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HISTOIRE ET CONFLITS AU RWANDA Janvier 2006 En partenariat avec In partnership with Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix Institute of Research and Dialogue for Peace Ikigo cy’Ubushakashatsi n’Ubusabane bigamije Amahoro 1, Rue Député Kamuzinzi\ B.P. 7109 KIGALI RWANDA www.irdp.rw Tél. : +250 573431 / Fax : +250 573454 Email: [email protected] / [email protected] Dialogue Consensus

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HISTOIRE ET CONFLITS AU

RWANDA

Janvier 2006

En partenariat avec In partnership with

Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix Institute of Research and Dialogue for Peace Ikigo cy’Ubushakashatsi n’Ubusabane bigamije Amahoro

1, Rue Député Kamuzinzi\ B.P. 7109 KIGALI RWANDA

www.irdp.rw Tél. : +250 573431 / Fax : +250 573454 Email: [email protected] / [email protected]

Dialogue Consensus

PREFACE

Le but de l’étude de l’histoire consiste à faire connaître aux générations présentes la vie des générations précédentes, les événements naturels comme les catastrophes, les faits politiques comme la manière de gouverner, les faits sociaux comme les rites à l’occasion des naissances, mariages et décès, les faits économiques comme le système de production, de répartition et d’accumulation des richesses qui ont marqué des époques passées et y ont laissé des traces. L’étude de l’histoire renseigne aussi les générations présentes sur les croyances religieuses, les mythes et les légendes de leurs prédécesseurs. En outre, l’étude de l’histoire apprend à ces mêmes générations les types de relations qu’entretenaient leurs aïeux avec les pays voisins et même lointains. Tout cela leur permet d’identifier ce qui a renforcé et consolidé l’union des foyers, des familles, des lignages et des compatriotes. C’est la voie aussi de connaître les causes de désunions et des conflits. Cette connaissance aide dans le choix du modèle à suivre et des pratiques à répugner. Il est à noter que l’histoire des faits vécus, des faits réels porte aussi à la fois des mythes et légendes qui sont parfois confondus aux réalités historiques. Cela arrive inconsciemment ou sciemment. Dans ce dernier cas, l’utilisateur de l’histoire, historien ou profane, poursuit un objectif déterminé et se sert de ce qui le conduit à la réalisation de ce but sans se soucier de la déformation de la réalité historique. Tel est le cas de l’histoire du Rwanda. En effet, les écrits datés de la période coloniale et même d’après l’indépendance, ont utilisé sciemment les mythes et les légendes à des fins politiques. Nul n’ignore l’utilisation du mythe Sabizeze Kigwa descendu du ciel ayant atterri au Mubari, parc actuel de l’Akagera, comme encêntre des envahisseurs conquérants étrangers. Partant d’un mythe selon lequel ce Sabizeze est le produit d’un cœur de bœuf sacré immolé lors du culte aux encêtres par Shyerezo son père céleste, et qu’il est venu au Rwanda après les autres peuples autochtones. Les historiens étrangers et rwandais ont donné à ses descendants une origine douteuse tantôt européenne, tantôt abysine, tantôt égyptienne, même tantôt indienne, plateau de Deca. Ainsi baptisés ses descendants (tutsi) sont présentés en personnages de qualités supérieures et aptes à assister efficacement l’administration coloniale ! Cependant qu’un autre groupe de rwandais (hutu) qualifié de qualités inférieures non seulement aptes mais aussi dignes de travailler manuellement ! L’histoire ainsi écrite, se trouve, en partie, à l’origine des conflits qui ont conduit aux massacres des tutsi entre le 1er novembre 1959 et le 06 avril 1994 et au génocide de l’entre le 07 avril et le 31 décembre 1994 (date officielle).

En vue de trouver un nouvel éclairage, l’Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix (IRDP) a mené une recherche fondée sur les documents écrits, les sources vitales constituées des historiens de grand renom, des personnes âgées ayant vécu un certain nombre d’événements historiques du Rwanda. En plus, les questions controversées ont fait l’objet d’un débat élargi aux focus groupes et groupes spécialisés représentatifs de toutes les couches de la population rwandaise de l’intérieur et de l’extérieur. Les questions, objet de recherche, sont celles qui ont été identifiées au cours de la première phase des travaux de consultations auprès des rwandais mentionnés au paragraphe précédent. Sans trop nous y étendre, il est utile donner un exemple du genre des questions discutées. Dans son administration du Rwanda, la colonisation a privilégié le groupe tutsi dans les recrutement des chefs, des sous chefs, des juges et des assesseurs au détriment du groupe hutu. La raison de cette discrimination s’est basée sur une affirmation selon laquelle les tutsi ont des capacités innées de gouverner et de juger. Il était dit aussi que même avant la colonisation, seul le groupe tutsi gouvernait le pays. Les témoins oculaires encore vivants témoignent le contraire. Les provinces du Nord et de l’Ouest, avant la colonisation reconnaissaient l’autorité du Mwami tutsi de tous les rwandais mais étaient gouvernées par des chefs locaux hutu. Ceux qui donnent ces informations sont des descendants de ces chefs. Par ailleurs, l’histoire des organisations politiques enseigne qu’en Afrique, tous le groupements humains se dotaient des institutions appropriées adaptées à leur vie et à leur environnement bien avant la colonisation. Cela prouve à suffisance qu’il n’y a pas des peuples incapables de se gouverner et de gouverner. Aussi si les groupes hutu gouvernaient efficacement leurs provinces avant la colonisation, la question qui peut être posée est de savoir comment pendant la colonisation ils ont été disqualifiés pour cette fonction ? Cet ouvrage montre toutes les questions considérées comme origine de conflit. Elles sont bien posées, discutées et les propositions de réponses y sont apportées. Le lecteur y trouvera une riche information bien documentée et donc objective. Prof. Pierre RWANYINDO RUZIRABWOBA

REMERCIEMENTS La réalisation des travaux de recherche qui ont abouti à l’élaboration du présent document a rendu nécessaire la mobilisation d’efforts de beaucoup de personnes de différents niveaux sans la participation desquelles les résultats obtenus n’auraient pas été possibles. C’est dans ce cadre que l’Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix (IRDP) tient à exprimer ses remerciements à tous ceux là pour la contribution apportée à la réalisation de la deuxième phase de recherche, dite aussi phase de la recherche approfondie qui a couvert ces deux dernières années. Ces remerciements sont adressées plus particulièrement aux représentants de la population rencontrés lors des consultations organisées ici et là au niveau des districts du pays, aux personnes faisant partie de certaines catégories ciblées pour leur intérêt particulier en rapport avec l’histoire du Rwanda tels que les étudiants, les membres de l’association des personnes âgées Inteko Izirikana, des enseignants d’histoire et des chercheurs sur l’histoire du Rwanda et des spécialistes de l’histoire du Rwanda nationaux et étrangers qui ont été rencontrés à titre de personnes ressource. L’IRDP remercie également les représentants de la diaspora rwandaise consultés lors des visites effectuées dans certains pays africains (Afrique du Sud, Kenya, Mozambique, Sénégal Uganda et Zambie), en Amérique du nord (Canada et Etats-Unis d’Amérique) et en Europe (Allemagne, Belgique, France et Suisse). Leur contribution a été d’autant précieuse qu’elle a parfois constitué une autre dimension par rapport à leurs compatriotes vivant dans le pays. L’Institut exprime particulièrement ses remerciements aux membres du Groupe de travail sur le thème d’Histoire et conflits au Rwanda qui ont suivi, orienté et enrichi les travaux de recherche dans ce domaine. Une reconnaissance spéciale va à Messieurs Gatera Augustin, à Prof. Mbonimana Gamaliel, et à Dr. Rutayisire Paul, historiens spécialistes de l’histoire du Rwanda, qui ont été élus par leurs collègues, au début des travaux de la recherche, pour constituer le Sous groupe de travail (SGT). Ils ont participé régulièrement aux travaux de recherche en collaboration avec l’équipe de l’Institut. Ils ont apporté une constribution considérable à la plupart des étapes de la deuxième phase ainsi qu’à l’élaboration du présent document. L’IRDP est extrêmement reconnaissant envers les membres du Groupe National (GN) qui ont eu à examiner, compléter et valider les résultats de recherche, et à opter pour des recommendations prioritaires à mettre en œuvre dans le court moyen et long terme. L’IRDP exprime sa profonde gratitude à tous les bailleurs de fonds pour leur générosité sous laquelle ses travaux seraient handicapés. Enfin, c’est avec une grande joie que l’IRDP adresse ses sincères remerciements au Conseil d’Administration, à la Présidence, à la Direction Générale et au personnel de l’Alliance Internationale pour la Paix. Leur soutien moral, matériel et financier très apprécié.

TABLE DES MATIERES PREFACE................................................................................................................. 2 REMERCIEMENTS ............................................................................................... 4 TABLE DES MATIERES....................................................................................... 5 SIGLES ET ABREVIATIONS............................................................................. 10 I. INTRODUCTION ....................................................................................... 12 II. OBJECTIFS DE LA RECHERCHE......................................................... 15 III. METHODOLOGIE..................................................................................... 16 IV. RESULTATS DE RECHERCHE.............................................................. 17 4.1. Les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda ......................... 17 444...111...111... UUUtttiiillliiisssaaatttiiiooonnn dddeee lllaaa ttthhhéééooorrriiieee ddduuu pppeeeuuupppllleeemmmeeennnttt pppaaarrr mmmiiigggrrraaatttiiiooonnnsss ooouuu

ooorrrdddrrreee ddd’’’aaarrrrrriiivvvéééeee dddeeesss dddiiiffffffééérrreeennnttteeesss cccooommmpppooosssaaannnttteeesss dddeee lllaaa sssoooccciiiééétttééé rrrwwwaaannndddaaaiiissseee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111888 4.1.1.1. Dans l’enseignement................................................................ 18 4.1.1.2. Dans le discours politique ..................................................... 19 4.1.1.3. Dans les médias ......................................................................... 19

444...111...222... LLLeeesss rrrééésssuuullltttaaatttsss dddeeesss rrreeeccchhheeerrrccchhheeesss sssccciiieeennntttiiifffiiiqqquuueeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222000 4.2. La formation du royaume............................................................................................ 23 444...222...111... LLLeeesss mmmyyyttthhheeesss dddeeesss ooorrriiigggiiinnneeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222333

4.1.2.1. Ce que les récits des origines révèlent sur le passé..... 25 4.1.2.2. Kigwa et Gihanga comme symboles d’une conquête

tutsi ................................................................................................. 27 4.1.2.3. Les légendes des origines et les politiques

contemporaines ......................................................................... 29 444...222...222... LLLaaa ccchhhrrrooonnnooolllooogggiiieee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 333111 444...222...333... NNNaaaiiissssssaaannnccceee eeettt eeexxxpppaaannnsssiiiooonnn ddduuu RRRwwwaaannndddaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 333777

4.2.3.1. Le Rwanda initial dit « uRwanda rugari rwa Gasabo ». ........................................................................................................... 37 4.2.3.2. Occupation du plateau central (Nduga) et l’invasion

des Abanyoro/Mibambwe Sekarongoro Mutabazi. .... 38 4.2.3.3. Restauration et consolidation de la monarchie ........... 40 4.2.3.4. La grande expansion de Cyirima Rujugira à Kigeri

Rwabugiri ..................................................................................... 41 4.3. Interprétation coloniale de l’histoire du Rwanda et ses incidences ............... 46 444...333...111... LLLeee mmmyyyttthhheee hhhaaammmiiitttiiiqqquuueee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 444666 444...333...222... LLLeeesss cccaaatttééégggooorrriiieeesss hhhuuutttuuu---tttuuutttsssiii---tttwwwaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 444888

4.3.2.1. L’interprétation essentialiste............................................... 49 4.3.2.2. L’interprétation instrumentaliste ...................................... 50 4.3.2.3. L’interprétation constructiviste.......................................... 51 4.3.2.4. Les acquis des recherches scientifiques récentes........ 51

4.4. Relations politiques, sociales et économiques à travers les systèmes Ubuhake, Igikingi, Ubukonde et Uburetwa......................................................................... 54

444...444...111... UUUbbbuuuhhhaaakkkeee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 555444 4.4.1.1. Terminologie et essai de définitions ................................. 56 4.4.1.2. Caractéristiques ou dimensions ......................................... 57 4.4.1.3. L’Ubuhake et les catégories sociales hutu, tutsi et twa . ........................................................................................................... 58 4.4.1.4. Obligations du client et du patron...................................... 59 4.4.1.5. Evolution de l’Ubuhake .......................................................... 60

444...444...222... IIIgggiiikkkiiinnngggiii ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 666888 444...444...333... UUUbbbuuukkkooonnndddeee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 777222 444...444...444... UUUbbbuuurrreeetttwwwaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 777777

4.4.4.1. Origine et nature de l’uburetwa .......................................... 77 4.4.4.2. Evolution de l’uburetwa ......................................................... 78 4.4.4.3. L’uburetwa pendant la colonisation.................................. 80

4.5. Organisation socio-politique du pouvoir au Rwanda : 1850-1950................... 81 444...555...111... LLL’’’aaadddmmmiiinnniiissstttrrraaatttiiiooonnn dddeeepppuuuiiisss llleee rrrèèègggnnneee dddeee RRRwwwaaabbbuuugggiiirrriii jjjuuusssqqquuu’’’aaauuu

dddééébbbuuuttt dddeee lllaaa cccooolllooonnniiisssaaatttiiiooonnn (((111888555000---111888999777)))... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 888111 4.5.1.1. Une administration essentiellement fiscale .................. 82 4.5.1.2. Les enclaves ou lieux francs ................................................. 83

444...555...222... QQQuuueeelllqqquuueeesss iiinnnssstttiiitttuuutttiiiooonnnsss iiimmmpppooorrrtttaaannnttteeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 888444 4.5.2.1. Organisation militaire............................................................. 84 4.5.2.2. Ubucurabwenge ......................................................................... 85 4.5.2.3. Ubwiru ........................................................................................... 88

444...555...333... LLL’’’ééépppoooqqquuueee aaalllllleeemmmaaannndddeee ::: llleee rrrééégggiiimmmeee dddeee ppprrrooottteeeccctttooorrraaattt (((111888999777---111999111666))) ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 999444 4.5.3.1. De la domination nominale à l’administration

militaire (1897-1906) ............................................................... 95 4.5.3.2. Exécution du protectorat : politique de

l’administration indirecte (1906-1916). ........................... 97 4.5.3.3. Bilan de la colonisation allemande au Rwanda............ 98

444...555...444... LLLaaa pppééérrriiiooodddeee bbbeeelllgggeee (((111999111666---111999666222))) ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 999999 4.5.4.1. Régime d’occupation militaire (1919-1926).................. 100 4.5.4.2. Le mandat (1926-1946) ......................................................... 104

4.6. L’avènement des confessions religieuses et leur rôle dans la transformation des valeurs culturelles rwandaises .......................................... 108

444...666...111... LLL’’’eeesssppprrriiittt dddeee cccooonnnqqquuuêêêttteee eeettt dddeee dddooommmiiinnnaaatttiiiooonnn dddeeesss mmmiiissssssiiiooonnnnnnaaaiiirrreeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111000888 444...666...222... LLLeeesss mmmiiissssssiiiooonnnnnnaaaiiirrreeesss ééétttaaaiiieeennnttt mmmaaarrrqqquuuééésss pppaaarrr llleeeuuurrr ttteeemmmpppsss eeettt pppaaarrr llleeeuuurrr

mmmiiillliiieeeuuu... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111000888 444...666...333... LLLeeesss mmmiiissssssiiiooonnnnnnaaaiiirrreeesss ooonnnttt iiimmmpppooosssééé llleeeuuurrr vvviiisssiiiooonnn ddduuu mmmooonnndddeee eeettt dddeee

lll'''hhhiiissstttoooiiirrreee... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111000999 444...666...444... LLLeeesss mmmiiissssssiiiooonnnnnnaaaiiirrreeesss pppaaarrrtttaaagggeeeaaaiiieeennnttt llleeesss ppprrréééjjjuuugggééésss sssuuurrr llleeesss NNNoooiiirrrsss... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111111000 444...666...555... LLLaaa ppprrraaatttiiiqqquuueee dddeee lllaaa tttaaabbbllleee rrraaassseee... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111111111 444...666...666... LLLeeesss ccchhhaaannngggeeemmmeeennntttsss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111111222 4.7. L’évolution sociopolitique à partir des années 1950 dans le contexte

national et international ............................................................................................ 114 444...777...111... LLLeeesss eeennnjjjeeeuuuxxx ààà lllaaa vvveeeiiilllllleee dddeee lllaaa dddééécccooolllooonnniiisssaaatttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111111444 444...777...222... LLLaaa cccooonnnttteeessstttaaatttiiiooonnn dddeeesss éééllliiittteeesss rrrwwwaaannndddaaaiiissseeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111111666 444...777...333... LLLaaa rrréééaaaccctttiiiooonnn dddeee lll’’’éééllliiittteee tttuuutttsssiii ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111222000

444...777...444... LLLaaa rrréééaaaccctttiiiooonnn dddeee lllaaa TTTuuuttteeelllllleee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111222111 444...777...555... LLLaaa pppooosssiiitttiiiooonnn dddeee lllaaa hhhiiiééérrraaarrrccchhhiiieee cccaaattthhhooollliiiqqquuueee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111222333 4.8. Les événements de 1959-1962, leurs interprétations et leurs

implications politiques, sociales et économiques. ........................................... 127 444...888...111... LLLaaa mmmooorrrttt ddduuu RRRoooiii RRRuuudddaaahhhiiigggwwwaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111222888 444...888...222... LLLaaa nnnaaaiiissssssaaannnccceee dddeeesss pppaaarrrtttiiisss pppooollliiitttiiiqqquuueeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111222999 444...888...333... LLLeeesss vvviiiooollleeennnccceeesss dddeee nnnooovvveeemmmbbbrrreee 111999555999 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111333222 444...888...444... LLLaaa dddéééccclllaaarrraaatttiiiooonnn gggooouuuvvveeerrrnnneeemmmeeennntttaaallleee ddduuu 111000 nnnooovvveeemmmbbbrrreee 111999555999 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111333444 444...888...555... LLLeeesss dddééébbbaaatttsss aaauuutttooouuurrr dddeeesss éééllleeeccctttiiiooonnnsss lllééégggiiissslllaaatttiiivvveeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111333666 444...888...666... LLLeee ««« cccooouuuppp ddd’’’EEEtttaaattt »»» dddeee GGGiiitttaaarrraaammmaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111333888 444...888...777... LLLeeesss éééllleeeccctttiiiooonnnsss lllééégggiiissslllaaatttiiivvveeesss eeettt llleee rrréééfffééérrreeennnddduuummm dddeee 111999666111 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111333999 444...888...888... ««« RRRééévvvooollluuutttiiiooonnn sssoooccciiiaaallleee »»» dddeee 111999555999 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111444000

4.8.8.1. La propagande « révolutionnaire » face aux réalités historiques ................................................................................. 140

4.8.8.2. Le mythe de l’unité de l’élite « hutu ». ............................ 142 4.8.8.3. Le mythe de l’homogénéité de la paysannerie « hutu » ......................................................................................................... 143 4.8.8.4. Les enjeux du choix pour le racisme ethnique............ 144

4.9. Gestion sociopolitique du pays au cours de la Première République (1er juillet 1962 au 5 juillet 1973)............................................................................. 146

444...999...111... LLLaaa mmmiiissseee eeennn ppplllaaaccceee dddeeesss iiinnnssstttiiitttuuutttiiiooonnnsss dddeee lllaaa RRRééépppuuubbbllliiiqqquuueee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111444666 4.9.1.1. La constitution ......................................................................... 146 4.9.1.2. Le Président de la République et le gouvernement .. 147 4.9.1.3. L’Assemblée Nationale et la Cour Suprême ................. 148

444...999...222... LLL’’’éééllliiimmmiiinnnaaatttiiiooonnn dddeee lll’’’oooppppppooosssiiitttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111444999 444...999...333... LLL’’’oooppppppooosssiiitttiiiooonnn aaarrrmmméééeee dddeeesss IIInnnyyyeeennnzzziii (((111999666111---111999666888))) ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111555000 444...999...444... LLLeee rrrééégggiiiooonnnaaallliiisssmmmeee eeettt lllaaa ccceeennntttrrraaallliiisssaaatttiiiooonnn ddduuu pppooouuuvvvoooiiirrr ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111555444 444...999...555... LLLeeesss mmmaaassssssaaacccrrreeesss dddeeesss TTTuuutttsssiii dddaaannnsss llleeesss aaannnnnnéééeeesss 111999777222---111999777333 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111555666 444...999...666... LLLaaa ppprrreeemmmiiièèèrrreee RRRééépppuuubbbllliiiqqquuueee dddaaannnsss llleee cccooonnnttteeexxxttteee iiinnnttteeerrrnnnaaatttiiiooonnnaaalll ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111555777 4.10. La Deuxième République et le MRND (1973-1994) ......................................... 161 444...111000...111... DDDeee lllaaa dddiiiccctttaaatttuuurrreee ddduuu PPPaaarrrtttiii---EEEtttaaattt MMMDDDRRR PPPaaarrrmmmeeehhhuuutttuuu ààà lllaaa

dddiiiccctttaaatttuuurrreee mmmiiillliiitttaaaiiirrreee dddeee lllaaa IIIIIIèèèmmmeee RRRééépppuuubbbllliiiqqquuueee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111666111 444...111000...222... LLLeee cccooouuuppp ddd’’’EEEtttaaattt dddeee jjjuuuiiilllllleeettt 111999777333 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111666222 444...111000...333... LLL’’’eeexxxaaaccceeerrrbbbaaatttiiiooonnn dddeeesss eeexxxcccllluuusssiiiooonnnsss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111666444 444...111000...444... LLLeee ppprrrooobbblllèèèmmmeee dddeeesss rrréééfffuuugggiiiééésss rrrwwwaaannndddaaaiiisss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111666666 444...111000...555... LLLaaa dddeeeuuuxxxiiièèèmmmeee RRRééépppuuubbbllliiiqqquuueee dddaaannnsss llleeesss rrreeelllaaatttiiiooonnnsss iiinnnttteeerrrnnnaaatttiiiooonnnaaallleeesss ... ... ... ... ... ... ... 111777000 4.11. La guerre de 1990-1994 et les interprétations y relatives ............................ 171 444...111111...111... OOOrrriiigggiiinnneeesss llloooiiinnntttaaaiiinnneeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111777111

4.11.1.1. Circonstances de la décolonisation ................................. 171 4.11.1.2. Réactions des exclus .............................................................. 172

444...111111...222... OOOrrriiigggiiinnneeesss iiimmmmmmééédddiiiaaattteeesss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111777333 4.11.2.1. Phase politique ........................................................................ 173 4.11.2.2. Réveil politico-culturel ........................................................ 173 4.11.2.3. Réveil proprement politique ............................................. 174

444...111111...333... NNNaaaiiissssssaaannnccceee dddeee RRRAAANNNUUU ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111777444 444...111111...444... LLLaaa ggguuueeerrrrrreee dddeee 111999999000---111999999444 ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111777666

4.11.4.1. Préparation de la guerre...................................................... 176 4.11.4.2. Déclenchement de la guerre .............................................. 177

444...111111...555... EEEvvvooollluuutttiiiooonnn dddeee lllaaa ggguuueeerrrrrreee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111888000 4.11.5.1. Evolution politique................................................................. 180 4.11.5.2. Evolution diplomatique ....................................................... 181

444...111111...666... NNNééégggoooccciiiaaatttiiiooonnnsss eeettt sssiiigggnnnaaatttuuurrreee dddeee lll’’’AAAccccccooorrrddd dddeee pppaaaiiixxx ddd’’’AAArrruuussshhhaaa ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111888111 4.11.6.1. Négociations sans le FPR..................................................... 181 4.11.6.2. Négociations avec le FPR .................................................... 181 4.11.6.3. Les protagonistes ................................................................... 182 4.11.6.4. Accord de paix ......................................................................... 184 4.11.6.5. Mise en œuvre de l’Accord.................................................. 186

444...111111...777... DDDeee lll’’’éééccchhheeeccc dddeee lllaaa mmmiiissseee eeennn œœœuuuvvvrrreee dddeee lll’’’AAAccccccooorrrddd ddd’’’AAArrruuussshhhaaa ààà lllaaa tttrrraaagggééédddiiieee ddd’’’aaavvvrrriiilll ààà jjjuuuiiilllllleeettt 111999999444 (((666 aaavvvrrriiilll---111777 jjjuuuiiilllllleeettt 111999999444))) ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111888777

4.11.7.1. L’attentat du 6 avril 1994 ..................................................... 187 4.11.7.2. La tragédie rwandaise d’avril à juillet 1994 (6 avril -17

juillet 1994) ............................................................................... 188 4.12. La gestion de l’Etat après le génocide : période de transition (Juillet

1994 à juin 2003).......................................................................................................... 192 444...111222...111... LLLaaa mmmiiissseee eeennn ppplllaaaccceee dddeee nnnooouuuvvveeelllllleeesss iiinnnssstttiiitttuuutttiiiooonnnsss ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111999222 444...111222...222... RRRééétttaaabbbllliiisssssseeemmmeeennnttt dddeee lll’’’aaadddmmmiiinnniiissstttrrraaatttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111999444 444...111222...333... RRReeessstttaaauuurrraaatttiiiooonnn ddd’’’uuunnn cccllliiimmmaaattt dddeee sssééécccuuurrriiitttééé eeettt dddeee pppaaaiiixxx ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 111999555

4.12.3.1. Question des déplacés et des réfugiés............................ 196 4.12.3.2. La question de la propriété et de l’habitat ................... 200

444...111222...444 JJJuuussstttiiiccceee eeettt EEEtttaaattt dddeee dddrrroooiiittt ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222000222 4.12.4.1. Juridictions Gacaca ............................................................... 203 4.12.4.2. Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). ....................................................................................................... 205

444...111222...555... RRReeessstttaaauuurrraaatttiiiooonnn eeettt cccooonnnsssooollliiidddaaatttiiiooonnn dddeee lll’’’uuunnniiitttééé nnnaaatttiiiooonnnaaallleee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222000777 444...111222...666... CCCooonnnsssooollliiidddaaatttiiiooonnn dddeee lllaaa dddééémmmooocccrrraaatttiiieee eeettt dddeee lllaaa ssstttaaabbbiiillliiisssaaatttiiiooonnn

pppooollliiitttiiiqqquuueee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222000888 444...111222...777... AAAmmméééllliiiooorrraaatttiiiooonnn dddeeesss cccooonnndddiiitttiiiooonnnsss dddeee vvviiieee dddeee lllaaa pppooopppuuulllaaatttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222111111

4.12.7.1. La qualité de la vie.................................................................. 211 4.12.7.2. L’assistance aux plus vulnérables ................................... 211 4.12.7.3. L’éducation ............................................................................... 212 4.12.7.4. La relance de l’économie nationale ................................ 213

444...111222...888... LLLaaa rrreeedddéééfffiiinnniiitttiiiooonnn dddeee lllaaa pppooollliiitttiiiqqquuueee ééétttrrraaannngggèèèrrreee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222111444 444...111222...999... LLLeeesss cccooonnnfffllliiitttsss rrrééégggiiiooonnnaaauuuxxx ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222111555

4.12.9.1. Zaïre – République Démocratique du Congo ............. 215 4.12.9.2. Uganda et les Banyamulenge ............................................ 217

444...111222...111000... EEEvvvooollluuutttiiiooonnn pppooollliiitttiiiqqquuueee eeettt eeennnjjjeeeuuuxxx dddeee lllaaa fffiiinnn dddeee lllaaa tttrrraaannnsssiiitttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222111888 4.13. L’enseignement de l’histoire................................................................................ 219 444...111333...111... UUUnnneee iiinnntttrrroooddduuuccctttiiiooonnn tttaaarrrdddiiivvveee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222111999 444...111333...222... LLL’’’ooopppiiinnniiiooonnn dddeeesss RRRwwwaaannndddaaaiiisss ààà ppprrrooopppooosss dddeee lll’’’ééécccrrriiitttuuurrreee eeettt dddeee

lll’’’eeennnssseeeiiigggnnneeemmmeeennnttt dddeee lll’’’hhhiiissstttoooiiirrreee ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222222111 444...111333...333... PPPooouuurrr uuunnneee rrrééévvviiisssiiiooonnn dddeee lll’’’hhhiiissstttoooiiirrreee eeennnssseeeiiigggnnnéééeee ::: qqquuueeelllqqquuueeesss pppiiisssttteeesss

ddd’’’aaaccctttiiiooonnn ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 222222444

4.13.3.1. Un exemple de simplification............................................ 225 4.13.3.2. Les méthodes participatives dans l’enseignement de

l’histoire..................................................................................... 228 5. CONCLUSIONS ET RECOMMENDATIONS ..................................... 230 BIBLIOGRAPHIE............................................................................................... 234 ANNEXES ............................................................................................................ 248 Annexe 1 : Une Mise au point »................................................................................... 249 Annexe 2 : Le Manifeste des Bahutu ......................................................................... 259 Annexe 3 : Lettre des « 12 Bagaragu Bakuru b’Ibwami”...................................... 268 Annexe 4 : CHRONOLOGIE DU RWANDA ................................................................ 270 CARTES ............................................................................................................... 280

SIGLES ET ABREVIATIONS

ADP : Alliance Démocratique des Peuples AFDL : Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération AIMO: Affaires Indigènes et Main-d’œuvre ANT : Assemblée Nationale de Transition APR : Armée Patriotique Rwandaise APROSOMA : Association pour la Promotion Sociale de la Masse ARSOM : Académie Royale des Sciences d’Outre-mer ATA : Administrateur de Territoire Assistant BC : Before Christ (avant Jésus Christ) CDR : Coalition pour la Défense de la République CEPGL : Communauté Economique des Pays des Grands Lacs CERAI: Centre pour l’Enseignement Rural Artisanal Intégré CFJ): Centres de Formation de la Jeunesse CND : Conseil National de Développement CNDP : Centre National pour le Développement des Programmes CNRD: Conseil National de Résistance pour la Démocratie CNRS : Centre National de Recherche Scientifique CNUR : Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation CPODR : Concertation Permanente de l’Opposition Démocratique CSP : Conseil Supérieur du Pays DIMO : Dictionnaire Monolingue EIC : Etat Indépendant du Congo ETO : Ecole Technique Officielle FAR : Forces Armées Rwandaises FARG : Fonds d’Assistance aux Rescapés du Génocide FASR/ESAF : Fonds pour l’Ajustement Structurel Renforcé FDC: Forces Démocratiques pour le Changement FDD : Front pour la Défense de la Démocratie FHO: Facing History and Ourselves FPR: Front Patriotique Rwandais Gen.: Genèse GN : Groupe National GT : Groupe de Travail HCR : Haut Commissariat pour les Réfugiés i.e.: id est IRCB : Institut Royal Colonial Belge IRDP: Institut de Recherche et de Dialogue pour la Paix; IRSAC : Institut de Recherche Scientifique en Afrique Centrale JC: Jésus Christ KIE: Kigali Institute of Education MAGRIVI : Mutuelle des Agriculteurs des Virunga MDR: Mouvement Démocratique Républicain Mgr : Monseigneur

MINALOC : Ministère en charge de l’Administration Locale MINEDUC : Ministère de l’Education Nationale MINUAR : Mission des Nations Unies au Rwanda MRAC : Musée Royal de l’Afrique Centrale MRLZ : Mouvement Révolutionnaire pour la Libération du Zaïre MRND : Mouvement Révolutionnaire National le Développement MSM : Mouvement Social Muhutu NRM : National Resistence Movement O.R.U : Ordonnance du Ruanda-Urundi ONG : Organisation Non Gouvernementale ONU : Organisation des Nations Unies OUA : Organisation pour l’Unité Africaine P.ex. : par exemple PARMEHUTU : Parti du Mouvement pour l’Emancipation Hutu PDC : Parti Démocrate Chrétien PIB : Produit Intérieur Brut PL : Parti Libéral PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement PRI : Penal Reform International PRP : Parti de la Révolution Populaire PSD : Parti Socio-Démocrate RADER : Rassemblement Démocratique Rwandais RANU: Rwandese Alliance of National Unity RDC : République Démocratique du Congo RTLM : Radio-Télévision des Mille Collines RU : Ruanda-Urundi SIDA : Syndrome d’Immunodéficience Acquis SGT : Sous Groupe de Travail TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda UCL : Université Catholique de Louvain UDPR: Union Démocratique du Peuple Rwandais UHURU : Union des Hutu du Ruanda-Urundi UNAR : Union Nationale Rwandaise UNR: Université Nationale du Rwanda

I. INTRODUCTION L’histoire du Rwanda, tout comme celle d’autres pays qui ont été colonisés, a été mal interprétée et déformée par les voyageurs, les explorateurs, les missionnaires et les historiens qui avaient très peu de connaissance des nouvelles zones de leur découverte, ou n’en avaient pas du tout. Aussi interprétaient-ils les réalités qu’ils y rencontraient selon les découvertes antérieures ou les situations qu’ils avaient laissées dans leurs propres pays. Pour les colonisateurs, qu’ils soient allemands ou belges plus tard, ces interprétations furent adoptées comme des principes de base de leur système politique de gouverner en particulier celui de diviser pour régner adopté au Rwanda et qui a constitué la base de l’idéologie ethnocentriste à laquelle ils ont donné des explications simplistes des réalités plutôt complexes qu’ils trouvèrent dans le pays. La structure du leadership de l’organisation sociale du Rwanda qu’ils ont décrite était essentiellement vue dans l’optique du système européen qu’ils avaient laissé chez eux. C’est pourquoi l’histoire du Rwanda, écrite et enseignée, a joué un rôle clé dans les conflits internes qu’a connus le pays jusqu’aujourd’hui. Le point de départ fut la théorie développée sur les origines des Rwandais et basée sur les différences entre les trois groupes de la société rwandaise. En premier lieu, les colonisateurs interprétèrent d’abord le système socio-politique qu’ils trouvèrent en place sous forme de groupes ethniques des Batutsi, Bahutu et Batwa. Ils présentèrent les Batutsi comme une classe de gens intelligentes qui étaient naturellement aptes pour diriger. Un ordre chronologique d’occupation du sol par les trois groupes « ethniques » a servi de soubassement intellectuel à l’idéologie d’exclusion et de déni de la pleine citoyenneté des Tutsi, ce qui, entre autres, a mené au génocide. Dans la suite ils mirent en place un système d’enseignement également fondé sur la discrimination autorisant les seuls enfants des chefs Tutsi d’accéder à l’école avec une formation axée sur l’administration et admettant les enfants Hutu surtout dans les écoles et sections préparant des futurs religieux, assistants agricoles et médicaux ainsi que des moniteurs enseignants. L’élite Tutsi formée était ensuite promue à des fonctions de chefs dans toutes les régions du pays, y compris celles qui n’avaient jamais été gouvernées par des Tutsi avant la colonisation. Lorsque, lors des mouvements de lutte pour l’indépendance en Afrique, les leaders rwandais au pouvoir commencèrent à nourrir l’idée d’obtenir l’indépendance, cela provoqua chez l’administration coloniale un changement d’alliance en faveur des Hutu qui furent sensibilisés sur l’oppression qu’ils avaient subie sous le pouvoir des Tutsi. L’élite Hutu, avec l’appui de leurs nouveaux alliés, exploita cette théorie au tour de 1957 et parvint à rallier beaucoup de Hutu aux cycles de massacres des Tutsi considérés comme des envahisseurs et des oppresseurs. Les politiciens rwandais qui prirent la relève à

l’indépendance se sont servis de l’histoire déformée pour diviser, manipuler et mener des Rwandais dans une série de conflits qui ont culminé dans le génocide de 1994 dans lequel plus d’un million de Tutsi ont perdu la vie. Plusieurs controverses qui se sont dégagées autour de la manipulation et de l’utilisation de l’histoire concernent entre autres 1) les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda, 2) l’organisation sociale à travers les concepts d’Ubuhake, d’Ubukonde, et d’Uburetwa, 3) la révolution sociale de 1959 surtout son interprétation socio-politique et 4) la guerre de 1990 et la gestion de l’Etat après 1994. La recherche préliminaire menée par IRDP en 2003 a confirmé que l’histoire du Rwanda a été déformée pendant longtemps par des colonialistes, les missionnaires et les chercheurs aussi bien étrangers que nationaux. Les acteurs de la recherche qui comprenaient toutes les catégories de rwandais, à savoir des paysans sur leurs collines, des citadins, des personnes formées dont des intellectuels universitaires, des personnes ayant de très bas niveaux d’éducation et des illettrées, tous, ont pointé du doigt la même théorie selon laquelle les divisions et les conflits au Rwanda étaient le résultat de mauvais dirigeants qui « avaient planté des semences de la haine parmi les rwandais ». A l’issue de la première réunion du Groupe National dans laquelle furent présentés les résultats de la phase préliminaire, le thème de l’Histoire fut retenu en premier lieu au même titre que celui relatif au Génocide, suivi par l’Etat de droit, la Démocratie et le Développement économique face à la pauvreté, comme causes fondamentales des conflits. La recherche approfondie d’IRDP a ciblé les aspects de l’histoire mis en exergue par le Groupe National, en particulier les controverses qui ont caractérisé l’histoire écrite, enseignée, et qui ont constitué la base de l’organisation politique. Elle analysé l’histoire écrite divergente du Rwanda, et les résultats ont été présentés aux discussions et aux débats par ceux qui ont joué un certain rôle au Rwandaà ainsi que ceux qui ont un intérêt et/ou des connaissances dans l’histoire du pays et par d’autres Rwandais en général intéressés à voir leur histoire servir comme un facteur intégrateur de leur société et non un élément de division. Les principales questions de controverse analysées portent sur les points repris ci-après:

les différentes interprétations sur la formation du royaume du Rwanda; les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda ; l’interprétation coloniale de l’histoire du Rwanda et ses incidences ; l’avènement des confessions religieuses et leur rôle dans la transformation

des valeurs culturelles rwandaises ; l’organisation socio-politique du pouvoir au Rwanda dans la période pré-

coloniale, coloniale et post-coloniale;

les relations politiques, sociales et économiques à travers les systèmes Ubukonde, Ubuhake et Uburetwa ;

l’évolution socio-politique à partir des années 1950 dans le contexte national et international ;

les évènements de 1959, leurs interprétations et leurs implications politiques, sociales et économiques ;

Gestion socio-politique du pays au cours de la première et de la deuxième République et le rôle joué par des puissances étrangères;

le mouvement de libération et la guerre de 1990 ainsi que les interprétations y relatives ;

la gestion de l’Etat après 1994( période de transition) ; la problématique de l’enseignement de l’histoire.

II. OBJECTIFS DE LA RECHERCHE Le but principal de la recherche approfondie sur la part de l’histoire dans les conflits rwandais est de contribuer à la construction de base solide pour une paix durable au Rwanda en formulant des alternatives viables pour réduire l’impact sur la vie sociale, économique et politique du pays dues à la mauvaise interprétation et la distorsion et aux évènements historiques controversés du Rwanda. Pour atteindre ce but, la recherche approfondie a poursuivi les objectifs suivants :

1. Identifier et analyser les questions importantes controversées de l’histoire du Rwanda et leurs différentes interprétations et les motivations à la base ;

2. Montrer les conséquences des mauvaises interprétations de l’histoire sur les relations entre les Rwandais au cours des différentes périodes du pays ;

3. Formuler des recommandations pour renforcer la base d’une paix durable au Rwanda et faire des propositions concrètes sur comment minimiser les effets dûs aux questions controversées;

4. Apporter une contribution aux systèmes éducatifs par la mise à disposition des documents pouvant servir à améliorer le contenu des curricula sur l’histoire.

III. METHODOLOGIE Les activités de recherche sur l’Histoire et les conflits au Rwanda ont été menées suivant la méthodologie RAP (Recherche orientée vers l’Action Participative) qui fut adoptée par l’IRDP dès le début de ses activités de la première phase. Cette approche a été choisie comme méthodologie appropriée dans le contexte rwandais post génocide et elle fut utilisée avec succès au cours de la première phase, à savoir celle la recherche préliminaire en permettant d’identifier les principaux défis à l’encontre de la reconstruction d’une paix durable au Rwanda qui ont été présentés dans le document familièrement connu sous le titre de « Reconstruire une paix durable au Rwanda : la parole au peuple ». Au début de la recherche, un groupe de travail de 30 personnes fut formé avec pour tâches entre autres, la direction et l’orientation de la recherche devant être menée par l’équipe de chercheurs de l’IRDP. Les membres du Groupe de Travail (GT) ont été choisis compte tenu de leurs capacités professionnelles dans le domaine de l’histoire, leur intérêt pour le sujet, leur expérience, leurs occupations dans les domaines semblables et aussi leur volonté de consacrer un peu de leur temps à cette cause. Le Groupe de Travail a mis ensuite en place un Sous-Groupe de travail composé de 3 personnes et chargé de suivre plus régulièrement la recherche et à participer davantage à l’analyse et à la synthèse des résultats de recherche. Les résultats issus des différentes étapes de la recherche ont été périodiquement soumis à l’appréciation des membres du Groupe de Travail avant d’être présentés à un forum plus large, le Groupe National, pour plus de débats et pour validation. Les principales conclusions et recommandations issus de cet exercice sont résumées à la fin du présent document.

IV. RESULTATS DE RECHERCHE La présente étude s’est attachée non seulement à identifier et à analyser les questions controversées de l’histoire sociale et politique du Rwanda, mais aussi plusieurs autres questions jugées pertinentes et dont l’explication apporte un éclairage nouveau qui peut contribuer à la construction d’une base solide pour une paix durable dans le pays. Les résultats de l’étude sont repris ci-après suivant les questions analysées.

Les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda La question du peuplement du Rwanda est un enjeu politique et idéologique d’une extrême importance. Une profonde divergence de vue sur l’origine et la nature des trois groupes socio-identitaires hutu, tutsi et twa divise encore la société rwandaise et les spécialistes. Un ordre chronologique d’occupation du sol par les trois groupes « ethniques » a servi de soubassement intellectuel à l’idéologie d’exclusion et de déni de la pleine citoyenneté des Tutsi, ce qui, entre autres, a mené au génocide. En général, selon l’historiographie coloniale et post-coloniale, le peuplement du Rwanda s’est réalisé en trois phases qui correspondent à trois vagues migratoires successives:

- la première vague est constituée par les Batwa, chasseurs et potiers pygmoïdes : ils seraient les premiers habitants ;

- la seconde est formée par les Bahutu, agriculteurs « bantu » : ils se seraient implantés dans le pays avant ou au début de notre ère, en provenance du Tchad et du Cameroun1 ;

- la dernière est celle des Batutsi, « pasteurs ethiopides ou hamites » : ils seraient arrivés au Rwanda entre le 13e et le 15e siècle en provenance d’Egypte ou d’Ethiopie (Abyssinie)2 et auraient conquis par la ruse ou par la force la majorité hutu ainsi que les Twa et les auraient depuis lors asservis. Un groupe de personnes âgées interviewées par les chercheurs de

1 D’autres foyers ont été proposés comme lieux de provenance des Bantu : origine asiatique à partir de Madagascar (A.Pages, 1933, p.12), de Papouasie (L. De Lacger, 1961, p. 42), Afrique du nord-ouest (A.Kagame, 1954, p.13) et l’ouest de l’Uganda (Hiernaux, « Note sur une population du Ruanda-Urundi ; les Renge », X, 4, 1956, pp.351-360). Dans cette publication, Hiernaux émet une hypothèse qui est complètement passée inaperçue : « Les Tutsi, les Hutu et les Twa potiers sont arrivés au Ruanda en même temps, déjà organisés en castes. Cette immigration s’est faite par vagues successives et s’est achevée par l’arrivée des ibimanuka, fondateurs de la dynastie ruandaise ». Selon lui (et d’après son informateur, le chef Kayijuka), les Renge (singa) et les Twa chasseurs (impunyu) occupaient le Rwanda avant l’arrivée des Tutsi, Hutu et Twa potiers. 2 A. Pagès, 1933, pp.5-6 ; J.J.Maquet, 1954, p.23 ; A.Kagame, Inganji Kalinga, 1943, p. 69.

l’IRDP soutient que « la vache a précédé la houe » (inka niyo yabanjirije isuka)3. Il y a lieu de préciser qu’en posant des questions à des gens ordinaires sur des questions concernant l’histoire ancienne, on cherchait moins des informations scientifiques qu’à recueillir le niveau d’information

Ces hypothèses sont reprises par des publications récentes et actuelles. Ainsi à propos des Tutsi G. Prunier écrit : « … our feeling is that the Tutsi have come from outside the Great Lakes area and that it is possible they were initially of a distinct racial stock… their distinct physical features probably point to a Cushitic origin, i.e. somewhere in the Horn, probably southern Ethiopia where the Oromo have long proved to be both mobile and adventurous” 4. Aucune source des traditions orales rwandaises ne fonde cette hypothèse qui, à force d’être répétée, est désormais considérée comme une réalité.

4.1.1. Utilisation de la théorie du peuplement par migrations ou ordre d’arrivée des différentes composantes de la société rwandaise

4.1.1.1. Dans l’enseignement

La théorie du peuplement par migration a été introduite dans les écoles depuis les années 19405. Au primaire, l’enseignement de l’histoire du Rwanda débuta plus tard dans les années 70 et n’abordait la question du peuplement du Rwanda qu’en 6e année. Le schéma était fort simple. Il s’agissait de décrire chacune des composantes de la population, sa taille démographique, ses caractéristiques physiques et morales6, son origine et le moment de son arrivée au Rwanda7.

A l’école secondaire, le texte mettait en évidence, depuis la 1ere année, l’idée de l’antériorité des Twa et des Hutu par rapport aux Tutsi8. Le texte situe l’arrivée des Bahutu au Rwanda entre le 7e et le 10e siècle, l’arrivée tardive des Batutsi et les traits physiques caractéristiques de ces derniers9.

3 Entretien avec Inteko Izirikana, 9 septembre 2004. 4 G.Prunier, The Rwandan Crisis 1859-1994, Fountain Publishers, Kampala, 1995, p.16. 5 Cf A. Kagame, Inganji Karinga 1943. 6 Il y a lieu de rappeler les travaux de J.Hiernaux qui notamment procédait par la mensuration, par l’étude de l’influence de la nutrition et de la pression sanguine pour déterminer “les caractéristiques physiques des populations du Ruanda et de l’Urundi” (Bruxelles, Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, 1954). 7 Minisiteri y’amashuri abanza n’ayisumbuye, Ubumenyi bw’isi, Amateka, Uburere mboneragihugu, umwaka wa 6, igitabo cy’umwarimu, mata, 1985, p.137. 8 MINEPRISEC, Histoire du Rwanda, 1ère partie, D.P.E.S., Kigali, février, 1987, p.10 9 ibid., p.18.

Du primaire au secondaire, le thème du peuplement, sous les aspects de l’antériorité et de l’autochtonie des Hutu10, est au cœur du message véhiculé pour mobiliser les masses populaires autour des références constitutives de la nouvelle identité au lendemain de l’indépendance.

4.1.1.2. Dans le discours politique

Dans ses discours, Gr.Kayibanda, Président de la République, stigmatisait le passé et valorisait le présent en affichant le mépris et la haine à l’égard des Tutsi. Il utilisait les qualificatifs «féodaux, nomades, aventuriers de tradition… » comme des codes à partir desquels les Tutsi étaient distingués du reste de la population à cause de leur origine et de leurs caractéristiques.

Parmi les leaders Hutu, c’est J.Habyarimana Gitera qui a repris de façon récurrente l’idée des « races différentes, de fourberie d’une race hamite venue d’Abyssinie, de peuple défricheur de la forêt apparenté aux noirs bantous »11.

A partir d’octobre 1990, les références au peuplement sont plus fréquentes12 par l’exploitation de l’opposition entre envahisseurs et peuple autochtone, seigneurs et serfs, monarchie et république, aristocratie et démocratie.

4.1.1.3. Dans les médias

Ce thème est aussi exploité par la presse du régime ou proche du régime pendant les moments de crise de 1990-199413. Un article d’Innocent Nsengimana en est une bonne illustration: « L’agression du Rwanda dès le 1er octobre 1990, c’est le mythe qui s’en prend au droit : c’est la nostalgie féodale qui s’acharne et s’arme contre la démocratie, c’est la tentative d’insertion dans l’histoire du rêve de restauration d’une hégémonie, hégémonie de la minorité hamite contre les masses bantoues »14. Ou encore ces propos de L.Mugesera : « Le peuplement du

10 Il est intéressant de noter que Grégoire Kayibanda tout comme Juvénal Habyarimana dont l’origine récente avérée congolaise pour le premier et ugandaise pour le second n’empêche ni à l’un ni à l’autre de traiter d’étrangers les Tutsi arrivés au Rwanda des siècles avant eux. En s’intégrant dans le groupe hutu, ils ont fait oublié leur arrivée récente au Rwanda. 11 F.Rutembesa, in Cahiers du Centre de Gestion des Conflits, no 5, p.86 note 28 ; lire aussi J.Habyarimana Gitera, Protocole de la réconciliation nationale entre les Rwandais, Butare, 7 mai 1976 (inédit). G.Mbonimana, « Gitera Habyarimana Joseph : l’homme et son action politique (1943-1962)’, in Les défis de l’historiographie rwandaise, T. 2, Butare, Editions de l’Université Nationale du Rwanda, 2004, pp.111-120. 12 Voir le discours de Mugesera L invitant la population de Gisenyi, le 22 novembre 1992, à renvoyer les Batutsi en Abyssinie ! C’est en grande partie ce discours qui figure parmi les actes d’accusation contre L.Mugesera devant la justice canadienne. 13 voir J.P.Chrétien et al., Rwanda. Les médias du génocide, Karthala, 1995. 14 in La Relève, no 165, mars 1991, p.4.

Rwanda s’est opéré dans l’ordre suivant : d’abord les Batwa, puis les Bahutu et enfin les Batutsi qui ont soumis les royaumes hutu »15.

4.1.2. Les résultats des recherches scientifiques Au regard des résultats des recherches récentes, la théorie du peuplement successif, enseignée et intériorisée aussi bien par des Rwandais que par des étrangers, est simpliste. La chronologie du peuplement y relative est dénuée de tout fondement scientifique. Les travaux de D.L.Schoenbrun apportent un nouvel éclairage. L’essentiel de ces travaux montre que malgré le fait que la région soit aujourd’hui dominée par des peuples parlant des langues bantu, des peuples parlant d’autres langues vivaient non loin de là. Leur éloignement relatif actuel cache l’important rôle joué par leurs ancêtres dans l’histoire. Les emprunts linguistiques que l’on retrouve dans les langues bantu de la région des Grands Lacs en provenance des langues soudanaises et couchitiques montrent partiellement leurs contributions à l’histoire agro-pastorale et culturelle de la région16. Pour ce qui est de la communauté de langue couchitique, D.Schoenbrun fait remarquer qu’il s’agit d’un représentant du groupe afro-asiatique ayant joué un rôle dans la région des Grands Lacs. Les groupes de langue non bantu seraient arrivés dans la région (du Rwanda) avant les groupes de langue bantu. S’agissant de la datation de la rencontre de ces différentes communautés de langues D.L. Schoenbrun montre que ces peuples se sont retrouvés dans la région entre 500 ans avant et 500 ans après JC. A propos de la disparition des langues non bantu et leur assimilation dans la communauté de langue bantu, elle se serait achevée aux alentours de l’an 1000 BC. Entre 800 et 1000, surtout dans la partie ouest de la région des Grands Lacs (dans la région des hautes terres entourant le lac Kivu), une structuration et une différenciation sociale commença à s’ébaucher. Elle vit émerger des systèmes de clientèles fonciers et pastoraux, ainsi que des patriarchies territoriales basées sur une économie combinant les produits de l’agriculture et de l’élevage. Entre 950 et 1100 ainsi qu’entre 1200 et 145017d’importants changements climatiques caractérisés par de grandes sécheresses ont profondément modifié les dynamiques socio-politiques de la

15 La Relève, no 159, février 1991, p.35. Dans un ouvrage collectif, des enseignants de l’Université Nationale du Rwanda, campus de Ruhengeri, ont sollicité l’histoire du Rwanda, histoire ancienne et histoire récente, et apporté leur concours au régime. Le titre de cet ouvrage est : « Les relations interethniques au Rwanda à la lumière de l’agression d’octobre 1990 ». 16 Schoenbrun D.L., A green place, a good place. Agrarian change, gender and social identity in the Great Lakes Region to the 15th century, James Currey, Oxford, 1998, p.94. 17 D.L.Schoenbrun , 1998., p.28.

région, amenant une montée en puissance du pastoralisme dans des régions les plus propices à l’élevage, c’est-à-dire les plateaux centraux de la région allant du Bunyoro au Gisaka en passant par l’Ankole et le Karagwe. La montée en puissance des communautés pastorales des savanes fut le prélude à la formation et au développement des grands royaumes durant la période allant du 14e au 20e siècle. J.Vansina parle de « stabilité fondamentale du peuplement (qui) n’empêchait nullement une assez grande mobilité de la population, surtout parmi les éleveurs et plus tard parmi les élites.... Ce peuplement extrêmement stable, accompagné de migrations minuscules.... est en contradiction flagrante avec les conjectures de grandes migrations continuelles et massives qui jonchent la littérature, que ce soit pour expliquer la distribution spatiale des clans ou pour expliquer la présence de grands blocs de populations pratiquant des économies. Toutes ces conjectures sont à rejeter radicalement ... pour toute la période de l’âge de fer récent au moins depuis l’introduction de la céramique WW, sinon même bien avant cette époque »18. La fragilité de l’argument de l’immigration des Tutsi avait été signalée par C. Czekanowski qui a écrit : « il ne faut pas perdre de vue que la réalité de l’immigration des Batutsi ne repose que sur des conjectures à caractère anthropologique et ethnologique. Sur cette migration, on ne connaît encore jusqu’à maintenant aucune tradition authentique »19.

Faisant le bilan des recherches scientifiques récentes, surtout en archéologie, en anthropologie et linguistique, Kanimba Misago conclut : « La chronologie de la mise en place des groupes actuels que nous lisons dans les manuels d’histoire du Rwanda est dénuée de tout fondement scientifique. Les documents archéologiques et anthropologiques prouvent la grande antiquité de la présence humaine qu’il faut prendre en considération dans les reconstitutions historiques. Etant donné le nombre insignifiant des sites fouillés, il est difficile d’estimer l’importance de cette présence. Néanmoins on peut avancer qu’il y avait un groupe de négroïdes sur lequel sont venus s’ajouter d’autres groupes soudanais, couchitiques et bantu. Le processus a commencé vraisemblablement avant le premier millénaire B.C. (...) La longue coexistence de ces groupes (autochtones et immigrants) a abouti à la fusion d’éléments culturels et linguistiques ainsi que des gènes. La question de la formation et de l’évolution des trois composantes de la société rwandaise demeure ouverte ; les explications formulées jusqu’ici méritent une critique reposant non seulement sur des données linguistiques mais sur des données anthropologiques et archéologiques »20. 18 Vansina I., Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya, Karthala, 2001, pp.32, 33. 19 J.Czekanowski, Forschungen im Nil-Kongo-Zwischengebiet, Leipzig, 1917, p.49. 20 C.Kanimba Misago, « Peuplement ancien du Rwanda : à la lumière de récentes recherches », in F.Rutembesa et al., Rwanda. Identité et citoyenneté, Editions de l’Université Nationale du Rwanda, Butare, 2003, pp.74-75; ID, “Peuplement ancien du Rwanda: à la lumière de récentes recherches”, in Cahiers du Centre de Gestion des Conflits, no 5, pp.8-48.

Dans le chap. XX du volume IV de l’Histoire générale de l’Afrique, B.A.Ogot tente une synthèse sur l’histoire de la région des Grands Lacs, du XIIè au XVI è siècle, en relevant les difficultés d’écrire l’histoire de cette région et surtout en cherchant à mettre en évidence des hypothèses, des mythes et des vérités historiques21. Dans le volume précédent au chapitre 22, Christopher Ehret a tenté de couvrir la même aire pour les siècles allant du VIIe au XIe siècle22. Des travaux de D.L. Schoenbrun et de Kanimba Misago notamment on peut conclure à la diversité et à l’ancienneté de l’origine du peuplement de la région des Grands Lacs23. D. L.Schoenbrun donne partiellement raison au mythe hamitique en montrant le rôle important joué par la communauté de langue afro-asiatique, les couchitiques. Mais contrairement aux thèses raciales, D.L. Schoenbrun montre aussi le processus long et multiforme d’échanges, d’assimilation à la famille de langues bantu. Ce sont les mêmes conclusions que tire Kanimba Misago24. Pour mieux cerner le problème du peuplement du Rwanda, dit-il, il convient de le situer dans le contexte général de l’histoire ancienne de la région des Grands Lacs. Par sa position géographique, la région a offert de très bonnes conditions de vie, de circulation et d’établissement de groupes humains. Les fouilles effectuées sur les rives des lacs et des rivières de la région ont mis à jour l’occupation humaine continue depuis des milliers d’années avant J.C. Cette présence humaine continue n’a pas été suffisamment prise en considération par plusieurs auteurs. Les apports extérieurs ont été privilégiés et l’intérêt a été focalisé sur les origines et les migrations des groupes ainsi que sur les changements culturels en Afrique. Pourtant, selon les résultats archéologiques obtenus jusqu’ici, l’Afrique est considérée comme le berceau de l’Humanité. La publication de ces faits controversés sans tenir compte de leur mise en cause, telle que le peuplement du Rwanda par migrations successives, dans les ouvrages et articles ainsi que dans les écrits à grand public, constitue un grand défi pour qui veut réécrire l’histoire de ce pays.

21 B.A.Ogot, « La région des Grands Lacs », in Histoire générale de l’Afrique, volume IV : L’Afrique du XIIe au XVIe siècle, UNESCO/NEA, 1985, pp.543-570. 22 Ibidem, pp 657-684 23 Ibididem., p.94. 24 Voir articles cités plus haut

La formation du royaume Les Rwandais ont utilisé un langage mythologique pour parler des origines et du peuplement de l’Etat rwandais. Le contenu de ces mythes est perpétué par les traditions orales et par beaucoup d’écrits actuels. L’on constate que ces mythes ont été pris pour des réalités historiques et la plupart de ces écrits ne sont pas connus du public rwandais.

Les mythes des origines Les récits d’origine sont des reconstructions non écrites, fondatrices de la légitimité d’un ordre social et politique. Leur prétention à l’immuabilité est aussi mythique que leur contenu apparent. Dans le cas du Rwanda, les récits d’origine sont porteurs de représentations très fortes, témoins d’une ancienne culture politique, mais leur mise en perspective historique n’est pas aisée, vu les enjeux de pouvoir impliqués dans les interprétations25. Il existe plusieurs variantes de ces traditions. On dispose de récits récueillis par J.Vansina entre 1958 et 1960, A.Coupez et Th. Kamanzi26 , A.Bigirumwami27, A.Arnoux28, le missionnaire protestant W.Mensching qui a vécu à Kirinda de 1912 à 191629, P. Smith30, etc. Les récits d’origine du Rwanda s’articulent essentiellement autour de deux personnages, Kigwa et Gihanga. Gihanga est rattaché à Kigwa. On peut distinguer, à travers l’ensemble de ces récits, les épisodes suivants31 :

- la naissance de Kigwa dans un au-delà ; Sabizeze naît de Gasani, femme de Shyerezo, de manière bizarre (nourri dans une jarre de lait jusqu’à sa naissance) ; Shyerezo en colère provoque le départ de son fils ;

- la descente sur terre de Kigwa et de ses compagnons, les Bimanuka ; en descendant sur terre Sabizeze devient Kigwa. Il arrive à l’est du Rwanda actuel, au Mubari, pays dirigé par le roi Kabeja, du clan des Bazigaba.

25 J.P. Chrétien, « Mythes et stratégies autour des origines du Rwanda (XIXe-XXe siècles », in Jean Pierre Chrétien et Jean-Louis Triaud (sous la dir.), Histoire d’Afrique. Les enjeux de mémoire, Karthala, 1999, p.282 ; voir également Luc de Heusch, Mythes et rites Bantous. Rois nés d’un cœur de vache, Gallimard, 1982. 26 Coupez A. et Kamanzi T., Récits historiques rwanda, Tervuren, MRAC, 1962 ; Id., Litérature de cour au Rwanda, Oxford, Clarendon press, 1970 27 A.Bigirumwami (Mgr)., Imihango y’imigenzo niy’imizilirizo, II, Nyundo 1969. 28 A.Arnoux, « Le culte de la société des Imandwa au Ruanda », in Anthropos, 2, 1912, pp.173-295. 29 W.Mensching, Eine Selbstdarstellung eines Volkes in alten Überlieferungen, Bückerburg, 1987. 30 P. Smith, Le récit populaire au Rwanda, Armand Colin, Paris, 1975. 31 et pour chaque épisode, il existe des variantes parfois sensiblement différentes.

Kigwa arrive accompagné de son demi-frère Mututsi et de sa demi-sœur Nyampundu, d’un potier mutwa, de sa sœur, et d’une série de couples d’animaux. Les Bimanuka apportent des graines de plantes cultivées, le feu et quatre métiers principaux (forge, boissellerie, tannerie et chasse) ;

- les mariages de Kigwa et de son groupe et les origines de plusieurs clans ; la reproduction du groupe des Bimanuka est présentée en trois directions. D’une part, leur progéniture va être assurée par un inceste : Kigwa se marie avec sa demi-sœur Nyampundu, qui lui donne au moins deux enfants, dont la fille Sukiranya ;

- d’autre part, Mututsi, par peur de l’inceste et pour le contourner s’éloigna sur l’autre rive de l’Akagera et de retour il épousa sa nièce Sukiranya, qui donne naissance à trois enfants Serwega, Muha et Mukono, ancêtres des clans des Bega, des Baha et des Bakono. Une autre version du mythe parle d’une alliance des intrus avec les autochtones : la fille (ou sa petite fille) de Kabeja épouse Kigwa ou le descendant de celui-ci six générations plus tard, Kazi. Le garçon de cette union est Gihanga, fondateur officiel de la dynastie des Banyiginya ;

- la naissance et la vie aventureuse de Gihanga, fondateur du royaume ; dans sa jeunesse Gihanga est situé tantôt au Mubari (à l’est), tantôt au Bugoyi, autour de Rwerere. Gihanga a plusieurs visages : il prend le relais de son père ou aïeul, Kigwa comme héros civilisateur (fils de forgeron et forgeron lui-même, habile dans les arts du bois et de la tannerie), un aventurier prêt à conquérir des pouvoirs royaux au Rwanda actuel et dans différents pays périphériques : Burundi, Nduga, Bukunzi, Bunyabungo. Il fonde son autorité royale à Buhanga (Ruhengeri) après avoir épousé la fille de Jeni, un des derniers souverains de la dynastie des Barenge (du clan des Basinga). Il y implante le tambour Rwoga (ancêtre de Kalinga). Dans ses périples, il s’introduit dans l’entourage de plusieurs souverains et épouse une princesse du lieu. Il apparaît comme le père de tous les royaumes voisins de la région : Burundi, Bunyabungo, Ndorwa, Bushubi, Karagwe. Dans certains cas, les dynasties paraissent issues d’une union de rencontre avec une servante ou d’une usurpation ultérieure ;

- la découverte des vaches et l’invention de l’élevage laitier ; dans sa fuite dans la forêt après la dispute avec la reine Nyirampirangwe (ou Nyirantibangwa), Nyirarucyaba, fille de Gihanga et de Nyamususa, rencontre un chasseur (Kagesera ou Kazibaga) qu’elle épouse. Un jour il ramène un veau et sa mère : Nyirarucyaba découvre ainsi l’usage du lait, la traite et le barattage. Elle en fait bénéficier à son père Gihanga atteint de dysanterie et ce dernier en guérit. Avec l’aide du devin Gakara, Gihanga découvre le site plein de vaches (le gouffre de Rugezi), le taureau leader Rutenderi s’en échappe ;

- la distribution du bétail et des pouvoirs dans la lignée de Gihanga ; Gihanga réunit toute sa progéniture dans le Mutara (Humure) et répartit les vaches entre ses fils, fondateurs des dynasties du Rwanda et des pays voisins.

4.1.2.1. Ce que les récits des origines révèlent sur le passé Les héros, leurs fonctions et leurs généalogies renvoient au paysage du Rwanda classique dans lequel les clans jouent un rôle central32: par exemple le rôle rituel des Bazigaba lors de l’installation d’un groupe nyiginya sur une nouvelle terre. Ces identités claniques déterminaient aussi des alliances matrimoniales préférentielles. La moitié de ces entités est représentée dans la légende de fondation qui met en scène clairement leur position dans la société et dans l’histoire. On y distingue clairement trois groupes : 1) les clans dynastiques issus de Gihanga : Nyiginya, Shambo, Hondogo, Tsobe ; 2) les clans des reines mères, issus de Mututsi : Ha, Kono, Ega ; 3) les clans basangwabutaka ou autochtones , Zigaba, Gesera, Singa. Le rôle rituel de ces derniers dans les cérémonies d’accueil sur une nouvelle terre est donc comme justifié par les légendes qui racontent leur histoire originelle33. Les trois grands biru ou « rois rituels » venaient de trois clans : un tsobe, un kono et un singa. Il y a un lien entre les légendes de Gihanga et de Kigwa avec l’ubwiru. Les trois familles biru les plus importantes sont reliées à Gihanga. C’est ce dernier qui a instauré Rwoga, le premier tambour dynastique du Rwanda ; son tombeau joue un rôle dans les rites de l’ubwiru et on lui attribue l’installation du premier feu sacré du pays34. Enfin, les biru le vénèrent dans une hutte votive à la capitale. Ceci fait ressortir la dimension religieuse dans le fonctionnement de l’institution monarchique. Les merveilles et les hauts faits attribués aux deux héros fondateurs sont comme des leitmotiv prémonitoires des visages du mwami : Kigwa, le céleste et le magicien ; Gihanga, le terrestre et le conquérant. Ce sont des manifestations de la même entité, garante à la fois de la prospérité et de la grandeur, de la fécondité, de la fertilité et de la guerre. J.P. Chrétien fait remarquer en outre que : « Les mythes d’origine ne font donc écho à la situation des clans dans le Rwanda du XIXe siècle que de manière approximative ou décalée. Les positions les plus influentes dans le Rwanda pré colonial que nous connaissons ne correspondent pas nécessairement aux rôles dominants mis en scène dans les légendes de Kigwa et de Gihanga. Ces lignes de failles conduisent à se demander si les rôles secondaires n’ont pas été introduits au fil de l’histoire, chaque groupement tenant à légitimer sa présence dans la

32 M. D’Hertefelt, Les clans du Rwanda ancien. Eléments d’ethnosociologie et d’ethnohistoire, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1971 ; A.Nyagahene ( 1997) qui propose le nombre de 27 clans et A.Kagame (« La Structure des quinze clans du Ruanda », in Annali Lateranesni, XVIII, pp.103-117) celui de 15 clans. 33 J.P.Chrétien et Jean-Louis Triaud (sous la direction de), Histoire d’Afrique. Les enjeux de la mémoire, Paris, Karthala, 1999, p.290. 34 Ce feu était allumé en permanence. On ne dispose pas d’informations sur la période où le feu de Gihanga aurait été éteint. On peut émettre quatre hypothèses : 1925, date de la suppression de l’ubwiru ; 1931, date de la relégation du mwami Musinga ; 1943, date du baptême du mwami Mutara Rudahigwa ou en 1946, date de la consécration du Rwanda au Christ.

société rwandaise par une représentation dans le corpus fondamental auquel se réfère la mémoire collective rwandaise »35. Les dénominations claniques apparaissent aussi comme des références dynastiques évoquant l’existence d’anciens pouvoirs royaux assujettis progressivement à la dynastie nyiginya. J.K.Renie a essayé d’utiliser ces légendes, articulées aux traditions claniques trop longtemps négligées au profit des chroniques de la cour royale centrale, pour reconstruire la situation politique de l’espace rwandais avant son unification par la dynastie nyiginya36. Dans ce cas-là, le récit de Kigwa et de Gihanga n’aurait fait que récupérer cette constellation de traditions pour légitimer leur unification. Les récits d’origines amalgament plusieurs mémoires avec plusieurs couches d’écriture. Le texte final, consacré aux hauts faits de Gihanga, met « en valeur l’unité réalisée du Rwanda moderne »37. Plusieurs sites évoqués dans la légende se retrouvent dans les rituels en activité jusqu’au début du 20e siècle (un bosquet à Muganza, Rukoma, qui marque l’emplacement où aurait été inhumé Gihanga) ; d’autres sites sont considérés comme d’anciennes résidences du héros fondateur : Nyamirembe de Humure (Mutara), Kangomba (Ruhengeri), Buhanga (Ruhengeri).. « Les légendes d’origine évoquaient donc dans les oreilles des auditeurs de l’ancienne société rwandaise des lieux précis qui étaient là comme pour attester de la véracité des récits et qui donnaient effectivement lieu à commémoration »38. A cause de cela Kagame A. est d’avis que Gihanga a existé : « Que Gihanga ait existé, la chose ne peut être mise en doute »39. B.Muzungu est du même avis40. Pourtant le caractère mythique du personnage est indéniable. Il faudrait plutôt se demander à quelle période situer la manipulation de la tradition officielle justificative

Les légendes sont là pour justifier les conquêtes ultérieures, créatrices du grand Rwanda moderne. Les expéditions et les annexions attribuées à Gihanga permettent de présenter ensuite les interventions extérieures en termes d’actions naturelles contre des rois « désobéissants », notamment les guerres futures de Ruganzu Ndori, de Cyirima Rujugira ou de Kigeri Rwabugiri41. Le royaume s’est agrandi aux dépens des formations politiques voisines ; il connaît des soubresauts multiples d’origine interne et externe. Cela apparaît dans la géographie étrange de la plupart des lieux commémorant les actions des deux fondateurs. « On fait jouer à Gihanga le rôle de conquérant que joueront plus tard Ruganzu Ndori et ses successeurs » aux dépens de certains Etats42.

35 J.P.Chrétien et J.L.Triaud, 1999, p. 290. 36 Rennie J.K., « The precolonial kingdom of Rwanda : a reinterpretation », in Transafrican Journal of History, 2, 1972, p.49. 37 J.P.Chrétien et J.L. Triaud, 1999, p. 291. 38 Ibidem, p.293. 39 Kagame A., 1972, p.41. 40 B.Muzungu, Histoire du Rwanda précolonial, Paris, L’Harmattan, 2003 41 J.P.Chrétien et J.L. Triaud, 1999, p.295. 42 Ibidem, p.295.

Les légendes d’origine s’accrochent à des repères temporels et spatiaux où se joue l’existence même du Rwanda. Elles servent de points d’appui aux stratégies de pouvoirs ; elles fondent une continuité, un espace et des pouvoirs. Kigwa et Gihanga sont présentés comme les ancêtres d’une longue lignée de rois banyiginya censée être continue malgré plusieurs ruptures dans la liste dynastique (Ruganzu Bwimba au 16e s. et Ruganzu Ndori au 17e s.). La dynastie qui s’est imposée à partir du 17e s. avait tout intérêt à nier les ruptures et les contestations en affirmant son enracinement ancien. La tournée de Gihanga fait écho d’avance à l’expansion du 19e siècle sous Yuhi Gahindiro, Mutara Rwogera et Kigeri Rwabugiri ; elle justifie les annexions du Bugesera, du Gisaka, du Ndorwa et les offensives vers le Bushi ; elle légitime le grand Rwanda qui effraie tous ses voisins à la veille de la conquête européenne43.

Enfn, J.P. Chrétien fait remarquer que la place occupée par les Bega dans le mythe de Kigwa intrigue : elle combine importance et marginalité. Leur ancêtre Serwega serait issu d’une alliance incestueuse entre une fille et un demi-frère de Kigwa. « Les Bega représentent donc (avec les Bakono et les Baha) une sorte de lignée parallèle à celle des Bimanuka, intégrée à la légende, mais sans y jouer un rôle essentiel ». Ils font figure de pièce rapportée. En plus leur ascendance fait intervenir la seule référence du mythe aux réalités ethniques par le nom de leur aïeul, Mututsi. La légende reflète une réalité évidente de l’histoire politique du Rwanda au 19e siècle : la montée en puissance de lignages tutsi relevant de ce clan grâce à leurs alliances matrimoniales avec les souverains. Depuis le milieu du 18e s. toutes les reines mères sont des Bega sauf celles de Kigeri Ndabarasa (fin du 18e siècle et de Kigeri Rwabugiri (fin du 19e siècle). Les Bega représentaient un réseau aussi puissant que les Banyiginya durant le dernier siècle du Rwanda précolonial44.

4.1.2.2. Kigwa et Gihanga comme symboles d’une conquête tutsi

Les éléments mis en scène par les légendes sont le clan et l’autorité royale et non le clivage ethnique, remarque d’Hertefelt : « les traditions proprement dites sont muettes sur la question de savoir si la base ethnique des Zigaba ou des Gesera ou des autres groupements locaux d’avant la conquête nyiginya étaient tutsi ou hutu »45. Cet auteur insiste sur le caractère multiethnique des 18 clans. Mais les commentaires des informateurs de la plupart des observateurs du Rwanda durant la première moitié du 20e siècle tendent à définir les formations politiques pré-nyiginya comme plutôt hutu face aux ancêtres de la dynastie tutsi des Banyiginya46. L’opposition politique et sociale qui met au centre le clivage hutu et

43 Ibidem, p.298. 44 Ibidem, p.298. 45 M. D’Hertefelt., 1971, p. 27. 46 Loupias, 1908 ; J. Czekanowski., 1912 ; L.De Lacger, 1939/1961 ; A.Pagès, 1933 ; Sandrart, 1939 ; L.Delmas, 1950 ; J. Hiernaux, 1956 ; Historique et Chronologie, 1956)

tutsi dans le cadre de la gestion coloniale et son idéologie a eu des effets sur l’interprétation des récits d’origine47.

Dès les premiers écrits européens, surtout missionnaires, on observe le glissement du mythe du fondateur « venu d’ailleurs » et confronté à des formations claniques au sein d’un même espace, vers l’application au Rwanda de l’hypothèse hamitique déjà élaborée ailleurs depuis les années 1860-70 à partir des considérations anthropologiques, linguistiques et d’exégèse biblique. Les Tutsi du Rwanda, comme les Hima de l’ouest de l’Uganda, devaient être issus de conquérants galla venus d’Ethiopie il y a quelques siècles. Les « autochtones » représentés par la composante hutu de la population étaient associés aux traditions du nord du Rwanda relatives aux Barenge, affirmant l’ancien peuplement « bantou » pré-hamitique48.

Kigwa et Gihanga devenaient les symboles de l’invasion hamitique. Cette vision est devenue officielle, reproduite et enseignée49: les Bimanuka ne seraient que des Bahima, des pasteurs tutsi arrivés avant le 15e siècle50.

La cristallisation de telles interprétations n’est pas le fruit mécanique d’un placage raciologique, « elle s’est négociée dans un dialogue particulier avec les premiers informateurs des missionnaires et des administrateurs coloniaux. L’Européen essaie de comprendre à sa façon, mais son partenaire « indigène » cherche aussi à s’expliquer de manière à être entendu. Le dialogue est socialement et culturellement biaisé »51. Par exemple la version recueillie par les Pères Loupias52 et Dufays53 dans laquelle la vision à prédominance ethnique avec le rôle civilisateur des Tutsi se combine avec une imagerie biblique. Les missionnaires ont été fascinés par les indices d’une « révélation primitive » qui serait le secret des Tutsi54.

A. Kagame est le meilleur reflet de cette adhésion de toute une couche instruite rwandaise à la ré interprétation ethnique, voire raciale, à commencer par le contenu des récits de fondation du royaume. Dès 1943, A.Kagame introduit dans Inganji Kalinga l’idée que tous les clans sont d’origine tutsi malgré leur composition plurielle. En 1954 il y revient dans sa synthèse sur les organisations socio-familiales55. La supériorité globale attribuée aux Tutsi par le colonisateur ne pouvait déplaire aux jeunes tutsi appelés à intégrer les rangs de la nouvelle aristocratie : un piège de discriminations et de frustrations qui auront leur importance à partir des années 1950.

47 J.P.Chrétien et J.L. Triaud, 1999, p.300. 48 Stuhlmann F., 1894, in J.P.Chrétien et J.L. Triaud, 1999., p.300. 49 voir aussi la compilation des administrateurs coloniaux belges réalisée en 1950, Historique et chronologie, 1958 50 Voir aussi une version plus récente de R. Heremans, Introduction à l’histoire du Rwanda, Editions Rwandaises, 1971, p.22. 51 J.P.Chrétien et J.L.Triaud, 1999, p.301. 52 in Anthropos, 1908. 53 in Afrikabote, 1908-1909. 54 J.P.Chrétien. et J.L.Triaud, 1999, p.302. 55 A. Kagame, 1954, pp.15-37,46-51,55-56.

Il est aussi établi que parallèlement à la légende des fondateurs du royaume circulaient des récits qui placent aux origines des catégories de la société, des sortes de héros éponymes de celles-ci : présentés comme des enfants de Gihanga, de Kanyarwanda, de Kazi ou même d’Imana. Ce corpus est différent de celui de Kigwa et de Gihanga. Dans cette série, les versions les plus répandues sont soit l’épreuve du pot à lait à gérer au cours d’une nuit et qui permet de trier tutsi, hutu et twa, soit le défi du meurtre proposé. D’autres versions encore fondent la différence sur la conduite avec le bétail ou sur la découverte du calendrier agricole56. L’imaginaire social qui en sort est celui de vocations naturelles où sexes et catégories de la société ont chacun leur place en fonction d’activités héréditaires : avec l’exclusion des Batwa de la société civilisée, l’assujettissement des Hutu envers les Tutsi et la supériorité juridiquement fondée de ces derniers.

Les mythes censés fonder l’ordre de la société se présentent sous différentes rubriques : vocation socio-économiques héréditaires, définition d’un ordre naturel pacifique, inégalité sociale. Comment interpréter l’emboîtement historique de ces aspects ? « Ce corpus témoigne de la profondeur culturelle du clivage catégoriel hutu-tutsi, mais ne prouve pas l’antiquité d’une discrimination sociale et politique ethnique. Celle-ci, justifiée par des arguments sur la gloutonnerie attribuée aux Hutu ou sur l’intelligence supérieure supposée des Tutsi, est à rapprocher de la montée en puissance d’une aristocratie tutsi depuis le XVIIIe siècle »57.

Ces mythes semblent reporter sur un passé immémorial une inégalité construite. Ils livrent un trait fondamental de la culture rwandaise à la fin du 19e siècle : l’image hiérarchique de la société, où le Tutsi est au sommet, même si la réalité est restée fluide. La mythologie rwandaise a nourri le discours de la « prémisse d’inégalité ». Les versions disponibles révèlent des failles et des strates qui ont gardé la trace à peine brouillée d’une histoire plus complexe que celle du schéma racial officialisé.

4.1.2.3. Les légendes des origines et les politiques contemporaines

Le réveil des années 1950 s’est accompagné, dans les milieux nationalistes tutsi et hutu, d’un retour aux sources et de la mise en avant de l’idéal de l’unité historique symbolisé par les hauts faits et les alliances de Kigwa et de Gihanga. La fraternité des fils de Gihanga est donnée comme le signe des origines de la nation58.

Les origines sont disputées entre plusieurs camps qui cherchent à y fonder la légitimité de leurs projets respectifs. L’aristocratie traditionnelle fut séduite, dans les années 1950, par les réinterprétations « savantes » et par les amalgames

56 Récits récoltés par Johanssen E., 1912, pp. 69-71 ; cf aussi les récits recueillis par P.Smith. et par le pasteur W. Mensching, Ruanda. Eine Selbstdarstellung des Volkes in alten Uberlieferungen, Stadthagen, 1987, pp.28-34; le Père Schumacher a transcrit des récits de ce type en 1914. 57 J.P.Chrétien et J.L. Triaud, 1999, p.307. 58 Ce fut un des éléments du discours de l’Union nationale rwandaise- UNAR ; voir aussi Willame J.C., 1997, pp.97-98 qui traite Gihanga comme « ancêtre hamitique légendaire du Rwanda et son mythe comme « mythe fondateur tutsi ».

repérés : origine étrangère, voire céleste des Tutsi, inégalité naturelle des castes. Ainsi dans le texte des grands bagaragu de la cour (17 mai 1958), la fraternité entre Hutu et Tutsi est niée. L’origine de ce texte demeure inconnue : il s’agirait d’une manipulation imaginée pour conforter les thèses du camp hutu. Ce texte reprend Inganji Kalinga de Kagame qui a vulgarisé l’idéologie hamitique59. Cette récupération des mythes sur le mode racial a fasciné beaucoup d’observateurs occidentaux imbus de l’inégalité des races et persuadés de trouver chez les Tutsi des intermédiaires entre eux et les « nègres »60.

A l’opposé de l’UNAR qui se voit reprocher son aveuglement sur les réalités sociales vécues aux 19e siècle et 20e siècle, les leaders hutu entreprennent de déconstruire le passé à la lumière de l’actualité en projetant l’affrontement hutu-tutsi sur le passé le plus lointain61. Au lendemain de l’indépendance, la vision qui s’impose est la suivante : le rôle de Gihanga dans la fondation du royaume (et de l’inégalité) est considéré comme allant de soi, mais l’origine de l’assujettissement est à fixer plutôt au règne de Ruganzu Ndori (17e siècle) qui aurait détruit les pouvoirs d’anciens « roitelets » hutu et établi le contrat de dépendance pastorale de l’Ubuhake. L’image des anciens souverains hutu martyrisés par le conquérant tutsi revient souvent dans la propagande officielle. La contestation du rôle de Gihanga va être poussée plus loin dans les années 1980 et 1990.

Les extrémismes se réfèrent à l’inégalité structurelle de la société originelle pour la contester ou pour y fonder la supériorité naturelle supposée des Tutsi. Les deux camps y cherchent la légitimité de leur combat en s’appuyant sur la relecture contemporaine, essentiellement coloniale, des traditions du Rwanda.

Les régimes de Kayibanda et de Habyarimana ont maintenu l’argumentaire, qui est à la fois social et racial, et ils ont entretenu dans la société l’ancien clivage « ethnique » considéré comme relevant d’un ordre structurel. Dans la montée des tensions sociales et politiques, les intellectuels les plus proches du régime reviennent sur les mythes de Gihanga et de Kigwa. C’est le cas de F.Nahimana (1982) qui suggère l’inanité de la référence à une ancienne unité rwandaise : « Si Gihanga est considéré comme l’ancêtre des Tutsi, comment pourrait-il être aussi l’ancêtre des Hutu et des Twa ? A moins que Gihanga n’ait été à la fois hamite, muntu et pygmoïde, ce qui n’est pas pensable »62. Maniragaba Balibutsa se situe dans la même logique: il revient sur les mythes de Kigwa et de Gihanga en s’appuyant sur les versions de la légende des trois fils recueillies par le pasteur Mensching et par Mgr Bigirumwami. Il analyse le mythe dynastique et celui de la tripartition sociale. Il se refuse à une réelle critique historique de la construction des différentes versions de ces mythes d’origine et à la critique du contexte idéologique dans lequel elles ont été recueillies et

59 Leurs déclarations allaient dans le même sens que la synthèse de J.J.Maquet publiée en 1954 sur la « prémisse d’inégalité ». 60 Voir le roman ethnographique publié en 1970 par un ancien coopérant français, Paul del Perugia, sous le titre Les derniers rois mages. 61 C.Vidal, « Enquête sur le Rwanda traditionnel : conscience historique et traditions orales », in Cahiers d’Atudes africaines, XI, 4,1971, pp.526-537. 62 F.Nahimana (1982) cité par J.P.Chrétien et J.L.Triaud, 1999, p. 313. Adam et Eve sont considérés comme les ancêtres de toute la race humaine, mais ceci ne pose aucun problème à Nahimana !

interprétées depuis un siècle. Il y voit le reflet d’une conquête étrangère des pasteurs hima venus assujettir les « agriculteurs bantu ». Le caractère racial de son analyse est évident63.

La signification des mythes anciens se retrouve analysée en fonction de l’actualité et selon le schéma racial. Les récits d’origine censés fonder l’antiquité du Rwanda et son unité politique par-dessus sa diversité régionale, clanique et sociale, sont aujourd’hui exploités pour démontrer l’hétérogénéité des Rwandais et l’existence de plusieurs peuples antagonistes au sein d’un même espace. Les thèmes centraux de la propagande extrémiste hutu des années 1990 tournent autour de la primauté de l’argument de l’autochtonie et d’une histoire du peuplement en termes de superposition de couches raciale ment distinctes.

En conclusion, les récits d’origine se sont cristallisés en plusieurs étapes ; ils ont été complétés, revisités, réinterprétés, rectifiés à plusieurs reprises, avant de donner lieu aux relectures savantes étrangères et aux exploitations politiques internes. La cristallisation idéologique à chaque époque répond à des crises : conflits anciens, ruptures écologiques, économiques et sociales, chaos politiques liés à des invasions du Rwanda (p.ex. les Banyoro au 16e siècle), rivalités entre pays voisins, choc colonial, contradictions politico-sociales contemporaines. C’est une réaction de fuite devant des défis historiques nouveaux. Sans oublier le travail de remodelage social, politique, culturel et économique avec une prétention scientifique par le « civilisateur blanc » dans une grille raciale64.

La chronologie La chronologie de l’histoire ancienne du Rwanda est un thème lié au précédent. Elle oppose les traditions officielles et populaires à quelques historiens modernes. Cependant il importe de signaler que la majorité des Rwandais semble ne pas être concernée par les débats relatifs à sujet. Habituellement ce sont les thèses diffusées par l’historiographie coloniale qui sont reprises par le grand public. Dans l’histoire, la chronologie est un élément essentiel. On ne peut faire d’histoire sans chronologie, puisqu’il serait impossible de distinguer ce qui précède de ce qui suit, ou de ce qui se fait en même temps. La chronologie est donnée notamment à travers des listes généalogiques : la généalogie, qui retrace la filiation en allant jusqu’à l’ancêtre le plus éloigné dont on peut se souvenir, devient une mesure du temps parcouru et à travers des événements, des faits qui servent de repères.

63 Maniraba Balibutsa, « Le mythe des fils de Gihanga ou L’Histoire d’une fraternité toujours manquée », dans F.Bangamwabo et al., Les relations…., les Editions Universitaires du Rwanda, Ruhengeri, 1991, pp.114, 116. 64 J.P.Chrétien et J.L.Triaud, 1999, p.315.

Pour l’histoire du Rwanda, c’est A.Kagame qui, le premier, a tenté de présenter une chronologie. En effet, dans la « Notion de génération appliquée à la généalogie dynastique et à l’histoire du Rwanda des Xe-XIe siècles à nos jours, Bruxelles, 1959 », il fixe à 33 ans la moyenne d’une génération ou moyenne de règne pour chaque roi. Il reconnaît lui-même que c’est une hypothèse de travail car les sources dont il dispose mentionnent rarement la durée de chaque règne. Il recourt également aux événements (éclipses de soleil, invasion du pays par les monarques étrangers, etc.) J.Vansina65 et J.N.Nkurikiyimfura66 ont, à partir de la critique du travail d’A. Kagame, proposé leurs propres chronologies. En réalité, à l’heure actuelle et au stade des recherches, on peut difficilement proposer une chronologie fiable de l’histoire du Rwanda.

1) Liste généalogique des Ibimanuka du Rwanda Rapport

gouvernement belge pendant l’année 1926, p.54

Kagame Alexis, 1943 (Inganji), 1959 (La notion)

Pagès Albert, 1933

Delmas Léon, 1950

1. Nkuba Randa Nkuba (Shyerezo) 2. Kigwa Muntu Sabizeze (= Kigwa) Mututsi

Nyampungu (sic) Muntu (fils de Sabizeze et de

Nyampundu) 3. Kimanuka Kazi Kimanuka 4. Kijuru Nkuba Kijuru 5. Kobo Kigwa Kobo 6. Merano Kimanuka Merano 7. Randa Kijuru Randa 8. Muntu Kobo Gisa 9. Kazi Kizira Kizira 10. Gisa Gihanga I

Ngomijana Gihanga Kazi

Musindi (famille des Abenengwe)

Kanyarwanda I Gahima

Gihanga, père de/avec (femme) 1) Nyamususa (fille de Jeni)

- Sabugabo(Abashambo) - Mugondo (Abahondogo) - Kanyarwanda

(Abanyiginya)

65 J.Vansina, « La tradition orale et sa méthodologie », dans Histoire générale de l’Afrique, T.I, Unesco, 1986, pp.89-98 ; voir aussi J.Vansina, 2001. 66 J.N. Nkurikiyimfura, Un modèle d’exploitation des généalogies accompagné de réflexion sur les chronologies établlies à partir de la généalogie dynastique du Rwanda, Mémoire de D.E.A., Université de Paris I, 1982-1983, p.7.

