARDI, People andPlaces..., op. cit.). Par exemple à Calabozo, Curiepe, dans la vallée du Guarico, et mêmedans la région orientale de Caracas, où les massacres auraient été nombreux.3 2 2

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cet idéal : la révolution jacobine, avec son énergie, ses fureurs, sa propension àcréer de nouvelles identités et à exaspérer les lignes de fractures dans la société.La condamnation d’Haïti, en un mot, ne reflétait pas tant le refus de la révolutionque celui de l’énergie révolutionnaire moderne, l’effroi du « coupé têtes, brûlécazes » ; en d’autres termes, l’avènement d’une forme moderne de barbarie et dedésordre.

Saint-Domingue, la guerre à mort et l’américanité

La Confédération vénézuélienne déclara son indépendance le 5 juillet 1811, lesdivers États néo-grenadins entre 1811 et 1813. Au cours de ces années, les représen-tants américains se heurtèrent à la difficulté de définir le collectif ou la nation. Lamunicipalisation de 1810 avait brisé les anciennes circonscriptions vice-royales enune myriade de cités-États. Dès lors, comment organiser un pays avec cette pous-sière de municipalités ? En outre, si la souveraineté du peuple – et non despueblos – était adoptée en droit, de quel peuple s’agissait-il ? Sur quel territoirevivait-il ? Comment se définissait-il ?

L’enjeu, dans ces questions, était le passage, pensé de façon claire et distinctepar certains patriotes, de la révolution/restauration à la révolution ouverte. La pre-mière, pour Bolivar et ses partisans, était insuffisante : la visée ultime de la politiqueconsistait désormais à créer un peuple par l’adoption d’une forme politique inédite.Or, selon les centralistes, la municipalisation empêchait toute assomption d’uncollectif moderne ; il fallait donc briser la résistance des pueblos pour former le« corps entier de la République57 ».

Dans cette perspective, l’exemple d’Haïti se muait en une référence légitimed’un discours indépendantiste radical, longtemps minoritaire, qui devait finale-ment triompher. Après 1812, les patriotes rompirent donc avec l’habitude d’associerSaint-Domingue au massacre des Blancs par Dessalines. La référence haïtiennequittait la sphère émotionnelle où l’avaient cantonnée les discours catastrophistes,pour intégrer le domaine de la pensée rationnelle. Cette métamorphose procédade deux séries de raisons : la meilleure connaissance des événements de l’île et latransformation des ambitions patriotes.

Car, à l’avènement de Francisco de Miranda, en mars 1812, les radicauxs’emparèrent du pouvoir à Caracas. Ils ne reniaient pas l’influence de la Révolutionfrançaise et s’entourèrent de nombreux Français ou francophones originaires desAntilles58, qui prirent le commandement de l’armée et, par leurs connaissances,

57 - SIMON BOLIVAR, Acta de instalacion del Consejo de Estado en Angostura, Angostura,10 novembre 1817.58 - H. POUDENX et F. MAYER, Mémoire pour servir à l’histoire de la révolution de la capi-tainerie générale de Caracas, Paris, Chez Croullerois, 1815 (Caracas, Banco central deVenezuela, 1963), p. 68. 3 2 3

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permirent de jeter une lumière nouvelle sur Haïti, tandis que des missions étaientorganisées pour acheter des armes dans l’île antillaise59.

Placé à la tête du gouvernement, le Créole universel entama une réflexionsur l’énergie révolutionnaire qui seule semblait à même de briser le cercle de lamunicipalisation. L’émergence d’un collectif dépassant les appartenances fami-liales, locales ou clientélaires procéderait d’une guerre d’un type nouveau. Nonpas celui, traditionnel, de la lutte entre régions rivales au nom d’intérêts locaux,mais celui qui mettrait aux prises deux nations distinctes. Et puisque ces nationsn’existaient pas encore – les fidèles au roi étant presque tous créoles –, l’énergied’une nouvelle forme de guerre aurait pour fonction de radicaliser les oppositionsentre les camps pour que la ligne d’inimitié n’oppose plus, mollement, des cités,mais, résolument, des peuples.

Le 15 juin 1813, l’expédition de reconquête est conduite par le jeune caudillopatricien Simon Bolivar qui, dans un discours célèbre, déclare une guerre à mortaux Espagnols. Il espère muer le conflit civique en une lutte nationale entre pénin-sulaires et Américains. Cette fiction discursive, rendue concrète par le massacredes adversaires et l’adoption d’une nouvelle stratégie militaire, est l’expressiond’un désarroi autant que la recherche d’un modèle. Aussi fallait-il, pour conjurerla double menace de la guerre civique et de la guerre des « races », désigner unevictime expiatoire qui ferait naître, par réaction, un collectif, fondement indispen-sable à la représentation politique moderne de la nation. « Coupé têtes, brûlécazes » permettrait de puiser dans la dialectique guerrière l’énergie suffisante pourdépasser les rivalités entre cités et bâtir une communauté « américaine » indépen-dante. Par l’adoption d’une belligérance où chacun était sommé de choisir soncamp, la guerre sans merci devait accoucher d’un peuple nouveau, sans contoursprécis, mais détaché des pueblos et comme indifférent aux catégories construitesde la race ou de la couleur.

En déclarant la guerre à outrance, Bolivar reprenait à son compte le conseilde Dessalines à Miranda. Bien plus : l’adoption de l’énergie révolutionnaire étaitle fruit d’une discussion du « modèle haïtien de la révolution ». L’état-major deBolivar décréta, en effet, la guerre sans quartier le 15 juin 1813 à Trujillo, à la suitede débats serrés avec le commandant Antonio Nicolas Briceno, entouré des Franco-Haïtiens Joseph Debraine, Louis Marquis, Georges Delon, L[ouis ?] Caz, lesquelsprojetaient la destruction des Espagnols depuis janvier 181360. La réflexion sur leprécédent haïtien partait d’une analyse de la guerre des partisans :

Voyez les Noirs de Saint-Domingue plus ignorants que nous, avec moins d’aide, dans unpays plus [petit] et moins bien approvisionné, qui ont soutenu une guerre contre la grandenation qui fait aujourd’hui la loi dans toute l’Europe, et nous, nous tombons sous l’empire

59 - Il s’agit des expéditions du capitaine Martin (1812) et de l’expédition de Leleux(mars-avril 1813) ; cf. L. MANIGAT, « Haïti... », art. cit., p. 34.60 - PAUL VERNA, Pétion y Bolıvar, cuarenta anos (1790-1830) de relaciones haitianovenezola-nas y su aporte a la emancipacion de Hispanoamérica, Caracas, Oficina Central de Informa-ciones, 1969, pp. 126-128.3 2 4

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de quatre tristes Espagnols qui ne savent ni lire ni écrire, ni combattre, [...] et que toutesles nations méprisent, et dites-moi quel est le motif, la cause de cette différence, que laFrance ait perdu plus de quarante mille braves soldats qui avaient vaincu en Égypte, àIéna, Austerlitz, etc., et qui n’imaginent même plus reprendre Saint-Domingue malgré lesdivisions parmi les Noirs eux-mêmes, car, mon ami, cette cause n’est autre que la guerreà mort que les naturels du pays ont décrété à tous les Français, ne compter que sur eux-mêmes, pouvoir se cacher dans le maquis, survivre en mangeant des racines et ne tolérerla présence d’aucune personne suspecte61.

Ce texte, comme la déclaration finale de guerre à mort, reprend le cœur dela déclaration de Dessalines. Le jour même de l’Indépendance, l’empereur noiravait ordonné le massacre des Français – donc, des Blancs – comparés à des vautoursou à des bêtes de proie, pour asseoir l’indépendance de l’île. Il fallait « dévouer àla mort quiconque né Français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de laliberté62 ». Ce sacrifice était un acte de vengeance sur lequel se fondait une collecti-vité nouvelle. Bolivar n’était pas loin de décréter la guerre fondatrice du pacterépublicain, lorsqu’il déclara, à la manière de Dessalines : « Espagnols et Canariens,soyez voués à la mort, quand bien même indifférents, si vous ne travaillez pasactivement pour la liberté de l’Amérique. Américains, soyez sûrs de vivre, mêmesi vous êtes coupables63. » Par ce discours, rendu performatif par l’exercice de l’acteviolent, l’état-major patriote créait de toutes pièces une identité nationale quin’était ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique.