- Nyirarucyaba(Abacyaba) 2) Nyirampingiye

- mere de Rutsobe (Abatsobe)

3) Nyirampirangwe - Gafomo (alias Gashubi)

4) Nyangobero 11. Kisila Nyamigezi

(famille desAbasigaba)

Yuhi I Musindi

Kanyarwanda

12. Gihanga (+ Nyamususa)

- Kanyarwanda - Mugondo - Kanyandorwa (+ Nyilapingiye) - Rutsobe

Rumeza Musindi

13. Kanyarwanda Nyarume Rumeza 14. Musindi Rukuge Nyarume 15. Rumeza Rubanda Rukuge 16. Nyarume Ndahiro I

Ruyange Rubanda

17. Lukuge Ndoba Ndora (sic) 18. Rubanda Samembe Samembe 19 Ndoba Nsoro I

Samukondo Nsoro

2) Liste des Abami b’umushumi : les rois de la ceinture

Noms de règne Noms traditionnels

J.Vansina (1962)

A.Kagame (1959)

1. Gihanga (Ngomijana) 959-992 2. Kanyarwanda I Gahima I 992-1025 3. Yuhi I Musindi 1025-1058 4. ? Rumeza 1058-1091 5. ? Nyarume 1091-1124 6. ? Rukuge 1124-1157 7. ? Rubanda 1157-1180 8. Ndahiro I Ruyange 1386 (fin de

règne) 1180-1213

9. ? Ndoba 1410 1213-1246 10. ? Samembe 1434 1246-1279 11. Nsoro I Samukondo 1458 1279-1312

3) Liste des Abami b’ibitekerezo: Les rois historiques

J.Vansina (1962) A.Kagame (1959) 12. Ruganzu I Bwimba 1482 1312-1345 13. Cyilima I Rugwe 1506 1345-1378 14. Kigeli I Mukobanya 1428 1378-1411 15. Mibambwe I Sekarongoro I

Mutabazi I 1552 1411-1444

16. Yuhi II Gahima II 1576 1444-1477 17. Ndahiro II Cyamatare 1600 1477-1510 18. Ruganzu II Ndoli 1624 1510-1543 19. Mutara I Nsoro II

Semugeshi 1648 1543-1576

20. Kigeli II Nyamuheshera 1672 1576-1609 21. Mibambwe II Sekarongoro II

Gisanura 1696 1609-1643

22. Yuhi III Mazimpaka 1720 1642-1675 Karemera Rwaka (roi intrus) 1744 23. Cyilima II Rujugira 1768 1675-1708 24. Kigeli III Ndabarasa 1792 1708-1741 25. Mibamwe III Mutabazi

Sentabyo 1797 (a régné pendant 5 ans)

1741-1746

26. Yuhi IV Gahindiro 1830 1746- ? 27. Mutara II Rwogera 1860 ?- 1853 28. Kigeli IV Rwabugiri 1895 1853-1895 29. Mibambwe IV Rutarindwa 1896 30. Yuhi V Musinga 1931 1895-1931 31. Mutara III Rudahigwa 1959 1931-1959

J.N. Nkurikiyimfura67, partant de l’apport deVansina J., propose une autre chronologie : 1. Ruganzu I Bwimba 1468-1470 2. Cyirima I Rugwe 1470-1520 3. Kigeli I Mukobanya 1520-1543 4. Mibambwe I Mutabazi 1543-1566 5. Yuhi II Gahima 1566-1589 6. Ndahiro II Cyamatare ?- 1589 7. Ruganzu II Ndori 1600-1623 8. Mutara I Semugeshi 1623-1646 9. Kigeli II Nyamuheshera 1646-1669 10. Mibambwe II Gisanura 1669-1692 11. Yuhi III Mazimpaka 1692-1731 12. Karemera I Rwaka 1715-1731

67 J.N. Nkurikiyimfura, Un modèle, op. cit., pp.35-37.

13. Cyirima II Rujugira 1731-1769 14. Kigeli III Ndabarasa 1769-1792 15. Mibambwe II Sentabyo 1792-1797 16. Yuhi IV Gahindiro 1797-1830 17. Mutara II Rwogera 1830-1860 18. Kigeli IV Rwabugiri 1860-1895

Dans son récent livre68, J.Vansina établit une nouvelle chronologie à propos de laquelle il dit : « La nouvelle chronologie à laquelle nous aboutissons ici entraîne également des effets majeurs. Parmi ceux-ci relevons, par exemple, que le royaume fut probablement fondé vers le milieu du XVIIe siècle, près de six siècles après la date proposée par Kagame de 1091 »69. La nouvelle date correspond à l’émergence des autres royaumes dans les alentours immédiats, c’est-à-dire la région des Grands Lacs. « Les sources ne deviennent fiables et plus nombreuses qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle : c’est le cas ailleurs dans cette région. Le début d’une grande expansion territoriale du royaume ne se situe que vers 1780 (le Buganza) et non des siècles plus tôt ».70. J.Vansina procède d’abord par la datation de quatre rois entre 1796 et 1895, ensuite celle des quatre règnes avant 1796, en tenant compte des données disponibles. Il aboutit aux résultats suivants :

a) Entre 1796-1895

- Rutarindwa – 1889 (co-régnant) - Rwabugiri – 1867 (intronisation) ; 1895 – décès - Sentabyo – 1796 – 1801 - Gahindiro – 1801- 1845 (environ) - Rwogera – 1845 – 1867.

b) Avant 1796 - XVIIe (env. 1650) : fondation du royaume par Ndori - Après 1700 : accession de Gisanura, - 1735 (estim.) : accession de Mazimpaka - 1754 : Rwaka régent et co-régnant - 1766 : accession de Rwaka - 1770 : accession de Rujugira - 1786 : succession de Ndabarasa - 1796 : mort de Ndabarasa et guerre civile.

68 Pour les historiens, cet ouvrage de J.Vansina, 2001, constitue une nouvelle piste de recherche et doit être retenu comme telle. 69 J.Vansina, 2001, p.254. 70 J.Vansina, 2001, p.256.

En ce qui concerne la période pré-dynastique, J.Vansina rejette les traditions officielles et populaires parce qu’elles ne sont pas fiables. Après une étude critique des sources orales qui parlent des fondateurs du royaume, il subdivise ce corpus en séries suivantes :

- le premier lot qui consiste en deux séries de mythes de genèse traitant respectivement de Kigwa et de Gihanga. Ce sont des récits spéculatifs qui livrent une information sur la perception de l’idéologie de la royauté et des ordres sociaux à partir de 1900 environ. J.Vansina les traite avec mépris: «en tant que des spéculations ces mythes n’ont aucun fondement historique direct » ;

- le second lot comprend des récits attribués aux rois de Bwimba à Gahima. La plupart de ces récits ne sont pas historiques à l’origine ;

- un cycle de récits concernant la création du royaume par Ndori : ils sont utilisés dans le 2e chapitre du livre;

- un ensemble de traditions de tout genre à partir de Gisanura, mais surtout depuis le règne de Mazimpaka. Les données sont plus nombreuses, détaillées et crédibles : elles sont utilisées dans le chap. 5 du livre de J.Vansina.

Comment expliquer ce processus de reconstruction (mythologique) ? Selon J.Vansina : « L’intelligentsia à la cour a fondu cette brassée hétéroclite de récits et de souvenirs en un ensemble unique par l’imposition d’une séquence chronologique qui fait de leurs protagonistes une série de rois se succédant de père en fils. Ce bricolage a non seulement consisté à relier les cycles de récits, mais à les pourvoir en plus d’un cadre concret de lieux (capitales, batailles, sépultures) et d’un contexte de parenté avec noms de règne, de reines mères, de clans de reines mères à l’appui. Ce processus aura sans doute débuté pendant ou peu après le règne de Ndori quand les ritualistes ont imaginé d’en faire le descendant d’un Cyamatare légendaire, qui aurait été non seulement le successeur légitime des terres du Nduga mais aussi de celle du nord, ravies par l’usurpateur Byinshi. Comme le cadre du cycle de Mashira est le Nduga, son cycle aura également été annexé peu après la conquête de Ndori. Mais l’ensemble, y compris les noms de règne, n’aura pris forme finale qu’après la conquête du Buganza par Rujugira ». Le cycle systématique des noms dynastiques a été élaboré sous Rujugira : « le premier cycle de Cyirima Rugwe à Yuhi Gahima » et l’invention du « personnage de Gahima de toutes pièces pour le compléter »71. Les nouvelles thèses que J.Vansina développe sur la chronologie de l’histoire du Rwanda ancien, si intéressantes soient-elles, ne constituent pas la dernière version sur le sujet. Ce thème de la chronologie retiendra encore longtemps l’attention des historiens car bien d’interrogations restent sans réponse. Cependant, les faits transmis par les traditions relatives aux rois Mutara Semugeshi, Kigeri Nyamuheshera écartés de la liste des rois authentiques ainsi que les pratiques cultuelles et culturelles (cf Poésie dynastique) relatives à ces

71 J.Vansina, 2001, pp.271, 272.

mêmes personnages montrent que leur existence comme rois a un fondement historique.

Naissance et expansion du Rwanda Les lignes qui suivent se limiteront à présenter un bref aperçu qui couvre toute la période allant de Ruganzu Bwimba à Kigeri Rwabugiri tout en gardant à l’esprit les aspects controversés de certains règnes qui viennent d’être signalés dans la section précédente. Cette tranche de l’histoire est habituellement divisée en 4 parties :

- le Rwanda initial ; - l’occupation du « plateau » central (Nduga) et l’invasion des Abanyoro

sous Cyirima Rugwe et Mibambwe Sekarongoro Mutabazi ; - la restauration et la consolidation de la monarchie de Ruganzu Ndori à

Yuhi Mazimpaka; - la grande expansion de Cyirima Rujugira à Kigeri Rwabugiri.

4.2.3.1. Le Rwanda initial dit « uRwanda rugari rwa Gasabo » LeRwanda initial est une petite entité territoriale située dans l’actuel district de Gasabo, le long du déversoir du lac Muhazi,à savoir la Nyabugogo. Ce petit royaume est gouverné par des « abami » (rois ) appartenant au clan des Abanyiginya. Lorsque s’ouvre la période historique, celle des « Abami b’ibitekerezo », le Rwanda est placé sous les ordres du roi Ruganzu Bwimba. Selon A.Kagame, le Rwanda initial coexiste pacifiquement avec les royaumes « claniques » voisins qui formaient avec lui une sorte de « confédération ». Ces entités de petite étendue qu’on peut considérer, en fait, comme des chefferies sont les suivantes:

1) Le Buganza occidental à cheval sur le lac Muhazi : domaine des Abanyiginya sous Ruganzu Bwimba et le tambour Rwoga ;

2) Le Bwanacyambwe avec une tête de pont sur le Buriza méridional (le massif de Kabuye – Jabana – Bweramvura) : domaine de la dynastie des Abongera, dont le roi, Nkuba, fils de Nyabakonjo, régnait sous le signe du tambour Kamuhagama ;

3) Le Buriza : domaine d’une dynastie représentée, à l’époque, par Migina ; le Buriza a été toujours considéré et respecté comme le premier né des enfants (entités politiques) du Rwanda primitif ;

4) Le Busigi : domaine des faiseurs de pluie (abavubyi) dont la profondeur généalogique des gouvernants est, tout compte fait, fort réduite ;

5) Le Busarasi, devenu plus tard le Bumbogo, était gouverné par Sambwe, fils de Cyabugimbu72. Les 4 derniers gouvernants de cette entité territoriale reconnaissaient, disait-on, l’autorité supérieure du mwami munyiginya.

On ne relève, dans l’histoire, aucune confrontation armée entre les 5 entités. Ruganzu Bwimba tenta d’annexer le Gisaka, mais il échoua. Il y perdit la vie ainsi que sa sœur Robwa. A propos du fondateur du royaume J.Vansina dit : « On constate que le royaume ne commence qu’avec Ruganzu Ndori et non avec Ruganzu Bwimba comme on l’a maintenu jusqu’ici »73. La liste des prétendus rois pré dynastiques n’est pas fiable. De plus un des rois postérieurs à la liste habituelle, Kigeri Nyamuheshera, semble être fictif à cause du manque de données et de descendance. Il aurait été ajouté par après pour obtenir un cycle de noms dynastiques, d’où l’impossibilité de dater les rois précédents, dont Mutara Semugeshi qui peut avoir couvert deux ou trois rois différents, successifs ou contemporains. La conséquence est la suivante : « le règne de Ruganzu a été suivi d’un âge obscur pour lequel on ne peut même pas déterminer le nombre de rois. On n’arrive à reconstruire une chronologie absolue qu’à partir de Gisanura »74.

4.2.3.2. Occupation du plateau central (Nduga) et l’invasion des Abanyoro/Mibambwe Sekarongoro Mutabazi.

Sous Cyirima Rugwe (1345/1482+12), le Rwanda initial englobait les massifs de Mageregere-Kigali-Nyamweru qui, jusqu’à cette époque, formaient une enclave du Bugesera cédée « gracieusement par Nsoro I Bihembe, roi du Bugesera »75. A.Kagame dit que Cyirima I Rugwe, secondé par son fils Mubokanya, supprima « le système confédéral » du Rwanda avec les entités signalées plus haut. Procédant successivement, il remplaça les rois des dites entités par des chefs révocables. Ce furent les tout premiers chefs placés par le roi du Rwanda pour commander un territoire vaincu et annexé. A l’heure actuelle, cette transformation d’ordre administratif est exclusivement attribuée à Kigeri Mukobanya. Une exception cependant : les rois faiseurs de pluie du Busigi auraient été laissés en place en raison de cette fonction qui s’avérait bénéfique pour le pays. Il est dit, enfin, que Cyirima Rugwe, aidé par Mukobanya, traversa la Nyabarongo et entreprit la conquêt des territoires situés « au nord du royaume du Nduga »76. Il s’agit du

72 Voir le monographie du Bumbogo élaboré par Buregeya Silas, Les paysans du Bumbogo face aux autorités traditionnelles et coloniales, 1900-1956, Mémoire, UNR, Butare, 1996. 73 J.Vansina, 2001, p.256. 74 J.Vansina, 2001, p. 257. 75 idem 76 A.Kagame, « Le Rwanda ancien », dans Atlas du Rwanda

- Bushegeshi, devenu plus tard Uruyenzi (dans l’actuel district de Kamonyi) ;

- Bunyagitunda, appelé Gishubi et plus tard désigné sous le nom général de Rukoma (notamment durant la période coloniale belge) ;

- Bunyatwa, devenu ensuite Burembo, ainsi que les régions environnantes formant l’ensemble du Ndiza durant la période coloniale belge.

Ce point de vue d’A.Kagame appelle une remarque. Selon L. de Lacger, les territoires susmentionnés faisaient encore partie du royaume du Nduga dit « Nduga ngari ya Gisari na Kibanda (Ntongwe ?) » gouverné alors par le roi Mashira du clan des Ababanda77. A l’époque, Ngoga, fils de Mashira, dirigea plusieurs expéditions contre le Rwanda à l’est de la Nyabarongo78. La population du Nduga occupa, sans doute durant peu de temps, le Nyakabanda dans l’actuel district de Nyamirambo et abreuva ses vaches dans le Muhima. On parlait alors de « Rubanda rwa Kibanda » par opposition à « Rubanda rw’i Nkuzuzu »79. En conclusion, il semble que sous le règne de Kigeri Mukobanya et, qui plus est, sous celui de Cyirima Rugwe, le Nduga était le seul maître du Bushegeshi, Bunyaginda et Bunyatwa. C’est sous Kigeri Mukobanya que la première invasion des Abanyoro eut lieu. La tradition rwandaise affirme que les envahisseurs étaient les descendants de Cwa, roi du Bunyoro80. A. Kagame affirme que ce fut le roi du Bunyoro Cwa, fils de Nyabwongo, qui envahit le Rwanda. Or, la comparaison des généalogies des rois des deux pays infirme cette assertion, du moins partiellement. Toujours est-il qu’en définitive, les Abanyoro furent obligés de battre en retraite sous Kigeri Mukobanya. Mibambwe Sekarongoro Mutabazi (1411-1444/1528+-12) enleva au royaume du Bugara les régions de Kibari, Bukonya et Bugarura. A l’ouest de la Nyabarongo, il aurait conquis une partie du royaume du Nduga, gouverné alors par Mashira de la dynastie des Ababanda. Mais le Nduga reconquit rapidement son indépendance. Lors de la 2e invasion des Abanyoro, Mibambwe Mutabazi fut acculé à prendre la fuite. Les Abanyoro se dispersèrent dans le pays, tandis que Mibambwe prenait la fuite au Bushi probablement. Kimenyi Shumbusho, roi du Gisaka, annexa le Buganza et le Bwanacyambwe, tandis que Mibambwe Mutabazi, faible en face du Gisaka, se résignait. De retour de sa fuite, Mibambwe sollicita asile auprès de son gendre Mashira et, tandis que ce dernier s’apprêtait et s’affairait à l’accueillir, le roi nyiginya avec ses

77 Cf. les poèmes dits « Ibisigo by’ibyuma » sous Cyirima Rujugira. 78 Cf A.Kagame, Un abrégé de l’ethno-histoire du Rwanda, Editions Univesitaires, Butare, Collection Muntu, 1972. 79 Voir aussi dans une incantation de la pratique de guterekera (rendre culte aux ancêtres): « …. Inono y’Abasindi na Kibanda » : Abasindi désignant Abanyiginya et Kibanda représentant Ababanda. 80 cf. « Abenecwa » in . Poésie dynastique/collection de J.Vansina

troupes et alliés (Abasinga notamment) assassina Mashira. La famille de celui-ci fut vouée à l’extermination. Ainsi Mibambwe Sekarongoro Mutabazi, surnommé « Nkovimbere » (le blessé au front en raison de la blessure consécutive à une flèche lui décochée par les Abanyoro), annexa défintivement le Nduga où plusieurs rois élirons domicile. Désormais, la plupart des expéditions guerrières de conquête partiront de Nduga. La perte du Buganza et du Bwanacyambwe ainsi que la puissance incontestée du Gisaka et du Ndorwa obligèrent la dynastie des Abanyiginya à établir son centre politique à l’ouest de la Nyabarongo.

4.2.3.3. Restauration et consolidation de la monarchie Suivant une tradition déjà connue au début du règne de Mutara Rwogera, Kigeri Nyamuheshera (1576-1609/1648+-22) a attaqué le Buhunde, au nord-ouest du lac Kivu. A ce sujet A. Kagame écrit que « Kigeri II Nyamuheshera conquit le Buhunde et en fit un pays simplement tributaire, jouissant de l’autonomie sous sa dynastie traditionelle »81. Dans ce poème (vers 189), Kigeri Nyamuheshera est dit « Nyiricumu ryica Abahunde » (L’homme dont la lance tue les Bahunde). Ne pas confondre ce titre de louange avec « Inyagirabahunde » (celui qui s’abat sur les Bahunde à l’instar d’une pluie diluvienne) titre guerrier de Mibambwe Rutarindwa. Kigeri Nyamuheshera soumît le Buhunde au tribut, laissant la dynastie en place. A la veille de l’avènement de Mibambwe Gisanura (début 18e siècle), les gains territoriaux se présentent de la manière suivante. Au territoire initial du temps de Ndori furent ajoutés82:

- le mont Kigali et les environs réunis au royaume du Rwanda par Kigeri Nyamuheshera83 ;

- une petite partie du Bunyambiriri par Ndori; - les régions du Burwi et du Bungwe (dans l’actuelle province de Butare); - peut-être le Marangara par un roi dont le nom n’est pas signalé avec

précision. Selon J.Vansina, les autres conquêtes attribuées par A.Kagame, notamment à Semugeshi et toutes celles de Nyamuheshera sont anachroniques84 et l’histoire de Utwicarabami avec le Burundi est à attribuer à Mazimpaka et Rujugira. En outre, le Bugara avait été déjà détruit par Ndori. Sous Gisanura, au début du XVIIIe siècle85, le royaume du Rwanda était entouré par les royaumes suivants : Ndorwa 81 A.Kagame, Notes de cours sur le poème Nyakayonga, Ukwibyara 82 selon J. Vansina, 2001, p.73. 83 selon Kagame A., 1972, p.121. 84 J.Vansina, 2001, p.74. 85 J.Vansina, 2001, p.142.

(ou Mpororo) dont l’une des capitales était Ryamurari, Mubari, Karagwe, Gisaka, Bugesera, Burundi. Sous Mibambwe Gisanura, Yuhi Mazimpaka et Rwaka, on n’observe aucun nouveau gain territorial en dehors du Nyakare qui avait été occupé par Ntare, roi du Burundi au moment où ce dernier était en pleine expansion. C’est Ntare qui aurait eu des pourparlers avec Yuhi Mazimpaka, installé à Rusatira près de Nyaruteja (naguère dans la commune de Kigembe) au lieu dit depuis lors « mu Twicarabami ». Telle est la thèse de J.Vansina. Cependant la tradition orale aussi bien officielle que populaire déclare que ce pacte de non-agression a été conclu entre les rois Mutara et Mutaga, respectivement du Rwanda et du Burundi. Pour dégager la vérité, il faudrait une étude critique des sources, notamment celles qui ont été utilisées par J.Vansina ainsi que le document inédit de Thomas Kamanzi86.

4.2.3.4. La grande expansion de Cyirima Rujugira à Kigeri Rwabugiri

Cyirima Rujugira « est le roi dominant le XVIIIe siècle par ses réformes rituelles et militaires, ses guerres et conquêtes et même pour sa longévité, mais c’est une personnalité d’administrateur assez terne »87. Selon J.Vansina, Cyirima Rujugira était « un usurpateur venu du Gisaka » à l’âge de 40 ans. Il est mort en 178988. Selon la tradition officielle, Rujugira était fils de Mazimpaka. Il aurait pris la fuite vers le Gisaka afin d’échapper à la mort, car son père voulait le tuer. L’histoire a retenu qu’il avait des moments de démence et qu’il avait tué ainsi d’autres personnes qui lui étaient chères. A la cour, on le surnommait Rushya89. Rujugira 86 Th. Kamnazi, Récits historiques, t. II (sous presse). 87 J.Vansina, 2001, p. 130. 88 J. Vansina, 2001, p.264 et 133, note 15. 89 Une chanson de l’époque évoque la nostalgie éprouvée par les dames de la cour à son égard. Extrait : « - Aho ga bakobwa dukumbuye Rushya mbese bakobwa dukumbuye Rushya. - Aho ga Rushya nyine yaheze ishyanga mbese ngo ishyanga inyuma y’ishyamba. - Aho ga Rushya nyine yazize ibirego mbese ngo ibirego by’abaja b’aha….” Traduction : « - O jeunes filles, nous avons la nostalgie pour Rushya (Rujugira) eh bien oui, o jeunes filles, nous avons la nostalgie pour Rushya.

- Eh oui ! Rushya, oui reste à jamais à l’étranger Eh oui à l’étranger, par delà la forêt.

- Eh oui ! Ruhashya, oui a été victime des accusations Eh oui, des accusations rapportées par les servantes (courtisanes) d’ici-même. (cfr. Cahiers du Cercle St Paul, Nyakibanda).

succéda à son demi-frère Karemera Rwaka, ancêtre éponyme du lignage des Abaka. Tandis que Rujugira s’efforçait d’asseoir sa légitimité grâce aux idéologues officiels, les Abaka furent déconsidérés. Du point de vue des réalisations militaires, Cyirima Rujugira est un grand roi. « Une véritable expansion territoriale du royaume nyiginya, appuyée par les nouvelles armées en place, débuta sous Rujugira. Son règne et celui de Ndabarasa furent marqués, en effet, par des campagnes militaires presque continues »90. Il y eut une guerre prolongée entre le Rwanda et le Burundi. « Peu de temps après la prise de pouvoir de Rujugira, Mutaga fut installé comme roi du Burundi et entra immédiatement en guerre contre le roi nyiginya »91. Accompagné d’un contingent transfuge du royaume nyiginya qui s’était réfugié au Burundi lors de la fuite de Bicura (fils aîné de Rwaka), Mutaga apparut avec ses forces militaires à Nkanda en préfecture de Butare. Cette action signale le début d’une guerre prolongée qui impressionna la mémoire officielle de la cour plus que n’importe quelle autre »92. Au début les Barundi eurent l’avantage de la surprise. Mais ils furent arrêtés par une armée rwandaise dirigée par Gihana, le fils de Rujugira. Une seconde campagne se termina par une défaite des Rwandais et la mort de Gihana. Cet événement eut de fortes répercussions à la cour où Gihana fut déclaré umutabazi ou ‘libérateur’ 93. La cour envoya une autre armée qui essuya également une lourde défaite et dont le commandant fut aussi tué en ‘libérateur’. Une quatrième campagne se termina par la mort de Mutaga, roi du Burundi. tué par « une flèche empoisonnée » à Nkanda dans le Buyenzi94. Ces 4 campagnes militaires contre le Burundi eurent les conséquences suivantes :

a) Furent acquis par le Rwanda l’ouest de la haute Akanyaru en même temps que le Bufundu et la partie basse du Bunyambiriri qui furent ainsi incorporés au royaume « sous la direction des chefs tsobe de l’armée Abadahemuka »95. A noter que le Buyenzi resta au Burundi. Son incorporation, colline après colline, par l’armée Nyaruguru ne fut complète qu’après le règne de Rwogera96.

b) Création des camps de marches (ingerero) par Cyirima Rujugura : une

nouvelle stratégie. La création des camps de marches constitue une véritable innovation d’ordre stratégique : « Ce serait à ce moment-là que Rujugira aurait décidé de doter tout ce territoire frontalier d’une

90 J. Vansina, 2001, p.150. 91 Idem 92 Idem. 93 Idem. 94 J.Vansina, 2001, 150-151. 95 J.Vansina, 2001, p. 151. 96 Idem.

administration militaire. Il divisa la région entre plusieurs armées et les installa dans des camps de marche défensifs pour prévenir de nouvelles invasions »97.

c) Camps de marches défensifs face au Burundi le long de l’Akanyaru:

i. Mututu (Muyira) : Abarima (les Ravageurs) du prince Gihana, fils de

Rujugira. Les Abarima « mu Burima … faisaient face à la frontière de l’actuelle région du Bugesera »98;

ii. Gakoma (Muyaga) : Ababanda sous les ordres du prince Nyarwaya Karuretwa, fils de Yuhi Mazimpaka ;

iii. Buhanga-Ndara (à Kirarambogo) : Indara du chef Rwasamanzi, fils de Mukungu (celui-ci fils de Yuhi Mazimpaka) ;

iv. Imvejuru (Nyaruhengeri/Shyanda) : Imvejuru du chef Byavu ; v. Nyakare (Kigembe) : Inyakare du chef Nkoko de la famille des

Abashingo ; vi. Bashumba (Nyakizu) : Abashumba du prince Kimanuka (ancêtre

éponymes des Abamanuka) ; vii. Nyaruguru :

1. Inyaruguru du prince Rwamahe à Coko ; 2. Indirira (ceux qui supplient d’aller au combat) sous les ordres

du prince Muciye, fils de Yuhi Mazimpaka à Runyinya près de Kinyovu ;

3. Abadahemuka du chef Rubina, fils de Rusimbi, autour de Giseke. Rubina mourut en « libérateur » au Buyenzi.

d) D’autres camps de marches furent créés en face des royaumes du Gisaka et

du Ndorwa:

i. le camp militaire de Munyaga contre le Gisaka. « Une fois terminée la lutte contre le Burundi, Rujugira …mit sur pied plusieurs armées sous la direction de ses fils Sharangabo et Ndabarasa contre le Gisaka et l’enclave de Gasura. Une bataille décisive eut lieu à Gasabo après quoi l’armée de Sharangabo avança vers l’est au sud du lac Muhazi. Mais Sharangabo mourut et c’est sous le commandement de son fils que son armée finit par occuper tout le Buganza et établir un camp militaire à Munyaga à la limite de cette province »99 ;

ii. Les camps militaires de Gakuta et de Rutare100. Quand Rujugira mourut à l’âge avancé de 65 ans environ, selon J.Vansina, sa succession ne fut pas contestée chose tellement rare qu’on a célébré les fils de

97 J.Vansina, 2001, p.151 98 A.Kagame, 1972, p.138. Sur ces camps de marches (ingerero) voir A.Kagame, 1972 : 137-139 et Carte V in J.Vansina, 2001, p. 151ss. 99 J.Vansina, 2001, pp.151-152. 100 J.Vansina, 2001, p. 154.

Rujugira comme « Abatangana »101. En réalité la transition fut paisible pour les raisons suivantes :

Ndabarasa avait été investi comme co-régnant avant la mort de Rujugira ;

Ndabarasa disposait alors du groupe d’armée de loin le plus puissant du pays;

les deux fils favoris de Rujugira, les chefs d’armée Gihana et Sharangabo étaient déjà morts avant le décès du roi, ce qui laissa le champ libre à Ndabarasa.

Ndabarasa avait déjà été très actif dès les débuts du règne de son père102.

Ayant déjà conquis le Ndorwa du vivant de son père Cyirima Rujugira, Kigeri Ndabarasa (1708-1741/1768+-12) fut intronisé dans cette région103. Selon A.Kagame, Ndabarasa régna sur le Rwanda, mais il séjourna de préférence au Ndorwa104. Kigeri Ndabarasa attaqua le Mubari (Amazinga) dont il tua le roi Biyoro et sa mère Nyirabiyoro ; celle-ci est considérée encore de nos jours comme une prophétesse qui prédit l’arrivée des Européens. Ainsi le Rwanda atteignit l’Akagera, limite naturelle entre le Rwanda et le Karagwe. Le Mubari se desséchant progressivement fut abandonné par la population et le Rwanda ne s’en préoccupa plus. Au début du XXe siècle, le Mubari était une région pratiquement autonome. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que la région fut rattachée au Rwanda. Jusqu’aux années 1980, A. Kagame opta pour l’année 1741 comme lae date de la fin du règne de Mibambwe Sentabyo, en se basant sur une éclipse de soleil (ubwirakabiri) qui, selon la tradition officielle, eut lieu à son avènement. L’éclipse est survenue le 13 juin 1741105. Sous Mibambwe Sentabyo, le Rwanda annexa la partie nord du Bugesera, tandis que le roi Ntare Rugamba du Burundi s’emparait de la partie restante de ce royaumedans des circonstances non encore élucidées. Mibambwe Sentabyo mourut tout jeune : il fut emporté par la variole (ubushita). Certains disent qu’il fut empoisonné. Il laissa un bébé qu’il avait engendré avec Nyiratunga, veuve du héros Gihana. L’enfant en question est Gahindiro qui reçut le nom dynastique de Yuhi. Le règne de Yuhi Gahindiro fut long. Il procéda, entre autres, à l’organisation administrative et à la formation de nouvelles « armées » (imitwe y’ingabo). Il guerroya contre le Burundi (Ntare Rugamba), le Gisaka, le Ndorwa (Murari au Buyaga), le Buhunde et même le Karagwe106.

101 J.Vansina, 2001, pp.152-153. 102 J.Vansina, 2001, p.139. 103 Poème « Batewe n’iki uburake ? ». 104 Rapport annuel de l’administration belge par le gouvernement belge présenté au Conseil de la Société des Nations au sujet de l’administration du Ruanda-Urundi pendant l’année 1926, p.57. 105 A.Kagame, L’histoire du Rwanda en raccourci, p.6 ; voir aussi , La notion de génération, op. cit. 106 A. Kagame, 1972, p.189.

Dans les premières décennies du XIXe siècle, le roi Mutara Rwogera parvint à annexer au Rwanda le Gisaka, royaume déchiré par des luttes intestines. Les forces militaires du Gisaka furent intégrés au Royaume. Il s’agit de trois nouvelles armées. Une de celles-ci tomba sous le contrôle exclusif de Nkoronko. Les deux autres furent données à Nyamwesa et à un fils de Rwabika (fils de Gahindiro), mais leurs anciens commandants du Gisaka furent maintenus en place comme commandants en second et ces milices continuèrent à obéir plus à leurs anciens maîtres qu’aux nouveaux 107. Atteint de tuberculose, Rwogera mourut jeune, probablement en 1867. La reine mère, Nyiramavugo Nyiramongi du clan des Abega, fut assassinée par son propre frère et chef de son lignage, Rwakagara108. Kigeri Rwabugiri a été présenté (1853-1895/1867-1895) comme un grand administrateur et un grand guerrier. « Rwabugiri est, pour sa bravoure, célèbre presqu’à l’égal de Ndoli Ruganzu ». Il vainquit les Banyabungo et les Bahima, s’empara de l’île Ijwi, dont le sultan Kabego fut tué. Il guerroya aussi contre Nsoro du Bushubi. « Rwabugiri ne se contenta pas des expéditions de conquête. Il parcourut son royaume en tous sens. Il n’est guère de région du Ruanda où il ne construisit un boma (résidence) royal, et partout sa générosité dans la distribution du bétail razzié en pays ennemis, lui gagna les sympathies de ses sujets. Avant de mourir, il désigna comme son successeur Rutalindwa Mibambwe »109. A sa mort, en 1895, la partie qu’il voulait conquérir à l’ouest du pays (Ijwi et au-delà) appartenait déjà à l’Etat Indépendant du Congo (EIC), propriété personnelle de Léopold II, roi des Belges. Le règne de Kigeri Rwabugiri fut marqué par:

- L’organisation et diversité administrative ; - La répression farouche des opposants : Nyamwesa, fils aîné de Rwogera

qui prétendait être le vrai héritier de ce dernier , Rugereka et les Abagereka furent exterminés... ;

- La consolidation des territoires récemment annexés : surtout ldans le Bugesera et le Gisaka ;

- Les nombreuses expéditions dont les objectifs étaient variés : conquête, razzia de gros bétail).

- Les contacts avec l’extérieur : par exemple sa rencontre avec Rumariza au Bugarama.

Au point de vue de la formation ou de l’extension du Rwanda, il n’y eut aucun gain territorial sous ce règne, particulièrement en raison de la présence coloniale tout autour du Rwanda de Rwabugiri. Mais sous son règne le Rwanda avait atteint son extension maximale et il était redouté de toute la région110. 107 J.Vansina, 2001, p. 192. 108 A propos des circonstances de cet assassinat, voir J.Vansina, 2001, p.195. 109 Rapport du gouvernement belge, 1926, p.57 110 J.P.Chrétien, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p.136

Interprétation coloniale de l’histoire du Rwanda et ses incidences

Le mythe hamitique On s’est toujours interrogé sur qui sont les Africains et si l’Afrique était capable de produire, sans influence extérieure, des formes élevées de civilisation. A la première question une réponse dépréciative fut donnée dès le 6e siècle dans les traditions juives. Les Africains ont subi la malédiction de leur ancêtre Cham, fils indigne de Noé (Gen. IX,24-25) ; en conséquence ils sont noirs et dégénérés111. Pour les historiens juifs, ce mythe justifiait la réduction en esclavage des descendants de Canaan, dernier fils de Ham. A l’aube du 19e siècle, l’égyptologie transforme radicalement l’image des Hamites, vus désormais comme une race indigène de l’Afrique nord-orientale, mais « caucasoïde » et civilisatrice : ce sont les deux visages de Cham, dont parle J.P.Chrétien112, le maudit et le héros/civilisateur. Au début du 20e siècle, des linguistes comme Meinhof et des ethnologues comme Seligman donnèrent sa forme canonique à l’hypothèse hamitique que l’on connaît. A ce propos Seligman écrit : « A part des influences sémitiques plutôt tardives… les civilisations de l’Afrique sont celles des Hamites, son histoire est celle de ces peuples et de leur interaction avec deux autres stocks africains, les nègres et les bochimans… Ces Hamites étaient des Européens pasteurs, arrivant vague après vague, mieux armés et d’esprit plus vif que les sombres nègres agriculteurs »113. L’hypothèse hamitique peut se résumer en deux propositions :

1) « race, langue et civilisation sont des facteurs qualitatifs, transmis dans le groupe d’origine, mais qui peuvent se diffuser quantitativement par les unions interraciales » ;

2) « la race hamitique est celle des pasteurs-guerriers et elle est supérieure à la race noire des agriculteurs africains. Le mélange des deux races, s’il est un risque de dégradation pour l’élément supérieur, est un facteur de progrès pour l’élément inférieur : un groupe ‘chamitisé’ est donc inférieur à un groupe chamitique, mais supérieur à un groupe noir. Réciproquement, si l’on constate un haut degré de civilisation dans un groupe, on le prétendra ‘chamitisé’ : c’est pourquoi les pasteurs des

111 E.R. Sanders, “The Hamitic Hypothesis; its origin and function in Time Perspective”, in Journal of African History, 1969, X-4, 521-532. 112 J.P.Chrétien, « Les deux visages de Cham », in Guiral P. et Termine E. (sous la direction), L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, CNRS, 1977. 113 C.G. Seligman., Races of Africa, 1930, p.96.

royaumes des grands lacs, ganda, Hima, Tutsi, etc. furent considérés, bien que parlant des langues bantu, comme issus de Hamites civilisateurs »114.

A la fin du 19e et au début du 20e siècle, explorateurs, missionnaires et fonctionnaires coloniaux étaient préoccupés par le souci de classifier les populations indigènes en races, ethnies, castes ou classes différentes. Cette démarche correspondait à la raciologie prévalente en Europe et au besoin de dégager des éléments « indigènes » qui devaient composer avec la politique coloniale.

C’est dans cette optique que fut initiée l’exploitation de la thèse hamitique. Telle qu’elle fut appliquée, la thèse hamitique consiste dans l’idée selon laquelle toute forme de civilisation et d’évolution connue en Afrique était l’œuvre d’un peuple appelé hamite, qui serait de souche caucasienne, et qui aurait fait mouvement par l’Afrique du Nord. Un tel argument tendait à nier aux Noirs Africains la capacité de se créer des organisations politiques, sociales, des techniques et des cultures avancées. A l’hypothèse hamitique s’ajouta l’hypothèse bantu.

Au Rwanda, la vulgarisation de ces thèses s’est faite par des écrits missionnaires : la première synthèse historique est celle du Père A.Pagès115, ensuite par le Chanoine L.de Lacger (1939/1961) et par les différents ouvrages d’ A.Kagame.

Le Père Pagès note que la population rwandaise « comprend trois groupes ethniques bien distincts : les Batutsi ou Hamites, les Bahutu, du groupe des Bantu, et les Batwa ou Négrilles (Pygmées)116. Pour Kagame A. aussi le Rwanda traditionnel est habité par trois ethnies et les cite par ordre chronologique d’ancienneté : les Batwa, les Bahutu et les Batutsi117. Pour Hiernaux, « ces trois groupes sont très tranchés dans leur histoire, leur rôle social, leur mode de vie »118. J.J.Maquet parle de « société à castes »119. M.D’Hertefelt120, L. de Heusch121 et bien d’autres auteurs ont tenu des propos analogues.

Les critères de l’apparentement des Tutsi aux Hamites ont été trouvés dans les ressemblances physiques122, les affinités des mœurs pastorales, l’identité de

114 S. Tornay, « Pour mémoire : l’hypothèse hamitique », in Raymond Verdier et al. (sous la direction), Rwanda. Un génocide du Xxe siècle, L’Harmattan, Paris, 1995, p.60 ; A.Kagame, « Le pluralisme ethnique et culturel dans le Rwanda-Urundi », in Pluralisme ethnique et culturel dans les sociétés intertropicales, 1957, pp.268-293. 115 A. Pagès, Un royaume hamite au centre de l’Afrique, Bruxelles, Marcel Hayez, 1933 116 Ibidem, p.28. 117 A. Kagame, 1972, p.19. 118 J. Hiernaux, 1954, p. 5. 119 J.J.Maquet, « Le problème de la domination tutsi », in Zaïre, VI, no 10, 1952, pp.1011-1016. 120 M.D’Hertefelt, Les anciens royaumes…, op.cit., 1962, p.4. 121 L. de Heusch, Le Rwanda et la civilisation interlacustre, op. cit., 1966, p.401. 122 O. Bauman s’extasie devant la beauté physique des Batutsi appelés aussi Wahuma ou Wahima : « Il y

avait partout des Watussi qui surprenaient par leur sveltesse et leur type presque européen. Certains étaient à peine bruns et ont sans doute été à l’origine de la légende des nègres blancs ». En plus de l’admiration de l’aspect physique, les premiers Européens admirèrent aussi l’aspect « noble » des comportements et le comparent aux modèles de l’antiquité classique. Ainsi cette description faite par le capitaine Langheld : « … un peuple extrêment distingué au physique parfait, non seulement pour les Nègres mais aussi au regard critique de l’Européen. Svelte, de haute taille, aux mains fines et aux

coutume telles la division en animaux purs et impurs (imiziro), la loi du lévirat, l’organisation politique féodale123. Les autres groupes hamitiques sont : les Bahima, les Banyambo et les Peuls. L’explorateur Speke décrit les Hima comme des « races supérieures » à rattacher aux Bito, aux Hinda et aux Tutsi. Les Bimanuka sont identifiés aux Hamites par L. Delmas124 et par A.Pagès125. Ils reprenaient les thèses développés par les explorateurs et les fonctionnaires coloniaux qui les avaient précédés dans le pays. Les Batutsi ont été considérés comme des immigrants venus du Nord, des Ethiopides126, Hamites ou Sémites127.

Les hypothèses hamitiques et bantu ont été utilisées dans la description de la population rwandaise, dans la détermination de son origine et dans l’explication du processus de peuplement du Rwanda. L’esquisse des périodes d’arrivée au Rwanda des Twa, des Hutu et des Tutsi détermina arbitrairement qui était autochtone et qui ne l’était pas.

Les catégories hutu-tutsi-twa Il existe trois grands types d’interprétations des catégories hutu-tutsi-twa. L’une fait de l’historie du Rwanda, l’histoire séculaire du conflit entre l’ethnie hutu et l’ethnie tutsi. Une autre interprétation défend la thèse d’une cohabitation harmonieuse entre les groupes hutu et tutsi vus avant tout comme des classes sociales. L’une et l’autre visions idéologiques ont été adoptées pour soutenir des projets politiques tout aussi divergents. La question ethnique au Rwanda s’articule grosso modo en trois approches principales : l’interprétation essentialiste, instrumentaliste et constructiviste.

pieds bien fermés le Mhima réunit les caractéristiques de l’homme naturel ressemblant aux canons de beauté classique de la statue d’un Praxitèle ». Ce sont les mêmes propos tenus par le lieutenant-colonel Fonck : « Les personnages de l’entourage du Sultan étaient particulièrement intéressants. Des visages au caractère biblique, des traits expressifs et la façon assurée voire noble de se mouvoir faisaient presque oubllier qu’on se trouvait parmi les Nègres ». L’aspect physique des Bahutu ne retient presque pas l’attention. Contrairement aux Tutsi ressemblant aux Européens, les Bahutu sont de « véritables Nègres aux lèvres épaisses et au nez plat » (Von Krieg). Les Batwa ne bénéficient que de quelques remarques souvent portant sur leur taille : ils sont petits et trapus (G. Honke, Au plus profond de l’Afrique. Le Rwanda et la colonisastion allemande (1885-1919), Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1990, p.100).

123 A. Pagès, 1933, p.5. 124 L.Delmas, 1950, p.41. L’auteur montre notamment qu’il n’est pas toujours évident de classer l’origine de tel ou tel clan parmi les Hutu ou les Tutsi. 125 A.Pagès, 1933, p.44. 126 « Watussi au type de visage parfaitement abyssinien » (O. Bauman), G. Honke, op. cit., p.100. 127 « … des gens ressemblant fortement par divers aspects aux Sémites » (Lt col. Fonck), G.Honke, op cit., p.100 .

4.3.2.1. L’interprétation essentialiste L’approche que l’on qualifierait d’essentialiste pose au cœur du conflit ethnique l’irréductible et antagonique dimension identitaire qui s’exprime par une forte charge émotionnelle et présente une profonde résonance psychologique tant au niveau de l’individu que des communautés. L’interprétation essentialiste prend les Hutu et les Tutsi comme deux races distinctes et conflictuelles. C’est le schéma popularisé par les explorateurs et les marchands de la fin du 19e siècle. Pour expliquer la diversité des populations rencontrées et par européocentrisme, l’entreprise coloniale a adopté l’hypothèse hamitique en instituant une différentiation entre « nègres véritables » et d’autres noirs, réminiscences plus ou moins dégradées de type « caucasoïde blanc ». Les colonisateurs allemands ont pris les Tutsi pour des nilo-hamitiques comme différents des autres. Ils sont arrivés à la fin du règne marqué de conquêtes du roi Rwabugiri. Avant même de pénétrer dans le pays, ils connaissaient l’auréole qui entourait le mwami du Rwanda et ses exploits guerriers. Ces exploits étaient attribués aux seuls Tutsi alors que l’armée rwandaise intégrait toutes les composantes de la population. Dans leur évaluation du pays, ils vont projeter la période que vivait le pays conquis à tout le passé. Le personnel colonial, attentif à reconnaître les races supérieures ou inférieures et à rechercher des signes distinctifs, allait être impressionné par l’aristocratie tutsi, l’entourage du mwami (avec des personnes à taille très élancées à commencer par le jeune roi Musinga). Cette physionomie de la haute aristocratie tutsi, le caractère complexe et organisé du royaume, vont exciter l’imagination coloniale, persuadée d’avoir rencontré une race de seigneurs. Cette vision fantasmée du Rwanda restera très forte durant toute la période coloniale jusqu’aux années 1950, avant que le pouvoir colonial ne remette en cause l’alliance qu’il avait établie avec l’aristocratie tutsi. Pour faire correspondre la réalité rwandaise à leur modèle idéologique, les autorités coloniales ont épuré le système social et politique traditionnel. Ensuite, dans les écoles, où l’on a favorisé l’accès principalement aux Tutsi dans les sections administratives, on a inculqué à deux générations d’élèves, l’existence au Rwanda d’une race de seigneurs, les Tutsi, d’une race de serfs, les Hutu, et d’une race de demi-humains, les Twa. A la veille de l’indépendance, les élites rwandaises (élites et contre-élites) avaient réinterprété les mythes fondateurs du pays ainsi que son histoire telle qu’elle avait été transmise à travers le prisme déformant des mythes hamite et bantu. Ainsi la contre-élite hutu, qui n’avait pas accédé aux écoles missionnaires qui préparaient aux postes d’auxiliaires privilégiés de la colonisation, a renversé, avec l’aide des autorités coloniales et missionnaires, le mythe hamite et développé le pendant victimisé, le mythe du peuple majoritaire hutu Les Tutsi seront présentés comme des envahisseurs arrivés au 15e siècle en provenance d’Ethiopie,

qu’ils auraient trouvé sur place les Hutu et les Twa qu’ils auraient asservis pendant quatre siècles. Les leaders hutu vont prendre le contre pied des thèses nationalistes qui réclamaient le départ des Belges en insistant sur la nécessité de se libérer d’abord du joug, l’émancipation du peuple majoritaire hutu et, pour les plus radicaux, le retour des Tutsi en Abyssinie. La diffusion de ce schéma racial sera assurée par la propagande de la tutelle et des missionnaires avant l’indépendance. Ce schéma sera enseigné dans les écoles et sera surtout diffusé par le discours politique. L’imaginaire identitaire rwandais qui a sous-tendu le génocide était basé sur ce schéma racial du mythe hamitique et de son corollaire du peuple majoritaire hutu.

4.3.2.2. L’interprétation instrumentaliste La thèse instrumentaliste voit dans le conflit ethnique un processus de manipulation des populations par des élites en compétition ; l’antagonisme ethnique serait la résultante d’une lutte entre différents groupes sociaux relativement restreints et définis qui manipulent des populations en utilisant le prétexte ethnique ou identitaire comme levain de mobilisation pour le service de leurs intérêts propres. Partant du fait que les Hutu, les Tutsi et les Twa partagent une même langue, une même religion, une même culture, qu’ils vivent entremêlés sur le territoire national, beaucoup d’historiens et d’acteurs politiques s’efforcent à démontrer qu’il n’existait pas de différentiation identitaire majeure entre les composantes sociales rwandaises. Ils déconstruisent les mythes hamitique et bantu ainsi que le caractère raciste des catégories « ethnie » et « caste » du peuple rwandais: en remontant aux fondements du mythe hamitique, en montrant comment il a été importé au Rwanda par la colonisation et comment celle-ci l’a inculqué aux élites rwandaises, son influence sur le mouvement social hutu des années 1950 qui a transformé un mouvement social légitime en une « révolution raciste » qui a mené à des massacres récurrents avant de déboucher sur le génocide. Cette interprétation met en avant l’existence d’un peuple-nation multiséculaire et de l’homogénéité culturelle rwandaise. Le Chanoine L. de Lacger parle du sentiment des Rwandais de « ne former qu’un peuple, celui des Banyarwanda »128.

Elle réfute toute différentiation biologique et l’hypothèse d’une fermeture identitaire aux fondements ethniques ou raciaux dans le Rwanda ancien. Ces auteurs et acteurs politiques reconnaissent l’hétérogénéité ethnique du peuple rwandais : un paradoxe de la société rwandaise qui connaît la persistance de

128 L. de Lacger, 1959,36. Bien avant lui, Von Götzen avait constaté cela en disant : « Dans le Ruanda proprement dit, c’est-à-dire au centre du pays, les maîtres et les sujets se sont déjà presque totalement assimilés dans leurs us et coutumes. Ce qui concerne les armes et l’habillement, la plupart du temps le Mhuma ne se différencie pas des cultivateurs » (G.Honke, op. cit., p.102).

clivages fortement ressentis malgré une remarquable unité culturelle. Mais pour eux, ce paradoxe n’est pas une question fondamentale. Enfin, ils mettent en exergue le transfert de la représentation raciste des identités rwandaises des colonisateurs vers les élites rwandaises pendant la colonisation et à la veille de l’indépendance.

4.3.2.3. L’interprétation constructiviste Une troisième approche « constructiviste », plus récente, reconnaît une pluralité de facteurs dans l’émergence du pluralisme ethnique dont notamment les dimensions de manipulation et d’affectivité identitaire. Mais plutôt que de s’attacher à l’étude de ce qui motive l’action des groupes ethniques les tenants du constructivisme mettent l’accent sur l’existence même de la conscience ethnique qui devient indépendante de ses conditions de productions. Pour les constructivistes, il s’agit donc de reconnaître le caractère construit de l’ethnicité dans un premier temps, mais ensuite d’accepter la réalité sociale qu’elle représente désormais.

4.3.2.4. Les acquis des recherches scientifiques récentes

Les travaux récents en archéologie, écologie et linguistique sur les peuples de la région apportent un nouvel éclairage sur la réalité identitaire. Ils permettent d’affirmer que bien avant Jésus Christ (environ 500 ans BC), la région des Grands Lacs a été le carrefour de rencontres de peuples divers : couchitiques, soudaniques et « bantu », les deux premiers étant principalement pasteurs et le dernier essentiellement agriculteur, selon les travaux de D. Schoenbrun. Alors que les thèses fondées sur l’hypothèse hamitique étaient et sont, au plan méthodologique, basées essentiellement sur des développements plus idéologiques que scientifiques, le nouveau courant utilise les sciences plus positives telles que l’archéologie et la linguistique. D. Schoenbrun utilise la lexicostatistique ainsi que la comparaison des vocabulaires vitaux129. Cette méthode a fait faire de nouvelles avancées à l’histoire, surtout les phénomènes migratoires anciens. En résumé D.Schoenbrun montre la persistance, puis l’accentuation d’un clivage de « style de vie » basée sur l’altérité pasteur versus agriculteur. S’agissant des relations sociales, cet auteur montre une longue cohabitation de différentes communautés de langue entretenant entre elles des rapports d’autonomie et d’échange ; puis l’émergence de centres de pouvoirs transmis héréditairement et donc l’apparition de structures sociales de fermeture qui sont le fait de groupes

129 Lire J.Vansina, « New linguistic evidence and the Bantu expansion », in Journal of Africain History, 36, 1995, pp.173-196.

essentiellement agriculteurs et/ou essentiellement éleveurs, avant la montée en puissance du pastoralisme. D.Schoenbrun dédramatise par conséquent l’histoire ancienne de la région des Grands Lacs où, pour lui, il n’est jamais question de supériorité ou d’infériorité ontologique, mais plus banalement de centres de pouvoirs et de configurations sociales d’ouverture ou de fermeture, toujours relatives, qui se font et se défont le plus souvent sous la force déterministe de l’environnement et des conditions régissant les bases matérielles de la vie. A propos des relations sociales et politiques à la veille de l’irruption coloniale, la recherche historique montre qu’effectivement pendant longtemps le pays n’a pas connu de conflits socio-politiques majeurs. Durant la majeure partie de l’expansion du Rwanda jusqu’à la fin du 18e siècle, les monarques et les chefs se contentent de lever un tribut relativement léger sur les populations qui entraient dans leur giron en produits agricoles ou d’élevage et se réservaient un droit de pâturage pour leur propre bétail sur toutes les terres propices130. A la fin du 18e siècle, la multiplication des défrichements, l’augmentation de la densité de la population humaine et bovine ont créé des conditions de conflits d’intérêts entre les besoins de l’éleveur et de l’agriculteur131. Ce seraient les circonstances qui auraient contribué à l’établissement de deux institutions, ibikingi et uburetwa, qui ont durci les relations sociales entre les catégories hutu-tutsi. Mais elles n’ont commencé à se répandre qu’au milieu du 19e siècle132. Ces institutions firent passer de nombreux lignages d’agriculteurs et de petits éleveurs de l’autonomie relative à la subordination quelque fois brutale. Le pouvoir monarchique a poursuivi une politique d’ascension sociale et de « tutsification » de nombreux hommes de modeste condition en les intégrant aux structures de pouvoir. Par cette action, Rwabugiri réforma le royaume en renforçant le pouvoir monarchique, après avoir cassé le monopole héréditaire des pouvoirs de quelques lignages aristocratiques, et accentua la centralisation de l’administration du pays. Les lignages aristocratiques éloignés du pouvoir prendront la revanche à la mort de Rwabugiri, en décembre 1896, lors du coup d’Etat de Rucunshu.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, on assiste à un fort durcissement des relations sociales et politiques. Les tensions ne mettaient pas seulement aux prises l’aristocratie et les masses paysannes, mais du fait notamment de l’augmentation des effectifs de cette aristocratie, des luttes féroces pour les commandements opposèrent les élites entre elles. Une accélération et un renforcement de la nature sociale des catégories hutu/tutsi s’en suivirent. La période coloniale durcira encore plus ces relations sociales et les pervertira en leur inoculant le virus racial.

En effet, pendant la colonisation, les catégories hutu/tutsi seront interprétées en termes raciaux alors qu’avant « la détermination de l’appartenance ethnique était étroitement liée au rang social et politique et que cette dernière n’était pas 130 J.Vansina, 2003, p. 60. 131 J.P. Nkurikiyimfura, 1994, p. 88. 132 A propos des conséquences, voir J.N. Nkurikiyimfura, 1994, pp. 96, 97.

déterminée, une fois pour toutes, à l’intérieur d’un groupe ethnique précis, par la seule naissance »133. Pour donner une base matérielle à cette politique coloniale de discrimination, tous les notables hutu furent destitués et remplacés par les Tutsi, lors de la réforme administrative de 1926 à 1932 : une politique active de la protection et du renforcement de l’hégémonie tutsi. La colonisation a par conséquent changé la nature de l’antagonisme en faisant d’un conflit d’intérêt socio-politique et économique un conflit identitaire, « racial », entre Hutu et Tutsi. Les conséquences de ces réformes opérées par la colonisation tout comme toutes les institutions supprimées seront mises sur le compte des Tutsi.

133 G.Honke, op cit., p.108.

4.4. Relations politiques, sociales et économiques à travers les systèmes Ubuhake, Igikingi, Ubukonde et Uburetwa.

4.4.1. Ubuhake Ubuhake est sans doute l’institution la plus controversée et la plus étudiée dès la fin des années 1930 : plus de cinquante auteurs l’ont décrite à travers plus d’une soixantaine de publications (ouvrages et articles)134. Autant dire son importance et sa complexité. Les Rwandais interviewés par les chercheurs de l’IRDP affirment que l’Ubuhake comportait beaucoup d’aspects négatifs et d’injustices. Les personnes interviewées ont relevé que les clients ne disposaient pas de suffisamment de temps pour travailler pour eux-mêmes (« bwatumaga abagaragu batabona uko bikorera »). En plus de cela, la protection recherchée s’étendait aussi sur les biens que les clients avaient gagnés ailleurs et par d’autres moyens (« bahakirwa n’ibyabo »)135. Les autres aspects négatif de l’ubuhake mentionnés sont : effectuer des travaux que l’on n’aime pas dans le cadre des prestations obligatoires (« gukora imirimo utishimiye »), être dépossédé de ses biens à tout moment (« kunyagwa ibyo wagabiwe igihe bishakiye ») par exemple des vaches acquises par d’autres voies (impano et inkwano), les conflits incessants entre les patrons et les clients (« amakimbirane hagati y’umugaragu na shebuja »)136, les clients pouvaient subir le même sort que les patrons destitués par le roi ou les chefs plus influents (« inyagwa ry’abagaragu nyuma y’inyagwa rya shebuja »)137, etc. Pour certains, en plus d’avoir ce qu’on cherchait (vache, protection), les relations d’ubuhake comportaient des avantages d’ordre culturel tels que savoir bien parler (gutozwa ikinyarwanda, imvugo iboneye, gutinyuka) et l’éducation civique (gukunda igihugu). L’Ubuhake était comme une école pour la culture, le savoir-être et le savoir-vivre (ishuri ry’imico myiza) ainsi que la solidarité (kwegera utishoboye)138. Mais sur ce point d’autres personnes interviewées disent le contraire en niant ces avantages culturels. Au lieu de bons comportements (ikinyabupfura), disent-elles, les clients apprenaient différentes pratiques de délation et des stratégies de faire du tort à d’autres concurrents ou de gagner les faveurs du patron (« bwatozaga amatiriganya »). Toujours dans le sens négatif, certains pensent que l’ubuhake était comme une prison ; le système était fermé et ne favorisait pas l’épanouissement (kutisanzura ugahora usa n’ufunzwe)139.

134 C.Kayumba, 2004, p.206. 135 Club de dialogue du Budaha, 17 avril 2004. 136 Club de dialogue du Budaha, 17 avril 1904. 137 El Butare, 10 septembre 2005 ; FG Rubengera, 19 novembre 2004. 138 FG Rusenyi, 18 novembre 2004. 139 Club de dialogue de Budaha, 17 novembre 2004

Les travaux de J.J.Maquet publiés au début des années 1950 méritent une mention spéciale. Car ils constituent une synthèse fascinante qui a servi de référence obligée à la majeure partie des travaux ultérieurs mais également aux revendications des mouvements hutu et au changement d’alliances de la Tutelle et de l’Eglise missionnaire. Cette synthèse était malheureusement en grande partie une construction scientifiquement fragile. A lire J.J. Maquet, on en conclurait que tout le peuple rwandais était engagé dans le système b’ubuhake. Aucun travail scientifique, à notre connaissance, n’a été réalisé à cet égard au niveau de l’ensemble du Rwanda, mais un pourcentage relativement faible de Rwandais y était engagé (cf infra). Dans son essai de droit coutumier du Rwanda, J.Vanhove140 recense une longue série de termes donnant le statut des vaches au Rwanda, pour montrer par là que l’ubuhake n’était pas le seul mode d’accession à la vache. En gros, pour J.J. Maquet, le shebuja est naturellement tutsi et le mugaragu est généralement hutu, d’où la conclusion que « les seigneurs sont Tutsi et les Hutu des serfs ». La prémisse d’inégalité avec ses 8 théorèmes est une construction par laquelle J.J.Maquet tente de justifier sa thèse de la société rwandaise à castes. Aux termes savants utilisés de races, de tribus, d’ethnies, il ajoute celui de caste pour décrire la société rwandaise. Enfin, J.J.Maquet, après L. de Lacger et bien d’autres, considère comme féodale la société rwandaise. La féodalité est essentiellement caractérisée par l’affaiblissement de l’autorité centrale au profit des autorités périphériques et par la substitution des relations personnelles aux liens publics. Or J.J. Maquet parle constamment de pouvoir absolu. La terminologie rwandaise distingue clairement le supérieur politique ou administratif (umutware) de l’administré (ingabo), le supérieur dans les relations de clientèle (shebuja) de son serviteur (umugaragu). Bien d’autres, sous l’influence de J.J. Maquet, ont donné à la vache un rôle politique dans la conquête du Rwanda par la dynastie nyiginya. Dans cette logique, la vache est liée au Tutsi tout comme la houe est liée au Hutu. Les traditions rwandaises et les travaux scientifiques montrent partout que le gros bétail et le fer étaient déjà connus dans les organisations pre-nyiginya notamment celles des Barenge. Tout en reconnaissant que la vache a joué un rôle important, notamment à travers l’institution de l’Ubuhake, il est abusif de lui donner le rôle politique que certains chercheurs lui ont accordé. Les relations entre shebuja et umugaragu sont des relations interpersonnelles qui relèvent du domaine strictement privé avec tout ce que cela comporte. Il est évident que quand le shebuja est en même temps umutware, il y a risque de confondre autorité publique et relations

140 Essai de droit coutumier au Rwanda, Bruxelles, IRCB, 1941.

interpersonnelles et des abus sont possibles. L’introduction de l’économie monétaire et des autres apports du monde occidental lui ont été fatals. Plusieurs points ont été abordés, nous ne retiendrons que les aspects suivants :

- la nature de l’institution sous des angles divers (terminologie, caractéristiques et dimensions) ;

- l’évolution depuis les origines jusqu’à l’abolition en 1954.

4.4.1.1. Terminologie et essai de définitions Le mot « ubuhake » vient du verbe guhâka :

- « Kugira umuntu ugûkorera imirimo kubêera kô wamûhaaye cyâangwâ uzâamuhâ inkâ… » (DIMO=dictionnaire monolingue) ;

- « Kugira imyîifatire yeerêkana kô ufitê abagarâgu » (DIMO). Le mot « ubuhake » a comme premier sens: « Ukûumvikana kw’âbaantu babiri, umwê agaha undî inkâ imwê cyangwâ nyiînshi akamubeera shêebuja undî akaba umugarâgu » (DIMO). Ubuhake a été traduit en français de plusieurs manières :

- « contrat de bail à cheptel » (R. Bourgeois) ; - « contrat de servage pastoral » (A. Kagame) ; - « système de recommandation » (L. de Lacger) ; - « clientélisme pastoral » ; - « féodalité »...

Ubuhake a été défini comme :

- «… une institution de clientèle par laquelle un individu, inférieur en prestige et en richesse, offrait ses services à un autre qui, en contrepartie, lui donnait l’usufruit d’une ou plusieurs vaches »141 ;

- « .. the specific relationship linking an inferior partner, the garagu, to a superior partner, the shebuja142;

- le “contrat” à partir des années 1945 ou l’”accord” conclu et après un temps plus ou moins long d’essai pouvant parfois atteindre deux ans : le client (umugaragu) obtenait une (ou rarement plusieurs) vache(s) avec le droit d’usufruit, tandis que le patron en gardait la nue-proprièté. Les bœufs revenaient de droit au client

141 Maquet J. J., Le système des relations sociales dans le Ruanda ancien, Tervuren, 1954, p.154. 142 J.F.Saucier, The patron-client relationship in traditional and contemporary Rwanda, New York, Columbia University doctoral dissertation, 1974, p.8.

4.4.1.2. Caractéristiques ou dimensions

4.4.1.2.1. Politique Différents auteurs ont souligné la dimension politique d’ubuhake :

- « …l’importance de la structure d’ubuhake pour l’organisation politique traditionnelle du Rwanda était capitale »143 ;

- l’ubuhake est expliqué par plusieurs auteurs comme un moyen d’oppression, de domination des Tutsi sur les Hutu ;

- « …la relation (ubuhake) consistait essentiellement en une sujétion politique en contrepartie d’une protection militaire….La vache autant que l’arc et la lance ont fondé le royaume nyiginya »144. Cette assertion doit cependant être nuancée ;

- « …les premiers contrats ubuhake furent établis entre le roi et sa suite »145 ;

- « Avec l’ ubuhake, Ndori créa le premier pilier de son autorité sur le royaume. Au début, il aurait été le seul patron et par l’ ubuhake, il créait une relation d’alliance politique inégale et permanente entre le roi et les dirigeants autres que les ritualistes qui s’étaient alliés à lui »146.

La participation au pouvoir politique, à l’administration territoriale essentiellement fiscale conférait souvent une plus grande richesse, d’où la possibilité d’avoir des abagaragu plus nombreux et plus importants. Cependant la relation ubuhake existait aussi en dehors du pouvoir politique tant pour l’umugaragu (umuhakwa ou client) que pour le shebuja (patron).Il est possible que les premiers abagaragu (clients) se confondaient avec les pages, les cadets ou suivants d’un chef, d’un notable.

4.4.1.2.2. Dimension sociale L’ubuhake conférait au client sécurité et prestige au patron. «La jouissance de quelques vaches pouvait aider à vivre mais c’était avant tout un moyen matériel et permanent d’assurer la persistance de liens personnels avec un patron, un protecteur auquel on pouvait recourir en cas de procès, de malheur ou de difficultés »147. En fait, il faut insister sur les liens personnels établis par l’ubuhake entre patron et client, par exemple dans le cas d’épizootie (l’intervention mutuelle). Il y a un

143 Reyntjens, F. Pouvoir et droit au Rwanda. Droit public et évolution politique, 1916-1973, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1985, p.198. 144 JVansina, 2001, p.66. 145 J.Vansina, 2001, p.67, note 27. 146 J.Vansina, 2001, p.66. 147 F.Reyntjens., 1985, p.200.

adage qui dit: «Ijisho ridahuga ntirihaka » (le patron doit parfois passer l’éponge sur un comportement regrettable du client). L’ubuhake constituait un lien, un espace de solidarité entre les clients d’un même patron à travers des rencontres, des échanges divers, l’assistance, etc. Ils ont pu nouer des relations d’amitié. On peut parler de «solidarité de clientèle».

4.4.1.2.3. Dimension économique La dimension économique d’ubuhake tient, en définitive, à l’importance économique de la vache : «inka mupfana amata»: c’est-à-dire la relation première que vous avez avec la vache, c’est le lait. Le client s’enrichissait; le patron jouissait de divers services tout en gardant la nue- propriété de la vache impliquée dans l’ubuhake et toutes celles qui descendaient d’elle à l’exception des taurillons qui revenaient au client. On a souvent confondu l’injustice des puissants avec le droit ; en effet, juridiquement les vaches qui appartenaient au patron étaient limitées à celles que le client avait reçu de lui et celles qui descendaient de ces dernières. Mais les vaches acquises par le client par d’autres voies lui appartenaient en propre ainsi qu’à ses descendants.

4.4.1.3. L’Ubuhake et les catégories sociales hutu, tutsi et twa

4.4.1.3.1. Vue négative et erronée Selon la vue négative et erronée, fort répandue parmi la population rwandaise, l’ubuhake est un instrument politique d’exploitation, de domination et d’oppression mis au point par les Tutsi pour asservir plus aisément les Hutu. Plusieurs auteurs ont développé cette thèse148. Saucier J.F., bien qu’il ait été influencé, au départ, par les travaux de J.J.Maquet, remet en cause ces affirmations qui ne reposaient sur aucune base scientifique149:

- une minorité d’hommes se trouvait engagée dans l’ubuhake: 8,2% des grands-pères des informateurs, 16,9% de leurs pères ;

- les Tutsi étaient plus nombreux que les Hutu : 12,3% contre 6,6% à la génération des grands-pères des informateurs et 19,3% contre 16% à la génération des pères. Ceci montre que la période coloniale a poussé davantage de personnes à chercher des protections ;

- la majorité des clients avaient des Tutsi politiques comme patrons (76,4% à la génération des grands-pères contre 85,7% à la génération des pères). L’auteur en conclut que l’ubuhake fut principalement une institution

148 Les auteurs ou politiciens rwandais comme J.Gitera, Gr.Kayibanda, D.Murego., etc. ; les étrangers comme G.Sandrart, R.Bourgeois, J.J.Maquet., M.d’ Hertefelt M., R.Lemarchand R, etc. 149 Saucier J.F., The patron-client relationship in traditional and contemporary Rwanda, Columbia University, 1974.

politique destinée au recrutement d’une « bureaucratie personnelle ». Les clients constituaient la suite et le personnel privé d’une personnalité politique150.

4.4.1.3.2. Avantages et inconvénients

Ubuhake comportait des avantages et des inconvénients. Pour le client, ces avantages sont :

- avantages économiques : obtention d’une vache ; - avantages sociaux : protection, considération dans la société, contacts avec

des milieux élevés, création d’amitiés utiles ; solidarité avec les autres clients du même patron ;

- avantages culturels : « l’ubuhake était comme une école»; «On y apprenait, surtout au cours de veillées chez le patron ou à la Cour Royale, la culture, spécialement l’histoire et la littérature nationale grâce aux mémorialistes, aux poètes dynastiques, pastoraux et guerriers, ainsi qu’aux nombreux citharistes qui animaient régulièrement ces veillées. On y apprenait aussi la sagesse, surtout la vertu de la patience et de la maîtrise de soi (le self-control) ainsi que la solidarité …»151 .

Pour le patron, ces avantages sont :

- surtout services et prestations du client ; - prestige dû, notamment, au fait d’avoir une nombreuse suite.

Plus loin nous verrons qu’au cours de son évolution historique, l’ubuhake prendra des formes déviées comportant beaucoup d’injustices, qui conduiront à sa suppression.

4.4.1.4. Obligations du client et du patron Selon J.Vanhove152, les obligations réciproques entre le client et le patron étaient sont les suivantes :

150 Il est vrai que les recherches menées en 1970-1971 sur quatre communes du sud-est du Rwanda portaient sur la période de 1910-1920. 151 C.Kayumba, 2004, p.212. 152 Essai de droit coutumier au Ruanda, Bruxelles, I.R.C.B., 1941, pp.75-76. Avec l’œil d’un juriste, Gatera E. publie une étude très détaillée de l’institution (Umuco w’igihugu mu gihe cya gihake/La coutume du pays au temps de l’ubuhake, Ubucamanza, no 46, pp.7-23) qui complète les autres études réalisées sur l’ubuhake. Il précise notamment qu’à partir de 1942, les engagements des parties furent inscrits dans les registres des tribunaux. Le client devait par ailleurs faire part à son patron du testament qu’il laissait et en même temps présenter au patron celui qui assumera, à sa place, le rôle de client.

4.4.1.4.1. Obligations du client :

- se mettre à la disposition du patron en séjournant près de lui (gufata

igihe) ; - construire la palissade urugo (kubaka inkike); - veiller (kurarira) ; - servir de messager (gutumwa) ; - participer aux semailles du sorgho (ikibibiro) ; - cultiver pour le patron pendant quelques jours (gutanga imibyizi); - accompagner le pratron à la guerre (kumuherekeza atabaye) ; - veiller à la qualité du lait (umwozi) ; - donner des cadeaux (par ex. de la bière, sauf pour les pauvres) ; - donner des vaches en cas d’épizootie (inshumbushanyo) ; - donner une vache en cas de deuil (indorano) ; - prendre part aux événements heureux ou tristes du patron, etc.

4.4.1.4.2. Obligations du patron :

- indemniser quelqu’un qui est lésé par son client (kugura), c’est-à-dire

racheter le client ; - donner les taurillons et du lait; - assister le client dans les palabres (kurengera) ; - contribuer à la formation d’un nouveau troupeau en cas de peste bovine

(kuremera) ; - venger le client (guhorera umugaragu) ; - donner une houe lorsqu’il s’agit d’un client cultivateur qui ne peut pas s’en

procurer facilement ; - prendre part aux événements heureux ou tristes du client, etc.

4.4.1.5. Evolution de l’Ubuhake Certains auteurs, comme J.-J. Maquet (1954), ont décrit l’ubuhake en le considérant comme une institution statique. Or, l’ubuhake traditionnel, c’est-à-dire celui qui prévalait à la fin du XIXè siècle, diffère fortement de celui qui existait dans les années 1950. C’est qu’en effet, la colonisation a inévitablement affecté la nature de l’institution. Des recherches de terrain menées par des sociologues, des anthropologues et des historiens ont souligné l’importance de l’évolution de l’ubuhake à travers le temps et l’espace en insistant sur la période coloniale. Avant d’évoquer cette évolution, il importe d’indiquer ce qu’il faut penser des débuts de l’ubuhake.

4.4.1.5.1. Ubuhake dans le Rwanda ancien

Les origines de l’ubuhake sont mythiques. Les mythes, tel celui de Gihanga et ses fils (Gatutsi, Gahutu et Gatwa) soumis à différentes épreuves, font remonter le début de l’ubuhake à la nuit des temps. Quant au début réel historique, l’institution est perceptible, d’après les récits historiques, avant le règne de Ruganzu II Ndori. Il est possible qu’elle soit antérieure à cette époque. De la période des débuts historiques du royaume rwandais à l’avènement de Ruganzu II Ndori, il existe un clientélisme qui est resté le soubassement de l’ubuhake, qui gravitait autour du bovin. Cet ubuhake (clientélisme pastoral) est une structure interne aux groupements lignagers détenteurs de bovins. Il coexistait avec d’autres clientélismes mettant en jeu les moyens de production agricole (houes et terrains), les moyens de production artisanale ou le petit bétail (chèvres et moutons). L’ubuhake de la première période existait aussi dans les royaumes voisins du Gisaka, Bugesera, Ndorwa.. A partir de Ruganzu II Ndori, l’ubuhake pastoral devient peu à peu un outil administratif dans le royaume rwandais. L’ubuhake qui avait jadis comme seul but de permettre à un homme démuni de trouver auprès d’un riche des moyens d’existence, et qui n’avait pas comme seul mobile le bovin mais aussi d’autres biens et intérêts tels les champs et pâturages, le pouvoir, le prestige, la sécurité, etc., est devenu l’auxiliaire de la politique du mwami, tout en gardant sa fonction première153. Depuis le règne de Cyirima II Rujugira jusqu’à celui de Mutara II Rwogera, l’ ubuhake est mentionné explicitement dans les titres de certains poèmes dynastiques ibisigo. Sous Cyirima II Rujugira, le poème n° 38 (numérotation d’Alexis Kagame) est intitulé: « Ubonye ubuhake bw’umwami » ; le poème n° 47 : « Ubuhatsi bugira ubwoko ». Sous Mibambwe III Sentabyo, le poème n° 61 : « Mvurire ubuhake». Sous Mutara II Rwogera, le poème n° 103 : « Ntambe ineza y’umuhatsi». En conclusion, les poèmes dynastiques ibisigo, une des sources orales de l’histoire du Rwanda, contiennent des mots dérivés de guhaka, à savoir ubuhake, ubuhatsi, umuhatsi, etc. Ils témoignent de l’ancienneté de l’institution. Du 17e au 19e siècle, beaucoup de relations politiques furent fondées sur la relation umugaragu-shebuja ; l’ubuhake est un contrat destiné à augmenter la famille royale154. Son influence est allée croissante dans les institutions sociales et familiales, ceci est visible par la multiplicité des conventions d’ubuhake et les nombreux principes qui le régissent. L’ubuhake est devenu un vrai « contrat de servage pastoral et foncier » généralisé. Par le biais des « armées sociales », le

153 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p.128. 154 J.J.Maquet, 1961, p.142 ; A.Kagame, 1952, p.7 ; Sandrart, 1933, p.5.

mwami s’est assuré du contrôle d’un territoire et peu à peu de bovins qui s’ y trouvaient, puis avec le temps, grâce à une redistribution judicieuse de bovins par le biais de l’ubuhake élevé au rang d’institution politique auxiliaire155. L’ubuhake permettait aussi à une bonne fraction d’éleveurs non détenteurs de l’autorité politique et se consacrant à l’élevage du bovin d’avoir une situation économique meilleure que celle de beaucoup d’agriculteurs. Au début du 17e siècle apparurent les premières structures de clientèle qui mettaient en relief la position du bovin dans les sociétés mixtes d’agriculteurs et de pasteurs et où quelque fois quelques lignages issus de pasteurs s’érigèrent en aristocraties sociales et politiques. Depuis le 18e siècle, beaucoup de cas de bagaragu bahutu fidèles d’un grand et puissant notable mututsi, parvenu à la possession de troupeaux importants grâce à son patron, changeait d’ethnie et devenait mututsi. La propriété n’était pas garantie pour quelqu’un qui n’avait pas de patron très puissant156. Au 19e et 20e siècle, l’ubuhake était devenu comme une relation normale tant dans la sphère dirigeante que dans les couches moyennes et inférieures de la société. Désormais, pour les supérieurs comme les inférieurs, l’habileté consistait à tirer le maximum de profits de l’ubuhake. L’ubuhake pouvait provenir d’une initiative personnelle d’un chef de colline qui voulait avoir des sujets-clients pastoraux (être à la fois sujets et clients pastoraux) ; des pression d’une autorité politique décident des familles à contracter un lien de clientèle pastoral pour échapper à la confiscation pure et simple de leur gros bétail; l’ubuhake pouvait être employé par la cour du Rwanda pour s’assimiler les régions nouvellement conquises : comme se fut le cas de Rwabugiri dans le Kinyaga où avant son séjour dans cette région (1880-1885), aucun lignage n’avait reçu de vache dans le cadre d’ubuhake157. Dans le Gisaka les Batutsi natifs eurent recours à l’ubuhake pour ne pas être spoliés par les autres Batutsi, cliens du mwami venus au Gisaka après son annexion. L’ubuhake existait dans le Gisaka, mais il n’avait pas la même rigueur qu’après l’annexion158. Après la création d’ibikingi au 19e siècle, deux réseaux de clientèle-ubuhake apparurent : le clientélisme politico-administratif qui dominait là où l’inférieur qui avait reçu des vaches et des commandements de son supérieur ou grâce à son supérieur évoluait dans la hiérarchie politico-administrative et cherchait à étendre son influence et sa puissance , et souvent celle de son patron. Le second est purement pastoral et foncier : il mettait en jeu la vache et la terre comme richesses économiques et concernait un très grand nombre d’individus habitant l’ancien noyau du royaume rwandais. Selon J.N.Nkulikiyimfura, avant l’apparition d’igikingi, l’ubuhake ne faisait pas intervenir les aspects fonciers. Mais depuis le 19e, avec la multiplication des

155 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p.130. 156 I.Kabagema, 1985, pp. 33,125 157 cf aussi I.Reisdorf, 1952, p. 147. Avant cette période, on connaissait la relation « umuheto » qui liait un lignage au chef umuheto, apparemment pour protéger les vaches du lignage au cas où elles auraient été menacées (C.Newbury, « Deux lignages au Kinyaga », in CEA, 1974, 14-1, 32, 35). 158 B.Lugan, 1983, t.2., p. 406.

ibikingi, les gens se confièrent à l’ubuhake plus qu’avant pour acquérir et pour garder leurs bovins et aussi, quand ils étaient de niveau élevé, pour obtenir des ibikingi. Après l’érection de capitales dans les régions périphériques conquises (Kinyaga, Bwishaza, Gisaka…), les liens d’ubuhake en ces régions furent restructurés et eurent comme principale finalité d’avoir le mwami à leur sommet. L’existence de l’igikingi contribua à alimenter l’ubuhake en tant que mentalité et le poussa en quelque sorte à un approfondissement car, en plus de vaches on visait à acquérir un domaine foncier pastoral159.

4.4.1.5.2. Ubuhake pendant la colonisation L’introduction par les Européens d’un nouvel élément de richesse, la monnaie et des moyens pour l’acquérir, devait fondamentalement modifier la mentalité et le comportement des patrons et des clients. Ph. Leurquin souligne que l’apparition des signes monétaires, en permettant une accumulation des ressources en dehors des voies traditionnellement admises, a contribué à bouleverser les rapports d’autorité et de dépendance, tant entre générations et sexes qu’entre patrons et sujets 160. Durant la présence coloniale allemande et l’occupation militaire belge (1916-1926) aucun changement notable en ce qui est de l’« ubuhake ». A noter que les premiers missionnaires se comportèrent comme des patrons (bashebuja) vis-à-vis des habitants de la propriété de la mission (cas de la mission de Zaza) et furent considérés comme tels. Après l’arrivée des Belges, diverses mesures vidèrent petit à petit l’ubuhake de son contenu politico-administratif pour le ramener à ses aspects originels où il caractérisait la relation entre un homme initialement riche en bovins et un autre moins pourvu ou démuni qui venait solliciter une ou plusieurs vaches161. Un premier changement est visible dans l’intervention de l’administration coloniale dans les affaires d’Ubuhake à partir de 1926. Un Européen assiste le mwami dans sa mission de juge : l’influence du droit occidental va se faire sentir dans la manière de trancher les différends à Nyanza. Parmi les affaires importantes jugées par le mwami dans son tribunal d’appel figurent les litiges concernant l’ubuhake. Les Européens interviennent dans les procès, par exemple pour favoriser les partages entre clients et patron (cas de Rudahigwa et Kayondo). Quelques décisions administratives furent aussi prises dans le but de restreindre la portée de l’ubuhake : par exemple la suppression de quelques prestations comme les vaches dites « imponoke » (vaches remises au patron après une épizootie) et « indabukirano » (vaches remises par des lignages au chef et sous-chef après leur investiture d’un commandement)162, l’interdiction aux chefs et sous-chefs d’être clients de deux patrons à la fois163, l’application

159 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, pp. 139,140 160 F. Reyntjens, 1985, p.200. 161 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, pp.138,139. 162 par l’ordre de service 2213/Ordonnance du 26 décembre 1924. 163 R. Bourgeois,, 1954, p. 24.

simplifiée des prestations, dès le 1er janvier 1932 : les chefs de province devaient séjourner seulement 15 jours par an à la cour du mwami et les sous-chefs séjourner chez leurs patrons 10 à 12 jours par an164, etc. Le Rapport de l’administration du R.U. de 1936 fait état du manque de temps, pour les clients, de s’absenter de chez eux pour s’acquitter de leurs devoirs d’abagaragu à cause des nouvelles contraintes coloniales : le reboisement, les cultures vivrières, les plantations de rapport, la mise en valeur des marais165. Dans ce contexte, les conflits entre les patrons et les clients sont devenus si fréquents que, dans chaque cas, on songeait à proclamer la résiliation de l’accord d’ubuhake. Les clients n’avaient plus peur de la rupture. Pour diminuer les conflits qui se sont multipliés dans les années 1930 et 1940 et surtout disposer de quelques textes de référence facilitant le contrôle sur les jugements, l’administration et le mwami ont essayé de codifier, depuis juillet 1939, les us et coutume relatifs à l’institution ubuhake. Le texte sorti des consultations, connu sous le titre de « isezerano ry’abagaragu » ou « contrat d’ubugaragu », fut publié le 1er août 1941 et rendu obligatoire par le résident à partir de janvier 1942. Ce contrat voulait tranquilliser les patrons pastoraux dont les plus importants étaient les chefs ou sous-chefs. Le texte comprend 23 articles : deux seulement évoquent les obligations du shebuja, huit concernent les obligations du mugaragu, quatre parlent des services que peuvent se rendre mutuellement les deux parties et un seul article parle des droits de l’umugaragu166. Le « contrat d’ubugaragu » insiste sur les obligations de l’umugaragu en négligeant celles du shebuja, et sur les droits du shebuja en négligeant deux de l’umugaragu. L’article 2 conseille aux patrons et aux clients pastoraux de faire enregistrer leurs « contrats » et oblige tous ceux qui conclueront de tels « contrats » à le faire à partir du 1er janvier 1942. L’article 23 stipule que en cas de contestation entre le patron et le client, on pourra toujours procéder au partage par moitié (comme on l’a fait à Nyanza depuis 1925). La majorité des clients resta dans l’ubuhake, souvent sans même souscrire au contrat d’ubuhale par crainte de représailles de la part de leurs patrons. En général, peu de nouveaux « contrats » auront été conclus par écrit après 1942. En revanche, depuis cette date, les cas de rupture de « contrats d’ubugaragu » augmentèrent d’année en année. Ces ruptures correspondaient à une évolution des mentalités, les anciens clientélismes ayant cessé d’être acceptés avec résignation167. A.Kagame affirme que l’ubuhake était devenu « odieux », surtout suite aux réformes des années 1926-1931 qui ont supprimé les « milices sociales » : leur ancien droit ayant été transposé en « contrat de servage pastoral »168. Les anciens chefs destitués ont voulu maintenir leur emprise sur le bétail de leurs anciens

164 R. Bourgeois,, 1954, p. 24. 165 Rapport annuel.. 1936, pp. 65-66. 166 voir texte 167 Rapport annuel sur l’administration… , 1946, p.47 168 A.Kagame., 1952, p.7 ; ID, 1975, pp.209-216 ; aussi F. Reyntjens., 1985, p.199, note 7 ; R. Bourgeois pense que l’ubuhake a eu moins d’importance, 1954, t.2, p. 272.

guerriers alors que les nouveaux chefs investis pensaient détenir les anciennes prérogatives reconnues aux chefs dont ils reprenaient les commandements. Certains ont profité des échanges permis par l’administration pour s’approprier, dans le cadre d’ubuhake, une partie du bétail sur lequel ils veillaient autrefois comme intendants d’anciens troupeaux officiels rattachés à leur milice169. Dans plusieurs cas, les clients qui n’ont pas voulu suivre leurs shebuja déplacés se mirent sous la protection d’un chef puissant. Un petit nombre a suivi leur ancien patron En réaction aux contraintes coloniales, certaines personnes se firent clients pastoraux du chef ou sous-chef pour éviter les rigueurs des corvées. D’autres détenteurs de gros bétail cédaient des vaches à leurs voisins qui les aidaient à pratiquer les cultures vivrières obligatoires, les cultures de rapport, les boisements, etc.

4.4.1.5.3. L’abolition de l’ubuhake (1954). Le mwami Rudahigwa a émis le vœu de « la suppression totale du servage pastoral » à partir du 1er janvier 1946170. Cependant le gouverneur Jungers préféra attendre estimant que sa suppression devait s’accompagner d’une nouvelle réglementation des pâturages. En attendant il lança en 1946 des enquêtes auprès des chefs pour recueillir leurs avis sur la suppression. L’avis fut très favorable à la suppression. Lors de l’élaboration du Plan décennal, le projet de suppression de l’ubuhake fut retenu. Mais la consigne était d’agir avec prudence pour éviter des bouleversements dans les milieux concernés car cette suppression était estimée comme révolutionnaire auprès des fonctionnaires belges : elle pouvait provoquer des troubles au sein de la population. Le mwami Rudahigwa exprima une nouvelle fois sa préoccupation à propos des méfaits d’ubuhake en 1952 en disant : « De tous les problèmes qui nous préoccupent, c’est sans contexte celui de la suppression de l’ubuhake qui est le plus complexe et le plus délicat. Aussi, je crois le moment venu pour faire connaître, à tous les Banyarwanda, quelles sont, à l’égard de ce grave problème, les intentions de ceux qui dirigent les destinées du Pays. La suppression de l’ubuhake a été envisagée dès 1950 lors de l’élaboration du plan décennal. Les autorités européennes et indigènes sont d’accord pour estimer que cette suppression est nécessaire et qu’elle est la solution du problème posé par l’excès du bétail… »171.

169 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p. 242. 170 Selon R. Bourgeois, Banyarwanda et Barunde. L’évolution du contrat de bail à cheptel au Runad-Urundi, Académie Royale des Sciences, Bruxelles, 1958 : « Contrairement à l’opinion qui se fit jour à l’époque chez certaines personnalités européennes, si l’inspiration originelle de la suppression du bail à cheptel (ubuhake) est bien due au mwami Mutara, par contre la rédaction des textes précités est uniquement l’œuvre de fonctionnaires de l’administration belge » (p.26).. 171 Mutara Rudahigwa Mwami du Rwanda, « Projet de suppression du régime féodal (Ubuhake) », in L’Ami, n° 90 juin 1952, pp.105-109.