L’analyse des événements de Saint-Domingue contribua donc à déracialiserla perception de la révolution insulaire pour l’inscrire au répertoire des exemplespolitiques. Si les excès haïtiens continuaient à être blâmés avec constance, l’îlecommençait à jouir d’un statut comparable à celui de la Révolution française : celuid’une référence illicite et dangereuse, mais décisive pour la réflexion indigène surl’adoption des valeurs modernes.

Le symbole d’Haïti et l’effacement paradoxal – et limité –de l’esclavage

Par petites touches, la perception d’Haïti évolua selon les aléas de la conjoncturepolitique patriote. L’île devint même une référence centrale au moment où lesélites militaires des Provinces-Unies du Venezuela et de Nouvelle-Grenade trou-vèrent refuge dans le sud de Saint-Domingue. Après les déroutes des confé-dérations vénézuélienne (fin 1814) et grenadine (1815/1816), près de deux cent

61 - Lettre d’Antonio Nicolas Briceno à Manuel del Castillo, probablement d’avril 1813(Archivo General de Venezuela, Caracas, Causas de infidencia, t. 37, f. 46).62 - Proclamation du général Dessalines au peuple haïtien, 1er janvier 1804, citée dansB. ARDOUIN, Études..., op. cit., t. VI, pp. 26-29.63 - Déclaration de guerre à mort, reproduite, par exemple, dans Pensamiento polıtico...,op. cit., pp. 207-208. 3 2 5

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cinquante membres des gouvernements et des états-majors durent s’exiler auxAntilles. Les patriotes choisirent d’abord la Caraïbe anglaise, mais l’alliance britan-nique avec l’Espagne les obligea à fuir la Jamaïque, fin 1815. Dans ces circons-tances, le choix du sud d’Haïti revêtit une signification particulière. Le présidentPétion y gouvernait une république d’anciens libres de couleur, alors que le nord,considéré comme plus marqué par l’esclavage et le phénotype noir, était dominépar l’empire de Christophe, successeur de Dessalines.

Le passage à Saint-Domingue eut des répercussions nombreuses sur laconduite future de la guerre et la construction des nouvelles républiques. Il permit,d’abord, de balayer certains préjugés colportés avec complaisance, tel celui d’unpays livré à l’appétit des chefs de guerre et mis à feu et à sang ; puis, l’accueil etl’aide accordés par le président Pétion aux patriotes donnaient à la Révolutionnoire l’image d’une république sœur.

L’octroi de l’asile eut pour contrepartie une mesure politique réclamée parle président d’Haïti : la libération des esclaves. Contrairement aux apparences, cen’était pas exiger un grand sacrifice des patriotes. Dans les circonstances difficilesde la guerre, l’esclavage avait été nominalement aboli par Francisco de Mirandadès 1812. Sitôt que la situation militaire d’un camp s’envenimait, les chefs militairespromettaient la liberté à ceux qui s’engageaient dans l’armée. Loyalistes commepatriotes usèrent de cet expédient entre 1812 et 1814. Aussi Bolivar enclencha-t-il une mécanique bien réglée lorsqu’il abolit l’esclavage à son retour en Terre-Ferme en juillet, puis en décembre 1816. La concession, purement circonstan-cielle, n’obligeait personne. D’ailleurs, le Congrès de Colombie rétablit l’esclavageen 1821, sous couvert d’accorder la liberté des ventres64.

Outre les raisons philanthropiques du répertoire abolitionniste éclairé, lesmotifs qui légitimèrent le timide abolitionnisme républicain ressortissaient à l’ob-servation de la société haïtienne. Les Blancs y avaient disparu, non pas au titre decatégorie juridico-raciale, mais en tant qu’individus de chair et d’os. L’éventualité,non plus métaphorique mais concrète, d’une disparition biologique conduisit à desdécisions radicales à l’égard des esclaves. Loin d’entraîner un durcissement dustatut servile, l’expérience antillaise convainquit les états-majors patriotes de lanécessité d’intégrer la classe servile à la citoyenneté. Elle les poussa également àabandonner une vieille conception d’une citoyenneté géométrique de type romain,selon laquelle le service militaire serait réservé aux libres et les grades aux nobles.Cet honneur militaire avait cependant l’inconvénient de causer une surmortalitédes Blancs et des castas. Accorder la liberté civile aux esclaves rangés sous lesdrapeaux avait un double avantage. Du point de vue militaire, la république gagnaitdes soldats dévoués au régime qui, en retour, les sortirait du néant ; du pointde vue politique, on détruisait toute menace de rébellion servile et on attachait, demanière indéfectible, une frange de la société à la révolution. Ainsi le prônait

64 - MAURICE BELROSE, « Bolıvar et la question de l’esclavage des Noirs », in A. YACOU

(éd.), Bolivar et les peuples..., op. cit., pp. 85-99.3 2 6

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l’argumentaire de Simon Bolivar, quelques mois seulement avant que le décret dela liberté des ventres ne fût adopté par le Congrès :

Les raisons militaires et politiques pour ordonner la levée des esclaves sont évidentes.Nous avons besoin d’hommes robustes et forts, accoutumés aux duretés et aux fatigues, deceux qui embrassent la cause et le métier [des armes] avec enthousiasme ; d’hommes quiidentifient leur cause avec la cause publique, et pour qui la valeur de la mort est à peinemoindre que celle de leur vie.Les raisons politiques sont encore plus puissantes. On a déclaré la liberté des esclaves endroit et même en fait. Le Congrès a considéré la maxime de Montesquieu : «Dans lesgouvernements modérés, la liberté politique rend précieuse la liberté civile, et celui qui estprivé de celle-ci est privé de celle-là. » Il est donc prouvé par les maximes de la politique, etles exemples de l’histoire, que tout gouvernement libre qui commet l’absurdité de maintenirl’esclavage est puni par la rébellion, et parfois par l’extermination, comme en Haïti.Nous avons vu au Venezuela mourir la population libre, et rester vivante la servile ; jene sais pas si cela est politique, mais je sais que si dans le Cundinamarca nous n’engageonspas les esclaves, il arrivera la même chose65.

A Saint-Dominque, les Blancs avaient disparu ; ce fait nouveau transformaitla crainte des débuts de l’indépendance en menace bien réelle. Par réaction, lesélites patriotes exilées aux Antilles cessèrent d’associer le droit de porter les armesà la liberté. L’expérience d’Haïti devint, de manière insistante dans les correspon-dances et les discours, non plus l’occasion détournée d’exprimer une angoisse liéeà l’abolition des anciennes distinctions juridico-raciales, mais le fondement d’unepensée politique sur la manière de conduire la guerre. En ce sens, l’exempleinsulaire obligeait les états-majors bolivariens à requérir, sans grand succès du reste,la conscription des esclaves pour sauver les Blancs de l’anéantissement. Dans lesdépartements où cette politique fut menée avec fermeté, comme l’Antioquia, l’en-rôlement de centaines d’esclaves porta un grand coup à la classe servile66. Devenussoldats, ils moururent par la maladie ou le glaive ou gagnèrent, avec les années decombats, leurs droits à la liberté67. Les autres restèrent serfs jusqu’en 1852 enColombie et jusqu’en 1854 au Venezuela.

Ce renouvellement de la peur explique aussi le procès du général ManuelPiar, en septembre 1817. Originaire de Curaçao, ce mulâtre, que les circonstancesplacèrent à la tête des armées indépendantistes pendant l’exil des chefs militaireset politiques, avait participé à la révolution haïtienne comme soldat. Après le retour

65 - Bolivar à Manuel Valdes, San Cristobal, 18 avril 1820 (AGNC, Guerra y marina,t. 325, f. 387). La province du Cundinamarca, dans l’ensemble grand-colombien, corres-pondait à peu près à la Colombie actuelle.66 - AGNC, Guerra y marina, t. 323, ff. 1080-1100.67 - Voir les articles de JOHN LOMBARDI sur ce point, notamment « Los esclavos negrosen las guerras venezolanas de Independencia », Cultura Universitaria, 93, 1967, pp. 153-168, et « Manumission, manumisos, and aprendizaje in Republican Venezuela », HispanicAmerican Historical Review, 49-4, 1969, pp. 656-678. 3 2 7