Les buts poursuivis par cette suppression étaient les suivants :

- établir la propriété individuelle du bétail ; - après le partage, réaliser la liberté individuelle (qui permettra aux

Banyarwanda de se livrer au travail de leur choix sans être tenus au respect des prestations en travail qui résulte d’un contrat de l’ubuhake conclu (par leurs ancêtres) ;

- créer la liberté des opérations commerciales (le propriétaire ancien client peut vendre son bétail comme il l’entend sans devoir attendre l’autorisation d’un « maître » ;

- permettre l’éclosion des initiatives individuelles172. L’arrêté du mwami I/54 du 1er avril 1954 détermina les modalités de partage du bétail entre les patrons pastoraux et les clients. L’opération commença en territoire de Nyanza dès le 15 avril tout en étant facultative pendant plusieurs mois dans les autres territoires du Rwanda. Elle fut généralisée par les arrêtés du 3 août 1954 et du 24 janvier 1956. Les tribunaux furent mobilisés pour le partage de bétail précédé parfois de procès. Depuis lors, le nombre de partages et de vaches partagées n’a cessé d’augmenter régulièrement. La suppression d’ubuhake créa un problème de pâturages. En 1934, le Rwanda avait 1.572.527 habitants, 624.102 bovidés et disposait de 1.263.400 ha de terres non défrichées pouvant servir de pâturages ; chaque tête de gros bétail disposait ainsi d’environ 2 ha de pâturages. En 1955, le Rwanda avait 2.309.499 habitants, 579.831 bovidés qui disposaient de 875.619 ha de pâturages, soit 1,6 ha par tête de gros bétail173. Le plan décennal prévoyait aussi que l’augmentation en nombre d’hommes et de troupeaux obligeait à se cantonner sur des superficies de terres de plus en plus réduites174. Le Plan avait misé sur la suppression d’ubuhake qui devait permettre de vendre sur les marchés un très grand nombre de bétail. Ce ne fut pas le mouvement escompté qui se produisit. Car les bêtes des anciens clients qui venaient de rompre leurs liens d’ubuhake ne pouvaient plus paître comme jadis sur les pâturages réservés (ibikingi) de leurs ex-shebuja. Désormais, il fallait payer annuellement un prix en argent pour jouir de l’ancien droit de pâturage. Mais certaines autorités n’ont pas exigé ces redevances. Ce qui a révolté de nombreux propriétaires de vaches sans pâturage réservé et auxquels le reste des concessionnaires d’ibikingi réclamaient 100 francs par vache à chaque saison sèche175. Pendant l’année 1957, Kinyamateka consacra beaucoup d’articles sur la question des pâturages176. Tous ceux qui le pouvaient cherchaient à prouver qu’ils avaient un certain droit sur un terrain en friche sis à proximité de leur concession terrienne (isambu). D’autres pensaient que l’institution de pâturage libre pour tous s’accompagnerait aussi d’une

172 Ibidem, p.106. 173 J. Adriaenssens J, 1957, p. 97. 174 Le Plan décennal, p.332. 175 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p. 261. 176 Kinyamateka du 1er avril 1957 ; 1er octobre et 15 novembre 1957.

installation d’agriculteurs sur des sols reconnus plus favorables aux cultures. On comprend le mécontentement, engendré par les pâturages ibikingi, qui régnait..

4.4.1.5.4. Ubuhake et les changements politiques de 1959 Pour certains auteurs, l’ubuhake est un des facteurs qui ont favorisé la dislocation de la société rwandaise, dislocation qui s’est manifestée surtout depuis les années 1950 jusqu’au génocide des Tutsi en 1994. Depuis la réforme administrative des années 1926-1932, l’ubuhake a aggravé les relations entre Rwandais : chefs indigènes-sujets, patrons-clients. Il fut vidé « petit à petit de son contenu politico-administratif pour le ramener à ses aspects originels où il caractérisait la relation entre l’homme initialement riche en bovins et un autre moins pourvu ou démuni qui venait solliciter une ou plusieurs têtes de bétail »177. Dès la publication du décret royal du 14 juillet 1952 portant réorganisation politique et administrative du Ruanda-Urundi, les autorités de l’Administration tutélaire et plusieurs personnalités rwandaises considérèrent ce décret comme très important. L’ubuhake fut cité parmi les institutions qui étaient dépassées et qui devaient être transformées, sinon supprimées. En tête le Mwami qui venait d’abolir l’ubuhake. Pour lui, le décret du 14 juillet 1954 engageait non seulement l’administration traditionnelle dans un processus de progrès soutenu, mais aussi il introduisait dans le pays des principes démocratiques exprimés, notamment, par le système électoral. Bien plus, il posait les fondations pour la transformation du Rwanda en un Etat moderne : « ainsi le Rwanda pouvait progresser au lieu de s’embourber dans le système de clientélisme ubuhake, une institution surannée et dépassée’178. En 1958, il était admis chez certaines élites tutsi et hutu que l’ubuhake a joué un rôle primordial dans les relations entre les deux catégories sociales. Cependant chez certains Hutu, l’interprétation de l’ubuhake était négative. L’ubuhake fut présenté déjà vers la fin des années 1940 par des Tutsi sortis du Groupe Scolaire d’Astrida comme un instrument de domination, d’oppression et d’exploitation des Hutu par les Tutsi. L’ubuhake fut diabolisé : « … le système du buhake est le moyen par excellence, inventé par les batutsi, pour le maintien et la sauvegarde de leur ascendance et de leur autorité… »179. L’ubuhake fut dénoncé et combattu avec acharnement par Joseph Habyarimana (alias Gitera). Quant à Grégoire Kayibanda , au lendemain de l’inauguration de la toute première session du Conseil Supérieur du Pays en 1954, il fustigeait

177 J.N. Nkurikiyimfura, 1994, p.139. 178 « Discours du Mwami du Ruanda Charles Mutara Rudahigwa à la séance inaugurale de la première session du Conseil Supérieur du Pays », L’Ami, n°111, mars 1954,p.101. 179 Ruhara S. et al. , « le buhake, une coutume essentiellement munyarwanda », in Bulletin de Jurisprudence des Tribunaux indigènes du Ruanda-Urundi, no 3, 1947, p.136.

« l’esprit féodal » qui, pour lui, était ancré dans les mœurs des Rwandais. Parlant de la structure politico-sociale traditionnelle (ubuhake), il déclarait : « Il semble que le problème soit dur à résoudre […] tuer le plutôt possible non seulement la pratique, mais aussi l’esprit du Buhake. La mentalité féodale en effet : la fausseté, l’art de semer les discordes, les basses politiques en vue de s’attirer les faveurs de X et de Y et d’enfoncer un rival favori, et en conséquence, les défiances, les haines sournoises et d’autres travers de cet acabit, voilà le chancre le plus opposé à l’assimilation de l’apport occidental » 180. La logique des insurgés contre « le colonialisme tutsi » était simple: il fallait à tout prix combattre, dans le même temps, l’ubuhake, nœud du problème hutu-tutsi, en tant que pratique et surtout en tant que mentalité. A partir de 1954 surtout, l’ubuhake fut, en quelque sorte, identifié au Tutsi. Il fut considéré comme un chancre (nkongwa) contre lequel on ne cessera de lutter. Et les médias de l’époque, tout comme les chansons politiques, continueront à dénigrer l’institution ubuhake, mais aussi ceux qui étaient censés l’incarner, c’est-à-dire les Tutsi, certains Hutu, les défenseurs de l’apartheid (« Bagashakabuhake »). Il faut ajouter le rôle de la littérature coloniale, missionnaire et celle des chercheurs (notamment ceux de l’Institut de Recherche Scientifique en Afrique Centrale (IRSAC) d’Astrida. Les élites des années 1950 lisaient avec assiduité ces publications d’alors.

4.4.2. Igikingi Certains aspects d’ubuhake touchent à l’igikingi. C’est pour cette raison qu’il faut s’intéresser à cette institution, même si les avis exprimés par les Rwandais n’établissent pas ce lien ou le font de façon erronée. C’est dans les régions du Buganza et du Nduga que naquit l’igikingi sous le règne de Gahindiro pour atteindre son point culminant durant la période coloniale (1935-1945). Avant Gahindiro les terres étaient restées abondantes par rapport au bétail. L’équilibre semble rompu peu de temps avant l’arrivé des Européens181. Sous Gahindiro les terres pouvant servir de pâturages ne pouvaient être considérées comme terres de personne. Des droits exclusifs d’utilisation furent accordés sur certains terrains que l’on appelle igikingi ou concession foncière à usage pastoral182. L’existence de ces derniers est rapportée avec une plus grande certitude sous Mutara II Rwogera. Avec la naissance de ces droits exclusifs de pâturages, ce fut la fin de l’usage du pâturage collectif. Chaque éleveur délimita pour son usage une étendue d’herbes suffisantes pour assurer la nourriture de son bétail et ce fut l’origine des domaines pastoraux individuels183.

180 L’Ami, n°112, avril 1954,p.129. 181 J.J.Maquet et S.Nayigiziki, 1957, p.45. 182 M. D’Hertefelt, 1962, p.37 183 I.Reisdorf , 1962, p.136.

A l’origine de l’igikingi il y a, d’une part, l’accroissement naturel du gros bétail à cause des méthodes plus ou moins rationnelles d’élevage et suite aux apports en bovins provenant de pays récemment intégrés (Ndorwa-Mutara et Gisaka) ; il y a, d’autre part, les défrichements opérés par les agriculteurs qui permettent l’augmentation des superficies cultivées (introduction d’une nouvelle houe). Le mwami et ses chefs trouvaient qu’à moyen terme les défrichements désordonnés dans des régions qui regorgeaient de bovins pouvaient entraver l’élevage du gros bétail184. Igikingi a eu des implications complexes dans la gestion politique et administrative du pays. Il est à l’origine de l’éclatement du poste de chef de district en deux postes : le chef du sol et le chef du bétail (sous Gahindiro et son favori Rugaju). Cette nouvelle structure apparut d’abord sur les terres directement administrées par la cour. En théorie, les deux fonctions étaient distinctes, mais dans la pratique ce sont souvent les chefs des herbes qui imposaient leurs volontés et pouvaient amener le chef du sol à disparaître car dans l’incapacité de distribuer la moindre terre à ses administrés. Ce système s’est étendu sur les terres du Buganza-Nduga, sans doute dans le but de freiner le mouvement de l’octroi désordonné des ibikingi qui comprenaient à la fois des terres d’élevage et des zones habitées par des cultivateurs. La cour a ainsi voulu s’assurer davantage du contrôle administratif, des revenus plus accrus et maintenir sa suprématie sur les chefs. En effet, les pouvoirs de la cour pouvaient être menacés par l’enrichissement de chefs qui concédaient de nombreux ibikingi, se constituant ainsi une seconde clientèle composée de tributaires fonciers, une autre clientèle étant constituée par les clients pastoraux185. La grande densité bovine sur les pâturages du Buganza-Nduga amena la cour (Rwogera et Rwabugiri) à créer d’autres sortes d’ibikingi que A.Kagame appelle « pâturages patriarcaux» concédés aux troupeaux officiels que gardaient les chefs des « armées sociales »186. Les chefs dont dépendaient ces pâturages avaient le pouvoir d’y nommer leurs représentants (ibisonga). A tel troupeau officiel rattaché à une milice donnée était affecté tel pâturage déterminé et le fait d’être présent en tel lieu écartait de cet endroit tout autre troupeau officiel gardé par une autre milice. La disposition n’excluait pas les vaches des particuliers habitant les localités où se situaient des pâturages patriarcaux. Mais ces particuliers propriétaires de bovins devaient des prestations187. Ces pâturages patriarcaux étaient concentrés dans les régions de l’Est, du Centre et du Sud qui abritaient

184 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p. 89. Quelques auteurs pensent que l’igikingi est venu avant uburetwa, d’autres disent qu’ils sont venus en même temps : sur le débat du rapport entre uburetwa et igikingi, lire Rwabukamba, 1974 :21 qui trouve que les deux systèmes ont les mêmes origines et C.Newbury, 1979, qui distingue les deux et affirme que igikingi est antérieur à uburetwa 185 J.N. Nkulikiyimfura, 1994, p. 93 ; Sandrart, Cours de droit coutumier, op. cit., pp. 24,25. 186 A.Kagame, 1961, p.5. 187 comme participer à la construction des kraals et des étables des troupeaux officiels, observer la consigne de mise en réserve de certaines parties du pâturage en vue de la soudure herbagère, faire paître leur troupeau sur les pâturages après le passage des troupeaux officiels, veiller sur les vaches inyambo en contact avec les foules…

104 sites sur les 126 que mentionne A.Kagame. Les régions restantes du Rwanda totalisaient 19 sites alors que 2 sites étaient au Bufumbira. La création des ibikingi est à l’origine de grandes mutations socio-économiques dans le Buganza-Nduga qui s’achèvent sous Rwabugiriri. Désormais, les autorités politiques disposent d’un puissant moyen de pression sur le paysan : elles distribuent les champs et accordent le droit de pacage. Leur position sur la colline se renforce au détriment des lignages qui ne possèdent plus de réserve foncière188. Là où il s’est généralisé, l’igikindi a donc augmenté les moyens de pression des autorités politiques sur les couches sociales inférieures et moyennes. Il a aussi contribué au renforcement du sentiment ethnique au sommet comme à la base. « Laissant à leur sort les prolétaires (souvent d’ethnie mutwa, d’ethnie muhutu, rarement d’ethnie mututsi) et estimant que les couches moyennes (Bahutu et Batutsi) étaient suffisamment heureuses dans leurs champs et pâturages, le mwami et ses grands chefs (Batutsi) estimaient que tout élément muhutu ou mutwa pouvait s’intégrer dans leur mouvance, c’est-à-dire à l’ethnie mututsi, en fonction de ses aptitudes, de ses richesses et de ses capacités à nouer des alliances avec les familles bien placées. Pour donner accès aux ibikingi, nouvelle source de richesse, on procéda fréquemment à la tutsisation »189. Les grands chefs ont aussi obtenu ces « anoblissements » pour leurs meilleurs protégés. Les ibikingi ont eu par conséquent comme résultat celui d’asseoir sur des bases économiques définitives les distinctions entre Hutu et Tutsi et une hiérarchisation ethnique là où il y avait coexistence et autonomie relative190. Depuis le règne de Yuhi IV Gahindiro (1797-1830) tous les ibikingi créés sont politiques et à partir de la 2e partie du règne de Rwogera (vers 1840) on commence à créer des ibikingi au profit de particuliers non fonctionnaires et non détenteurs de bétail royal. Du point de vue administratif, les ibikingi politiques comme les ibikingi privés relevaient du chef des herbes ou du chef du sol. Ce régime d’igikingi n’était pas généralisé ; il s’était imposé dans les régions comme le Buganza, le Buriza, le Bwanacyambwe, le Rukoma, le Nduga, le Mayaga, le Busanza, le Buhanga-Ndara, le Mvejuru, le Bashumba-Nyakare, le Buyenzi et le Bufundu. L’igikingi n’a presque pas existé dans d’autres régions à dominante pastorale tels le Ndorwa-Mutara, le Bugesera191, le Gisaka192 et le Mubari. Dans le nord-ouest et l’ouest, c’est le système d’ubukonde qui était en vigieur. Dans les années 30, l’ubukonde y sera entamé par le système igikingi-isambu apporté par les cadres administratifs venus du Buganza-Nduga193.

188 L. Meschi L, « Evolution… », in CEA, 1974, 14, p.49. 189 J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p.96. Les cas les plus connus sont les grands chefs favoris de Rwabugiriri : Nkwaya filsde Muvubyi, Bisangwa fils de Rugombituri, Nzigiye fils de Rwishyura 190 C.Newbury, 1974, p.37. 191 C.Van den Berghe et F.L.Lambrecht, 1962. 192 J.C.Munyakazi, 1981. 193 I.Reisdorff, 1952.

A l’instar d’autres institutions traditionnelles, l’igikingi va subir des mutations profondes, dans les années 1917-1958, imposées par la nouvelle conjoncture politico-administrative, socio-culturelle et économique. La présence allemande (1897-1916) introduisit le régime de réquisitions et contribua à la diversification et à la multiplication des redevances et des prestations en travail. Ces dernières étaient assumées par le responsable d’une collectivité locale déterminée dépassant le niveau d’un grand lignage et plus nombreuse que la population d’un igikingi pastoral. Cette nouvelle situation a poussé la cour à accorder une large place dans l’administration locale à des grands détenteurs d’ibikingi dans le Buganza-Nduga. C’est pourquoi les administrateurs belges des années 1920-1930 ont conclu que l’igikingi était une entité administrative de base. L’igikingi habité par plusieurs dizaines de ménages pouvait servir d’assiette pour la perception de taxes et redevances. Mais ce rôle n’était pas défini uniformément puisqu’il variait suivant la densité démographique de l’igikingi et les activités professionnelles de ses habitants. Sous le poids des réquisitions et des corvées les grands ibikingi ont par conséquent annexé les petits ibikingi et les autres terres habitées de leurs environs qui jusque-là échappaient à leur emprise. L’igikingi subit d’autres modifications à partir de 1926 par l’autorité coloniale. Depuis ses débuts, le pouvoir colonial a cherché à rendre disponibles des terres pour ses propres besoins, pour les besoins des missions chrétiennes, pour ceux des colons et des entreprises commerciales ou industrielles. Dans ce sens, l’Etat colonial a pris des mesures qui peu à peu instituaient un nouveau droit : enregistrements des terres achetées par les missions, cessions gratuites de terres aux missions ou aux sociétés de colons…. Jusque dans les années 1930, les autorités coutumières ne connaissaient pas le droit de propriété de type occidental et les blancs ignoraient également les conceptions des autochtones en matière foncière194. Les expropriations faites par le gouvernement touchaient toutes les terres : ibikingi, les pâturages, les terres de culture et de friches… Ces cessions de terres effectuées de manière continue finissaient par peser sur les campagnes et plus particulièrement sur l’élevage. En 1929, 39.737 ha contre 40.483 ha en 1936 relevaient du gouvernement colonial dont 34.500 ha abritaient un parc national. A ce niveau d’expropriation, les possibilités de conflits d’intérêts étaient inévitables195. Parmi les autres mesures administratives qui visaient les ibikingi, il faut mentionner d’abord la lettre circulaire no 791/A/53 du Résident du Rwanda datée du 6 avril 1917. Elle émettait des sanctions contre les éleveurs dont le bétail aurait causé des dégâts aux cultures d’autrui. En 1926, l’autorité coloniale supprima la triple hiérarchie : le chef des cultures, le chef des pâturages et le chef

194 J.Adriaenssens., 1962, p.42. 195 H.Ruzibiza, 1976, p.106 ; Rapport sur l’administration du Ruanda-Urundi pour 1936, p.54-55

de l’armée sociale. La réforme se termina en 1931 et chaque entité régionale est gouvernée par un seul chef. Entretemps, l’administration avait supprimé les petits fiefs d’ibikingi de 25 contribuables : la mesure visait à établir un minimum de 100 contribuables qui formerait la nouvelle entité administrative de base, la sous-chefferie. Les plus favorisés parmi les chefs démis se sont retirés sur leurs meilleurs ibikingi. Les cultures obligatoires196, le reboisement et les superficies consacrées aux cultures industrielles197 ont repris aussi des terres appartenant aux ibikingi. Avant les réformes de 1926-1931, les ibikingi n’avaient pas l’ampleur qu’ils ont eue après ces réformes. Depuis cette époque, tout chef et sous-chef, généralement détenteur d’un troupeau de bovins, voulut se réserver des terres de pacage dans n’importe quelle région où il était nommé par l’administration. Ceci contribua à créer des enclaves ibikingi dans des régions qui, jusque-là, ignoraient officiellement cette institution. En 1957, sur les 46 chefferies, 40 connaissaient le système d’ibikingi alors qu’en 1926 tout au plus 25 de ces subdivisons territoriales connaissaient l’institution d’ibikingi198. En outre, après les réformes 1926-1931, les bénéficiaires d’ibikingi, en contact direct ou indirect avec le nouveau droit occidental, ont évolué vers une conception de propriété individuelle du pâturage. Tout détenteur d’un certain nombre de gros bétail souhaitait avoir son propre igikingi. Ceci eut comme conséquence la multiplication d’ibikingi favorisé par l’autorité coloniale et en partie par le clientélisme pastoral ubuhake ; car un riche détenteur de bovins suivant son patron chef ou sous-chef muté hors de sa région se voyait souvent doté d’un pâturage igikingi. Le Conseil supérieur du pays (CSP) évoqua les questions foncières dans ses 8e, 12e et 15 sessions. Il constitua une commission d’étude de droit foncier indigène sur les ibikingi et ibisigati. La commission se réunit à Nyanza dès les 22 et 23 août 1955 et mit au point des éléments de définitions qui allaient intervenir dans les débats ultérieurs. En mai 1958, le CSP s’était engagé à réformer l’institution d’ibikingi mais il était encore loin d’envisager à le supprimer. Donc un réformisme qui ménageait les intérêts des grands, appartenant ou assimilés à l’ethnie tutsi.

4.4.3. Ubukonde Jadis, lorsqu’un agriculteur décidait d’ouvrir des terrains pris sur la forêt, il se rendait dans la zone qu’il voulait occuper, accompagné de ses consanguins et sans demander l’autorisation ou la permission des autorités politiques. Il devait seulement, avant de défricher, se ménager la bienveillance des chasseurs Twa, les

196 Cultures imposéés par l’ordonnance-loi no 52 du 7 novembre 1924, abrogées par l’ordonnance législative no 347 AIMO du 4 octobre 1943. 197 Comme les caféiers dont les plants étaient estimés à 4.592.000 caféiers en 1934 198 B.Lugan, 1983, t.2., p. 547 ; J.N.Nkulikiyimfura, 1994, p.228.

maîtres de la forêt qui, en vertu de leurs droits de chasse, avaient droit à un tribut (urwugururo). C’est ainsi que, progressivement, des lignages se sont partagés, sans l’arbitrage d’aucune autorité, les zones forestières du nord du Rwanda199 où ils s’installèrent comme agriculteurs. Etabli définitivement à l’endroit qu’il avait borné et préparé pour la culture, le défricheur devenait umukonde, c’est-à-dire titulaire d’ubukonde ou titre de possession du sol. Le chef de lignage était le détenteur de ce « titre » pour sa communauté (sous-clan, umuryango ou inzu) ; il possédait le droit de propriété sur toutes les terres du domaine. Les membres du groupe n’avaient qu’un droit d’usage sur leurs terrains200. Le pouvoir central, d’une part, appréciant la valeur du défrichement et, d’autre part, se rendant compte que des hommes aussi autonomes ne pouvaient être aisément subordonnés201, accepta cette situation et fit des abakonde les dépendants directs du mwami au lieu de tenter de les soumettre aux autorités politiques locales. Le patriarche du clan défricheur acquit ainsi les droits d’une autorité politique locale qu’il cumulait avec ceux d’un chef de lignage. Aussi longtemps qu’il n’y avait pas de concurrence, il n’y eut pas de problème de propriété foncière. La situation changea et un système de clientèle foncière fit son apparition lorsque la zone forestière fut complètement défrichée ou du moins partagée et délimitée. Afin de pouvoir cultiver, les nouveaux venus, ne pouvant devenir abakonde, durent se soumettre au contrat d’ubugererwa coutumier, dont les caractéristiques sont :

• l’umugererwa donne à son umukonde une redevance à titre d’admission sur le terrrain (généralement des houes et des cruches de bière) ;

• il jouit en contrepartie d’un droit d’usage du terrain concédé, l’umukonde conservant la nue-propriété de cette terre ;

• l’umugererwa a l’obligation d’offrir à son umukonde de la bière après la récolte du sorgho ;

• lorsque l’umukonde a besoin de terres pour sa famille, il a le droit de prélever (gutora) des champs de culture dans la tenure qu’il a concédée.

Le contrat d’ubugererwa n’est donc pas une location, mais un contrat de concession-allégeance, l’occupant (umugererwa) devant, en plus de redevances, fidélité et dévouement à son patron foncier (umukonde) et celui-ci protection à son client. La comparaison avec l’ubuhake vient spontanément à l’esprit : les termes du contrat sont comparables mais l’objet est différent, la vache dans l’ubuhake, la terre agricole dans l’ubugererwa.

199 Ce mode d’occupation du sol ne se produisit pas qu’au nord car les mêmes formes d’ubukonde se retrouvent sur la Crête Congo-Nil et au Kinyaga également. 200 Cfr. J.Adriaenssens , Le droit foncier au Rwanda, Butare, 1962. 201 Maquet J.J. et Nayigiziki S., « Les droits fonciers dans le Ruanda ancien », in Zaire, XI, 4, 1957, pp.339-359.

En plus de l’ubugererwa coutumier, il y eut aussi de l’ubugererwa politique suite à l’extension de l’emprise politique et administrative du royaume central au nord dans les années 1920 grâce à l’autorité coloniale belge. Cette situation eut notamment pour effet l’immigration d’un nombre de Tutsi et de leurs abagaragu hutu et tutsi. La catégorie d’abagererwa politiques désigne les personnes installées par le pouvoir politique central sans l’accord de l’umukonde et sans tenir compte du droit lignager local. Les abakonde spoliés n’avaient aucun droit à des prestations et les abagererwa politiques n’avaient d’obligations qu’envers l’autorité politique, émanation du régime royal central. Ces autorités du pouvoir politique, installées sans l’accord des abakonde, installèrent à leur tour d’autres personnes en vertu, non d’un droit réel lignager, mais de l’autorité politique. Si l’ubukonde existait surtout dans les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi (plus particulièrement dans le Mulera, le Rwankeri, le Buhoma, le Bushiru, le Bugoyi et le Kanage), on le retrouvait également dans les préfectures de Kibuye, Cyangugu et Byumba. En 1957, 14 chefferies sur un total de 46, reconnaissaient l’existence du régime foncier de l’ubukonde202. Onze de ces chefferies se prononçaient contre ce régime le qualifiant de « forme arriérée de propriété de la terre»203. Alors que l’institution ubuhake avait été abolie en 1954 par le mwami Mutara III Rudahigwa, l’institution ubukonde, quant à elle, subsista. En 1960, plusieurs voix s’élevèrent contre les injustices causées par l’ubukonde envers les abagererwa. Dans la conjoncture politique qui prévalait alors, seules les autorités tutelaires pouvaient organiser un débat sur la question et prendre les mesures qui s’imposeraient. C’est surtout dans les territoires de Ruhengeri et Gisenyi que les abagererwa affirmaient que leurs devoirs étaient sans commune mesure avec les droits insignifiants dont ils bénéficiaient. Aussi, l’administrateur de Kisenyi (Gisenyi), à l’invitation du Résident spécial, le colonel Logiest, organisa-t-il des séances d’étude en vue de résoudre le conflit croissant entre les abakonde et les abagererwa. Au début de 1960, l’administrateur de Gisenyi, se référant à la lettre no 953/A.I. du 8/2/1960 du Résident spécial du Ruanda mit sur pied une « Commission foncière du territoire de Kisenyi »204. Celle-ci s’est tenue dans les bureaux du territoire sous la présidence de l’Administrateur de territoire. La composition des membres de la commission selon les chefferies se présentait comme suit:

202 Conseil Supérieur du Pays, P.V. de la 12ème session. 203 Voir aussi cas de Nyantango in I. Hitabatuma, Evolution de l’Ubukonde au Rwanda-Cas de Nyantago, Mémoire de Licence, UNR. 204 Doc. A0001, Résidence du Ruanda Territoire de Kisenyi, Synthèse traduite en français du Procès-Verbal de la Commission foncière du territoire de Kisenyi tenue à partir du 15 février 1960.

Bugoyi :

- Banzi Welars (hutu), mukonde et leader politique Parmehutu - Mannyori (tutsi), mukonde, représentant des Bacocori - Babonampoze (hutu), sous-chef, représentant des Bagererwa politiques

Kanage :

- Munyakayanza (hutu), représentant des Bakonde - Ngirumwami (hutu), idem - Rugwizangoga (tutsi), représentant des Bagererwa politiques - Bihira (tutsi), idem

Bushiru :

- Mabano (hutu), représentant des Bakonde - Byuma (hutu), idem - Sekimonyo (hutu), représentant des Bagererwa politiques - Nkuriye (hutu), représentant des Bagererwa

Kingogo :

- Maguru (hutu), représentant des Bakonde - Senuma (hutu), idem - Nkaka (tutsi), représentant des Ibikingi et Amasambu - Rwanyindo (tutsi), représentant des Bagererwa politiques

Conseillers :

- Nevejans, Adminstrateur territorial adjoint (A.T.A.) - Sebakiga, Agronome adjoint - Ndangamira, chef du Bugoyi - Mbaraga, chef du Kanage

Le but de la Commission était d’étudier les problèmes fonciers du territoire. Elle devait examiner les points ci-après :

- définition des termes umukonde, ubukonde, umugererwa, ubuletwa, isokanwa, ikoro, kwata, umukenke, amasambu, etc.

- étude des principes généraux, - définition des points de vue de chaque groupe d’intérêt, - examen de cas concrets, - proposition de solution de l’ensemble du problème foncier du territoire.

Après une longue discussion entre les membres de la Commission, les définitions suivantes furent adoptées :

Umukonde :

1) est le premier occupant qui a délimité et/ou défriché le terrain en pleine propriété,

2) celui qui a acheté un terrain (à qui ?), 3) celui qui a reçu l’ubukonde ou le terrain du Mwami et cela depuis plus

de…. Ans. Cette époque se situe avant le règne de Mutara II Rwogera, vers 1850),

4) celui qui reçoit un terrain ou ubukonde d’une autorité coutumière, dans les mêmes limites de temps.

Ubukonde : la propriété de la personne reconnue comme umukonde. Intore : champ obtenu du chef de la famille par l’autorité indigène en raison de son droit de commandement. Inkungu : un terrain abandonné complètement soit par la disparition totale d’une famille ou départ sans y avoir laissé un mandataire, que l’autorité coutumière de l’endroit peut remettre à une ou plusieurs personnes, désireuses de s’installer. Umukenke : un terrain appartenant à la communauté, mais à la disposition des éleveurs n’excluant pas le droit de culture à certains endroits, les autres terrains étant réservés comme kraals et abreuvoirs. Isambu : un terrain, se trouvant dans l’umukenke, qui après avoir été délimité par l’autorité indigène, devient propriété de l’occupant. Igikingi : un droit de pâturage accordé par le Mwami à un éleveur dans un umukenke ou isambu où les occupants, cultivateurs, ne sont redevables d’aucune prestation. Ububwiriza : un endroit de pacage accordé aux détenteurs du bétail propre au mwami. Icyatishwa : redevance coutumière saisonnière versée au profit du propriétaire par le locataire. Isokanwa : redevance coutumière convenue entre le locataire et le propriétaire. Après avoir arrêté les définitions des termes indiqués, l’assemblée se mit d’accord que l’étude des principes généraux devant régir l’institution ubukonde se fera par chefferie plutôt que par région ou par territoire. Ils procédèrent ensuite à la fixation du montant de rachat, en monnaie, des terres détenues en location par les abagererwa. Les travaux de la commission n’ont pas continué à cause des changements intervenus dans ces années-là. Dans la suite, l’ubukonde restera longtemps en vigueur en partie parce que les Abakonde bénéficiaires bloquaient toute initiative de réformer ce système.

4.4.4. Uburetwa L’Uburetwa consiste dans l’« obligation pour chaque homme de travailler deux jours par semaine (la semaine traditionnelle ne comptait que cinq jours) au service du chef politico-administratif et cela sans aucune compensation de quelque nature que ce soit. De toutes les formes d’exploitation qui ont caractérisé le Rwanda du XIXème siècle, l’uburetwa est l’institution la plus injuste et la plus détestée qu’a connue le peuple rwandais. Dans les années 1950, l’uburetwa a été présenté comme une des formes de l’exploitation des Hutu par des Tutsi dans le passé précolonial205 : une affirmation qui fait fi de la complexité des situations, comme nous allons le voir. Lors des rencontres organisées par la Présidence de la République au Village Urugwiro (1998-1999), l’uburetwa fut l’une des questions fort controversées par les participants.

4.4.4.1. Origine et nature de l’uburetwa L’uburetwa aurait été instauré par le Mwami Kigeri IV Rwabugiri dans les années 1870 et imposé aux cultivateurs hutu comme mesure de représailles suite à une défaite subie par ses armées lors d’une expédition militaire contre le royaume du Nkole et dont la responsabilité aurait été attribuée aux Hutu qui y participaient206. Une autre version affirme que uburetwa serait venu d’un favori de Rwabugiri, Seruteganya, chef de province de Bigogwe, qui a exigé de ses administrés des redevances en nature à l’instar des chefs locaux. Son exemple fut suivi par d’autres chefs et ainsi le système se répandit207. Selon J. Vansina, avant cette date, l’uburetwa désignait « les obligations de tenanciers fonciers envers leurs maîtres sur des terres de régime ubukonde ». Cette affirmation est contestée par des Rwandais selon qui l’institution uburetwa a été introduite par les colonisateurs et qui fondent leurs arguments sur l’origine étymologique du mot uburetwa qui viendrait des mots français l’état, ou de sa traduction en kinyarwanda, leta. D’autres de même opinion se réfèrent au verbe swahili kuleta (amener). Il s’agit en fait d’une étymologie populaire qui ne peut guère entrer en ligne de compte ici. En fait l’uburetwa est antérieure à la colonisation. L’usage de ce terme est antérieur à 1916, année de l’occupation du Rwanda par la Belgique. En effet, en 205 R.Bourgeaois, 1953, t.2, pp.84-85 ; D.Murego, La révolution rwandaise, 1959-1962, Louvain, 1975, p.249. 206 J.Rwabukumba et V.Mudandagizi, , « Les formes historiques de la dépendance personnelle dans l’Etat rwandais », in Cahiers d’Etudes Africaines, XIV, 1, no 53, p.22. 207 A.Pagès, « Au Ruanda. Droit et pouvoir des cehfs sous la souveraineté du roi hamite. Quelques abus du système », in Zaïre, 3, 1949, p.369.

1902, le Père A. Brard, fondateur de la première mission catholique du Rwanda à Save, parlant des catégories de Hutu, indiquait qu’il y en avait deux : ingabo et ibiretwa, c’est-à-dire les corvéables208. D’autres écrits ont également fait référence d’une façon ou d’une autre, à l’existence de l’uburetwa. A titre d’exemple, Czekanowski, en 1907, décrivant l’organisation sociale du Rwanda, mentionne parmi les quatre classes indiquées, la classe formée par les biletwa, « c’est-à-dire des paysans libres sans propriété foncière : ils travaillent la terre de la couronne et font 2 à 3 jours de corvée par semaine pour le chef de tribu… ». De son côté, Defawe, fonctionnaire belge de l’occupation militaire, note en 1920, que parmi les « Wahutu » on distingue deux sortes de catégories : les « Bagaragu » (clients pastoraux) et les « Biletwa »209. L’uburetwa fut décrié à la fin de 1940 par le Père A. Pagès, qui signale ubunetsi comme synonyme. Il est également connu sous le nom de ubutaka : abataka étant ceux qui y sont soumis, c’est-à-dire littéralement les hommes de la terre. Il semble que les abagaragu (clients pastoraux) ne devaient pas à cultiver pour leur chef étant donné que « le mugaragu est sorti du statut d’uburetwa », comme l’écrivait le Père L.Classe en 1916210.

4.4.4.2. Evolution de l’uburetwa L’uburetwa était directemenr lié à la terre et aux prestations foncières. En comparaison avec l’autre forme de clientéllisme, à savoir l’ubuhake, ce dernier semble avoir été relativement moins important que l’uburetwa211. Avant Rwabugiri, lorsque la terre appartenait à un lignage qui l’avait défichée, un individu d’un autre groupe pouvait demander et recevoir la terre de la part du chef de lignage. En retour, le demandeur fournissait des prestations en vivres (sorgho) ou boisson (bière de banane). Lorsque les représentants de la cour ou les chefs nommés par elle ont commencé à prendre le contrôle de la terre des différentes provinces du royaume, surtout pendant le 19e siècle, cet ancien modèle d’ubukonde a été la référence pour l’établissement de nouvelles relations socio-économiques.

208 Lettre manuscrite du Père A.Brard au Supérieur général des Pères Blancs, Issavi, 8 février 1902), Archives de la Mission Générale des Pères Blancs, (Rome), 98/523, cité par G. Mbonimana, « L’intégration politique face aux institutions « igikingi » et « uburetwa » sous le règne de Rwabugiri(1867-1895 »), in Rwanda, Identité et citoyenneté, Editions de l’Université Nationale du Rwanda, Butare, 2003. 209 Lt. Defawe, Eléments essentiels de l’organisation politique et sociale du Rwanda, Bruxelles, 9 novembre 1920 :Archives Africaines AI [4370] 6 bis, p.6. 210 L.Classe, L’organisation politique du Rwanda au début de l’occupation belge, 1916 211 C.Newbury, « Ubureetwa and Thangata », in La Civilisation ancienne des peuples des Grands Lacs, Karthala, 1981, p.139.

Durant le premier quart du 19e siècle, une nouvelle structure foncière fit son apparition, igikingi, ou domaine donné par le roi aux chefs d’armées, à ses favoris ou à ses représentants. Ces domaines étaient de deux types : certains comprenaient les pâturages seuls, d’autres comprenaient à la fois les pâturages et la terre. Au départ, les résidents d’un igikingi n’étaient pas tenus à des prestations en nature ou en services à l’égard de ces chefs. Cette situation a changé à la fin du 19e siècle. Le règne de Rwabugiri fut caractérisé par une extension interne et par un développement institutionnel. Les structures administratives ont augmenté et elles ont rendu plus grande la pénétration de l’Etat au niveau local. Avant, les chefs fonciers (abatware b’ubutaka) étaient désignés pour collecter l’impôt foncier (amakoro y’ubutaka) dans une zone géographie bien délimitée. Chaque lignage devait fournir régulièrement l’impôt royal. Dans les ibikingi, l’impôt transitait par le propriétaire. La transformation interne survenue durant le règne de Rwabugiri est l’augmentation du pouvoir de la cour. Cette dernière a envoyé beaucoup de délégués, même dans les régions qui jusqu’alors jouissaient d’une autonomie interne. Ces hommes du roi ont augmenté les prestations et même introduit de nouvelles. L’introduction d’uburetwa en est le résultat, car le chef a commencé à exiger des services et des prestations aux populations sous son autorité. L’extension des prestations à laquelle on assiste est étroitement liée à l’extension du contrôle de la terre par des chefs nommés par la cour ou liés à elle. Tous les Rwandais étaient concernés par les prestations (uburetwa). Les éleveurs tutsi devaient donner une vache chaque année au propriétaire d’un igikingi et des prestations en services comme réparer l’enclos de la résidence du chef. Les agriculteurs étaient soumis au travail manuel (cultiver). Contrairement à ce qui est souvent dit, tous les Hutu n’étaient pas contraints à uburetwa. Ce sont surtout les plus pauvres qui étaient concernés par les prestations d’uburetwa, ceux qui n’avaient pas de protection. C’est la raison pour laquelle beaucoup de Tutsi et de Hutu se sont engagés dans l’ubuhake, qui a connu une grande extension sous Rwabugiri et après lui. Car, les bagaragu n’étaient pas tenus à uburetwa. Avant Rwabugiri, l’extension du contrôle de la cour sur la terre ne concernait que le Nduga. Pendant son règne, ce contrôle s’est étendu aux nouvelles régions conquises jusqu’au niveau local. Les chefs locaux, représentants de la cour, ont vu leur autorité augmenter. Du point de vue des masses populaires, ce changement dans les structures administratives s’est concrétisé par l’augmentation des prestations d’uburetwa. Un point important à noter. Le système d’uburetwa était caractérisé par son manque d’uniformité. Le système d’imposition variait d’une région à une autre. Tout dépendant du niveau de contrôle du gouvernement central. A cause de cela, il y avait, dans le système d’uburetwa, beaucoup d’arrangements et une grande

flexibilité : deux caractéristiques qui ont été éliminées pendant la période coloniale.

4.4.4.3. L’uburetwa pendant la colonisation En optant de gouverner avec l’aristocratie tutsi, ou comme ils disaient « les dirigeants traditionnels », les Européens (allemands et belges) ont donné plus de poids aux délégués de la cour qui, à leur tour, ont multiplié les auxiliaires pour collecter et organiser les prestations en services et en travail. Les régions qui jouissaient d’une autonomie l’ont perdue au profit des chefs tutsi affectés par l’administration coloniale. En 1927, l’administration belge a réduit uburetwa pour chaque adulte mâle à un jour par semaine (de 7 jours). Le chef avait droit de bénéficier de 52 jours de travail non payé par an. Pour les Belges, cela représentait un progrès, car avant l’uburetwa était dû pendant 2 jours de la semaine traditionnelle (qui comptait 5 jours), soit environ 146 jours par an. En réalité, la nouvelle politique alourdissait davantage les charges qui pesaient sur les corvéables. Avant 1900, l’uburetwa avait comme base le lignage (muryango ou inzu) et son représentant pouvait s’acquitter de cette charge au nom de tout le groupe. Cette situation a changé avec l’érosion de l’autorité du groupe familial et de la solidarité qui le caractérisait avant la colonisation. La « rationalisation » d’uburetwa introduite par les Belges a fait qu’une obligation, assumée par un groupe, est devenue une charge assumée par un individu, mâle adulte valide. Autrement dit, l’uburetwa a touché plus de personnes qu’avant. En 1933, un autre arrêté royal a réduit le nombre de jours d’uburetwa : 13 jours par an pour le chef et 10 jours par an pour le sous-chef. Même les bagaragu, dans le cadre d’ubuhake, ont été contraints à fournir des prestations annuelles. L’administration coloniale a résisté à abolir l’uburetwa qu’elle considérait comme « prestations coutumières ». Pourtant la situation avait changée par les contraintes du système colonial. Ce dernier faisait appel au travail forcé (akazi) pour réaliser les infrastructures, introduire les cultures agricoles dont les produits étaient exportables (le café), lutter contre les famines par les cultures obligatoires, etc. Les corvéables ont beaucoup souffert de ces nouvelles demandes en augmentation. D’où l’impopularité d’uburetwa et des intermédiaires qui étaient chargés de l’imposer, le cas echéant par la force et la contrainte (ikiboko).

4.5. Organisation socio-politique du pouvoir au Rwanda : 1850-1950

4.5.1. L’administration depuis le règne de Rwabugiri jusqu’au début de la colonisation (1850-1897).

La date de 1850 est approximative, tandis que celle de 1897 correspond à l’année où un allemand, le capitaine Von Ramsay, remit à la cour du Rwanda un drapeau allemand et une lettre de protectorat, inaugurant ainsi le protectorat de l’Allemagne sur le Rwanda. La structure politique du Rwanda sous le règne de Kigeri Rwabugiri, reposait sur l’idéologie, l’armée, l’administration et les corporations. L’idéologie politique reposait sur quatre piliers de tout le système, à savoir la royauté conçue en termes de théocratie, la monarchie bicéphale (roi et reine mère), la conquête nécessaire destinée à étendre le Rwanda et le patriotisme constamment inculqué à la population à travers les institutions littéraires notamment. Comme tous les domaines s’imbriquaient, plusieurs institutions relatives à ces domaines renforçaient l’organisation politique et l’autorité du roi et de ses représentants. Parmi ces institutions, on peut signaler l’ubwiru (code ésotérique de la dynastie), ubuhake (clientélisme par la vache), ubusizi (poésie dynastique, vecteur important de la légitimité du roi régnant). L’organisation politique et administrative qui va devenir de plus en plus complexe au fur et à mesure que le territoire s’agrandit montre le roi choisi de façon héréditaire dans une même famille appartenant au clan des Abanyiginya. Il est entouré de représentants de grandes familles, mais les membres des diverses corporations de la cour exerçaient, la plupart du temps, des charges héréditaires. La succession à la magistrature suprême a souvent constitué un problème : on observe des guerres de succession et le vainqueur est exalté comme l’élu d’Imana (Dieu). Il est lui-même considéré dès lors comme n’étant plus homme, mais plutôt un imana (dieu par analogie). C’est le sens du poème intitulé « Umwami si umuntu ni imana » (Le roi n’est pas un homme, c’est un dieu). Il jouit donc d’un statut spécial : il commande tout le pays et tout ce qui s’y trouve. C’est en son nom que le pays est administré et toute autorité politique et administrative émane de lui. Il est le symbole de la nation, car capturer ou tuer un roi, c’est vaincre et soumettre son pays. Rwabugiri, pour prendre le contrôle de tout le royaume, a cassé pratiquement toutes les grandes familles (exécutions, destitutions, exils, d’une part, et nomination d’hommes nouveaux) et mené des expéditions militaires à l’intérieur

du pays pour briser toutes les résistances et dans pratiquement tous les pays voisins pour agrandir le Rwanda. Cependant les conquêtes engagées au nord et à l’ouest du pays furent éphémères en raison de la conquête coloniale de la région des Grands Lacs. C’est dans le cadre d’une administration fiscale, mais aussi destinée à préserver la paix, la sécurité, la justice et la prospérité qu’il faut placer les divers types d’entités administratives. Moins visible mais appelée à marquer profondément l’évolution du pays, l’influence culturelle de l’administration centrale a joué un rôle dans l’unification du pays : une même conception du monde, une même langue, un sentiment d’appartenir à une même patrie sont le résultat d’un long processus qui, plus tard sous le régime colonialo-missionnaire feront l’objet d’un plan minutieusement élaboré de transformation radicale. Les légendes, les contes, les récits populaires, la poésie, les devinettes, les chants, les danses, les institutions (tels que le mariage, le système éducatif), les croyances, les goûts, etc., procèdent d’une lente interpénétration entre l’influence de la cour et les apports des différents peuples intégrés.

4.5.1.1. Une administration essentiellement fiscale « Etre chef, c’est lever l’impôt »212. L’aspect fiscal de l’administration du Rwanda pré colonial a été souligné justement à la fin des années 1930 par Louis de Lacger à propos de l’administration des provinces213. Les chefs de province sont avant tout des gérants du domaine royal (u Rwanda rw’umwami) et « ses intendants et fermiers généraux », si bien que leurs circonscriptions sont des « collecteries » ou des « perceptions »214. Ainsi les résidences royales disséminées dans tout le pays avaient-elles un but politique et fiscal : l’ikoro (tribut royal) était acheminé à ces résidences dont la responsabilité incombait principalement à la femme du roi dans chaque cas. La diversité administrative au sein d’un Etat unitaire a été signalée par le même L.de Lacger :

« L’Etat au Ruanda, tel qu’il résulte de l’évolution historique, n’est pas un tout uniforme et homogène, comme il tend à l’être et comme il l’est devenu vers la fin. Ce n’est assurément ni une confédération d’Etats ni un Etat fédéral, c’est bien un Etat unitaire, mais entièrement centralisé »215.

212 L.Classe, 1922, p.685. 213 L.de Lacger, Ruanda, 1961, pp.120-122. 214 Ibidem, p.120. 215 Ibidem, p.115.

Dans la zone où prévalait l’institution ubuhake, l’administration des provinces était exercée par de grands chefs ou, dans certains cas, par des chefs d’armées. En dehors des provinces et des ingerero (camps de marches), le pouvoir des chefs était exercé par trois sortes de chefs : umutware w’ubutaka (chef du sol ou de l’agriculture) souvent hutu, umutware w’umukenke (chef des pâturages) généralement tutsi et umutware w’ingabo (chefs des guerriers), la plupart étant tutsi. Le cumul existait : au Buhanga-Ndara, Bikotwa (hutu) étant en même temps umutware w’ubutaka et umutware w’ingabo, tandis que dans la province d’Impala (Kinyaga/Cyangugu), Rwabirinda était umutware w’ubutaka et umutware w’umukenke. La plupart des régions récemment annexées était l’objet d’une sorte d’occupation militaire : Gisaka avec sa résidence royale de Sakara, le Bugesera, le Ndorwa avec la résidence de Gatsibo, etc. Dans la partie septentrionale du Rwanda, l’administration était généralement exercée par des chefs de lignages ou de clans, les chefs titulaires se faisant remplacer par des « représentants » (cas de Ruhanga, représentant Nshozamihigo dans le Murera). En ce qui concerne les entités claniques du Nord, les chefs de clans dominants, généralement appelés « abatware b’umwami » (chefs du roi) accédaient directement à la cour royale en tant que chefs sans passer par un intermédiaire. La plupart de ces chefs « étaient hutu, ils versaient le tribut au roi du Ruanda en signe d’allégeance »216.

4.5.1.2. Les enclaves ou lieux francs En plus des régions du centre, du sud, de l’est et de l’ouest du Rwanda administrées souvent par des chefs nommés par la cour, on retrouve des enclaves ou lieux francs qui témoignent d’une administration réellement diversifiée:

- les enclaves royales : à l’intérieur des régions du centre, du sud, de l’est et de l’ouest, le roi et la reine mère avaient en propre des entités territoriales dépendant directement de la cour (ibwami) : elles étaient confiées à des chefs responsables qui géraient le domaine au nom du roi ou de la reine mère ;

- les enclaves des fonctionnaires Abiru, gardiens du secret de la royauté : parmi les Abiru, il y avait des Tutsi et des Hutu ;

- la région du Bumbogo: elle jouissait d’un statut particulier dû à une antique tradition de cultiver et de fournir, de concert avec les abiru abatsobe, les céréales (éleusine et sorgho) destinés à la célébration de la fête nationale « umuganura » (fête de la moisson). En outre, cette région avait le privilège d’avoir une royauté qui, en raison de la culture et de la

216 Historique et Chronologie du Ruanda, p.124.

préparation des dites céréales, était étroitement liée à la royauté du Rwanda ;

- l’enclave du Bigogwe ou Bigogo ; - les royaumes du Bukunzi et du Busozo : les rois (abami) de ces royaumes,

dans l’actuelle province de Cyangugu, avaient des relations d’échanges économiques, échanges de cadeaux avec la cour du Rwanda. Ces royaumes jouissaient d’une autonomie relative du fait qu’ils étaient gouvernés par des rois « faiseurs de pluie » (abavubyi) ;

- l’île Ijwi : les résidences de Marambo et Ku Muyange étaient confiées à des femmes sous le règne de Rwabugiri ;

- le Mubari : territoire autonome et tributaire. Bref, une relative unité politique avec une administration non uniformisée, mais où l’on sentait la présence de l’administration centrale. On a affaire à une société tributaire plutôt qu’à une société globale. Le roi Kigeri IV Rwabugiri destituait n’importe qui et n’importe comment. Il abaissait les puissants sur simple dénonciation pour les remplacer par des gens du commun en raison de leur mérite, le client pouvant être hutu ou tutsi.

4.5.2. Quelques institutions importantes

4.5.2.1. Organisation militaire L’organisation militaire217 comprenait à la fois le recrutement, la formation militaire, la socialisation des recrues, la participation aux expéditions militaires, le partage des richesses et en particulier du butin de guerre et, enfin, la protection des membres de chaque formation. Toutes les armées relevaient du roi. L’appartenance à chaque corporation était héréditaire et les membres de chaque corporation provenaient de tout le territoire national. En principe cependant chaque homme adulte était appelé à défendre la patrie mais pour le recrutement des « soldats de carrière », c’est le chef d’umulyango qui désignait ceux qui intégreraient la corporation. Au début de chaque règne, il y avait la formation d’une corporation. On a retenu, en général, les noms des chefs de corporations ou ceux qui s’étaient particulièrement distingués sur les champs de bataille ou qui avaient réalisé des exploits qui s’imposaient à la mémoire. Enfin à chaque formation militaire correspondaient une ou plusieurs formations bovines. Dans « Les milices du Rwanda précolonial », 1963 (le terme « milice » n’a pas ici le sens négatif d’aujourd’hui), A.Kagame donne pour chaque milice : les circonstances de la création, les chefs successifs218 avec souvent leur histoire

217 Ibyivugo est un genre littéraire notamment attaché au secteur militaire 218 En principe, chaque corporation intégrait Batutsi, Bahutu et Batwa et l’histoire a retenu des noms de chefs appartenant à chaque composante de la population rwandaise. L’histoire a également retenu les noms de corporations uniquement hutu et twa.

personnelle (famille, nomination, destitution, exploits…), les rincipaux événements notamment les campagnes militaires, les destitutions, les intrigues politiques, les prestations vis-à-vis de la cour. De même dans « L’histoire des armées bovines dans l’ancien Rwanda », 1961, A.Kagame a recensé 126 armées bovines et 88 milices. Pour chaque armée bovine il donne : l’histoire de la création, ses chefs successifs avec leur histoire personnelle (provenance, circonstances de la nomination ou de la destitution éventuelle), la milice correspondante, les pâturages attribués et les prestations vis-à-vis de la cour.

4.5.2.2. Ubucurabwenge Ubucurabwenge, que l’on pourrait traduire littéralement par « forgeage de l’intelligence », désigne à la fois le texte même de la généalogie royale, l’organisation et la connaissance spécialisée de cette généalogie. Quant aux détenteurs attitrés de ce savoir, ils s’appellent « abacurabwenge » (littéralement « les forgerons de l’intelligence). Ils se recrutaient aussi bien chez les Hutu que chez les Tutsi. Le texte d’ubucurabwenge alignait les noms des rois et des reines mères et de leurs ancêtres. Pour A. Kagame ce texte est un « poème »219. Néanmoins, au regard des principaux critères littéraires permettant de qualifier un texte de poétique, celui en question n’a rien de poétique. C’est plutôt une liste de noms divisée en paragraphes qui se terminent tous par un leitmotiv. Le texte a été publié in extenso par A.Kagame dans Inganji Kalinga220. Il y a donné pour la première fois une liste générale des rois (noms dynastiques et noms personnes) et des reines mères, ainsi que les clans de ces dernières (voir l’extrait en annexe au chapitre). Personne ne saurait préciser quand l’instituion « ubucurabwenge » a commencé. J.Vansina, reprenant A.Kagame, écrit que « son élaboration ne date au plus tôt que de Mukobanya et fut parallèle à la création des premiers récits historiques officiels »221. Quant à la structure, elle se présente comme suit : transmis oralement sous une forme apparemment figée, le récit « ubucurabwenge » se présente sous la forme d’une suite de strophes qui sont chacune consacrées à un souverain, en commençant par le plus récent et en remontant jusqu’aux origines. Chaque strophe contient :

- le nom de règne du souverain et de la reine mère ; - les noms personnels que le roi et sa mère portaient avant leur

intronisation ; 219 A.Kagame, La notion de généalogie, op. cit., p.14. 220 A.Kagame, Inganji Kalinga, Kabgayi, 1943. Ce livre fut réédité à Kabgayi en 1959, pp.92-108. Un extrait traduit en français par l’auteur a été publié en 1959 dans La notion de génération, op. cit., pp.15-17. 221 J.Vansina, L’évolution du royaume rwanda, p.25 ; également A.Kagame, La notion de génération, op cit., pp.24,.26-27 : les deux institutions furent placées au rang de « fonctions publiques » à cette époque.

- la généalogie du clan de la reine mère servant à déterminer son clan ; - la généalogie et le nom du clan de la mère de la reine mère ; - chaque strophe se termine sur le même refrain : « ainsi donc les (ici le

nom du clan de la reine mère) engendrent les rois avec les Abanyiginya ». Ce dernier étant le clan d’où est issue la dynastie

Annexe

Le récit de l’ubucurabwenge (extrait)

1. « Uyu mwami twimitse ni Mutara, izina lye ali Umututsi ni Rudahigwa. Nyina ni Nyiramavugo, izina lye ali Umututsi ni Kankazi ka Mbanzabigwi ya Rwakagara, rwa Gaga lya Mutezintare wa Sesonga ya Makara ya Kiramira cya Mucuzi wa Nyantabana ya Bugirande bwa Ngoga ya Gihinira cya Ndiga ya Gahutu ka Serwega rwa Mututsi, akaba umukobwa w’Abega. Nyina ni Nyiranteko ya Nzagura ya Mbonyingabo akaba umukobwa w’Abashambo. Aho ga nyine, Abega bakabyara Abami n’Abanyiginya ! »

2. « Mutara ni uwa Yuhi ; izina lye ali Umututsi ni Musinga. Nyina ni Nyirayuhi ; izina lye ali Umututsi ni Kanjogera, ka Rwakagara rwa Gaga lya Mutezintare wa Sesonga ya Makara ya Kiramira cya Mucuzi wa Nyantabana ya Bugirande bwa Ngoga ya Gihinira cya Ndiga ya Gahutu ka Serwega rwa Mututsi, akaba umukobwa w’Abega. Nyina ni Nyiramashyongoshyo ya Mukotanyi wa Kimana, cya Kabajyonjya, ka Rwaka rwa Yuhi Mazimpaka, Umwami wa Rubanda, akaba umukobwa w’Abanyiginya. Aho ga nyine Abega bakabyara Abami n’Abanyiginya !»

3. « Yuhi ni uwa Kigeli ; izina lye ali umututsi ni Rwabugili, nyina ni Murorunkwere, wa Mitali, ya Cumu lya Giharangu, cya Mutima, wa Matana ya Babisha ba Samutaga wa Byunga bya Sagashya ka Sakera ka Sakayumbu ka Mwezantandi wa Ntandayera ya Mukono wa Mututsi , akaba umukobwa w’Abakono. Nyina ni Nyirangeyo ya Rukundo rwa Maronko, akaba umukobwa w’Abashambo. Aho ga nyine, Abakono bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

4. « Kigeli ni uwa Mutara, izina lye ali umututsi akaba Rwogera. Nyina ni Nyiramavugo, izina lye ali umututsi akaba Nyiramongi, ya Gaga lya Mutezintare wa Sesonga ya Makara ya Kiramira cya Mucuzi, wa Nyantabana (…), akaba umukobwa w’Abega. Nyina ni Nyiragahwehwe ka Minyaruko ya Kabeba ka Byami bya Shumbusho lya Ruherekeza rwa Zuba lya Gitore cya Kigeli Mukobanya, Umwami wa Rubanda, akaba umukobwa w’Abanyiginya. Aho ga nyine Abega bakabyarana Abami n’Abanyiginya!”

5. « Mutara ni uwa Yuhi, izina lye ali Umututsi akaba Gahindiro. Nyina ni Nyirayuhi, izina lye ali Umututsi akaba Nyiratunga lya Rutabana rwa Nyakiroli cya Makara ya Kiramira cya Mucuzi wa Nyantabana (….), akaba umukobwa w’Abega. Nyina ni Nyiramwami wa Shumbusho lya Muhoza wa Ruregeya, akaba umukobwa w’Abagesera. Aho ga nyine, Abega bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

6. « Yuhi ni uwa Mibambwe. Izina lye ali Umututsi akaba Sentabyo (…) ».

7. « Mibambwe ni uwa Kigeli, izina lye ali Umututsi akaba Ndabarasa. Nyina ni Nyirakigeli, izina lye ali Umututsi akaba Rwesero rwa Muhoza wa Ruregeya, akaba umukobwa w’Abagesera. Nyina ni Mboyire ya Rujuhe rwa Censha lya Nyirabahaya, akaba umukobwa w’Abahondogo. Aho ga nyine Abagesera bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

8. « Kigeli ni uwa Cyilima, izina lye ali Umututsi akaba Rujugira. Nyina ni Nyiracyilima, izina lye ali Umututsi akaba Kirongoro cya Kagoro ka Nyamugenda, akaba umukobwa w’Abega. Nyina akaba Nyanka ya Migambi ya Rukundo rwa Ntaraganda ya Nkomokomo, akaba umukobwa w’Ababanda. Aho ga nyine Abega bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

9. Cyilima ni uwa Yuhi, izina lye ali Umututsi akaba Mazimpaka. Nyina ni Nyirayuhi, izina lye akili Umututsi akaba Nyamarembo ya Majinya ya Byunga bya Bigilimana bya Sagashya ka Sakera ka Sakayumbu (…), akaba umukobwa w’Abakono. Nyina ni Nyamyishwa ya Musanzu wa Cyankumba cya Juru lya Yuhi Gahima Umwami wa Rubanda, akaba umukobwa w’Abanyiginya. Aho ga nyine, Abakono bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

10. « Yuhi ni uwa Mibambwe, izina lye ali Umututsi akaba Gisanura. Nyina ni Nyiramibambwe, izina lye ali Umututsi akaba Nyabuhoro bwa Rwiru rwa Rubona rwa Mukubu wa Mushyoma wa Bitungwa bya Nkona ya Ruhaga rwa Mutashya wa Gihumbi, akaba umukobwa w’Abaha. Nyina ni Nyiramugondo wa Muyogoma, wa Juru, lya Yuhi Gahima, Umwami wa Rubanda. Akaba umukobwa w’Abanyiginya. Aho ga nyine, Abaha bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

11. « Mibamwe ni uwa Kigeli, izina lye akili Umututsi akaba Nyamuheshera (…) ».

12. « Kigeli ni uwa Mutara, izina lye ali Umututsi akaba Semugeshi (…) ».

13. « Mutara ni uwa Ruganzu, izina lye ali Umututsi akaba Ndoli (…) ».

14. « Ruganzu ni uwa Ndahiro, izina lye ali Umututsi akaba Cyamatare (…) ».

15. « Ndahiro ni uwa Yuhi, izina lye ali Umututsi akaba Gahima. Nyina ni Nyirayuhi, izina lye ali Umututsi akaba Matama ya

Bigega bya Rushaga rwa Mutashya wa Gihumbi, akaba umukobwa w’Abaha. Nyina akaba Nyabyanzu bya Nkuba ya Nyabakonjo, akaba umukobwa w’Abongera. Aho ga nyine, Abaha bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

16. « Yuhi ni uwa Mibambwe, izina lye ali Umututsi akaba Mutabazi (…) ».

17. « Mibambwe ni uwa Kigeli, izina lye akili Umututsi akaba Mukobanya (…) ».

18. « Kigeli ni uwa Cyilima, izina lye akili Umututsi akaba Rugwe (…) ».

19. « Cyilima ni uwa Ruganzu, izina lye akili Umututsi akaba Bwimba. Nyina ni Nyiraruganzu, izina lye akili Umututsi akaba Nyakanga ka Tema lya Lima lya Bare lya Gongo lya Muzora wa Gahindiro ka Jeni, lya Rurenge, akaba umukobwa w’Abasinga. Nyina akaba Nyabitoborwa bya Muzora, wa Mushambo wa Kanyandorwa ka Gihanga, akaba umukobwa w’Abashambo. Aho ga nyine Abasinga bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

20. « Ruganzu ni uwa Nsoro, izina lye ali Umututsi akaba Samukondo. Nyina ni Nyiransoro, izina lye ali Umututsi akaba Nyakanga ka Gatondo, akaba umukobwa w’Abasinga (…) ».

21. « Nsoro ni uwa Samembe. Nyina akaba Magondo ya Mutashya umukobwa w’Abaha. Aha ga nyine Abaha bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

22. Samembe ni uwa Ndoba. Nyina ni Monde ya Gahutu ka Serwega rwa Mututsi, akaba umukobwa w’Abega. Aho ga nyine Abega bakabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

23. Ndoba ni uwa Ndahiro, izina lye akili Umututsi akaba Ruyange. Nyina ni Nyirandahiro, izina lye akili Umututsi akaba Cyizigira, akaba umukobwa w’Abasinga. Aha ga nyine Abasinga kabyarana Abami n’Abanyiginya ! »

24. Etc.

4.5.2.3. Ubwiru En 1947, A.Kagame a donné les grandes lignes du code ésotérique de la dynastie du Rwanda dont le texte complet lui avait été dicté par un collège d’abiru à la demande du Mwami Rudahigwa. Il ne pouvait pas publier ce texte avant la disparition des abiru qui le lui avait dicté. Kagame a réalisé deux copies dont l’une avait été déposé à la résidence du Mwami. C’est très probablement cette copie qui est tombée entre les mains de d’Hertefelt et de Coupez qui l’ont publiée en 1964. Institution à la fois religieuse et politique, l’ubwiru (secret de la royauté ou code esotérique) a joué un grand rôle dans la vie politique du Rwanda. A côté des rituels pour assurer la prospérité du pays ou écarter les malheurs, le collège des abiru était impliqué dans la publication (le choix ?) du futur roi et de la reine-

mère et dans la transmission de l’histoire officielle du royaume. Le respect des règles qui le régissaient (le recrutement, le fonctionnement…) a eu un impact positif sur la gestion de l’Etat. Ses membres provenaient de toutes les composantes de la population rwandaise.

4.5.2.3.1. Nature et contenu Ubwiru est la plus importante parmi les institutions subsidiaires de la royauté. C’est une institution ésotérique essentiellement politique dont le rôle était de préserver, adapter, présenter et glorifier la royauté « sacrée » sous forme de monarchie, la dynastie devant appartenir nécessairement au clan des Abanyiginya. Quant au terme umwiru (pluriel. Abiru), il désigne soit le « légiste-ritualiste » détenteur du code ésotérique de la monarchie nyiginya », soit le fabriquant de tambours, soit le tambourinaire officiel. La nature de l’ubwiru se manifeste à travers son contenu. Le contenu de l’ubwiru se présente comme suit 222:

- Irage ry’abami (les dernières volontés permanentes des rois) ; - Umurage w’ingoma (testament de succession au trône) ; - Inzira z’ubwiru (texte officiel figé du rituel) et - Intekerezo z’ubwiru (histoire et commentaire des trois titres précédents)

Le contenu des titres 1, 2 et 4 est inconnu du public pour le moment : aucun document dans les archives d’Alexis Kagame accessibles au chercheur à Butare. Seules sont disponibles les dix-sept voies (inzira z’ubwiru) fort heureusement publiées par Marcel d’Hertefelt et André Coupez223, alors que A. Kagame en avait signalé dix-huit. Ces voies ou « méthodes » d’accomplir les différents rites ont trait aux éléments suivants, d’après la classification de A. Kagame :

- Le trône (intronisation, compétition, feu), la vache (taureau du trône, peste, abreuvoirs) ;

- L’étranger (offensives, trophée, décoration des tambours régnants, cachette du roi, invasion) ;

- Les voies indépendantes (abeilles, chasse, deuil, obsèques).

222 A.Kagame, « Le code ésotérique de la dynastie du Rwanda », in Zaïre, 4, I, 1947, p.363. 223 M.d’Hertefelt et A. Coupez, La royauté sacrée de l’ancien Rwanda. Texte, traductioon et commentaire de son rituel, Tervuren, 1964. En 1968, A.Kagame a accepté de cosigner avec M.d’Hertefelt et A.Coupez une note qui permet ainsi de confirmer l’authenficité de ce document. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’agirait de la copie dérobée dans les archives du Mwami Mutara III Rudahigwa à une période non précisée mais qui devait se situer entre 1959 et 1962. A.Kagame lui-même et sans doute les rares abiru encore vivants à cette époque ont contribué à donner les clés de lecture de ce code qui autrement serait restée en grande partie hermétique. Apparemment les archives de A.Kagame sont restées intactes mais comme il est décédé brutalement et à l’étranger peut-être n’a-t-il pas eu la possibilé de révéler où il aurait caché certains documents délicats surtout après s’être rendu compte que des curieux indélicats avaient osé violer les archives du Mwami, archives dont aujourd’hui personne ne connaît la trace.

On voit clairement combien les préoccupations politiques et économiques étaient importantes, mais les domaines social, culturel et religieux couvraient toute la trajectoire du rituel royal. Au point de vue économique, on observe un grand intérêt lié aux activités d’antan : élevage, agriculture, chasse, collecte de miel. On pourrait dire par analogie que l’institution ubwiru contenait à la fois la loi fondamentale de la royauté, les lois et règlements ainsi que les rites propres à conjurer les malheurs réels ou possibles et à assurer la fertilité des champs, la fecondité des hommes et du bétail, l’annexion et la domination des pays étrangers par le Rwanda. Les acteurs sont les suivants : d’abord le mwami (roi), ensuite les abiru dont les rôles sont variés et hiérarchisés suivant les clans, les familles ou les lignages, enfin toute la population qui est conviée à participer de façon active aux rites d’Inzira ya Gicurasi (voie du deuil ou plus précisément, voie de la clôture du deuil national), d’Inzira y’umuriro (voie du feu) et d’Inzira y’umuganura (voie des prémices de l’éleusine et du sorgho) 224. En principe la fonction d’abiru était héréditaire, mais seuls pouvaient l’exercer les fils d’abiru présentés par leurs pères au roi et nommés par lui. Il ne suffisait donc pas d’être fils d’umwiru pour succéder automatiquement à son père. Les femmes n’avaient point d’accès à cette fonction. Une exception cependant dans l’histoire de l’institution : la nommée Nyiramuhanda, en raison du rôle qu’elle a joué dans la légitimation du roi Yuhi Gahindiro se vit accorder l’insigne privilège, en tant que femme, de compter parmi les abiru. Elle transmit cet honneur à ses descendants dont le fameux Kayijuka.

4.5.2.3.2. Evolution L’institution ubwiru telle qu’elle fonctionnait au début du XXe siècle est le résultat de toute une évolution225. Elle a été remaniée au fil des années afin d’être adaptée aux circonstances, notamment à la conjoncture politique. Les changements intervenus vont du règne de Ruganzu Bwimba à celui de Yuhi Musinga. Avant de signaler les différents faits qui marquent cette évolution, il faut rappeler que l’ubwiru est lié à Gihanga, un des personnages de référence dans les mythes et l’histoire du Rwanda. En outre, trois familles d’abiru les plus importants (les Abatsobe, les Abatege qui sont généralement considérés comme membres du clan des Abasindi, et les Abaheka du clan des Abazigaba) sont reliés à Gihanga. Celui-ci instaura, dit la légende, Rwoga, premier tambour à être le symbole de la royauté du Rwanda. On lui attribue entre autres l’invention du feu (umuriro wa Gihanga). 224 Sur cette évolution, voir A.Kagame, Inganji Kalinga, op cit. ; ID, Un Abrégé de l’ethno-histoire, op. cit. ; ID, Le code ésotétique, op cit. ; J.Vansina, L’évolution du royaume rwanda, op. cit.. 225 Sur cette évolution, voir A.Kagame, Inganji Kalinga, op. cit., ; ID, Un Abrégé de l’ethno-hisdtoire, op. cit., ; ID, Le code ésotétique, op. cit. ; J.Vansina, L’évolution du royaume rwanda, op. cit.

Ruganzu Bwimba a décrété, à la suite de l’affaire Robwa et Kimenyi Musaya, roi du Gisaka, que le clan des Abasinga ne donnerait plus jamais de reine mère à la dynastie des Abanyiginya. Cette décision d’exclusion socio-politique fut prise par Ruganzu Bwimba à l’encontre des filles du clan des Abasinga à cause du danger que sa mère Nyakiyaga, devenue reine mère sous le nom dynastique de Nyiraruganzu (Nyakanga) et issue de ce clan, venait de faire courir au Rwanda en accordant la main de sa fille Robwa au roi du Gisaka. Cyirima Rugwe interdit aux reines mères de se remarier. En effet, sa mère Nyakiyaga s’étant remariée avec son beau-frère Mwenda, celui-ci avait cherché alors à s’emparer du trôme et même, dit-on, à empoisonner le jeune Rugwe. En plus, il accorda à Cyenge, en récompense pour sa fidélité comme régent durant la minorité de Cyirima Rugwe, l’insigne privilège d’être « Président des Abiru » et « Gardien officiel du Tambour-emblème de la dynastie » (alors Rwoga, qui fut remplacé plus tard par Karinga). Cette dignité devait aussi revenir à ses descendants. La cour royale respecta toujours cette décision de Cyirima Rugwe, même lorsque Kigeri Rwabugiri voulut modifier cette coutume (voir plus loin ubwiru sous Kigeri Rwabugiri). Cyenge était membre du lignage des Abakobwa, descendant de Mukobwa, fils du roi Ndoba (9e membre de la dynastie selon la généalogie officielle). Enfin, la tradition des abiru affirme que Cyirima Rugwe érigea la dignité d’umwiru-roi de Nyamweru du clan des Abakono. Ce mwiru-roi reçut également la charge de conserver le « testament de succession », c’est-à-dire l’ordre selon lequel les clans « matri-dynastiques » dits « ibibanda » devaient fournir les reines mères à tour de rôle compte tenu de la conjoncture politique. Les clans ibibanda sont : Abaha, Abakono, Abega et, plus tard sous Cyirima Rujugira, Abagesera. Sous le règne de Kigeri Mukobanya., il y aurait eu l’intégration des Abatsobe dans l’ubwiru royal des Abanyiginya. Sous Mibambwe Sekarongoro Mutabazi, Yuhi Gahima et Ndahiro Cyamatare, il n’y aurait eu aucun changement. Ruganzu Ndori intronisa un nouveau tambour-emblème Karinga (signifiant « gage d’espérance »), destiné à remplacer Rwoga emporté par Nsibura, roi du Bushi, lors de la défaite et de la mort de Ndahiro Cyamatare à Rubi rw’i Nyundo dans le district actuel de Kibirira. On dit que Ruganzu Ndori fit tailler dans le même bois que celui de Karinga quatre autres tambours-emblèmes, considérés comme ses frères et destinés à lui succéder automatiquement un à un s’il venait à disparaître226. Mutara Semugeshi fut intronisé d’abord sous le nom dynastique de Bicuba ; il reçut ensuite celui de Mutara. Selon A.Kagame, Mutara Semugeshi aurait pris les décisions importantes suivantes concernant ubwiru :

- Mutara Semugeshi introduisit dans l’ubwiru la voie des abreuvoirs (inzira y’ishoka) que lui avait révélée le roi du Burundi Mutaga Nyamubu avec

226 A.Kagame, Histoire du Rwanda, Leverville, 1958, pp.29-30.

lequel il venait de conclure un pacte d’amitié (kunywana = conclure un pacte de sang) et de non agression (imimaro) à Nyaruteja au lieu dit « Mu Twicarabami » à Kigembe (province de Butare). La voie des abreuvoirs est destinée à faire prospérer les vaches du Rwanda ;

- Mutara Semugeshi « décréta que, désormais, le roi révélerait le nom de son successeur et ses dernières volontés à trois confidents, et non plus à un seul, pour ne plus connaître les ennuis que le roi avait eus au moment de son intronisation »227. Ces trois confidents devaient être un umutsobe, un umutege et un chef d’armée : « ceci en vue de diminuer l’importance politique de chaque famille d’abiru prise isolément »228 ;

- Mutare Semugeshi instaura la règle selon laquelle les noms dynastiques devaient suivre un cycle fixe. A cet effet, il en supprima trois et aux quatre restants, il ajouta le sien, celui de Mutara. Au second retour du cycle Mutara est remplacé par Cyirima. L’ordre du cycle se présente comme suit :

Premier cycle : Mutara, Kigeri, Mibambwe, Yuhi Second cycle : Cyirima, Kigeri, Mibambwe, Yuhi

- Mutara Semugeshi décida que ce sont les Abiru de Mutara qui indiqueraient les clans matridynastiques devant fournir les reines mères de tous les rois suivants du cycle. Par ce privilège accordé aux Abiru, il introduisit une règle favorisant la lutte entre les grandes familles aristocratiques (notamment Abega, Abakono et Abaha) pour s’assurer le contrôle du pouvoir par le truchement de leur fille, la reine mère. Mutara Semugeshi décéda près de Musumba au lieu dit « Gisozi » (environ 6 km au sud de Murambi, dit « Murambi w’Abatanazi » dans la ville de Gitarama). Une tradition émant d’Abiru b’umugogo (ritualistes préposés aux funérailles royales) affirme que Mutara Semugeshi fut inhumé à Rutare.

Concernant la suppression des noms dynastiques de Nsoro, Ndahiro et Ruganzu, les raisons sont les suivantes :

- Nsoro parce que porté également au Bugesera, royaume alors puissant gouverné par Abahondogo ;

- Ndahiro parce que son dernier titulaire Cyamatare avait péri dans des circonstances dramatiques et avait perdu Rwoga, le premier tambour dynastique (i.e. avant Karinga) ;

- Ruganzu parce que ses deux derniers titulaires, Bwimba et Ndori, avaient été tués par l’ennemi. Ce nom était donc vulnérable ou porte-malheur.

J.Vansina, quant à lui, affirme que la théorie des cycles des noms dynastiques date du règne de Cyirima Rujugira et fournit les raisons de son assertion : « Certains ont attribué cette innovation à Mutara Semugeshi mais en réalité cette refonte se fit du temps de Rujugira. En effet, d’une part, les noms de règne retenus comme valables à partir de la réforme ne comportaient plus celui de

227 Ibidem, p.33. 228 J.Vansina, L’évolution du royaume rwanda, op. cit., p.68.

Karemera, porté par Rwaka. En outre, Rujugira se trouva au Bwanacyambwe contrairement aux dispositions de la nouvelle idéologie. D’autre part, l’essentiel de la refonte dut être en place à la mort de Rujugira puisque son corps ne fut pas enterré mais conservé, boucané, à Gaseke, comme le prescrivait la voie de l’abreuvage. Enfin, Rujugira nomma lui-même un de ses troupeaux officiels Inturire en commémoration de la célébration de cette voie. C’est encore lui qui installa une armée au mont Rutare et y organisa un nouveau tombeau pour Mutara Semugeshi, en conformité avec une disposition du nouveau rituel associé à cette théorie du cycle des noms dynastiques. Or, le mont Rutare ne fut incorporé dans son royaume que vers le milieu ou la fin de son règne »229. Sous Yuhi Gahindiro, l’office d’ubwiru était en principe héréditaire et le nombre des Abiru fort limité. Depuis le règne de Gahindiro, l’habitude se généralisa d’en désigner un plus grand nombre. En effet, une épidémie avait failli faire perdre le texte entier d’une voie destinée aux rois portant le nom de Yuhi. Aussi Gahindiro décida-t-il de décupler le nombre des Abiru « pour ne pas s’exposer de nouveau à un semblable accident jugé irréparable et funeste pour le pays »230. On assista alors à une sorte de désacralisation de l’ubwiru. En effet, sous ce règne, « un umwiru n’était plus simplement un spécialiste religieux, mais avant tout un détenteur d’un statut politique supérieur. Cette désacralisation était inévitable à cause de l’accroissement en prestige et en prérogatives que les abiru semblent avoir réalisé, au moins depuis Semugeshi »231. Au début du règne de Yuhi Gahindiro, tandis que celui-ci était encore bébé (akiri umwana ukambakamba) et que le pays était placé sous la régne de Nyirayuhi Nyiratunga, il y eut une sécheresse qui provoqua la famine dénommée « Rukungugu ». La cour instaura dans l’ubwiru la voie de Rukungugu (inzira ya Rukungugu) destinée à conjurer la calamité232. Kigeri Rwabugiri priva l’umwiru du Karinga, chef du lignage des Abakobwa, de la préséance parmi les Abiru qu’il detenait d’office depuis Cyirima Rugwe ; il l’accorda aux Abatege, mais ceux-ci ne l’acceptèrent que par pure formalité, laissant les Abakobwa jouir, de fait, de cette dignité par respect pour la décision de Cyirima Rugwe. De même, après l’intronisation de Rutalindwa comme co-régnant sous le nom dynastique de Mibambwe et la désignation de Kanjogera, clan des Abega, comme sa reine mère adoptive (officielle), la mère de Rutarindwa, Nyiraburungu décédée étant du clan Abakono, certains Abiru auraient averti Rwabugiri du danger qu’il faisait courir au pays en donnant ainsi le pouvoir aux Abega, ceci d’autant plus que Kanjogera avait un fils, Musinga, qui pouvait devenir roi. Rwabugiri passa outre leur sage conseil. Par là il alluma l’incendie de Rucunshu. 229 J.Vansina, Le Rwanda ancien, op. cit., p.120. 230 A. Kagame, Le code ésotérique, op .cit., p.366. 231 J.Vansina, L’ évolution du royaume rwanda,op. cit., p.70. 232 A.Kagame, Inganji Kalinga, p.29.

C’est sans doute sous son règne que les Abiru décidèrent que le roi qui succédera au Yuhi suivant porterait le nom dynastique de Mutara et non celui de Cyirima comme le prévoyait le cycle, étant donné que Mutara Rwogera n’avait pas procédé à la célébration du cérémonial relatif à l’inhumation du cadavre boucané de Cyirima Rujugira. En effet, une règle d’ubwiru s’opposait « à ce que deux rois du nom de Cyilima célèbrent deux fois de suite la voie des abreuvoirs »233. C’est ainsi que Rudahigwa, investi par les autorités belges, reçut le nom dynastique de Mutara avancé par Mgr Classe qui en aurait été informé peut-être par un umwiru de confiance234. Lors de l’affaire de Rucunshu (1896) où périrent Rutarindwa avec sa femme et ses enfants (Nyamuheshera, Rangira et Sekarongoro), on s’écria en disant que les tambours dynastiques dont Karinga allaient périr dans les flammes. Kabare aurait déclaré : « haguma umwami, ingoma irabazwa » : l’important c’est le roi, le tembour, quant à lui, on le fabrique. C’était une véritable désacralisation du vénérable tambour Karinga. En 1925, sous le régime du mandat belge, le corps des abiru fut décapité par l’administration coloniale avec la connivence de Mgr Classe. Gashamura, fils de Rukangirashyamba et chef des abiru, fut exilé à Gitega (Burundi) où il mourrut peu après, tandis que son fils Rwampungu était récupéré et recruté pour l’école de Nyanza. Il fut baptisé en 1928 dans l’Eglise catholique. Les abiru ne disparurent pas pour autant. Certes, ils avaient perdu leur prestige et leurs privilèges. La destitution de Yuhi Musinga et l’intronisation de Mutara Rudahigwa en 1931 s’étaient effectuées sans eux. Nous les voyons cependant réapparaître au moins en deux occasions. A la demande du Mwami Rudahigwa, ils dictent en 1945 le code esotérique de la dynastie à A.Kagame qui respecta les exigences posées par le collège des abiru : ne pas publier le texte du vivant des abiru qui ont révélé le texte et ne pas publier en kinyarwanda la brève présentation que A. Kagame a rendue publique dans Zaïre en 1947. On revoit aussi apparaître les abiru à Mwima en 1959 : ils ont rappelé, selon la coutume et les prescriptions du code, qu’on n’enterre pas um Mwami avant d’avoir rendu publique l’identité de son successeur (nom civil et nom de règne). Kigeri V Ndahindurwa a été proclamé roi avant la mise en terre de Mutara Rudahigwa.

4.5.3. L’époque allemande : le régime de protectorat (1897-1916)

La dévolution du Rwanda à l’Allemagne dans le cadre du partage de l’Afrique remonte à la Conférence de Berlin (1884-1885)235. A l’époque cependant, la

233 A.Kagame, Le code ésotérique , op. cit., p.378. 234 Ibidem, p.378, note 26. 235 L’on se souviendra qu’à Berlin (1884-1885) il n’y eut pas de partage effectif de l’Afrique. On y a établi des principes d’occupation et de commerce (navigation sur les fleuves Congo et Niger, etc.).

contrée était à peu près « terra ignota » (une terre inconnue). Le Rwanda put, à plusieurs reprises, échapper au péril d’un morcellement qui le guettait de par les convoitises coloniales de Léopold II, roi des Belges. Le Rwanda fut « annexé diplomatiquement à la colonie allemande qui, en 1890, prenait officiellement le titre de Protectorat de l’Afrique Orientale allemande (Das deutsch-ostafrikanische Schutzgebiet ». Bien avant cette conférence internationale et cette dévolution, des explorateurs avaient essayé d’obtenir des renseignements sur le Rwanda. Ces derniers furent le fruit de voyages aux sources du Nil, organisés en premier lieu par la Société de Géographie de Londres dès 1856. Ainsi le premier groupe d’explorateurs qui s’intéressèrent au Rwanda, mais n’y pénétrèrent pas, est constitué de Burton, Speke et Grant, tous officiers de l’armée des Indes : ils parvinrent aux lacs Victoria et Tanganyika. Plus tard, en 1875, Stanley H.M, brûlant d’envie de pénétrer dans le Rwanda et essayant d’aborder le pays à partir de la frontière orientale (lac Ihema) de ce pays, fut accueilli par une volée de flèches. « Force lui fut de rebrousser chemin. L’impression que donnait son livre (…), c’est que le pays ne pouvait être approché qu’avec circonspection »236. L’occupation effective du Rwanda par l’Allemagne s’imposait. A cet effet, Oscar Baumann (1864-1899), philosophe et docteur en géographie de l’université de Leipzig, s’était engagé, en 1891, au service du « Comité allemand contre l’esclavagisme ». Envoyé au pays des Massai, il préféra explorer le Burundi pour y chercher les sources du Nil. Il passa du 11 au 14 septembre 1892 au sud du Rwanda, mais ne traversa pas le pays. Les quelques renseignements recueillis par lui sur place permirent d’affirmer que l’entrée et même la traversée du Rwanda ne se heurteraient guère à des difficultés insurmontables. Ensuite de quoi, le compte von Götzen, dans le but d’identifier personnellement la région, entama une expédition en 1894 au cours de laquelle il rendit visite à Kigeri IV Rwabugiri à Kageyo, colline située dans la province de Gisenyi : salutations et échanges de cadeaux, mais du côté de von Götzen satisfaction et démonstration de la force militaire dont il disposait, tandis que du côté de la cour de Kigeri IV Rwabugiri, surprise, étonnement, indignation, résignation et prise de conscience de l’infériorité militaire au Rwanda. Deux étapes marquent l’époque de la domination allemande, à savoir l’administration militaire et l’exécution du protectorat ou l’administration indirecte.

4.5.3.1. De la domination nominale à l’administration militaire (1897-1906)

La domination allemande revêtait, dans l’ensemble, un caractère tout particulier en raison de la façon dont elle s’est exercée. En effet, dans les débuts, l’Allemagne

236 L. de Lacger , 1961, p.350.

pratiqua une « politique d’attente » 237. C’est le 22 mars 1897 que le capitaine Hans Ramsay, chef de la « station Udjidji », établit des rapports politiques avec la Cour du Rwanda et ce de manière pacifique. Il parvint à conclure un pacte d’alliance avec un certain Mpamarugamba, cousin germain et sosie du roi Yuhi Musinga, et à lui remettre une lettre de protection et un drapeau allemand. Il prit ainsi possession du Rwanda pour l’empire allemand238. Tandis que le Rwanda était placé sous la domination allemande, Yuhi Musinga, représenté par Mpamarugamba, formulait de vives récriminations contre l’invasion du Rwanda par les militaires de l’Etat Indépendant du Congo (affaire de Shangi/Cyangugu où l’armée rwandaise fut vaincue). La cour espérait obtenir un certain appui contre les occupants de l’ouest du Rwanda et sans doute aussi contre l’une ou l’autre opposition intérieure. C’est qu’en effet le capitaine Ramsay disposait d’une force militaire appréciable : « le capitaine Ramsay, le lieutenant Fonck, le médecin capitaine Hoesemann et le sous-officier Ullmann qui visitèrent la cour royale (à Runda/Gitarama) accompagnés de pas moins de 112 askaris et 120 porteurs armés, ont alors été reçus avec peur et méfiance »239. Plus tard, lors de la visite du capitaine Heinrich Bethe (surnommé Gahiza à cause de son casque militaire), successeur de Ramsay, à la cour du Rwanda à Gitwiko (dans Gitarama), du 3 au 6 mars 1898, en compagnie du lieutenant von Grawert, du médecin Hoesemann, de l’infirmier Pfeuffer, avec 45 askaris et 145 porteurs, le chef de l’expédition parla lui aussi de « relations amicales » à Mpamarugamba240. C’est également en 1897 que fut fondée la « station militaire Usumbura » qui, peu à peu et jusqu’en 1907, eut compétence administrative aussi bien pour l’Urundi que pour le Rwanda241. La même année, après quelques altercations entre les Allemands et les militaires de l’EIC au sujet de la frontière orientale du Congo, des stations militaires (Regierungssitze) furent fondées par les Allemands: novembre 1898, station militaire de Shangi ; août 1898, station militaire de Gisenyi.

237 Une synthèse sur la domination allemande sur le Rwanda se trouve dans l’étude de Innocent Kabagema, Rwanda unter deutscher Kolonialherrschaft 1899-1916, Frankfurt am Main-Berlin, Bern-New York-Paris, Peter Lang Verlag, 1993 ; G.Honke, Die Etablierung der deutschen Kolonialherrschaft, inf. Honke et al., Als die Weissen Kamen, Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1990, pp.112-127> 238 D’autres dates concernant le début de la domination allemande sur le Rwanda ont été proposées par différents auteurs : 1884-1885 (conférence de Berlin), 1890 (Traité d’Héligoland), 1894 (visite du comte von Götzen chez Rwabugiri à Kageyo et en 1899). 239 Honke G., « L’établissement de la domination coloniale allemande », dans G.Honke et al., Au plus profond de l’Afrique, p.115. 240 G.Honke, art. cit. 241 R.Bindseil, Le Rwanda et l’Allemagne, p.1.

4.5.3.2. Exécution du protectorat : politique de l’administration indirecte (1906-1916).

En 1904-1905 éclata la révolte « Maji-maji »242 en Afrique orientale allemande. La répression fut très sanglante et discrédita, dans le monde « civilisé », la colonisation allemande. Cette révolte eut des répercussions: elle obligea le gouvernement de Berlin à procéder à la réorganisation de l’administration de ses colonies. Aussi, les commandants militaires des différents districts furent-ils remplacés par des civils, tandis qu’on créait le ministère des colonies confié à Dernburg, précédemment directeur général des Colonies au sein du Ministère des Affaires Etrangères d’Allemagne. C’est dans ce contexte que le 10 juin 1906 fut créé le protectorat sur le Rwanda séparé de l’Urundi. Le 15 novembre 1907, le médecin243 Richard Kandt (alias Kanayoge), allemand d’origine juive, qui avait sillonné le pays depuis 1898 se livrant à des études en naturaliste (botanique, géologie, etc.) fut nommé « Résident Impérial du Rwanda ». L’inauguration de la résidence eut lieu à Kigali en 1908, la localité étant choisie par Kandt lui-même comme chef-lieu de la « Résidence Impériale ». L’Allemagne adopta la politique de l’administration indirecte. Celle-ci consistait à administrer la colonie en s’appuyant sur les autorités indigènes, à savoir le mwami et les chefs tutsi. A cet effet, Richard Kandt se mit à soutenir et à renforcer l’autorité du mwami et des chefs. Néanmoins les autres Allemands, surtout les officiers qui oeuvraient dans le pays, étaient contre cette politique et « ne s’en cachaient pas » (Père Classe). Cependant dans la pratique quotidienne de l’activité politique, le point de vue de Kandt prévalait. Les points saillants de cette administration indirecte au Rwanda peuvent se ramener à ce qui suit :

1. soutien et renforcement du pouvoir du mwami, enle protégeant contre toute attaque ;

2. soutien de l’autorité du mwami Yuhi Musinga tout en sachant qu’il était considéré comme illégitime par certains Rwandais ;

3. soutenir et étendre le pouvoir des chefs tutsi, d’où la création à l’intention des enfants tutsi d’une école spéciale à Kigali en 1910, mais elle fut de courte durée ;

4. maintien des institutions sociales et politiques traditionnelles et se garder d’intervenir dans les questions « indigènes » de la vie quotidienne aussi longtemps qu’elles n’entravent guère l’administration européenne ;

242 En swahili, le mot « maji-maji » désigne la potion magique (eau) que les indigènes de quelques tribus de la Deutsch-Ostafrika, dont les Herero, buvaient pour se protéger contre les balles de fusils des Allemands. Au Rwanda les autorités militaires allemandes ordonnèrent aux Pères Blancs de se replier tous sur Save en cas d’extension de ladite révolte, afin d’être mieux protégés. 243 Reinhart Bindseil a souligné le fait que R.Kandt était médecin, mais n’avait pas fait de thèse pour mériter le titre de docteur comme c’était requis en Allemagne à l’époque.

5. protéger les missions chrétiennes ou plus précisément les missionnaires tant catholiques que protestants. Ce principe était la suite logique d’une déclaration faite en 1905 au Reichstag selon laquelle il fallait, dans les colonies de l’Empire, soutenir tous les missionnaires chrétiens, et gare à toute autorité impériale qui enfreindrait cette consigne !

De fait, les autorités allemandes ont mené des expéditions punitives dans le pays soit pour s’opposer à toute tentative de rébellion (en particulière en 1912 lors du soulèvement de Ndungutse), soit pour neutraliser les insoumis divers et les ramener sous l’autorité deYuhi Musinga, soit pour venger les missionnaires (cas de la répression contre la population du Murera à la suite de l’assassinat du Père Loupias par Manuka, neveu de Rukara, bien que les autorités allemandes reconnaissaient que ce missionnaire avait tort). Durant la première guerre mondiale, Musinga fit tout son possible pour apporter l’aide nécessaire à l’Allemagne en mettant à la disposition des militaires de l’Afrique orientale allemande ses guerriers armés de fusils (Indugaruga) et le ravitaillement en vivres244. Donc, entente et collaboration entre le roi Musinga d’une part, et le capitaine von Grawert (surnommé Digidigi : onomatopée reproduisant le bruit d’une mitrailleuse) et le capitaine Max Wintgens (alias Tembasi), commandant des troupes allemandes au Rwanda de 1914 et à 1916, d’autre part. Les Allemands perdirent la guerre, Kigali fut prise par les troupes belges le 11 mai 1916, Nyanza le 19 du même mois et Usumbura le 6 juin, tandis que Tabora tombait aux mains de ces mêmes troupes le 19 juillet 1916.

4.5.3.3. Bilan de la colonisation allemande au Rwanda Jusqu’en 1916, les Allemands s’étaient gardés de changer, en quoi que ce soit, les institutions indigènes245. Tel était le principe. Mais en fait, un grand changement politique était inévitablement intervenu : le Rwanda avait perdu sa souveraineté au profit de l’Empereur Wilhelm II. En 1907, à l’occasion de l’expédition scientifique conduite par le Duc de Mecklenburg, Musinga crut qu’il allait être supplanté par ce duc, perdant ainsi le tambour. En 1916, les Allemands étaient parvenus à

- « pacifier » le pays ; - protéger les missionnaires catholiques et protestants luthériens entrés au

Rwanda respectivement en 1900 et en 1907 ; - ouvrir le pays au commerce international, notamment par l’exportation

des peaux de vaches, si bien qu’en cette matière Kigali constituait, autour

244 Cette collaboration a été gratuitement niée par Alexis Kagame qui déclare que la cour du Rwanda a pris ses distances vis-à-vis des belligérants européens. Voir la correspondance de Musinga avec les militaires allemands (Archives à Bruxelles). 245 L. de Lacger, 1961, p.444.

de 1910, une plaque tournante entre l’ouest du Rwanda et l’Urundi d’une part, et Bukoba, d’autre part. Dans le secteur commercial, on observe la présence d’Asiatiques, l’introduction de l’économie monétaire (la roupie et le heller – amahera) par rapport au troc qui, cependant, subsistera longtemps ;

- mener des recensements pour exiger l’impôt de façon judicieuse (1912) ; - construire quelques pistes cyclables pour la communication ;

Au moment où les Allemands quittèrent le pays, ils étaient encore bien appréciés, dans l’ensemble, par la population246. Le roi Musinga, en particulier, garda une nostalgie spéciale pour ses amis, les Allemands, et ce jusqu’à ses derniers jours. Cependant c’est au cours de l’époque allemande qu’eut lieu la Conférence de Bruxelles, le 14 mai 1910. Cette conférence aboutit à un accord entre l’Empire allemand, la Grande Bretagne et la Belgique, accord qui fixa les frontières nord et ouest du Rwanda, mettant ainsi un terme au conflit frontalier du Kivu qui avait duré quelques décennies. Les protocoles de fixation des frontières furent mis en exécution par des commissions de délimitation et sur le terrain, les négociations se terminèrent en 1912247.

4.5.4. La période belge (1916-1962) La période belge comprend plusieurs éléments qui ont contribué à la transformation globale du Rwanda à la fois dans les domaines politique, social, économique, culturel et religieux. Dans les lignes suivantes, seuls quelques faits très importants seront évoqués brièvement. En plus, il est utile de distinguer clairement trois époques de toute la période belge, à savoir :

- l’occupation militaire (1916-1926) ; - le mandat (1926-1946) ; - la tutelle (1946-1962).

L’analyse succincte portera sur les deux premières phases de la présence belge, tandis que la troisième, à peine amorcée ici, ne sera abordée que dans la section relative à la seconde moitié du XXe siècle248.

246 Un phénomène mentionné également par l’historien français Robert Cornevin, à propos du Camerou et du Togo, contrairement au Burundi où un conflit armé avec le mwami a éclaté (R.Cornevin, Histoire de la colonisation allemande, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF 247 Pour plus de détails sur la question voir Paul van Vracem, La frontière orientale du Congo, thèse de doctorat en histoire, Université d’Elisabethville, 1958 (inédit) ; W.R.Louis, Ruanda-Urundi (1884-1919), Oxford, 1963 (étude basée sur les documents d’archives, notamment de Potsdam). 248 Pour une vue d’ensemble, voir F.Reyntjens, Pouvoir et droit au Rwanda. Droit public et évolution politique, 1916-1973, Tervurem, Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1985.

4.5.4.1. Régime d’occupation militaire (1919-1926)

4.5.2.3.3. Mainmise belge sur le pays dès l’occupation militaire en 1916 : organisation politique

Initialement, la Belgique n’entendait pas imposer aux Territoires occupés de l’Est africain allemand sa souveraineté. Au lendemain de la pénétration de ses troupes dans le Rwanda, la Belgique voulait d’abord occuper et administrer le pays en attendant l’issue de la guerre. Les Territoires occupés devaient servir de gage lors de pourparlers de paix qui s’ouvriraient après la guerre249. Aussitôt après la conquête du Rwanda au mois de mai 1916, les troupes belges furent remplacées par les troupes d’occupation. Le Haut Commandement militaire belge de l’Afrique orientale allemande occidentale (Ruanda-Urundi et une partie du Tanganyika) était confié au Haut Commissaire Royal, J.P.Malfeyt. Celui-ci était nommé par le roi des Belges et résidait à Kigoma. « Il correspondait directement avec le Ministre des Colonies à Bruxelles, sans dépendre du gouverneur général du Congo belge à Boma »250. Le Commissaire Royal avait pour mission de maintenir l’ordre et la sécurité publique sur l’ensemble des territoires et d’ « administrer ceux-ci pour le mieux en attendant la fin de la guerre et le futur traité de paix »251. Le 6 avril 1917, le major De Clerck (surnommé Majoro) fut désigné Résident du Rwanda. Avant cette nomination, depuis la prise de Kigali en mai 1916 jusqu’à l’arrivée de De Clerck, le 30 mai 1917, la responsabilité de la gestion du pays était exercée par les militaires. La Résidence du Rwanda fut divisée en trois secteurs en 1917 et à partir de 1921 en quatre « territoires » : le territoire ouest (chef-lieu Rubengera), le territoire du nord (chef-lieu Ruhengeri), le territoire de Nyanza (chef-lieu Nyanza) et le territoire est (chef-lieu Kigali)252. Cette division territoriale avait pour but de faciliter la mise en pratique des mesures d’ordre militaire relatives notamment aux réquisitions de vivres et aux levées de porteurs253. C’est en mai 1919 que le major De Clerck fut remplacé par F.Van Den Eede, premier résident civil belge. L’administration civile se maintiendra au sein d’un régime d’occupation militaire qui a pris fin pratiquement en 1926.

249 F.Reyntjens, op cit. p.35. 250 Ibidem, p,39. 251 B.Paternostre de la Mairieu, Le Rwanda. Son effort de développement, Bruxelles-Kigali, A. de Boeck-Editions rwandaises, 1972. 252 F.Reyntjens, op. cit., p.49. 253 E.Van Den Eede (résident du Rwanda), Note sur la situation politique actuelle du Rwanda, 26 juillet 1921, Archives Africaines : AE/II no 1847 (3288).

Dans l’organisation territoriale, il y a lieu de cibler quelques faits. Durant la guerre, le pays avait été divisé par les Belges en deux zones en vue du ravitaillement des troupes : la zone ouest et la zone est ayant comme chefs-lieux respectifs Gisenyi et Kigali. Il va sans dire que cette division territoriale ne tenait aucun compte de l’organisation territoriale précédente. En outre, il n’était pas question de consulter les autorités indigènes à commencer par le mwami Yuhi Musinga. Aussi « le manque de coordination de l’action des chefs de zone avec celle du mwami Musinga impliquait à terme le risque de la division politique du royaume »254. Et, comme le signale le Rapport annuel de 1920-1921, l’ « autorité du roi se ressentit particulièrement de cette mesure qu’aggravèrent encore les réquisitions militaires »255 auprès d’une population épuisée par la guerre et la famine Rumanura. A ces contraintes s’ajoutait la collecte de l’ikoro, tribut royal. Enfin, dès le début de 1917, les Belges furent placés devant cette situation : « la plupart des chefs Watutsi manifestèrent (…) des velléités d’indépendance qui menacèrent rapidement le Rwanda d’une complète anarchie »256. Le 6 avril 1917 fut édictée une ordonnance fixant l’organisation territoriale et administrative des territoires occupés. Cette ordonnance, qui supprimait les zones est et ouest du Rwanda, rétablissait l’ancienne subdivision territoriale, notamment la résidence du Rwanda comme au temps des Allemands. Elle précisait, en outre, le principe selon lequel les résidences du Ruanda et de l’Urundi devaient être administrées. Ainsi l’art. 4 de l’ordonnance stipule que : « Dans les circonscriptions constituées en sultanats, les résidents représentent le gouvernement d’occupation. Ils veillent au maintien de l’ordre et de la sécurité publique. Les sultans exercent sous la direction du résident, leurs attributions politiques et judiciaires dans la mesure et de la manière fixées par la coutume indigène et les instructions du Commissaire royal »257. L’année 1919 vit aussi la naissance des provinces unifiées gouvernées par des grands chefs. En effet, jusqu’à cette date, le commandement des chefs ne s’exerçaient pas sur des territoires d’un seul tenant : presque tous les chefs commandaient des collines (ou des parties de collines) disséminées dans les différentes provinces du pays. Dans la perspective d’une rationalisation de l’administration, l’autorité coloniale décida, en 1919, de « désigner, comme chef de province, le notable qui possédait le plus de biens personnels (surtout le bétail) dans la région ; celui-là commanderait, à l’avenir, outre ses propres collines, celles des autres chefs de province, tout au moins pour ce qui regarde ce que les indigènes appellent le « travail du gouvernement » : impôt, portage, travail des routes, etc. Il restait bien entendu que le « chef de province » n’avait pas le droit d’exiger, à son profit personnel, de prestations coutumières sur les

254 F.Reyntjens, op. cit., p.39. 255 Rapport annuel 1920-1921, p.11. 256 Idem. 257 Cité par Marzorati, Note pour le Commissaire royal, s.l.n.d. : Rwa (163)1917-1924 (Archives du Ministères des Affaires Etrangères. C’est nous qui soulignons.

collines dépendant coutumièrement de chefs résidant en dehors de la province »258.

4.5.2.3.4. Démantèlement progressif de la royauté : d’une royauté réelle à une royauté nominale (1917-1931)

A partir de 1917, Musinga fut sérieusement traqué par les autorités de l’occupation militaire259. En cette même année, l’administration était aux prises, entre autres, avec la terrible famine Rumanura : il s’agissait de la conjurer avec l’aide des missions catholiques, les seules présentes à l’époque (les missionnaires protestants de la Mission de Bethel avaient dû battre en retraite avec leurs compatriotes allemands). Dans le même temps, les relations des autorités de l’occupation avec la cour de Musinga étaient au plus bas. Certains Européens avaient été atteints d’une psychose d’empoisonnement : aussi des enquêtes furent-elles menées secrètement pour savoir si de fait Musinga s’employait à empoisonner les Européens. Des sanctions contre lui furent envisagées. A ce sujet F.Reyntjens écrit : « Le mwami Musinga fut accusé à un moment donné d’avoir voulu empoisonner le commandant de la zone est et plusieurs autres fonctionnaires belges. Le parquet de Kigali se saisit de cette affaire et arrêta plusieurs notables. Le substitut demanda télégraphiquement à l’auditeur général de Kigoma, le 25 mars 1917, autorisation d’arrêter Musinga. C’est alors que le Commissaire royal, le géneral Malfeyt, décida d’envoyer le major De Clerck comme résident »260. Une chanson composée en 1931 aussitôt après la destitution de Yuhi Musinga par les dames de la cour appelées Abaterambabazi et intitulée « Rugwizakurinda jyewe ndaciwe » évoque cette affaire de l’empoisonnement261. Aussitôt après son arrivée au Rwanda, le major De Clerck mena une enquête à la suite de laquelle il conclut à l’innocence du mwami262. L’évocation de cette affaire de l’hypothétique et imaginaire empoisonnement dont les Européens allaient être victimes, l’arrestation envisagée par les autorités occupantes contre le mwami du Rwanda ainsi que l’enquête judiciaire qui s’en suivit soulignent suffisamment la dure réalité de la perte de la souveraineté pour le Rwanda et mettent en évidence combien furent pénibles pour les occupés les relations avec les militaires belges. Dans la suite des mesures furent prises qui sapèrent progressivement les fondements de la royauté du Rwanda. Il s’agit des faits significatifs suivants :

258 Lenart, Réponse à la question no 10, Rapport de 1921/Administration de Nyanza, dans Papiers Derscheid (Bruxelles, Bibliothèque Africaine, microfilm). 259 Les items correspondant à différentes étapes de ce demantèlement ont été repris de G.Mbonimana, L’instauration d’un royaume chrétien au Rwanda (1900-1931), thèse de doctorat en histoire, Louvain-la-Neuve, 1981) par F.Reyntjens, op. cit., , pp.77-84. 260 F.Reyntjens, op.cit., p.79. 261 Extrait : « Si nishe igituku, sinaroze uwera. Nkabirota mba ndoga Karinga ». Traduction: « Je n’ai pas tué un Blan, je n’ai pas empoisonné un Blanc. Je n’y ai même songé, et je le jure par Karinga ». 262 F.Reyntjens, op. cit., p.79.

1) Suppression du droit de vie et de mort (1917).

Une des premières mesures que prit le Commissaire royal, en accord avec le gouvernement de la métropole, fut de dépouiller les souverains indigènes de leur droit inconditionné sur la vie et les biens de leurs sujets. Le ius gladii (droit du glaive) fut réservé au roi des Belges. Il ne restait au mwami qu’un titre et des honneurs. C’était en fait une déchéance à peine dissimulée. Musinga en prit pleinement conscience. Au major De Clerck qui venait de lui retirer ce droit essentiel à la magistrature suprême de la royauté, Musinga aurait déclaré : « Puisque je ne peux plus tuer selon mon vouloir, je ne suis plus roi ». Cette chute brusque et imprévue aviva leur regret de la perte de la protection allemande et leur désir de la voir renaître. Elle fut à l’origine de cette résistance têtue et sournoise qui provoqua, quinze ans plus tard, leur destitution et leur relégation263.

2) Déclaration de la liberté de religion (juillet 1917)

En juillet 1917, il régnait une grande entente entre le major De Clerck et les autorités religieuses catholiques, notamment Mgr Hirth et surtout son vicaire général, le Père Classe. Sous l’instigation de ces deux missionnaires, Musinga fut contraint par l’autorité coloniale de décréter la liberté religieuse qui avantageait les catholiques.

3) Atteinte au pouvoir judiciaire du mwami (1922)

L’idéologie monarchique avait inventé un qualificatif particulier destiné à inculquer la conviction selon laquelle le mwami est le plus intègre des humains, Nyamugirubutangwa (celui qu’on ne peut contredire). Car ses ordres et décisions sont justes et salutaires, tandis que ses sentences sont sans appel. En 1922, il fut décidé que « le mwami serait assisté dans ses fonctions judiciaires par le délégué du résident à Nyanza »264.

4) Limitation à la nomination aux commandements politiques (1923) En 1923, Musinga se vit notifier l’interdiction de nommer ou de révoquer à volonté chefs et notables dont les commandements relevaient de la cour ; les chefs de province, à leur tour, ne pouvaient plus nommer ni destituer leurs subordonnés « sans l’accord préalable de la résidence »265. La portée de cette mesure est claire. En effet, en intervenant de la sorte, l’administration belge devint petit à petit la source finale de l’autorité : les chefs et les cous-chefs n’étaient plus, en définitive, les subordonnés de Musinga mais ceux de l’administration mandataire266. 263 L. de Lacger., op. cit., pp.464-465. 264 F.Reyntjens, op. cit., p.79. 265 Ibidem, p.80. 266 Ibidem, p.80.

5) Abolition des institutions « ubwiru » et « umuganura » (1925).

Soit en disant « à raison de l’opposition obstinée de Gashamura à tout progrès et à l’ascendant illimité et néfaste qu’il exerçait sur Musinga », l’administration décida de reléguer à Gitega (Burundi) ce Gashamura qui était le président des Abiru. Gashamura était présenté, dans la littérature coloniale et missionnaire, comme un grand sorcier, ce qui n’était pas du tout le cas. Son fils Rwampungu fut placé à l’école des fils de chefs à Nyanza et en 1928 il fut baptisé dans l’Eglise catholique. Ainsi il n’y eut plus de successeur à la tête de cette institution importante. Dans le même temps, la résidence signifia à Musinga que le rite annuel de l’umuganura (fête des prémices) était désormais aboli. Deux piliers de la royauté venaient de s’effondrer. Ces mesures et décisions politiques, administratives et judiciaires sapèrent les fondements de la royauté. Celle-ci ne sera plus que nominale. A Musinga il ne resta plus que « l’ombre du pouvoir »267. En 1926, l’institution de la royauté était donc agonisante ; elle devait recevoir le coup de grâce en 1931, date de la destitution et de la relégation de Musinga à Kamembe (Cyangugu). Son successeur, Mutara III Rudahigwa, ne sera investi que par les Européens.

4.5.4.2. Le mandat (1926-1946) Après le régime d’occupation militaire, le Rwanda (tout comme le Burundi) vécut intensément le régime du mandat et fut uni administrativement à la colonie, le Congo belge. Durant cette époque, la puissance mandataire opéra des transformations importantes. Sûre de sa position et affermie dans ses droits et dans ses responsabilités surtout dès 1925, la Belgique exerça avec force et sans entraves sa souveraineté, limitée seulement par la Charte Coloniale et les principes du mandat. L’administration coloniale au Rwanda porta sa marque spécifique dont les principaux traits sont présentés par F.Reyntjens sous le titre de « principales tendances » qui sont les suivantes268 :

i. L’extension consciente de la sphère géographique de l’autorité centrale tutsi et l’instauration généralisée d’un système administratif uniforme :

ii. La substitution de la « trinité des chefs » (terre, bétail et armée) par un système où l’autorité était concentrée entre les mains d’un seul chef par entité géographique ;

iii. La détermination de l’exercice du pouvoir par les chefs et les sous-chefs dans des règles précises, élaborées pour atteindre les exigences de normes bureaucratiques ;

iv. La monopolisation, en principe, des commandements par les Tutsi ;

267 L. de Lacger L.,1961, p.526. 268 F. Reyntjens, op. cit., pp.111.

v. La stabilisation des fonctions, qui furent mises à l’abri de l’arbitraire de l’autorité coutumière supérieure, l’administration belge se réservant le droit d’intervenir ;

vi. La formation administrative « à l’européenne » des cadres coutumiers ; vii. La « salarisation » des revenus des notables ; viii. L’imposition, aux chefs et aux sous-chefs, de fonction bureaucratiques »

L’administration belge a ainsi introduit des changements importants à la fois structurels, fonctionnels et normatifs qui traduisent l’impact politique, social, culturel et économique de la mainmise coloniale sur le pays et plus précisément sur la population « indigène ». Les retombées de ces changements se vérifient, par exemple, dans le cas de la réforme administrative relative à l’abolition du système traditionnel de trois chefs sur une même entité territoriale.

4.5.2.3.5. La réforme administrative de 1926 : abolition de la triple hiérarchie des chefs

Cette réforme est aussi appelée « la réforme du Résident Mortehan »269. De quoi s’agit-il ? La réponse à cette question comporte deux aspects : d’abord ce qu’était l’administration traditionnelle avant cette réforme, ensuite sa nature et sa portée pour les Rwandais En dehors des zones d’enclaves administratives signalées plus haut dans le Rwanda précolonial, les provinces ou les districts traditionnels appelés « ibiti » (singulier « igiti) ou ibikingi (singulier Igikingi) « avaient à leur tête deux fonctionnaires nommés par le mwami »270 :

- le chef des terres (ou chef des cultures ou des cultivateurs), dit « umutware w’ubutaka » ou « umunyabutaka » ; en général, il était hutu et avait autorité sur tous ceux qui étaient tenus à l’impôt vivrier ;

- le chef des pâturages dit aussi « umutware w’umukenke ou umunyamukenke ou umutware w’Abatutsi », était généralement tutsi et était responsable des redevances relevant du gros bétail..

Le cumul des deux charges, quoique très rare, était possible : par exemple le cas de Rwabirinda qui était à la fois chef des terres et chef des pâturages de l’Impala et une partie du Cyesha autour des années 1900 avant sa destitution par la cour en 1905. A.Kagame précise que les Tutsi étaient plus prépondérants dans les zones à ibikingi (au point de vue pastoral et administratif) « tandis que les chefs patriarcaux des familles des Bahutu détenaient le monopole dans les régions

269 Pour plus de details sur cette réforme, voir Historique et chronologie du Ruanda, p.24; A.Kagame, Un abrégé de l’histoire du Ruanda, t.2, pp.183-189; F.Reyntjens, op. cit., pp.113-116. 270 F.Reyntjens, op. cit., 113.La traduction “chef du sol” pour umutware w’ubutaka et “chef du gazon” pour umutware w’umukenke est inadequate (voir A.Kagame, Le code des institutions politiques du Rwanda précolonial, Bruxelles, Institut Royal Colonial belge, 1952, pp.116-133).

montagneuses. C’est également dans les zones à ibikingi que les Batwa céramistes comptaient les sous-administrants de leur race »271. En plus du chef des terres (umutware w’ubutaka) et du chef des pâturages (umutware w’umukenke), il existait umutware w’ingabo, chef d’armée dont les prérogatives, liées à la formation guerrière qu’il représentait, s’étendaient à toutes les catégories sociales hutu, tutsi et twa. Il n’est pas possible de démonter tous les mécanismes qu’une telle organisation comportait. « L’organisation politique et administrative de l’ancien Rwanda comportait des éléments complexes qu’un étranger ne pouvait rationnellement comprendre, surtout en toute hâte, à cette époque-là »272. Certes, cette organisation administrative des trois chefs avait l’avantage de contrebalancer les pouvoirs des deux premières catégories de chefs, lesquels se contrôlaient mutuellement, tandis que le chef d’armée pouvait intervenir, en cas de litiges, en faveur de ses sujets en tant que guerriers. Mais la complexité du système était telle qu’elle ne pouvait pas aller de pair avec un organisation rationnelle du colonisateur. Aussi un changement structurel s’imposait-il d’autant que « la politique indigène » préconisée en 1920 par le Ministre des Colonies, Louis Franck, était d’administrer le pays avec les Tutsi.

4.5.2.3.6. Nature et conséquences de cette réforme administrative. Pour des raisons d’efficacité administrative et pour un contrôle total du pays, contrôle impliquant un changement évident d’allégeance, la résidence supprima les trois fonctions : elles furent fusionnées au profit d’un seul chef. « Le plus souvent c’était le chef d’armée qui reçut le commandement unifié et territorialement stabilisé, parce que la dénomination umutware (chef) tout court était comprise comme faisant référence au chef d’armée »273. Les conséquences de cette réforme quasi brutale et typiquement caractéristique de la domination coloniale sont considérables. F.Reyntjens porte le jugement suivant sur cette réforme: « Cette réforme fut d’une importance capitale et dépasse certainement les conséquences que les autorités belges avaient anticipées »274. Les conséquences peuvent être présentées positivement ou négativement. Au point de vue positif, la seule conséquence qu’on peut relever est un prélude palpable à une administration rationnelle. Il est vrai que l’unification administrative avait débuté en 1919, mais cette fois-ci, la réforme ouvre la voie à une organisation territoriale administrative moderne.

271 A.Kagame, Un abrégé d’histoire, pp.186-187. 272 Ibidem, p.183. 273 F.Reyntjens, op. cit., pp.114-115; A.Kagame, Un abrégé d’histoire, p.188. 274 F.Reyntjens, op. cit., p.115.

Quant aux conséquences négatives, les points suivants doivent entrer en considération275 :

1) Du fait de l’attribution de trois fonctions à une seule personne, celle-ci acquiert une importance, une force politique et une autorité inconnues auparavant chez un chef.

2) Les effets négatifs d’une bureaucratisation balbutiante, plus ou moins improvisée et qui va de pair avec la fonctionnarisation des autorités « indigènes » par l’administration mandataire.

3) La perte de mécanismes de défense pour les contribuables et l’aggravation de l’ubuhake qui, depuis lors, a pesé davantage sur les abagaragu et même sur les simples contribuables : pour échapper à l’arbitraire croissant des nouvelles autorités indigènes auxiliaires de la colonisation, les sujets pressurés par diverses contraintes coloniales cherchaient protection auprès des autorités indigènes, chefs et sous-chefs.

4) La bureaucratisation, la salarisation et la stabilisation des chefs indigènes produisent, à leur tour, les effets suivants : le chef et le sous-chef deviennent tout puissants vis-à-vis de leurs sujets et se connaissent par des liens de famille. Les populations deviennent « fichées » et figées.

5) « Les relations sociales entre les groupes ethniques furent fondamentalement affectées, dans le sens d’une évolution rapide vers un système plus autoritaire, centrée autour d’une seule autorité provinciale »276.

6) Le regroupement des entités territoriales administratives a écarté du pouvoir presque tous les chefs subalternes hutu : le monopole politique fut ainsi réservé exclusivement aux Tutsi277.

7) Enfin, cette réforme enleva au mwami son droit de contrôler l’organisation politique, administrative et sociale du pays.

275 Au sujet des effets négatifs de l’abolition de l’administration traditionnelle, voir A.Kagame, Le code des institutions, op. cit., pp.7-9. 276 F.Reyntjens, op. cit., p.115. 277 Le meme phénomène se produit au Burndi.

4.6. L’avènement des confessions religieuses et leur rôle dans la transformation des valeurs culturelles rwandaises

Il est courant d’entendre dire, comme le fit l'ancien archevêque de Kabgayi, Mgr Perraudin, que l'Eglise catholique a respecté les institutions traditionnelles qu'elle a trouvées en place278. Il y a aussi ceux qui insistent sur les progrès matériels et moraux réalisés grâce à l'action de l'Eglise279. La réalité historique est plus complexe et même sombre dans certains domaines. Les missionnaires étaient porteurs de nouveaux modes de penser, de vivre, de travailler, de croire, de communiquer, etc., qu’ils ont propagés. Ces nouveaux modes devaient nécessairement avoir un impact sur le politique, le culturel et l'univers moral traditionnel.

4.6.1. L’esprit de conquête et de domination des missionnaires

Les premiers missionnaires, catholiques et protestants, sont arrivés en Afrique et au Rwanda avec un esprit de conquête et de domination: un esprit repérable dans les stratégies de l'occupation de l'espace, le mépris affiché à l'égard des dominés, l'usage de la force et de la contrainte, la priorité accordée aux intérêts des dominateurs colonisateurs et missionnaires), etc. A la veille de l'indépendance les missions, surtout catholiques, dominaient tout l'espace national au moyen de centres d'importance inégale: postes de missions, succursales principales et secondaires, établissements scolaires, hôpitaux et centres de santé. Seuls quelques endroits étaient laissés aux Protestants et aux musulmans. Ces centres, auxquels il faut ajouter les centres administratifs, seront les principaux foyers de rayonnement de la nouvelle civilisation, autrement dit des pôles de diffusion de nouvelles idées, de nouvelles manières de vivre, de nouveaux comportements, de nouvelles manières de faire (par exemple la poste), etc., introduits par les colonisateurs et les missionnaires. De ces centres ils se diffusaient à l’intérieur du pays. L'agitation politique des années 50 sera aussi localisée dans ces centres et leur environnement immédiat.

4.6.2. Les missionnaires étaient marqués par leur temps et par leur milieu.

278 C’est la thèse de Mgr André Perraudin dans ses mémoires : Mgr A.Perraudin, Un evêque au Rwanda. Témoignages, Saint Augustin, 2003; voir aussi dans La Croix, 9 octobre 1995 ainsi que la déclaration du MDR en 1998. 279 Par exemple, in Urumuri rwa Kristu, no 30, pp.6-10.

Les missionnaires étaient à la fois religieux/chrétiens, compatriotes et complices dans l'entreprise coloniale. Le discours missionnaire est un discours pour l’Occident et pour la politique coloniale. L’Eglise catholique ne soutenait pas seulement la colonisation, comme on le dit couramment. Elle s’intégrait dans le programme de colonisation établi par les métropoles au nom de la civilisation. Elle était un des piliers du système colonial. Les principes d’évangélisation n’ont jamais supprimé véritablement les motivations nationales Avec les Belges, que les missionnaires catholiques prenaient comme des "alliés naturels" parce que ressortissants d'un pays dit "catholique", la concertation est devenue complicité dans la gestion. Des secteurs entiers de la vie nationale, tels que l'éducation et la santé, leur furent totalement ou partiellement confiés à leur demande ou par suppléance à la faiblesse du système administratif colonial. Le catholicisme devint en quelque sorte religion d'Etat et les Rwandais se convertirent souvent plus par convenance et pour obéir à un ordre venu d'en-haut (du colonisateur, de l'auxiliaire indigène, du missionnaire ou du parent) que par conviction. Le catholicisme devint aussi une religion massive ou sociologique, dans laquelle les manifestations extérieures et les oeuvres "entreprises pour Dieu" remportèrent sur les engagements personnels. Ce catholicisme fut présenté pendant longtemps comme le signe du progrès et l'idéal chrétien réalisé: le Rwanda a été qualifié par la presse missionnaire de "nation chrétienne", de "royaume chrétien" et même de "république chrétienne". Le génocide, et avant lui la 1re et la 2e république qui l’ont préparé, a apporté un démenti à toutes ces constructions idéologiques et théologiques qui cachaient leurs limites et leur nuisance.

4.6.3. Les missionnaires ont imposé leur vision du monde et de l'histoire.

L'anthropologie à laquelle se référaient les colonisateurs et les missionnaires avait érigé les différences raciales et culturelles en inégalités fondamentales. C'est à travers les lunettes de cette théorie de l'inégalité congénitale entre les races que la société rwandaise a été étudiée par les premiers ethnographes, dont la majorité était des missionnaires. Dans leurs affirmations ils ont fait en sorte que tous les Rwandais soient des étrangers dans leur pays: ils ont fait venir les Bahutu du Tchad, les Batutsi du Nord-Est de l'Afrique et les Batwa, considérés comme les indigènes mais sans aucune source pour le justifier, devaient désormais vivre dans un pays organisé par les deux groupes. Les élites rwandaises ont assimilé cette version. A titre d’exemple : « Les Tutsi, pasteurs arrivés au Rwanda il y a environ huit siècles, se sont imposés aux Hutu par toutes sortes d’alliances et de contrats : pacte du sang, mariage, contrat de clientèle. L’institution de la royauté vient couronner le système qui s’étendit par conquête à un vaste territoire de

plus en plus vaste. Les droits illimités accordés au roi aboutirent à l’évincement des Hutus de leurs anciens droits et à leur asservissement… »280. Certaines élites locales scolarisées on reconnu ce conditionnement. Ainsi A.Kagame dit à ce propos : « Notre pensée a été fondamentalement influencée : nous portons en nous l’empreinte belge…la Belgique est définitivement et irrévocablement mère de nos pensées, de l’expression de nos idées et de nos réactions tant intellectuelles que morales »281. Mais, dans ses publications ultérieures, A.Kagame fera preuve d’une grande émancipation par rapport à cette affirmation. Cette construction pyseudo-scientifique reste toujours la clef de lecture du passé pour certains Rwandais et partenaires étrangers. Pourtant elle a été contredite par les recherches scientifiques. Les nouveaux mythes créés (bantu et hamitique) servaient les intérêts et les objectifs des colonisateurs et des missionnaires qui avaient besoin d'un groupe dominant et historiquement légitimé pour gouverner et christianiser plus facilement. Ils utiliseront les mêmes mythes pour justifier leur changement d’alliances dès les années 1950.

4.6.4. Les missionnaires partageaient les préjugés sur les Noirs.

Le grand philosophe Hegel disait à ce propos: " Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline. Pour le comprendre, nous devons abandoner toutes nos façons de voir européennes. Nous ne devons penser ni à un Dieu spirituel ni à une loi morale; nous devons faire abstraction de tout esprit de respect et de moralité, de tout ce qui s'appelle sentiment, si nous voulons saisir sa nature. Tout cela, en effet, manque à l'homme qui est au stade de l'immédiateté: on ne peut rien trouver dans son caractère qui s'accorde à l'humain"282. Au Rwanda, le Père Brard (Telebura) disait qu'il ne fallait pas "chercher la grandeur morale chez les Noirs". Le Rwandais était pour lui, comme pour bon nombre de ses confrères, un être "naïf", "d'une intelligence grossière", ce qui est un signe d'un "péché particulier", "un être excessivement attaché à sa tradition

280 Stanislas Bushayija, in La Revue Nouvelle 1, 14è année, XXVIII, 12,1958 281 A. Kagame, « Ceux qui ont fait le Rwanda », in La Voix du Congolais, I, 5, 1945, 1943 282 Cité par Maniragaba Baributsa, Les perspectives de la pensée philosophique bantu rwandaise après Alexis Kagame, Butare, 1988, p.22.

(plus superstitieuse qu'historique), et un "paresseux par nature"283. La religion du Rwandais était aussi "naïve", marquée par le "matérialisme" et le "spiritisme" (il voit partout des esprits malfaisants). Bref, "tout y est enfantin, naïf, simple; c'est la crainte qui domine"284. Le missionnaire ne pouvait attendre rien de bon d'un être pareil. C'est pour cette raison qu'il a tout fait pour faire "table rase" de ses pratiques et de ses croyances pour créer une autre identité religieuse. La théologie missionnaire n'a pas échappé à ce schéma raciste. Cela transparaît dans la lecture biblique qui est à l'origine de la thèse de la malédiction des Noirs. Pour certains missionnaires, le sort des Africains était le résultat du péché de Cham, fils de Noé qui s'est rendu coupable de voir la nudité de son père (Gn 9,18-28). Depuis lors une malédiction pesait sur les descendants de Cham. L'infériorité des Noirs était de l'ordre ontologique.

4.6.5. La pratique de la table rase. Le christianisme missionnaire s'est présenté comme un absolu auquel il fallait adhérer et qui ne devait pas être souillé par des compromissions avec les croyances locales. Les convertis devaient renoncer à leur identité culturelle et manifester un zèle dans la chasse aux signes du « paganisme ». Pour cela tous les moyens étaient bons, même les plus injustes et humiliants, pour faire "table rase" de la religion et des valeurs traditionnelles, d'où la campagne de la chasse aux sorciers et aux guérisseurs traditionnels, la destruction des amulettes et de tout qui était en rapport avec le culte des morts (kuragura, guterekera et kubandwa), etc. Les catéchistes, les bakuru b’inama et les batware chrétiens ont joué un rôle important dans cette campagne. Le terme "Imana" fut jugé impropre à désigner le Dieu de la Bible à cause de ses multiples sens. Imana pouvait signifier la chance (kugira Imana), un animal divinatoire (poussin, bélier, agneau..), un arbre, une personne à cause de ses qualités morales (ni Imana y'u Rwanda). Les missionnaires catholiques ont imposé un mot swahili, moins souillé pour eux, celui de "Mungu" (dans certains textes "Mulungu"). Mais les Rwandais (et les Burundais) ont continué à utiliser Imana pour nommer l’être suprême. A cause de cette résistance populaire et des travaux de chercheurs rwandais285, le terme « Imana » a été réhabilité et utilisé désormais dans les textes religieux. Il faut préciser que beaucoup de missionnaires et leurs auxiliaires étaient de bonne foi. L'aliénation culturelle a été une arme préférée de la colonisation et de la christianisation. Mgr A.Bigirumwami s'en est rendu compte. A la veille de sa mort

283 P.Brard, Notes, 1902, pp.26-27; P.Classe, "A travers l'Afrique équatoriale", in Les missions catholiques, 1902, pp.437-438. 284 P.Brard, Notes, p.23. 285 Cfr les travaux de B.Muzungu, Mgr A.Bigirumwami, A.Kagame dont il sera question plus loin.

il a fait ce bilan poignant: "Je regrette d'avoir, pendant des années, propagé le christianisme en l'opposant à la religion traditionnelle. J'ai longtemps combattu la religion traditionnelle (...) sans avoir compris les raisons profondes de ce combat (…) Je regrette d'avoir, avec les autres, suspendu le christianisme dans les branches du paganisme comme on suspend une ruche dans les branches d'un arbre. Il est clair que dans ces conditions, l'arbre et la ruche ne peuvent communiquer"286.

4.6.6. Les changements Les changements intervenus et les résultats obtenus par le christianisme missionnaire sont considérables. Vu de l'extérieur l'objectif de "la table rase" semble avoir été atteint. Effectivement, les cultes institutionnalisés (comme le culte de Lyangombe ou de Nyabingi), ont beaucoup souffert, parce que visibles, de la répression coloniale et missionnaire. Les cultes familiaux, tels que « guterekera » ou « kuraguza », ont mieux résisté parce que, diffus dans le quotidien, ils étaient difficilement contrôlables. Ce que les missionnaires et les colonisateurs ont fait n'est pas totalement négatif. Ils ont été les pionniers du passage des langues et des cultures africaines de l'oralité à l'écriture. Les missionnaires ont déployé des efforts dans l'étude de la culture rwandaise. L'ambiguïté de cette entreprise réside dans le fait que ces efforts étaient destinés à établir des stratégies et des politiques pour mieux combattre ces cultures. C'est aussi un acquis positif qu'ils aient formé des Rwandais. Bien que confiants en la supériorité de leur "sainte religion", les missionnaires ont toujours redouté l'emprise des croyances traditionnelles sur la vie quotidienne des Rwandais. Le recours persistant à certaines pratiques de la religion traditionnelle à côté de la pratique chrétienne peut être interprété comme une forme de résistance ouverte à l’évangélisation. Les formes de résistance à l’évangélisation et à la colonisation ont été multiples : le roi Musinga est une illustration de cette résistance. En conclusion, on peut dire que :

- Le contact violent du Rwanda avec l’Occident a provoqué une rupture dans les modes d’être, de penser et de vivre dont on mesure encore mal l’importance et les conséquences.

- Le christianisme missionnaire, essentiellement extraverti, a créé une dépendance matérielle et spirituelle dont les héritiers des missionnaires ne parviennent pas encore à se libérer. Il a plongé la société rwandaise dans une crise grave qui dure toujours, parce qu’il l'a contrainte à un abandon

286 Mgr A. Bigirumwami, Umuntu, Nyundo, 1983, p.29.

progressif de son système de références économiques, culturelles et morales pour adopter un nouveau. Une greffe qui n’a pas tout à fait pris.

- Le discours missionnaire, par ses stéréotypes, son idéologie et ses mythes concernant le Rwanda, a transformé les valeurs et l’autochtone pour constituer une nouvelle mémoire/identité qui reste encore problématique. Les ruptures ont été si profondes au point que la synthèse culturelle est toujours flottante. La tragédie rwandaise de 1994 est une illustration de la désarticulation créée, entre autres, par une profonde crise culturelle.

- De nouvelles catégories identitaires furent introduites dans la mémoire collective: le hamite-bantu, hutu/tutsi/twa comme races, le discours qui met l’accent sur la responsabilité individuelle devant Dieu, la séparation du sacré et du profane sur la base d’une vision dualiste de l’univers jusqu’alors étrangère au symbolisme de la société du Rwanda pré-colonial, etc287. Le discours sur le génocide trouve sa forme structurante dans la philosophie manichéenne du prosélytisme chrétien.

287 J.Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 79.

4.7. L’évolution sociopolitique à partir des années 1950 dans le contexte national et international

La décennie qui commence en 1950 est riche en événements qui se sont succédés à une grande vitesse jusqu’aux violences à caractère ethnique de 1959 et à l’avènement du régime républicain en 1962. Ces événements ont beaucoup marqué les Rwandais et leurs souvenirs sont encore vivaces dans les mémoires collectives et individuelles. Il est par conséquent compréhensible que leur interprétation soit encore sujette à beaucoup de controverses.

4.7.1. Les enjeux à la veille de la décolonisation Après la deuxième guerre mondiale, le mouvement de libération des colonies a pris un grand essor. La nouvelle Organisation des Nations Unies (ONU) reconnaît le droit des Pwuples à disposer d’eux-mêmes. Les colonies et les territoires sous tutelle devaient être préparés à l’autodétermination et à l’indépendance. Cependant, l’évolution politique du Rwanda était jugée lente par l’ONU. Les observations des différentes missions de visite de l’ONU dans le territoire sous tutelle belge sont unanimes sur ce point. La mission de visite de 1948, tout en exprimant « son admiration pour l’action constructive des autorités tutélaires dans le domaine économique », se disait « frappée par le fait que l’évolution politique du Territoire était conçue comme un processus d’une lenteur extrême ». Elle a conclu son rapport en exprimant le souhait de voir s’accélérer le cours de cette évolution. La deuxième mission de visite de 1951 a fait remarquer que « l’évolution dans le domaine politique dénotait un retard ». La troisième mission de visite de 1954 a regretté que « le progrès politique soit relégué au deuxième plan »288. C’est dans ce cadre de préparation du Rwanda à l’autonomie que le plan décennal fut élaboré289. Ce plan qui visait principalement le développement socio-économique des populations du Rwanda et du Burundi comblait un vide parce que jusque-là le pays était géré sans une orientation précise. Dans le cadre de ce plan, beaucoup de réalisations furent accomplies dans plusieurs domaines, notamment dans celui des infrastructures de santé et dans le domaine agricole. 288 ONU, Mission de visite des Nations-Unies dans les Territoires sous Tutelle de l’Afrique Orientale (1957), Documentations officielles, 21eme session (30/01/1958), New York, 1958, p.2. 289 Plan Décennal pour le Développement économique et social du Ruanda-Urundi, Editions Vissher, Bruxelles, 1951. Pour l’évaluation des résultats atteints voir Chantal Kageruka, Analyse et critique du Plan Décennal pour le développement socio-économique du Ruanda-Urundi (1951-1961), Mémoire, Université nationale du Rwanda, Butare, 1999.

Mais le poids énorme que cette mise en valeur a fait peser sur les masses populaires, astreintes au travail forcé et à d’autres contraintes coloniales, explique en grande partie le grand flux migratoire vers les pays limitrophes, notamment les colonies britanniques, qui a marqué la décennie et la crise sociale à la veille de l’indépendance. Dans cette même perspective, les réformes politiques, initiées par le décret royal du 14 juillet 1952, ont donné lieu à une petite ouverture politique en permettant une certaine représentativité dans les conseils consultatifs créés au niveau des sous chefferies, des chefferies, des territoires et du pays (Conseil supérieur du pays). Mais en définitive, ces nouvelles structures, dominées par l’élite tutsi déjà privilégiée par le système, ne pouvaient que exacerber les frustrations parmi ceux qui étaient exclus par ce dernier, les élites hutu en particulier mais également une grande partie de l’élite tutsi. Ce n’est pas le fruit d’un hasard si le début du deuxième mandat de ces conseils (1956) correspond au début de la contestation politique. Enfin, la suppression d’Ubuhake, le 1er avril 1954, une réforme à laquelle le roi Mutara III Rudahigwa tenait beaucoup depuis 1948, eut un impact limité (voir le texte du décret en annexe). Certes, elle permettait aux contractants de se séparer en se partageant le bétail concerné par Ubukake. Mais elle laissait intact tous les problèmes des pâturages (ibikingi). C’est ce que disent ces habitants de Rusenyi (Kibuye) en ces termes : « bagabanye inka ariko ntibagabana ibikingi » (il y a eu partage du bétail sans partage des pâturages)290. Ces quelques cas relevés illustrent les contradictions dans lesquelles le système colonial belge a évolué. Dans le cas du Rwanda, on peut parler d’absence de volonté et de détermination, car la plupart de ces reformes, exécutées sans grande conviction, ont été imposées par l’ONU Au moment où les revendications sociopolitiques et économiques des élites rwandaises se faisaient pressantes, l'autorité coloniale pensait avoir suffisamment de temps pour préparer le pays à l'autonomie et à l’indépendance. Van Bilsen préconisait un plan de 30 ans pour l'Afrique belge au terme desquels ses territoires accéderaient à l'indépendance291. Les événements qui se sont succédés à partir de 1956 ont par conséquent pris la Tutelle au dépourvu. Du côté de la puissante hiérarchie catholique, l'émancipation politique des peuples colonisés était considérée comme un droit irrécusable dans certains

290 Entretien du 18 novembre 2004. Selon les statistiques des partages du bétail établies au 31 décembre 1956, les patrons (shebuja) ont demandé le partage de bétail plus fréquemment que les clients (abagararu) : 32.702 contre 31.858. Les partages demandés par les deux parties à la fois représentaient une faible proportion : 12.938 sur un total de 79.641 (Bourgeois R., L’évolution du contrat de bail à cheptel au Ruanda-Urundi, 1958, pp.36-39). Entre 1956 et 1958, le nombre de partages et le nombre de vaches partagées ont augment’e régulièrement (lire Nkulikiyimfura J.P., op. cit., p.256). 291 Van Bilsen, Vers l’indépendance du Congo-Belge et du Ruanda-urundi, Bruxelles, 1958, p.164. Le Père Van Wing, écrivant en 1954, plaçait cette échéance en 1974.

milieux ecclésiastiques. Les évêques du Congo belge et du Ruanda-Urundi ont affirmé, au terme de leur réunion ordinaire qui s'est tenue à Léopoldville du 21 juin au 1er juillet 1956, le droit des peuples de "prendre part à la conduite des affaires publiques" et "la primauté des intérêts des autochtones". Trois ans plus tard, les évêques du Ruanda-Urundi reprenaient la même idée en disant que l'Eglise respecte "les aspirations et les revendications légitimes des masses populaires, qui demandent que soient mieux reconnus leurs droits et leur dignité d'hommes et de citoyens et qui ne veulent plus d'une société basée sur le privilège"292.

Mais, pour ces responsables ecclésiastiques, certaines conditions d'y accéder étaient plus propices et acceptables que d'autres. Ainsi, le changement devait s'opérer d'une manière "progressive". En outre, les peuples émancipés devaient reconnaître "à l'Europe le mérite de leur avancement". Les évêques du Ruanda-Urundi ont repris cette idée dans leur lettre collective de 1957 en disant : "Les autochtones réclament de plus en plus, dans la gestion de leurs propres affaires, une part plus considérable. Loin de nous l'idée de les blâmer d'aspirer à des postes plus élevés dans l'administration et le gouvernement du pays. Cela ne signifie cependant pas que l'Eglise préconise des solutions brusquées à la manière de certains partis désireux de profiter des troubles qui en résulteraient pour imposer leur dictature et réduire la masse à un état voisin de l'esclavage"293.

Les évêques du Ruanda-Urundi ont revendiqué le droit d'intervenir dans le temporel "pour porter un jugement sur l'harmonie ou la disharmonie que présente telle doctrine ou telle attitude de caractère temporel avec la doctrine et la morale chrétienne". Ils ne cachaient pas leur inquiétude de voir l'oeuvre de l'Eglise catholique "ruinée par des institutions et des lois d'inspiration non chrétienne".294

4.7.2. La contestation des élites rwandaises

Comme partout sur le continent africain, les élites rwandaises, privilégiées ou non par l'autorité coloniale et par les missions, contestaient de plus en plus le régime politique en place au début des années 1950. La préoccupation de s'attirer les sympathies de cette couche sociale fut constante, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, surtout parmi les responsables de l'Eglise catholique du Rwanda. Ces derniers ont souligné à maintes reprises la nécessité d'influencer les évolués et de contrôler les courants d'idées qui les traversaient295.

292 Lettre pastorale des Ordinaires du Ruanda-Urundi, 25 août 1959. 293 Lettre pastorale des Ordinaires du Ruanda-Urundi, avril 1957 294 Lettre collective des vicaires apostoliques du Ruanda-Urundi, 25 août 1959. 295 Mgr Deprimoz in Rapport annuel du vicariat, 1945-1946, p.216; Théologie et Pastorale, no 2, 1957, pp.90-99.

Comme mentionné plus haut, ce sont les réformes introduites par le décret royal du 14 juillet 1952 qui, au point de vue politique, ont créé une plus grande effervescence parmi les élites. Ces réformes faites en principe pour permettre une ouverture démocratique, grâce aux organes "représentatifs" de la population (mis en place au niveau de la sous chefferie, de la chefferie, du territoire et du pays) ont provoqué le monopole de l’élite tutsi sur ces organes. Les corrections de 1956, par l'introduction du suffrage universel limité aux hommes adultes valides au niveau des sous chefferies, n'y ont rien changé. L'élite hutu obtint entre 30 à 80 % des suffrages dans les conseils des sous chefferies. Mais dans les échelons supérieurs ce fut le statu quo. Le pouvoir (auxiliaire) se concentra dans quelques familles tutsi tant dans l'administration296 que dans les nouveaux organes consultatifs. Les conséquences négatives de ces réformes mal conçues par l’autorité de Tutelle ont naturellement été mises sur le compte des autorités indigènes et seront exploitées par le courant politique « hutu » et tous ses alliés. Au début la contestation et les critiques n'affichaient aucune tendance ethniste ni raciste. Tout esprit ouvert au changement se serait retrouvé dans les analyses pertinentes des contradictions du système colonial. En 1946, A.Kagame dénonçait déjà le mépris des autochtones par les Blancs 297. L'élite hutu introduisit la carte ethniste en dénonçant les inégalités, les injustices, les abus du pouvoir, le système d'élections, le manque de liberté dans les conseils, la corruption dans les tribunaux, le statut d'infériorité de la majorité ethnique (au point de vue économique, social et politique), l'institution de l'ubuhake, la propriété des pâturages, etc298.

Le 22 février 1957, des membres du Conseil Supérieur du Pays (CSP) ont publié un document intitulé, "Une Mise au point" (voir le texte en annexe). Il était adressé à l'autorité coloniale. Selon le témoignage de M.Kayihura, l'abbé L.Gasore aurait été associé à l'élaboration de ce document. Les demandes exprimées sont: un système éducationnel plus développé (avec une université), accorder plus de pouvoirs au roi et au conseil supérieur du pays, élaborer un véritable programme de développement économique et social et supprimer le racisme (entre blancs et noirs)299. Le ton de ce document est conciliant et modéré dans la mesure où l'autorité de la puissance tutélaire n'est pas mise en cause. Ce texte demandait seulement que l'autorité coloniale s'exerce autrement, avec des Rwandais préparés à cet effet. L’allocution prononcée par le Mwami Mutara Rudahigwa à la réception du Groupe de Travail au CSP, le 29 avril 1959, va dans le même sens : « Je souhaite 296 31 sur 45 chefs (soit 68,5%) étaient des Banyiginya, le clan des Bega n'avait que 11,2% des chefs (soit 5 chefs). Ce qui fait que 80% venaient des familles dynastiques régnantes. Voir également J.J.Maquet, Elections en société féodale. Une étude de l’introduction du vote populaire au Ruanda-Urundi, ARSC, vol. XXI, Bruxelles, 1959. 297 in Grands Lacs, 15 mars 1946, p.34. 298 Voir J. Kalibwami, Le catholicisme et la société rwandaise (1900-1962), Présence africaine, Paris, 1991, pp.364-367. 299 C.S.P., Une mise au point (1957), dans Document ONU, T/402, Annexe II, New York 1958.

également et, je crois formuler en cela l’espoir de tous les Banyarwanda, que les changements qui nous seront proposés satisfassent chacun de nous ; que leur envergure, leur esprit généreux, leur caractère progressiste donnent à ce pays, en même temps que les structures modernes dont il a besoin, une paix sociale renforcée et qu’ils le conduisent vers des progrès toujours plus grands. Je pense pouvoir vous assurer, Monsieur le Président, que le Rwanda désire participer largement à la gestion de ses propres affaires et, prendre, le plus rapidement possible, la direction de ses destinées…. Je crois ce désir légitime et je souhaite que la Belgique, qui nous a déjà tellement donné, nous comprenne et nous aide à réaliser un Ruanda fraternel et prospère ». On peut dire qu’avec « la Mise au point », ce discours du Mwami a ouvert les hostilités avec la Tutelle et les événements qui vont s’accélérer à partir de 1959 semblent confirmer cette opinion.

La « Mise au point » n’a reçu aucune réponse officielle de l’administration belge à qui elle était adressée. La seule riposte est venue d’un groupe d’évolués qui s’identifia comme des « leaders hutu ». Ils publièrent, le 24 mars 1957, le document intitulé Le «Manifeste des Bahutu» ou «Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda »300 (voir le texte en annexe). Ce document fixa d’emblée le débat politique sur un seul aspect du différend colonial, celui des relations entre les Hutu et les Tutsi ou plus précisément l’exploitation des Hutu par les Tutsi depuis des siècles, oubliant complètement les nombreux problèmes politiques et socio-économiques partagés par la très grande majorité des Rwandais et surtout les responsabilités de la Tutelle et de l’Eglise catholique dans la cristallisation des rapports entre Hutu et Tutsi.

Ce document comporte des revendications justifiées relatives au monopole politique et socio-économique de l'aristocratie tutsi, à l’accès des Hutu à l'enseignement (surtout celui qui, comme le groupe scolaire d'Astrida, donnait droit aux emplois de l'administration), à la promotion de l'enseignement professionnel et artisanal, à l'amélioration des conditions de vie des masses paysannes, etc. Ses limites et sa nocivité résident dans l’ethnisation du débat politique qu’il provoqua et renforça à dessein301. Malgré cela, il bénéficia d’une très large diffusion dans les médias de l'Eglise catholique et il eut un impact plus grand que La Mise au point. En réalité le Manifeste des Bahutu est en quelque sorte une réponse à La Mise au point dont il prend le contre-pied. La Mise au point critique la Tutelle et se place dans le courant indépendantiste, le Manifeste 300 Le manifeste des Bahutu. Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda (24 mars 1957), Document ONU, T/1402, New York, 1958. Voir aussi dans les Dossiers du CRISP, Rwanda Politique, p.24. 301 Les reflexes ethnisants n'étaient pas le propre des seuls évolués hutu. Tous les lettrés rwandais ont baigné dans des stéréotypes pseudo-scientifiques sur le peuplement du Rwanda et les relations sociales entre les Rwandais (mythe hamitique et mythe bantou). Si certains évolués hutu les ont utilisés pour prouver la discrimination dont ils furent l'objet et plus tard pour exterminer les Tutsi, une partie de l'aristocratie tutsi en a fait autant pour justifier les privilèges dont elle jouissait (lire les deux écrits rédigés à Nyanza, l'un le 17, l'autre 18 mai 1958 et signés l'un par 12 "Bagaragu bakuru b'ibwami ", l'autre par 14 "Banyarwanda présents à Nyanza" .

loue la Tutelle et ramène les problèmes à l’opposition Hutu-Tutsi. Cette tactique réussira à merveille au courant ethniste et constituera le fondement même de l’Etat jusqu’au génocide et aux massacres politiques dont le point culminant se situe au printemps sanglant de 1994. Enfin, la proximité des dates de publication des deux documents (22 février 1957 pour la Mise au point et 24 mars 1957 pour le Manifeste des Bahutu) et leur contenu font nécessairement penser à une certaine parenté entre eux.

L'origine du Manifeste des Bahutu est toujours l'objet de controverses. Certains l'attribuent purement et simplement aux missionnaires. I. Linden qui, dans ses recherches, est fortement tributaire des sources et des interprétations d'un groupe de missionnaires qu'il appelle "sociaux démocrates", affirme que le chanoine Ernotte et le Père Dejemeppe ont participé à la rédaction du Manifeste302. René Lemarchand soutient que le document aurait été écrit par un missionnaire catholique303. D'autres, comme J. Kalibwami, l'attribuent aux véritables signataires304.

Quoiqu'il en soit, les signataires sont pour la majorité d'entre eux d'anciens séminaristes ( six sur neuf), qui fréquentaient la mission de Kabgayi pour des raisons d'ordre professionnel (employés de la mission) ou religieux, originaires de Gitarama (sauf deux, originaires de Butare, Gitera et Isidore Nzeyimana). Il est difficile d'imaginer que l'évêque et ses proches collaborateurs n'aient pas été mis au courant au moins, à défaut d'y participer, d'une initiative aussi importante entreprise par des employés et protégés de la mission305. Par ailleurs, certains termes de ce document se retrouvent dans plusieurs écrits coloniaux et missionnaires, notamment dans le mandement de carême de Mgr A.Perraudin de 1959 dont il sera question plus loin.

Ainsi on peut dire que, en 1957, deux conceptions sur l'avenir politique du Rwanda s'affrontaient. La première conception, représentée par le CSP, critiquait sévèrement la gestion belge du Rwanda. Elle demandait des réformes audacieuses en vue de préparer le pays à l'autonomie d'abord et à l’indépendance ensuite. La deuxième conception, représentée par quelques élites qui s’identifient par l'ethnie et l'exclusion du jeu politique, se félicitait de l'œuvre réalisée au Rwanda par la Belgique et stigmatisait les abus ou les injustices commises à l'encontre des Hutu par les Tutsi. Ces deux courants témoignaient ainsi de l'existence d'un désaccord profond. Ils montrent que l'existence d'aspirations

302 I. Linden, Church and Revolution in Rwanda, Manchester, Manchester University Press, 1978, p.249. Il existe désormais une version française de cet ouvrage (Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990), Karthala, 1999). L’auteur n’a rien modifié du texte ancien ni de son approche pro-missionnaire et ethniste des réalités rwandaises. 303 René Lemarchand, Rwanda and Burundi, Praeger Publishers, N.Y. Washington, London, 1970, p.108. 304 J.Kalibwami, op. cit., pp. 375 et 386. 305 Voir aussi Bernard Lugan, L’Histoire du Rwanda de la préhistoire à nos jours, Barthillat, 1997, p.374.

contradictoires pouvait, à défaut de réponse adéquate, se cristalliser en conflits ouverts.

4.7.3. La réaction de l’élite tutsi En 1957, l'autorité coloniale et les missionnaires étaient face à deux choix: la poursuite de l'ancienne alliance avec l'aristocratie tutsi en la conduisant à l'autonomie et plus tard à l'indépendance, ou la recherche de nouvelles alliances plus sécurisantes. Présentée au CSP pour la première fois, en février 1956, la question hutu-tutsi a été niée. Elle fut évoquée aussi en mai 1956 au Conseil du Vice gouvernement par A.Maus, un colon président de l’Union Eurafricaine306. Ce dernier proposait que les Rwandais et les Burundais soient représentés selon les "classes sociales" ou suivant les catégories Hutu/Tutsi/Twa, qu'il identifiait aussi aux "castes"307. Le Conseil rejeta à l'unanimité cette proposition, combattue surtout par le roi Rudahigwa et Mgr Martin (vicaire apostolique de Ngozi) parce que, disait le premier, il n'y avait pas des critères fiables pour déterminer avec précision ces identités, étant donné le brassage ethnique de la population rwandaise par les mariages. Dans sa réunion du 9 au 12 juin 1958, le CSP nia une nouvelle fois l’existence d'un problème hutu-tutsi et proposa même la suppression de la mention ethnique dans les documents officiels contrairement à la demande du Manifeste des Bahutu. C’est sans doute ici que l’élite tutsi, par manque d’expérience politique et pensant préserver ses privilèges, a raté le tournant décisif308. Rudahigwa était convaincu que la question hutu-tutsi était fabriquée de toute pièce par quelques agents européens de l'administration et un groupe de missionnaires. Pressentant le danger de cette politique de division, il mit en garde la population rwandaise contre ce piège et lui indiqua les véritables défis. "Le Rwanda, dit-il, est l'habitat d'un peuple homogène où les droits doivent être les mêmes pour tous et non pas un champ de querelles de factions raciales et sociales. Nous demandons à tous les Banyarwanda de ne pas se laisser gagner à la thèse fausse en droit et en vérité d'une scission existant au sein de leur communauté. Nous avons un but commun à poursuivre, le progrès du pays sous toutes ses formes et deux grands ennemis à combattre: la misère et l'anarchie"309. 306 Procès verbal des séances, réunions des membres du Conseil tenue à Usumbura, les 5,6 et 7 mai 1956, p.10. 307 Lettre de Maus au Vice-Gouverneur, 25 avril 1956. Signalons à toutes fins utiles que M.Maus qui avait pris faits et cause pour le camp hutu au Burundi, s’est suicidé à l’annonce de la victoire de l’UPRONA aux législatives de 1961. De même, le gouverneur J.P.Harroy qui avait soutenu sans réserve les mouvements anti-UPRONA a préféré quiter le Burundi en janvier 1962. 308 Certains ont parlé de « l’occasion manquée » (A.Gasana, entretien du……). 309 Temps nouveaux d'Afrique, 2 septembre 1956, p.8. En réalité, le mwami rejeta la façon d’aborder le problème tout en reconnaissant la nécessité de négocier le partage du pouvoir entre Hutu et Tutsi. Il nomma une commission composée de 8 Tutsi et 8 Hutu. Au cours des

4.7.4. La réaction de la Tutelle Lors de la 10e session du CSP (en juin 1958), le directeur provincial des affaires indigènes déclara, au nom du Vice Gouverneur, qu’il n'y avait rien d'angoissant ni dans l'état actuel de notre politique, ni dans la coexistence des Bahutu et des Batutsi". A propos des réclamations des leaders hutu il dit: "il s'agit là d'un problème de pauvres gens mais qui en soi n'en est même pas un, du moins quant à l'aspect dramatique dont on veut le revêtir"310. On peut dire qu'à cette date la Tutelle n'avait pas encore changé son alliance avec l'aristocratie tutsi. Le changement d’alliances intervint le 3 décembre 1958. En effet, c’est à cette date que le Vice Gouverneur, J.P.Harroy, dénonça officiellement la structure politique, sociale et administrative que la Belgique avait soutenue jusque-là. Il dit dans son discours au conseil général: "La question Tutsi-Hutu constitue un problème indéniable en ce pays d'inégalité des conditions (…). Il est un fait que le groupe social des Tutsi détient un pourcentage très élevé des postes officiels dont les titulaires peuvent se rendre coupables d'abus, et que d'autre part, le groupe des Hutu forme l'immense majorité des masses pauvres où se situent les victimes de ces abus"311. J.P. Harroy a avoué dans ses mémoires que ce fut une décision difficile et mûrie car « c’était la Belgique qui rejetait solennellement toutes les conclusions de Mutara de juin 1958 »312. Mais le Vice Gouverneur ne mentionna pas le mot « ethnie » ou « race » dans son discours : il parla de « groupe social Tutsi ou Hutu ». Il savait parfaitement que le problème n’était pas fondamentalement ethnique et qu’on ne pouvait donc pas généraliser en disant que tous les Tutsi étaient des riches dirigeants coupables d’abus. Il savait que la grande masse des Tutsi était pauvre313. Il n’ignorait pas

négociations les délégués hutu reçurent la remarque suivante de leurs mandataires : « nous ne vous avons pas envoyés négocier un accord, nous vous avons envoyés constater un désaccord » (Témoignage de Rwangombwa, chef et membre du CSP). 310 Déclaration de M.Guillaume devant les membres du CSP, in Les Rapports du CSP, Nyanza, 1957, p.8. A cette séance l’Eglise catholique était représentée par le Père Verleye 311 F. Nkundabagenzi, Le Rwanda politique: 1959-1962, Bruxelles, C.R.I.S.P., p.44. Les missionnaires ont mené une campagne auprès de la Métropole pour l'amener à opter pour le mouvement dès novembre 1958. Dans sa lettre au supérieur général du 17 janvier 1959, le Père Mosmans s'est attribué un grand rôle qu'il est difficile de vérifier. 312 J.P.Harroy, Rwanda. De la féodalité à la démocratie 1955-1962, Hayez, 1984, p.248. Le titre de ce livre montre que l’auteur évite d’impliquer la Tutelle dans la gestion de l’Etat rwandais : la page coloniale « honteuse » est en quelque sorte niée. F.Reyntjens fait remarquer à juste titre que « la Belgique opta pour un régime d’administration indirecte mais ses multiples interventions dans le système politique et social rwandais ont eu pour effet d’affaiblir ou d’annuler un nombre d’équilibres traditionnels » (Pouvoir et droit au Rwanda. Droit public et évolution politique, 1916-1973, Tervuren, Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1985, p.. 313 A ce propos J.P. Harroy dit dans ses mémoires : « On oublie que dans le conflit Hutu, il y avait cette disproportion : environ deux millions de Hutu contre une dizaine de milliers de cadres Tutsi,

non plus que tous les Hutu n’étaient pas de pauvres paysans, à commencer par cette élite hutu, qui constituait « un groupe marginal parmi les Hutu : fonctionnaires, artisans prospères, enseignants, en majorité mariés à des femmes tutsi »314. Il existait aussi une grande communauté hutu au nord du pays composée de riches propriétaires terriens dits « Abakonde ».

Le Vice Gouverneur disculpait ainsi la Belgique par rapport à son action coloniale, puisqu’il attribuait les abus et les erreurs commis à l'organisation politique et administrative traditionnelle. La Tutelle renonçait par la même occasion à son rôle d'arbitre pour engager un processus de décolonisation négocié par toutes les forces politiques en compétition. Le changement de camp de l’administration belge s’inscrivait dans la stratégie de vouloir préserver ses intérêts315. En effet, les leaders Hutu constituaient une autorité de rechange. Ils ne s’attaquaient pas à la colonisation, contrairement aux autorités traditionnelles. Ils ne dénonçaient pas l’exploitation coloniale qui pesait autant sur les masses Hutu que sur les masses Tutsi : les corvées, le fouet, le travail forcé, l’impôt, l’aliénation culturelle, l’exploitation économique, etc. L'ethnisation du débat politique était un moyen commode d'atteindre cet objectif dans la mesure où elle esquivait les problèmes cruciaux du moment et fixait l'attention sur un bouc émissaire: le "colonialisme indigène", celui des Tutsi pris comme un groupe monolithique d'oppresseurs de longue date des Hutu et d’étrangers. A ce propos le comité central du PARMEHUTU a publié un communiqué en 1960 disant : « Les populations du Ruanda-Urundi veulent leur indépendance ; (…) une indépendance qui lève les deux colonialismes que l’histoire a superposés sur les populations : le colonialisme des Tutsi et la tutelle européenne.. Quand ils (les Tutsi) disent représenter le Ruanda, ce n’est que

leurs véritables dominants et oppresseurs, ce qui laissait ou aurait pu laisser (sur la touche) un groupe de plus de 250.000 petits Tutsi, dépourvus de privilèges exorbitants à défendre, et souvent pauvres sinon très pauvres » (J.P. Harroy, De la féodalité…, p.248. 314 Aimable Ruzindana, L’Eglise catholique missionnaire et les débuts de la crise ethnique au Rwanda : 1900-1973, Mémoire, Université d’Ottawa, 2003, p.151. 315 Les milieux belges concernés par la question coloniale étaient divisés. Les uns optaient pour les autorités traditionnelles, lesquelles, pensaient-ils, une fois maîtres du pays, allaient forcément s’appuyer sur la Belgique. Ceux qui épousaient les idées de l’élite hutu se recrutaient principalement dans le milieu syndical du Parti Social Chrétien belge. Ce sont ces forces qui ont convaincu la métrople de changer le fusil d’épaule. Sinon rien ne prédestinait l’alliance de l’administration belge locale avec cette petite bourgeoisie hutu proche de l’Eglise catholique. En effet, la hiérarchie administrative du Ruanda-Urundi était à couteaux tirés depuis 1954 avec l’Eglise sur la question de la sécularisation des écoles. En outre, le Vice Gouverneur Harroy était un anticlérical qu’on traitait souvent de franc-maçon. Il avoua que, même après avoir adopté la cause hutu, il n’était toujours pas accepté parce qu’il était un libéral anticlérical. En 1959, Grégoire Kayibanda a profité de sa première rencontre avec le roi Baudouin, à Bujumbura, pour demander au souverain de le remplacer par un Gouverneur catholique (J.P.Harroy, De la féodalité, op. cit., p.341).

comme les Français représentaient leur colonie avant l’indépendance »316. A la commémoration du 10e anniversaire de l’indépendance du Rwanda, le 1er juillet 1972, le Président Kayibanda mettra encore une fois dans le même panier les deux étrangers, le tutsi et le blanc, qui avaient sucé le sang de Hutu317.

4.7.5. La position de la hiérarchie catholique

Il serait injuste d'affirmer en globalisant, comme certains l’ont fait que « l’Eglise catholique » représentée par sa hiérarchie, a été dès le départ adepte de l'ethnisme318. Elle était divisée sur ce problème. Seul un petit groupe de missionnaires, à la tête duquel se trouvait Mgr A. Perraudin, en a été l'initiateur et le propagateur. Mais ce petit groupe était tellement actif qu'il a pu rallier à sa vision les missionnaires réticents, l'administration coloniale locale, le Vice Gouverneur et le Ministère des colonies qui hésitaient au début, et mobiliser les médias locaux et métropolitains. Il a réussi également à diviser le clergé indigène. Mgr A. Bigirumwami (l’autre évêque que comptait le pays) fut, à l'instar du roi Rudahigwa, un adversaire de l'approche ethniste des réalités rwandaises. Pour lui, le fond du problème était "le fait que, vu l'évolution du Rwanda, beaucoup de personnes, Bahutu, Batutsi, sans doute aussi des Batwa, voudraient prendre une part active, effective, aux affaires politiques, sociales et économiques du pays (...). Il faut considérer les faits, et à partir de ceux-ci, émettre des solutions dénuées de passion (...). L'évolution très rapide que traverse notre pays ne doit et ne peut pas nous aveugler au point de méconnaître des réalités, telles que sont les différences sociales et économiques"319. Cette analyse sociale, plus dynamique et basée sur les faits, a été combattue par les tenants de l'analyse raciale. Ces derniers ont toujours considéré l’évêque de Nyundo comme un Tutsi parmi les autres Tutsi, incapable de neutralité dans l’analyse des réalités nationales du moment320. Par contre son confrère, Mgr A.Perraudin est intimément lié à la "révolution hutu" de 1959. Le vicaire apostolique de Kabgayi publia, dans des moments délicats, sa fameuse lettre pastorale de carême du 11 février 1959 dans laquelle il affirmait à propos de la question ethnique: "Il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées (…). Dans notre Rwanda (…), les richesses d'une part et le pouvoir politique et même judiciaire d'autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d'une même

316 Appel pathétique du Ruanda, 8 mai 1960 : il fut signé par six dirigeants de ce parti, dont Grégoire Kayibanda. 317 Ingingo z’ingenzi mu mateka y’ u Rwanda. Imyaka icumi y’isabukuru y’ubwigenge : 01-07-1962 – 01-07-1972. Ibiro by’amakuru muli Prezidansi ya Repubulika, p.3. S.Sebasoni présente cet opuscule qui était vendu sous le manteau uniquement aux Hutu et aux étrangers comme « le catéchisme d’une république ethnique » (S.Sebasoni, Les origines du Rwanda, L’Harmattan, 2000, pp.148-149. 318 Par exemple La Revue Nouvelle, juin 1958, cité par P.Overbeke, op., cit., pp.348-349. 319 Témoignage chrétien, 5 septembre 1958. 320 Voir les mémoires de Mgr Perraudin, op. cit.

race"321. C'est cette analyse qui s'imposa et qui inspira les choix et les pratiques politiques de la Tutelle à la veille de l'indépendance et des régimes politiques post-coloniaux322. Les prises de position de Mgr A.Perraudin ont étonné plus d'un observateur à cause des rapports très étroits qu'il entretenait avec le roi et l'aristocratie avant 1959323. Ce qui explique en partie la virulence des attaques personnelles et de menaces (il a failli être lynché par la population à Gahini) dont il a été l'objet de la part de la cour et l'Union nationale rwandaise (UNAR), mais aussi de la part des concurrents confessionnels, surtout les musulmans et les Anglicans. Dans son discours de sacre épiscopal, le 23 mars 1956, Mgr A.Perraudin ne s'est pas présenté comme un "révolutionnaire" qu'il est devenu abusivement dans la suite par la propagande missionnaire. Il s'inscrit plutôt dans la ligne de conduite de ses prédécesseurs de coopération franche, loyale et même intime avec le pouvoir politique: "Quand le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel s'entendent, le monde est bien gouverné; au contraire, lorsqu'ils sont en désaccord, non seulement les petites affaires ne se développent point, mais les grandes périclitent misérablement"324. Il se référait au pouvoir en place et non pas à celui qu'il allait contribuer à instaurer dès 1959. Comment expliquer le changement radical de Mgr A.Perraudin ? A quand remonte-t-il ? Ce sont des questions auxquelles il est difficile de donner une réponse faute d'informations fiables. Il est cependant aisé de relever que son approche sociale n'est pas originale parce que les catégories racialistes qu'il utilise remontent aux premiers missionnaires qui ont réparti les Rwandais en "races" ou "castes".

321 Pour montrer l'importance que l'auteur accordait à cette lettre, l’ordre fut donné aux prêtres et aux enseignants du vicariat de la commenter dans les Eglises, les salles de catéchisme et les écoles. C'était la référence principale pour l'élaboration des leçons spéciales sur l’enseignement social de l'Eglise (Circulaires du 11 février 1959 et 15 avril 1959). Ce suivi soigné n'a pas été donné à d'autres écrits du magistère local ou universel. Ici l’Eglise écarte à son tour ses responsabilités dans la mise en place de l’ordre qu’elle critique aujourd’hui : les prises de position au demeurant racistes de Mgr Classe sont oubliées tout comme la collusion de la Tutelle et de l’Eglise catholique missionnaire dans la promotion de la haute aristocratie tutsi. 322 L'influence de Mgr Perraudin est perceptible dans la lettre collective des évêques du Ruanda-Urundi publiée à la veille de l’éclatement des violences de novembre 1959. Les évêques y analysent la situation de la même manière que lui: "la situation de fait du Ruanda-Urundi consacrant une sorte de monopole du pouvoir entre les mains d'un groupe ne répondait plus aux normes d'une organisation saine de la société"(lettre des Vicaires apostoliques du Ruanda-Urundi, 25 août 1959). 323 D'après M.Kayihura, le roi Rudahigwa qui ne voulait pas d'un évêque belge, aurait soutenu la candidature du Père Perraudin de nationalité suisse croyant qu'il allait se démarquer des Belges (Témoignage, juin 1998). Chose curieuse, le Rwanda n’a jamais eu un évêque de nationalité belge. 324 Ibidem, p.122.

L'approche ethniste par les missionnaires a été présentée avec fierté comme une option pour la justice sociale dans la mesure où elle visait la promotion et la défense de la "majorité opprimée"325 et qu’elle luttait pour "les droits égaux pour tous les Rwandais, quelle que fût leur origine sociale, ethnique"326. Certains l'ont même comparée à l'option pour les pauvres développée par les théologiens latino-américains et asiatiques dans les années 1980. Mais la réalité est qu’elle simplifiait grossièrement les graves problèmes politiques et socio-économiques du moment, partagés par une grande partie de la population et non pas monopolisés par une seule ethnie. La mise en cause du "seul colonialisme indigène tutsi" comme responsable de tous les maux par des membres influents du clergé et par la Tutelle a été une manière d'occulter les responsabilités historiques de la colonisation et de l'évangélisation par la force et la contrainte. Entrer dans le débat sur le fonds aurait supposé une autocritique de la part des Belges, des missionnaires et des grandes familles tutsi que ni les uns ni les autres n'étaient pas prêts à faire. La préférence des missionnaires pour l'approche ethniste s'explique en partie par le fait que le personnel missionnaire n'a jamais été préparé aux rudiments de la sociologie ou des sciences politiques qui auraient pu leur épargner certaines confusions conceptuelles. La notion de classe sociale leur faisait peur. Cette préférence s'explique aussi par le fait que les missionnaires flamands, particulièrement actifs au Rwanda, ont reproduit au Rwanda le schéma "racial" qu'ils connaissaient en Belgique. De la même façon qu'ils ont assimilé les francophones à la bourgeoisie, ils ont assimilé les Tutsi à la minorité dominante327. Mais c'est surtout le contexte de la guerre froide qui a le plus influé sur le choix de l'approche ethniste. Les milieux ecclésiastiques redoutaient la montée du communisme dans la sous région, spécialement dans les Territoires belges, par le biais du nationalisme. Les missionnaires voulaient se servir d'un groupe d'instruits rwandais comme un rempart anti-communiste et anti-nationaliste. Ils parviendront à leur objectif. Car Gr. Kayibanda et ses compagnons étaient leurs créatures: ils ont été encadrés par les mouvements d'action catholique belge (comme la Jeunesse ouvrière catholique ou le Mouvement ouvrier catholique), la presse catholique et la démocratie chrétienne belges. Ces différents milieux catholiques belges et missionnaires voyaient en ces instruits des représentants d'un "peuple opprimé" qui étaient disposés à constituer un parti politique de type "démocrate chrétien", et prêts à assurer la pérennité des intérêts de leurs protecteurs .

325 Vivant Univers, no 416, 1995, p.43 326 J. Kalibwami J., op. cit., p.436. 327 A. Linard, "Rwanda. Les deux erreurs de l'Eglise catholique", in COELI, no 83, 1995, p.16. Le personnel administratif flamand et catholique fut systématiquement concentré au Rwanda par J.P.Harroy (franc-maçon). Ce qui va y produire une raisonnance des querelles communautaires de la Belgique (I. Linden, op.cit., p., 257)

Par ailleurs, en 1959, les craintes d'un avenir incertain parmi les missionnaires étaient évidentes à cause des liens tissés par l’Eglise catholique avec le système colonial. Le partage des responsabilités et l’enthousiasme des missionnaires devant l’oeuvre coloniale étaient réels. Plus réelle encore était l’appréciation des avantages indéniables assurés à l’Eglise par le régime colonial. Celui-ci octroyait en effet à l’Eglise catholique des subsides et d’autres facilités pour la construction des écoles et des centres de santé. Les changements en gestation pouvaient déboucher sur une situation impliquant des réajustements difficiles à accomplir. L’apostolat missionnaire et l’influence de l’Eglise constituaient des enjeux prioritaires. C’est la raison pour laquelle le choix des alliés était déterminant.

4.8. Les événements de 1959-1962, leurs interprétations et leurs implications politiques, sociales et économiques.

Les événements de 1959-1962 évoquent des souvenirs encore vivaces dans la mémoire des Rwandais. Pour les uns, ce sont des moments qu’il faut évoquer avec fierté (ibigwi) parce qu’ils ont apporté « la libération des Hutu exploités depuis des siècles par les Tutsi ». D’où le qualificatif de « révolution sociale de 1959 » qu’ils donnent à ces événements. C’est ce discours qui a été tenu par les dirigeants de la 1re et de la 2e république, un discours avalisé par beaucoup d’écrits328. Pour une autre partie de l’opinion, ces événements sont synonymes de souffrances, d’injustices, d’errance et de mise en place d’une politique discriminatoire et raciste. Pour ces derniers, il ne peut pas être question de révolution sociale qui signifierait une amélioration dans la gouvernance et les conditions de vie des Rwandais. Ces analyses radicalement opposées sont actuelles : elles marquent toujours les écrits scientifiques, les discours politiques et même les simples citoyens. Aucun débat contradictoire n’a été consacré à ce thème sur lequel subsistent des positions contradictoires avec leurs répercussions dans les prises de position politique. Voilà un thème qui mériterait une rencontre entre les tenants de ces thèses car il est le point de départ de positions tranchées non pas au niveau conceptuel, car le concept de « révolution » comporte des critères et caractéristiques très précis mais au niveau des positionnements politiques avec leurs répercussions dans la gestion de l’Etat aujourd’hui : le camp hutu avec ses alliés et complices et le camp tutsi avec ses alliés et partisans. Ici le non-dit gangrène la gestion de l’Etat. Un groupe d’étudiants du KIE est catégorique en affirmant qu’on ne peut pas parler de révolution pour caractériser les événements de 1959-1962 parce que la cause de tous ceux qui souffraient du système féodo-colonial n’a pas été sur l’agenda. On s’est pris à tous les Tutsi, même ceux qui n’avaient pas pris part à l’exercice du pouvoir329. On aurait pu utiliser ce terme si le projet initial avait visé l’exploitation coloniale et non pas la discrimination ethnique comme ce fut le cas. La colonisation, dans un geste de volte-face, a remplacé un pouvoir par un autre qui s’exerce au nom d’une partie des Rwandais et pas au nom de toute la population. On n’a jamais vu un régime colonial initier une révolution (comme J.P.Harroy parle de la « révolution assistée ») ; car la révolution s’exerce contre lui330. Les chercheurs expérimentés sont aussi divisés. A titre d’exemple J.P.Chrétien parle de « révolution ethnique » marquée par une idéologie raciste. Pour F.Reyntjens c’est une révolution331. Tandis que pour Cl. Vidal on ne peut pas

328 Le plus célèbre est la these de D.Murego, La révolution Rwandaise, 1959-1962, Louvain, 1975 329 Entretien du 17 septembre 2004 330 Entretien avec le prof. P.Rwanyindo. 331 F.Reyntjens, op. cit., pp.179-297.

parler de révolution sociale parce que les principaux protagonistes et leurs alliés n’avaient pas de préoccupation sociale dans leurs discours et projet politique. Pour elle, il s’agit simplement d’une confiscation du pouvoir par un petit groupe332. Au-delà de ce débat, il faut se poser la question de qui a fait quoi, pourquoi, les stratégies utilisées, quelles sont les victimes, quels sont les bénéficiaires, etc. C’est l’objectif du présent chapitre.

4.8.1. La mort du Roi Rudahigwa L’année 1959 revêt une grande importance dans l’histoire du Rwanda, car à partir de cette date, il s’est produit beaucoup d’événements dont l’avenir du pays allait désormais dépendre. Le 25 juillet 1959, le mwami Mutara III Rudahigwa mourut dans des circonstances mystérieuses à Bujumbura. Les circonstances de ce décès demeurent toujours inconnues. Les versions officielles sont divergentes. Tantôt le mwami est mort d’une « piqûre de pénicilline »333, tantôt d’une « hémorragie célébrale » 334, tantôt il s’agit d’un suicide rituel. Ce sont les trois versions données par J.P.Harroy qui créent la confusion. Pour une partie des Rwandais, cette mort n’est pas naturelle : « ce sont les autorités coloniales et Mgr Perraudin, vicaire apostolique de Kabgayi, qui ont monté le coup et qui ont assassiné le mwami ». Quelles que soient les raisons de sa mort, la disparition de Rudahigwa jeta l’opinion dans une confusion inextricable et le pays dans un vide politique. Elle est intervenue au moment où le pays était en pleine mutation politique. C’était la fin d’une époque : celle du régime de collaboration entre la tutelle et la monarchie nyiginya. C’était aussi le début d’une période très mouvementée qui allait conduire aux changements institutionnels, politiques et sociaux très importants. Après la mort du mwami, beaucoup de consultations eurent lieu dans les coulisses : les leaders hutu se sont réunis à Ruhengeri pour mettre au point une nouvelle formule politique qu’ils comptaient proposer à la tutelle belge335, la tutelle en a fait de même à Nyanza où « le Résident du Rwanda tenait à plusieurs reprises conseil avec ses fonctionnaires »336, le camp monarchiste en faisait autant. La tutelle pensait à une période intérimaire et non à une nomination immédiate d’un successeur. Avant d’ensevelir le mwami défunt, un mwiru a proclamé le nom du successeur de Rudahigwa, Jean Baptiste Ndahindurwa qui

332 Entretien avec l’équipe de l’IRDP (en 2005). 333 J.P.Harroy, Rwanda de la féodallité à la démocratie, 1955-1962, Bruxelles, Hayez, 1984, p.261. Ce livre fourmille de preuves évidentes des connaissances très lacunaires de J.P.Haroy sur le Rwanda. Le suicide rituel du Mwami au Burundi n’a aucune justification : les deux pays n’étaient pas en guerre et le Rwanda n’envisageait pas de conquérir le Burundi. 334 Lettre de l’administrateur du Territoire d’Astrida, H.Bovy, Astrida, juillet 1959. 335 Paternostre de la Mairieu B.,Le Rwanda, son effort de développement, Bruxelles-Kigali, De Boeck-Editions rwandaises, 1972, p.209> 336 A.Kagame, Un abrégé de l’histoire du Rwanda de 1853 à 1972, vol. 2, Editions universitaires du Rwanda, Butare, 1975, pp.258-259.

devait régner sous le nom de Kigeli V. Dans ses mémoires, Mgr Perraudin dit que c’était aussi le choix de Rudahigwa, qui aurait communiqué ses volontés à l’abbé A.Kagame337. La désignation de Jean Baptiste Ndahindurwa a été considérée par les uns comme un coup d’Etat (le coup de Mwima) et par d’autres comme une procédure qui réhabilitait une tradition séculaire. Les tenants de la première assertion donnent comme preuve le fait que le gouvernement belge a été mis devant ce fait accompli. On peut discuter sur l’opportunité politique des modalités choisies par le camp monarchiste, mais on ne peut pas contester la légalité de leur acte. En effet, l’article 15 du décret de 1952, texte de référence, stipulait que : « est revêtue de la qualité de Mwami la personne que détermine la coutume. Toutefois, elle ne peut exercer ses fonctions qu’après investiture par le Gouverneur ». L’investiture par le Gouverneur a eu lieu le 9 octobre 1959 où le nouveau mwami a prêté serment et s’est engagé à régner en souverain constitutionnel. Mais la confiance n’était pas rétablie, car les relations entre la cour et la tutelle ont continué à se détériorer.