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des élites sur le continent, il fut accusé de vouloir soulever les pardos contre lesBlancs, puis condamné à mort68. Les modalités de son arrestation et de son exécu-tion révèlent, chez les pardos, l’absence de « conscience de classe » : Cedeno, lecompère mulâtre de Piar, le livra à la justice de l’état-major bolivarien sous lesyeux de ses hommes, castas eux aussi. Le discours que prononça le Libertadorpour rassembler les troupes (noires) sous la bannière de la République affirmaitque la révolution – forcément politique – s’était achevée avec la proclamation del’égalité des droits69. En réalité, tout porte à croire que Bolivar élimina, en lapersonne de Manuel Piar, un rival dangereux plutôt qu’un agitateur mulâtre. Pourarriver à ses fins, il brandissait la menace de la « guerre des races » dans ses nom-breuses proclamations. Cette finesse politique lui assura le soutien des métisguyanais, peu soucieux d’exterminer tous les Blancs. Le stigmate, ici encore, estloin d’épuiser la signification de la conduite des acteurs ; il est une variable, parmid’autres, de leur identité.

Haïti : de la référence au modèle constitutionnel

L’exil en Haïti permit aux créoles de constater de visu l’analogie des problèmesaffrontés par les deux mouvements d’indépendance. Il permit une identificationdans un nouveau domaine, celui de la politique représentative. Lorsqu’ils débar-quèrent à Jacmel en décembre 1815, les membres de l’élite patriote durent tirerles leçons de leurs premiers échecs contre les loyalistes70. Les militaires, qui consti-tuaient l’essentiel des exilés créoles, remettaient en question l’idée d’un contratsocial fondé sur la seule volonté des citoyens et cherchaient un modèle légitimede gouvernement qui soit fort sans être tyrannique. Les patriotes avaient cru, auxdébuts de l’indépendance, que la souveraineté se reconstituerait aisément à partirdu libre consentement des pueblos. En prenant pour modèle les États-Unis, lespatriotes pensaient pouvoir mettre fin, sans fureurs excessives, à trois siècles demonarchie hispanique. La réaction des populations, notamment de couleur, auxnouveautés politiques montra qu’il n’en était rien. Lorsque le peuple n’était pasréduit à une simple forme légitimante, il témoignait d’un loyalisme têtu à la Cou-ronne. En ce sens, Dessalines l’emportait sur Miranda. Ni les quelques notablesrassemblés sur les places d’armes ni les proclamations publiées n’entameraientla fidélité envers Sa Majesté Catholique. Seule une régénération de la sociétépermettrait d’édifier à long terme la République du consentement. Dans l’inter-valle, il fallait donner, hors des principes libéraux, une assise à la souverainetérépublicaine et créer, à partir de là, le corps nouveau de la nation.

C’est pourquoi le fédéralisme, conçu comme une « politique de la volonté »,céda du terrain face au centralisme défendu par Bolivar. Le modèle nord-américain

68 - Les pièces du procès sont réunies dans Memorias del general O’Leary, Caracas,Imprenta y Litografıa del Gobierno Nacional, 1881, t. XV, pp. 351-368.69 - Discours de Bolivar à Angostura, 17 octobre 1817, ibid., t. XV, p. 370.70 - P. VERNA, Pétion y Bolıvar..., op. cit., chap. XII.3 2 8

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était vidé de sa substance ; les regards se tournaient vers les régimes révolution-naires, lesquels n’assuraient leur existence qu’en rompant avec la légalité. Laconjoncture remettait au goût du jour la référence à la France impériale et à Haïti,non en tant qu’étendards des droits de l’homme, mais, au contraire, comme réper-toire de pratiques anti-libérales destinées à stabiliser la révolution. Remettant enquestion les convictions premières, inspirées de Montesquieu et de Rousseau, lesécrits haïtiens rapportés d’exil par les patriotes servirent, en fait, de justificationcésarienne pour instituer les principes fondateurs de la modernité politique71.