4.8.2. La naissance des partis politiques Sur base des possibilités offertes par l’ordonnance no 11/234 du 8 mai 1959, régissant les associations, rendue exécutoire par l’O.R.U no 111/105 du 15 juin 1959, des partis politiques furent créés à partir de septembre 1959 en vue des élections qui devaient se tenir vers la fin de l’année conformément au décret de 1952. De septembre 1959 à mai 1960, il y aura 20 partis politiques dont quatre grands partis nationaux qui vont monopoliser la scène politique et 16 partis régionaux ou associations338. Les quatre grands partis politiques sont :

- l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), créé en mai 1959 mais qui s’est officiellement manifesté le 3 septembre 1959. Son président était Rukeba François. Dès sa naissance, l’UNAR (parti des « abashyirahamwe b’Urwanda ») se proposait « de lutter énergiquement contre ce qui fait provoquer des chicanes et contre toutes menées dissolvantes et toutes formes de provocation pour la haine raciale ». Il condamnait « toute discrimination sociale entre Noirs et Blancs et entre Banyarwanda eux-mêmes ». L’UNAR disait qu’étant un mouvement nationaliste, il n’était

337 Voir le livre de Mgr A.Perraudin, op c.it. 338 Les partis régionaux sont : Alliance des Bakiga (ABAKI) ; Association des Bahutu évoluant pour la suppression des castes (ABESC) ; Association des Cultivateurs du Rwanda (ACR) ; Association du Parti Démocrate Chrétien (APADEC) ; Association des Commerçants Indigènes (APROCOMIN) ; Association pour le Relèvement Démocratique des Batwa (AREDETWA) ; Alliance du Ruanda-Urundi et du Congo (ARUCO) ; Association des Eleveurs du Rwanda (ASSERU) ; Mouvement Monarchiste Rwandais (MOMOR) ; Mouvement pour l’Union Rwandaise (MUR) ; Parti Monarchiste Progressiste (PAMOPRO) ; Parti Social Chrétien du Rwanda (PSCR) ; Union des Aborozi Africains du Rwanda (UAARU) ; Union des Masses Rwandaises (UMAR) ; Union Afro-Européenne (UNAFREUROP) ; Union des Intérêts Communs du Kinyaga (UNINTERCOKI).

pas inspiré par la haine mais par la fraternité et la justice. Il se déclarait ennemi du chauvinisme et du clanisme339. Il voulait recruter tous les Rwandais, sans distinction de race, de rang social, de religion ;

- l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA), fondée

en novembre 1957. L’Association est devenue parti politique le 15 février 1959. Avant que soit précisée son option hutu, l’APROSOMA tendait à galvaniser l’opposition entre cadres sortis des séminaires et des écoles de moniteurs et leurs compatriotes de la prestigieuse école de Butare toutes disciplines confondues : administratifs, vétérinaires, médicaux, etc., diplômés de Butare étaient placés désormais dans la catégorie d’agents privilégiés par rapport aux cadres sortis d’autres institutions éducatives. A travail égal, les diplômés de Butare étaient mieux payés que les autres. Le président de l’APROSOMA était Habyarimana Joseph alias Gitera. Ce dernier a centré sa campagne politique sur la féodalité, Kalinga et l’ubwami. Il fut même le premier leader politique hutu à inviter la jeunesse hutu « à s’armer de serpettes pour exterminer le Tutsi » qu’il qualifiait de « plaie phagédénique » (igisebe cy’umufunzo), de « sangsue dans le corps » et de « cancer dans l’estomac ». Il disait à la jeunesse hutu : « Ne l’oubliez pas : qui tue les rats ne s’apitoie pas sur la femelle qui porte »340. Les évêques du Rwanda se sont sentis obligés de mettre en garde leur clergé contre le Parti Social Hutu dont « le discours révélait un esprit non chrétien de haine raciste »341 ;

- le Rassemblement Démocratique Rwandais (RADER), créé le 14

septembre 1959 par Bwanakweli Prosper aidé par quelques agents de la Tutelle et missionnaires. Il voulait être le parti du milieu entre l’UNAR et les partis hutu. Selon A.Kagame, « le RADER comparé aux autres partis était une fiction : il s’agissait, au point de départ, de commis de l’administration belge, que celle-ci entendait opposer à l’UNAR dans le but de diviser les Batutsi monarchistes »342. Même Logiest ne croyait pas dans la solidité de ce parti : « Visiblement, dit-il, ce parti n’avait pas ses racines dans le peuple. L’action discrète mais évidente de l’administration n’était pas faite pour attirer les masses et j’étais sceptique quant au poids réel qu’aurait ce parti dans les luttes politiques à venir »343. A partir des violences de novembre 1959, le Rader entra dans une phase de confusion et de tiraillement, condamnant à la fois l’UNAR à qui il attribuait la responsabilité des violences, et les fonctionnaires belges qui gouvernaient le Rwanda ;

339 Nkundabagenzi F., Rwanda politique 1958-1960, Bruxelles, C.R.I.S.P., 1962, pp. 99, 101. 340 Murego D., La révoltion Rwandaise, 1959-1962, Louvain, 1975, p.897. 341 circulaire du 11 octobre 1959 342 A.Kagame, Un Abrégé, op cit., pp.265-266. 343 Logiest G., Mission au Rwanda. Un Blanc dans la bagarre Tutsi-Hutu, Bruxelles, Didier-Hatier, 1988, p.101.

- le Parti du Mouvement de l’Emancipation Hutu (PARMEHUTU), fondé le 9 octobre 1959 et devenu officiellement parti politique le 18 octobre 1959. Dès sa naissance, ce parti a su tirer profit des Européens, colons et missionnaires, qui vouaient à l’ethnie tutsi une haine viscérale. Le PARMEHUTU s’est pris au colonialisme tutsi dont il réclamait la fin pour accéder à l’indépendance ; c’est le sens qu’il donnait à la « démocratie » opposée à l’indépendance (cfr son slogan : démocratie d’abord, indépendance ensuite). Les leaders « bantu-hutu » du Rwanda exigent de la Tutelle « que son dernier acte soit de prendre radicalement et rapidement toutes les mesures que nécessite cette décolonisation »344.

Si on fait une analyse comparée des programmes des partis politiques345, il ressort clairement que ces programmes ont certains points communs. Tous veulent l’indépendance et sont au départ pour une monarchie constitutionnelle. Les divergences se situent au niveau de la question de l’autonomie interne et de l’indépendance. L’UNAR voulait l’indépendance immédiate et sans condition et une monarchie constitutionnelle avec le mwami Ndahindurwa : le parti rejette toute idée d’autonomie interne qui suppose une « collaboration » continue qui n’est en fait qu’une perpétuelle guerre froide, illustrée par une série d’assassinats et la division entre les Rwandais. Tandis que les trois autres partis voulaient d’abord « démocratiser le pays »346. Gitera a présenté l’indépendance comme synonyme de la chasse au Blanc et de la réintroduction du système de corvées, d’exploitation et de tyrannie de Gatutsi347. Le PARMEHUTU, par la voix de son président Grégoire Kayibanda, a réclamé l’instauration de « zones tutsi (tutsiland) et de zones hutu (hutuland) » et « l’établissement d’une confédération entre les deux communautés » à l’instar de la situation qui prévalait en Belgique entre Flamands et Wallons348. Le RADER est pour une monarchie constitutionnelle mais rejette Kigeli Ndahindurwa. Après l’agrément du multipartisme, les partis politiques entrent en campagne. L’UNAR tient un discours anti-colonialiste et dans ses meetings (par exemple celui du 13 septembre 1959 à Nyamirambo), ses leaders parlent de l’unité nationale, de l’autonomie et de l’indépendance. Au départ, l’UNAR connut dans toutes les couches de la population un réel succès à cause de son discours. Selon Lemarchand, ce succès était dû au fait que l’UNAR avait un discours nationaliste avec l’objectif d’unir tous les Rwandais en vue des progrès dans tous les domaines349. Cette prise de position de l’UNAR allait rencontrer une vive opposition de la part de l’administration tutélaire et d’une partie de la hiérarchie de l’Eglise catholique. L’administration va user de tous les moyens pour déstabiliser ce parti : par

344 Nkundabagenzi F., op cit., p.250. 345 voir tableau in Reyntjens F., p.255 346 Nkundabagenzi F., op cit., p.93. 347 Meeting du 27 septembre 1959, in Cahiers Lumière et Société, no 4, 1996, p.58. 348 Kinyamateka, du 27 novembre 1959. 349 Lemarchand R., Rwanda and Burundi, Pall Mall Press, London, 1970, p.158.

exemple la mutation disciplinaire de trois chefs influents de l’UNAR (Michel Kayihura, Pierre Mungarulire et Chrysostome Rwangombwa) pour avoir participé à un meeting de l’UNAR alors qu’ils étaient fonctionnaires de l’administration. Pour les intéressés, il n’y avait pas incompatibilité (en se référant à l’ordonnance législative no 64/AIMO). Avant de liquider physiquement le leadership de l’UNAR et sa base populaire, l’administration coloniale utilisa beaucoup de tracasseries pour l’handicaper dans ses meetings. Même les responsables de l’Eglise catholique, Mgr A.Bigirumwami et Mgr A.Perraudin, mirent les catholiques en garde contre l’UNAR parce que, dirent-ils, ce parti « semble vouloir monopoliser le patriotisme en sa faveur et dire que ceux qui ne sont pas avec lui sont contre le pays »350. Le PARMEHUTU avait le soutien total de l’administration tutélaire et d’une partie de l’Eglise catholique, dont le plan était d’aider ce parti à accéder au pouvoir, en gagnant les élections. Au départ, il n’était connu que dans les environs immédiats des missions de Kabgayi et de Rwaza. Lemarchand parle de l’aide accordée au PARMEHUTU pour remédier à ces faiblesses : « …. Yet the MSM remained a rather weak and ineffectual organization, which failed to generate anything like grass-roots support in areas other than Gitarama and Kabgayi. The main asset of the Hutu leadership was the almost unconditional support they received from the catholic church, which enabled them, among other things, to gain control over their vernacular press and use the daily newspaper Temps Nouveaux d’Afrique, published in Bujumbura, as a vehicle for the diffusion of their ideas among Europeans and literate Africans”351. Kayibanda avait tissé des liens avec les membres de multiples associations en apparence anodines et liées à l’Eglise catholique, dispersées à travers tout le pays352, mais qui se sont révélées efficaces pour répercuter les slogans et les messages du PARMEHUTU353. Parce qu’ils réclamaient l’indépendance immédiate, la rupture avec la métropole et qu’ils flirtaient avec d’autres nationalistes africains, une preuve de leur affinité avec le communisme, les anciens auxiliaires représentaient un danger à combattre.

4.8.3. Les violences de novembre 1959 Les violences à caractère politique354 et ethnique de la première quinzaine du mois de novembre 1959 se sont produites dans un climat social et politique tendu. L’administration tutélaire ne s’entendait plus avec les auxiliaires

350 Circulaire du 24 septembre 1959. 351 Lemarchand R., op cit., p.161. 352 Par exemple les mutualités, la Legio Mariae, les associations des moniteurs et des anciens séminaristes, les Amicale des anciens élèves, les cercles culurels, les coopératives, les ligues du Sacré Cœur, les chœurs des moniteurs ou des élèves, les croisades eucharistiques, etc. 353 Musangamfura S., La propagande du MDR PARMEHUTU, Mémoire de Licence, UNR Ruhengeri, 1987, pp.27-36. 354 Les adeptes de l’UNAR Hutu et Tutsi confondus s’en prenaient aux « traîtres » des partis hutu et du RADER.

autochtones et la cour, dans leurs meetings les partis politiques tenaient des propos injurieux, des tracts incendiaires prenaient les adversaires pour des ennemis, l’antagonisme entre l’UNAR et les autres partis politiques, etc., tout cela rendait la situation explosive. L’agression par de jeunes militants de l’UNAR dont le sous-chef D.Mbonyumutwa, un leader du PARMEHUTU, aurait été victime mit du feu aux poudres. Des rumeurs de sa mort se répandirent dans tout le Ndiza355. Il y eut d’abord la chasse aux Batware tutsi des régions du centre et du nord-ouest, menée par des groupes de jeunes Hutu, ensuite la contre-offensive des monarchistes dans le sud et le centre du pays, enfin la chasse généralisée aux Tutsi. Durant ces violences, l’administration belge fut absente. Elle justifiait son silence par la configuration du terrain et par le nombre réduit de militaires dont elle disposait. Pour la cour, le silence des autorités belges était un soutien au soulèvement des sympathisants des partis hutu. Effectivement, « le zèle particulier que certains fonctionnaires belges ont mis à propager ces troubles » est un fait établi356. L’appui de l’administration tutélaire aux leaders hutu s’est renforcé avec l’arrivée du Colonel Logiest, le 9 novembre 1959, pour prendre le commandement des troupes belgo congolaises et plus tard la direction du Rwanda sous un régime d’exception en tant que Résident Spécial qui rend compte directement au Ministre des Colonies (et non pas au Gouverneur Général). Le Colonel avait tous les pouvoirs et sut en user à sa guise357. Son action a été déterminante pour l’accès du PARMEHUTU au pouvoir. Déclaré « homme providentiel », il sera décoré le 5 juillet 1982 par le Président J.Habyarimana. Logiest arrêta assez vite la ligne politique qu’il allait suivre. Il l’a présentée aux administrateurs de Territoire, dans une réunion tenue à Kigali, le 17 novembre 1959, dans ces termes : « Nous devons favoriser les éléments d’ordre et affaiblir les éléments de désordre, en d’autres termes favoriser l’élément hutu et défavoriser l’élément tutsi parce que l’un sera obéi et l’autre pas »358. Pour atteindre son objectif, plusieurs mesures furent prises dans le but d’éliminer l’UNAR de la scène politique et d’éloigner par tous les moyens les Tutsi des nouvelles structures étatiques. 355 Jusqu’à ce jour aucune étude ne s’est intéressée à analyser le rôle joué par les services belges dans la diffusion de la rumeur et la désinformation pour manipuler les protagonistes rwandais. 356 Nkundabagenzi F.,, op cit., p.342. Le rapport intitulé “Evénements d’octobre et novembre 1959. Comptes rendus des administrateurs territoriaux confirme cette impression. 357 La nomination de G.Logiest comme Résident spécial met formellement fin au régime d’administration indirecte. Du 9 novembre 1959 jusqu’au 1er juillet 1962, l’administration indirecte est formellement abolie mais l’événement passe inaperçu pour les Nations Unies et même pour l’UNAR qui aurait pu utiliser cette carte dans ses pétitions. Troquant sa tenue militaire contre un costume civil, Logiest deviendra le premier ambassadeur de Belgique au Rwanda et pourra poursuivre ainsi l’œuvre commencée en 1959.. 358 Procès-Verbal de la réunion des administrateurs de Territoire, Kigali, 17 novembre 1959, p.7.

La première mesure d’une longue série dans le processus d’accès du PARMEHUTU au pouvoir a été la révocation d’un grand nombre de chefs et sous-chefs tutsi et leur remplacement par des membres du PARMEHUTU et de l’APROSOMA. Après les violences de novembre, 23 chefs (sur 45) et 158 sous-chefs (sur 489) n’exerçaient plus leurs fonctions parce qu’ils avaient été arrêtés sous prétexte qu’ils avaient fomenté les violences chez eux, en fuite, tués, sinistrés ou emprisonnés. Dans un message adressé aux Rwandais le 23 décembre 1959, le Colonel Logiest a expliqué la cause de ces changements en ces termes : « Mu ntara nyinshi hagabanye abashefu n’abasushefu b’abahutu bashyiriweho kuba bahagaze mu myanya y’abashefu n’abasushefu b’abatutsi bahategekaga. Ibyo ariko ntibyagiriwe kugirira nabi abatutsi, Ahubwo byagiriwe kurengera abahutu biganje muli izo ntara kandi bakaba bamaze iminsi basaba gutwarwa na benewabo b’abahutu »359. Le mwami a protesté contre cet acte illégal mais en vain : l’article 17 du décret du 1952 lui donnait le pouvoir de nommer les chefs et les sous-chefs. Cette décision marquait une étape importante dans l’évolution du pays. Car par ces nominations, l’administration donnait aux nouvelles autorités et à leurs partis le moyen d’entreprendre une extension géographique et une implantation plus grande qu’ils n’auraient pas eu sans cette décision.

4.8.4. La déclaration gouvernementale du 10 novembre 1959

Avant les violences, le gouvernement belge avait envoyé un Groupe de travail, le 16 avril 1959, qui s’est rendu au Ruanda-Urundi pour y mener une large enquête sur la situation du Territoire et sur les aspirations des habitants. Le rapport de cette enquête a été déposé le 2 septembre 1959. La déclaration du 10 novembre 1959 se fondait sur ce rapport du Groupe de travail qui a suggéré de profondes réformes politiques et administratives. Le gouvernement belge préconisait un programme en deux temps : l’établissement des gouvernements locaux jouissant d’une autonomie progressive, ensuite la restriction de l’union administrative des territoires aux seuls domaines monétaires et douaniers ainsi qu’à certains domaines techniques. Les chefferies deviendraient des entités administratives et non plus des entités politiques, les sous chefferies agrandies deviendraient des communes, le mwami reste le chef constitutionnel en dehors du gouvernement et au dessus des partis : il exerce le pouvoir législatif conjointement avec le Conseil Supérieur du Pays, il devrait y avoir une fusion rapide de l’administration coutumière et de l’administration coloniale, l’octroi de nombreux postes de responsabilité aux nationaux360.

359 Itangazo rya Bwana Rezida special w’u Rwanda ritangiwe i Kigali, no 4, ku wa 23 decembre 1959. 360 Ministère des Colonies, Déclaration du gouvernement sur la politique de la Belgique au Ruanda-Urundi, prononcée devant les Chambres, le 10 novembre 1959.

A première vue, la déclaration gouvernementale laisse entrevoir l’autonomie et l’indépendance dans un proche avenir. Mais la Belgique pose une condition : elle n’était pas prête à se retirer aussi longtemps que le Rwanda et le Burundi seraient jugés économiquement en retard. L’UNAR réserva une réaction négative à cette déclaration, surtout à cause de l’absence d’un calendrier pour l’accession à l’indépendance. Tandis que pour les partis hutu, la déclaration mettait fin à ce qu’ils appelaient « la féodalité et le racisme tutsi »361.En réalité la déclaration était destinée à calmer les esprits mais elle venait trop tard et les actes déjà posés montraient le caractère partisan des décisions de la Tutelle. Après l’attribution des chefferies et sous chefferies au PARMEHUTU, l’administration tutélaire procéda ensuite à d’autres changements : le Conseil supérieur du pays fut remplacé par le Conseil spécial provisoire et elle organisa les élections malgré les protestations de l’UNAR. Les membres du Conseil spécial provisoire furent désignés par l’ordonnance no 221/51 du 6 février 1960. Leur nombre fut porté à huit pour permettre aux grands partis nationaux de s’y faire représenter par deux membres. Le mwami fut représenté par son frère Ruzibiza. Les débats étaient présidés par l’administrateur Bovy. Le Conseil spécial provisoire voulut contrôler les activités du mwami et se substituer à son autorité. C’est pourquoi, il rejeta ses propositions, marquant ainsi la rupture entre lui et le Front commun qui regroupait le PARMEHUTU, l’APROSOMA et le RADER. Les élections communales avaient été prévues dans le cadre du décret du 14 juillet 1952 et la déclaration gouvernementale du 10 novembre 1959. L’UNAR réclama leur recul de trois mois à cause des violences de novembre et de l’état d’exception dans lequel le pays était. Le rapport de la mission de l’ONU fit la même proposition. Celle-ci fut refusée par la Belgique qui avait fixé les élections au mois de juin 1960. En réaction, l’UNAR se retira du Conseil spécial provisoire et se prononça pour le boycottage des élections communales362. Les élections communales furent précédées par une campagne dans laquelle l’administration tutélaire prit ouvertement position pour le PARMEHUTU, mettant en garde la population contre l’UNAR. Le Résident spécial dit dans un communiqué : « Reka mbereke urugero rw’umutwe uciye mu nzira itagira amakemwa. Uwo mutwe witwa PARMEHUTU (umutwe urenganura Abahutu)”363. Ce parti pris de l’administration belge se concrétisa aussi dans la répression des forces opposées à ces élections. La Résidence va entretenir un climat de tension extrême marqué par des actes de violences qui visaient, dans la plupart des cas, l’UNAR et ses sympathisants. Ces derniers étaient considérés comme « des féodaux qui possédaient toutes les terres, qui abusaient de leurs bagaragu et de leurs bagererwa, les mauvais chefs et

361 Nkundabagenzi ., op cit., pp. 121-123. 362 Rudipresse, no 173, 4 juin 1960, p.6. 363 Communiqué no 7 du Résident spécial du Rwanda, du 8 février 1960.

sous chefs qui ne voyaient dans leur mandat que le moyen d’exploiter le peuple »364. Cette répression a poussé le RADER à se retirer du Front commun à la veille des élections communales pour protester contre ce qu’il a appelé « le terrorisme politique du PARMEHUTU ». Les élections communales eurent lieu entre le 28 juin et le 30 juillet 1960. 229 bourgmestres et 2.896 conseillers communaux furent élus. Le PARMEHUTU avait 70,4% des résultats obtenus. Le taux d’abstention a été estimé à 21,8%. Le PARMEHUTU prit ainsi contrôle de la quasi totalité des communes du pays, accaparant par là le pouvoir politique et administratif au niveau local. Certains observateurs pensent que ce parti n’aurait pas atteint ce niveau d’extension si l’UNAR avait participé aux élections. La position clairement partisane de la Tutelle à l’occasion de toutes ces consultations électorales enlève à ces dernières toute référence à la démocratie. Dans cette même année, le 18 octobre 1960, le Résident général publia une ordonnance no 221/275 qui établit un Conseil composé de 48 membres et un gouvernement provisoire. Le Conseil spécial provisoire fut dissous. Le Résident spécial désigna Grégoire Kayibanda, Président du PARMEHUTU comme formateur du gouvernement provisoire. Celui-ci était composé de 10 ministres et 11 secrétaires d’Etat, dont 10 Européens et 11 Rwandais. Les obstacles qui pouvaient empêcher d’investir le PARMEHUTU aux échelons supérieurs venaient d’êtres supprimés. Du point de vue juridique la situation ainsi créée était plus confuse qu’elle n’apparaissait. En effet, le gouvernement formé était un gouvernement du roi, alors que ce dernier s’était toujours prononcé contre l’illégalité du processus qui a conduit à ce stade et qu’il avait été obligé de quitter le pays depuis juin 1960365.

4.8.5. Les débats autour des élections législatives Les élections législatives furent précédées par plusieurs initiatives pour tenter de régler à l’amiable la crise rwandaise. Les politiciens rwandais, les représentants de l’administration tutélaire et ceux de la mission de visite de l’ONU se sont rencontrés à maintes reprises, notamment au Colloque de Gisenyi et à la Conférence d’Ostende. L’ONU a voté plusieurs résolutions, mais toutes ces initiatives se sont soldées par le fait accompli du « coup d’Etat de Gitarama ». Le Colloque de Gisenyi (du 7 au 14 décembre 1960) a réuni 6 représentants du gouvernement provisoire et 13 délégués des partis politiques (dont 7 du PARMEHUTU, 2 de l’APROSOMA, 2 du RADER et 2 de l’UNAR). Il avait un double objectif : les élections législatives et la mise en place des structures dans le cadre de l’autonomie interne. Le Colloque était consultatif : la Tutelle pouvant

364 Circulaire à la population du Territoire d’Atrida, 2 juillet 1960, pp.1-2. 365 Cfr sa note de protestation adressée au Secrétaire Général de l’ONU, in Nkundabagenzi F., op cit., p.322.

prendre en compte ou non les résultats atteints. La date des élections législatives fit l’objet de divergences de vue, l’UNAR et le RADER demandant leur report au delà du 15 janvier 1961, comme prévu, après qu’il y ait un retour au calme dans le pays. Le PARMEHUTU et l’APROSOMA maintenaient le 15 janvier 1961. La question de représentation fut abordée mais ne fut pas résolue. UNAR, RADER et APROSOMA, estimant que leur représentation au colloque était insuffisante, proposèrent que même les petits partis politiques soient représentés. Le PARMEHUTU rejeta cette proposition. En réaction, l’UNAR et le RADER quittèrent le colloque et les délibérations se firent en leur absence. Les quelques conclusions atteintes sont : l’installation prochaine des structures dans le cadre de l’autonomie interne, l’adoption du principe d’une assemblée unique et les conditions d’éligibilité. Le colloque n’a pas pu résoudre les problèmes soulevés et l’absence de compromis arrangeait la Tutelle qui voulait tout faire pour « éviter le chaos », autrement dit réaliser son agenda. La question rwandaise fut débattue à l’ONU, lors de la XVème session de l’Assemblée Générale de l’ONU. A la veille de sa tenue, l’UNAR, le RADER et le mwami Kigeli V ont adressé une série de pétitions et un mémorandum à la commission chargée d’instruire la question de l’avenir du Ruanda-Urundi. Ils demandaient entre autres : que le mandat de la Tutelle soit retiré à la Belgique pour être confié à une commission spéciale de l’ONU, le retrait de la Garde Territoriale et des para commandos belges et leur remplacement par les casques bleus de l’ONU, l’abolition des mesures de mise en résidence surveillée contre le mwami Kigali V, l’amnistie générale et inconditionnelle pour les prisonniers politiques366. Les partis qui bénéfiaient du soutien de l’administration tutélaire étaient opposés à ces demandes. Après des débats houleux, l’Assemblée Générale de l’ONU adopta deux résolutions : l’organisation d’une conférence, avant les élections, à laquelle tous les partis politiques seraient représentés, et le principe d’un referendum sur le mwami et la monarchie. Les résolutions de l’ONU contrariaient la Tutelle. C’est pourquoi elle va tout faire pour les faire échouer. Elle avait l’avantage d’être sur le terrain. Afin de donner l’impression de se conformer aux recommandations de l’ONU, la Belgique organisa, sous le patronage de l’ONU, un colloque à Ostende, du 7 au 12 janvier 1961. Le colloque réunit les délégués des partis politiques du Rwanda et du Burundi. Trois points étaient à l’ordre du jour : la question de la date des élections législatives, la question des services communs au Rwanda et au Burundi et le problème de la réconciliation au Rwanda. Le PARMEHUTU, l’APROSOMA et le gouvernement provisoire rejetaient tout ajournement des élections après le mois de janvier. De la discussion concernant la réconciliation au Rwanda, il n’y avait rien à attendre du même groupe de représentants qui avaient abordé ce sujet sans succès à Gisenyi. La Commission des Nations Unies fut déçue de voir que les organisateurs de cette conférence l’ont convoquée avec des idées bien arrêtées : « dans l’esprit de ses organisateurs, dit la Commission, la conférence était destinée en premier lieu à la convaincre que la très grande majorité était

366 RUDIPRESSE, no 186, 27 août 1960, p.1.

opposée à ce que les élections législatives soient retardées tant au Rwanda qu’au Burundi, et en outre, en ce qui concerne le Rwanda, le fait qu’elle exigeait l’élimination définitive du mwami excluait tout compromis à ce sujet »367. La réunion d’Ostende se solda, comme la première, par un échec. Néanmoins, il fut décidé, passant outre l’opposition du gouvernement provisoire, que les élections législatives seraient remises à plus tard (au cours de l’année 1961).

4.8.6. Le « coup d’Etat » de Gitarama En rentrant du Colloque d’Ostende, le Résident Général accorda au Rwanda l’autonomie interne (ordonnance no 02/16 du 25 janvier 1961). Donc les négociations qui se faisaient n’avaient plus de raison d’être, car seuls le Conseil du Rwanda et le gouvernement provisoire, dominés par le PARMEHUTU, pouvaient se faire entendre. Mais cela ne leur suffisait pas. Suite à un plan convenu entre les leaders « hutu » et le Résident Spécial, le Colonel Logiest, le Ministre de l’intérieur, Jean Baptiste Rwasibo, convoqua tous les bourgmestres et les conseillers communaux pour une réunion, le 28 janvier 1961. Des véhicules furent mis à leur disposition par la Résidence et les préfectures. Un peloton de para commandos belges assurait la sécurité. Au programme officiel de la réunion, les participants devaient parler de l’ordre public. Mais sous l’impulsion des principaux leaders du PARMEHUTU et de l’APROSOMA, la réunion prit une autre tournure. Les participants proclamèrent la République et mirent en place les institutions correspondantes : un président en la personne de Mbonyumutwa D., une assemblée législative composée de 44 sièges, présidée par Gitera, un gouvernement formé par Gr. Kayibanda, une constitution (mais qui n’avait qu’une valeur symbolique car elle n’a jamais été publiée dans le Bulletin officiel ni reconnue par la Tutelle) et une cour suprême présidée par Nzeyimana Isidore (elle ne fonctionnera qu’après l’indépendance). La mission d’enquête de l’ONU se transforma en une mission d’information. Elle reconnut la complicité directe des autorités belges locales avec les partis « hutu ». L’Assemblée Générale de l’ONU, dans sa résolution no 1605 du 27 mars 1961, condamna la politique mandataire belge, fixa la date des élections en août 1961, demanda la formation d’un gouvernement de transition à base élargie et la suppression des autorités intérimaires. Mais le fait accompli demeura. Ce qui s’est passé à Gitarama ne doit pas être isolé du processus qui a permis au PARMEHUTU d’accéder au pouvoir. L’administration tutélaire, en supervisant l’opération voulaient tout simplement passer outre les résolutions de l’ONU qui étaient contre son projet. C’est la raison pour laquelle il est abusif de parler de « coup d’Etat » dans la mesure où les chefs et sous-chefs tutsi avaient été chassés et remplacés par les autorités intérimaires et que le mwami Kigeli V était en exil forcé. Le pouvoir resta entre les mains de la Tutelle. Ce premier échec des

367 Nkundabagenzi F., pp.375-377.

Nations Unies au Rwanda sera suivi de bien d’autres qui culmineront dans la gestion lamentable de la crise d’avril-juillet 1994.

4.8.7. Les élections législatives et le référendum de 1961 Ces élections ont constitué une nouvelle étape importante qui a permis au PARMEHUTU de contrôler les plus hautes instances de l’Etat. Selon la résolution de l’ONU, les autorités intérimaires devaient être remplacées par un gouvernement d’union nationale dans lequel tous les partis politiques devaient être représentés. Les activités du gouvernement et de l’assemblée issus de Gitarama furent théoriquement suspendus jusqu’aux élections législatives. Mais la neutralisation de ces nouvelles institutions n’était qu’une formalité. Car, les Ministres conservaient les moyens matériels qu’ils avaient acquis. Les bourgmestres ont gardé leurs postes et ils ont continué à travailler pour leur parti. La campagne électorale (pour les législatives et le référendum) fut marquée, comme la précédente, par beaucoup d’actes de violence et d’intimidation commis, dans la plupart des cas, par les sympathisants et les responsables du PARMEHUTU (surtout au niveau des communes) contre les Unaristes et les Batutsi. Il y eut encore une fois beaucoup de tués, des huttes brûlées, des réfugiés et des sinistrés368. Les assassinats et les violences commis par les sympathisants de l’UNAR furent vigoureusement réprimés, alors que ceux commis par les sympathisants du PARMEHUTU restèrent impunis369. L’extériorisation des choix politiques par l’utilisation des couleurs dans la campagne électorale et le vote contribua à attiser la polarisation et la campagne d’intimidation. Les bulletins à liste furent remplacés par les bulletins de couleurs différenciées370. L’enveloppe pour le référendum contenait deux bulletins : un blanc pour le oui à la monarchie et à Kigeli V, et un noir pour le non. L’administration tutélaire refusa catégoriquement que le roi participât à la campagne électorale pour des raisons, disait-elle, de « stabilité politique ». C’est ce climat de terreur et de partialité de la Tutelle qui a fait dire à la mission de visite de l’ONU, en mars 1961, qu’une « dictature raciste » d’un parti était en train de se mettre en place et qu’un régime répressif avait remplacé un autre371. L’ONU ne tire aucune conclusion de ce constat de la Mission de visite.

368 Lire le livre de Mugesera Antoine, op. cit. 369 En 1963, le gouvernement prononça une amnistie générale pour tous les actes répréhensibles commis par le camp « révolutionnaire » consacrant ainsi l’impunité pour tous les crimes commis contre les Tutsi et les « mauvais » Hutu, ce qui dans la suite a facilité l’implication d’une grande masse de la population hutu dans le génocide et autres exactions commis jusqu’en 1994 contre les Tutsi pour le seul fait d’être nés Tutsi et contre les Hutu « traîtres » à leur groupe.. Crimes et châtiments chez Dostoiwski, crimes sans châtiments contre une partie de la population dans le Rwanda indépendant. Cette politique de l’impunité se retournera contre ses auteurs car la justice rwandaise ne s’est pas du tout intéressée au sort des dignitaires de la république liquidés dans des circonstances non élucidées. 370 PARMEHUTU : rouge ; UNAR : blanc ; APROSOMA : vert ; RADER : bleu. 371 Rapprt intérimaire de la commission pour le Ruanda-urundi, p.51.

Sur les 44 sièges à pourvoir à l’Assemblée législative, le PARMEHUTU obtint 35 sièges, l’UNAR:7 sièges, l’APROSOMA 2 sièges. Quant au référendum, les résultats confirmèrent les décisions du congrès de Gitarama : 80% des votants se sont prononcés contre. Le Rwanda sortait ainsi de la monarchie qualifiée comme « tutsi » pour entrer dans la République qui se présentait comme « hutu ». L’indépendance mettait fin à la Tutelle : les acteurs et les structures changeaient mais pas l’idéologie de division ni le système politique d’exclusion mis en place avec la complicité de la Tutelle. Dans ce processus qui a conduit le PARMEHUTU au pouvoir, l’administration belge a joué un rôle déterminant, d’abord par la destruction graduelle et la neutralisation de toutes les sources réelles et potentielles de résistance. Ensuite, par la création de nouvelles institutions à travers lesquelles les futurs changements devaient s’opérer. Peut-on parler ici d’un processus démocratique ? Sentant que l’indépendance de ses possessions était désormais inéluctable, le pouvoir colonial a choisi sans états d’âme ses alliés et organisé la phase néo-coloniale. Les intérêts nationaux belges ont pris le dessus sur les principes démocratiques. L’indépendance du Rwanda n’était pas envisagée dans l’immédiat par le parti politique qui en a bénéficié. Le pouvoir tutélaire lui-même l’avait fixée à un délai difficile à déterminer. C’est ce qui ressort du rapport de la mission de visite de 1954 : « … le Gouverneur Général estime que, dans trois ou quatre générations, les habitants du Territoire, à condition qu’ils puissent fréquenter d’autres sociétés qui les guident, pourront s’acquitter de la tâche importante que représente l’administration de leur pays »372. Après l’échec des débats houleux sur l’union politique, économique et administrative du Ruanda-Urundi, une préoccupation de l’ONU jusqu’en 1962, l’Assemblée Générale vota la résolution 1746 du 27 juin 1962 par laquelle elle décida : « en accord avec l’autorité administrative, d’abroger l’accord de tutelle du 13/12/1946 concernant le Ruanda-Urundi, le 1/7/1962, date à laquelle le Ruanda-Urundi deviendront deux Etats indépendants et souverains.

4.8.8. « Révolution sociale » de 1959

4.8.8.1. La propagande « révolutionnaire » face aux réalités historiques

Les leaders et les sympathisants du PARMEHUTU ont présenté ce qu’ils appellent « révolution sociale de 1959 » comme un processus planifié dès le départ, guidé et mené à terme par les leaders hutu dans une totale cohésion

372 Conseil de Tutelle, Rapport de la Mission de visite de 1954, New York, 1955, p.18.

idéologique (la conscience hutu) et organisationnelle (le PARMEHUTU)373. On ne peut pas nier l’existence d’une conscience ethnique parmi quelques intellectuels hutu, ni leur détermination de se défaire du joug colonial et monarchique. Mais il est de plus en plus évident que le processus qui a conduit à la naissance du régime républicain est passé par plusieurs étapes. Ainsi on peut signaler en guise de rappel que la région du Buganza n’a pas connu les violences à caractère ethnique en même temps que le nord et le centre. Ceci n’est pas fortuit mais parce que les conditions parmi lesquelles la présence des activistes et des propagandistes du PARMEHUTU n’étaient pas réunies. L’explosion de la violence dans la première quinzaine de novembre 1959 a surpris tous les protagonistes, même les leaders hutu. Personne n’en connaissait à l’avance l’issue. Et dans son contenu, cette « jacquerie » était dirigée contre l’autorité des chefs et des sous-chefs, et des rumeurs circulaient selon lesquelles le roi avait ordonné de les chasser374, et non pas contre la légitimité du pouvoir monarchique. Du reste, jusqu’en 1960, même le PARMEHUTU était pour une monarchie constitutionnelle. C’est après novembre que les demandes de changement du personnel se sont transformées en objectifs de changements radicaux de la structure sociopolitique du pays et que les rapports personnels se sont fortement « ethnisés ». Lorsque la révolte a éclaté, les relations interethniques étaient encore normales, du moins parmi les masses populaires : il n’y avait ni manifestation de haine, ni animosité, ni élimination physique375. La réaction des principaux protagonistes a eu un impact sur l’évolution qui a suivi la « jacquerie ». D’abord celle de l’aristocratie tutsi auxiliaire du pouvoir colonial qui, au lieu de considérer sérieusement les demandes légitimes des couches sociales qui avaient souffert le plus de la colonisation et ignorante des enjeux géostratégiques des puissances coloniales dans la sous région a voulu sauvegarder ses intérêts directement menacés par la contestation interne. Il y a lieu de noter ici le manque de maturité et d’expérience politiques du leadership au pouvoir; le mot d’ordre de la Belgique à ce égard était claire : « Pas d’élite, pas de problèmes ». Ensuite, celle des leaders des partis « hutu » qui ont focalisé leur programme politique sur les inégalités ethniques. Or, comme dit un groupe d’habitants de Bugarama (Cyangugu), la question ethnique n’était qu’un prétexte et elle cachait beaucoup de questions d’ordre politique, économique et social qui n’ont pas eu de solutions appropriées376. Enfin, celle de la Tutelle qui, disposant des moyens d’intervention et des pouvoirs nécessaires, n’a pas été capable d’orienter le pays vers les réformes souhaitées : elle a préféré prendre parti pour un camp en

373 Dialogue, no 137, 1989, surtout les pages 56-58 et 86-96. Voir aussi le livre de D.Murego…. 374 Entretien avec Prof. P.Rwanyindo Ruzirabwoba… 375 Ce constat est fait par un groupe d’habitants de Rubengera interviewés par les chercheurs de l’IRDP en ces termes : « Muri Rubengera abanyarwanda bari babanye neza kuko muri 1959 banafatanyije kurwanya abateye baturutse ahandi kuko bo ubwabo nta subiranamo ryababayemo » (19/11/2004). 376 « Habayeho kwitwaza amoko mu gushaka umuti w’ibibazo bya politiki n’ubukungu » (Entretien avec FG Bugarama, 11/11/2004).

propageant la version des événement selon laquelle les violences de novembre sont la manifestation d’un mécontentement de la « population hutu » contre le « colonialisme tutsi », donnant ainsi à la « masse hutu » une homogénéité et un degré de conscience politique qu’elle n’avait pas377. Depuis ce moment, la « jacquerie » avait cessé d’être chaotique : elle s’était transformée en un mouvement véhiculé par une idéologie « raciste » cachée derrière un discours de promesse d’égalité, de liberté et de justice sociale. La coexistence pacifique entre Hutu et Tutsi était désormais tenue comme impossible, Kayibanda proposera même la création de zones séparées en vue d’une fédération378, et la chasse aux Tutsi (et non plus de quelques individus) se justifiait presque d’elle-même.

4.8.8.2. Le mythe de l’unité de l’élite « hutu ». Il serait aussi naïf d’accepter une autre thèse des partisans de la « révolution sociale de 1959 » qui consiste à dire que l’élite hutu se serait rendue compte de l’exploitation du « menu peuple » (rubanda rugufi) par le colonialisme tutsi et aurait conduit le mouvement de contestation dans l’unité et la concorde. Les premiers leaders hutu, frustrés par un déséquilibre social qui s’était créé entre les normes imposées par le système colonial et leurs aspirations légitimes de promotion sociale, avaient comme objectif de casser le monopole exercé par l’aristocratie tutsi sur tous les secteurs de l’administration et de l’économie. Pour le reste, ils étaient aussi divisés que les leaders tutsi sur la vision, l’orientation et la réalisation politique de leur action. En schématisant, on peut dire que deux types de protestation ont coexisté parmi l’élite hutu pendant ce processus de changements rapides. Le premier type peut être qualifié de protestation à orientation xénophobe et conservatrice des leaders hutu du nord. Ici, la protestation s’est peu à peu focalisée autour des antagonismes entre deux sortes de clientélisme : d’une part celui que les chefs tutsi entretenaient et qui avait donné naissance à une nouvelle catégorie de clients, les « bagererwa politiques », et d’autre part les « bagererwa traditionnels » dépendant des « bakonde ». Les leaders hutu du nord se recrutaient principalement parmi les grands clans d’ « abakonde » locaux, qui étaient pris de nostalgie pour le passé pre-tutsi. En utilisant leur appartenance clanique ou lignagère pour mobiliser la paysannerie contre les chefs tutsi, l’objectif de ces leaders du nord était moins la réduction des charges publiques coloniales (corvées, fisc…) que l’adoption de la spécificité régionale traditionnelle

377 Voir les écrits de G.Logiest, J.P.Harroy et les circulaires de Mgr A.Perraudin 378 En 1959, Kayibanda préconise la séparation géographique dans un télégramme envoyé à l’ONU disant : « Nous Hutu représentant 85% population Ruanda… craignons le pire pour pays tout entier si n’acceptez pas division géographique en zone hutu et zone tutsi » (télégramme publié dans La Dépêche du Ruanda-Urundi du 13 septembre 1959). En avril 1959 déjà, lors d’une réunion d’anciens séminaristes, Grégoire Kayibanda, avait proposé de diviser le Rwanda en deux zones ethniques. Mgr A.Perraudin était l’inspirateur de ce modèle (Tabara, Pierre, Afrique : la face cachée. La Pensée Universelle, Paris, 1992, cité par S.Sebasoni, La crise de la société rwandaise (1957-2004), juillet 2005.

à la nouvelle politique – réhabilitation d’une tradition clanique, de la hiérarchie lignagère, et le retour à l’ordre social qui existait avant le pouvoir tutsi. Ce n’est pas une coïncidence si la réaction contre l’autorité tutsi y fut dure dès le mois de novembre 1959 et a pris l’allure de l’expulsion massive des Tutsi des terres qu’ils occupaient. Le second type est une autre forme de protestation à tendance égalitaire, qui s’attaquait contre la structure monarchique et les injustices imposées par l’aristocratie tutsi qui participait au pouvoir, que l’on trouve surtout parmi les leaders hutu du centre et du sud du pays. Comme il a été dit plus haut, les deux tendances se rejoignaient dans leur volonté d’éliminer les Tutsi de toutes les positions d’influence. La tâche fut facilitée par l’attitude négative des élites tutsi en face des demandes réformistes de certains politiciens hutu ainsi que par les attaques des milices de l’UNAR (ingabo z’umwami) qui, en visant principalement les leaders hutu (APROSOMA et PARMEHUTU) dont certains furent tués, rendirent les leaders hutu de toute tendance plus solidaires, du moins momentanément.

4.8.8.3. Le mythe de l’homogénéité de la paysannerie « hutu » Il n’est pas exact non plus de présenter les changements politiques de 1959-1962 comme l’expression d’un mouvement de protestation de la paysannerie « hutu ». Le concept de paysannerie n’est pas interchangeable avec celui de Hutu. Le fait que la majorité des membres du groupe ethnique tutsi appartenait également à la paysannerie a été relevé plus haut. Les membres de groupe qui ont collaboré avec le colonialisme, et bénéficièrent par conséquent de quelques avantages matériels, ne dépassaient pas un millier de personnes. Au moment de l’éclatement de la révolte de novembre 1959, il y avait des paysans hutu et des paysans tutsi, petits propriétaires fonciers ou clients d’un grand propriétaire foncier ou de bétail, certains exclusivement occupés à l’agriculture, d’autres exclusivement à l’élevage ou, souvent, combinant les deux activités. Vu les disparités régionales mentionnées plus haut, les conditions qui pouvaient influencer le comportement de la paysannerie n’étaient pas les mêmes d’une région à une autre. Les régions les plus « politisées », celles du nord, du centre et du sud, étaient celles où les activités économiques et missionnaires avaient produit des changements socio-économiques et culturels rapides même parmi la paysannerie. C’est toute la paysannerie qui a le plus souffert des éléments répressifs du système colonial : des impôts, des corvées, des punitions corporelles, etc. On ne peut pas affirmer l’exploitation des « masses hutu » et ignorer l’existence d’une masse d’éleveurs-agriculteurs tutsi qui, contrairement à la propagande du

PARMEHUTU379, n’a pas profité matériellement ou politiquement des avantages des chefs et sous-chefs tutsi. Ces derniers ont été la cible des violences d’une partie de la population, mécontente de multiples vexations, au début du mois de novembre, parce qu’ils étaient des intermédiaires entre elle et l’administration européenne et que les fonctions dans la société rwandaise avaient été radicalement changées sous la colonisation, dans le nouveau cadre administratif de la chefferie. Si la conjoncture nationale s’apprêtait à un soulèvement populaire en ce début de novembre 1959 à cause des tentions non maîtrisées, les relations personnelles, les liens traditionnels unissant les différents groupes ethniques et les sentiments d’attachement individuel étaient encore forts. La soi-disant « masse hutu » n’avait pas de conscience de groupe en tant que tel. C’est petit à petit que cette conscience est née sous l’action des leaders des partis politiques « hutu » qui, il faut le préciser, avaient un statut social et des ambitions différentes des paysans ordinaires. Ces leaders ont converti les sentiments de mécontentement réel et de frustration des paysans hutu en sentiment anti-tutsi.

4.8.8.4. Les enjeux du choix pour le racisme ethnique L’approche ethniste des problèmes nationaux a permis au PARMEHUTU de mobiliser des masses illettrées sans pouvoir les tirer de l’exploitation à base socio-économique, l’exploitation coloniale n’ayant pas été mise en cause, dont elles souffraient ni résoudre les problèmes liés à l’exercice du pouvoir. Le racisme ethnique couvrait les ambitions d’une nouvelle couche instruite pour le contrôle du futur Etat. Les plus perdants dans cette radicalisation ethnique sont les masses paysannes (hutu, tutsi et twa confondus) qui ont servi d’instruments aux candidats au pouvoir. Les paysans tutsi eurent à partager le destin de l’aristocratie tutsi sans avoir partagé avec elle les charmes du pouvoir. Et un fossé n’a cessé de séparer les paysans hutu de la couche au pouvoir depuis 1959. Il serait abusif de dire que tous les Hutu ont pris le pouvoir, comme il l’est également d’affirmer que tous les Tutsi étaient au pouvoir. Deux groupes très minoritaires de candidats au pouvoir se sont opposés par les masses populaires interposées avec entre les deux, la Tutelle et l’Eglise catholique missionnaire dans le rôle d’arbitres-joueurs. Des changements de structures et d’acteurs politiques ont bien eu lieu depuis 1959 : on ne peut pas nier ce fait historique. Mais ce dernier tout seul ne suffit pas pour que naisse un nouveau système plus démocratique et bénéfique aux masses populaires comme disent les partisans de la « révolution sociale ». Nous venons de voir les calculs des principaux protagonistes et comment le nouveau régime

379 Par exemple celle d’un de ses leaders, Th. Bagaragaza, « Une révolution socio-politique et non ethnique », in Dialogue, no 137, pp.13-14. S.Sebasoni, Les origines du Rwanda, L’Harmattan, Paris, 2000, fait une analyse très fine de la déconolonisation et de la gestion ethniste de l’indépendance du Rwanda,

était entaché dès l’origine des germes de divisions et de la violence. Donc, à la fois des ruptures et des continuités dans un processus de régression sociale.

4.9. Gestion sociopolitique du pays au cours de la Première République (1er juillet 1962 au 5 juillet 1973)

4.9.1. La mise en place des institutions de la République Parmi les changements opérés par le recouvrement de l’indépendance, le pays a eu pour la première fois une constitution, un gouvernement avec à sa tête un Président de la République et un Parlement. Comment ces trois institutions ont-elles fonctionné dans un pays déchiré par des luttes intestines pour le contrôle du pouvoir ? Comment, sous le regard d’une communauté internationale qui mettait progressivement l’accent sur les droits de l’homme, s’est instaurée une politique raciste ?

4.9.1.1. La constitution Il faut d’abord relever un fait particulier au Rwanda républicain. C’est que le pays a accédé à l’indépendance sans constitution. Le 28 janvier 1961, lors du « coup d’Etat de Gitarama », les leaders du PARMEHUTU avaient élaboré un document à titre de constitution mais qui ne peut être considéré comme tel étant donné que ce texte ne fut publié ni au Bulletin Officiel du Ruanda-Urundi, ni au Journal Officiel du Rwanda. En outre, l’autorité tutélaire continua par la suite à légiférer pour les nouvelles autorités. Enfin, le texte ne fut jamais considéré comme obligatoire : la preuve est que lorsque l’Assemblée Législative étudia un projet de constitution (lors de sa 2e session), il ne s’agissait pas d’une révision du texte de Gitarama mais d’un projet nouveau380. Pour éviter le vide constitutionnel, l’Assemblée Nationale s’est constituée en Assemblée Constituante et étudia un projet de constitution déposé par les groupes parlementaires PARMEHUTU et APROSOMA. Le vote intervint lors de la séance du 23 novembre 1962 : 33 voix pour, aucune voix contre et 4 abstenions (3 de l’UNAR et 1 de l’APROSOMA). Le texte définitif fut signé le lendemain, 24 novembre 1962, par 40 députés. La constitution de 1962, élaborée avec le concours de juristes belges, manifeste d’abord une nette volonté de rompre avec le passé en rendant définitive la forme républicaine de l’Etat. L’article 2 de cette constitution stipule que « le régime mwami est aboli et ne peut être restauré », que « le mwami Kigeli et toute sa dynastie sont déclarés déchus de leurs prérogatives royales ». Une façon de confirmer constitutionnellement les résultats du référendum. L’article 3 précise

380 Reyntjens F., op cit., pp.292-292. Pour cette période, R.Lemarchand, op. cit., a réalisé un travail très détaillé aussi bien sur le Rwanda que sur le Burundi

que « la République assure l’égalité de tous les citoyens sans distinction de race, d’origine, de sexe ou de religion ». Au moment où cette constitution était promulguée une partie de Rwandais étaient chassés de leurs biens à cause de leur appartenance ethnique ! L’article 16 reprend le même principe. L’article 17 dit aussi que « les privilèges de caste sont abolis et ne peuvent être restaurés. Il ne peut en être instauré de nouveaux, de quelque nature que ce soit. L’article 25 dit que « toute forme d’esclavage est abolie et ne peut être restaurée ». Cet article fait référence à l’ « ubuhake ». Cette précision était superflue parce que le mwami Rudahigwa avait supprimé l’ubuhake en 1954. En tout état de cause, identifier l’ubuhake avec une forme d’esclavage est manifestement un abus de langage mais, à l’époque, tout ce qui pouvait salir la gestion du pays par les Tutsi était permis et normal. La constitution de 1962 est aussi marquée par un parti pris pour la religion chrétienne aux dépens d’autres confessions religieuses et pour le camp capitaliste: l’abolition de la polygamie (art. 29), la proclamation de l’égalité entre l’enseignement libre subsidié monopolisé par l’Eglise catholique et l’enseignement public (art.32), l’interdiction de « toute activité et propagande communistes » (art.37). La dernière caractéristique de cette constitution à relever concerne la séparation des pouvoirs. Pour certains, la séparation des pouvoirs était bien explicitée381. Mais pour les spécialistes, cela n’était pas le cas. « Bien que la constitution stipule que le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République et par les Ministres, le Chef de l’Etat est seul détenteur juridique de ce pouvoir »382. Pour R. Lemarchand, le régime rwandais sous Kayibanda est une sorte « presidential mwamiship » dans la mesure où le pouvoir est concentré au sommet qui le distribue jusqu’à la base à travers des fonctionnaires nommés par lui, qui ne sont pas différents des anciens chefs et sous chefs sous la monarchie383.

4.9.1.2. Le Président de la République et le gouvernement Selon la constitution, le pouvoir de gouvernement revient au Président de la République qui est à la fois Chef de l’Etat et des Ministres qu’il a nommés (art. 51). Au début de chaque législature, le Président est élu au suffrage universel direct et à majorité simple (art.52). Conformément à cet article, la position du Président Kayibanda n’était pas conforme à la légalité, car il avait été élu par l’Assemblée Nationale, le 26 octobre 1961. C’est la raison pour laquelle, par une lettre adressée au Président de l’Assemblée Nationale, le 7 juin 1963, Kayibanda a présenté sa démission comme Chef de l’Etat et de gouvernement. L’Assemblée Nationale décida qu’il se présente aux urnes.

381 Paternostre de la Mairieu B., op cit., p.248. 382 Reyntjens F., op cit., p.355. 383 R.Lemarchand, op. cit., p.116

Selon la constitution, le Président nomme et révoque chacun des ministres du gouvernement et en informe l’Assemblée Nationale (art.56). Dans la pratique, le Président communiquait la composition du gouvernement à l’Assemblée Nationale qui en prenait note, mais sans vote. Il faut préciser que le niveau de formation des parlementaires et des ministres ainsi que leur expérience ne leur permettaient pas de mesurer leurs prérogatives. Sous la première République, huit gouvernements se sont succédés. Le premier gouvernement, formé avant l’indépendance en mai 1962, était un gouvernement de coalition dont faisait partie, à part le PARMEHUTU et l’APROSOMA, le parti UNAR (2 ministres) suite à l’accord de New York. Le 6 février 1963, il y a eu un remaniement ministériel et tous les ministres de l’UNAR ont été limogés, selon Gr.Kayibanda, pour des raisons de restriction budgétaire384. Mais la vraie raison était d’évincer les partis de l’opposition, absente du gouvernement depuis 1963.

4.9.1.3. L’Assemblée Nationale et la Cour Suprême L’Assemblée Nationale contrôle l’action du Président de la République et de son gouvernement (art. 73). Sous la 1re République, il y a eu trois législatures élues respectivement en 1961, 1965 et 1969, jusqu’à la dissolution de l’Assemblée Nationale suite au coup d’Etat du 5 juillet 1973. Dans la première législature, le MDR-PARMEHUTU était dominant (35 sièges), mais il y avait aussi des députés de l’UNAR (7) et de l’APROSOMA (2). Dans l’Assemblée issue des élections du 3 octobre 1965, les partis de l’opposition n’étaient plus représentés. Tous les députés étaient du MDR-PARMEHUTU. La Cour Suprême fut valorisée par le texte de la constitution (art. 98, 99 et 102) à tel point que certains commentaires n’ont pas hésité à la nommer « gouvernement des juges » ou « dictature de la Cour Suprême », capable de paralyser l’action des autres pouvoirs385. En réalité, la Cour Suprême était inexistante. Elle ne pouvait pas refuser une loi que le Président voulait faire passer. Ainsi, en 1973, quand le Président Kayibanda a voulu briguer un autre mandat, il a modifié certains articles de la constitution. Comme cette dernière ne conférait pas aux juges l’indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs, ces derniers avaient peur d’être révoqués. Cela a favorisé la politisation du système judiciaire et sa paralysie par les intrigues et l’arbitraire des juges. 384 Présidence de la République, Organisation de l’administration centrale rwandaise de 1960 à nos jours, juillet 1983, p.19. 385 Ruhashyankiko N., « Le contrôle dela constitutionnalité des lois et règlements au Rwanda », in L’informateur, no 4, 1968, p.21.

4.9.2. L’élimination de l’opposition La constitution de 1962 consacrait le multipartisme dans son article 10 : « Les groupements politiques remplissant les conditions légales concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leurs activités librement à condition de respecter les principes démocratiques et de ne pas porter atteinte à la forme républicaine de l’Etat, à l’intégrité du territoire national et à la sécurité de l’Etat ». Mais le MDR-PARMEHUTU est devenu parti unique de fait dès 1963 après l’élimination des partis d’opposition (hutu et tutsi). Aux élections présidentielles de 1965, le Président Kayibanda fut élu avec 98% des voix. En 1969, il fut réélu avec la même majorité écrasante. Les plans de supprimer les partis de l’opposition sont déjà visibles à la veille de l’indépendance dans les manœuvres de déstabilisation décrites plus haut. A l’occasion du 1er anniversaire de l’indépendance, le Président Kayibanda marqua sa préférence pour « un parti majoritaire, d’une majorité écrasante, flanqué d’une minorité ». Il ajouta en disant qu’ « une prolifération de partis politiques distrait la population, rend incohérent le progrès du pays et cause un piétinement préjudiciable à la Nation »386. Lors du 10e anniversaire Kayibanda donna une version consciemment erronée des faits en disant triomphalement : « les élections communales de 1963 ont à jamais convaincu les Tutsi qu’ils ne devaient plus nourrir l’espoir de gouverner (…). C’est ce jour-là que le MDR-PARMEHUTU a supprimé tous les autres partis qui, jusqu’alors, n’avaient pas voulu comprendre que l’entraide démocratique était la seule solution pour le Rwanda et ses habitants »387. D’autres facteurs, plus internes aux partis d’opposition, ont facilité la tâche au MDR-PARMEHUTU dans son plan de les éliminer. Ainsi l’APROSOMA a été aussi victime de la personnalité de son fondateur, Gitera. Ce dernier était imprévisible et versatile, médiocre dans l’organisation et sans ligne politique stable. Il changea plusieurs fois le nom de son parti : à la veille des élections de 1960 le parti s’appelait Union des Hutu du Ruanda-Urundi (UHURU). L’APROSOMA a connu aussi des dissensions internes qui l’ont affaibli : en septembre 1961, alors que Gitera faisait campagne pour un nouveau parti « APROSOMA RWANDA-UNION » (dans lequel il voulait voir toutes les composantes de la nation rwandaise), ses collègues Munyangaju et Gasingwa restaient dans l’ancien parti. Les sympathisants ne se retrouvaient plus dans ces changements. Enfin, la popularité de l’APROSOMA dans certaines régions inquiétait aussi le PARMEHUTU. Ainsi lors des élections communales de 1963, le PARMEHUTU a obtenu 237 sièges contre 223 pour l’APROSOMA dans la

386 Présidence de la République, Le Président Kayibanda vous parle : Discours prononcés en diverses circonstances, s.l., 1963, pp.83-84. 387 Ibiro by’amakuru muri Prezidansi ya Republika, Imyaka 10 y’isabukuru y’ubwigenge, Kigali, 1978, p.80.

préfecture de Butare. Le PARMEHUTU exerça des pressions sur les sympathisants et le leadership de l’APROSOMA (cf. par exemple l’emprisonnement de Gitera du mois d’août 1962 à février 1963) qui finirent par remporter. L’UNAR a été persécutée par l’administration tutélaire et par une partie de la hiérarchie catholique (surtout les missionnaires) à cause du nationalisme qu’il affichait et de ses liens avec les pays du bloc socialiste. Ce dernier avait des sympathies pour tous les mouvements anti-colonialistes. Après avoir participé aux élections législatives de 1961, au gouvernement de coalition de février 1962 à février 1963, ce parti ne présenta plus de candidats ni en1965, ni après cette date. Il faut préciser à ce sujet que suite à la répression dont il fut la cible, le parti fut handicapé par sa division en une aile intérieure et une aile extérieure. A son tour, l’UNAR externe se scinda en plusieurs factions. Le terrorisme politique et physique pratiqué par le PARMEHUTU pour démanteler l’UNAR a atteint son paroxysme en décembre 1963 lors de l’incursion des Inyenzi dans le Bugesera. Des leaders de l’UNAR et du RADER furent arrêtés le jour même de l’attaque. Ils furent exécutés à Ruhengeri sans aucune forme de procès par la police nationale sous les ordres d’un officier belge, Pilate388. Pourtant l’UNAR de l’intérieur avait condamné « le terrorisme des Inyenzi » à la suite de leur raid du 4 juillet 1962389. Le RADER passa de 6,6% des voix aux élections communales de 1960 à 0,3% des voix aux élections législatives de 1961. Son attrait politique devint inexistant depuis lors et ses membres se tournèrent soit vers le PARMEHUTU soit vers l’UNAR. Comme il vient d’être précisé, le coup de grâce lui fut porté pendant la répression de décembre 1963. En principe, le PARMEHUTU n’avait pas besoin de tous ces procédés pour museler une opposition affaiblie par les conflits internes et les dures conditions de travail. Il jouissait d’un monopole politique incontesté. Il aurait pu même en profiter pour renforcer sa cohésion, mais ce ne fut pas le cas, à cause de la volonté de certains leaders du PARMEHUTU de confisquer tout le pouvoir et de l’idéologie de haine et d’exclusion dans laquelle ils évoluaient.

4.9.3. L’opposition armée des Inyenzi (1961-1968) Les violences qui ont débuté en novembre 1959 ont contraint beaucoup de Rwandais à quitter le pays et à s’installer dans les pays limitrophes. Dès 1961, des jeunes rwandais connus sous le nom d’ « inyenzi », refusant l’exil ont effectué plusieurs raids contre le Rwanda à partir des pays voisins.

388 Les leaders unaristes tués sont: Africa, Burabyo, Rutsindintwarane, Rwagasana, Gisimba, Ndahiro, Mpirikanyi. Les leaders du RADER sont : Bwanakweli, Ndazaro, Karinda. 389 UNITE, no 12-13, 15 juillet 1962 et UNITE, no 14, 1er août 1962.

L’origine du terme « inyenzi » est difficile à préciser. Les anciens inyenzi ne sont pas d’accord sur ce sujet. En plus, avant que le terme « inyenzi » ne s’impose, d’autres groupes aux noms différents ont existé390. L’idée de la création d’une armée est née parmi les jeunes réfugiés à Kizinga et à Kamwege, en Uganda, près de la frontière rwandaise, en 1960. Leur objectif était de lutter contre les Belges et les nouveaux dirigeants du PARMEHUTU. Face à l’échec de l’UNAR pour convaincre la communauté internationale à changer le cours des événements au Rwanda, ces jeunes réfugiés ont jugé qu’il n’y avait plus d’autres alternatives sinon prendre les armes. Ce n’est pas l’UNAR qui a créé les inyenzi. Au moment de leur création, le leadership de l’aile externe de l’UNAR était occupé aux activités diplomatiques auprès de l’ONU. Les leaders de l’UNAR qui, comme Fr. Rukeba, ont rejoint le mouvement des inyenzi, l’ont fait à titre personnel et n’ont jamais reçu l’approbation du parti. Dès sa naissance, le mouvement des inyenzi était composé de différents groupes, nés à des dates différentes dans les pays limitrophes du Rwanda : Uganda, Burundi, Congo et Tanzanie. Trois types d’attaques ont été menés par les inyenzi. Il y a eu des actions de type commando qui ont engagé peu de combattants et qui ont ciblé des objectifs situés à l’intérieur du pays. Ce fut le cas de l’attaque du 21 décembre 1961 qui, venue de l’Uganda via Kinigi, a ciblé des individus dans les territoires de Ruhengeri, Kigali et Gitarama. En avril 1962, une autre attaque est venue également de l’Uganda et elle a fait de même dans les localités situées à l’est du pays. Il y a eu aussi de petites attaques le long des frontières depuis 1961, surtout dans la préfecture de Byumba391. Mais toutes ces attaques n’étaient pas nécessairement dirigées par des inyenzi : des groupes d’ndividus ont fait des incursions dans le pays pour voler du bétail ou de l’argent. C’est dans le territoire de Byumba que la pratique de représailles contre les Tutsi après une attaque des inyenzi a été appliquée pour la première fois par le gouvernement rwandais. En mars 1962, un millier de Tutsi et de membres hutu de l’UNAR furent tués dans ces conditions. C’est aussi en ce moment-là que fut développée et expérimentée par le Ministère de l’intérieur et la Garde nationale l’idée de l’autodéfense de la population. Cela s’est traduit par les ordres donnés à la population de dénoncer tout suspect et d’organiser des rondes nocturnes. Des armes à feu ont également été distribuées à quelques individus habitant près de la frontière. Ces pratiques se sont répétées jusqu’en 1994. Les grandes attaques qui ont engagé un grand nombre de combattants avaient l’objectif d’acquérir un espace à partir duquel les inyenzi pouvaient mener d’autres opérations et ainsi exercer des pressions sur le gouvernement rwandais. Parmi les attaques de ce type, il y a eu d’abord l’attaque dans les Volcans (nord-

390 Selon A.Mugesera. op. cit., les noms de ces groupes sont : intare, ingwe, ingangura-rugo, imbaragasa, indamage, urubambyingwe. 391 A Mugesera, op. cit., . a fait l’inventaire d’une vigtaine d’attaques de ce type en 1961-1962

ouest) qui a débuté dans la nuit du 3 au 4 juillet 1962, soit deux jours après l’indépendance. Cette attaque est partie de Goma et comprenait environ 80 à 100 inyenzi. Le gouvernement de Kigali était au courant. Les assaillants ont été surpris par les soldats du gouvernement rwandais, le 5 juillet, et battus sans difficulté, avec beaucoup de combattants morts sur le champs de bataille. Parmi les inyenzi faits prisonniers, 4 furent exécutés à Ruhengeri. L’autre grande attaque est celle qui a eu lieu le 21 décembre 1963 dans le Bugesera. Elle est venue du Burundi, via Kirundo et Nemba. Après quelques succès, les inyenzi ont été stoppés et battus par la Garde Nationale commandée par deux officiers belges (Dubois et Florquin) à quelques kilomètres de la capitale. Comme dans le précédent cas, le gouvernement rwandais était au courant de l’imminence de l’attaque. Les informations lui parvenaient de différentes sources. Les inyenzi ne cachaient pas leur plan ; ils en parlaient dans les bars de Bujumbura, certains allaient même dire au revoir à leurs familles. Les conseillers militaires belges qui encadraient les militaires burundais informaient Kigali, où les services de sécurité étaient tenus par un militaire belge, le Major Tulpin. Certains militaires burundais hutu, des privés (commerçants, religieux, etc.) et même les réfugiés eux-mêmes étaient aussi parmi les informateurs du gouvernement rwandais. La liste de ceux qui devaient être exécutés ou emprisonnés était déjà constituée avant l’attaque elle-même. L’attaque du Bugesera (1963-1964) a eu beaucoup de répercussions négatives sur les Tutsi de l’intérieur. Dans toutes les préfectures une vaste campagne de répression contre les Tutsi de tous âges fut orchestrée par le gouvernement et l’administration locale. Dans son livre, A. Mugera cite beaucoup de documents des agents administratifs qui font état de l’existence des ordres donnés dans ce sens. Il y eut beaucoup de morts, d’arrestations, de maisons brûlées, de biens volés, etc. Tout responsable, à n’importe quel niveau, pouvait arrêter les Tutsi et en faire ce qu’il voulait sans être inquiété. Des ministres furent envoyés dans les préfectures pour superviser cette opération. La répression s’est étendue sur tout le pays. Parmi les régions les plus touchées, il y a évidemment le Bugesera. Comme partout ailleurs, les autorités administratives ont établi des listes de Tutsi considérés comme « mauvais » ou « indésirables par la population ». Généralement, il s’agissait de moniteurs, d’anciens chefs et sous-chefs, de commerçants, etc.392. Après les représailles, le gouvernement a installé des familles hutues venues d’autres régions (surtout Ruhengeri et Gisenyi) dans le Bugesera pour endiguer les attaques des inyenzi et contrôler les survivants. La préfecture de Gikongoro a connu le même sort. C’est ici qu’il y a eu le plus de morts, estimés entre 8.000 et 10.000. Un missionnaire catholique qui était dans

392 voir liste dans le livre de Mugesera A., p.164-165.

une paroisse de la région a dit à ce propos : « Le massacre semble avoir été organisé par le gouvernement de la République lui-même et a été peut-être la page la plus sinistre du gouvernement de Kayibanda »393. Le préfet qui a coordonné ces opérations a gagné les élections législatives dans sa circonscription à cause de ses prestations pendant cette période. On estime le chiffre total de toutes les victimes à environ entre 25.000 et 35.000 morts. Des observateurs étrangers (le suisse Vuillemin et le belge Luc De Heusch) et même Radio Vatican ont parlé de « génocide ». Aucun responsable politique, administratif ou militaire n’a été poursuivi pour la mort des Tutsi. Le gouvernement se disculpait en disant que la répression a été exécutée par les responsables à la base, les députés et les fonctionnaires de l’Etat. Leur comportement était dû, dit-il, à la peur parce que parmi les Tutsi, surtout les fonctionnaires, il y avait des complices des inyenzi (aucune preuve ne fut donnée) et à la méchanceté des Tutsi à l’égard des Hutu pendant qu’ils étaient au pouvoir394, comme si tous les Tutsi ont participé à l’exercice du pouvoir. Après l’attaque de Bugesera, le président Kayibanda a mis en garde les inyenzi en leur disant que, s’ils répètent le même coup, « ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi »395. Les dernières grandes attaques des Inyenzi, après celle du Bugesera, ont eu lieu dans la préfecture de Cyangugu (Bugarama en 1964, Nshili et Bweyeye en 1966) et dans la préfecture de Kibungo (Butama en 1966). Depuis 1967, il n’y a plus eu d’attaques des inyenzi mais jusqu’en 1972, il y avait toujours des rumeurs sur leurs attaques éventuelles, alors que le gouvernement savait bien que le mouvement de ces derniers s’était effrité. Les raisons de la défaite des inyenzi sont nombreuses. Pour ne citer que les plus importantes, il y a eu d’abord le manque d’un leadership unifié et d’une ligne politique claire. Les inyenzi ne sont pas l’émanation de l’UNAR. Ce parti, divisé en aile interne et externe, n’avait plus le monopole politique dans les milieux des réfugiés depuis l’apparition de nouveaux partis politiques396. Le roi Kigeli V n’a jamais été le chef des inyenzi, bien que des groupes se réclamaient de lui. Les inyenzi n’avaient pas une même compréhension du rôle de la monarchie : certains avaient opté pour la république.

393 Il s’agit du Père De Jambline, de la mission Cyanika (A.Mugesera, p.171) ; lire aussi Willame J.C., Aux sources de l’hécatombe rwandaise, L’Harmattan, Paris, 1995, pp.74-75. 394 Voir le livre blanc publié par le gouvernement intitulé : «Toute la vérité sur le terrorisme inyenzi au Rwanda », février 1964. Il y a lieu de signaler la grave crise entre le Burundi et le Rwanda après ces attaques des inyenzi. Non seulement l’armée rwandaise a causé d’énomres dégâts humains et matériels au Burundi mais la question a également été portée à la connaissance de l’ONU et de la jeune organisation panafricaine, l’OUA, mais surtout la guerre des ondes dans les radios des deux pays a fait rage pendant des mois diffusant surtout des échanges de lettres entre les deux gouvernement et de propos peu diplomatiques. 395 Discours du Président de la République Rwandaise, Kigali, 11 mars 1964. 396 par exemple le Front de libération du Rwanda de Gakwaya et Munana, et le Parti socialiste rwandais de Sebyeza.

La deuxième raison est que les inyenzi n’étaient pas une formation militaire unique, mais des groupes éparpillés avec leurs chefs propres (Mudandi, Ngurumbe, Kayitare, Sebyeza, Hamud). La troisième raison est que les inyenzi n’ont jamais eu un équipement militaire suffisant, à part celui qu’ils avaient pu obtenir au Congo belge. Aucun pays n’a fourni à ce mouvement une aide militaire. Le Burundi hébergeait le mouvement, le laissait recruter et s’entraîner, mais il ne lui fournissait pas des armes. Quant à l’Uganda, depuis 1962, le gouvernement d’Obote avait mis en garde les inyenzi d’attaquer le Rwanda à partir de son territoire. Il a même chassé quelques leaders unaristes dont Kigeli V (en août 1963). Le président Mobutu luttait contre les inyenzi parce qu’ils soutenaient les Mulelistes. Les réfugiés rwandais furent victimes des violences dans les villes de Goma et de Bukavu. En 1964, environ 800 réfugiés rwandais furent expulsés de ces villes et furent installés en Tanzanie. Avant son indépendance, la Tanzanie a collaboré avec le gouvernement rwandais: son gouvernement a extradé des inyenzi recherchés par Kigali. Après l’indépendance, le gouvernement tanzanien a aidé les leaders de l’UNAR en les logeant, en leur facilitant leurs déplacements et en envoyant quelques jeunes à l’étranger pour l’entraînement militaire. Enfin, il y a eu des conflits et des mésententes entre les chefs militaires des inyenzi lors des opérations. C’est ce qui est arrivé entre Mudandi et Ngurumbe lors des attaques de Nshili et Bweyeye. Mudandi a décroché sans aviser au préalable ses frères d’armes.

4.9.4. Le régionalisme et la centralisation du pouvoir Une fois parvenu au pouvoir, le PARMEHUTU s’est retrouvé sans programme lorsque cet objectif fut atteint. Il était devenu parti unique de fait avant qu’il ne soit déclaré « parti national » dans son congrès du 23 octobre 1966.Avant cette date, son assimilation à l’Etat à tous les niveaux était réalisé ; le Président de la République était en même temps président du parti, la moitié des ministres jouaient un rôle de premier plan au sein des organes centraux du parti et les députés influents étaient membres des secrétariats régionaux du parti. Le vide d’objectifs au sein du parti s’est révélé au grand jour à partir du moment où « l’ennemi commun », à savoir l’UNAR et le mouvement des Inyenzi ne constituaient plus un danger. Lorsque cette opposition politique et armée a disparu, les contradictions du régime de Kayibanda se sont manifestées au grand jour. En 1964 un rapport non publié de la commission parlementaire, commandité par le Président de la République, donna une image sombre de la gestion du pays par le PARMEHUTU. Il fait état de beaucoup de cas de détentions sans dossier, de la lenteur du système judiciaire, de la politisation de l’administration et du système judiciaire, du régionalisme, du clanisme, de l’absence de collaboration entre les

différentes instances de l’administration territoriale, de conflits d’intérêts, de manque d’une organisation interne adéquate et de démocratisation au sein du parti, etc397. Ce rapport ne fut pas transmis à l’Assemblée Nationale pour y être débattu. En 1967, un député déclara dans une réunion des parlementaires : « igisebe cy’umufunzo kili muli parti »398. Un autre député abonda dans ce sens en disant : « Aho tuganisha igihugu hamaze kuyoberana. Turagenda tuva muli Demokrasi, tugana m’ubutegetsi bw’agahato »399. Le 23 octobre 1966, il y a eu un congrès national du parti ; il avait pour but d’analyser les problèmes que connaissait le parti. Les problèmes les plus cités étaient les suivants : le manque de vitalité, le régionalisme, la subversion, la corruption, les détournements, l’opportunisme, etc. Le Président du congrès qualifiait ces problèmes de « umurengwe waba ugiye guca ibintu mu baParmehutu »400. Plusieurs résolutions, qui visaient à arrêter « les pratiques déviantes » par la discipline au sein du parti, ont été prises mais elles n’ont eu aucun effet. Une commission parlementaire, composée de 6 députés, fut créée le 4 juillet 1968, à l’initiative de l’Assemblée Nationale. Le bilan établi par cette commission était alarmant : partout le leadership du PARMEHUTU était divisé entre les anciens et les nouveaux responsables politiques et administratifs, il y avait des conflits de type régional (Nord contre Centre Sud, Butare contre Gitarama, Ruhengeri contre Gisenyi, etc.), confessionnel, clanique et d’ordre personnel. En bref, « les idéaux du régime hutu se perdaient de plus en plus »401. Les auteurs de ce rapport et leurs sympathisants (14 députés) ont été sanctionnés, accusés de déviationnisme (guta umurongo). Pour avoir dénoncé ce régionalisme, le mensuel catholique, Kinyamateka, a été sanctionné. Son rédacteur en chef, le Père Maida, rédacteur, a été expulsé, un journaliste rwandais, Semusambi, a été emprisonné et le mensuel a été suspendu pendant quelques jours. Ces conflits qui déchiraient la classe politique furent exacerbés par le plan du président Kayibanda de se faire proclamer président à vie. Ses discours « socialisants » lui ont aliéné l’appui dont il bénéficiait auprès des étrangers, surtout les missionnaires catholiques. Au fur et à mesure que la concentration du pouvoir entre les mains d’un petit groupe originaire de Gitarama s’effectuait pour atteindre son point culminant en 1972, la base géographique du PARMEHUTU se rétrécissait. Au début, il était basé sur l’axe Butare-Gitarama-Ruhengeri, les autres préfectures jouant un rôle politique marginal. A la fin de la 1re République, le parti ne reposait que sur un petit groupe de personnes originaires de Gitarama, fidèles inconditionnels de Kayibanda. Dans le dernier gouvernement, formé par lui le 21 février 1972, il y avait 6 membres originaires de Gitarama sur 18, soit un tiers. Cette

397 Rapport de visite de la mission parlementaire, Kigali, 19 septembre 1964. 398 Député Banzi, in Kinyamateka, no 32, Nzeli 1967, p.1. 399 Député Sentama, in Kinyamateka, no 36, Ukuboza 1968, p.2. 400 Kinyamateka, no 36, Ugushyingo 1966, p.1. 401 Rapport de la commission parlementaire de 1968, Kigali, 29 octobre 1968.

surreprésentation de Gitarama allait aiguiser les sentiments de frustration et les revendications à caractère régionaliste, surtout parmi les militaires originaires du Nord.

4.9.5. Les massacres des Tutsi dans les années 1972-1973

C’est pour reprendre l’initiative qu’en 1972, le président Kayibanda a réuni ses amis les plus proches pour mettre au point un plan de diversion. Ce plan consistait à chasser les Tutsi des écoles et des instituts supérieurs ainsi que des établissements publics, parapublics et privés. C’était, disait-on, l’accomplissement de la révolution de 1959, un slogan qui sera repris par la CDR avant et pendant le génocide de 1994. A cet effet, Kayibanda et ses amis ont mis en place les « comités du salut public » pour l’exécution de ce plan. Les membres de ce comité comprenaient les agents administratifs, les préfets qui en étaient les responsables au niveau de la préfecture, les agents de la sécurité et les responsables de l’armée. La crise du Burundi, commencée le 29 avril 1972, a été une occasion et un prétexte, pour Kayibanda de réaliser son projet. A. Mugesera a essayé d’établir la chronologie des événements et l’inventaire des noms des élèves/étudiants et des fonctionnaires chassés dans toutes les préfectures402. Les massacres des Tutsi, en février 1973, ont été préparés et coordonnés par le gouvernement de Kayibanda. Les preuves sont nombreuses, les plus importantes étant les suivantes :

- les affichages des listes des fonctionnaires tutsi « indésirables » ont eu lieu à la même date, dans la nuit du 26 au 27 février 1973;

- l’ordre de quitter l’établissement était formulé partout de la même manière ;

- aucune préfecture n’a été épargnée et toute la population tutsi a été touchée ;

- aucun responsable du gouvernement, d’une école, d’un établissement étatique ou paraétatique n’a désapprouvé cet acte : tout le monde a gardé le silence.

L’argument développé par le gouvernement et ses sympathisants consiste à dire que les Hutu ne pouvaient plus supporter d’êtres minoritaires dans les écoles et les établissements publics, parapublics et privés alors qu’ils sont majoritaires au point de vue démographique. L’ambassadeur du Rwanda en Belgique a dit à ce propos : « Plus de dix ans après la révolution des Hutu (….), les Tutsi continuent (…) d’occuper le plus grand nombre de postes de responsabilités. Certaines entreprises n’emploient que des Tutsi. Dans les Universités, 65% des étudiants 402 Voir A.Mugesera, op cit., pp.227-263.

sont des Tutsi. Dans le secondaire, même proportion. La majorité du personnel enseignant était des Tutsi. Dans l’administration, presque tous les hauts fonctionnaires sont Tutsi. Sur cinq membres de la Cour Suprême, trois sont Tutsi. Le clergé est composé en majorité de prêtres Tutsi. Tout cela démontre que le gouvernement n’a jamais pratiqué une politique agressive à l’égard des Tutsi »403. Pourtant, selon une recherche faite par le Ministère de l’enseignement secondaire et supérieur, les élèves tutsi dans les écoles secondaires étaient passés de 36,3% en 1962-1963 à 11% en 1972-1973. Dans les instituts supérieurs, les étudiants tutsi étaient 8,5% à l’UNR, 6% à l’IPN et 3% aux études l’étranger. Les chiffres avancés pendant cette persécution (selon lesquels les élèves tutsi seraient entre 50% et 70%) étaient fantaisistes et ne correspondaient pas à la réalité. Le mensonge est une des armes utilisées par le régime et ses alliés. Les véritables causes des événements de 1972-73 sont internes au régime de Kayibanda. En les provoquant, il voulait reconstituer l’unité de son parti, le PARMEHUTU. Les Tutsi, présentés comme les véritables ennemis des Bahutu, n’étaient que des boucs émissaires. Les événements de 1972-73 ont donné lieu au coup d’Etat du 5 juillet 1973, opéré par le ministre de la défense, J.Habyarimana. Le groupe des nordistes qu’il représentait, très influent dans l’armée, n’a pas voulu que les amis de Kayibanda contrôlent les opérations de la persécution des Tutsi. Certains auteurs ont développé la thèse selon laquelle les militaires ne soutenaient pas cette chasse aux Tutsi. Mais il est évident que le commandement militaire savait tout et qu’il était engagé dans cette campagne, sinon cette dernière n’aurait pas eu lieu. Les militaires ont pris la direction des opérations à partir du moment où ils ont voulu prendre aussi la direction de tout le pays. Aucune étude ne permet cependant de préciser le rôle joué par l’armée. Dès la fin de février 1973, Kayibanda ne contrôlait plus rien. Il était victime du régionalisme et des divisions au sein du PARMEHUTU. La chasse aux Tutsi n’a pas pu le sauver.

4.9.6. La première République dans le contexte international

Le chapitre précédent montre clairement le changement d’alliance de la Belgique qui permet de mettre en place au Rwanda un régime à sa dévotion, une sorte de république hutu sous tutelle. Les circonstances d’accession à l’indépendance commandent les relations entre le nouvel Etat et son ancienne métropole.

403 La Libre Belgique, 8 mars 1973.

En 1958, la coalition PSC et CVP gagna les élections en Belgique et géra à sa manière la d’ecolonisation de l’Afrique belge404. Le PARMEHUTU avait toutes les cartes pour attirer les nouvelles autorités belges ainsi que l’Eglise : il avait inscrit à son programme la lutte contre le paganisme, contre la féodalité et pour la démocratie. Il se présentait don en défenseur du monde libre en face d’un parti monarchiste, féodal soutenu par le monde communiste et les non-alignés. Examinons brièvement les relations entre le Rwanda d’une part, la Belgique, la Frace, la Suisse, les Nations Unies et l’Organisation de l’Unité Africaine. La Belgique. A l’instar des autres métroples coloniales, la Belgique a manœuvré, avec succès (au Rwanda), le passage d’une situation coloniale à une situation néo-coloniale. En signe de reconnaissance, de son expérience de terrain et de son action combien efficace, le colonel Logiest troque sa tenue militaire contre un costume civil en devenant le premier ambassadeur de son pays au Rwanda. Officiellement, l’armée belge quitte le Rwanda tout de suite après l’indépendance. Cependant l’encadrement, dans le cadre de la coopération militaire, reste entre les mains des militaires belges pendant toute la première République. L’influence des militaires belges va cependant décroissant surtout au fur et à mesure que la France entre dans la danse et que les risques de destabilisation par les inyenzi s’estompent. Des coopérants belges de tout niveau envahissent les secteurs publics et privés, car le pays a très peu de cadres, et surtout la chasse aux Tutsi a poussé à l’exil un grand nombre de cadres qui avaient réussi à échapper à la mort et à la prison. Les ONG se ruent sur le pays. Sous le régime de Kayibanda, le Rwanda est officiellement un Etat indépendant mais la Belgique est encore omniprésente. Le Rwanda sera utilisé par la Belgique notamment au cours des nombreuses crises qui ont marqué l’histoire de l’ancien Congo belge. La France. La France s’était peu intéressée au Rwanda405. Dans la phase de décolonisation et face à la condamnation de la politique belge aux Nations Unies non seulement par le groupe communiste e les non-alignés mais également par le grandes nations sans empires coloniaux comme les Etats Unis et le Canada, la Belgique fit appel à la France. C’est dès cette époque que date l’adhésion de la France officielle à la démocratie ethniste hutu contre la féodalité tutsi. A ceci s’ajoutera la défense de la francophonie contre un environnement immédiat anglo-saxon et, avec le Tanganyika, contre un risque de s’engager dans le socialisme et dans le camp des non-alignés. Dès 1962, la France attirera le Rwanda dans l’UAM dont il evient membre à part entière en 1963.

404 Il existe une abondante littérature sur ce sujet. Nous avons cité plus haut les ouvrages de J.P.Harroy, Guy Logiest et F.Reyntjens. Léon Saur, Du rôle des piliers dans la politique étrangère de la Belgique. Le cas du Rwanda, fournit une excellente synthèse dans La Belgique et l’Afrique centrale. De 1960 à nos jours, GRIP, Editions Complexe. 2000, pp.246-258. 405 Lire notamment Olivier Thimonier, La politique de la France au Rwanda de 1960 à 1981, mémoire de maîtrise, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001.

En octobre 1962, le Rwanda et la France signent le premier accord de coopération. En 1964, la Framce ouvre une ambassade à Kigali. Une coopération se renforce dans le domaine culturel d’abord, dans le secteur de l’éducation et, plus tard, dans différents autres secteurs, y compris le secteur militaire. La France fermera les yeux sur l’idéologie et les crimes du régime : la politique de non intervention dans les affaires intérieures. Les autorités rwandaises, francophones et francophiles, tentent de diversifier la coopération afin de diminuer l’emprise de l’ancienne métropole coloniale. Celle-ci redoutant la forte concurrence de la France s’alliera même un moment avec l’Angleterre. Mais ce sera trop tard car le Rwanda s’engageait progressivement dans le monde francophone contrôlé par la France pour, finalement, être intégré dans le pré-carré français. Le Rwanda cessera d’être le domaine réservé de la Belgique et de l’Eglise catholique bien que et l’Eglise catholique et la Belgique restent solidement installées dans lepays et dans sa politique. La Suisse. On ne connaît pas exactement les raisons qui ont poussé la Suisse à engager une coopération très importante avec le Rwanda ni à mettre ce pays parmi les principaux bénéficiaires de ses interventions406. D’aucuns pensent que la présence d’un évêque suisse qui soutenait activement le régime mis en place en 1962 aura joué un grand rôle. A côté des financements de projets éduatifs ou des interventions dans les seceurs de développement, une ligne de financement intitulé « Le conseiller du Président » fut ouverte en 1963. Bien que les autorités helvétiques s’en défendent, la présence auprès du chef de l’Etat rwandais d’un fonctionnaire envoyé et financé par la Suisse implique un certain engagement de la Suisse dans la politique menée par le Rwanda. Jusqu’en 1975, ces conseillers se succédaient à un rythme relativement rapide de deux ans environ. Après le coup d’Etat de 1973, le poste resta longtemps vacant jusqu’à la nomination de Charles Jeanneret en 1982 qui restera en fonction au moins jusqu’en 1993. Un témoignage affirme que la coopération canadienne a pris la relève en finançant le poste de Charles Jeanneret toujours comme conseiller à la Présidence de la République. Les Nations Unies. Après des débats houleux aux Nations Unies et des tentatives de réconciliation entre l’aile nationaliste et le camp hutu soutenu par la Belgique et l’Eglilse, la politique du fait accompli de la Belgique qui contrôlait le terrain finit par avoir gain de cause et l’indépendance fut donnée au PARMEHUTU. Malgré l’idéologie et les pratiques de ce parti, les Nations Unies lui accordèrent l’indépendance et le nouvel Etat fut accueilli dans toute la famille des Nations Unies. L’Organisation de l’Unité Africaine. Le Rwanda figure parmi les fondateurs de l’organisation panafricaine. La médiation de cette dernière fut sollicitée dans la crise que traversèrent les relations entre le Rwanda et le Burundi fin 1963 et tout

406 La coopération suisse au Rwanda, Rapport du groupe d’étude institué par le DFAE, janvier 1996.

au long de 1964 par suite des incursions des inyenzi au Rwanda et des représailles du Rwanda contre le Burundi. Le Rwanda tenta à plusieurs reprises et sous différentes formes d’internationaliser ses problèmes internes en provoquant ou en utilisant les Etats de la région qui comportaient d’importantes communautés rwandophones. Ces pays et organisations ont été choisis à titre d’exemples pour illustrer les jeux de la jeune république indépendante dans le concert des Nations. En réalité, nous avons là des éléments qui marquent cette présence du Rwanda. Le Rwanda est clairement encré dans le camp occidental. Aucun Etat, aucune organisation ne remet en cause l’idéologie officielle de ce pays qui est en contradiction avec les principes fondateurs de ces Etats et de ces organisations. Aucun Etat ni aucune organisation ne se hasardera à condamner publiquement les exactions y compris les crimes les plus odieux commis tout au long du règne du PARMEHUTU. Ceci encouragera sans doute la deuxième républilque à poursuivre dans la même voie : l’élément permanent de la première à la deuxième République, c’est l’idéologie de la majorité hutu qui doit être protégée contre la féodalité tutsi.

4.10. La Deuxième République et le MRND (1973-1994)

4.10.1. De la dictature du Parti-Etat MDR Parmehutu à la dictature militaire de la IIème République

Lorsque la 2e République s’instaure en 1973, la 1re République s’est déjà essoufflée. L’horizon s’est rétréci à tout point de vue. Les intérêts de certains leaders et de groupuscules du MDR-PARMEHUTU prévalent sur ceux du pays. Une crise profonde traverse le MDR-Parmehutu : plusieurs de ses membres influents sont déclarés « abataye umurongo » (ceux qui ont déraillé), c’est-à-dire « les dissidents ». Ces derniers préconisaient une nouvelle politique de gestion de l’Etat, un contrôle plus serré de la chose publique. En face d’eux, les durs du parti-Etat qui, entre autres, lorsque surgissaient quelques problèmes politiques ou économiques, etc., désignaient les Tutsi comme boucs émisaires des malheurs ou des difficultés, principalement à partir de 1968. C’est cette aile dure du parti qui, soutenue ou peut-être poussée par quelques officiers supérieurs assoiffés de pouvoir, déclenchèrent les massacres et les expulsions de nombreux Tutsi, étudiants, fonctionnaires et employés du secteur privé en février-juin 1973. Encore une fois, le Rwanda se prive de cadres expérimentés et d’étudiants en fin d’études qui vont profiter aux pays voisins, surtout le Burundi et le Zaïre, qui les accueillent à bras ouverts. Au conflit hutu-tutsi qui s’était aggravé dès 1959 s’ajoute désormais et ouvertement le conflit nord-sud. Emmanuel Nkunzumwami décrit le contexte dans lequel la 2e République a vu le jour en ces termes : « Le Rwanda est ainsi fracturé, partitionné en région nord (autour de Ruhengeri et Gisenyi) et région sud (autour de Butare et Gitarama) d’une part, entre les extrémistes bahutu auteurs des massacres contre les batutsi et une majorité de la population favorable à la cohabitation pacifique hutu/tutsi, d’autre part. Les conflits de pouvoirs suivent dorénavant l’axe nord-sud, alors que les dirigeants, pour conserver ce pouvoir, ignorent les régions très éloignées de cet axe telles que Kibungo, Kigali sud-est et Byumba sud dans l’est du Rwanda, Kibuye et Cyangugu dans l’ouest. Il convient alors d’affirmer que de tous les problèmes qui paralysent le Rwanda, le conflit nord/sud est porté par des rivalités et des vengeances. C’est dans ce désordre social et politique que se produisent les changements de pouvoir du 5 juillet 1973 par un coup d’Etat militaire du général major Juvénal Habyarimana, ministre de la Garde Nationale et homme du nord (Gisenyi), appuyé par ses dix officiers supérieurs dont sept du nord (Ruhengeri-Gisenyi). Il renverse le pouvoir du sud et institue la Deuxième République. Ce coup d’Etat n’est donc pas une surprise puisque les conflits ethniques de février-

juin 1973, dénommés « umuvuduko » (fuite avec énergie par la terreur), constituaient une longue préparation »407. Dans le discours prononcé le 1er juillet 1973 pour célébrer la 11e année de l’indépendance du pays, discours saboté à plusieurs reprises par des coupures de courant qui rendaient le discours inaudible, Kayibanda avait provoqué l’armée en disant : « J’ai appris que vous vouliez faire un coup d’Etat. Faites-le donc… ». Le 5 juillet 1993, les militaires ont relevé le défi.

4.10.2. Le coup d’Etat de juillet 1973 Le 5 juillet 1973, le Haut Commandement de la Garde Nationale signifia à la population les décisions qu’il a prises. La déclaration comportait, notamment, les éléments suivants :

- Monsieur Kayibanda est destitué de ses fonctions de président de la République.

- Le général major Juvénal Habyarimana assumera les prérogatives constitutionnelles du Chef de l’Etat.

- Le gouvernement est démis. Il est créé un « comité pour la paix et l’unité nationale ». Ce comité remplace le gouvernement jusqu’au rétablissement total de la paix dans le pays.

- L’Assemblée nationale est dissoute. - Les activités politiques sont interdites sur toute l’étendue du territoire de

la République. Les différents organes du parti sont dissous. - Les droits et les libertés garantis par la constitution du 24 novembre 1962,

telles que modifiées à ce jour, seront respectées à l’exception de 16 articles qui sont suspendus.

A l’occasion de ce putsch hutu d’inspiration régionaliste, les membres du « comité » déclarent, justifiant leur initiative : « Les autorités supérieures de la Garde Nationale ont constaté que la paix intérieure était compromise et que l’unité nationale était gravement menacée ». C’est peut-être pour cette raison que ce coup d’Etat a été qualifié de « révolution morale » En fait l’unité nationale dont il fut question dans plusieurs discours de l’époque concerne avant tout les considérations régionales, alors que l’unité entre Hutu et Tutsi était, pour le moins, escamotée. En effet, dès le début du nouveau régime, les putschistes maintiennent le principe de l’existence du Parmehutu et la présence dominante des officiers du nord (Gisenyi et Ruhengeri). En réalité, pour beaucoup de Tutsi dont à l’époque la formation politique était fort réduite, Kayibanda et son Parmehutu représentaient le mal absolu et le discours de Habyarimana a pu les tromper. Ils étaient loin de s’imaginer que Habyarimana

407 Emmanuel Nkunzumwami, La tragédie rwandaise. Historique et perspectives, L’Harmattan, Paris, 1996, p.94.

était l’héritier de Kayibanda et du Parmehutu quant à l’idéologie et qu’il allait dans la suite mieux affiner les méthodesde discrimination contre les Tutsi et surtout rendre possible « l’apocalypse ». Si plusieurs Tutsi n’ont pas caché leur satisfaction lors de ce coup d’Etat, ils ont néanmoins gardé quelques appréhensions en raison de l’absence d’une décision ferme ayant trait à un changement radical non seulement dans les relations hutu/tutsi/twa, mais aussi dans l’éradication de l’idéologie divisionniste. Le régime de la 2e République se caractérisera, entre autres, par des contradictions fondamentales et ce, même après la naissance, en 1975, du Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND). En effet, des officiers supérieurs ont été impliqués dans les troubles, les exactions et même les massacres de février 1973. On peut épingler quelques traits saillants du MRND, pilier de la dictature de la 2e République avec ses diverses pratiques de tyrannie.

- Le MRND est l’unique cadre politique national d’exercice du pouvoir (art. 7 de la Constitution du 20 décembre 1978).

- Obligation de tous les Rwandais, sans exception, à appartenir au parti unique dès la naissance et harcèlement de tous ceux qui sembleraient le bouder : tout le pays devait penser par Habyarimana, « Président fondateur du MRND » et Président de la République.

- L’Etat et la Nation sont subordonnés au Parti. - Développement du réflexe d’appartenance régionale, les gens du nord

estimant qu’ils ont subi un grand retard causé par les Tutsi et par les gens du Nduga.

- La destruction morale, sociale, politique, intellectuelle (culture de l’obscurantisme). « La destruction de la société rwandaise, la destruction de la jeunesse du pays, la destruction de l’éducation nationale, la destruction de l’espérance, la destruction de la vie, la destruction du pays…. Tels sont les résultats malheureux de la Deuxième République au Rwanda’408.

- L’incompétence des hommes du système. « La réforme scolaire de 1979 est l’un des pires produits de la dictature »409. Cette réforme accélère la destruction du pays. Elle accentue, notamment, les inégalités quant à l’éducation scolaire.

- La politique du ventre tend à décourager ceux qui aimeraient s’émanciper grâce à leurs talents. L’akazu s’oppose à toute initiative en dehors du MRND.

- Mensonge ou contradiction : unité nationale face à la politique de l’équilibre ethnique et régional.

408 Nkunzumwami Emmanuel, op. cit., p.102 409 Nkunzumwami Emmanuel, op.cit., p.103

- Refus aux exilés, aux réfugiés des années 1959-1963, 1965, 1973, de regagner la patrie sous prétexte que le pays est comparable à un verre trop plein pour les accueillir. Les réfugiés rwandais étaient, en 1990, les plus anciens et les plus nombreux réfugiés d’Afrique.

4.10.3. L’exacerbation des exclusions Sur le plan politique et social, le régime issu du coup d’Etat de juillet 1973 instaura la politique d’équilibre ethnique et régional. Cette politique établissait des quotas aux ethnies et aux régions proportionnels à leur représentation dans la population pour ce qui est de l’accès à l’éducation et à l’emploi dans l’administration publique et le secteur privé. Les principes de l’équilibre ethnique et régional ont été largement détournés par les dignitaires du régime. Un article du journal Kinyamateka dresse la liste des abus liés à cette politique : sur la période 1978-90, trois préfectures (Gisenyi, Kigali et Ruhengeri) ont reçu 51% du budget total alloué aux préfectures contre moins de 25% pour les quatre préfectures de Gikongoro, Kibuye, Cyangugu et Kibungo. La préfecture de Gisenyi et, dans une moindre mesure celle de Ruhengeri, se sont accaparés des postes de responsabilité aussi bien dans les administrations publiques que privées. Au sein des entreprises publiques, 50% des postes de direction et de haute responsabilité sont occupés par des ressortissants de ces deux préfectures. Les postes diplomatiques et l’accès aux organisations régionales ou internationales sont également des domaines réservés410. Un système policier de contrôle social et politique efficace fut mis en place. En 1975, le parti-Etat, le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND), fut créé sur le modèle zaïrois ou togolais. Il couvrait de ses ramifications jusqu’aux collines les plus reculées. En 1978, la nouvelle Constitution faisait de tout Rwandais, à la naissance, un militant du parti. Les instances du parti et celles de l’administration publique furent fusionnées. Enfin, le régime instaura une journée de travail communautaire obligatoire par semaine et une demie journée fut consacrée à l’animation politico culturelle à un même rythme. Cette politique de contrôle étroit de la population a produit une atmosphère de surveillance et de coercition aux relents totalitaires. Au niveau économique, jusqu’au milieu des années 80, les équilibres macro-économiques ont été maintenus: stabilité de la monnaie, croissance du PIB de l’ordre de 4,9 % par an de 1965 à 1989, maîtrise de l’inflation (moins de 4 % par an). Les bailleurs de fonds et les ONG du Nord se sont rués sur le Rwanda et y ont beaucoup investi, croyant qu’ils avaient trouvé là un havre de paix et un terrain

410 Kinyamateka, no 1344, mai 1991

propice d’expérimentation de leurs théories de développement. Ils y voyaient le contre modèle du Burundi voisin. D’un côté, un pays ayant une direction politique “non issue de la majorité ethnique”. De l’autre, le “peuple majoritaire” au pouvoir avec le développement comme le maître mot411. L‘activisme des bailleurs de fonds et des ONG donnait l’impression de décollage économique. Mais il n’en était rien. La coopération a plutôt inhibé les initiatives locales et infantilisé la population en favorisant une mentalité d’assistés. La virulence avec laquelle cette population a pillé et détruit un grand nombre de ces projets montre qu’elle n’avait pas le sentiment d’être concernée par des initiatives décidées par les autres. Les ONG ont été intéressées par le succès local de leurs projets et peu soucieux de la dégradation générale des conditions de vie412. A la fin des années 1980, la paupérisation des paysans avait dépassé le seuil de l’acceptable. Les riches se sont accaparés de meilleures terres cultivables. Les famines et les disettes sont devenues endémiques. Une commission gouvernementale (1990) a reconnu que 54 communes accusaient un déficit en denrées alimentaires. Les préfectures les plus touchées étaient Butare, Gikongoro et Kibuye. Elles avaient enregistré, entre 1988 et 1990, une baisse de 50 % de production des haricots et de 30 % de bananes. Avec de telles disparités, le Rwanda n’était plus à l’abri de conflits sociaux413. La situation s’est détériorée sous les effets conjugués du programme d’ajustement structurel (dévaluation de la monnaie en novembre 1990, suivie d’une autre en juin 1992), des conséquences de la guerre et de la dérive affairiste des barons du régime. L’akazu a installé son monopole sur toutes les affaires rentables de l’Etat et sur le secteur privé. La paupérisation de la population (surtout de la jeunesse), l’accroissement des échanges commerciaux, la pénurie des terres face à une population en forte croissante démographique (en 1990, le pays comptait en moyenne 285 habitants par km2 avec un taux de croissance de 3,5 % et un indice de fécondité de 8,5 enfants par femme)., l’impasse de l’agriculture, le développement urbain et bien d’autres phénomènes nouveaux, ont fait surgir de nouvelles contradictions qui n’ont pas été maîtrisées par le régime en place. Le discours officiel du pouvoir est resté orienté sur le mythe de la société paysanne égalitaire. Il n’a pas manqué d’utiliser les privations des paysans lorsqu’il a jugé le moment opportun en leur promettant beaucoup de choses (argent, vaches et terres du voisin) pour les mobiliser lorsqu’il a senti que ses intérêts étaient menacés.

411 Hanssen A, Le désenchantement de la coopération. Enquête au pays des mille coopérants, Paris L’Harmattan, 1989. 412 Lire Peter Uvin, L’aide complice ? Coopération internationale et violence au Rwanda, L’Harmattan, Paris, 1998. 413 C’est la conclusion d’une étude publiée à la veille de la guerre d’octobre 1990, lire F.BEZY, Rwanda. Bilan socio-économique d’un régime, Louvain-la-Neuve, 1990, pp.54-56.

Tout comme celle de la première république, l’histoire du régime Habyarimana peut être lue comme un processus d’exclusion de pans de plus en plus importants de la société rwandaise. L’institutionnalisation de la politique d’équilibre ethnique et régional avait dès l’avènement du régime instauré l’exclusion et le contingentement des Tutsi et des Hutu du reste du pays (à l’exception de ceux de Gisenyi et Ruhengeri qui s’arrogeaient une part importante du gâteau national). Durant les années 1980, le pouvoir se concentra entre les originaires du Bushiru et plus particulièrement entre ceux de l’entourage de la femme du président (akazu) : une concentration du pouvoir qui s’est accompagnée d’une mainmise de ce même groupe et de ses associés sur les richesses du pays à travers un glissement dans l’affairisme et la corruption de la classe dirigeante politique et militaire. Lorsque le FPR a lancé son attaque dans le Nord-Est du pays, le 1er octobre 1990, le Rwanda était déjà dans une crise socio-économique grave dont on a peu parlé414. Une crise accentuée par l’effondrement des cours du café qui fournit plus de 80 % des recettes. C’était la « fin de règne »415. A la même période, des secteurs de la société civile commençaient à dénoncer injustices et abus et à réclamer la démocratie. La crise socio-économique symbolisait par conséquent l’échec de tout un modèle de développement ruraliste promu par le régime de J.Habyarimana. Un modèle qui maintenait les paysans isolés sur leurs collines sans possibilité d’acquérir des idées nouvelles. Leur ignorance et leur crédulité ont conforté le pouvoir des “intellectuels” qui, tout en prétendant qu’ils parlaient “en leur nom”, les manipulaient à leur guise.

4.10.4. Le problème des réfugiés rwandais Depuis 1959, les Tutsi ne fuyaient pas la démocratie, comme cela a été dit par les propagandistes du Parmehutu, mais parce qu’ils devaient sauver leurs vies. Généralement ils se dirigeaient vers les missions, les établissements scolaires et d’autres endroits qui pouvaient les héberger. Certains ont préféré quitter aussitôt le pays et chercher asile dans les pays limitrophes. D’autres ont été placés dans des camps de déplacés à l’intérieur du pays, les plus importants étant Nyamata dans le Bugesera et Rukumberi dans le Gisaka. Immédiatement après les événements sanglants de 1959, la présence des déplacés gênait beaucoup le gouvernement belge. Ceci d’autant plus que des

414 J.P.Chrétien, La crise politique rwandaise”, in Genève-Afrique, 2, 1992, pp. 121-140; J.C.Willame, “La panne rwandaise”. in La Revue Nouvelle, 1990,pp.59-66; J.P.Pabanel, “Bilan de la deuxième République rwandaise: du modèle de développement à la violence générale”, in Politique africaine, 57, 1995, p.112-123; A.Hanssen, Le désenchantement de la coopération. Enquête au pays des milles coopérants, L’Harmattan, Paris, 1989. 415 La Libre Belgique, 31 octobre-1er novembre 1989.

émissaires de l’ONU étaient présents dans le pays et que, dans ses attaques, l’UNAR disait que le gouvernement belge ne voulait pas que les déplacés rentrent chez eux. C’est la raison pour laquelle Logiest a mené une vaste campagne pour obliger les déplacés à rentrer chez eux, même s’ils couraient le risque d’être chassés de nouveau. Ceux qui étaient considérés toujours comme « indésirables » chez eux ont été installés dans d’autres endroits. L’Etat a même disponibilisé des camions pour ceux qui voulaient aller à l’étranger. En 1962, ces derniers étaient estimés à 150.000 personnes, un chiffre qui n’a cessé d’augmenter. La politique de chasser les déplacés de leurs lieux de refuge a été systématiquement menée dans tout le pays. En mars 1962416, plus de 78.000 personnes avaient été obligées de quitter les lieux de refuge. Ceux qui sont revenus chez eux n’ont pas retrouvé nécessairement leurs biens, accaparés illégalement par les bourgmestres et les amis de ces derniers. C’est la raison pour laquelle ces biens ont été à l’origine de plusieurs conflits et procès417. En 1966, le président Kayibanda a interdit aux réfugiés de réclamer leurs biens. En 1975, le gouvernement de Habyarimana a décrété que les biens abandonnés par les Tutsi appartenaient désormais à l’Etat. Les dignitaires qui les avaient accaparés ne voulaient pas les perdre. Les réfugiés ont toujours essayé de rentrer mais seul un petit nombre y est parvenu après avoir enduré beaucoup d’épreuves de la part des services de sécurité et de l’administration préfectorale et communale. Les premières réglementations sur le retour des réfugiés datent de 1966. Elles spécifiaient les documents que le revenant devait avoir : la carte d’identité, les documents accordés par le gouvernement du pays d’asile et les papiers délivrés par le HCR. A cela s’ajoutait le rapport sur la personne dressé par le préfet : date de départ du Rwanda, les pays dans lesquels il a résidé, les membres de sa famille, le poste d’entrée au Rwanda, etc. C’est le préfet qui donnait la carte d’identité provisoire et qui indiquait le lieu d’habitation. Le revenant ne pouvait pas aller dans une autre commune sans autorisation du préfet. Un rapport mensuel sur ses faits et gestes, les visiteurs qu’il a reçus, etc., était adressé par les bourgmestres au Ministre de l’intérieur, celui de la Défense et à la police. Les bourgmestres avaient la mission de surveiller aussi les familles qui les recevaient parce que, disait le Ministre de la Défense, les réfugiés étaient des espions qui travaillaient pour les inyenzi. La méfiance était totale à l’égard du réfugié rentré. Les réfugiés étaient considérés comme des êtres « fondamentalement mauvais ». Ceux qui étaient partis en 1959 étaient pires que les autres : il y avait une gradation dans la méchanceté des réfugiés418. C’est pourquoi héberger les réfugiés qui rentraient était considéré comme une faute grave de complicité avec l’ennemi. Malgré cette méfiance et cette surveillance des réfugiés rentrés, beaucoup de Rwandais prenaient des risques et traversaient la frontière pour ravitailler leurs

416 selon Imvaho, no 3 417 Ces conflits ont été bien inventoriés par A.Mugesera, op .cit., pp.87-99. 418 A.Mugesera, op cit., p.102.

frères, amis ou voisins, vivant dans les pays limitrophes. On connaît également beaucoup de cas où des réfugiés, notamment dans le Kivu, étaient parrains de jeunes hutu du Rwanda pour leur faciliter l’accès à l’enseignement secondaire. Les frontières du Rwanda et du Zaïre et la politique anti-tutsi des deux républiques n’ont pas mis fin à des relations entre Hutu du Rwanda et Tutsi réfugiés. Il y a lieu de signaler également que, dans les milieux de réfugiés, les Hutu de l’UNAR ont conservé leur statut : ainsi jusqu’au retour forcé des réfugiés de Masisi en 1994/1995, le président des réfugiés de Bibwe était encore un Hutu de Gisenyi. Tout cela contredit la thèse selon laquelle l’antagonisme ethnique entre Hutu et Tutsi est héréditaire. C’est un produit de l’histoire récente. Alors que le gouvernement rwandais avait demandé depuis 1964 que les réfugiés soient installés dans les pays d’asile, il n’a rien fait pour les y aider. Au contraire, toute sa politique a consisté à leur rendre la vie difficile dans ces pays. Les ambassades du Rwanda avaient la mission de surveiller de près les réfugiés dans les pays d’asile : dans son livre, A. Mugesera cite beaucoup de cas tirés des rapports des ambassadeurs du Rwanda à Kinshasa, Bujumbura, Kampala. La 2e république a mis en place, en 1973, une commission ministérielle mixte rwando-ugandaise sur le rapatriement des réfugiés rwandais vivant en Uganda. Cette commission s’est réunie une seule fois à Kampala (du 21 au 28 juillet 1974) parce que certaines personnalités politiques étaient farouchement opposées au retour des réfugiés. La circulaire du 25 octobre 1973 reprit les instructions précédentes au sujet de la réintégration des réfugiés. Tout dépendait du préfet qui dépendait lui-même du ministre de l’intérieur. Une brochure publiée en 1979 précisait la procédure du retour : le réfugié devait exprimer par écrit le désir de rentrer, cette demande était adressée au pays d’origine via le HCR et le gouvernement d’asile, le gouvernement du pays d’origine se prononçait sur la demande et la réponse transmise à l’intéressé via le HCR et le gouvernement d’asile, le réfugié dont la demande était rejetée restait dans le pays d’asile ou cherchait un autre. Des réfugiés recherchés par le gouvernement de Kigali furent capturés et emprisonnés ; certains furent tués. En 1982, 60.000 réfugiés furent envoyés de force au Rwanda par le gouvernement d’Obote. Le gouvernement rwandais n’a accepté que 1.026 qui, d’après lui, remplissaient les conditions d’être rwandais. Cette attitude choqua les concernés et même beaucoup de personnes au sein de la communauté nationale419. Le gouvernement de Kigali a aussi fomenté la division parmi les réfugiés ou les a opposés aux populations indigènes. A cet effet il a soutenu des associations qui luttaient contre les Tutsi dans les pays limitrophes : comme Magrivi420 dans le nord Kivu et Abanyarwanda-Bahutu Association en Uganda.

419 Par exemple dans Kinyamateka, no spécial 1144-1145 de décembre 1982, p.5 420 Magrivi = Mutuelle des Agriculteurs des Virunga.

En 1982, J.Habyarimana est revenu sur l’idée que les réfugiés devaient être installés là où ils sont, car le Rwanda est occupé à 100% et n’a plus de terre421. En 1986, le comité central du parti unique, le MRND, est revenu sur la question en proposant la naturalisation des réfugiés. Après le rejet de cette alternative par les réfugiés, le gouvernement rwandais mit en place, le 9 février 1989, une « commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais ». Celle-ci publia en mai 1990 son premier rapport intitulé « Le Rwanda et le problème des réfugiés. Contexte, historique, analyse et voies de solution ». Deux solutions ont été proposées : le rapatriement et la naturalisation (l’établissement dans les pays d’asile). Mais à propos du rapatriement le rapport dit : « le gouvernement rwandais reconnaît que le rapatriement est la solution idéale…. Mais il pose comme condition la garantie des moyens de survie qui peuvent être disponibilisés par le réfugié lui-même ou par la communauté internationale »422. Cette condition ne différait en rien de celle qui avait été posée dans la déclaration du MRND de 1986 sur ce point. Jusqu’en 1990, la classe politique ne considérait plus les réfugiés comme des Rwandais423. Il les empêchait de rentrer et en les déstabilisant là où ils avaient demandé refuge, Kigali voulait qu’ils meurent dans l’extrême pauvreté et disparaissent totalement. C’est le protocole sur les réfugiés signé en 1993 dans le cadre des négociations d’Arusha qui réintègre les réfugiés dans tous leurs droits424. Pendant longtemps, les réfugiés rwandais ont été les plus nombreux et les plus anciens de l’Afrique indépendante. La gestion du problème des réfugiés rwandais aurait dû permettre au HCR et à ses partenaires humanitaires d’évaluer et d’améliorer leur gestion. Cette longue expérience n’a malheureusement pas donné lieu à une évaluation critique et les mêmes erreurs se sont répétées aussi bien pour le Rwanda (depuis juillet 1994) que pour d’autres situations de crise. C’est regrettable, car ceci a des répercussions très négatives sur des gestes et des engagements très généreux qui sont mêlés à des pratiques cyniques, criminelles, racistes et égoïstes, et à des calculs politiques éloignés de l’humanitaire. Cela pose

421 Interview dans Courrier Acp-Cee, no 72, mars-avril 1982, p.16. 422 Rapport de la Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais, Le Rwanda et le problème de ses réfugiés. Contexte, historique, analyse et voies de solution, p.47. 423 Le Soir du 4 octobre 1990 rapporte les propos du Président Habyarimana sur la question des réfugiés rwanadais : « … nous n’avons tout simplement pas de place pour les accueillir. Il faudrait (…) leur enlever l’étiquette de réfugiés et leur permettre d’acquérir la nationalité ougandaise ou zaïroise. Ils pourraient (alors) être autorités à venir au pays pour des périodes limitées, en vacances pour rencontrer leurs familles ». Une telle déclaration trois jours après le déclenchement de la guerre civile dont un des objectifs était de redonner aux citoyens rwandais le droit inaliénable à leur nationalité est trop lègère et politiquement irresponsable. Est-il normal d’aligner le droit à la patrie avec la régulation démographique ? En tout état de cause, Kigali a eu tort de ne pas proclamer hypocritiquement le droit des réfugiés à rentrer dans leur patrie : la nature du régime en place et l’idéologie anti-tutsi du Rwanda indépendant ainsi que le caractère policier de la 2e république étaient là pour les repousser. 424 Depuis la mise en place du gouvernement d’union nationale le 18 juillet 1994, le retour des réfugiés dans leur pays est un droit.

problème car la communauté internationale ne semble pas tirer leçon de ses échecs passés.

4.10.5. La deuxième République dans les relations internationales

Sous la deuxième République, le Rwanda renforce les relations avec les différents partenaires amorcées sous la première République. Mais c’est particulièrement avec la France que ces relations se renforcent. En 1975, sous Giscard d’Estaing, un accord de coopération militaire est signé. Le Rwanda participe activement aux différents sommets de la Francophonie ou aux sommets France-Afrique. Dans la région, la CEPGL, créée vers la fin de la première République, devint opérationnelle et renforça les liens entre Kigali et Kinshasa. A l’intérieur du pays, la naissance du MRND qui consacre le quadrillage policier du pays et met en place la politique de l’équilibre ethnique et régional mais qui servira de main-mise de la région du pays sur l’ensemble du pays n’inquiète aucun partenaire du pays. Après tout cette période coïncide avec le renforcement des régimes forts et stables (des dictatures pour les peuples qui les subissent) sur une grande partie du continent. Jusqu’à la fin des années 1980, très d’observateurs et de partenaires du Rwanda analysent les dérives du régime. Ajoutons enfin la formation politique (dans certains cas l’entraînement militaire) de futurs cadres hutu burundais et plusieurs actions de subversion dans les pays limitrophes. Dans les massacres de Ntega et Marangara au Burundi en 1988, on voit la main du Rwanda425. Dans les organisations comme le MAGRIVI dans le Kivu, des agents du Rwanda sont pointés du doigt, etc. Mais c’est surtout au cours de la guerre civile d’octobre 1990 à juillet 1994 que l’on verra clairement la position des différents partenaires du Rwanda, chaque camp aura ses alliés et partisans, on découvrira des arbitres-joueurs, des responsables aux compétences limitées…

425 J.P.Chrétien, G.Lejeune et A.Guichaoua, La crise d’août 1988 au Burundi, Paris, Karthala, 1989.

4.11. La guerre de 1990-1994 et les interprétations y relatives

4.11.1. Origines lointaines

4.11.1.1. Circonstances de la décolonisation

Le chapitre précédent qui traite de la décennie 1950-1960 fournit tous les éléments pour comprendre la décolonisation bâclée du Rwanda qui s’inscrit du reste dans le cadre global de la décolonisation de l’Afrique belge : une décolonisation qui surprend les milieux coloniaux426et les oblige à agir dans la précipitation et à jeter les bases des tragédies que vivront le Burundi, le Congo et le Rwanda. Le racisme anti-hutu de la période coloniale est remplacé par le racisme anti-tutsi depuis la fin des années 50. Les Hamites identifiés avec les Tutsi sont une race supérieure. Description physique et morale à l’avantage des Tutsi. A la suite des Allemands, les Belges optent pour une administration indirecte. Une sorte de pacte tacite est conclu entre le couple missionnaires-colonisateurs avec l’aristocratie tutsi : association dans la gestion du pays, écoles spéciales pour enfants de chefs, élimination des Hutu et petits Tutsi intégrés dans l’administration traditionnelle. L’aristocratie tutsi va jouer le rôle qui lui est attribué. A l’avènement du PARMEHUTU, toutes les qualités autrefois reconnues aux Tutsi deviennent des défauts et tous les défauts autrefois prêtés aux Hutu deviennent des qualités et de toute façon il s’agit d’une majorité exploitée depuis des siècles par des féodaux427. L’hymne de triomphe du PARMEHUTU précise mieux que le programme politique l’orientation du nouveau régime : Turatsinze…. Gahutu aho uri hose Rwanda ni iyawe Impaka zirashize Rwanda ibonye beneyo…Loni yindi izavahe? La chanson politique est, pour cette période, une mine d’informations à la fois sur la nouvelle idéologie et sur les pratiques des nouvelles autorités avec leurs alliés. Les discours officiels, et en particulier ceux des présidents Kayibanda et Habyarimana, confirmeront clairement l’idéologie du régime428.

426 Le Plan Van Bilsen (op .cit.) prévoit une période de 30 ans pour préparer l’accession du Congo Belge et du Ruanda-urundi à l’indépendance. 427 Témoins privilégiés de cette période, J. P. Harroy et G. Logiest publient respectivement Rwanda : de la féodalité à la démocratie (1955-1962), Hayez, Bruxelles, 1984 et Mission au Rwanda-Un blanc dans la bagarre Tutsi-Hutu, Didier Hatier, Bruxelles 1988 428 1) Le Président Kayibanda vous parle édité par le Service de l’Information à l’occasion du 10e Anniversaire de l’Indépendance Nationale : 1er juillet 1972 ; 2) Ibiganiro Prezida wa Repubulika, Prezida-Fondateur wa M.R.N.D. yagiranye na ba

On peut résumer comme la gestion par le pouvoir colonial et ses alliés missionnaires les relations entre les deux principales composantes de la population rwandaise : utiliser la haute aristocratie tutsi au nom de tous les Tutsi contre tous les Hutu ; utiliser ensuite une petite élite hutu regroupée dans le PARMEHUTU au nom de tous les Hutu contre tous les Tutsi. Même institutionnalisée pa le pouvoir colonial—missionnaire, l’élite rwandaise, tuti d’abord hutu ensuite, conserve toute sa responsabilité car elle a, à son tour, utilisé le pouvoir colonial pour parvenir à ses fins à titre personnel ou en qualité de représentant de son groupe. Il serait donc aberrant et même insultant de dédouaner aussi bien l’élite tutsi dans son association au pouvoir avec les Allemands et plus tard avec les Belges et leurs complices missionnaires que les leaders hutu à partir de la fin des années 1950.

4.11.1.2. Réactions des exclus Les conséquences de la mise en place du régime basé sur une idéologie d’exclusion sont connues : 1) destruction de la nation rwandaise, 2) pour les Tutsi pour le fait d’être tutsi et pour les Hutu et les Twa, le fait d’être opposés à cette idéologie : destruction des biens, massacres, exil à l’intérieur du pays et à l’extérieur. Les réactions à ces violences ont été :

- la résignation pour une grande majorité ; - la lutte armée pour les Inyenzi ; - des efforts d’intégration dans le nouveau régime au Rwanda et

d’intégration dans les pays d’asile. La jeunesse de l’UNAR revendique les premières actions dirigées essentiellement contre le nouveau pouvoir (et non contre la population hutu) et les représentants de la puissance coloniale. La première attaque d’envergure, après plusieurs attaques de moindre importance, est celle de Gabiro en décembre 1963. Elle est menée par Kayitare, fils de Rukeba et comprend 500 combattants dont une partie n’est pas armée. Elle est stoppée in extremis aux portes de Kigali par la garde nationale qui a appelé à la rescousse les coopérants militaires belges. Il y aura plusieurs autres attaques des Inyenzi sur plusieurs fronts. Mais ces attaques ne peuvent qu’aboutir à des échecs : mal préparées, organisées au milieu de contradictions de la classe politique, sans soutiens réels de la diaspora, sans discrétion et sans préparation militaire digne de ce nom,…

Militantes na ba Militants bo muri za Prefegitura zose z’u Rwanda16 mata-6 gicurasi 1976. Sur cette période, Donat Murego a publié un livre ( La Révolution Rwandaise 1959-1962 Essai d’interprétation, Louvain, Institut des Sciences Politiques et Sociales) en 1975 qui deviendra une bible pour le Hutu power.

Toutes ces attaques ont comme première conséquence de fournir au régime de Kigali le prétexte rêvé pour massacrer la population tutsi ainsi que les opposants politiques hutu réels ou considérés comme tels. Les dernières attaques sont signalées en 1969. Les mouvements d’étudiants rwandais proches de l’UNAR, surtout en Europe, élèvent des protestations contre le régime de Kigali et ses crimes. D’autres voix dans le monde condamnent les crimes du régime et, après les massacres de Gikongoro fin 1963 début 1964, on parle pour la première fois de génocide des Tutsi.

4.11.2. Origines immédiates

4.11.2.1. Phase politique

Malgré le soutien que lui apportent les non-alignés, les pays socialistes et le groupe afro-asiatique, l’UNAR, du moins l’aile extérieure, disparaît vers 1965, l’aile intérieure a été éliminée en 1963 lors de l’attaque du Bugesera par les Inyenzi429. Les communautés rwandaises se fixent alors d’autres priorités :

- S’organiser pour la survie ; - Travailler à l’intégration dans les pays d’accueil ou dans le Rwanda

nouveau ; - Assurer l’éducation des enfants; - Observer l’évolution du Rwanda et des pays d’accueil.

C’est en tirant les leçons des expériences vécues que s’enclenchera le réveil politique et se confirmera la nécessité incontournable de recouvrer la mère patrie et les droits reconnus à tout citoyen dans son pays430.

4.11.2.2. Réveil politico-culturel

Vers la fin des années 1970, il y a presque partout dans les communautés rwandaises un foisonnement d’associations culturelles : la culture rwandaise animait toujours les communautés rwandaises mais l’étape nouvelle consiste à mieux organiser et animer les groupes existants, à en créer là où ils n’existaient pas, à organiser des manifestations publiques, à faire des tournées, à apprendre aux jeunes le kinyarwanda avec la musique et la danse rwandaises. Il y avait

429 Voir R.Lemarchand, op. cit., pp.197-227 et Luc de Heusch, « Massacres collectifs au Rwanda », in Synthèses, no 221, pp.416-426. 430 G.Prunier, « L’Ouganda et le Front Patriotique Rwandais », in A.Guichaoua (éd.), Enjeux nationaux et dynamiques régionales dans l’Afrique des Grands Lacs, Lille, Facultés de Sciences économiques et sociales, 1992, pp.43-49. ; G.Prunier, « Eléments pour une histoire du Front Patriotique Rwandais », in Politique Africaine, no 51, 1993, pp.121-138.

derrière cet engagement culturel, une nostalgie du Rwanda qui constituera un terreau fertile pour le réveil politique et le soutien sans réserve au FPR dans la guerre de libération.

4.11.2.3. Réveil proprement politique

- Les expériences d’intégration ont échoué : Uganda d’Idi Amin et les expulsions massives sous Obote en 1982 ;

- Les « nationalités douteuses » au Zaïre dans les années 1980; - Le Burundi a ses propres problèmes de Hutu-Tutsi ; - Le Tutsi de l’intérieur est un citoyen de 2e zone, humilié et persécuté431.

Partout dès qu’un Rwandophone perce, ça suscite des jalousies et on commence à le traiter de rwandais, de réfugié, d’étranger, même quand il n’a rien à voir avec le Rwanda ou même quand il a la nationalité du pays. Il y a lieu de rappeler ici que le découpage colonial a intégré dans les pays limitrophes non seulement des territoires rwandais mais également des rwandophones qui seront tout simplement assimilés à des réfugiés rwandais. Ce climat de déception suscite un éveil politique qui se traduit en débats entre amis ou parents et en une conscience de solidarité étendue à tous ceux qui se trouvent dans cette situation d’exclusion.

4.11.3. Naissance de RANU432 Le début proprement politique qui aboutira à la naissance du RANU est engagé très tôt dans les années 1970 par de jeunes intellectuels éduqués en Uganda (Makerere) qui s’interrogent sur l’avenir de leur communauté. C’est en 1979 qu’un groupe d’intellectuels prend la décision : (1) de créer un forum pour se rencontrer et engager des débats concernant la communauté dispersée partout dans le monde et sans porte-parole, et (2) de créer un groupe restreint pour affiner les objectifs du forum. L’analyse des causes de l’échec de l’UNAR revient constamment. Malgré cette rupture avec l’UNAR cependant, le groupe garde l’essentiel de la ligne politique de l’UNAR : l’unité nationale et la souveraineté nationale. Par ailleurs, ce groupe d’intellectuels constitué déjà en RANU à Nairobi, fait une analyse approfondie du régime de Kigali en imaginant des solutions appropriées. Objectifs : lutter contre les divisions ethniques et l’idéologie divisionniste de Kigali et l’accaparement des richesses du pays par un petit groupe, contribuer à la prise de conscience des Rwandais sur leurs droits, donner une réponse appropriée au problème des réfugiés et combattre le régime fasciste et dictatorial de Kigali.

431 Voir à ce sujet A.Mugesera, op. cit. 432 Rwandese Alliance for National Unity

Stratégie : rassembler tous les intellectuels rwandais de l’intérieur et de la diaspora pour restaurer l’unité nationale dans un esprit de « vrai républicanisme démocratique et socialiste ». Le RANU insistait beaucoup sur l’engagement des individus et rejetait toute tentative d’adhésion des groupes. Tout en entreprenant la mobilisation de Rwandais, le RANU engagea également une action discrète en direction de quelques ambassades d’abord et en envoyant des pétitions à l’OUA. Ici l’objectif visait à attirer l’attention de la communauté internationale sur le problème des réfugiés rwandais qui, sauf quelques mentions ça et là, était pratiquement oublié. Les succès furent relativement mitigés quant aux aides concrètes : ils furent en revanche importants car ces contacts permettront de mieux comprendre les raisons de la guerre dès son déclenchement le 1er octobre 1990. Structures. Les organes principaux sont le Congrès (réuni tous les deux ans), l’assemblée générale (réunions annuelles) et les comités régionaux qui vont du niveau local, régional au niveau central. Le RANU, dans ses recrutements, instaure le kurahira (serment) et dans son fonctionnement, un système démocratique : les décisions sont prises à la majorité. Organes d’expression et de mobilisation: « Alliancer » qui sera remplacé par « Vanguard » en 1987, qui lui-même disparaîtra en 1990 au début de la guerre. Au départ, les principales cibles du RANU étaient les intellectuels rwandais de la diaspora et la communauté internationale. Au fur et à mesure des analyses, le RANU confirma l’option militaire, la nécessité d’intégrer dans son action le peuple rwandais et pour commencer, les milieux des réfugiés avant l’élite des réfugiés et enfin l’importance d’avoir des cadres permanents bien formés pour gérer le mouvement et pour procéder à la mobilisation. L’i m portance de l’option militaire s’étant précisée, la persécution des Rwandais et des Ougandais rwandophones en 1982 fournit aux jeunes rwandais la raison de rejoindre la rébellion de Museveni en vue d’utiliser leur expérience pour le retour armé au Rwanda. Le maquis et plus tard la victoire de Museveni constituent un tournant essentiel dans la vie du mouvement. En se rendant compte qu’il était un point de ralliement d’un cercle d’amis et d’intellectuels, le RANU décida de se convertir en mouvement de masse. Il constata par ailleurs qu’avec des bénévoles travaillant à temps partiel et sans formation appropriée il ne pouvait pas atteindre ses objectifs, il décida alors de se doter de cadres à plein temps, de les former avant de les lancer au recrutement et à la formation d’autres cadres au Rwanda même et dans la diaspora rwandaise et surtout à la mobilisation de la masse en commençant par les milieux défavorisés et surtout les centres de réfugiés. C’est à la fin de ce processus que le RANU se transforma en FPR-Inkotanyi au cours du congrès de 1987. Le siège du Mouvement était désormais à Kampala (après la victoire de Museveni) et non plus à Nairobi.

4.11.4. La guerre de 1990-1994

4.11.4.1. Préparation de la guerre Avec la création du FPR au Congrès du RANU de décembre 1987, la préparation militaire s’accélère : les structures du Mouvement s’affirment, les objectifs à court, à moyen et à long terme sont précis, l’orientation et le programme politiques se précisent et elles incluent tous les Rwandais (de l’intérieur et de la diaspora, Hutu, Tutsi et Twa) et basés sur une analyse du régime de Kigali et des pays de la région et, en particulier, de ceux qui abritent d’importantes communautés rwandophones et rwandaises433. Le FPR analyse également l’expérience des autres mouvements de libération dans le monde et sa connaissance du NRM lui permet d’éviter les erreurs de gestion de cette dernière. La participation aux activités du FPR des cadres qui ont participé aux maquis du NRM a été déterminante : elle a permis au mouvement de sortir des débats purement intellectuels, de préciser concrètement les objectifs et les moyens humains et matériels nécessaires avant d’engager la guerre. Grâce aux réseaux mis en place entre 1987 et 1990, le FPR savait qu’il pouvait compter sur une large masse de la population d’abord dans la diaspora et progressivement à l’intérieur du Rwanda pour le recrutement militaire et le financement de la guerre. Ses contacts lui avaient permis de distinguer les milieux amis, indifférents ou ennemis. Aucun n’apportera cependant un appui officiel au FPR. Il bénéficiera souvent de soutiens individuels et de sympathies : l’essentiel pour le mouvement était que la communauté internationale comprenne qu’il défendait une cause juste et qu’il avait été contraint à l’option militaire par le régime de Kigali et ses alliés. Les raisons de la guerre sont résumées dans le programme politique du FPR, notamment le racisme (à l’égard des Tutsi) et le sectarisme du régime de Kigali, la mauvaise gestion de l’Etat et la question des réfugiés à laquelle le gouvernement rwandais ne voulait pas trouver de solution : pour le MRND, le Rwanda est plein comme un œuf. Profitant de leur participation aux maquis du NRM et, après la victoire de celui-ci, aux structures de l’armée ugandaise, les officiers rwandais ont pu recruter et former un grand nombre de militaires rwandais et d’origine rwandaise. Quand la

433 Il existe une abondante documentation sur cette période (dépêches d’agences, articles de journaux et de périodiques, images, enregistrements radio et télévision..). Citons notamment Andr’e Guichaoua (éd.), Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), Université des sciences et technologies de Lille, Lille, 1995 ; Monique Maas, Paris-Kigali 1990-1994. Lunettes coloniales, politiques du sabre et action humanitaire. Pour un génocide en Afrique, L’Harmattan, Paris, 1999 ; Gerard Prunier, Rwanda 1959-1994. Histoire d’un génocide, Dagorno, 1995.

guerre est déclenchée en octobre 1990, le FPR pouvait compter sur environ 3000 militaires de différents niveaux bien formés.

4.11.4.2. Déclenchement de la guerre C’est le 1er octobre 1990 au matin que deux pelotons de l’APR attaquent le poste frontalier de Kagitumba qu’ils prennent facilement après un bref engagement. Le même jour à 16 heures le général major Fred Rwigema s’adresse à environ 500 militaires déjà rassemblés sur le sol rwandais. D’autres militaires en provenance de différents camps militaires de l’Uganda font mouvement vers les différents points de ralliement à la frontière du Rwanda. La guerre du Golfe avait été déclenchée deux mois plutôt et ce nouveau conflit inattendu alerte à son tour la communauté internationale.

4.11.4.2.1. Réactions du gouvernement rwandais Les médias sont immédiatement alertés par l’apparition de ce nouveau point chaud sur la carte de l’Afrique et du monde. Le gouvernement rwandais a considéré cette attaque comme une surprise alors que des gens ordinaires savaient qu’une attaque des réfugiés était imminente. Toute l’idéologie raciste contre les Tutsi réapparaît dans les discours et dans la presse nationale : le FPR, réincarnation des inyenzi des années 1960 est composé de Tutsi féodo-monarchistes qui n’ont pas accepté la révolution hutu de 1959434. Le régime engagea une répression sans merci contre les Tutsi et contre des Hutu opposants réels ou considérés comme tels, tous déclarés comme complices des assaillants. Dans un premier temps, l’attaque du FPR permit au régime de ressouder les Hutu au tour de Habyarimana ; la mobilisation des Hutu contre l’agression des Tutsi se radicalisera jusqu’à la création du Hutu power. L’opposition interne qui était très critique sur le régime et qui partageait, du moins en partie, les critiques du FPR brisera ce front commun hutu. Le régime de Kigali engagea une offensive diplomatique tous azimuts et, en particulier en direction de ses parrains occidentaux et des milieux missionnaires pour dénoncer une agression de féodaux soutenus par l’Uganda, ce dernier est même considéré comme l’agresseur. Pour Kigali, l’agresseur a le soutien des pays anglophones et anglo-saxons contre un Etat francophone. Le régime de Kigali comme ses alliés évitera soigneusement de faire référence aux raisons de la guerre exposées par le FPR. Alors que le FPR et ses partisans parlent de guerre de libération, le régime de Kigali et ses alliés parlent de guerre d’agression.

4.11.4.2.2. Réactions de la communauté internationale.

434 Voir en annexe un texte publié par la Libre Belgique du 21 novembre 1990, qui résume les clichés et les mensonges des adeptes du régime de Kigali.

L’Uganda considéré comme l’agresseur ou tout au moins le soutien inconditionnel du FPR a généralement rejeté ces accusations. Il a surtout évité les provocations verbales et militaires de Kigali et multiplié des gestes de bonne volonté en répondant aux initiatives de médiation, en acceptant la mission d’observateurs militaires des Nations Unies à la frontière avec le Rwanda et en accueillant une mission du parlement européen dont les conclusions ont blanchi l’Uganda des accusations portées contre lui par le Rwanda. Pendant toute la durée de la guerre, l’attitude du Président Museveni est restée ambiguë. A l’occasion de la commémoration du 10e anniversaire du génocide, Museveni a déclaré que, malgré les contrôles de la communauté internationale, l’Uganda est intervenu aux côtés du FPR pour arrêter le génocide. Le Zaïre a immédiatement dépêché des soldats au secours du régime de Kigali. Pour des raisons qui n’ont pas été explicitées, cette armée ne restera pas longtemps au Rwanda. Les militaires zaïrois faits prisonniers seront après leur libération parmi ceux qui diffuseront une image très positive du FPR : combattants convaincus de la justesse de la cause qu’ils défendent, armée très disciplinée, très organisée. Le commandant du contingent zaïrois ne tarissait pas d’éloges car bien qu’il fût dans le camp ennemi, il a été traité avec tous les égards dûs à son rang. Il semble que ces informations aient permis au Président Mobutu d’avoir un autre son de cloche. La Belgique a dépêché au Rwanda un contingent chargé de rapatrier ses ressortissants qui le souhaitaient. Le maintien au Rwanda du contingent belge a suscité des débats très animés qui ont abouti au retrait du contingent à la fin du mois d’octobre 1990. En revanche, la Belgique effectuera plusieurs missions de très haut niveau qui feront des propositions de simple bon sens mais qui dérangeaient le régime de Kigali : la sortie de la crise dépend des Rwandais eux-mêmes et la médiation doit être confiée aux pays voisins du Rwanda et à l’Organisation de l’Unité Africaine auxquels la communauté internationale apporterait son soutien. C’est finalement cette approche qui sera suivie. La France. Sollicitée par le Président Habyarimana pour secourir un pays francophone attaqué par des féodaux anglophones et par un Etat étranger, la France a, dès le début du conflit, dépêché au Rwanda un contingent (opération Noroit) dont il est difficile de préciser l’importance numérique, qui restera au Rwanda jusqu’en décembre 1993. Ce contingent venait s’ajouter aux militaires français déjà présents au Rwanda dans le cadre de la coopération militaire. Des coopérants militaires sont restés au Rwanda jusqu’au début du génocide435. La France a avancé une série de raisons pour maintenir sa présence militaire et sa coopération multiforme avec le régime de Kigali: assurer la protection des citoyens français et des étrangers, contribuer à la démocratisation du pays, défendre un pays francophone, défendre une majorité hutu attaquée par une

435 Selon Colette Braeckman « des conseillers militaires français sont restés après le 14 avril 1994 lors de l’évacuation » (Rwanda – Histoire d’un génocide, Fayard, 1994, p.212).

minorité tutsi venue de l’étranger éviter de perdre la face devant ses autres alliés africains. On note surtout la totale adhésion des autorités françaises à l’étrange conception de la démocratie du régime de Kigali : majorité et minorité ethniques sont identifiées avec majorité et minorités politiques, alors que ces dernières relèvent d’un choix individuel et d’une adhésion à un programme politique, à un choix de société. Même sans participer directement aux combats, comme le déclarent les officiels français, le contingent français et le soutien de la France, ont conforté le régime dans ses positions, formé, encadré et équipé l’armée, formé des miliciens (peut-être sans le savoir). Des organisation et des personnalités françaises et étrangères ont, dès le début, clairement critiqué ce soutien indéfectible de la France à un régime dont la nature dictatoriale et raciste qui aboutira au génocide et aux massacres de 1994 était proclamée ouvertement par une presse extrémiste et par les plus hautes autorités du régime. Pressée de toutes parts et en particulier par des citoyens français, le gouvernement français a créé en 1998 une Mission parlementaire d’information (au lieu d’une Commission d’enquête parlementaire) dont le rapport lave l’honneur d’une France « injustement accusée ». Les conclusions de ce rapport n’ayant pas été convaiquantes, une série de publications et de documents audiovisuels et de témoignages ont montré que toute la vérité n’avait pas ét’e dite sur les responsabilités de la France dans la tragédie rwandaise. Ce mouvement a atteint son point culminant en 2004 (10e commémoration de la tragédie rwandaise) avec la publilcation en mars 2004 du livre du journaliste français Patrik de Saint-Exupéry, L’Inavouable – La France au Rwanda, aux éditions Les arènes, et par l’organisation, à Paris, d’une Commission d’Enquête citoyenne, Commission qui montre que les citoyens veulent connaître la vérité sur l’implication de leur pays dans la tragédie rwandaise. Cette manifestation a donné lieu à plusieurs documents dont les actes rassemblés dans un ouvrage intitulé : « L’horreur qui nous prend au visage. L’Etat français et le génocide au Rwanda, Karthala 2005436. Qu’a fait la France au Rwanda pendant la guerre civile ? Cette question n’a, à ce jour, que des réponses partielles et partiales. Surpris, les pays de la région, l’Organisation de l’Unité Africaines et l’Organisation des Nations Unies se joignirent aux efforts de négociations entre les belligérants, le premier souci étant d’obtenir un cessez-le-feu.

436 Citons également les trois ouvrages suivants publiés dans le cadre de la Commission d’enquête citoyenne : Laure Coret (sous la direction de), Rwanda 1994-2004 : des faits, des mots, des oeuvres, L’Harmattan, Paris, 2004 ; Catherine Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Belin, 2004 ; Geraud de la Pradelle, Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Les arènes, 2005. On lit sur la couverture le titre suivant : « L’heure de vérité approche pour ceux qui ont rendu la République française complice du génocide au Rwanda. Pour une poignée d’hommes politiques, d’officiers supérieurs ou de hauts fonctionnaires qui ont entraîné la France dans le « crime des crimes, c’est la fin de l’impunité ».

4.11.5. Evolution de la guerre Sur le plan militaire, la mort de Fred Rwigema, dès le deuxième jour des engagements, a tout désorganisé. La réorganisation de l’état major et de toute l’armée avec l’arrivée de Paul Kagame ainsi que le passage d’une guerre conventionnelle à une guerre de guerilla et la création de nouveaux fronts avec notamment l’ouverture du front dans les volcans donnèrent une nouvelle dynamique à l’APR. La mort de Fred Rwigema suivie trois semaines plus tard de celle des majors Peter Bayingana et Chris Bunyenyezi fut souvent considérée surtout par le régime de Kigali et ses alliés comme une conséquence de luttes intestines. La désorganisation de l’APR permit à l’rmée rwandaise aidée par les contingents zaïrois et confortée par la présence des contingents belges et français de remporter de grands succès de sorte que Kigali célébra la fin de la guerre à travers tout le pays. Partout on enterra dans l’allegresse populaire Rwigema l’ennemi du Rwanda437. Le régime de Kigali et ses alliés parlaient de « la guerre d’octobre » comme d’un conflit désormais terminé. L’APR réorganisée allait vite reprendre de l’initiative en menant avec succès une série d’attaques dont certaines comme la prise de la prison de Ruhengeri étaient très osées et spectaculaires.

4.11.5.1. Evolution politique Tirant les leçons de la courte crise consécutive à la mort de Fred, l’état major du FPR a entrepris une plus grande coordination des civils et des militaires, ouvert les rangs des structures dirigeantes notamment à des commerçants et hommes d’affaires et à des intellectuels qui avaient des apports spécifiques dont le mouvement avait besoin, renforcé les écoles politiques, organisé des visites sur le front, renforcé l’information en donnant régulièrement les nouvelles du front. Ici Radio Muhabura a joué un grand rôle en diffusant le programme du FPR, en contrecarrant la désinformation de la presse rwandaise, officielle et privée mais proche du régime et relayée par les médias internationaux favorables au gouvernement. Enfin le FPR a réorganisé toutes les structures pour pouvoir répondre efficacement aux besoins du mouvement pendant la guerre.

437 Le grand séminaire, le recteur et les professeurs en tête, oubliant son rôle de référence morale, se joignit à ces manifestations peu chrétiennes.

4.11.5.2. Evolution diplomatique Face aux réactions enregistrées partout dans le monde, le FPR a déployé une intense activité diplomatique essentiellement en direction de l’Afrique et du monde occidental. Kampala (pour ceux qui voulaient visiter l’état major sur le front), Bruxelles et New York ont joué un rôle essentiel surtout au fur et à mesure qu’évoluait la guerre. Enfin, en plus de ses émissaires dépêchés ponctuellement dans différentes parties du monde, le FPR utilisaient les structures créées dans le monde surtout après le déclenchement de la guerre.

4.11.6. Négociations et signature de l’Accord de paix d’Arusha

4.11.6.1. Négociations sans le FPR Les alliés occidentaux ont fini par convaincre le Président J.Habyarimana qu’il fallait chercher dans l’environnement géographique du Rwanda la solution à la crise que connaissait son pays. La Troika belge avait surtout insisté sur le fait qu’il revenait aux Rwandais de trouver une solution à la crise. Pendant longtemps le Président J.Habyarimana a refusé de rencontrer le FPR et plusieurs conférences se sont tenues sans que le FPR soit admis comme participant. D’ailleurs plusieurs de ces conférences traitaient essentiellement de la question des réfugiés alors que, dans le programme politique du FPR, cette question constituait un point parmi d’autres. Mwanza (17 octobre 1990), Gbadolité (26 octobre 1990), Zanzibar (17 février 1991), Dar-es-salaam (19 février 1991) traitaient de la question des réfugiés. Malgré le statut qui lui était réservé dans ces rencontres dont aucun ne porte sa signature, le FPR a répondu à toutes les invitations qui lui ont été adressées. Il voulait manifester sa bonne volonté et profiter de ces occasions pour expliquer sa cause et ses positions, car plusieurs délégations demandaient son point de vue.

4.11.6.2. Négociations avec le FPR L’accord de N’Sele (Zaïre) du 29 mars 1991 constitue le premier accord signé par le gouvernement rwandais et le FPR438. Deux faits sont à signaler : les deux protagonsites rwandais ne se sont pas trouvés autour d’une même table et dans la même salle pour discuter les termes de cet accord. Cet accord restera lettre morte, les deux parties s’accusant mutuellement de violer le cessez-le-feu. 438 Voir Monique Maas, op cit., L’intérêt de cet ouvrage réside essentiellement dans les textes rassemblés et présentés par l’auteur.

D’après les déclarations diffusées notamment par le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda à son retour à Kigali, l’accord de N’Sele était en quelque sorte un acte de capitulation du FPR439. C’est à la conférence de Paris du 6 au 8 juin 1992 que, pour la première fois, le gouvernement rwandais et le FPR se sont trouvés ensemble pour jeter les bases des négociations comme partenaires politiques. Le Rwanda et la France voulaient que cette dernière joue le rôle de facilitateur. Le FPR rejeta cette solution non seulement à cause de l’implication de la France dans la crise rwandaise mais également parce qu’il était politiquement aberrant pour le FPR de chercher la médiation d’une puissance coloniale. Le Rwanda proposa le Sénégal, car à l’époque, le Président Diouf était Président de l’OUA. Le FPR préféra recourir aux bons offices des Etats voisins du Rwanda. Le Président Mobutu et le Président Nyerere sont désignés respectivement comme médiateur et comme facilitateur. Ces termes n’ont jamais été précisés. Les négociations proprement dites démarrent à Arusha en juillet 1992 pour se conclure le 4 août 1993. Signalons en passant que ces négociations s’engagent à la fois sous la pression d’une grande partie de la communauté internationale et surtout sous la pression militaire de l’APR.

4.11.6.3. Les protagonistes Dans ces négociations, il y a lieu de rappeler qu’il y avait les protagonistes rwandais (gouvernement rwandais, opposition non armée et FPR) et la présence de protagonistes étrangers en particulier les Etats de la région, l’OUA, la Belgique, la France et les Nations Unies, etc.

4.11.6.3.1. Le gouvernement rwandais Face aux négociations, le Rwanda ne présentait pas un front uni. Il y avait d’un côté le MRND et de l’autre le Premier Ministre et les ministres provenant de l’opposition. Le MRND qui, avec ses strcutures détenait la réalilté du pouvoir, s’était engagé pour la forme dans les négotiations comme le confirment les déclarations de ses dirigeants. Casimir Bizimungu, Ministre des Affaires

439 Voir aussi le message du Président Habyarimana diffusé par Radio Rwanda le 29 mars 1991 dans lequel il dit : « il n’y a actuellement sur notre territoire aucune présence armée de notre agresseur… Je renouvelle l’appel lancé à ceux qui ont pris les armes contre le Rwanda, pour un combat sans issue, en les invitant à cesser les hostilités dans l’honneur, sans réserve et sans haine, à venir déposer les armes, pour être accueillis sur le sol rwandais en toute sécurité. Et pour cela, nous avons doublé nos postes d’accueil ». A son arrivée à l’aéroport de Kigali, le Ministre des affaires étrangères qui venait de signer ledit accord a déclaré à RFI que la clause exigeant le retrait des troupes françaises dépêchées au Rwanda dès le début de la guerre civile était sans objet. A la presse qui lui signalait qu’en maintenant ses troupes au Rwanda, la France violait les accords de N’Sele, l’ambassadeur de France à Kigali a rétorqué que la France ne violait pas les accords de N’Sele, car elles ne les avait pas signés ! Le 23 avril 1991, le Président Habyarimana effectuait une visite officielle en France, c’est-à-dire après la signature des accords de N’Sele auxquels ni lui-même ni ses interlocuteurs français n’accordaient aucune importance.

étrangères avant la mise en place du gouvernement dirigé par un Premier Ministre issu de l’opposition, D.Nsengiyaremye, suggère au Président Habyarimana que pour les négociations envisagées on envoit « une délégation de techniciens de niveau le plus bas possible ». Le Président Habyarimana lui-même a traité les protocoles signés à Arusha de « chiffons de papier» et toutes les manœuvres imaginées pour faire échouer les négociations, notamment l’absence des Ministres MRND aux réunions de cabinet destinées à donner à la délégation une ligne à suivre pour chaque point inscrit à l’ordre du jour des négociations sont là pour le confirmer. La délégation du gouvernement sous la conduite de Boniface Ngulinzira, Ministre des Affaires étrangères était ouverte aux négociations pour mettre fin à la guerre.

4.11.6.3.2. L’opposition non armée Les partis de l’opposition non armée regroupés dans les Forces Démocratiques pour le changement composés du MDR, PL, PSD, PDC ont pris contact avec le FPR et ont engagé avec lui des discussions à partir de leurs programmes respectifs. On peut distinguer au sein de ces partis de l’opposition non armée trois tendances essentielles. Certains adhèrent avec quelques nuances éventuelles au programme politique du FPR. D’autres estiment qu’ils peuvent trouver une plate-forme commune avec le FPR tout en gardant leur propre identité. Le dernier courant est opposé à Habyarimana et au MRND mais n’adhère pas du tout au programme du FPR. C’est ce courant qui rejoindra le Hutu power.

4.11.6.3.3. Le FPR Pour le FPR, les négociations constituent une étape essentielle dans sa lutte. Il a engagé tous les moyens nécessaires pour les réussir : une délégation conduite par Pasteur Bizimungu a été détachée pour mener de bout en bout les négociations. Suivant les points inscrits à l’ordre du jour, d’autres personnes renforçaient la délégation. Sur chaque point de l’ordre du jour l’état major du FPR consultait les membres de ses réseaux à travers le monde avant de rédiger le document qui représente la position que la délégation présentera aux négociations à Arusha. Des témoignages concordants confirment que c’est le document du FPR qui servait généralement de base de discussions.

4.11.6.3.4. Les protagonistes étrangers Les négociations d’Arusha ont intéressé les pays de la région en particulier le Burundi, l’Uganda, la Tanzanie qui jouait le rôle de facilitateur, l’Organisation de l’Unité Africaine ainsi que la Belgique, les Etats Unis, la France et les Nations Unies440. Autant certains de ces observateurs ont gardé leur neutralité, autant

440 Signalons que, contrairement aux négociations de paix du Burundi organisées également à Arusha et dominées par les personnalités hors du commun que furent le Mwalimu Nyerere et le Président Nelson

d’autres notamment les délégués de la France et de la Belgique se sont souvent comportés comme des conseillers de la délégation du Rwanda et surtout de l’aile dure de cette délégation. La délégation de l’OUA et celle de la Tanzanie ont joué un rôle très positif dans la gestion des négociations.

4.11.6.4. Accord de paix

Signature de l’Accord. La signature le 4 août 1993 de l’Accord de Paix est l’aboutissement des nombreuses rencontres organisées depuis le 17 octobre 1990. Font partie intégrante de cet Accord les protocoles suivants :

1) L’Accord de cessez-le-feu de N’Sele du 29 mars 1991 entre le Gouvernement de la République Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais tel qu’amendé à Gbadolite le 16 septembre 1991 et à Arusha le 12 juillet 1992 ;

2) Le Protocole d’Accord entre le Gouvernement de la République Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais relatif à l’Etat de droit, signé à Arusha le 18 août 1992 ;

3) Les Protocoles d’Accord entre le Gouvernement de la Républiqye Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition à base élargie, signés à Arusha respectivement le 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993 ;

4) Le Protocole d’Accord entre le Gouvenement de la République Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais sur le rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes déplacées, signé à Arusha le 9 juin 1993 ;

5) Le Protocole d’Accord entre le Gouvernement de la République Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais relatif à l’intégration des Forces Armées des deux parties, signé à Arusha le 3 août 1993 ;

6) Le Protocole d’Accord entre le Gouvernement de la Répuglique Rwandaise et le Front Patriotique Rwandais portant sur les questions diverses et dispositions finales, signé à Arusha, le 4 août 1993.

Sur pratiquement chacun des protocoles signés à Arusha, on remarque des approches contradictoires entre le FPR et le MRND et ses satellites. Voici quelques exemples :

a) Protocole d’Accord sur l’Etat de droit. Tandis que l’Accord met l’accent sur le respect de la vie, on remarque les massacres collectifs des Tutsi pour être nés Tutsi et de Hutu opposants réels ou considérés comme tels, des émeutes et des attentats téléguidés par le pouvoir. C’est ce non respect des accords signés et, en particulier, ce non respect du droit à la vie qui a conduit le FPR à violer le cessez-le-feu le 8/9 février 1993.

Mandela, les négociations inter-rwandaises n’ont été dominées par aucune personnalité non rwandaise ; certains débats se déroulaient d’ailleurs en kinyarwanda et le texte officiel était mis au point par les secrétaires des deux délégations pour être soumis à la séance plénière. Les interventions d’observateurs étrangers se déroulaienet dans les coulisses. Ceci a facilité un face à face entre protagonistes rwandais.

Après de nombreuses mises en garde au régime de Kigali et des appels répétés à la communauté internationale sur les exactions du régime, le FPR a repris les hostilités. Une première conséquence de cette décision du FPR a été de révéler la faiblesse de l’armée rwandaise. Elle a également suscité la réprobation de la communauté internationale plus sensible à la situation des populations déplacées qui se trouvaient aux portes de Kigali qu’à celle des innocentes victimes des exactions des forces armées rwandaises. Par ailleurs, un courant de l’opposition non armée craignait que tout en s’engageant dans les négociations, le FPR veuille prendre le pouvoir par les armes. Ici également la France est venue au secours de Kigali en dépêchant un nouveau contingent venu stopper la prise de Kigali. En acceptant de retourner à ses positions d’avant l’attaque du 8/9 février 1993 et en exigeant que ces positions acquises constituent une zone tampon contrôlée par une force militaire neutre, le FPR a montré qu’il ne voulait pas prendre le pouvoir par les armes. Le Protocole insiste sur la démocratie mais pour le MRND et ses alliés, majorité/minorité ethniques définies à la naissance sont identifiées avec majorité/minorités politiques.

b) Le Protocole sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition à base élargie révèle des positions conflictuelles, Pour le MRND, il s’agit du partage des postes ministériels et le FPR n’a qu’à entrer dans le gouvernement qui est d’ailleurs dirigé par un Premier Ministre et comprend des Ministres provenant de l’opposition. Le FPR, et c’est le sens du Protocole signé, veut le changement de la nature du régime. Le MRND n’accepte pas que, pendant la période de transition, le Président soit dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs au profit du gouvernement. Le FPR estime que, pendant la transition, le Président ne peut pas conserver les pouvoirs exorbitants que lui accorde la constitution en vigueur. Avec la configuration prévue dans ce protocole, le MRND et ses alliés ont peu de chance d’avoir une majorité de blocage et veut pour cela intégrer la CDR dans l’Assemblée Nationale de Transition. Le FPR rejette la CDR qui est un parti sectaire. Le Président engage des manœuvres en vue de semer la division dans les états-majors des partis. Ce qu’il a réussi.

c) Dans le Protocole relatif à l’intégration des forces armées les

divergences de vues sont tout aussi prononcées. Pour le MRND, l’intégration des forces armées doit respecter l’équilibre ethnique. Pour le FPR, les forces armées rwandaises se sont disqualifiées en massacrant les citoyens qu’elles sont supposées protéger. Les proportions devraient en conséquence être en faveur du FPR. En tout état de cause, cette hantise d’équilibre ethnique du MRND et ses alliés n’a pas de sens pour le FPR. Ce Protocole a été critiqué par les alliés du régime de Kigali qui, partageant son idéologie, ont considéré que les exigences du FPR étaient insensées. La presse a rapporté que

Théoneste Bagosora qui participait aux négociations sur ce protocole a quitté Arusha décidé à provoquer « l’apocalypse ».

4.11.6.5. Mise en œuvre de l’Accord N’ayant pas réussi, malgré les manœuvres de toute sorte, à bloquer la signature de l’Accord de Paix, le Président Habyarimana et ses partisans ont tout fait pour en bloquer la mise en œuvre. Une première occasion leur est fournie par le retard dans la mise en place de la MINUAR. Celle-ci aurait dû être en place 37 jours après la signature de l’Accord de Paix le 4 août 1993. Elle ne sera en place, du moins une importante partie, que fin novembre/début décembre 1993. Entre temps, le Président a poursuivi ses manœuvres en vue de semer la division au sein des partis dans le but d’augmenter le nombre de ses partisans tant au gouvernement qu’à l’Assemblée Nationale de Transition. Ses tentatives de faire approuver ses listes ont toutes échoué, le Président de la Cour Constitutionnelle, Joseph Kavaruganda441, seul compétent pour identifier les membres des partis régulièrement élus pour entrer à l’Assemblée Nationale a rejetté à plusieurs reprises les listes concoctées par le camp de Habyarimana. Il a également tenté, malgré que les textes en vigueur ne lui en donnaient pas le droit, d’organiser la prestation de serment des parlementaires et des ministres. Les cérémonies de prestation de serment organisées par les autorités compétentes ont échoué car les miliciens proches du MRND/CDR se tenaient devant l’entrée de l’Assemblée Nationale pour en interdire l’accès aux candidats indésirables. Dans le même but de saboter la mise en œuvre des Accords d’Arusha, une embuscade a été tendue à un convoi qui devait emmener au CND les personnalités politiques du FPR appelées à participer aux institutions de transition. Par un heureux hasard, ces personnalités avaient retardé leur venue à Kigali mais l’attentat a coûté la vie à un soldat et blessé un autre. Ici le comportement du contingent de la MINUAR (contingent belge) qui escortait le convoi est troublant. Il s’est tout simplement sauvé et c’est un contingent du FPR stationné au CND qui a porté secours au convoi pris dans l’embuscade. Seul Habyarimana a prêté serment le 5 janvier 1994 et jusquà la fin il aura réussi à bloquer la mise en place des autres institutions prévues dans l’Accord de Paix d’Arusha.

441 Il figure parmi les premières personnalités assassinées après l’attentat du 6 avril 1994 et jusqu’à ce jour, personne n’a révélé l’endroit où sa dépouille a ét’e jetée..

4.11.7. De l’échec de la mise en œuvre de l’Accord d’Arusha à la tragédie d’avril à juillet 1994 (6 avril-17 juillet 1994)

La fin de l’année 1993 et les trois premiers mois de 1994 sont marqués par une grande effervescence politique et diplomatique, par des manœuvres du régime de Kigali et ses milices et alliés étrangers de bloquer la mise en œuvre des protocoles de l’Accord de paix d’Arusha par des violences organisées par le régime et ses milices partout dans le pays, par la violence d’une presse dite indépendante mais en réalité inféodée à l’aile la plus extrêmiste du régime, par des informations de plus en plus précises sur la tragédie qui se préparaît. Le célèbre télégramme adresse le 11 février 1994 par le commandant de la MINUAR au secrétatiat des Nations Unies à New York constitue à cet égard un témoignage d’une précision exceptionnelle. L’informateur placé aux premières loges dans la formation et l’encadrement des miliciens donne avec précision les caches d’armes, le plan d’exterminer en 20 minutes 1000 Tutsi dans Kigali…. La réponse de New York à ce message aura des conséquences incalculables pour le Rwanda mais également pour la crédibilité des Nations Unies.

4.11.7.1. L’attentat du 6 avril 1994 L’assassinat du Président Habyarimana garde toujours son scret. Pour les uns, l’avion a été abattu par les extrêmistes hutu : pressé par ses alliés et, en particullier, ses alliés étrangers et par la communauté internationale, Habyarimana aurait décidé avant d’aller à Dar-es-salam de s’engager à appliquer l’Accord de paix d’Arusha. Pour prévenir un coup d’Etat, il aurait emmené aveclui le chef d’état major de l’armée et d’autres personnalités farouchement opposées à la perte du pouvoir par la mise en œuvre de l’Accord de paix. Pour soutenir cette thèse, on a également les émissions de RTLM qui avaient répété que « une petite chose » se passerait au tour des dates de l’attentat. Enfin, le fait que les missiles qui ont abattu l’avion se trouvaient dans une zone contrôlée par les troupes gouvernementales qui, après l’attentat ont massacré une grande partie de la populationqui habitait à Masaka, identifié comme le lieu d’où sont partis les tirs des missiles constitue un autre argument. Une hypothèse confirmée par l’adjoint du commandant de la MINUAR exclut l’utilisation de missiles et avance l’idée qu’à la distance où il était l’avion présidentiel aurait tout simplement pu être abattu par un fusil ordinaire. Ce qui renforce l’hypothèse de la responsabilité des extrêmistes hutu qui contrôlaient la zone d’où le tir serait parti. Un autre courant met l’attentat sur le compte du FPR. Pierre Mugabe, transfuge du FPR avait soutenu ce camp. Le rapport du juge français Bruguière qui n’a

toujours pas été rendu public est formel. Tous ceux qui sont dans ce camp qui incriminait déjà le FPR sont désormais confortés dans leur position par le témoignage de Ruzibiza, ancien officier du FPR, qui affirme avoir été chargé d’abattre l’avion. Pour ses anciens compagnons d’armes, Ruzibiza est un pauvre type manipulé par ceux qui tentent déspérément de camoufler leurs véritables responsabilités dans la tragédie rwandaise. Ruzibiza était infirmier et non tireur d’élite. Au moment des faits, il ne se trouvait même pas à Kigali. Le livre de Pierre Péan, « Noires fureurs. Blancs menteurs », qui recourt à des déductions tout aussi peu fiables, vise essentiellement à défendre la France soupçonnée d’avoir des responsabilités dans la tragédie rwandaise. En tout état de cause, seule une enquête technique, et non des révélations peu fiables ou des hypothèses, permettra si ce n’est pas trop tard de tirer cette question au clair.

4.11.7.2. La tragédie rwandaise d’avril à juillet 1994 (6 avril -17 juillet 1994)

Quel que soit l’auteur de l’attentat et ses motivations, l’assassinat du Président Habyarimana a déclenché une « apocalypse » qui avait été minutieusement préparée. Cet événement constitue le point de départ et non la cause des événements tragiques d’avril à juillet 1994. Dans le camp du MRND et ses alliés du Hutu power, chaque acteur était prêt et a commencé à jouer le rôle que chacun connaissait dans les moindres détails. Dès la nouvelle de l’attentat, le colonel Bagosora, directeur de cabinet au Ministère de la Défense (le Ministre était en mission à l’étranger) a pris les choses en main. Il aurait même tenté de prendre le pouvoir, projet dont l’auraient dissuadé le commandant de la MINUAR et le Représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies au Rwanda. Il réussira à mettre en place un gouvernement dit d’ « Abatabazi » qui gérera le génocide et les massacres. Entretemps, l’assassinat de personnalités politiques opposées ou non admises au Hutu power ainsi que le génocide des Tutsi et l’élimination de Hutu « traîtres » auront été déclenchés. Tout au long de la période tragique d’avril à juillet 1994, le camp gouvernemental poursuivre les massacres, la destructiondes structures de l’Etat et au fur et à mesure qu’il sentira approcher la défaite entraînera dans sa fuite la population susceptible de lui servir de carte politique, d’appât pour les humanitaires et de réserves pour les recrutements et entraînements militaires. Il existe une abondante documentation (articles de journaux ou de revues, livres, films, enregistrements de radio et de télévision) produite par des Rwandais ou des étrangers sur cette période sanglante. On peut dire que pendant cette période le régime de Kigali était moins préoccupé de mener la guerre que de massacrer les « alliés » naturels ou potentiels du FPR.

Aucune étude n’a, à ce jour, expliqué la défaite des FAR, armée recrutée dans 90% de la population, face au FPR provenant de moins de 10% de la population ! L’opposition non armée avait été divisée en deux courants. Le courant extrêmiste avait rejoint le Hutu power et participait aux exactions de ce dernier. Tandis que l’aile qui avait rejeté la ligne Hutu power subissait le sort des victimes de ce dernier. Dès l’annonce de l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana et le déclenchement des massacres, le FPR a lancé une colonne pour aller au secours du contingent et des cadres bloqués dans le CND à Kigali, cibles privilégiées des Forces armées rwandaises et, en particulier de la Garde présidentielle dont le camp était situé en face du CND. Non seulement cette colonne réussit à porter secours au contingent du CND mais également les deux contingents réussiront à repousser les assauts des FAR et à servir de base pour la conquête de Kigali, le sauvetage d’un grand nombre de rescapés, la poursuite des FAR vers le sud, le nord et l’ouest. La colonne de l’Est libérera le Mutara, une aile partant de Rwamagana vers Kigali tandis qu’une autre continuera jusqu'à la frontière tanzanienne, poursuivra sa marche pour libérer le Bugesera, Gitarama, Nyamata et Butare avant de se positionner en face de la Zone Humanitaire Sûre créée par l’opération Turquoise.Les stratèges de Kigali et leurs alliés avaient estimé que la capitale serait le premier objectif du FPR. Le mouvement de contournement par l’Est, le sud et le centre les a déroutés. Enfin, un important contingent est resté longtemps au nord dans la préfecture de Ruhengeri face à d’importantes troupes gouvernementales chargées de s’opposer à la prise de Ruhengeri et Gisenyi. Ici également le mouvement de contournement a fait son effet et les troupes gouvernementales ont fui pour ne pas être prises en étau. Le 4 juillet 1994 Kigali tombe. Ruhengeri et Gisenyi suivvent très rapidement, le 17 juillet 1994, le FPR déclare unilatéralement la fin des hostilités car l’ensemble du territoire national à l’exception de l’enclave constituée par la Zone Humanitaire Sûre contrôlée par les forces de l’opération Turquoise a été libéré. Les détracteurs du FPR ont déploré que ce dernier à défaut d’avoir évité de déclencher une lutte armée dont il savait d’avance que les Tutsi du Rwanda seraient les premières victimes, a à la fois rejeté l’arrêt des hostilités et les négociations et n’a rien fait pour secourir les Tutsi victimes du génocide. Connaissant la mauvaise foi et le peu d’intérêt pour les protocoles signés qui avaient caractérisé le courant extrêmiste de Kigali, le FPR était convaincu qu’arrêter les hostilités aurait permis à la partie gouvernementale dont l’idéologie génocidaire était claire d’éliminer méthodiquement et à l’aise tous les Tutsi et tous les Hutu de l’opposition qui se trouvaient dans la zone gouvernementale. Prétendre que les troupes du FPR auraient pu accélérer le rythme de progression dans la libération du pays et le sauvetage des victimes désignées du régime de Kigali, c’est sans doute oublier l’importance numérique, l’équipement militaire et

les objectifs des armées en présence. En tout état de cause, de quels éléments dispose-t-on pour soutenir une telle accusation ? Cette dernière vient d’ailleurs du camp hostile au FPR qui estime que ce dernier voulait prendre le pouvoir, tout le pouvoir, sans se préoccuper du sort des Tutsi qui se faisaient massacrer et sans envisager un seul instant le partage du pouvoir avec les Hutu après des négociations. Une accusation aussi lourde de conséquences devrait normalement reposer sur des preuves solides. En ce qui concerne la réaction de la communauté internationale, la nouvelle de la mort du Président Habyarimana et du chaos qui l’a suivie ont suscité un grand émoi dans le monde. Tout en condamnant l’attentat dont elle cherchait encore à identifier les responsables et dont elle tentait de mesurer les conséquences, la communauté interrnationale a encore une fois opéré ses choix sans se préoccuper du sort du peuple rwandais. La Belgique, après le massacre de ses dix casques bleus qui constituaient la garde du Premier Ministre, Madame Agathe Uwilingiyimana, elle-même sauvagement assassinée, a décidé de retirer ses ressoritssants ainsi que son contingent. Les images de ce lâche abandon des victimes qui s’étaient placées sous la protection des casques bleus belges à ETO (Kicukiro) et à Ndera hantent encore les mémoires tout comme les images des soldats belges déchirant et piétinant leurs bérets bleus par dégoût pour cette décision de leur gouvernement. Non contente de retirer son contingent, la Belgique entreprendra et réussira une compagne pour le retrait des casques bleus du Rwanda. Les Nations Unies, contrairement à toute attente, décideront le retrait du gros du contingent en laissant sur place une force très réduite : la logique aurait commandé non seulement d’accroître le nombre de casques bleus mais également de renforcer leur mandat pour leur permettre de faire face à la violence déclenchée après l’attentat contre le Président Habyarimana. Peu après, le Conseil de Sécurité décidera, face au génocide et à toutes les violences dont la presse rendait quotidiennement compte, d’envoyer une MINUAR II au Rwanda. Le temps que soit réuni le contingent requis, les criminels auront tout le loisir de perpétrer leurs forfaits. La France qui a évacué ses ressortissants dès le début du carnage442 a créé une surprise en juin 1994 en demandant au Conseil de Sécurité le feu vert pour voler au secours des victimes rwandaises des massacres et du génocide. Avec le feu vert du Conseil de Sécurité, l’Opération Turqoise composée de soldats français auxquels se sont joints quelques soldats venus de pays africains amis de la France a débarqué au Rwanda le 22 juin 1994. Il s’agissait officiellement d’une intervention humanitaire mais compte tenu des relations que la France avait entretenues avec le régime de Kigali et ses forces en déroute, cette intervention de

442 Luc Marchal, commandant du contingent de casques bleus belges et présent à l’aéroport a rapporté qu’un des avions français venus dans le cadre de l’opération d’évacuation de ressortissants français a ravitaillé en matériel miliaire l’armée rwandaise.

la France a suscité beaucoup de suspicions et jusqu’à ce jour ces suspicions demeurent : la création d’une Zone Humanitaire Sûre considérée par certains comme un territoire mis à la disposition des forces en déroute pour leur servir de base de reconquête du pouvoir, le fait qu’aucun criminel n’ait été arrêté par l’Opération Turquoise alors qu’au contraire les forces défaites ont pu grâce à la protection de Turquoise, se replier avec armes et bagages au Zaïre, territoire ami de la France et du régime déchu, pour organiser la contre-offensive, l’hostilité de la France à l’égard du nouveau régime de Kigali, etc. Dans le journal Libération du 16 juin 1994, Alain Juppé alors Ministre français des Affaires étrangères avait déclaré : « La France n’aura aucune complaisance à l’égard des assassins ou de leurs commanditaires. La France, seul pays occidental représenté au niveau ministériel à la session extraordinaire à la Commission des Droits de l’Homme de Genève, exige que les responsables de ces génocides soient jugés ». Laissons passer « les génocides ». Aucun criminel n’a été arrêté par l’opération Turquoise. Aucun dossier solide n’a été présenté au TPIR. Pour Jean Hervé Bradel443 « elle (l’opération Turquoise) ne peut en aucun cas faire oublier l’écrasante responsabilité de l’Etat français, pour la 2ème fois de son histoire, complice d’un génocide ». Eric Gillet ajoute : « Dans l’opération Turquoise, la France aurait pu se racheter non seulement en sauvant des vies mais surtout en arrêtant les criminels au lieu de les aider à passer avec armes et bagages au Zaïre »444. Des témoignages de plus en plus précis portent des accusations contre le contingent de Turquoise et contre des militaires de l’opération. L’inavouable – La France au Rwanda, publié en 2004, par Patrick de Saint-Exupéry, cité plus haut, porte des accusations précises sur l’opération Turquoise dans la zone Bisesero. Par ailleurs, sur plainte de citoyens rwandais, un juge d’instruction français est venu récemment au Rwanda et la justice militaire en France vient d’ouvrir un dossier au vu du rapport de ce juge. L’Organisation de l’Unité africaine tout comme les Etats de la région telle que la Tanzanie ont multiplié des initiatives sans succès en vue d’arrêter les hostilités et le carnage. En accueillant au sommet de Tunis en juin 1994, le gouvernement dont l’implication dans le génocide n’était plus un secret pour personne, l’Organisation panafricaine a posé un geste difficile à comprendre.

443 Temps Modernes, no 583, 1995, p.142. 444 Ibidem, p.

4.12. La gestion de l’Etat après le génocide : période de transition (Juillet 1994 à juin 2003)

La gestion de l’Etat après le génocide consistait à relever des défis redoutables. L’idéologie qui a mené au génocide constituait le fondement même de la gestion du pays depuis l’indépendance en 1962. Une partie de la population, les Tutsi et les Hutu considérés comme traîtres, subissaient des exactions de toutes sortes, jusqu’à l’élimination physique. Des massacres de masse avaient eu lieu à plusieurs reprises, surtout sous le régime du PARMEHUTU et pendant la guerre civile entre octobre 1990 et mars 1994. Mais le génocide des Tutsi et le massacre de Hutu opposés au Hutu power, parfaitement planifiés et dans lesquels le régime du MRND a tenu à impliquer toute la population hutu, étaient à peine imaginables. Pourtant une intoxication par les discours officiels et par les médias de la haine et les informations que le commandant de la MINUAR avait communiquées au siège de l’ONU auraient dû alerter la communauté internationale, car le régime qui a préparé et réalisé le génocide a tout fait au grand jour. Non seulement la nation rwandaise a été détruite mais également toutes les structures de l’Etat ont été balayées. C’est à ces défis que devaient faire face le Rwanda et le gouvernement d’union nationale dans un contexte régional et international qui lui était hostile445. Tous les observateurs étaient convaincus que la transition allait être difficile à gérer surtout quand on voyait les obstacles mis à la mise en place des institutions de transition dans le cadre de l’application de l’Accord d’Arusha. Mais l’on se disait que les protocoles d’accord signés allaient servir de garde-fou surtout que la communauté internationale avait accepté de s’engager à accompagner le Rwanda dans cette période. Les 100 jours du génocide constituent un échec pour les acteurs rwandais et pour la communauté internationale. Dans les pages qui suivent, nous passerons rapidement en revue la gestion de l’Etat dans la période de transition qui va de juillet 1994 avec la mise en place du gouvernement de transition à juin 2003 avec le référendum constitutionnel en insistant sur des dossiers ou problèmes qui ont suscité beaucoup de débats, de critiques et même d’affrontements.