Après 1824, l’indépendance assurée, la référence à Saint-Domingue n’étaitplus fascinée par le stigmate noir de sa population. Cet enrichissement des percep-tions, bien imprévisible aux débuts de la révolution, se manifesta dans la constitu-tion bolivienne de 1825. Pensée et mise au jour par Bolivar, elle représentait, selonlui, le sommet de la pensée constitutionnelle américaine. La loi fondamentalereprenait la philosophie de la charte promulguée par Pétion, en 1816, lorsque lesélites patriotes s’étaient placées sous sa protection72. Dans le discours programma-tique qu’il prononce à Lima, Bolivar fit l’éloge de la république d’Haïti : « J’ai prispour la Bolivie l’exécutif de la république la plus démocratique du monde73. » Lecompliment était certes paradoxal à une époque où le terme démocratie évoquaitencore la tyrannie de la plèbe, le désordre jacobin et l’impiété. Néanmoins, ce« point fixe », semblable à celui qu’Archimède imagina pour soulever le monde,avait permis, selon lui, de calmer « l’insurrection permanente » qui embrasait l’îledepuis son indépendance.

Cette influence avouée traduisait une évolution dans la compréhension desévénements antillais. Pour les nouvelles élites gouvernementales patriotes, lesdeux révolutions retrouvaient un point de contact après l’épisode de la guerre àmort. Si, en 1813, on s’interrogeait sur la manière de déclencher une dynamiquerévolutionnaire moderne d’où surgirait la nation, il s’agissait, en 1825, à l’inverse,de savoir comment l’arrêter.

Haïti et les castas avaient symbolisé le désordre souverain dans les premièresannées de la République et figuraient maintenant le moment thermidorien de larévolution. Saint-Domingue posait la question des effets que les réformes libéralesexerçaient sur les sociétés multiraciales ; elle avait, la première, proposé uneréponse aux désordres : le recours à l’état d’exception institutionnalisé dans un

71 - Voir la Loi constitutionnelle du Conseil d’État, qui établit la royauté à Hayti, 1811, Biblio-thèque nationale de Colombie, fonds Pineda, 169, ou l’Édit du Roi, Portant Créationdes Princes, Ducs, Comtes, Barons et Chevaliers du Royaume, 1811, ibid., ou encore Haytireconnaissante en réponse à un écrit imprimé à Londres et intitulé : l’Europe chatiée et l’Afriquevengée, ou Raisons pour regarder les Calamités du Siècle comme des Punitions infligées par laProvidence pour la Traite en Afrique, par S. E. M. le Comte de Rosiers, A Sans-Souci, Del’Imprimerie Royale, Année 1819, la 16e de l’Indépendance, ibid.72 - Des juristes colombiens l’affirment calquée sur le modèle haïtien (MANUEL ANTONIO

POMBO et JOSÉ JOAQUIN GUERRA, Constituciones de Colombia, Bogota, Banco Popular,1986, t. III, p. 113).73 - Mensaje con que el Libertador presento su proyecto de constitucion al Congreso constituyente deBolivia, dans M. A. POMBO et J. J. GUERRA, Constituciones de Colombia, op. cit., t. III, p. 118. 3 2 9

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sénat héréditaire ou une présidence à vie. Bolivar médita cette voie et défendittrès tôt la nécessité de donner un ancrage césarien aux nouvelles républiquescréoles. Le but était de mener à bien la régénération d’un peuple privé desLumières sans pour autant abandonner à leur fragilité les républiques naissantes.Comme en Haïti, ce pessimisme politique se proposait de créer une institutionnon libérale, stabilisatrice et civilisatrice, dans le cadre de la modernité dérivéedes principes de 1789. Le projet connaissait trois précédents : les empires françaiset haïtien (Napoléon et Henry Christophe) et la présidence à vie de Pétion. Lesdeux premiers représentaient des références aussi opératoires qu’inavouables74.Un président à vie qui désignerait son successeur – cas de la partie sud de Saint-Domingue – constituait, en revanche, une nouveauté intéressante, parce que répu-blicaine et d’allure démocratique. Le rejet complet de ces créations aboutit à pré-senter Haïti comme un repoussoir, notamment au cours de la désagrégation de laGrande-Colombie, entre 1826 et 1830 et l’exclusion du pouvoir de Bolivar, accuséde tyrannie.