4.12.1. La mise en place de nouvelles institutions Après la défaite des forces génocidaires, le FPR avait trois options :

445 Le Rassemblement pour la Démocratie au Rwanda (RDR), une des nombreuses organisations créées par les anciens barons du régime officiellement pour représenter les réfugiés mais en réalité pour se positionner sur le scène politique en prévision du retour au pouvoir, disait à propos du gouvernement d’union nationale que c’est un gouvernement du FPR, un mouvement « tutsi », « usurpateur du pouvoir (du) peuple rwandais en exil » (RDR, Communiqué de presse, juin 1995).

- gérer seul le pays et appliquer son programme politique adapté à la nouvelle situation ;

- associer à la gestion de l’Etat des personnalités choisies à titre personnel à cause de leurs compétences, de leur intégrité, de leur sens de l’Etat et de l’intérêt national : certaines personnalités ont été choisies sur cette base ;

- associer d’autres partis politiques, à l’exception de ceux qui ont trempé dans le génocide et les massacres : c’est cette solution qui est en accord avec les protocoles d’Arusha qui a été retenue.

L’Accord d’Arusha a été amendé sur plusieurs points. Arusha avait tout fait pour diminuer les pouvoirs dictatoriaux du Président Habyarimana qui aurait utilisé ses prérogatives pour bloquer la transition. L’Accord sera réaménagé pour donner plus de pouvoir au chef de l’Etat tout en évitant de lui donner tous les pouvoirs. Le poste de Vice-président de la République ne figurait pas dans l’Accord d’Arusha. Le FPR a récupéré tous les postes ministériels dévolus au MRND dans l’Accord d’Arusha. La transition qui, dans l’Accord d’Arusha, était de 24 mois a eté rallongée et s’est terminée en 2003. Compte tenu du rôle qu’ils avaient joué dans la libération du pays, les militaires ont été intégrés dans l’Assemblée Nationale de Transition (ANT). Les modalités de travail des partis politiques pendant la transition constituent aussi une innovation. La « déclaration du FPR relative à la mise en place des institutions » rendue publique le 17 juillet 1994 donne l’essentiel des lignes de force qui caractérisera la politique du pays pendant la transition. Une large concertation commencée à Mulindi en juin 1994 a permis au FPR et aux FDC d’avoir des échanges sur la gestion de la transition : il n’y a pas eu consensus sur tous les points et, on peut dire qu’ici, le FPR a imposé ses choix tels que l’attribution au FPR des postes ministériels antérieurement dévolus au MRND, la représentation des militaires au parlement. Cette option fera que l’on parlera de régime FPR. Il est clair, en effet, que le FPR a pris l’option d’être le moteur, la colonne vertébrale du gouvernement. Ceci était rendu inévitable non seulement par le rôle qu’il avait joué dans la libération du pays mais également par le fait qu’il disposait d’un programme structuré et cohérent et surtout d’un vivier important de cadres auxquels il pouvait avoir recours alors que les états-majors de ses partenaires politiques avaient généralement été décimés. Outre des crises internes auxquelles le FPR lui-même sera confronté (non respect de la discipline du Front parmi ses hauts représentants dans la gestion de l’Etat, départs en exil, etc.), les relations entre le FPR et ses partenaires politiques (MDR, PDC, PL, PSD et UDPR) ne seront pas toujours faciles mais leurs divergences de vue ont toujours été réglées dans l’intérêt du peuple rwandais dans le cadre du Forum des partis , autre innovation non prévue dans l’Accord d’Arusha. En tout état de cause, dans sa déclaration susvisée, le FPR a tenu à signaler qu’il s’agissait d’un gouvernement d’union nationale et non d’un gouvernement des partis politiques. Mais dans la plupart des commentaires des médias internationaux et des écrits publiés par ceux qui se présentaient comme

porte-parole des réfugiés, cette option ne fut pas considérée comme un partage du pouvoir mais plutôt comme une manœuvre pour cacher le fait que le pouvoir réel était détenu par P. Kagame446. Il y a lieu de rappeler que l’alliance entre le FPR et certains membres des FDC était une alliance tactique. Ces derniers cherchaient à se débarrasser de Habyarimana tout en adhérant intimement à l’idéologie de majorité ethnique identifiée avec majorité politique et à l’image négative du Tutsi diffusée depuis les années 1960. On découvrait progressivement cette réalité au fur et à mesure que le FPR et ses partenaires s’engageaient dans la gestion concrète de l’Etat. Pour sortir de la crise, le FPR a même menacé de gérer le pays tout seul. Eugène Nahayo émet un jugement que partagent bien d’autres : « Quiconque connaît également les conditions dans lesquelles ce gouvernement a été mis en place et la réalité de ses pouvoirs sait que le simple décompte des Hutu et des Tutsi relève de la plus grossière farce. Le gouvernement est surtout le fruit d’un compromis entre la naïveté, la course effrénée vers des postes ministériels pour assouvir des envies bassement matérielles et le souci de crédibilité à l’extérieur »447. C’est dans ce même esprit qu’on parle de « Hutu de service ».

4.12.2. Rétablissement de l’administration Au fur et à mesure de sa progression, le FPR organisait une administration pour gérer le territoire libéré: s’occuper des déplacés, des blessés, des réfugiés qui rentraient, assurer la sécurité contre les tueurs, etc. Ce sont les cadres du FPR qui assuraient les services administratifs, les futurs députés assumant les postes de préfets. Dès sa formation, le gouvernement devait reconstituer la fonction publique à tous les échelons pour combler le vide créé par la guerre, le génocide et les départs en exil. Ici également s’engagèrent des tractations entre le FPR et ses partenaires politiques pour le partage des postes dans la haute administration. Jusqu’à la fin de 1994, le nombre de fonctionnaires était toujours insuffisant, sans expérience et avec un équipement inadapté. A la fin de la première année, le gouvernement fit le bilan suivant à propos de l’administration : les nouveaux fonctionnaires engagés sont démotivés parce qu’ils n’ont ni salaire ni logement, le domaine judiciaire est toujours bloqué par le manque de personnel qualifié pour mener des investigations, de juges et de matériel ; des cas de détournements de fonds commençaient à être signalés dans les ministères. Certaines communes n’avaient pas de bourgmestres ; la 446 A ce propos, dans ses communiqués, le RDR répétait que le président P.Bizimungu ne devait pas être pris au sérieux. C’est Paul Kagame, dit-il, le « véritable homme fort de Kigali. C’est lui qui a nommé Bizimungu Pasteur à son poste et qui peut le révoquer à tout moment. Bizimungu doit lui rendre les comptes et non l’inverse (RDR, Communiqué de presse, no 38, 4 novembre 1995. 447 Eugène Nahayo, Rwanda. Le dessous de cartes, L’Harmattan, 2000, p.133.

gendarmerie était inexpérimentée. En bref, le fonctionnement du gouvernement laissait beaucoup à désirer : il ne formait pas une équipe, les réunions du cabinet n’étaient pas bien préparées, beaucoup de ministères n’avaient pas de programme sectoriel, il y avait une mauvaise coordination du cabinet, beaucoup de questions dans le pays étaient sans solution, etc.448 Quant au parlement, tous les députés étaient nouveaux, sans documentation ni personnel. En général, la plupart des députés restaient au siège à Kigali sans contact avec la population. Le parlement avait cependant établi des modalités de travail, créé des commissions et étudié quelques projets de lois présentés par le gouvernement mais c’est seulement en 1997 qu’une loi sur le contrôle de l’action gouvernementale sera promulguée449. L’Ere de Liberté du mois de juin 1998 a fait également le bilan de la transition450. Dans une longue introduction, le mensuel de Kigali donne une synthèse rapide du FPR et de l’enthousiasme qu’il a suscité dans les milieux rwandais (à l’intérieur du pays et dans la diaspora), l’idéologie et les pratiques de la 2e république, la guerre civile vue du régime de Kigali et du côté du FPR, le génocide et la chute du régime de Kigali. Dans un mouvement qui va des pratiques contestables du régime déchu à celles du nouveau régime, le mensuel formule des critiques très précises sur le nouveau régime. C’est petit à petit que le gouvernement s’est rendu compte que la simple réhabilitation de l’ancien système de la fonction publique ne suffisait pas pour garantir son efficacité. Il fallait penser aux réformes plus fondamentales de ce secteur. C’est ce qui sera fait dans la suite.

4.12.3. Restauration d’un climat de sécurité et de paix Rétablir la paix constituait la priorité des priorités du gouvernement dès sa mise en place : des tueurs impliqués dans le génocide se cachaient encore ça et là dans le pays, des infiltrés à partir des camps de réfugiés surtout du Zaïre ou des camps de déplacés notamment dans la zone Turquoise commettaient des crimes ou causaient l’insécurité, des actes de vengeance, de vol et d’autres exactions étaient signalés. La répression de ces crimes a suscité beaucoup de critiques par des milieux hostiles au nouveau régime451 ou peu informés des réalités auxquelles

448 Bilan du gouvernement, juillet 1995. 449 Les détracteurs ne voulaient pas voir tous ces problèmes. Leur stratégie était de montrer que cette réhabilitation était une occasion pour la minorité tutsi et au FPR de réaliser sa politique « d’élimination progressive de l’élite hutu des secteurs vitaux de la vie nationale » (Bulletin d’information, no 3, 1996, p.22). 450 Il a consacré à ce bilan l’éditorial et une rubrique intitulée : Politique-Débat : A cœur ouvert et en kinyarwanda, « 1994-1998 : Twinegure ; Turebe iyo twavuye n’iyo tugana ». 451 Dans les écrits publiés dans les camps des réfugiés les thèses propagées répétaient que le FPR voulaient éliminer les Hutu par « l’épuration à grande échelle et par la politique d’intimidation de l’élite hutu » (Bulletin d’information, no 3, 1996, p.28).

étaient confrontées les nouvelles autorités handicapées par le manque de moyens requis : les fonds de l’Etat avaient été pillés par ceux qui ont géré le génocide et un grand nombre d’alliés de l’ancien régime hésitaient à s’engager avec le nouveau auquel certains donnaient une existence éphémère.

4.12.3.1. Question des déplacés et des réfugiés Dès le début, la guerre civile a provoqué des mouvements de populations fuyant les zones de combats. La crise du début de 1993 a provoqué un déplacement massif de populations dont la grande vague s’est arrêtée à Nyacyonga, à la porte de Kigali. Mais c’est surtout la période d’avril à début juillet 1994 qui a touché pratiquement toute la population rwandaise.

4.12.3.1.1. Les déplacés Fuyant les zones de combats ou pressés par les cadres et l’armée du FPR, la population qui se trouvait dans la zone contrôlée par le FPR a connu un certain mouvement de déplacement et quelques camps de déplacés. Mais ces camps ont été assez rapidement supprimés au fur et à mesure que la sécurité revenait et que les tueurs étaient repoussés. Ceux qui étaient dans la zone sous contrôle gouvernemental ont été poussés au fur et à mesure que l’armée perdait du terrain, vers les pays voisins tandis que l’armée française de l’opération Turquoise organisait dans la « zone humanitaire sûre» plusieurs camps de déplacés. Ces camps contrôlés par les forces civiles et militaires de l’ancien régime constituaient des sortes d’enclaves qui échappaient au contrôle de l’administration rwandaise. Outre l’insécurité dans ces camps, les forces défaites semaient la terreur dans les localités voisines. Les organisations humanitaires dont certaines partageaient l’idéologie du régime déchu se contentaient d’apporter des aides aux populations des camps sans se préoccuper outre mesure des exactions qui s’y commettaient. La MINUAR ne se risquait jamais dans ces camps. Ces camps étaient devenus des repaires des interahamwe et autres criminels et servaient de camps d’entraînement pour organiser des attaques contre la population des alentours en attendant sans doute de servir de base de reconquête du pays ou de négociations politiques avec les nouvelles autorités. Ces camps avaient une position très stratégique : ils étaient situés sur le territoire rwandais près de la frontière d’un pays ami (le Zaïre) et d’une forêt dense qui se prolongeait jusqu’au Burundi dans la zone où opéraient les rebelles hutu burundais. Il y a eu jusqu’à 38 camps de déplacés dans la zone Turquoise. En accord avec ses partenaires internationaux (ONU, ONG, etc.), le gouvernement entreprit de supprimer progressivement ces camps. Le démantèlement du dernier camp, en avril 1995, celui de Kibeho, repaire notoire des criminels, donna lieu à une série d’incidents et fournit aux détracteurs du nouveau régime identifié au FPR une occasion rêvée de dire tout le mal qu’ils pensaient du régime mis en place à Kigali en juillet 1994 et de couper pendant un certain temps le peu d’aides

qui lui avait été attribué. Le déchaînement de la presse a trahi l’étrange alliance entre le régime déchu et ses alliés et lobbies étrangers. L’origine des incidents, le nombre de morts (300 morts selon le gouvernement rwandais, de 2000 à 8000 morts selon les détracteurs de Kigali), le comportement de l’armée rwandaise donnent lieu à des inventions fantaisistes qui servent à couvrir les responsabilités mal assumées pendant la crise rwandaise. Selon Mehdi Ba : « En Europe, certains milieux se sont montrés d’autant plus zélés à salir le FPR que cela leur permettait de dissimuler des sympathies peu reluisantes qu’ils avaient longtemps entretenues avec les criminels du Hutu power »452. Une commission d’enquête internationale demandée par le Rwanda a permis de relever les responsabilités partagées de l’ancien gouvernement rwandais, de l’ONU (en particulier la MINUAR qui était sur place), des ONG et du gouvernement rwandais.

4.12.3.1.2. Les réfugiés Les télévisions du monde entier ont montré le flot de réfugiés poussés sur les chemins de l’exil par la peur de se trouver pris dans les zones de combats mais surtout forcés par les cadres du régime déchu à les suivre dans l’exil où ils allaient servir de carte politique et d’appât pour les humanitaires. Ces réfugiés ont été dirigés par leur encadrement vers la Tanzanie, le Burundi et surtout le Zaïre. Les autorités burundaises et tanzaniennes ont réussi à établir un contrôle sur les camps de réfugiés du moins pour empêcher les incursions criminelles au Rwanda. Le nouveau gouvernement rwandais a dû faire face aux incursions répétées des militaires et miliciens qui s’infiltraient au Rwanda à partir du Zaïre pour massacrer essentiellement les rescapés du génocide et d’autres témoins éventuels de leurs exactions mais également des nouvelles autorités locales qui refusaient d’être complices de leurs crimes453. L’objectif visé ici était de créer l’instabilité un peu partout dans le pays pour montrer que, sans eux, le pays serait ingouvernable. Ces incursions concernaient surtout les préfectures de Cyangugu, Kibuye, Gisenyi, Ruhengeri et la partie nord de Gitarama. Les années 1995, 1996 et 1997 ont connu des incursions très meurtrières Pour relever ce défi, le gouvernement engagea une action en deux directions. Nouer des contacts avec les pays hébergeant les réfugiés en vue de renforcer la sécurité sur les frontières communes et le contrôle des mouvements de groupes ou d’individus armés. Effectuer des visites dans les camps pour inviter les réfugiés à rentrer. Le gouvernement organisa même des visites au pays de représentants de réfugiés afin qu’ils se rendent compte de la situation et puissent

452 Mehdi Ba, Rwanda. Un génocide français, Esprit Frappeur, 1997, p.83. 453 Le rapport du Bureau Politique du FPR du 8 février 1997 a découvert que les principaux collaborateurs des infiltrés étaient les nouveaux responsables administratifs acquis aux idées génocidaires, des leaders religieux, des étrangers, des anciens dirigeants, de simples citoyens poussés par certains responsables administratifs et politiques.

convaincre les autres réfugiés à regagner leur pays et à retrouver leurs biens. Ceux qui contrôlaient les camps, surtout au Zaïre, et organisaient des entraînements militaires et une mobilisation politique pour reprendre le pouvoir au Rwanda n’étaient naturellement pas intéressés par la politique du Rwanda en faveur du retour pacifique des réfugiés. Compte tenu des mauvaises relations que la présence des réfugiés rwandais créait entre le Rwanda et le Zaïre, compte tenu surtout des exactions des militaires et miliciens rwandais et des dégâts qu’une présence massive de ces réfugiés causait sur l’environnement et l’économie du pays, le gouvernement zaïrois a, à plusieurs reprises, menacé de forcer les réfugiés à rentrer dans leur pays. Dans sa livraison no 52 du 7 octobre 1996, Nouvelles des Grands Lacs – Bulletin d’information de la concertation chrétienne pour l’Afrique centrale, a publié « une réflexion sur la façon dont les réfugiés rwandais au Zaïre appréhendent l’avenir du Rwanda » menée par l’association La Chandelle. Cette association distingue quatre groupes parmi ces réfugiés : le groupe fermé, le groupe ouvert, le groupe des indifférents et le groupe des inconscients. Nous reproduisons ci-après intégralement en note cette réflexion intéressante, qui a été menée de l’intérieur et qui présentait de façon globale les réfugiés454.

454 « Le groupe fermé est composé de plusieurs anciens politiciens, de quelques cadres des ex-FAR (Forces Armées Rwandaises), de quelques responsables religieux et d’anciens dignitaires. Il se caractérise par la nostalgie, la déception, la peur, l’esprit de vengeance et la lutte pour des intérêts personnels. Ses attitudes sont inspirées par le désir de retrouver les honneurs, de reconquérir le pouvoir et de ne pas être remis en question. Ses objectifs consistent à ‘retrouver l’ancien Rwanda, chasser l’occupant, organiser la population, inhiber de nouvelles initiatives’. Il n’a aucun projet en perspective et préconise le retour au ‘Dialogue à Arusha’. Pour parvenir à ses fins, le groupe diffuse des rumeurs, recherche le dialogue comme une stratégie de reconquête du pouvoir, bloque les nouvelles actions et réflexions dans les camps. Les conséquences de telles actions sont le maintien d’une mauvaise image des réfugiés à l’extérieur, la tension avec quelques groupes ouverts au risque de créer des divisions, la prolongation du séjour en exil, la naissance de la jalousie, des violences et des traumatismes. Le groupe ouvert est composé de gens qui cherchent à tout prix un changement radical positif de la société rwandaise. Il est formé de jeunes intellectuels, de quelques jeunes cadres des ex-FAR, de chrétiens et croyants engagés, de membres de nouvelles communautés religieuses. Il a une volonté d’agir, une compassion pour toutes les souffrances des deux côtés et une volonté d’une paix rapide et durable. Sa démarche est inspirée par la prise de conscience qu’il y a un danger réel de l’exclusion d’où la nécessité du changement et l’importance de la paix et d’une meilleure gestion de la chose publique. Le groupe a pour objectifs de proposer un nouveau projet de société, de préparer le retour des réfugiés et l’instauration d’un régime démocratique fondé sur le respect des droits de l’homme et un dialogue à tous les niveaux. Pour atteindre ces objectifs, le groupe compte sur l’information et la documentation, la réflexion sur le passé, la recherche et la diffusion de la vérité, la recherche de la paix par la Non Violence, l’appel au dialogue comme moyen de règlement des différends et la méfiance envers toute rumeur. La conséquence de leurs actions est une influence positive progressive, la méfiance des autorités à leur égard et le renforcement mutuel. Le groupe des indifférents est composé de quelques religieux, de certains ex militaires, de beaucoup de cadres de la classe moyenne et d’intellectuels. Il se caractérise par la méfiance, l’irresponsabilité, la déception, l’indifférence. Ce comportement est inspiré par le découragement, les initiatives cassées et la non reconnaissance de l’innocence de ses membres. Leur objectif est un retour au Rwanda par n’importe quels moyens. Pour atteindre ces objectifs, le groupe recourt à l’invention et à la diffusion de rumeurs et de critiques et la destruction de toute nouvelle initiative. Par conséquent, ils sont sujets au découragement, à la croissance de leur traumatisme, à la jalousie et à des actions subversives.

La question des réfugiés, surtout ceux du Zaïre, a révélé un comportement assez étrange de la communauté internationale. D’après leurs propres principes, les Nations Unies n’accordent pas le statut de réfugié à des personnes en armes et organisées militairement ni à des criminels. Or ce n’était un secret pour personne que des militaires en armes circulaient librement dans les camps dans lesquels ils assuraient, à leur manière, l’ordre et la sécurité et dans lesquels ils faisaient des recrutements et entraînements militaires. Plusieurs des personnes qui encadraient les camps avaient participé activement au génocide et autres crimes contre l’humanité. Enfin, un autre principe des Nations Unies consiste à installer les réfugiés loin des frontières des pays qu’ils ont fuis. Or, l’insécurité du Rwanda était facilitée par le fait que les camps de réfugiés étaient installés près de la frontière du Rwanda et leurs incursions meurtrières répétées étaient connues de tous. Alors que le nouveau gouvernement de Kigali avait besoin d’aide pour reconstruire le pays, assister les populations éprouvées, relancer l’économie du pays et créer les structures adéquates pour l’accueil et l’installation des réfugiés et déplacés, l’essentiel de l’aide humanitaire était orienté vers les camps de réfugiés dans lesquels les vrais réfugiés étaient mêlés aux militaires, miliciens et criminels. Certaines ONG ont renoncé à travailler dans de tels camps aussitôt qu’elles ont découvert la vérité. D’autres ONG, au contraire, étaient parfaitement à l’aise : une organisation caritative a même offert aux réfugiés un équipement moderne de boucherie qui a permis de décimer l’élevage qui faisait la fierté et la richesse du nord Kivu. Une autre, la même peut-être, a procuré des tenues civiles aux militaires afin de leur permettre de percevoir des aides humanitaires comme d’autres réfugiés. L’aide humanitaire était ainsi piégée car elle était dispensée à la fois à une population prise en otage et qui subissait des exactions de toute sorte de la part de criminels qui effectuaient des incursions meurtrières au Rwanda et se préparaient militairement à reprendre la guerre sans oublier les exactions qu’ils faisaient subir à la population locale. Comment peut-on expliquer la frilosité de la communauté internationale à l’égard du nouveau régime de Kigali et sa disponibilité sans réserve à l’égard des camps de réfugiés contrôlés par des criminels ? Une grande partie des bailleurs de fonds posait une conditionnalité à la reprise de la coopération bilatérale et multilatérale avec le régime de Kigali: le retour des réfugiés et l’intégration des

Le groupe des inconscients est composé de paysans, de femmes et d’enfants de certains ex militaires et intellectuels, de jeunes non encadrés. Ils se caractérisent par une vie cassée, la passivité, le désespoir, l’humiliation, le sentiment d’abandon par tous et la manipulation facile. Ils ne pensent qu’à survivre et à retourner dans leur pays à n’importe quelle condition. Ils avalent toute rumeur, luttent quotidiennement pour leur survie et sont habités par la jalousie et le désespoir qui font croître leur traumatisme ». Voir également J.P.Godding, Réfugiés Rwandais au Zaïre. Sommes-nous encore des hommes ? Documents des groupes de réflexion dans les camps, L’Harmattan, Paris, 1997.

anciens dignitaires dans le nouveau gouvernement. Selon ces bailleurs de fonds, ces réfugiés et anciens dignitaires identifiés avec les Hutu étaient les véritables représentants de la majorité de la population. Il est pourtant absurde d’identifier ainsi tous les Hutu avec des criminels et c’est une grave injure à l’égard de Hutu qui ont combattu le Hutu power. Selon le représentant spécial du Vatican au Rwanda, pour que la paix revienne au Rwanda, il fallait une entente entre ceux qui ont vaincu militairement sur le terrain mais qui ne représentaient pas un nombre suffisant pour gouverner, et ceux qui préparent une reconquête dans les camps455. L’ancien archevêque de Bukavu décédé, Mgr Munzihirwa, était même allé plus loin en proposant qu’il y ait une amnistie générale pour faciliter le retour des réfugiés. Une telle amnistie signifiait tout simplement la négation du génocide et la confirmation de l’impunité qui a caractérisé la première et la deuxième république en ce qui concerne les exactions de toute sorte commises contre les Tutsi et les Hutu considérés comme traîtres. Rappelons enfin pour terminer, d’une part, que l’essentiel de l’aide destinée au Rwanda en 1994-1995 était généralement versée aux ONG ou à des organisations internationales gouvernementales comme les agences des Nations Unies et, d’autre part, que de l’aide promise au cours de la première table ronde à Genève, en janvier 1995, le Rwanda n’avait reçu que 13% six mois après.

4.12.3.2. La question de la propriété et de l’habitat L’accord de paix d’Arusha avait prévu un retour planifié des réfugiés. Mais la tragédie d’Avril à Juillet 1994 et ses conséquences n’avaient pas été prévues. Dès la fin de la guerre, il y a eu un retour massif et précipité de réfugiés des pays limitrophes. Aucun cadre d’accueil n’avait été prévu et comme nous l’avons évoqué plus haut, l’action humanitaire s’est massivement portée vers les nouveaux camps de réfugiés. Les anciens réfugiés rwandais (essentiellement Tutsi des années 1959–1973) ainsi que les Rwandophones installés au Zaïre depuis de nombreuses années456 sont revenus précipitamment au Rwanda pour échapper à ceux qui venaient de commettre le génocide au Rwanda et ont massacré ceux qui n’ont pas pu quitter le Zaïre à temps. Le climat créé au Burundi par le génocide des Tutsi du Rwanda de 1994 auquel des réfugiés burundais avaient pris une part très active a forcé les Rwandais (essentiellement Tutsi) installés au Burundi par vagues successives de 1959 – 1962, 1965, 1973 … à rentrer précipitamment au Rwanda. Etant donné qu’aucune structure d’accueil n’avait été préparée pour eux, ces anciens réfugiés se sont 455 Fides, 28 janvier 1995. 456 Le statut des Rwandophones installés au Zaïre et surtout dans le Kivu a soulevé beaucoup de débats souvent très passionnés. Le 18 Janvier 1992, le Secrétariat Général de la Conférence Episcopale du Zaïre a publié un document qui fait le tour de la question et formule des propositions très précises pour sortir d’une situation équivoque.

installés dans les propriétés et les maisons de ceux qui venaient de fuir le pays. Ce sont les anciens réfugiés eux-mêmes qui s’installaient dans les maisons et les propriétés qu’ils trouvaient inoccupées et en attendant de trouver une autre solution. Le gouvernement qui n’avait aucune solution pour satisfaire les besoins de réinstallation de ces populations ne pouvait pas s’opposer à cette solution provisoire. Le gouvernement reconnaissait le principe du respect de la propriété privée et constatait, impuissant, l’occupation illégale des maisons et autres propriétés et s’engageait à rechercher une solution qui mette fin à cette situation. Encore une fois les détracteurs du nouveau régime ont trouvé là une nouvelle occasion de le traîner dans la boue en en faisant un motif qui freine le retour des réfugiés. Il est vrai qu’au sein du gouvernement, tous les services chargés de gérer cette question ont manqué de coordination. En tout état de cause, maisons et autres propriétés privées ont été progressivement remises aux propriétaires ou à leurs représentants. Le gouvernement a accordé des parcelles en ville à ceux qui avaient les moyens de se construire des maisons. Par ailleurs avec le concours de bailleurs de fonds, des imidugudu (villages regroupés) ont été construits mais un grand nombre de demandes n’a pas pu être satisfait faute de moyens financiers. Des critiques ont été émises sur ces villages regroupés: manque de certaines infrastructures telles que les écoles, les centres de santé, les installations d’eau et d’électricité, etc. Mais ces villages regroupés ont résolu un problème crucial de manque de logements pour des centaines de milliers de familles là où ils ont été créés, surtout dans les provinces de Kibungo et d’Umutara. Et toutes les maisons construites ont été occupées sans interruption457. La question foncière n’a pas encore trouvé de solution acceptée par tous. Il fallait d’une part restituer la propriété à l’ancien occupant et, en même temps, loger et donner une parcelle à cultiver à l’ancien réfugié. La solution de partager des propriétés foncières, expérimentée dans la préfecture de Kibungo et étendue de façon limitée à d’autres endroits, a provoqué beaucoup de critiques et de tensions. Une réforme foncière aurait été mieux indiquée pour régler tous ces différends. Mais il était impossible de la réaliser en ce moment là458. On a souvent oublié de rappeler que plusieurs réfugiés des années 1959 – 1973 avaient réoccupé en 1994 les propriétés ou les biens qu’eux-mêmes ou leurs parents avaient été obligés d’abandonner en allant se réfugier à l’étranger. Ceux qui avaient occupé illégalement ces propriétés après avoir chassé ou même massacré les ayants-droit se considéraient à tort comme propriétaires et trouvaient injuste de partager ces propriétés avec les propriétaires originaires.

457 On peut mesurer le caractère mensonger des propos du RDR sur les villages regroupés. Dans un communiqué, il a dénoncé le caractère « coercitif et obligatoire » de ce programme « de style communiste » qui aurait créé des « camps de concentration de type nazi » (RDR, Communiqué de presse, 13 octobre 2000). Ce qui était contraire à la réalité. 458 Une loi sur la terre a été votée par le parlement et publiée au Journal officiel.

Cette réalité est souvent oubliée dans la critique de cette politique du gouvernement.

4.12.4 Justice et Etat de droit Compte tenu de l’histoire du pays surtout à partir des années 1959, les défis de l’action gouvernementale dans ce secteur sont de taille. Le livre d’Antoine Mugesera qui montre textes à l’appui, la vie des Tutsi sous la 1re et la 2me République décrit une situation de non droit pour une partie de la population rwandaise. La mort dans les prisons des dignitaires de la 1e République constitue une autre preuve accablante du peu de cas fait aux droits de l’homme. Les assassinats purs et simples, des meurtres maquillés en accidents de la circulation étaient largement répandus surtout sous le régime Habyarimana. Enfin des exactions de toute nature dont les auteurs étaient assurés d’impunité sont largement répandues. Les crimes commis pendant la guerre civile qui ont atteint leur paroxysme avec le génocide et les massacres de 1994 sont en quelque sorte le résultat de l’état d’impunité institutionnalisée. Rappelons que le projet de génocide n’était un secret pour personne: messages de haine dans les médias et les discours officiels, menaces non voilées, assassinats et exactions diverses tout au long de la guerre civile459, ennemis et complices définis par l’état major de l’armée dès 1992, témoignages portés à la connaissance de la MINUAR sur le fichage des futures victimes début 2004 et le rythme prévu pour leur exécution. La restauration de la justice constituait donc une des premières priorités du nouveau régime. Mais ce dernier se trouvait dans une situation difficile: une grande partie du personnel avait été décimée, était en prison ou en exil. Il manquait de moyens pour former de nouveaux cadres, recruter et fournir les moyens matériels requis (salaires, transport, matériel d’enquête et de bureau...). Les actes de vengeance, d’exécutions extra judiciaires, de détentions illégales, d’arrestations et de détentions sans respecter les règles habituelles ont été enregistrés. Ces actes, inévitables dans de telles situations, qui n’ont pas connu l’ampleur que leur donnent les détracteurs du nouveau régime ont progressivement diminué au fur et à mesure que les institutions se mettaient en place. Le gouvernement a donné priorité à la formation du personnel d’abord par des stages pour parer au plus pressé ensuite par une formation normale dans les universités460.

459 Les conclusions de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme commises au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 qui a séjourné au Rwanda du 7 au 21 Janvier 1993 sont très précises à cet égard. 460 Tout en étant conscient qu’il assume seul les responsabilités de la reconstruction du Rwanda, le gouvernement a tenu à organiser une conférence internationale sur le génocide au mois de novembre 1995. Les participants, venus d’horizons et continents divers, présents à titre personnel ou au nom de leurs organisations, ont montré une face très positive de la communauté internationale par des débats riches, engagés et conscients

Dans “les réalisations du gouvernement d’unité nationale”, on trouve au chapitre de la Justice le tableau suivant qui donne le personnel judiciaire et des parquets entre 1994 et 2002. Personnel judiciaire et des parquets

Situation en décembre 1994

Situation en décembre 2002

Magistrats assis 244 700 Magistrats debout 12 246 Greffiers 59 325 Secrétaires des parquets 56 123 Source : Réalisations du gouvernement d’union nationale. Malgré ces efforts du gouvernement qui a bénéficié à cet égard d’un concours international appréciable, on déplorait encore la faible compétence du personnel, le rythme très lent des jugements, la moralité de certains agents, les cas des prisonniers sans dossiers consistants, les prisons surpeuplées, etc. Dans les milieux proches de l’ancien régime, on parle de “justice du vainqueur”, d’une justice qui vise, en priorité, à venger les Tutsi461. Pour accélérer le traitement des dossiers des présumés coupables du génocide, le gouvernement a promulgué la loi organique no. 8/96 du 30-8-1996 dont les principales caractéristiques sont la catégorisation des responsabilités et les avantages accordés à la reconnaissance de la faute commise. La mise en application n’a pas débloqué la situation : il a fallu imaginer une autre alternative, les juridictions gacaca

4.12.4.1. Juridictions Gacaca Ce sont les discussions du Village Urugwiro (mai 1998 à mars 1999) qui ont constitué une étape importante dans la recherche d’une alternative au blocage du système judiciaire. Elles ont encouragé le gouvernement à explorer la solution « gacaca » que des chercheurs rwandais proposaient de plus en plus comme la piste appropriée462. Après de multiples consultations auprès des experts et de la

de la tragédie que venait de vivre le peuple rwandais et des efforts surhumains à consentir pour en sortir. La conférence a formulé 120 recommandations très précises et fort pertinentes à l’intention du Rwanda et de la communauté internationale. 461 Mémorandum destiné à Monsieur Aldo Ajello, Envoyé spécial de l’Union Européenne dans les camps des réfugiés au Nord-Kivu, du 29 au 30 juin 1996, p.18. 462 C’est ainsi que l’éventualité de Gacaca fut discutée officiellement lors du colloque international tenu à Kigali en 1995 (cf. communication de Ph. Kagabo). Mais c’est la commission d’enquête sur le génocide créée par le FPR en 1994 qui avait lancé cette idée pour la première fois. A propos des discussions au

population, organisées et coordonnées par le Ministère de la Justice, la solution gacaca prit forme et une loi fut adoptée par l’Assemblée nationale de transition (ANT), le 12 octobre 2000463. Les juridictions Gacaca qui visent en premier lieut:

1) la révélation de la vérité 2) la rapidité des procès 3) la participation de la population où les crimes ont été commis à la punition

des responsables 4) le recours à la culture rwandaise dans la recherche de solutions aux

problèmes du pays: c’est cet aspect qui a fasciné un grand nombre d’observateurs d’autres cultures

5) l’implication des personnalités choisies par la communauté à cause de leur intégrité

6) la reconstitution du tissu social 7) les prisonniers libérés dénoncent les criminels qui n’ont jamais été

inquiétés Les évaluations de la phase pilote des juridictions gacaca ont montré les difficultés suivantes464:

1) certaines personnes élues comme intègres ont été convaincues d’avoir participé au génocide et à d’autres crimes connexes car elles ont été élues par leurs complices ou des membres de la communauté qui connaissaient parfaitement leur implication dans le crime ;

2) dans certaines localités la proportion de criminels, de leurs complices et de leurs familles et amis est beaucoup plus importante que celle des victimes et des personnes disposées à témoigner;

3) des rescapés ou d’autres personnes soupçonnées d’être prêtes à témoigner craignent pour leur sécurité ou sont même inquiétées ou tuées465 ;

4) on parle également de cas de corruption des témoins par acheter leur silence ;

Village Urugwiro, cf. Report on the reflection meetings held in the office of the President of the Republic from may 1998 to march 1999, Kigali, August 1999. 463 Pour la présentation et l’étude de la loi sur les juridictions gacaca , lire le numéro spécial des Cahiers du Centre de Gestion des Conflits, intitulé « Les Juridictions Gacaca et le processus de Réconciliation nationale », no 3, CCM/UNR, 2003. Lire aussi Dignette F. et Fierens J., Justice et Gacaca. L’expérience rwandaise et le génocide, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2003. 464 African Rights, Gacaca Justice. A shared Responsibility, January 2003. Voir aussi le rapport de la Commission nationale des droits de la personne humaine de 2003, version kinyarwanda, Kigali 2004, pp.67-68 ; les différents rapports et études présentés par Penal Reform International (PRI) depuis 2002 ; Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation, Sondage d’opinion sur la participation à la gacaca et la réconciliation nationale, janvier 2003 ; Service National chargé des Jurdictions gacaca (SNJG), Document sur l’état d’avancement des activités des juridictions gacaca des cellules opérationnelles et programmes d’activités à venir, Kigali, janvier 2004. 465 Des prisonniers libérés ont récidivé en éliminant ceux qui risquaient de les dénoncer – le Sénat a réclamé un châtiment exemplaire pour de tels cas afin d’assurer le succès des Gacaca.

5) des gens renoncent à dire la vérité pour protéger des membres de leurs familles ;

6) laisser le jugement de crimes de cette importance à des non professionnels peut aboutir à une amnistie déguisée ou à la banalisation du crime ;

7) Les organisations secrètes (ceceka et cecekesha) de ceux qui ont intérêt à cacher la vérité sont aujourd’hui bien structurées et entraînées et disposent de moyens importants pour corrompre, intimider et éliminer ;

8) les mouvements des suspects qui fuient les juridictions gacaca s’accélèrent vers les pays étrangers ;

9) l’exercice est long et la population s’en désintéresse surtout que les juges qui ont beaucoup à perdre ne voient aucun avantage matériel ;

10) très peu de personnes avouent et fournissent rarement des informations complètes.

Pour assurer le succès de cette expérience originale, le gouvernement a pris toutes les précautions nécessaires notamment en procédant à une large consultation de la population et en organisant des expérimentations dans chaque province en vue de s’inspirer de ces expériences pour la généralisation du travail à l’ensemble du pays. En tirant les conclusions de la phase expérimentale, la section des juridictions gacaca et le Ministère de la Justice ont progressivement corrigé le tir en proposant des amendements de la loi organique qui régit les juridictions gacaca466. Il règne actuellement un optimisme quant à l’issue de cette expérience unique en son genre467.

4.12.4.2. Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) Fermement décidé à poursuivre tous les auteurs du génocide et des massacres politiques commis au Rwanda depuis octobre 1990 dont plusieurs se sont réfugiés à l’étranger, le gouvernement rwandais a demandé au Conseil de Sécurité des Nations Unies (qui venaient de créer un Tribunal International pour l’ex-Yougoslavie) l’institution d’un tribunal pénal international pour le Rwanda. Le Conseil de Sécurité a accédé à cette demande du Rwanda en créant le 8 novembre 1994 le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR)468 dont la

466 Les modifications introduites concernent l’organisation et les compétences des juridictions gacaca ainsi que la catégorisation (suppression de la 3e catégorie). 467 Un optimisme qui contraste encore une fois avec la position extrême de condamnation totale des juridictions gacaca, prise par le RDR. Ce dernier a dit que les juridictions gacaca constituent une parodie de justice, qu’elles mettent tout le pouvoir « entre les mains des accusateurs en vue de leur permettre de se rendre eux-mêmes justice » (RDR, Communiqué de presse, 25 septembre 2000). 468 Comme il est normal la presse a salué la création du TPIR et suivi régulièrement son évolution. Seule une étude consacrée au TPIR en ferait un recensement exhaustif. Citons simplement l’ouvrage de Jean François DUPAQUIER (Sous la Direction de ), La Justice internationale face au drame rwandais, Karthala, 1996.

mission est de juger les personnes présumées coupables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés coupables de tels actes ou violations commises sur le territoire d’Etats voisins entre le 1er Janvier et le 31 décembre 1994. Bien qu’il ait lui même demandé la création du TPIR, le Rwanda a voté contre la résolution créant ledit Tribunal. Dans son explication de vote, le représentant du Rwanda donne une série de raisons dont voici les grandes lignes. Les crimes ayant été commis au Rwanda par des Rwandais sur d’autres Rwandais, il était logique que le siège du Tribunal soit au Rwanda. Le génocide et les massacres politiques ont commencé avec la guerre civile et se sont arrêtés avec la défaite des forces génocidaires. Pour le Rwanda, les compétences du Tribunal auraient donc dû être étendues à cette période. Enfin, en inscrivant dans le mandat du TPIR le jugement des crimes de guerre qu’avaient commis les forces du FPR, le Conseil de Sécurité mettait, selon le représentant du Rwanda, au même niveau, ceux qui ont planifié et commis le génocide et les massacres avec ceux qui ont combattu et arrêté ces crimes. Malgré ces réserves cependant, le Rwanda a accepté de coopérer avec le TPIR. Cette coopération a toutefois évolué dans une tension permanente marquée quelquefois par des crises graves et même des ruptures. Enfin, le TPIR eut également des relations difficiles avec les organisations des rescapés dont IBUKA à cause du traitement inacceptable des témoins à Arusha469. La presse a souvent mis en évidence les faiblesses, les disfonctionnements et même les scandales du TPIR. Dans un article publié dans Le Monde du 3 septembre 2002470, André Guichaoua traite du sujet “Tribunal pour le Rwanda : de la crise à l’échec?” et recense des écueils et des faiblesses structurelles. On peut résumer ci-après les critiques émises dans la presse contre le TPIR: recrutements contestables par le TPIR471, connivences entre avocats et accusés allant jusqu’à des tractations financières, manque de protection des témoins, accusés pris entièrement en charge alors qu’aucune aide, aucune réparation n’est accordée par le TPIR aux victimes de ces accusés, lenteur dans les procédures d’instruction, etc.472.

469 La presse scandalisée a rapporté l’hiralité de la cour suscitée par une question indélicate posée à une rescapée violée pendant le génocide. 470 repris par Dialogue, no 229 de Juillet/août 2002 471 on a découvert dans le personnel du TPIR d’Arusha des personnes idéologiquement proches des accusés ou ayant même trempé dans le génocide et les massacres. 472 Dans un mémorandum adressé à Ajello, ceux qui se présentent comme porte-parole des réfugiés, en réalité ce sont des membres influents du RDR, se sont dits « méfiants à l’égard du TPIR , créé plus par des raisons politiques que judiciaires à partir des rapports partisans et incomplets donnés par des associations et individus qui n’ont pas fait des enquêtes sur le terrain, mais qui se sont contentées des rapports fournis par le FPR » (Mémorandum à Ajello, 1996, p.17). Dans la suite le RDR a réclamé que ceux qu’il appelle « présumés criminels du FPR » soient aussi jugés à Arusha. « Le peuple rwandais s’étonne que 7 ans après ces actes terribles, le procureur du TPIR se soit limité jusqu’à ce jour de poursuivre uniquement une partie en conflit et que les efforts pour traduire devant ce tribunal des éléments du FPR présumés coupables

En créant le TPIR, les Nations Unies ont posé un geste qui doit être considéré comme une réparation morale. Un rapport commandité par les Nations Unies elles-mêmes conclut à la faillite de l’Organisation internationale dans la gestion de la crise rwandaise et invite les Nations Unies à présenter des excuses au Rwanda et à réparer473. Le Conseil de Sécurité a entériné ce rapport et le Secrétaire Général actuel est venu présenter ses excuses (il était chargé des opérations de maintien de la paix au moment des faits) et les excuses des Nations Unies et, à plusieurs reprises dans la suite, il a posé des gestes qui confirment cet engagement. On peut cependant regretter que rien n’ait été fait, ou si peu, pour amener la communauté internationale à réparer les torts faits au Rwanda et au peuple rwandais par cette faillite reconnue des Nations Unies.

4.12.5. Restauration et consolidation de l’unité nationale L’unité du peuple rwandais a été la principale victime des luttes politiques commencées dans la décennie 1950 qui a abouti à la naissance d’une République « hutu ». Dans son ouvrage cité plus haut, Antoine Mugesera fait toucher du doigt la manière dont l’unité du peuple rwandais a été systématiquement sapée: l’institutionnalisation de la persécution du Tutsi comme Tutsi est à la base de la longue série des crimes sans châtiments commis contre les Tutsis, du problème des réfugiés, de la guerre civile engagée en octobre 1990 et du génocide et des massacres politiques de 1994. La restauration et la consolidation de l’unité nationale après des années de négations de cette unité par des discours officiels, par des autorités scientifiques et morales, par des partenaires du Rwanda et une presse acquise au régime et après le génocide des Tutsi et le massacre de Hutu “traîtres” constituait et constitue encore un défi redoutable. Ce défi se retrouve dans une série de questionnements: comment faire admettre à la population que le Tutsi n’est pas un usurpateur étranger revenu pour rétablir sa domination sur le peuple Hutu? Comment faire coexister ceux qu’une

restent encore trop timides. En effet, seuls ceux qui ont perdu le pouvoir au Rwanda ont été inculpés ou sont en train d’^etre jugés, tandis que ceux qui ont conquis le pouvoir jouissent d’une impunité totale » (RDR, Communiqué de presse, 6 avril 2001). 473 Rapport de l’enquête indépendante sur les actions des Nations Unies pendant le génocide de 1994 au Rwanda, New York 15 décembre 1999. Voir également Renaud Houzel, Rwanda (1993-1997). L’ONU et les opérations de maintien de la paix, Montchrétien, 1997 ; Lieutenant Général Romeo Dallaire, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Libre Expression, Québec, 2003 ; Colonel Luc Marchal, Rwanda : la descente aux enfers. Témoignage d’un peacekeeper, Décembre 1993-Avril 1994, Bruxelles, Labor, 2001 ; Jean Claude Willame, Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte. Commission Rwanda : quels enseignements ? Bruxelles, GRIP, 1997 ; Jacques Castonguay, Les casques bleus au Rwanda, Paris, L’Harmattan, 1998.

globalisation facile identifie avec génocidaires et victimes du génocide? Comment convaincre les Tutsi que les Hutu ont définitivement renoncé au génocide? Comment honorer la mémoire des victimes du génocide tout en évitant que ces commémorations ne soient pas ressenties comme un reproche perpétuel? Comment détruire la tendance à considérer l’ethnie comme seule référence? Pour relever ces nombreux défis, le gouvernement a créé un outil: la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation qui déploie ses activités non seulement au niveau de l’élite mais également et surtout au niveau de la base. Ces activités portent sur l’identification des origines de la désunion, la reconnaissance des échecs des régimes politiques qui ont combattu ou nié l’unité nationale et pour conclure sur la pertinence de la politique actuelle qui vise à promouvoir l’unité et la réconciliation nationale. La CNUR a inauguré l’organisation de camps de solidarité pour la jeunesse s’apprêtant à passer de l’enseignement secondaire au cycle supérieur, aux militaires à démobiliser et à des ex-FAR qui rentrent. Elle organise également des consultations périodiques destinées essentiellement au dialogue entre les Rwandais de l’intérieur et de la diaspora. Enfin ce programme transparaît dans l’ensemble du programme du gouvernement. Notons que les rapports périodiques de la CNUR474 constituent en quelque sorte le thermomètre des progrès réalisés par la politique de restauration de l’unité nationale. Il est évident qu’il s’agit là d’un très long processus engagé sur un terrain miné et dont il serait illusoire d’attendre des résultats dans l’immédiat475.

4.12.6. Consolidation de la démocratie et de la stabilisation politique

Durant la phase d’urgence après l’arrêt du génocide et des massacres politiques, les débats sur la consolidation des structures démocratiques étaient laissés au second plan. Ceci aurait pu donner l’impression qu’ils ne figuraient pas parmi les préoccupations majeures du gouvernement. En une première étape, le gouvernement a organisé des débats très animés au Village Urugwiro du 8 Mai 1998 au 27 Juin 1999. Ces débats qui étaient présidés par le Chef de l’Etat comportaient un comité composé d’acteurs de la vie politique pendant la période cruciale de 1957 – 1961 (notamment des acteurs des partis UNAR et PARMEHUTU), de dirigeants et hauts responsables sous la 1ère et la 2è République, des personnalités impliquées dans la gestion de l’Etat aujourd’hui ainsi que des historiens spécialistes de l’histoire du Rwanda qui ont joué un rôle clé dans ces débats. Les thèmes abordés portent sur l’histoire ancienne du Rwanda, sur les travaux forcés pendant la période coloniale, la lutte pour

474 Voir Rapports annuels des activités, Kigali, 2000-2002. 475 Lire le mémoire de licence bien documenté sur ce thème de Félix Sangano Muhire, La politique d’unité et de réconciliation : force et faiblesses (1994-2002), UNR, Butare, 2005.

l’indépendance du pays et enfin les relations entre les Bahutu, les Batutsi et le Batwa ainsi que les voies qui permettraient de restaurer l’unité nationale. Dans une deuxième étape ont été organisés, après des séances de sensibilisation, des élections de comités administratifs de base (cellules et secteurs). Les électeurs étaient invités à se ranger derrière les candidats de leur choix, formule qui a soulevé l’indignation des inconditionnels du bulletin secret et de l’isoloir. En mars 2001 ont été organisées des élections des comités exécutifs, des conseils de districts et des villes. Le 26 mai 2003, le peuple a été appelé à se prononcer par referendum sur la constitution qu’il a approuvée avec 93% des voix. L’élaboration de cette constitution est présentée par beaucoup de Rwandais comme un exemple de participation citoyenne de la population. Après la création de la commission constitutionnelle, cette dernière a établi un plan de travail en plusieurs étapes: la première consistait à couvrir tout le pays en allant jusqu’aux unités de base pour expliquer ce qu’est une loi fondamentale. En un deuxième temps, la commission a engagé des débats ouverts avec toutes les catégories de la population et encore une fois à tous les niveaux. Une troisième étape a permis à la commission de montrer le document qui avait tenté de synthétiser les idées recueillies. Pour élaborer le projet définitif, la commission a consulté aussi bien des Rwandais de la diaspora que des spécialistes étrangers. La commission a, dès le début de ses travaux, invité tous ceux qui le souhaitaient à lui communiquer par téléphone ou par écrit des propositions aussi bien sur l’ensemble de la constitution que sur des chapitres donnés. Cette approche très pédagogique a permis de proposer au gouvernement un texte consensuel que, après examen et quelques retouches, il a soumis au parlement. C’est à partir de la constitution approuvée par referendum que le gouvernement a entrepris l’élaboration des lois devant régir la sortie de la transition et la période après la transition. Il reste évident que comme toutes les constitutions, celle que le peuple Rwandais a adoptée le 26 mai 2003 connaîtra des amendements dans la suite476. Il y a eu des critiques notamment de la part de la Concertation Permanente de l’Opposition Démocratique Rwandaise (CPODR) qui, dans un communiqué du 12 octobre 2002 rejette “le processus constitutionnel et électoral” initié par le régime de Kigali sans dialogue préalable inter-rwandais. La CPODR critique également le contenu qu’elle considère comme “un tissu d’abstractions et de formules stéréotypées …”. L’institutionnalisation du Forum des partis et l’exclusion des partis ayant moins de 5% des suffrages sont les passages les plus critiqués. La décentralisation477 et la lutte contre la corruption en vue d’une bonne gouvernance constituent deux autres axes essentiels de la politique du gouvernement. En une première étape et compte tenu de la situation d’urgence,

476 Grands Lacs Hebdo a consacré un numéro spécial 334 à cette phase de l’histoire du Pays: “Rwanda: Sortie de la transition – Points de vue et analyses”. 477 Voir en particulier les documents élaborés par le MINALOC intitulé: “Stratégies de mise en oeuvre de la politique nationale de décentralisation” Mai 2000 et “Politique de développement Communautaire” Mai 2002.

le gouvernement a remis en place les structures locales préexistantes (cellules, secteurs, communes, préfectures). Etant donné que ce système très centralisé était suranné dans la mesure où il excluait la population – de la participation, dans la définition de son avenir politique et de son épanouissement socio-économique, le gouvernement a entrepris, en 1999, une politique de décentralisation basée sur les principes suivants: assurer l’unité nationale, assurer l’autonomie et l’identité locales ainsi que les intérêts locaux et la diversité, séparer le travail des autorités politiques de celui des autorités administratives et techniques, harmoniser les responsabilités décentralisées avec le transfert des ressources financières, humaines et matérielles. Ici également il s’agit d’un processus engagé qui s’intégrera progressivement dans les mentalités et les pratiques. Immédiatement après sa formation le gouvernement d’union nationale a pris conscience du danger de la corruption dont il dénonce continuellement les méfaits dans les discours. Plusieurs séminaires et débats ont été organisés à cet effet. Une série de mesures a traduit cette volonté politique: interpellations des hauts cadres de l’Etat, création de l’office des recettes, office des marchés publics, office de l’auditeur général, contrôle des examens, de la privatisation, des investissements etc.. Une loi anti-corruption a été votée par le parlement. A l’occasion d’une rencontre organisée par Rotary Club sur le même sujet de la corruption, Me Paul Ruyenzi, tout en se félicitant des mesures prises pour lutter contre la corruption, estimait que ces mesures étaient encore disparates et n’avaient pas encore permis de construire une véritable stratégie de lutte, capable de faire face à la corruption sur l’ensemble du pays de façon structurée”478. Dans son rapport annuel 2000, l’Auditeur Général montre (décembre 2001) que le service public est encore marqué par beaucoup d’irrégularités dans la gestion qui permettent facilement la corruption”. La presse locale rapporte régulièrement des cas de corruption et de détournements des fonds publics, des démissions et des limogeages de hautes personnalités dans différents secteurs. C’est aussi une nouvelle mentalité à créer qui prendra du temps pour se réaliser. Mais les simples citoyens apprécient déjà les avantages de l’ouverture démocratique que la nouvelle politique leur a apportée. Avant la guerre, dit un groupe d’habitant de Budaha, les autorités étaient craintes (ubuyobozi bwaratinywaga cyane), mais depuis que les citoyens élisent leurs responsables administratifs les performances de ces derniers sont plus visibles et appréciées479.

478 Mot introductif à l’occasion de la rencontre sur la corruption organisée le 28 mai 2001 par le Rotary Club, p.6. 479 « Uko iminsi yagiye ishira, abaturage bitoreye ababayobora ku buryo kuva mu 1998 kugeza inzibacyuho irangira, hariho ubuyobozi busimwa n’abaturage » (Club de Dialogue de Budaha, 16 mars 2006). Dans sa propagande, le RDR parle de régime « ethniste et féodal », un système anti-démocratique parce qu’il n’y a pas de compétition de partis politiques (RDR, Communiqué de presse, 31 août 2003 et 12 janvier 1999.

4.12.7. Amélioration des conditions de vie de la population

La guerre et le génocide ont eu une série de conséquences graves sur la vie de la population aggravant une situation qui même avant la guerre laissait à désirer.

4.12.7.1. La qualité de la vie Les rapports annuels du PNUD qui présentent les indicateurs de développement humain permettent de faire une comparaison utile sur la qualité de la vie avant et immédiatement après le génocide: taux de mortalité infantile et maternelle, taux de fécondité. Les causes de la mauvaise santé de la population sont complexes: faiblesse des revenus ou tout simplement pauvreté, faible niveau d’éducation avec toutes ses conséquences, accès difficile aux services de santé dus à la fois aux distances et à la pauvreté, accès difficile à l’eau480, malnutrition, etc. La politique engagée essaie de remédier à cette situation: lutte contre la pauvreté, développement des ressources humaines, programme de lutte contre les épidémies et les endémies, réhabilitation des infrastructures détruites ou endommagées et construction de nouvelles, distribution d’eau aux stations de borne-fontaine, pompages, contrôle des sanitaires, mutuelles de santé, etc. Il s’agit d’un processus dont les résultats apparaissent progressivement.

4.12.7.2. L’assistance aux plus vulnérables Le génocide et la guerre ont créé une nouvelle catégorie de pauvres : orphelins, infirmes, personnes infectées du virus du SIDA, personnes âgées ou gravement malades sans toit, sans ressources, sans familles. Les rescapés du génocide et des massacres politiques constituent une catégorie très fragile. Pendant la période d’urgence, le gouvernement a paré au plus pressé souvent avec le concours de ses partenaires étrangers : centres d’accueil pour jeunes orphelins et enfants non accompagnés, frais scolaires et médicaux, nourriture, abris ou maisons pour les sans logement… En 1998 a été créé le Fonds d’assistance aux rescapés du génocide (FARG) pour prendre la relève des fonctions que le gouvernement assumait pendant la période d’urgence. Ce Fonds était et est toujours alimenté par 5% du budget annuel de l’Etat auxquels s’ajoutent de contributions volontaires. Bien que cette contribution de l’Etat soit importante par rapport à son budget, elle reste insignifiante rapport aux besoins des rescapés ; le FARG ne couvre que 50% des demandes de frais scolaires qui lui sont adressées. Pour A. Mugesera, ancien Président d’Ibuka, « si on utilisait tout

480 Banque Mondiale, Document d’Evaluation du Projet pour la Fourniture Rurale d’Eau et d’Assainissmement.

l’argent su FARG uniquement pour construire les logements, il faudrait une vingtaine d’années pour loger tous les rescapés sans logement »481. Une partie de la population rwandaise reste toujours convaincue que le FARG perpétue les divisions ethniques. En réalité, ce Fonds vient en aide à des rescapés aussi bien Hutu que Tutsi e les services sociaux du MINALOC aident les indigents aussi bien Tutsi que Hutu. En outre, des critiques ont été adressées au FARG selon lesquelles il manquait de coordination et de planning, et que même il aurait accordé son aide aux non indigents, ce qui diminuait les chances des ayant-droit. La réforme du fonds est par conséquent nécessaire pour expliquer sa mission et réviser ses méthodes d’action.

4.12.7.3. L’éducation Le secteur de l’éducation a, comme tous les autres secteurs, été fortement touché : infrastructures, équipements et matériels scolaires détruits, enseignants massacrés, en fuite ou en prison, élèves massacrés, rendus orphelins, infirmes et traumatisés. L’éducation figure en conséquence parmi les priorités du gouvernement, l’objectif étant non seulement d’assurer la scolarisation de tous les enfants mais également d’éliminer la politique de discrimination instaurée par le régime déchu. A ce sujet un conseil national des examens est chargé d’organiser les examens de passage du primaire au secondaire, du premier cycle du secondaire (tronc commun) au cycle supérieur. Ce conseil a définitivement mis fin à beaucoup d’injustices. Les rapports de la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation signalent l’appréciation de la population. Les chiffres ci-après donnent une idée précise du développement de l’enseignement au Rwanda avant 1994 et en 20043:

1) le nombre des écoles maternelles est passé de 50 avec 12.000 enfants avant 1994 à plus de 250 en 2001 avec 18.400 ;

2) Dans le primaire les progrès sont plus visibles. En 1993, il y avait 1.283 écoles primaires, fréquentées par 820.232 élèves avec 16.825 enseignants (dont 45,6% qualifiés). En 2002, on comptait 2.172 écoles, 1.534.510 élèves et 26.024 enseignants (dont 81,2 % qualifiés) ;

3) Les données quantitatives de l’enseignement secondaire font état de la même augmentation, pour la période qui va d’avant 1994 à 2001, respectivement 112 écoles et 376 écoles, 36.815 et 141.163 élèves ;

4) les instituts supérieurs et universités publics482 comptaient 10.601 étudiants réguliers en 2002 (contre 3.948 en 1994): l’UNR encadrant 60,5

481 Discours prononcé au cours d’une conference internationale sur les genocides “la vie après la mort”, Kigali, novembre 2001. 482 Institut supérieur d’Agriculture et d’Elevage (ISAE), Kigali Institute of Science, Technology and Management (KIST), Kigali Health Institute (KHI), Kigali Institute of Education (KIE), Université Nationale du Rwanda (UNR)

% (4.840). Tandis que les universités privées483, le grand séminaire de Nyakibanda et la Faculté de Théologie protestante de Butare) augmentaient en nombre. De nouvelles institutions d’enseignement supérieur foisonnent également dans la plupart des provinces. Comme résultat, le nombre de lauréats s’est multiplié par cinq ;

5) par contre, dans l’éducation non formelle, la situation reste presque stationnaire. Avant 1994, il existait 21 centres de formation des jeunes (CFJ), anciens CERAI. Ils sont maintenant au nombre de 23 centres qui forment environ 5000 lauréats dans 12 filières.

Il ressort de ces données que l’augmentation du nombre des effectifs a été impressionnante ; elle a été accompagnée d’une expansion des infrastructures et du corps enseignant. Il n’est pas certain que la qualité de l’enseignement dispensé ait suivi le rythme de croissance.

4.12.7.4. La relance de l’économie nationale A la fin de la guerre en juillet 1994, la situation économique était catastrophique : tissu économique détruit, population massacrée, déplacée ou en exil, finances publiques déséquilibrées par les dépenses militaires alors qu’elles connaissaient des difficultés avant la guerre, caisses de l’Etat et du secteur privé pillées, aucune banque ne fonctionne pendant des mois, énorme dette laissée par le régime qui a préparé et perpétré le génocide… Le Plan d’urgence ou « Le programme de réconciliation nationale, de réhabilitation et de relance socio-économique (1995-1996) » a été présenté aux bailleurs de fonds à l’occasion d’une Table Ronde organisée à Genève en janvier 1995. Ce programme qui visait à restaurer le cadre macro-économique, à redynamiser la participation des acteurs internationaux, assurer la gestion de l’Etat, réintégrer les déplacés et les réfugiés, a recueilli des promesses de 600 millions de dollars américains pour 1995-1996. La 2e Table Ronde réuni également à Genève, en juin 1996, au tour du « Programme de réhabilitation et de relance du développement 1996-1998 » a recueilli des promesses de 500 millions de dollars américains. Le double objectif du programme était de poursuivre la réhabilitation et de relancer le développement à moyen terme. Outre qu’il y a eu un très grand écart entre les fonds promis et les fonds effectivement versés, on constate qu’une partie

483 Université Adventiste de l’Afrique Centrale (UAAC), Université des Grands Lacs (UNILAC), UNATEK, Université Catholique de Kabgayi (UCK), Institut Supérieur Pédagogique de Gitwe (ISPG), Université Libre de Kigali (ULK) Il faut souligner ici l’engouement exceptionnel des adultes pour l’enseignement supérieur. Des adultes qui, dans le passé, n’ont pas pu avoir accès à l’enseignement supérieur ou qui ont interrompu leurs études se retrouvent en grand nombre dans les amphithéâtres à côté de jeunes qui terminent les écoles secondaires. Il faut à cet égard rendre un hommage particulier au KIST et à l’ULK qui, les premiers, ont aménagé des cours le soir et les week-ends pour tenir compte des étudiants qui travaillent.

importante des fonds décaissés était confiée aux organisations internationales du système des Nations Unies ou aux ONG, laissant ainsi dans une grande pénurie le gouvernement et ses services qui devaient gérer l’Etat. Entre 1994 e 1997, le pays comptait beaucoup sur les aides extérieures qui ont continuellement diminué passant de 320 millions de dollars à 50 millions. Pour relancer l’économie du pays, le gouvernement a prise une série de mesures : création en 1997 de l’Office Rwandais des Recettes, identification en 1998 des problèmes économiques majeurs, signature en 1998 avec la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International d’un accord d’ajustement structurel renforcé (FASR/ESAF) visant à renforcer une série de réformes économiques afin de mieux gérer et accroître les ressources de l’Etat, adoption en 2002 du « Document de la stratégie de réduction de la pauvreté ». D’après l’évaluation effectuée, le projet de réduction de la pauvreté dépend en grande partie de la participation effective des communautés de base et surtout du monde rural et ce pas n’est pas encore franchi.

4.12.8. La redéfinition de la politique étrangère En politique étrangère, le gouvernement d’union nationale devait relever trois défis : effacer l’image du pays que le génocide et les massacres avaient imposée dans le monde, engager une diplomatie indépendante et prenant en charge les intérêts du pays contrairement aux régimes antérieurs et imposer une nouvelle conception de la gestion de l’Etat aux partenaires du régime déchu. Pour ces partenaires, les jours du régime d’une « minorité » étaient comptés et cette dernière devait, pour assurer sa survie, faire une large place aux véritables représentants du peuple majoritaire. C’est en tenant compte de ces défis qu’en 1995-1996, le gouvernement d’union nationale a élaboré sa politique étrangère et a engagé une série d’actions : envoi d’émissaires et de missions à travers le monde, relance et création de missions diplomatiques et consulaires judicieusement choisis, accueil d’hôtes de marque, dialogue avec les bailleurs de fonds internationaux et renforcement de relations avec des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales. Sur cet aspect, les relations avec les pays de la région ont été privilégiées. En tenant compte des intérêts du pays, le gouvernement s’est retiré de certaines organisations484. Le personnel affecté aux ambassades n’a pas toujours répondu aux attentes du gouvernement, certains par incompétence, d’autres par choix politique. Ces efforts du gouvernement ont porté des fruits, car une nouvelle image du Rwanda s’est imposée petit à petit, des relations bilatérales et multilatérales

484 comme la Commission africaine de l’aviation civile, la Conférence des administrateurs des postes et des télécommunications de l’Afrique centrale, l’Association des secrétaires généraux des parlements, l’Association internationale des parlementaires de langue française, etc

solides se sont développées, le point de vue du Rwanda est recherché dans des instances internationales, le pays accueille désormais des rencontres internationales de très haut niveau, le Rwanda participe à des missions de négociations et de maintien de la paix.

4.12.9. Les conflits régionaux Malgré sa diplomatie active, le Rwanda n’a pas pu éviter deux grands conflits avec le Zaïre redevenu République Démocratique du Congo en 1997.

4.12.9.1. Zaïre – République Démocratique du Congo Une des premières conséquences de l’opération Turquoise a été de permettre aux Forces armées et aux milices rwandaises vaincues de passer au Zaïre avec armes et de poursuivre, à partir des camps de réfugiés contrôlés par le régime déchu, le génocide, les massacres et d’autres exactions commises au Rwanda. Rappelons que les camps de réfugiés étaient très près de la frontière rwando-zaïroise, que ces camps étaient contrôlés par les anciennes autorités rwandaises, que les recrutements et entraînements militaires se poursuivaient en vue de la reconquête du pouvoir au Rwanda, que les anciens réfugiés rwandais essentiellement Tutsi et des Tutsi rwandophones qui n’ont pas pu fuir à temps et regagner le Rwanda ont été massacrés et surtout que ex-FAR et miliciens effectuaient fréquemment des incursions meurtrières au Rwanda. Les renseignements qui parvenaient au Rwanda faisaient état de préparatifs militaires intenses et des plans d’attaque imminente entre 1995 et 1996.

4.12.9.1.1. Première campagne militaire au Zaïre (18 octobre 1996 – 17 mai 1997).

Les autorités locales zaïroises (commissaire de Zone d’Uvira, Gouverneur du Sud-Kivu, etc.) de connivence avec les autorités de Kinshasa et avec le concours d’extrémistes hutu du Burundi et du Rwanda réfugiés dans la région ont fait la chasse aux Tutsi et, en particulier, aux Banyamulenge. Le 18 octobre 1996 éclata une guerre ouverte entre les Forces Armées Zaïroises avec le concours des extrémistes hutu et les combattants de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL). L’AFDL était composée des quatre organisations suivantes : le Parti de la Révolution Populaire (PRP) de L.D.Kabila, l’Alliance Démocratique des Peuples (ADP) de Déogratias Bugera, le Mouvement Révolutionnaire pour la Libération du Zaïre (MRLZ) de Masasu Nindaga et le Conseil National de Résistance pour la Démocratie (CNRD) de Kisase Ngandu. L’Alliance a été créée à Kigali en août 1996 avec la complicité du Rwanda qui, lassé de l’inaction de la communauté internationale, cherchait, d’une part, à démanteler les camps de réfugiés et à

ramener ces derniers au pays et, d’autre part, à détruire les structures militaires qui prenaient les réfugiés en otages, constituaient une menace à la sécurité du pays et empoisonnaient les relations entre le Rwanda et le Zaïre. Aucune source sûre n’a, à ce jour, confirmé que le Rwanda ait, dès le départ, partagé l’objectif de l’Alliance de renverser le régime de Mobutu. D’autres objectifs ont été prêtés au Rwanda notamment l’annexion du Kivu, l’exploitation des ressources minières du Zaïre, l’extermination des réfugiés hutu, etc. Dans une interview accordée au Washington Post en juillet 1997, le général Paul Kagame a reconnu officiellement le rôle clé joué par le Rwanda non seulement dans la formation militaire et la fourniture du matériel militaire à l’Alliance mais surtout dans l’organisation de la rébellion et la conduite de la guerre qui a renversé Mobutu. D’autres Etats de la région ont également pris le train en marche dans cette guerre contre le régime de Mobutu mais le rôle essentiel a été joué par le Rwanda dont la sécurité et même la survie étaient directement menacées. Le rôle des autres interventions a généralement été exagéré.

4.12.9.1.2. Deuxième intervention au Congo (2 août 1998 – octobre 2002) Dès son accession au pouvoir L.D.Kabila a progressivement affiché une attitude hostile au Rwanda. Le fait d’avoir été porté au pouvoir par le Rwanda et d’avoir un Rwandais comme chef d’état-major de l’armée congolaise était mal vu par l’opinion publique congolaise. Kabila commença à prendre ses distances et à se rapprocher des ex-FAR et interahamwe. Par suite de déclarations ouvertement racistes contre les Tutsi, des milliers de Rwandais essentiellement tutsi et dont un grand nombre avaient acquis la nationalité congolaise quittèrent le pays avant d’être massacrés par la population. Le Rwanda décida de retirer ses troupes de la RDC et les instructeurs tanzaniens venus pour la relève s’illustrèrent par une campagne ouverte anti-tutsi. Par ailleurs ils entraient en contact avec les ex-FAR et les interahamwe. Pour le Rwanda on revenait au point de départ : la sécurité était plus que jamais menacée par cette alliance de Kabila avec les extrémistes hutu. La guerre reprit le 2 août 1998, le Rwanda accordant tout son appui au Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD), mouvement basé à Goma. L’entrée en guerre du Zimbabwe et de l’Angola aux côtés de Kinshasa arrêta la rapide progression de la rébellion et des puissances amies conseillèrent d’engager des négociations. L’accord de Lusaka signé en juillet 1999 ne sera appliqué ni par L.D.Kabila ni par son fils qui lui a succédé. La médiation sud-africaine, qui a été déterminante dans l’arrêt du conflit, a suivi deux axes. Les négociations bilatérales ont abouti, d’une part, à la signature de l’Accord de Pretoria le 30 juillet 2002 entre la RDC et le Rwanda et, d’autre part, à l’Accord entre la RDC et l’Ouganda signé le 6 octobre 2002 à Luanda. Le Rwanda a respecté son engagement en retirant ses forces du Congo bien avant la

date fixée tandis que la RDC a gardé toute sa confiance aux « Forces négatives » rwandaises qui auraient dû être arrêtées, désarmées et ramenées au Rwanda. Non seulement des forces négatives constituent toujours une menace sérieuse pour le Rwanda mais encore, elles commettent des crimes horribles en RDC. Signalons cependant que la RDC a remis des officiers au TPIR et que, de leur propre mouvement, des officiers rwandais ont regagné leur pays. La médiation sud-africaine, par la voie du dialogue inter-congolais, a finalement abouti à la mise en place des institutions actuelles de la transition.

4.12.9.1.3. Leçons tirées des deux campagnes militaires La première campagne a réussi à casser le verrou qui empêchait aux réfugiés de rentrer au pays : les uns étaient pris en otages notamment au Zaïre et d’autres étaient prisonniers des informations erronées qui les empêchaient de rentrer. Avec le démantèlement des camps, les recrutements et les entraînements militaires ont sérieusement diminué, par ailleurs, la structure militaire a été entamée et éloignée de la frontière du pays. Certes avec la connivence de Kinshasa, les forces ou le résidu des forces génocidaires s’organisent toujours mais la communauté internationale est désormais mobilisée pour le démantèlement. La France, principale alliée du régime Habyarimana est restée fidèle à ses héritiers idéologiques auxquels elle a évité, grâce à ses relations particulières avec le régime de Mobutu, une défaite morale et leur a permis de se réorganiser au Zaïre. Le Rwanda a toujours trouvé sur son chemin pendant les deux campagnes et même après une diplomatie française hostile. La campagne menée par la France au Conseil de sécurité en vue d’envoyer des casques bleus au Zaïre en 1996 aurait pu faire échouer le plan du Rwanda de démanteler les camps de réfugiés et de briser l’organisation militaire des ex-FAR et des milices. Les différentes commissions d’enquête créées par les Nations Unies à l’initiative de la France (pillages des richesses du Congo, massacres de réfugiés, etc.) visaient en premier lieu le Rwanda.

4.12.9.2. Uganda et les Banyamulenge On ne peut terminer ce tour d’horizon sans évoquer le conflit, d’une part, entre l’Uganda et le Rwanda et, d’autre part, entre une partie des Banyamurenge et le Rwanda. A l’instigation de l’Uganda, des dissensions sont nées au sein du RCD, avec la création notamment du RCD-MIL. La crise la plus sérieuse s’est matérialisée à Kisangani en 1999 et en 2000 par des affrontements entre les troupes rwandaises et ougandaises. Une des causes est que le commandement des forces ougandaises en RDC a voulu être également commandant des forces rwandaises opérant au Congo. Le refus des Rwandais est à l’origine des affrontements. A part ces incidents de Kisangani, il y a eu également des soupçons de projets de déstabilisation mutuelle. La Grande Bretagne a souvent joué les bons offices.

Les incidents avec une partie des Banyamulenge ont commencé au cours de la rébellion de l’AFDL qui a porté Kabila au pouvoir. Ces incidents étaient dus à l’indiscipline et à l’insoumission de quelques soldats Banyamulenge. A ces incidents se sont ajoutés des ambitions politiques d’une certaine élite Banyamurenge qui a instrumentalisé des jeunes soldats de leur communauté. Ces soldats ont recherché l’alliance avec d’autres Congolais contre l’invasion « rwandaise étrangère ». Ceci a mené à des alliances contre-nature, notamment dans le cas de Masunzu qui s’est allié aux Mai-Mai, FDD, ex-FAR et milices génocidaires interahamwe.

4.12.10. Evolution politique et enjeux de la fin de la transition

En entrant en fonction en Juillet 1994, le Gouvernement d’Union Nationale prenait en charge un pays en ruine, une nation détruite, avec une grande menace sécuritaire surtout à partir des camps de réfugiés du Zaïre et un environnement international particulièrement hostile: les complices et lobbies étrangers du régime déchu n’avaient pas désarmé bien au contraire. Le mouvement de départs en exil particulièrement en direction de pays occidentaux ou à destination d’autres pays mais avec le concours de personnes ou d’organisations et de pays du monde occidental allait contribuer à discréditer le nouveau régime. Les candidats à l’exil étaient d’abord les partisans du régime déchu, puis les rescapés, des anciens militaires et officiers du FPR et de hauts responsables politiques appartenant à différents partis. Ce mouvement d’exil politique s’est progressivement ralenti. La conjonction des attaques des infiltrés venus principalement du Zaïre, très active particulièrement dans les préfectures de Gisenyi, Ruhengeri, Kibuye et le nord de Gitarama en 1997/1998 sera stoppée en 2001. Ces infiltrés rassemblés dans l’armée de libération du Rwanda étaient soutenus par le Parti de Libération du Rwanda, l’aile politique et l’aile militaire, animées de l’idéologie hutuiste avec l’objectif de “terminer le travail”: l’affaiblissement de ces forces constitue un tournant politique très important pour le Rwanda. Progressivement cependant, le gouvernement de transition a recueilli les fruits de son investissement politique non seulement à l’intérieur mais également dans le concert des Nations. Les résultats des consultations électorales (référendum sur la Constitution, les élections présidentielles et législatives485) ainsi que la confiance d’une grande partie des partenaires du Rwanda et, en particulier, les bailleurs de fonds sont une preuve de l’évolution positive à la fin de la transition.

485 Les observateurs de l’Union Européenne ont, dans une conférence de presse à la fin de leur mission, parlé de cas de grandes fraudes et d’intimidation, point de vue que n’ont pas partagé d’autres observateurs nationaux et internationaux.

4.13. L’enseignement de l’histoire

4.13.1. Une introduction tardive L’inclusion de l’histoire du Rwanda dans les programmes d’enseignement primaire et secondaire a été tardive. Signalons qu’avant l’introduction de l’école, le Rwanda disposait de canaux précis pour la connaissance du passé et l’introduction de la jeune génération dans son héritage national, clanique et familial : chacun des parents, la famille au sens restreint ou large, et même les voisins, était conscient de sa responsabilité de socialiser les jeunes à l’occasion d’entretiens privés ou de veillées de différents niveaux par la littérature officielle486, privée et populaire487. Bien que ces canaux aient été affaiblis au profit de l’école formelle, des médias (radios, télévision, presse écrite) et des clubs, le cercle familial (au sens large qui va jusqu’à inclure l’appartenance hutu ou tutsi) garde son statut privilégié pour fixer les convictions des jeunes. On vient vérifier à la maison ou dans son cercle familier ce que le maître a dit à l’école sur l’histoire du pays.

Jusqu’à l’accession du pays à l’indépendance, l’histoire enseignée était principalement celle de l’Europe occidentale et, dans les classes terminales du secondaire, celle du royaume de Belgique. La première explication de ce retard est que la colonisation a fait subir aux colonisés sa prééminence dans tous les domaines parce que rien de bon ne pouvait sortir des traditions orales locales. Il fallait à tout prix se référer à la seule civilisation valable, celle de l’Occident. La seconde explication est l’étroite conception des sources de l’histoire. Jusqu’en 1950 il était encore admis que l’histoire ne pouvait prétendre au statut d’une science que si elle se fondait sur les sources écrites. Un ethnologue américain disait en 1917 qu’il ne peut attacher aucune importance à la tradition orale parce que, disait-il, « darkness is not the subject of history »488. Au moment des indépendances africaines, les historiens européens regardaient avec condescendance leurs collègues qui perdaient leur temps dans des histoires tribales. Pour eux l’histoire du sous-continent noir a commencé avec l’écriture (au 16e siècle pour l’Afrique occidentale). Il n’y a pas d’histoire africaine, dit l’un d’entre eux, mais il y a « l’histoire des Européens d’Afrique »489.

Face au mépris des sources orales, ce sont les disciplines comme la linguistique, l’anthropologie et l’ethnologie qui ont occupé le terrain. Ces disciplines ne s’intéressaient aux sources orales que dans la mesure où celles-ci confortaient leur vision de la société rwandaise et les pratiques coloniales.

486 ubwiru, ubucurabwenge, ibisigo, etc 487 récits, proverbes, sagesse, dictons, devinettes, généalogies familiales ou dynastiques, interdits, code de conduite, savoir-faire, savoir-vivre, savoir-être, connaissances médécinales, etc. 488 Lewier R., « Oral Tradition and History », in The Journal of American Folklore, 30, pp. 161-167. 489 Trevor-Ropper H., « The rise of christian », in Listener, 26, 1963, p.871.

Cette attitude changera et plusieurs chercheurs reconnaîtront progressivement que les traditions orales constituent des sources d’histoire à condition d’être capable de les soumettre à la critique historique. Dans le cas du Rwanda, il faut signaler le travail de classement et de critique des sources orales de l’histoire du Rwanda ancien mené par J.Vansina, un travail de pionnier suivi plus tard par d’autres historiens de profession490.

En réalité, le discrédit sur la valeur des traditions orales comme sources de l’histoire est dû essentiellement à l’amateurisme des pionniers dans la collecte et l’exploitation de ce genre littéraire.

C’est à fin des années 1950 que J.Vansina et ses collègues ont mis en exécution leur projet de « libérer », comme ils disaient, les études historiques rwandaises d’un cadre historiographique qui, pour eux, avait fait la part trop belle à l’idéologie de la cour. Ils voulaient opérer cette démystification de l’histoire officielle dont A.Kagame était l’interprète. Tout en menant une réflexion innovatrice sur les traditions orales, J.Vansina s’est fortement attaqué au « subjectivisme » d’A.Kagame dû à son « nationalisme » et à son « attachement aux milieux dirigeants de son pays ». Il a dénoncé sa tendance à manipuler les sources, surtout en matière de chronologie. Il a même proposé que « les professionnels travaillent désormais sans tenir compte des écrits de Kagame »491. Il affiche publiquement un a priori négatif contre les traditions officielles. Or J.Vansina a beau dénier à A.Kagame les qualités d’historien, il ne peut se passer de lui, si bien qu’une large part de sa reconstruction historique se base sur les travaux d’A. Kagame. C’est ainsi qu’il utilise beaucoup de récits tirés d’Inganji Kalinga et de ses autres écrits.

Le mérite d’Alexis Kagame est sans conteste de constituer la source irremplaçable et incontournable quant à la collecte des traditions orales rwandaises avec certaines sorties vers les royaumes limitrophes du Rwanda. Par rapport à A.Kagame, très de chercheurs ont apporté des éléments nouveaux : plusieurs se sont contentés de commenter ses travaux. La principale critique à son œuvre immense est d’avoir été peu critique dans la présentation et l’interprétation de ses documents. Il a également suivi ses formateurs dans la diffusion des théories sur le peuplement du Rwanda et sur les Bantu et les Hamites : une grande partie

490 J.Vansina, De la tradition orale. Essai de méthode historique, Tevuren, Musée Royal de l’Afrique Centrale, 1961 ; L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900, Bruxelles, Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles, 1962 ; « La tradition orale et sa méthodologie », in Histoire Générale de l’Afrique, Stock, 1980, pp.167-190 ; Histoire et chronologie du Ruanda, Kabgayi, 1956. Réalisé par les services locaux de la Tutelle, ce document fait beaucoup d’incursions intéressantes dans les récits locaux. Des chercheurs professionnels comme M.d’Hertefelt, L.de Heusch, Pierre Smith, A.Coupez, Th.Kamanzi, Cl.Vidal, J.P.Chrétien, etc., ont utilisé en professionnels les sources orales dans leurs travaux sur le Rwanda. Un bon nombre de chercheurs rwandais, sur les traces de ces pionniers, ont étudié le passé de leur pays à partir des traditions orales. Signalons surtout les recherches menées sur différentes régions du pays ou sur des thèmes précis par des étudiants de l’Université Nationale du Rwanda en vue de leurs mémoires de fin d’études. Nous écartons d’emblée les publications réalisées par des militants politiques dont l’angle d’attaque est biaisée d’avance. Signalons également Cyprien Rugamba, La poésie face à l’histoire, INRS, Butare, 1987 et B.Muzungu, Histoire du Rwanda précolonial, L’Harmattan, 2003 491 Vansina J., « Utilisation de la documentation ethnographique comme source de l’histoire », in Perspectives nouvelles de l’histoire africaine, Paris, 1971, pp.53-54.

des générations de scolarisés rwandais qui ont suivi ses cours et conférences ou lu ses œuvres est marquée par son influence et l’influence des écrits qui confondaient mythes et hypothèses avec la vérité historique. Avant que l’histoire du Rwanda n’entre dans le cursus scolaire, elle était enseignée de façon informelle et indirecte, d’abord à travers les écrits de l’historiographie coloniale et missionnaire largement commentés et diffusés dans la presse naissante, ensuite, depuis la fin des années 1950, par le discours politique, période peu propice à la conception d’une histoire objective.

4.13.2. L’opinion des Rwandais à propos de l’écriture et de l’enseignement de l’histoire

L’opinion couramment exprimée par les Rwandais de tous âges, comme cela ressort des enquêtes menées par les chercheurs de l’IRDP, est que c’est une histoire déformée qui a été enseignée dans les écoles : « amateka yigishijwe nabi »492. Les écrits de référence, tel que Inganji Kalinga de A.Kagame, ont propagé de fausses théories élaborées par les explorateurs, les missionnaires et les fonctionnaires coloniaux. C’est la raison pour laquelle, par exemple, l’histoire enseignée n’insistait que sur la question ethnique (ashingiye ku bibazo by’amoko) alors que les Rwandais se voyaient et se référaient d’avantage aux clans493 ou sur le peuplement. En outre, l’histoire enseignée était écrite dans le but de plaire au régime politique en place : elle ne disait que du bien de ce dernier au lieu de rechercher la vérité (amateka abogamiye ku butegetsi buriho, aho kubogamira ku kuri, Budaha). Ainsi sous la colonisation, on disait que les Tutsi étaient les seuls qui pouvaient commander ; on voit à quel point les théories hamitiques mises en pratique et diffusées sous la houlette des missionnaires ont été assimilées jusque au nouveau des masses populaires. Sous la première et 2e république, on glorifiait les royaumes hutu et on discréditait le royaume nyinginya494. C’est un jugement identique que portent les professionnels de l’enseignement. Un professeur d’histoire affirme que les anciens programmes d’histoire du Rwanda (surtout l’édition de 1975) avaient tendance à privilégier l’histoire événementielle et les faits politiques dictés par des choix politiques. Effectivement parmi les élèves qui ont suivi ces cours nombreux sont ceux qui disent qu’ils n’ont retenu de l’histoire enseignée que des guerres d’expansion du Rwanda, la méchanceté de l’une ou l’autre composante de la société rwandaise, ou tout simplement les méfaits de la colonisation ou de l’institution d’ubuhake. Ce cas n’est pas spécifique au Rwanda. Dans d’autres parties du monde, on a privilégié « l’histoire-bataille », l’histoire des dynasties régnantes et de leurs cours aux dépens de l’histoire sociale qui est relativement récente.

492 Elèves de Butare, entretien du 10 septembre 2005 493 Rusenyi, Kibuye, entretien du 18 novembre 2004 494 Club de dialogue de Budaha, 5 janvier 2005

A l’instar de l’historiographie rwandaise dans son ensemble, cette histoire enseignée ne s’intéresse pas aux masses paysannes, à leur vie quotidienne. Elle ne permet pas non plus aux jeunes rwandais de connaître leur pays dans son cadre géopolitique, c’est-à-dire les rapports exacts ayant existé entre les différents groupes sociaux de l’intérieur et les peuples de la région afin de mieux saisir le phénomène des échanges socioculturels et des valeurs qui s’opèrent chaque fois qu’un peuple entre en contact avec un autre495. Ce professeur d’histoire en conclut que « l’histoire du Rwanda apprise jusqu’ici dans nos écoles a laissé des traces indélébiles chez cette jeunesse au sein de laquelle le pays a toujours puisé ses élites ». L’histoire doit développer chez l’apprenant non seulement des connaissances sur le passé de ses compatriotes, mais également des savoir-faire, des savoir-être, des comportements de solidarité nationale496. Les avis des enseignants du primaire et du secondaire, qui ont exercé leur métier avant le génocide et qui l’exercent toujours, est également formel : le matériel utilisé avant le génocide est très dangereux et dépassé à cause de son imprégnation par l’idéologie divisionniste497. L’histoire enseignée avant le génocide, disent-ils, est marquée par les perceptions de l’historiographie coloniale. Elle insiste sur les tensions entre Hutu et Tutsi, le rôle de la monarchie et des Tutsi dans l’oppression des Hutu. Cette approche a contribué à créer un sentiment selon lequel l’affirmation des droits d’un groupe impliquait nécessairement la marginalisation et plus tard l’élimination de l’autre groupe. Même des enseignants emprisonnés car présumés coupables du génocide ne contestent pas ce constat. L’histoire, dit l’un d’entre eux originaire de Nyanza, a été manipulée et utilisée à des fins politiques pendant la première et la deuxième république : par exemple, l’insistance sur la « guerre civile de 1959 », la victoire des Hutu et la défaite des Tutsi. « Quand nous enseignions ces matières, les élèves étaient influencés. Les Hutu étaient fiers, ce qui était recherché, et les Tutsi se sentaient inférieurs »498. Pour certains enseignants, il y a un lien direct entre l’histoire enseignée et le génocide de 1994 : « la falsification de l’histoire a conduit au génocide »499. C’est aussi l’avis des élèves de Byumba interrogés par les chercheurs de l’IRDP500. Une enseignante du primaire de Cyangugu en conclut qu’il vaut mieux ne pas enseigner du tout l’histoire que d’utiliser les anciens manuels élaborés dans le but de renforcer les divisions ethniques501.

495 Mubashankwaya A., « L’enseignement de l’histoire au secondaire : bilan et perspectives », In D.Byanafashe, Les défis de l’historiographie rwandaise, T.I, op. cit., p.350. 496Ibidem, , p.349 497 Ces enseiganants se referent surtout aux manuels suivants: Histoire du Rwanda, Partie I et II, manuel publié en 1989, et l’Introduction à l’histoire du Rwanda publié par R.Heremans en 1971. 498 African Rights, The Heart of Education, June 2001, p.21 499 African Rights, The Heart of Education, June 2001, p.22 500 Elèves de Byumba, 3 septembre 2004 501 Africain Rights, The Heart of Education, June 2001, p.27

Les intentions du gouvernement de la 1re et 2e républiques étaient de favoriser l’acquisition des savoirs et d’inculquer les valeurs privilégiées pour se doter de mécanismes qui renforcent sa légitimité et le sentiment de l’identité des militants hutu.