La perception complexe de Saint-Domingue dérive des difficultés identi-taires issues de l’abolition de la société d’ordres et de castas dans la Caraïbe sud-américaine. Dans un monde chancelant et compris, sur le plan symbolique, commeuniversellement métis, les angoisses liées aux mutations rapides de la révolutiondéplacèrent l’image exemplaire de la Révolution noire. Les sentiments de peur etles jugements politiques positifs se mêlèrent sans s’annuler, et aboutirent à uneidentification douloureuse. Le processus d’adoption de la guerre à mort est édifiantà cet égard. Pour les créoles, Haïti incarnait à la fois la lutte des races et sa conjura-tion, en fondant la nation sur un sacrifice originaire. Plus tard, alors que s’effondraitla Grande-Colombie, la crainte de la pardocratie haïtienne n’était pas tant la répro-bation raciale de l’autre qu’un discours sur soi qui condamnait l’irrésistible glisse-ment des sociétés créoles vers l’anarchie et la guerre civile. L’abolition des castaseut les effets que Freud attribua au narcissisme des petites différences75 : uneproximité imaginaire qui intensifie le rejet et conduit à la création de frontièresnouvelles entre des communautés construites sur la peur.

Mais la force de la référence à Haïti trahit aussi un renouvellement profonddans la façon de penser la société métisse. Saint-Domingue figurait l’envers du casvertueux des États-Unis d’Amérique. Alors que les Treize Colonies incarnaient lemodèle d’une société que la révolution avait rendue à une nature harmonieuse,Haïti était l’idéal-type d’une nation pensée en termes de conflits. L’Amérique du

74 - Voir CLÉMENT THIBAUD, « La culture de guerre napoléonienne et l’Indépendancedes pays bolivariens, 1810-1825 », in M. DORIGNY et M.-J. ROSSIGNOL (dir.), La Franceet les Amériques au temps de Jefferson et de Miranda, Paris, Société des études robespierristes,2001, pp. 107-124.75 - SIGMUND FREUD, « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse,Paris, Payot, 1984, p. 163, et Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 56.3 3 0

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Nord symbolisait le rêve d’un ordre ancien de majesté, garanti par Dieu. Saint-Domingue montrait une façon neuve de comprendre la société à partir de l’évi-dence d’une guerre permanente, ouverte ou larvée, entre castes, races ou classes.

Haïti ne pouvait être qu’une révolution noire, particulièrement séditieuse eteffrayante pour les élites indépendantistes. Pourtant, la peur d’Haïti n’exprimaitpas l’angoisse d’une rébellion éventuelle des pardos ou des esclaves : elle étaitl’incarnation des préoccupations liées aux défis politiques qu’avaient à affronterles patriotes. En ce sens, les créoles ne pouvaient résumer les événements deSaint-Domingue à une rébellion noire ou servile. Elle fut aussi, plus simplement,une révolution, c’est-à-dire une rupture politique dont le déroulement, au seind’une société divisée en castas, pouvait s’avérer source d’enseignements. C’estseulement en abandonnant la fascination pour la couleur que l’étude des relationsentre les événements de Saint-Domingue et les guerres d’indépendance sud-américaines retrouvera la vaste signification qu’eut Haïti pour les créoles du conti-nent. L’île fut un épouvantail, certes, mais aussi un modèle de radicalisation révolu-tionnaire, puis un exemple thermidorien. Ces images contrastées se dessinent selonles enjeux de la politique patriote. L’approche constructiviste aide ainsi à repenserla place de Saint-Domingue dans les révolutions caraïbes, non comme une conta-gion séditieuse se répandant par la grâce de sa propre force, mais comme cetteréférence, à la fois singulière et multiple, qui aida les patriotes américains à imagi-ner, représenter et orienter le cours de leur propre mouvement d’Indépendance.

Clément ThibaudInstitut français d’études andines

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