Conscient des manipulations de l’histoire du Rwanda sous les deux républiques, le gouvernement d’union nationale, tout en facilitant les recherches et la formation, a, pour le moment, exclus l’enseignement de l’histoire du Rwanda du cursus scolaire (primaire) et laissé au libre choix le niveau secondaire de dispenser ou non le cours d’histoire du Rwanda. Cette position ne rencontre pas l’adhésion de tout le monde, car cette jeunesse se trouve désarmée devant les références à l’histoire dans les mass médias, dans les débats politiques ou même dans la vie quotidienne.

C’est la raison pour laquelle la situation n’est pas uniforme dans le secondaire. Un enseignant de Gikomero (Kigali rural) préfère parler de l’histoire précoloniale et un peu de l’histoire coloniale. Une enseignante doit chercher elle-même du matériel à utiliser pour pouvoir aborder les aspects controversés de l’histoire nationale. Un autre enseignant du secondaire préfère ignorer l’aspect ethnique dans son cours parce que, dit-il, l’ethnicité est controversée actuellement502. Les élèves qui ont la chance d’avoir le cours d’histoire du Rwanda disent ne pas disposer du temps nécessaire pour l’approfondir. D’autres expliquent l’absence de ce cours par le fait que leur professeur d’histoire est étranger et que, en général, les professeurs rwandais ne veulent pas en parler. Pour les élèves rescapés du génocide, l’absence d’information sur le génocide est un affront. Les élèves qui ne sont pas nés dans le pays veulent connaître le passé de leur pays et regrettent de ne pas en avoir l’occasion503. Un grand nombre de parents d’élèves qui sont nés ou qui ont grandi à l’étranger ou dans le Rwanda de la 1re et 2e républiques ne sont pas mieux lotis que leurs enfants : il manque actuellement un ouvrage de référence qui serait également utile aux parents, à leurs enfants qui sont à l’école et, en général, à une grande partie de la population rwandaise. Pour bien comprendre le problème de l’enseignement de l’histoire au Rwanda, on doit nécessairement prendre en considération la formation, l’éducation formelle et non formelle, sans oublier les discours historiques produits et diffusés par les parents, les médias, les chansons populaires, les historiens amateurs rwandais ou étrangers504 et les discours des partis politiques. Ceci parce qu’il n’est pas évident que tout le mal vienne uniquement des manuels d’histoire505. D’après les témoignages des enseignants, les élèves réagissent selon leur appartenance ethnique. Ainsi, les Hutu vont poser beaucoup de question sur le fait que les rois ont toujours été tutsi. Les Tutsi vont manifester plus d’intérêt sur les causes de

502 African Rights, The Heart of Education, June 2001, p.29 503 African Rights, The Heart of Education, June 2001, p.29 504 « abigize abanyamateka », selon l’expression des étudiants du KIE (entretien du 17 septembre 2004) 505 Le professseur P. Rwanyindo Ruzirabwoba affirme n’avoir rien trouvé de mauvais dans les versions des manuel d’histoire les plus récentes (entretien du 26 juillet 2005).

l’exil du roi Kigeli V Ndahindurwa, la mort du roi Mutara III Rudahigwa506. C’est dire qu’ils ont d’autres canaux d’apprentissage de l’histoire du pays. La recherche a montré que les messages divisionnistes étaient plus présents dans les commentaires des enseignants et les cours d’éducation civique dont les points saillants étaient la longue exploitation des Hutu par la monarchie tutsi, le caractère étranger des Tutsi, considérés comme colonialistes et oppresseurs, ainsi que les pratiques de ségrégation ou de persécution endurés par des élèves tutsi de la part de certains enseignants. Des enseignants rencontrés reconnaissent avoir séparé les enfants hutu et tutsi, ou leur avoir demandé publiquement leur appartenance ethnique, dans la perspective de l’époque de « majorité/minorité » insistant sur la méchanceté des Tutsi, oppresseurs des Hutu. Même les simples citoyens connaissent cette situation. Dans les écoles, disent les membres du club de Budaha, non seulement on a pratiqué la ségrégation sur base ethnique, mais le langage tenu par les éducateurs inculquait aux élèves la division ethnique en utilisant les stéréotypes et clichés connus comme : rubanda nyamwinshi, inzoka, inyenzi, runari, etc.507.

4.13.3. Pour une révision de l’histoire enseignée : quelques pistes d’action

La prise de conscience de la manipulation de l’histoire ne devrait pas conduire à la paralysie, mais à un effort de tirer les leçons du passé, même amer, pour construire l’avenir. Les Rwandais rencontrés au cours de la recherche veulent une histoire révisée et formulent des recommandations à cet effet, dont certaines seront difficiles à réaliser dans l’immédiat. Ils veulent une histoire « objective », « vraie »508, basée sur des recherches approfondies et écrite de façon sereine, une histoire qui soit le consensus des Rwandais (ibyumvikanyeho). On souhaite avoir une histoire qui ne soit entachée d’aucune partialité, qui corrige les déformations du passé et qui fasse découvrir et revivre la véritable civilisation rwandaise et le vécu des Rwandais dans leur intégralité. En plus il ne faut rien cacher, mais essayer de rechercher la vérité. Les Rwandais doivent connaître et accepter leur histoire. Les jeunes doivent savoir l’origine et les causes de la haine entre les Rwandais. C’est le seul moyen de leur faire aimer leur pays. Sans parler de tous les aspects des conflits du passé, les générations futures auront une vision partielle du passé, nourrie par des récits émotionnels des parents et amis ou des informations glanées dans les journaux et autres écrits ou tout simplement dans la rue. On ne peut y parvenir que par des recherches bien documentées qui fassent ressortir toute la vérité sur le passé. 506 African Rights, The Heart of Education, June 2001, pp.23-24 507 Club de dialogue de Budaha, 5 janvier 2005. Mieux que le programme du PARMEHUTU ou les discours lors des meetings, les chansons politiques largement et publiquement diffusées par la radio et reprises par la population ont largement contribué à enraciner dans le subconscient des jeunes l’idéologie raciste de la 1re et 2e république 508 « amateka nyakuri » ( Club de dialogue de Budaha, 5 janvier 2005)

Seuls des historiens professionnels intègres qui peuvent relever ce défi de la réécriture de l’histoire en établissant la distance critique nécessaire avec les interprétations qui sont à l’origine des déformations signalées et en opérant ce changement tant désirée de passer d’une histoire idéologisée à une histoire sociale sans tomber dans le piège d’une histoire officielle conçue par et pour le régime politique en place. Ils sauront également tenir compte de l’histoire des pays limitrophes parce que « nous partageons beaucoup de choses avec eux »509. On ne peut pas remettre à plus tard cet exercice : il faut mettre en place un groupe de travail rassemblant ces professionnels, qui incluraient aussi des experts internationaux, en vue de la réalisation de cette tâche qui n’est pas facile510. Car les Rwandais, surtout les jeunes, ont droit de connaître l’histoire de leur pays. Il serait dangereux de laisser longtemps un vide qui risque d’être rempli par des mythes ou les mensonges qui ont détruit le tissus social ou par des idées divisionnistes. Enfin, ne pas disposer de manuel ni de matériel d’histoire est une situation intenable pour les enseignants laissés à eux-mêmes avec d’anciens manuels et sans orientation précise. Ecrire une histoire du Rwanda, intellectuellement honnête et rigoureuse, neutre au point de vue politique, n’est pas facile. Un enseignant doute même de la capacité des Rwandais d’être neutres par rapport à leur passé511. Dans cet exercice délicat de la révision de l’histoire, le danger réside dans la simplification.

4.13.3.1. Un exemple de simplification Certains ne cachent pas leur inquiétude à propos de la perpétuation des anciennes déformations, mais cette fois dans la « perspective tutsi ». C’est ce qu’a voulu démontrer une étude récente menée par une Pénal Reform International (PRI), une ONG qui s’est spécialisée dans le monitoring des juridictions gacaca. L’étude a ciblé les cours d’histoire ou causeries sur l’histoire donnés dans les camps de solidarité pour les prisonniers libérés. L’outil de référence est constitué par les notes prises par les prisonniers et les entretiens avec ces derniers. Il n’y a pas d’avis de ceux qui ont dispensé ces cours512. La conclusion est claire : l’histoire telle que enseignée dans les camps de solidarité, sous la supervision de la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation conduit à la « déresponsabilisation » parce qu’elle minimise la responsabilité des Rwandais dans le processus qui a conduit au génocide et met le blâme sur les facteurs externes, par exemple à propos du rôle du régime colonial.

509 Inteko Izirikana, entretien du 9 septembre 2004. 510 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.66 511 African Rights, The Heart of Education, June 2001, p.27 512 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004.

L’étude s’est intéressée à deux thèmes historiques, souvent abordés et qui ne sont pas nouveaux: la structure sociale à la base du clivage entre Tutsi et Hutu, et le rôle des colons dans l’exacerbation des dissensions et des haines entre les Rwandais. A propos du clivage, la version officielle, qui d’après l’étude est celle qui est enseignée dans les camps de solidarité, consiste à dire que les termes de Tutsi et de Hutu ont désigné une situation de classe sociale : «. ce que nous appelons aujourd’hui « ethnie » n’était autre chose que le degré de richesse d’hier. De telle sorte que celui qui était pauvre, donc Hutu, pouvait devenir Tutsi avec l’accroissement de ses terres ou de son bétail »513. Tout en acceptant que ce schéma « correspond malgré tout…à la réalité historique », l’étude ajoute qu’il faut malgré tout « nuancer la mobilité sociale entre Hutu et Tutsi ». « Bien que la mobilité sociale entre ethnies ait été assez courante avant 1860, par la suite ce fut nettement moins le cas » (p.25). Et d’appuyer ce constat par la référence à J.J.Maquet (qui n’est pas la meilleure référence sur ce thème de la mobilité sociale) qui prétend que ces cas de mobilité sont restées très rares après cette date. La thèse centrale de l’étude : « l’histoire précoloniale du Rwanda est complexe, parfois caractérisée par des luttes de pouvoir, et laisse déjà transparaître les dissensions ethniques, qui ne seront qu’aggravées par la puissance coloniale »514. L’histoire enseignée dans les ingando cherche à nier par conséquent « ce que fut et demeure la place de l’ethnie dans la conscience collective rwandaise ». « Le fait de nier la notion d’identité ethnique dans la tentative de construction d’une identité globale rwandaise à la laquelle elle s’opposerait, nous paraît fortement préjudiciable sur le long terme. Ceci ne correspond pas à la réalité et tend à étouffer l’expression au sein de la société rwandaise ». La conclusion de l’étude sur ce point semble revenir sur les travers des anciens manuels : «S’il est en effet crucial de déconstruire le discours néfaste et conflictuel trop longtemps lié à la question des ethnies au Rwanda, nous recommandons malgré tout la prise en compte du concept d’identité ethnique, afin que celui-ci ne soit plus pensé sous l’angle de l’antagonisme, mais sous celui de la construction identitaire différente et complémentaire »515. Le second exemple est le rôle du pouvoir colonial dans la désarticulation des relations sociales entre les Rwandais. Selon l’étude, l’histoire enseignée dans les ingando « le roi et ses chefs ont gardé le pouvoir en apparence, l’autorité suprême revenant aux colons. Dans les fais, ce sont ces derniers qui détenaient le pouvoir et l’exerçaient en passant par les nationaux (….). Le simple citoyen considérait toujours le roi et ses chefs comme se seuls maîtres. C’est ainsi que le fouet (ikiboko), introduit par le colon, a été imputé aux Tutsi. En général, les méfaits du colonialisme sont faussement imputés aux Tutsi qui gouvernaient pour les 513 Notes de cours, in PRI, VI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.25 514 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.25 515 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.66

colons. Les travaux forcés (uburetwa) et le fouet (ikiboko) ont fait naître chez les Hutu un sentiment de haine contre les Tutsi qui, en apparence, avaient le pouvoir entre leurs mains »516. La thèse que défend l’étude du PRI est la suivante : « S’il est vrai que les Belges détenaient le pouvoir suprême, il leur était impossible de l’exercer dans toutes les régions et dans tous les domaines.. Par conséquent, les chefs s’approprièrent une part importante de la puissance coloniale, l’utilisant pour leurs propres intérêts, allant même souvent jusqu’à dépasser les exigences de leurs maîtres coloniaux. La population était tout à fait consciente de cet état de fait. Le pouvoir tutsi, loin de n’être qu’ « en apparence », était bel et bien réel ». « Plusieurs obligations exigées des paysans ne profitaient qu’aux chefs, sans même que les agents coloniaux en aient connaissance »517. La conclusion s’inspire des travaux de Newbury C. qui a décrit cette situation en utilisant l’expression de « colonialisme dual » pour insister sur l’interaction entre ces deux pouvoirs. « Le renforcement du pouvoir royal dans le Rwanda du 19ème passa par un accroissement du contrôle de la terre, du bétail et de la population, concentré entre les mains des Tutsi qui détenaient ce pouvoir de leur coopération avec l’appareil étatique. Au 20ème siècle ce processus s’intensifia ave le recours par les Tutsi aux nouveaux moyens, matériels et coercitifs, introduits par les Européens. En collaboration avec les dirigeants européens, mais pas toujours à leur connaissance, des agents politiques tutsi recoururent à ces moyens pour satisfaire des intérêts privés. Ils visèrent à resserrer leur emprise sur la terre, le bétail et le labour, et firent en sorte d’exclure la plupart des Hutu de l’accès à l’éducation, à un statut professionnel élevé, ainsi qu’à des postes à plus hautes responsabilités au sein des structures gouvernementales. La construction de l’Etat colonial au Rwanda généra le développement et l’intensification d’un système d’oppression politique et d’exploitation économique, dominé par un groupe qui se définissait lui-même, et les autres, à partir de critères ethniques »518. L’étude du PRI relève une conséquence négative de cette « perception simplifiée du rôle des colons » : « les Tutsi au pouvoir apparaissent comme dédouanés de toute responsabilité, simples victimes passives du colonialisme. Il s’agissait pourtant d’une alliance entre la Cour royale et les autorités coloniales belges. Où chacun utilisait l’autre. C’est ainsi que le pouvoir royal utilisa les colons afin de soumettre le Nord-Ouest et incorporer des royaumes hutu au Rwanda. Les membres de la cour royale ne furent pas de simples victimes passives, mais des acteurs politiques actifs »519. Il y a lieu de rappeler que, comme d’autres parties du monde, le système colonial a toujours recherché et utilisé des intermédiaires sur qui est souvent retombée la colère des colonisés. Même si l’inquiétude peut être justifiée et la faiblesse des cours d’histoire donnés dans les camps de solidarité parfaitement réelle, il n’empêche que l’analyse pêche 516 Notes de cours, in PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.29 517 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, pp..29, 30. 518 Newbury C., 1988, op. cit., p.207 (version originale en anglais) 519 PRI, Du camp à la colline, la réintégration des libérés, Rapport, VI, mai 2004, p.30.

par son manque de professionnalisme et le manque de distance par rapport au passé. Il est clair qu’elle a été faite par des non initiés, peu au courant de l’évolution de la recherche historique (les références se limitent à quelques auteurs mal choisis), qui veulent faire passer un message politique et une prise de position : la centralité de l’ethnie et la nocivité du colonialisme indigène « tutsi ».

4.13.3.2. Les méthodes participatives dans l’enseignement de l’histoire

On ne sait pas quand l’attentisme prendra fin. Mais l’urgence de manuels d’histoire est bien ressentie si l’on en juge par les discours officiels et un processus qui doit conduire à l’élaboration d’un manuel d’histoire est lancé. C’est dans ce but que le Centre National pour le Développement des Programmes (CNDP) a contacté, au nom du MINEDUC, une organisation non gouvernementale nord-américaine, connue sous le nom de « Facing History and Ourselves » (FHO). Cette ONG est spécialisée dans les méthodes d’enseignement de l’histoire controversée dans les sociétés qui sortent de conflits graves. Ces méthodes sont essentiellement participatives dans la mesure où elles veulent favoriser l’esprit critique chez l’apprenant, en lui permettant de prendre connaissance des faits historiques, de les commenter librement et de les analyser en les comparant avec d’autres situations. Pour ce faire, l’enseignant doit présenter à l’apprenant un choix de situations et de points de vue, c’est la raison pour laquelle il doit identifier et utiliser beaucoup de matériels, ne pas montrer d’emblée ses préférences ni ses options pour ne pas influencer l’apprenant et amener ce dernier à faire sa propre analyse de la situation. FHO a accepté de former quelques Rwandais à cette approche en l’appliquant à l’histoire du Rwanda. A cet effet un projet a été élaboré et exécuté. Il a commencé en juin 2004 par un atelier de formation de 40 personnes : un groupe aux horizons très variés, qui comprenait des historiens, des chercheurs, des fonctionnaires du MINEDUC, des enseignants du primaire et du secondaire, des élèves du secondaire, des étudiants, des représentants de la société civile et des confessions religieuses engagées dans l’enseignement. A la fin de la formation, les participants furent répartis en 4 groupes selon les périodes suivantes : période précoloniale, coloniale, la première et la deuxième république, et la transition qui a suivi le génocide de 1994. Chaque groupe avait la tâche d’identifier un thème particulier qui lui semblé important. En abordant ce thème la tâche principale était de rassembler une documentation riche et variée qui puisse aider l’enseignant à présenter ce thème de façon participative. Ainsi le groupe qui s’est occupé de la période précoloniale a travaillé sur les « clans » à cause de l’importance accordée à ces derniers par les traditions orales officielles et familiales520. Après avoir regroupé ce matériel, chaque groupe devait aussi préparer deux leçons à enseigner dans une classe du secondaire (2e niveau). Ces

520 Deux membres du sous-groupe Histoire, à savoir Peace Uwineza et Paul Rutayisire, en faisaient partie respectivement comme coordinatrice et rapporteur.

leçons ont été présentées d’abord aux autres groupes pour commentaire et appréciation. Les documents finaux, qui comprennent les deux plans de leçons ainsi que le matériel utilisé pour leur préparation, ont été remis au coordinateur du projet, le professeur Deo Byanafashe, dans le but de finaliser ce travail en produisant un livre de référence, fait de matériel pour l’enseignement de l’histoire, au MINEDUC. L’approche et le livre guideront l’élaboration d’un nouveau manuel d’histoire, une tâche que le MINEDUC va confier aux experts. Ainsi le gouvernement jouerait un rôle qu’on attend de lui, à savoir celui de faciliter ce processus, au lieu de dicter ou d’imposer ses vues. Il faut espérer que des discussions ouvertes sur l’histoire impliquant des représentants de tous les secteurs de la société seront organisées durant le processus de l’élaboration des manuels d’histoire, d’une part, pour le rendre plus transparent et crédible afin que les résultats conduisent à une histoire inclusive dans laquelle tous les Rwandais pourront trouver de la matière pour nourrir leurs réflexions sur le passé. D’autre part, les jeunes sauront que l’histoire est ouverte à diverses interprétations et qu’ils devront être préparés pour l’aborder de façon critique.

5. CONCLUSIONS ET RECOMMENDATIONS

La recherche sur le thème Histoire et conflits au Rwanda a permis d’analyser une série de questions majeures de controverse considérées comme celles à la base des conflits qui ont marqué la société rwandaise au cours de son histoire et qui ont culminé dans le génocide des Tutsi de 1994. A titre de rappel les principales questions qui ont fait l’objet de la recherche sont en rapport avec les points suivants:

- les différentes interprétations sur la formation du royaume du Rwanda; - les théories sur les migrations et le peuplement du Rwanda ; - l’interprétation coloniale de l’histoire du Rwanda et ses incidences ; - l’avènement des confessions religieuses et leur rôle dans la

transformation des valeurs culturelles rwandaises ; - l’organisation sociopolitique du pouvoir au Rwanda dans la période

précoloniale, coloniale et post-coloniale; - les relations politiques, sociales et économiques à travers les systèmes

Ubukonde, Ubuhake et Uburetwa ; - l’évolution socio-politique à partir des années 1950 dans le contexte

national et international ; - les évènements de 1959, leurs interprétations et leurs implications

politiques, sociales et économiques ; - la gestion socio-politique du pays au cours de la première et de la

deuxième République; - la guerre de 1990 et les interprétations y relatives ; - la gestion de l’Etat après 1994( période de transition) ; - la problématique de l’enseignement de l’histoire.

Au terme des travaux de la deuxième phase de la recherche certaines conclusions ont été tirées bien que sur plusieurs aspects il n’ait pas été encore possible de fournir des explications satisfaisantes et que des réflexions soient à poursuivre. Ces conclusions et recommandations sont présentées compte tenu des questions de controverse déjà citées sur lesquelles ont porté les travaux. 1. La théorie de peuplement par vagues successives qui a fait longtemps foi au

Rwanda et sur laquelle se sont inspiré les politiciens pour construire leur discours politiques est remise en question par les résultats de recherches récentes selon lesquels la présence de groupes humains dans la région où se trouve le Rwanda actuel remonte à des milliers d’années avant Jésus Christ contrairement à ce qui a été admis jusqu’à présent.

2. Les mythes ont eu des implications identitaires dans la société rwandaise

comme c’est généralement le cas dans toute société.

En effet, les récits traditionnels sont constitués de mythes, de légendes et des faits historiques réels. La recherche démontre que ces récits, notamment ceux relatifs aux origines célestes des clans tutsi (nyiginya, ega, kono et ha), ont servi d’arguments à beaucoup d’historiens, tant amateurs que de profession, qu’il s’agissait des étrangers d’origines lointaines. S’ils ont formé un royaume hamite en Afrique orientale, c’était en conquérant les anciens royaumes hutu qu’ils ont assujettis. La transformation de ces mythes et légendes en réalité historique à été à la base de la persécution des tutsi. Toutefois, la recherche sur ce point se poursuivra car les informations actuellement disponibles ne permettent pas de clore le débat.

3. L’histoire du Rwanda a subi des interprétations par les étrangers selon des

modèles non appropriés au contexte rwandais mais basés sur les réalités qui avaient caractérisé leurs propres pays. Les élites rwandaises ont accepté et intériorisé ces interprétations qui ont servi à la catégorisation sociale systématique de la population avec des conséquences fâcheuses pour la société rwandaise étant donné que ce fut l’une des racines des conflits ultérieurs qu’a connus le Rwanda.

4. Parmi les systèmes socio-économiques traditionnels, celui de l’Ubuhake qui a

marqué les relations entre les Rwandais a subi, depuis les années 50, des réinterprétations ethnistes centrées sur « hutu-tutsi » et qui furent ensuite vulgarisées et servirent d’outil de propagande politique. La recherche a constaté que les débats sur cette question méritent d’être poursuivis. En effet, les consultations menées auprès des rwandais révèlent qu’il n’y a pas une même interprétation. Deux thèses se trouvent confrontées. La première considère l’Ubuhake comme un contrat à clauses léonines et même comme un instrument d’assujettissement. La deuxième thèse présente l’Ubuhake comme un contrat social duquel chacune des deux parties tire profit.

5. Avec l’avènement de l’administration coloniale, l’organisation socio-politique

du pouvoir au Rwanda a subi de profondes modifications marquées surtout par la tutsisation de l’administration indigène qui s’est traduite par des alliances entre les élites locales au pouvoir d’une part et l’administration coloniale et l’église catholique d’autre part. Cette situation eut également pour résultat l’exacerbation des tensions sociales par des contraintes coloniales dont les alliés locaux étaient chargés de l’exécution.

6. Les confessions religieuses se sont coalisées contre la religion traditionnelle et

ont joué un grand rôle dans la transformation profonde des valeurs culturelles rwandaises. D’une façon particulière l’église catholique a contribué à la radicalisation des oppositions hutu-tutsi en faveur des tutsi dans un premier temps et des hutu dans la suite.

7. La période 1950-1960 est une période qui a un rôle particulier dans l’histoire

du Rwanda étant donné que c’est avec elle que commence l’éveil des consciences des élites rwandaises. C’est aussi au cours de ces années que

débute la polarisation politique de la société rwandaise sur base ethnique et la légitimation de la violence comme moyen d’action politique.

8. La gestion politique du pays au cours de la période républicaine a été caractérisée par l’institutionnalisation et l’expansion de l’idéologie ethniste et des violences à caractère génocidaire qui ont abouti au génocide de 1994.

9. S’agissant de la guerre de 1990-1994, ce conflit a suscité de vives tensions ethniques au sein de la société rwandaise ainsi que des prises de positions contradictoires étant donné qu’elle fut considérée comme guerre de libération pour les uns et guerre d’agression visant à la conquête du pouvoir par le FPR pour les autres.

Parmi les points de controverse ci-dessus rappelés qui ont fait l’objet de recherche au cours de la deuxième phase, une attention particulière a été accordée à trois questions principales compte tenu de leur importance dans l’histoire du Rwanda et surtout de leur impact dans les conflits qui ont caractérisé les relations entre les différentes composantes de la société rwandaise.

Il s’agit de : 1) la théorie sur les migrations et le peuplement du Rwanda, 2) les évènements politiques importants de la période 1950-1962, et 3) la guerre de 1990-1994 et les interprétations y relatives. Des recommandations y relatives ont été formulées à l’issue des travaux de la recherche : 1. Concernant le peuplement du Rwanda, une action de recherche fouillée

menée sur la question de la formation et de l’évolution des trois composantes de la société rwandaise par une équipe interdisciplinaire de chercheurs locaux, régionaux et internationaux sur base des données linguistiques, anthropologiques et archéologiques faciliterait la compréhension sur le thème du peuplement du Rwanda. A cet effet, une équipe mixte composée de chercheurs locaux, régionaux et internationaux est mieux indiquée pour permettre l’intégration de cette recherche dans le contexte régional, notamment des pays des Grands lacs, et international et la prise en considération des résultats des recherches effectuées dans les différents domaines dans ces pays.

2. S’agissant de la période 1950-1962, il faudrait promouvoir des fora de débats

autour des questions cruciales en rapport avec les évènements qui ont marqué cette période et sur l’histoire nationale en général. Pour ce faire il serait utile de recourir aux émissions radiodiffusées ainsi que aux documents écrits et audiovisuels.

D’autre part, comme il existe encore quelques acteurs qui ont joué des rôles déterminants au cours de cette période, il est vivement recommandé d’organiser l’enregistrement de ces témoins oculaires de l’époque pour que leurs témoignages puissent être conservés et utilisés pour une meilleure compréhension de l’histoire du pays. 3. Quant à la guerre 1990-1994, compte tenu de l’insuffisance de données

disponibles relatives à cette période, il faudrait organiser la collecte et l’analyse des documents y relatifs et recueillir des témoignages auprès des acteurs (armée, politiciens, chercheurs, etc.).

En outre, des espaces de débats autour des différents aspects de la guerre de 1990-1994 seraient à promouvoir.

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ANNEXES 1 Une « Mise au point » (22février 1957) 2 Le « Manifeste des Bahutu » (24 mars 1957) 3 Lettre des « Bagaragu Bakuru b’Ibwami » (17 mai 1958) 4 CHRONOLOGIE

Annexe 1 : Une Mise au point 521»

DOCUMENT REDIGE PAR LE CONSEIL SUPERIEUR DU RUANDA

Au seuil de son mandat le Conseil Supérieur du paya (Ruanda) désire faire la mise au point suivante.

Dans la conjoncture politique, économique et sociale que traverse notre pays, il est des questions qu’il faut aborder en toute franchise et des problèmes pour lesquels il faut à tout prix rompre avec l’habitude politique du silence qui, hélas !n’a été que trop pratiquée jusqu’à présent.

La Belgique, en acceptant la tutelle de notre pays, s’est assigné une lourde mais noble tâche dont elle s’est toujours acquittée fidèlement. Les bénéficiaires de ces efforts civilisateurs lui resteront reconnaissants de tant de sollicitude. Nous ne relaterons point les domaines dans lesquels elle s’est concrétisée; les faits et les réalisations sont plus éloquents.

Nous pourrions retracer les étapes parcourues avec succès mais nous préférons nous tourner vers l’avenir. A ce sujet tout observateur averti se rend compte que cet avenir exigera aussi bien de la part des tuteurs que des pupilles un ensemble de qualités impliquant une volonté dévouée, souvent désintéressée et un équilibre d’esprit favorable à une mutuelle compréhension.

Le Ruanda est arrivé à un stade qui peut être comparé à celui de l’éducation d’un enfant qu’on appelle en notre langue ilera libi c’est-à-dire au « stade de l’âge ingrat ». Nous constatons actuellement l’existence d’un malaise qui résulte de problèmes qui se posent de plus en plus impérieusement et nous tenons à préciser certains d’entre eux. Les laisser plus longtemps sous le boisseau, alors qu’ils appellent une solution urgente, serait compromettre les intérêts du Ruanda qui doivent être intimement liés à ceux de la Belgique.

L’autonomie est l’aboutissement normal de la tutelle, ceci est une vérité indéniable. Cette idée provoque chez certains une appréhension entraînant la méfiance à l’égard de ceux qui manifestent ces aspirations. N’est-ce pas mal comprendre le problème car, si l’émancipation est l’inéluctable, elle n’est pas nécessairement catastrophique; au contraire, elle peut être une source d’enrichissement mutuel à divers points de vue.

Il serait malaisé de préciser dès à présent l’époque où cette autonomie pourra nous être accordée, mais notre souhait est que d’ares et déjà on nous y prépare.

Cette préparation dans notre esprit doit se concrétiser dans les problèmes de:

a) L’enseignement;

b) Une participation plus étendue au gouvernement de notre pays;

e) Une politique économico-sociale mieux orientée;

J) L’atténuation des préjugés de couleur.

521 Mission de visite des Nations Unies dans les Territoires sous Tutelle de l’Afrique orientale (1957), Rapport sur le Ruanda-Urundi et résolutions y afférente adoptées par le Conseil de Tutelle, le 25 juillet 1958, Document ONU, T/1402, Annexe II, pp42-6.

Ce point est d’une importance capitale car il conditionne tous les autres. Sans l’instruction, l’émancipation devient un rêve utopique et tous les efforts dans d’autres domaines seraient des coups d’épée dans l’eau. En jetant un coup d’œil en arrière, nous constatons, non sans amertume, que l’enseignement a été négligé sous certains angles ou plutôt a été mal orienté. L’instruction de la masse a été seule poussée; c’est pour cette raison que nous ne parlerons pas des écoles primaires quoiqu’en ce qui les concerne certaines lacunes peuvent être relevées quant a programme qui n’est pas encore complet. La formation d’instituteurs d’élite laisse encore à désirer, alors que c’est sur eux que repose la formation de la muasse. Il faut donc de bonnes écoles normales confiées à des spécialistes, en renforçant la qualité de celles déjà existantes.

Nos remarques visent surtout l’enseignement secondaire et supérieur. Le premier a été jusqu’il y a peu de temps relégué au dernier plan. Le transfert du collège de Gatagara à Usumbura fut justifié à l’époque par la modicité des ressources. L’argument invoqué alors ne nous parait plus valable aujourd’hui étant donné que l’importance des sommes investies aurait suffi à la construction de deux collèges moins grandioses. De ce fait la construction du collège de Gatagara reste toujours à l’état de promesse.

Le programme de l’école secondaire d’Astrida devrait être revu de manière à ce que les élèves puissent acquérir un diplôme légal les mettant sur le même pied d’égalité que ceux des écoles secondaires belges; diplômes permettant à leurs titulaires d’être admis l’administration avec k grade d’agent, d’emblée.

Que dire de l’enseignement supérieur? Qu’il est dans le plan d’avenir ? De nouveau

Il y a eu promesse non tenue: l’université qui, depuis 1952, aurait été érigée à Astrida l’a été à Elisabethville. La construction d’une faculté agronomique et vétérinaire à Astrida, promise par la suite, reste également à l’état de projet. M. le gouverneur général Pétillon voulait pourtant tenir sa promesse et avait sans équivoque que la création d’une université au Ruanda-Urundi était un puissant moyen d’assurer la pérennité de l’influence belge. Admettons franchement que ces promesses non tenues, jointes à l’interdiction par le gouverneur général Pétillon au Conseil supérieur d’accorder des bourses d’études pour les éléments désireux tic faire des études universitaires ailleurs qu’au Congo, ne sont pas faites pour maintenir un climat de confiance. Nous ne sommes pas sans savoir que dans d’autres colonies et territoires sous tutelle la formation d’une élite a été plus poussée que chez nous. La création d’une faculté de droit à Kimwenza a été admise elle-même après bien des hésitations.

Mais ne nous éternisons pas sur le passé et avisons quelques conclusions pour aller de l’avant. Le Conseil supérieur du pays en sa huitième session a traité la question de l’enseignement en général et a émis des vœux dont nous reprenons certains dans les grandes lignes.

Compte tenu de l’urgence qu’il y a d’orienter l’enseignement vers la formation d’une élite techniquement capable, dans le plus bref délai possible, de participer à la direction du pays, il est instamment souhaité que tous les services concourent, chacun dans sa sphère d’action, à l’envoi en Belgique de quelques auxiliaires indigènes déjà en fonction et faisant preuve de capacités certaines pour perfectionner leurs connaissances dans des domaines bien déterminés. Ces vœux du Conseil ne sont pas en contradiction avec l’interdiction de émanent de l’autorité supérieure adressée à la CDP (Caisse du pays) d’accorder des bourses d’études pour des personnes désireuses de s’instruire ailleurs qu’en Afrique.

Étant donné surtout que les Banyaruanda ne bénéficient pas d’un enseignement universitaire au Ruanda, le Conseil exprime le vœu de voir le gouvernement supprimer l’interdiction faite à la CDP d’accorder des bourses pour l’enseignement universitaire à l’étranger. Ceci se justifie, car nous sommes conscients de ce que la culture occidentale est bien plus qu’une science et un savoir. C’est une éducation, une façon de vivre, de se comporter, un sens du bien commun, un respect de la personne humaine. Cette culture ne peut s’acquérir qu’en vivant dans l’ambiance appropriée, comme cela a été dit dans la huitième session.

En plus de ce qui précède et en vue de favoriser le développement du pays, nous insistons sur la nécessité d’études techniques beaucoup plus poussées.

Le problème de la création d’une université au Ruanda est celui qui nous tient le plus à cœur, car il répond aux aspirations profondes de tout le pays qui consentira aux plus lourds sacrifices pour l’obtenir.

Nous faisons écho aux réclamations de plus en plus pressantes qui se font jour sur le régime linguistique à adopter pour le programme d’enseignement. L’obligation du flamand comme seconde langue se comprend dans la métropole; nous ne comprenons cependant pas que cette obligation soit imposée dans les programmes d’études pour Africains. Mous estimons que c’est une surcharge qui n’est pas indispensable dans notre formation et présente pour nous bien peu d’utilité pratique dans notre vie. A notre avis, une importance plus grande devrait être accordée à l’enseignement de notre langue nationale. Le flamand et l’anglais, vu notre situation géographique, entourés de colonies anglaises, pouvant être imposés comme cours à option.

Nous comprenons le nombre et la complexité des problèmes qui se posent, mais la recherche d’une solution justifie les efforts à entreprendre dans ce domaine.

Car, si nous sommes animés d’un même souci de progresser rapidement vers l’émancipation, il faut utiliser les moyens qui s’imposent. Le souci du gouvernement pour la solution de ce problème nous sera une garantie de sa sollicitude à noire égard et nous redonnera la confiance un moment ébranlée par des mesures désavantageuses que nous avons subies en matière d’enseignement.

Une meilleure coordination dans les services, classant les activités par importance:

Un effort généreux de la part des organismes privés et de tous les Banyaruanda aura tôt fait de nous rapprocher du but proposé. D’ailleurs, il n’est pas rare de constater que, pour des réalisations de moindre importance, des crédits considérables sont consentis; il n’y a qu’à regarder autour de nous, les exemples abondent. Tous les moyens possibles doivent être réunis pour la formation des cadres de direction dont le pays a besoin et certaines réalisations, qui sont pour le moment un luxe, devraient attendre.

B. — Une participation plus étendue au gouvernement de notre pays Pour faire de l’administration indirecte, il faut être deux et deux qui collaborent. Il est temps de repenser cette vérité énoncée par M. Ryckmans, notre ancien Gouverneur général, elle est plus actuelle que jamais. La collaboration ne peut exister que si le gouvernement autochtone du pays est efficace, bien constitué et nanti de responsabilités réelles. Si l’on admet que l’élite actuelle n’est pas encore à même de mener seule sa barque politique, ne possédant pas encore une habileté administrative suffisante, il faut admettre que les petits enfants apprennent à se tenir sur leurs jambes. Il est temps de faire taire aux éléments d’élite

l’apprentissage à la gérance de leurs propres affaires. Le gouvernement autochtone devrait être coordonné pour que son ensemble avec k Gouvernement belge de manière qu’il ne présente pas, comme c’est cas maintenant, l’aspect d’une pyramide incomplète; incomplète parce que le Mwami qui est à la tête du gouvernement indigène n’a pas de services créés pour l’aider dans l’administration du pays. Cette situation n’est ni coutumière ni de conception administrative occidentale. Il faudrait de toute urgence combler cette lacune par l’instauration de services au CAIP, comme le vœu en a été exprimé par le Conseil supérieur du pays ces cinquième et neuvième sessions. C’est de nouveau M. Ryckmans qui a dit que la responsabilité améliore les bons, l’irresponsabilité ne rend pas les mauvais moins nocifs, il n’y a qu’un moyen de les empêcher de nuire: les éliminer.

Où trouver les fonds pour rémunérer ceux qui prendront la direction de ces services et quelles seraient leurs fonctions précises ? A la première question, nous répondrons qu’en poursuivant le système de fusion des chefferies et sous chefferies déjà en cours, il y a moyen de récupérer des tonds appréciables pour le fonctionnement de ces services.

La seconde question ne peut recevoir une réponse immédiate car elle implique des réformes qui ne peuvent se réaliser sans une réelle collaboration des deux administrations en présence. C’est grâce à elle que des fonctions actuellement assumées par des agents de l’Administration belge pourraient passer aux fonctionnaires autochtones. La concession des droits appelant des responsabilités et des charges, un conseil technique leur serait assuré pour que cet apprentissage se fasse sans heurts.

Il faut abandonner la politique des petites concessions en faveur de celle créant les institutions dotées de pouvoirs d’action suffisamment étudiées pour donner lieu à une large participation aux affaires publiques.

Le Conseil supérieur du pays n’est actuellement nanti que d’attributions fort limitées. Il est consultatif nous l’admettons, mais, dans beaucoup de cas, ce droit lui-même est contesté. Un décret régissant son organisation fondamentale sera pris sans qu’il ait pu émettre ses avis, une ordonnance visant les intérêts directs du pays sortira sans qu’il lui en soit touché mot et, à titre d’exemple, une décision importante en matière d’enseignement sera prise sans que le Conseil ait été consulté. A notre avis, l’ordonnance de M. le Gouverneur général stipulant que la CDP ne peut accorder un subside dépassant 100.000 francs sans l’avis favorable de M. le Résident est un exemple de cette limitation des attributions du Conseil supérieur du pays.

C’est une erreur de croire qu’il faut refuser la reconnaissance de droits politiques à une élite qui possède bien une maturité politique suffisante mais encore une habileté administrative suffisante. C’est également l’unique moyen d’acheminer notre pays vers l’émancipation par étapes de transition, seules capables d’éviter les heurts qui seraient inévitablement provoqués par le brusque passage de la tutelle à la liberté.

Entre les institutions politiques autochtones et les organisations similaires du Gouvernement belge, comme entre les deux administrations elles-mêmes, il devrait s’établir une franche collaboration. Nous constatons actuellement qu’elles sont plutôt juxtaposées, que les échanges de vue pour la réalisation du bien commun sont inexistants.

Les conseils sont souvent regardés comme des organes de récrimination et des foyers d’opposition au gouvernement tutélaire. Les agents indigènes de l’administration locale rencontrent souvent des difficultés de service quand ils font partie de ces conseils, ce qui incite les plus prudents à les éviter.

Notre souhait est qu’il y ait un ensemble plus harmonieux se concrétisant par une meilleure collaboration des conseils et des administrations vers le progrès rapide du pays. Etant donné que dans ce domaine comme dans tout autre le point déterminant est le budget, il serait urgent que la participation du gouvernement dans les payements du cadre administratif indigène soit augmentée, afin que la caisse du pays ne soit pas désavantagée.

Ceci appelle un point important, car il est un facteur d’équilibre et d’harmonie dans les activités de tout pays et surtout d’un pays neuf; c’est la coordination des services. Tous les services devraient rester interdépendants aussi bien ceux de l’Administration tutélaire que de l’administration indigène. Or, nous voyons qu’ils sont cloisonnés et que chacun se cantonne dans ses propres activités et semble ignorer l’existence des autres et la place qu’ils doivent occuper dans l’édification de la cité de demain. Ils doivent tous avoir un dénominateur commun : amener progressivement les populations indigènes à l’autonomie au sein d’une communauté qu’elles choisiront elles-mêmes.

C’est ainsi que tout conflit dans les services est une lacune portant préjudice aux populations intéressées. Un classement par importance des activités à réaliser par ces services devrait être chaque fois établi d’un commun accord entre le Conseil de vice gouvernement et le Conseil supérieur du pays. Ce dernier est habilité, surtout actuellement qu’il est l’émanation du peuple par les élections libres, à donner un avis de poids dans cette question. Le Conseil pourrait de cette manière émettre un avis sur l’urgence ou la priorité à accorder à certaines réalisations.

C. — Une politique économico-sociale mieux orientée L’économie et les conditions matérielles ont également un rôle prépondérant à jouer dans la marche vers le progrès. Celles de notre pays sont toujours présentées sous un aspect si assombri qu’on se croirait à deux doigts de la catastrophe. Que le Ruanda n’ait pas les richesses naturelles du Congo, nous en convenons, mais qu’il ait des possibilités de subsistance et d’expansion, c’est aussi vrai. Il est en tout cas dans une situation qui pose des problèmes ardus dans le domaine économique. Certains préconisent comme solution la fédération avec le Congo belge et même quelques-uns la prônent comme étant la seule salutaire pour nous. Elle ne peut être rejetée à priori, mais c’est un problème qui doit être mûrement étudié, et pas unilatéralement. Or jusqu’ici, il faut le dire, la fédération Congo Ruanda-Urundi nous a été présentée par la presse sous un jour qui nous la rend on ne peut plus suspecte pour deux raisons: on nous en a montré les avantages, mais les inconvénients ont été soigneusement passés sous silence. Peut-on imaginer, si peu rompu à ces problèmes que l’on soit, qu’il y ait tout à gagner et point de sacrifices à consentir? Nous ne désirons pas être précipités par les promoteurs de cette thèse dans une organisation dont nous ne comprenons ni la portée ni le fonctionnement.

Devons-nous ajouter qu’à nos veux, jusqu’ici, le Congo ne présentait aucun attrait tant au point de vue politique qu’au point de vue social et culturel pour que l’on adhère au système fédéral dont il est le pivot ?

Nous souhaitons, quant à cette question, que la formation de vrais chefs, le progrès politique aillent assez rapidement pour permettre te l’éclosion d’une saine opinion qui orienterait mieux le choix d’un avenir politique et économique. Il est hors de doute que le choix tomberait sur le Congo belge au moment où il pourrait offrir la meilleure solution possible au problème de cet avenir. La question doit donc être plus mûrement étudiée et un franc échange de vues admises.

Une autre solution au problème économique que pose notre pays est l’industrialisation. Celle-ci, en mettant en valeur le pays, résorberait une partie de la population actuelle- ment obligée de s’expatrier et résoudrait de ce fait en partie le problème de la surpopulation. Mais, pour industrialiser, il faut investir et des investissements nécessitent des capitaux. Notre pays, comme en général tous les pays sous-développés, souffre d’une insuffisance de capitaux qui ne peuvent lui être fournis ni par ses ressources naturelles ni par sa population. Il nous est quasi impossible de trouver chez nous les capitaux nécessaires aux investissements qu’en les prélevant sur des revenus déjà insuffisants; nous devrions nous imposer, pour arriver A ce but, de nouveaux sacrifices et ceux-ci seraient si pénibles qu’ils ne pourraient être obtenus et imposés que par un gouvernement dictatorial et totalitaire.

Dès lors, un développement économique de nos pays nécessite impérieusement l’apport de capitaux étrangers. Cet apport devrait provenir d’une double source: publique et privée. Les capitaux publics assurent d’abord des investissements qui n’offrent qu’une rentabilité lointaine et indirecte et qui ne sont pas, dès lors, tic nature à ut tirer les capitaux privés. Le rôle qui est dévolu aux premiers dans c domaine est essentiel. Ils ouvrent réellement la voie au capital privé en créant des conditions structurelles que permettent l‘exploitation rentable des richesses naturelles et leur transformation. Ils constituent les matériaux de fondation de la maison. I .a route fraie un chemin aux fermes, aux usines, aux agglomérations; elle leur apporte, les matières d’approvisionnement et emporte leurs produits. La construction de barrages et tic centrales électriques permet la créai ion et l’élargissement des entreprises, assure l’équipement moderne des ateliers et la continuité dans l’activité industrielle.

La mise en valeur des terres par l et autres techniques permet d’obtenir des récoltes plus abondantes. Une meilleure alimentation de la main-d’œuvre conditionne son aptitude physique et son rendement au travail, lin outre, pour que les travailleurs aient l’occasion d’acquérir la formation qu’appellent les méthodes modernes de production, il est nécessaire d’ouvrir des écoles.

En conséquence, il est indispensable que la Belgique, et même au besoin des organismes internationaux d’Europe ou d’Amérique, nous accordent des capitaux pour la mise en valeur de notre pays. La Belgique le fait déjà depuis plus de cinq ans mais, comme il reste beaucoup à faire dans l’édification d’un appareil industriel solide, les bienfaits de cette générosité devraient nous être dispensés encore pour longtemps.

I) L ‘apport des capitaux privés semble plus difficile à obtenir, du moins dans un avenir immédiat.

2) En effet, il est facilement compréhensible que la situation de territoire sous tutelle et la peur de l’émancipation à l’avenir donnent parfois le frisson à celui qui veut investir ses capitaux. Il base ses appréhensions sur les résultats malheureux constatés dans les Soubresauts politiques de ces derniers temps. Ceux-ci ne doivent pas être mis sur le Compte uniquement des colonisés ; car si ces derniers

ont, tians certains cas, le tort de ne pas respecter les droits des colons, dans certains autres, les torts étaient partagés. Leur : emprise économique assurant le monopole des actions est souvent la cause du conflit.

3) Quoique nous ne soyons pas compétents en la matière pour donner une solution de conciliation des exigences mutuelles, elle nous semble toutefois possible.

4) Nous laissons aux personnes mieux autorisées le soin de trouver la solution adéquate, mais pensons qu’elle devra s’inspirer du principe de l’association des intérêts dans une atmosphère assainie de discrimination raciale. Nous invitons les sociétés et armes privées à avoir plus de confiance en investissant davantage dans notre pays. Pour que cette confiance leur soit garantie, il faut qu’ils la donnent d’abord par une association d’intérêts avec les autochtones.

5) En principe, aucune entreprise ne devrait être envisagée sans que le pays y mette de ses fonds d’investissements. Ainsi nous apprenons que l’électrification du nord du Ruanda est en perspective. Le conseil supérieur du pays souhaite que la caisse du pays participe financièrement dans cet investissement.

D). — L’atténuation des préjugés de couleur

Une question essentielle qui se pose maintenant dans notre pays est sans conteste elle des relations humaines entre blancs et noirs. Le thème est souvent repris et largement diffusé par tous ceux qui se souviennent de l’avenir des territoires belges d’outre-mer.

Le voyage de S. M. le roi Baudouin Ier au Congo belge et au Ruanda-Urundi est une merveilleuse leçon de fraternité humaine, un admirable appel à la collaboration et à la compréhension des blancs et des noirs. Le souverain, qui venait de prendre avec ses trajets d’Afrique des contacts bouleversants, formula dès son retour en Belgique le message qui avait mûri en lui pendant son voyage. Il dit dans les termes de la plus grande clarté que les relations humaines entre les blancs et les noirs constituent la question essentielle qui se pose maintenant au Congo.

« Il ne suffit pas d’équiper le pays, de le doter d’une sage législation sociale, d’améliorer le niveau de vie de ses habitants, il faut que les blancs et les indigènes fassent preuve dans leurs rapports quotidiens de la plus large compréhension mutuelle. Alors sera venu le moment, dont l’échéance ne peut encore être déterminée, de donner à vos territoires africains un statut qui assurera, pour le bonheur de tous, la pérennité une véritable communauté belgo-congolaise, ce qui garantira à chacun, blanc et noir, part qui lui revient selon ses mérites et ses capacités dans le gouvernement du pays. Pour réaliser ce grand idéal, il nous reste beaucoup à accomplir. »

Ces sages paroles, le Roi les prononça le let juillet 1955, s’adressant aux membres du Cercle royal africain. Elles approuvent la politique inaugurée ou clarifiée par le gouverneur général Pétillon.

En effet, il reste beaucoup à accomplir, car il y a bien des blancs dans notre pays qui sont incapables de comprendre la leçon donnée par le Roi, qui sont incapables aussi de répondre à l’appel lancé par le Roi.

Ils croient suffisant pour former une équipe de marcher côte à côte en évitant de se heurter. Les froissements sont au demeurant inévitables quand on chemine de concert sur la route cahoteuse des destins eurafricains. Une simple tolérance de

bonne compagnie ne peut suffire à faire oublier les heurts d’autant plus fréquents que bien des Européens ont mal assimilé les conceptions africaines.

Certains ont cru que la dette de reconnaissance contractée par notre pays envers la Belgique devait suffire pour faire accepter par les pupilles les choses inévitables de ce cheminement en commun. Rien n’est plus illusoire. La gratitude n’est pas plus pour les noirs que pour les blancs un sentiment facile à cultiver. On n’a d’ailleurs jamais vu un créancier s’attacher son débiteur en lui rappelant sa dette.

Les populations autochtones s’attacheront bien plus à ceux qui leur offrent un marché honnête et des perspectives d’avenir qu’à ceux qui leur rappellent à tout propos un titre de créance dont le mérite s’en trouve diminué et la dignité du créancier entamée.

Parmi ce qui sépare, dit le gouverneur général Pétillon, il faut dénoncer en premier lieu l’attitude d’indifférence, d’antipathie, voire même d’hostilité que certaines personnes adoptent à l’égard de certaines autres. Rien n’est plus irrémédiablement néfaste que d’infliger sans discernement des blessures d’amour propre qui, partout et toujours, furent celles (lui s’envenimèrent le plus vite. Citez nous, à mesure que le temps coule, leur gravité augmente. Leur fréquence heureusement diminue, mais celles qu’on fait sont plus profondes. Il arrive qu’elles soient provoquées par des individus que leur éducation et leur formation, leurs titres et leurs fonctions rendent d’autant plus coupables. Il y a trop d’Européens encore qui, investit d’une autorité, impriment à leurs rapports avec les indigènes un odieux caractère d’orgueilleuse condescendance, de blessante familiarité et, parfois, de brusquerie ou de brutalité.

Il y a encore des hommes et des femmes — nous visons particulièrement certains individus qui, nous l’espérons, se reconnaîtront — qui, par paroles, écrits, gestes ou attitude, se conduisent comme en pays conquis.

Le moment semble venu de dire à ceux-là, comme le gouverneur général Eboué dans d’autres circonstances: « S’il y a des personnes qui ne sont pas d’accord avec nous sur la politique choisie, nous ne leur en voudrons pas; elles pourront s’en aller. Nous leur disons adieu avec courtoisie ».

Il existe encore une discrimination politique prévoyant un statut (le cadre indigène distinct de celui réservé aux blancs avec une différence tellement accentuée que l’Européen de l’échelon le plus bas, l’agent territorial, est de loin supérieur à l’Africain du grade le plus élevé, l’agent territorial adjoint, grade que d’ailleurs aucun Africain dépendant de la Belgique n’est parvenu à atteindre jusqu’à présent.

Jusqu’à ces derniers temps, on pouvait objecter que cet écart était motivé par le manque de formation et l’insuffisance de rendement du personnel africain. Les cas spécifiques sont venus démentir cette affirmation, car des éléments de valeur ayant fait plus d’études que les agents territoriaux leur sont néanmoins hiérarchiquement subordonnés et l’écart entre leurs traitements respectifs ne semble plus justifié. Il est aisé de se rendre compte que cette politique, qui ferme toutes les portes aux intellectuels autochtones, est incompatible avec le but tracé par le Roi social: la création d’une communauté belgo-congolaise, belgo-ruando-urundienne, ou si l’on préfère d’une Fédération belge souveraine, la communauté ou fédération suppose égalité.

La forme la plus dangereuse (la ségrégation est la discrimination législative, parce qu’elle pose une barrière infranchissable qui s’oppose à toute heureuse initiative des cœurs généreux — et il y en a — et contrecarre toute espèce de

compromis, même désiré par la conscience générale, car la loi, malheureusement, ne change pas aussi vite que l’opinion. La législation coloniale belge ne contient pas de lois fondamentales discriminatoires si ce n’est celles favorables aux communautés africaines. Cependant cet esprit se retrouve dans des mesures d’exécution qui sont, plus nombreuses qu’on ne le pense.

Le grand problème qui se pose aujourd’hui dans notre pays à travers les relations humaines est celui de la justice sociale. En vue d’une meilleure entente, d’une collaboration plus intime, un rapprochement entre noir et Européen s’impose. Or, il se trouve que ceux parmi nous ont le plus d’atouts pour opérer ce rapprochement se butent à une barrière d’ordre économique jusqu’ici infranchie. Je veux parler de ceux qui ont reçu la formation requise pour être les interlocuteurs valables mais qui ne peuvent atteindre l’égalité matérielle sans laquelle les relations se limitent aux rencontres professionnelles et aux échanges de vues purement platoniques à l’occasion de journées d’études ou de tous autres rapports intellectuels qui exigent continuellement un effort unilatéral de la part des représentants de la catégorie européenne. L’inégalité financière les met donc dans l’impossibilité d’étendre leurs relations jusqu’aux multiples détails de la vie intime et par là même de créer, si pas de cimenter leur amitié.

Pour payer un salaire égal, il faut avant tout que le rendement soit égal. Y a-t-il des noirs qui ont un rendement égal à celui des Européens? On peut répondre que oui. A ceux-là il faudrait que justice soit rendue et qu’ils soient payés selon leur rendement et non selon la couleur de leur peau. Celui qui voudrait se pencher sur ce problème de discrimination économique n’arriverait pas à épuiser le sujet. La position de la classe instruite du pays est que tous, sans exception, adoptent une attitude de résignation qui attend un libérateur éventuel. S’il ne vient pas de Belgique, il viendra d’ailleurs. Cette éventualité n’est certes pas celle que nous souhaitons.

Pour porter remède à cette situation des plus déplorables, des institutions antidiscriminatoires ont été envisagées. Des sociétés mixtes religieuses, culturelles, professionnelles et sportives ont été créées, des assurances, des écoles ménagères, ouvroirs, cercles d’études et œuvres féminines ont été mis sur pied.

Sans vouloir minimiser la valeur de pareil effort d’amélioration et de prise de contact, où la meilleure volonté s’est manifestée de part et d’autre, il faut reconnaître que ce sont des œuvres simplement améliorantes et que les relations nouées en pareilles occasions gardent quelque chose de guindé.

Il y a beaucoup plus à attendre cependant tant d’une base réelle de rapprochement se fondant sur une réduction de l’écart des revenus entre les deux groupes de la population , des relations sociales normales supposant à tout le moins une similitude de moyens d’existence. Il est certain cependant que les deux courbes de revenus ont tendance à se rejoindre de plus en plus et qu’il suffira d’imprimer une certaine allure de vitesse à un mouvement qui déjà se dessine. La multiplication des écoles, et plus particulièrement la création de nombreuses écoles secondaires et de l’université, apportera bientôt un remède au deuxième obstacle à la normalisation des relations sociales. Un grand effort reste à fournir pour le relèvement de l’éducation des filles, tant il est vrai que les liens sociaux ne s’établiront solidement qu’entre familles. Mais une véritable camaraderie engendrant des amitiés solides ne peut se nouer que si les jeunes gens se fréquentent dès l’école.

L’encouragement des initiatives privées serait un citoyen efficace pour lutter contre la discrimination raciale au point de vue législatif et économique. Que ce

soit dans le domaine industriel ou commercial, les mêmes droits devraient être concédés dans les mêmes conditions. Un soutien spécial devrait être assuré aux autochtones se montrant capables d’une initiative heureuse si même ils ne remplissent pas tout à fait les conditions requises de capacité et de capitaux. Ce serait par la voie de conseils techniques et d’aide financière dans la mesure du possible.

Il nous faut insister également sur la presse; son rôle est déterminant dans l’évolution du pays. Dans son discours d’ouverture au dernier Conseil de gouvernement général, M. le gouverneur général Pétillon parle de l’action délicate de la presse. Elle exerce, dit-il, sur l’opinion un véritable pouvoir et n’échappe donc pas â la règle normale selon laquelle il n’est pas de pouvoir sans devoir. Celui-ci lui commande, dans un pays en formation, de s’abstenir de tout ce qui peut aboutir à diviser ou, ce qui serait plus grave encore, à dresser les uns contre les autres ceux qui ont choisi de vivre ensemble.

Or, il se trouve que souvent la presse locale et parfois la presse métropolitaine se font l’écho d’une politique dissolvante. La liberté de presse est de grande importance et devrait être expressément reconnue.

Il faudrait par contre encourager la presse indigène libre et représentative qui devrait prendre un plus grand essor.

Conclusion De ce qui précède, il apparaît que l’élaboration d’un plan d’organisation coordonné entre la Belgique tutélaire et notre pays s’impose comme une nécessité.

Le plan aurait le double avantage de nous montrer par quelles voies nous sommes conduits, dissiperait donc la méfiance et nous permettrait de faire connaître nos aspirations quant à l’avenir de notre pays.

La composition d’une organisation devant élaborer et coordonner l’exécution de ce plan ne peut être dès maintenant déterminée; il faut d’abord de longs échanges de vues entre les autorités compétentes, mais l’essentiel est qu’elle soit interraciale pour concrétiser « l’Union » qui est l’étoile éclairant nos pas vers le but ultime de nos efforts: « le progrès dans la véritable acception du mot ».

Annexe 2 : Le Manifeste des Bahutu

Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda 24 mars 1957522

Des rumeurs sont déjà parvenues à l’autorité du Gouvernement par la presse et peut-être aussi par la parole au sujet de la situation actuelle des relations muhutu-mututsi au Rwanda. Inconscientes ou non, elles touchent un problème qui nous paraît grave, problème qui pourrait déparer ou peut-être même un jour torpiller l’œuvre si grandiose que la Belgique réalise au Rwanda. Le problème racial indigène est sans doute d’ordre intérieur, mais qu’est-ce qui reste intérieur ou local à l’âge ou le monde en arrive ! Comment peut-il rester caché au moment où les complications politiques indigènes et européennes semblent s’affronter ? Aux complications politiques, sociales et économiques s’ajoute l’élément race dont l’aigreur semble s’accentuer de plus en plus. En effet, par le canal de la culture, les avantages de la civilisation actuelle semblent se diriger carrément d’un côté, - le côté mututsi – préparant ainsi plus de difficultés dans l’avenir que ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui « les problèmes qui divisent ». Il ne servirait en effet à rien de durable de solutionner le problème mututsi-belge si l’on laisse le problème fondamental mututsi-muhutu.

C’est à ce problème que nous voulons contribuer à apporter quelques éclaircissements. Il nous a paru constructif d’en montrer en quelques mots les réalités angoissantes à l’Autorité Tutélaire qui est ici pour toute la population et non pour une caste qui représente à peine 14% des habitants. La situation actuelle présente un grand déséquilibre qui est créé par l’ancienne structure politico-sociale du Rwanda, en particulier le buhake, et de l’application à fond et généralisée de l’administration indirecte, ainsi que la disparition de certaines institutions sociales anciennes qui ont été effacées sans qu’on ait permis à des institutions modernes, occidentales correspondantes de s’établir et de compenser. Aussi, serions-nous heureux de voir s’établir rapidement le syndicalisme, aider et encourager la formation d’une classe moyenne forte. La peur, le complexe d’infériorité et le besoin « atavique » d’un tuteur, attribués à l’essence du Muhutu, si tant est vrai qu’ils sont une réalité, sont des séquelles du système féodal. A supposer leur réalité, la civilisation qu’apportent les Belges n’aurait réalisé grand-chose, s’il n’était fait des efforts positifs pour lever effectivement ces obstacles à l’émancipation du Ruanda intégral.

I. –Objections prétextées contre la promotion muhutu

Contre l’ascension du Muhutu, nombreuses sont les objections qu’on présente. Sans ignorer les déficiences du Muhutu, nous pensons que chaque race et chaque classe a les siennes et nous voudrions une action qui les corrige au lieu de refouler systématiquement les Bahutu dans une situation éternellement inférieure. On prétexte spécialement :

522 Extrait de « Rwanda Politique 1958-1960 », par F. Nkundabagenzi, CRISP

a) «Que les Bahutu furent chefs dans le pays.» Anachronisme raffiné que le présent ne

peut confirmer suffisamment.

b) « Les vertus sociales du Mututsi qui le présenteraient comme natus ad imperium ! » - La même vertu peut être présentée autrement par un Italien que par un Allemand, par un Anglais que par un Japonais, par un Flamand que par un Wallon.

c) « Qu’ont fait les Bahutu évolués pour l’ascension de leurs congénères ? » - C’est une question d’atmosphère et du buhake particulièrement qui a souvent influencé le système des nominations. Ensuite, le manque de liberté suffisante d’initiative dans une structure absolutiste, l’infériorité économique imposée au Muhutu par les structures sociales, les fonctions systématiquement subalternes où ils sont tenus, handicapent tout essai du Muhutu pour ses congénères.

d) « Que diable ils présentent leurs candidatures ou attendent que le complexe d’infériorité soit liquidé ». – Les candidatures supposent un sens démocratique, ou alors il faut ignorer ce que ce prétexte peut laisser entendre de tendance au buhake que les gens ont abandonné (sans pour cela abandonner le respect de l’autorité).

A ce sujet, il faudrait rappeler la réflexion d’un hamite notable : «Il ne faudrait pas que les Bahutu soient élevés par les soins du blanc, mais par la méthode traditionnelle du Mututsi » Nous ne pensons pas que l’ancien ennoblissement soit une pratique à ressusciter dans la rencontre Europe-Afrique.

e) « Et les foules suivront. » - L’interaction élite-masse est indéniable, mais il conditionne que l’élite soit de la masse. Au fond du problème il s’agit d’un colonialisme à deux étages : le Muhutu devant supporter le hamite et sa domination et l’Européen et ses lois passant systématiquement par le canal mututsi (leta mbirigi et leta ntutsi) ! La méthode de la remorque « blanc-hamite-muhutu » est à exclure. Des exemples ont pu montrer que « les foules » ne suivent pas automatiquement toujours.

f) « L’union, condition de front commun et unique pour l’indépendance du pays, doit faire taire toutes les revendications bahutu.» - il est fort douteux que l’union de cette manière, le parti unique, soit vraiment nécessaire si en fait l’émancipation est fruit mûri – Ajoutons que la section de la population que le départ de l’européen pourrait réduire dans une servitude pire que la première aurait tout au moins le droit de s’abstenir de coopérer à l’indépendance autrement que par des efforts de travail acharné et de manifestations des différences qu'il lui semble nécessaire de soigner d’abord.

II. En quoi consiste le problème racial indigène ?

D’aucuns se sont demandés s’il s’agit là d’un conflit social ou d’un conflit racial. Nous pensons que c’est de la littérature. Dans la réalité des choses et dans les réflexions des gens, il est l’un et l’autre. On pourrait cependant le préciser : le problème est avant tout un problème de monopole politique dont dispose une race, le mututsi ; monopole politique qui, étant donné l’ensemble des structures actuelles, devient un monopole économique et social ; monopole politique, économique et social qui, vu les sélections de

facto dans l’enseignement, parvient à être un monopole culturel, au grand désespoir des Bahutu qui se voient condamner à rester d’éternels manœuvres subalternes, et pis encore, après une indépendance éventuelle qu’ils auront aidé à conquérir sans savoir ce qu’ils font. Le buhake est sans doute supprimé, mais il est mieux remplacé par ce monopole total qui , en grande partie, occasionne les abus dont la population se plaint.

-Monopole politique. –Les prétendus anciens chefs bahutu ne furent que des exceptions, pour confirmer la règle ! Et les occasions qui permettaient même ces exceptions n’existent plus : il ne s’agit évidemment pas de rétablir la vieille coutume de l’ennoblissement des Bahutu.

Quant aux fameux métissages ou « mutations » de bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins, peuvent seuls donner des précisions objectives et assez solides pour réfuter le sens commun auquel on se réfère pourtant pour bien d’autres choses.

Monopole économique et social. – Les privilèges de son frère qui commande la colline ont toujours concouru à rehausser le mututsi privé. Certaines fonctions sociales furent même « réservées » à la noblesse et la civilisation actuelle, par l’administration indirecte, n’a fait que renforcer et quasi généraliser cette réserve. Le récent partage des vaches a bien montré la faiblesse de la propriété en fait de bétail au moins. La terre elle-même dans plus de la moitié du Rwanda – les régions les plus hamitisées – est à peine une vraie propriété pour l’occupant. Cette occupation en fait précaire n’encourage guère le travail et en conséquence les gens qui n’ont que leurs bras pour s’enrichir en sont désavantagés. Nous laissons sous silence le système de tout genre de corvées ? Seul monopole du Muhutu, le Mututsi ayant ainsi toutes les avances pour promouvoir les finances à la maison.

Monopole culturel. – Encore une fois on pourrait contester la qualité des vrais hamites à quelques numéros ; mais la sélection de fait (opérée par le hasard ?) que présentent actuellement les établissements secondaires, crève les yeux. Des arguments ne manquent pas alors pour démontrer que le Muhutu est inapte, qu’il est pauvre, qu’il ne sait pas se présenter. L’inaptitude est à prouver ; la pauvreté et son lot dans le système social actuel ; quant aux manières, une plus grande largeur d’esprit serait à souhaiter. Demain on réclamera les diplômes et ce sera juste, et les diplômes ne seront en général que d’un côté, le Muhutu ne saura même pas le sens de ce mot. Et si par hasard (la Providence nous en garde) une autre force intervenait qui sache opposer le nombre, l’aigreur et le désespoir aux diplômes ! L’élément racial compliquerait tout et il n’aura plus besoin de se poser le problème : conflit racial ou conflit social.

Nous croyons que ce monopole total est à la base des abus de tous genres dont les populations se plaignent.

Quelques faits et courants actuels peuvent faire entrevoir l’état réel d’aujourd’hui :

1) La jeunesse muhutu (quelques éléments batutsi complètement déchus ont aussi le même sort) qui a pour devise « In itineribus semper » à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, fuyant le travail-corvée, non plus adapté à l’état et à la psychologie d’aujourd’hui, n’accepte plus ou à peine la discipline de la contrainte qui donne d’ailleurs occasion aux abus que les autorités semblent ignorer.

2) Des pères de familles qui nourrissent leurs familles à peine ; en politique une sorte de propagande, peut-être inconsciente, les pousse à l’antipathie à l’égard de l’Européen ;bon nombre ne sont pas sas penser que le Gouvernement Belge est lié à la noblesse pour leur complète exploitation.

3) D’autre part cependant, la réflexion comme celle-ci est encore courante : « Sans l’Européen nous serions voués à une exploitation plus inhumaine qu’autrefois, à la destruction totale. C’est même malheureux que ce ne soit pas l’Européen qui devienne chef, sous-chef ou juge. « Non pas qu’ils croient l’Européen parfait, mais parce que des deux maux il faut choisir le moindre. La résistance passive à plusieurs des ordres des sous-chefs n’est que la conséquence de ce déséquilibre et de ce malaise.

4) Le regret des Bahutu de voir comment les leurs sont refoulés quasi systématiquement à des places subalternes. Toute politique employée à ce refoulement n’échappe plus qu’à quelques-uns. De tout cela, à la guerre civile « froide » et à la xénophobie il n’y a qu’un pas. De là à la popularité des idées communisantes, il n’y a qu’un pas.

III. Proposition de solutions immédiates

Quelques solutions peuvent être présentées et dont l’efficacité n’est possible que si le système politique et social du pays change profondément et assez rapidement.

1) La première solution est un « esprit ». Qu’on abandonne la pensée que les élites rwandaises ne se trouvent que dans les rangs hamites (méthode chérie en fait par l’Administration dans nos pays et qu’on appelle par abus de terme « Umuco w’Igihugu », le respect de la culture et de la coutume du pays »).

2) Aux points de vue économique et social. Nous voulons que des institutions soient créées pour aider les efforts de la population muhutu handicapés par une administration indigène, qui semble vouloir voir le Muhutu rester dans l'indigence et donc dans l'impossibilité de réclamer l’exercice effectif de ses droits dans son pays. Nous proposons :

1° La suppression des corvées. – Les forçats seraient remplacés par un service de Travaux publics (public ou parastatal) engageant les ouvriers vraiment volontaires, qui seraient défendus par la législation sociale, dont le progrès actuel est considérable. Ce service pourrait se concevoir et se concrétiser comme la Regideso, pour autant que nous la connaissions. La suppression des corvées donnerait aux populations un minimum de liberté pour entreprendre des initiatives utiles. Des paresseux – il en est même dans les castes d’élites – seraient surveillés par un système plus humain.

2° La reconnaissance légale de la propriété foncière individuelle dans le sens occidental du mot, chacun ayant une superficie suffisante pour culture et élevage, et les bikingi (pâturages) de la bourgeoisie seraient supprimés du moins dans le sens ou la coutume les entend et les protège. Pour cette législation il faudrait qu’un service compétent détermine quelle superficie peut suffire à une famille de 6 à 8 enfants étant données les possibilités productives du sol du Rwanda-Urundi. Tous ceux qui disposeraient effectivement de cette superficie à l’heure actuelle seraient enregistrés par la sous-chefferie comme vrais propriétaires dans le sens occidental ; et le reste se fera peu à peu, aidé par le mouvement de déplacement qui s’amorce dans certaines régions du pays.

Au sujet de la propriété foncière, il ne faudra pas que les mesures soient prises trop rapidement, même sur proposition du Conseil du Pays, dont bon nombre des membres seraient tentés de voir le problème d’une façon unilatérale ou sans tenir compte des difficultés ou des aspirations concrètes des roturiers de métier.

3° Un Fonds de crédit rural. Il aurait pour but de promouvoir les initiatives rurales: agriculture rationnelle et métiers divers. Ce fonds prêterait au manant qui veut s'établir comme agriculteur ou comme artisan. Les conditions d'accession à ce fonds devraient cependant être telles qu'il soit abordable au Muhutu ordinaire.

4° L’union économique de l’Afrique belge et de la métropole. – cette union devrait se faire selon des normes à préciser et à proposer d’abord au public et aux responsables avant qu’elle ne soit sanctionnée.

5° La liberté d’expression. – L’on a parlé des effets dissolvants d’une certaine Presse locale, indigène ou européenne ou même métropolitaine, tendant à diviser les races. Nous pensons quant à nous que certaines exagérations ont pu avoir lieu comme dans tout journalisme, surtout à l’âge où en sont les pays considérés. Nous croyons aussi que certaines expressions ont pu blesser certains gens non habitués à être contrariés pour faire à l’ombre tout ce qu’il leur plaît avec les petits et les faibles. Cela a pu heurter un système à peine sortant de la féodalité. Nous croyons également que devant la liberté d’expression en Afrique belge et sur les problèmes concrets concernant les populations, ne datant pas sérieusement de plus de trois ans, certaines autorités non habituées à la démocratie et qui, peut-être, ne la souhaitaient guère, se soient émotionnées. Mais nous pensons aussi qu’il ne faut pas, sous prétexte de ne pas « diviser », taire les situations qui existent ou qui tendent à exister au préjudice d’un grand nombre et pour le monopole abusif en fait d’une minorité. Nous sommes convaincus que ce n’est pas la justice belge ni le Gouvernement belge qui accepteraient une union réalisée sur des cadavres d’une population qui veut disposer de l’atmosphère et des conditions nécessaires pour mieux travailler et se développer. Avant de demander la perfection à la presse, ne faudrait-il pas l’exiger des tribunaux indigènes, de l’administration qui sont de loin plus importants et qui ne donnent que trop d’occasions aux critiques de la presse ? La liberté bien entendue d’expression n’est-elle pas l’une des bases d’une vraie démocratisation ?

3) Au point de vue politique. Si nous sommes d’accord que l’administration mututsi actuelle participe de plus en plus au gouvernement du pays, nous pensons pourtant mettre en garde contre une méthode qui tout en tendant à la suppression du colonialisme blanc-noir, laisserait un colonialisme pire du hamite sur le Muhutu. Il faut à la base aplanir les difficultés qui pourraient provenir du monopole hamite sur les autres races habitant, plus nombreuses et plus anciennement, dans le pays. Nous désirons à cet effet :

1 Que lois et coutumes soient codifiées. Il est certain qu’il y a certaines coutumes qu’on ne peut pas supprimer d’un trait de plume, mais nous croyons qu’un respect presque superstitieux du fétiche « coutume » handicape le progrès intégral et solide des populations. Aussi, pour plus de clarté, d’égalité devant la loi, pour moins de confusion et d’abus, nous demandons que les lois portées par l’Autorité belge et les coutumes ayant encore vigueur utile, raisonnables et non imperméables à la démocratisation du pays soient recensées en un Code qui pourrait être régulièrement révisé et modifié suivant le degré d’évolution. Les travaux déjà réalisés par les savants et les législateurs dans l’une ou l’autre matière, facilitent la rapidité d’un travail si urgent. Les tribunaux et l’administration indigènes et européens, l’essor de l’initiative privée en tout domaine ont besoin d’un tel guide. Le brandissement du glaive de la coutume du pays (umuco w’igihugu) par les intérêts monopolistes, n’est pas de nature à favoriser la confiance nécessaire, ni établir la justice et la paix en face des aspirations actuelles de la population. Il faut recenser et codifier pour se rendre compte des déficiences réelles et les corriger pour favoriser d’avantage l’initiative privée qui se bute souvent aux absolutismes et aux interprétations locales dépourvues du sens social.

2°Que soit réalisée effectivement la promotion des Bahutu aux fonctions publiques (chefferies, sous-chefferies, juges). Et concrètement nous pensons qu’il est temps que les conseils respectifs ou les contribuables élisent désormais leurs sous-chefs, leurs chefs, leurs juges. Dans certaines localités jugées encore trop arriérées, le pouvoir pourrait proposer aux électeurs deux ou trois candidats parmi lesquels ils choisiraient leur guide.

3° Que les fonctions publiques indigènes puissent avoir une période, passée laquelle, les gens pourraient élire un autre ou réélire le sortant s’il a donné satisfaction. Un tel système, sans être raciste, donnerait plus de chances au Muhutu et ferait leçon aux abus d’un monopole à vie.

4° Le retrait des chefs de province des conseils de chefferie.

5° La composition du Conseil du pays par les députations de chefferie : chaque chefferie déléguant un nombre proportionnel à celui de ses contribuables, sans exclure les Européens qui auraient fixé définitivement leur demeure dans la chefferie. Nous ne croyons pas simpliste d’accepter les Européens, fixés définitivement dans la circonscription ; c’est, qu’établis de cette manière, ils ont des intérêts définitifs à défendre ; c’est que la législation doit devenir de plus en plus élargie et moins

discriminatoire, et que les Européens sont tout au moins aussi utiles qu’un Mututsi établi dans la région.

Des mesures comme celles que nous proposons nous semblent essentielles si le Gouvernement veut baser une œuvre à venir et sans favoritisme. Nous pouvons comprendre que l’on parle de prudence mais nous croyons que l’expérience des fameux neuf cent ans de la domination tutsi et 56 années de tutelle européenne suffit largement et qu’attendre risque de compromettre ce que l’on édifie sans ces bases.

4) Au point de vue instruction. – Demain on réclamera les diplômes et ce sera de juste. Or jusqu’ici la sélection de fait au stade secondaire et supérieur crève les yeux. Les prétextes ne manquent pas bien entendu, et certains ne sont pas dépourvus de tout fondement: ils profitent d'un système favorisant systématiquement l’avancement politique et économique du hamite.

1° Nous voulons que l’enseignement soit particulièrement surveillé. Que l’on soit plus réaliste et plus moderne en abandonnant la sélection dont on peut constater les résultats dans le secondaire. Que ce souci soit dès les premières années, de façon que l’on n’ait pas à choisir parmi presque les seuls Batutsi en cinquième année. Il n’y a peut-être pas de volonté positive de sélection, mais le fait est plus important et souvent il est provoqué par l’ensemble de ce système de remorquage dont nous parlions plus haut. Il faudra que pour éviter la sélection de fait, caeteris aequalibus, s’il n’y a pas de places suffisantes, l’on se rapporte aux mentions de livrets d’identité pour respecter les proportions. Non pas qu’il faille tomber dans le défaut contraire en bantouisant là où l’on a hamitisé. Que les positions sociales actuelles n’influencent en rien l’admission aux écoles.

2° Que l’octroi des bourses d’études (dont une bonne partie est de provenance des impôts de la population en grande partie muhutu) soit surveillé par le Gouvernement tutélaire, de façon que là non plus les Bahutu ne soient pas le tremplin d’un monopole qui les tienne éternellement dans une infériorité sociale et politique insupportable.

3° Quant à l’enseignement supérieur, nous pensons que les Etablissements se trouvant dans l’Afrique belge suffisent, mais qu’il faut y faire admettre le plus grand nombre possible, sans s’opposer toutefois à ce qu’il y ait des éléments – très capables qui suivent des spécialités – dans les universités métropolitaines.

Quant à l’université au Rwanda, il faudrait ne pas dilapider un budget que l’on dit déficitaire et monter d’abord l’enseignement professionnel et technique dont le Pays n’a pratiquement rien, alors que cet enseignement est à la base de l’émancipation économique. Il ne faut pas seulement obstruer systématiquement l'entrée dans les universités d'Europe à des candidats triés sur le volet et envisageant des spécialités immédiatement utiles au pays.

4° Que l’enseignement artisanal, professionnel et technique sur place soit, pour la période qui s’annonce, le premier souci du budget. Que cet enseignement soit le plus

vite possible généralisé. Cet enseignement doit cependant être autant que possible à peu de frais pour permettre aux fils du peuple d’y accéder. Nous remarquons en effet que les quelques essais d’installations artisanales semblent destinés à recevoir le trop-plein de la jeunesse mututsi qui n'a pas de places ou capacités pour entrer dans le secondaire.

Nous souhaitons qu’incessamment et tant qu’on se prépare à la mise en marche de l’appareil professionnel et technique, chaque chefferie soit munie d’un centre élémentaire de formation rurale d’au moins deux ans où l’on prolonge l’enseignement primaire (appliqué à la vie) et surtout où l’on exerce à un métier manuel les enfants n’accédant pas au stade secondaire. C’est pour nous, au point de vue enseignement, l’objectif principal que nous assignerions aux C.A.C. qui sont, somme toute, alimentées par les impôts en grande provenance muhutu. Les crédits aux Biru (tambourineurs des Cours) et aux danses qui recruteront normalement parmi la Noblesse, n’ont pas l’air de prouver que « c’est l’argent qui manque ».

5° Que les foyers sociaux populaires soient instaurés et multipliés à l’adresse des jeunes femmes et jeunes filles du milieu rural qui, vu les finances réduites, ne peuvent accéder aux aristocratiques écoles ménagères ou de monitrices. L’équilibre de l’évolution familiale du pays exige la généralisation de cette éducation de base.

En résumé, nous voulons la promotion intégrale et collective du Muhutu ; les intéressés y travaillent déjà, dans les délais que peuvent leur laisser les corvées diverses. Mais nous réclamons aussi une action d’en haut positive et plus décidée. La Belgique a fait beaucoup plus dans ce sens, il faut le reconnaître, mais il ne faut pas que son humanité s’arrête sur la route. Ce n’est pas que nous veillions un piétinement sur place : nous sommes d’accord que le Conseil Supérieur Tutsi puisse participer progressivement et plus effectivement aux affaires du pays ; mais plus fortement encore, nous réclamons du Gouvernement tutélaire et de l’Administration tutsi qu’une action plus positive et sans tergiversations soit menée pour l’émancipation économique et politique du Muhutu de la remorque hamite traditionnelle.

Dans l’ensemble, nous demandons à la Belgique de renoncer à obliger en fait le Muhutu à devoir se mettre toujours à la remorque du Mututsi. Que par exemple dans les relations sociales, on abandonne d’exiger (tacitement : bien entendu) du Muhutu pour être acceptable »de se régler sur le comportent mututsi. Puisqu’on dit respecter les cultures, il faudrait tenir compte aussi des différenciations de la culture rwandaise. Le hamite peut en avoir une pratique qui plaise bien à l’un ou à l’autre égard, mais nous n’avons pas encore entendu que tous les autres noirs doivent d’abord passer par une hamitisation pour pouvoir tirer de l’occidental de quoi accéder à la civilisation. Il est difficile de démontrer la nécessité de remorquer perpétuellement le muhutu au hamite, la nécessité de la médiation perpétuelle de cette remorque politique, sociale, économique, culturelle.

Les gens ne sont d’ailleurs pas sans s’être rendu compte de l’appui de l’administration indirecte au monopole tutsi. Aussi pour mieux surveiller ce monopole de race, nous nous opposons énergiquement, du moins pour le moment, à la suppression dans les pièces d’identité officielles ou privées des mentions « muhutu »,

« mututsi ». Leur suppression risque encore davantage la sélection en le voilant et en empêchant la loi statistique de pouvoir établir la vérité des faits. Personne n’a dit d’ailleurs que c’est le nom qui ennuie le Muhutu : ce sont les privilèges d’un monopole favorisé, lequel risque de réduire la majorité de la population dans une infériorité systématique et une sous-existence immédiate.

C’est une volonté constructive et un sain désir de collaboration qui nous a poussés à projeter une lumière de plus sur un problème si grave devant les yeux de qui aime authentiquement ce pays ; problème dans lequel les responsabilités de la tutrice Belgique ne sont que trop engagées. Ce n’est pas du tout en révolutionnaires (dans le mauvais sens du mot) mais en collaborateurs conscients de notre devoir social que nous avons tenu à mettre en garde les autorités contre les dangers que présentera sûrement tôt ou tard le maintien en fait – même simplement d’une façon négative – d’un monopole raciste sur le Rwanda. Quelques voix du peuple ont déjà signalé cette anomalie ; la résistance passive, encore dans l’attente de l’intervention du Blanc tuteur, risque de s’approfondir devant les abus d’un monopole qui n’est plus accepté ; qu’elle serve d’ores et déjà d’un signe.

Les autorités voudront donc voir dans cette brève note, en quelque sorte systématisés, les contrats d’idées et les désirs concrets d’un peuple auquel nous appartenons, avec lequel nous partageons la vie et les refoulements opérés par une atmosphère rendant à obstruer la voie à une véritable démocratisation du pays ; celle-ci, envisagée par la généreuse Belgique est vivement souhaitée par la population avide d’une atmosphère politico-sociale viable et favorable à l’initiative et au travail pour un mieux-être et pour la promotion intégrale et collective du peuple.

(Sé) Maximilien NIYONZIMA, Godefroid SENTAMA,

Grégoire KAYIBANDA, Silvestre MUNYAMBONERA,

Claver NDAHAYO, Joseph SIBOMANA,

Isidore NZEYIMANA, Joseph HABYARIMANA

Calliopé MULINDAHABI

Annexe 3 : Lettre des « 12 Bagaragu Bakuru b’Ibwami”523 Au cours de l’année 1958, plusieurs opinions ont été exprimées sur les problèmes en cours dans le pays et en particulier sur les relations entre les différentes composantes de la société rwandaise. Le présent document fut signé à Nyanza le 17 mai 1958 par 12 « Bagaragu b’ibwami bakuru». « Voici le détail historique du règne des Banyiginya au Ruanda ». L’ancêtre des Banyiginya est Kigwa, arrive a Rwanda (rwa Gasabo-localité) avec son frere nomme MUTUTSI et leur sœur NYAMPUNDU. Ils avaient avec eux leur gros et petit bétail ainsi que de la volaille, chaque fois en paires sélectionnées de mâle et de femelle. Leur mutwa MIHWABIRO leur suivait de très près. Leurs armes étaient les arcs doubles (ibihekane) ; leurs occupations étaient la chasse et la forge. Le pays était occupe par les BAZIGABA qui avaient pour roi le nomme KABEJA. Les sujets de Kabeja vinrent d’abord en petite délégation ensuite beaucoup plus nombreux, et ceux-ci de part eux-mêmes, voir la famille de Banyiginya et s’entretenir avec elle. Celle-ci leur a donné, d’abord gratuitement ensuite moyennant services, des charges de viande, fruit de leur chasse. Dans le royaume de Kabeja on ne savait pas forger : aussi tous les ressortissants de ce pays sont venus prester les services auprès de la famille Kigwa pour avoir des serpettes et des houes. Les relations les sujets de Kabeja et la famille de Kigwa furent tellement fortes que ces derniers abandonnèrent leur premier maître et se firent serviteurs de Kigwa. L’affaire en étant ainsi jusqu’alors, l’on peut se demander comment les Bahutu réclament maintenant leur droits au partage du patrimoine commun. Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de fraternité. Or les relations entre nous (Batutsi) et eux (Bahutu) ont été de tous temps jusqu'à présent basées sur le servage ; il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité. En effet quelles relations existent entre Batutsi, Bahutu, et Batwa ? Les Bahutu prétendent que Batutsi, Bahutu et Batwa sont des fils de KANYARWANDA, leur père commun. Peuvent-ils dire avec qui Kanyarwanda les a engendres, quel est le nom de leur mère et de quelle famille elle est ? Les Bahutu prétendent que Kanyarwanda est père de Batutsi, Bahutu et Batwa ; or nous savons que Kigwa est de loin antérieur à Kanyarwanda et que conséquemment Kanyarwanda est de loin postérieur à l’existence des trois races Batutsi, Bahutu et Batwa, et qu’il a trouvées bien constituées. Comment dès lors Kanyarwanda peut-il être père de ce qu’il a trouvés existants ? Est-il possible d’enfanter avant d’exister ? Les Bahutu ont prétendu que Kanyarwanda est notre père commun, le«Ralliant »de toutes les familles de Batutsi, Bahutu et Batwa : or Kanyarwanda est fils de Gihanga, de

523 idem

Kazi, de Merano, de Randa, de kobo, de Gisa , de Kijuru,de Kimanuka ,de Kigwa. Ce Kigwa a trouve les Bahutu dans le Ruanda. Constatez donc, s’il vous plait , de quelle façon nous, Batutsi pouvons être frère des Bahutu au sein de Kanyarwanda, notre grand père. L’histoire dit que Ruganzu a tue beaucoup de « Bahinza » (roitelets). Lui et les autres de nos rois ont tue de Bahinza et ont ainsi conquis les pays des Bahutu dont ces Bahinza étaient rois. On en trouve tout le détail dans « l’Inganji Kalinga ».Puisque donc nos rois ont conquis les pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les Bahutu, comment maintenant ceux-ci peuvent –ils prétendre être nos frères ? Nous, grands Bagaragu de l’Ibwami. (Sé) KAYIJUKA (dit « Umuhanuzi » -devin), RUZAGIRIZA,

SERUKAMBA, NDAMAGE, RUKEMAMPUNZI, SEZIBERA, MAZINA, SEKABWA, RWESA, NKERAMIHETO, SEBAGANJI, SHAMUKIGA,

Annexe 4 : CHRONOLOGIE DU RWANDA Quelques dates d’histoire politique (1860-1962) 1853 : Accession au trône du Roi Kigeli IV Rwabugiri 1861 : John Henning Speke (1827-1864) recueille les première informations sur le

Rwanda auprès de Rumanyika 1884-1885 : Conférence internationale de Berlin 1889 : Désignation de Mibambwe IV Rutarindwa par Kigeli Rwabugiri comme co-

régnant avec Nyiramibambwe IV Kanjogera comme reine-mère adoptive 1890 : Création du Département colonial au Ministère des Affaires Etrangères à

Berlin, Signature de l’arrangement germano-britannique sur l’Héligoland et Zanzibar

1891 : Nomination du premier gouverneur de l’Afrique orientale allemande 1892 : Oscar Baumann (1864-1899), géographe autrichien, explorateur des sources

du Nil, fait une excursion du Burundi au Rwanda ente le 11 et le 15 septembre 1892

1894: 2 mai-26 juin Traversée du Rwanda par l’expédition du Comte Gustav Adolf von Götzen 29 mai-1èr juin: Rencontre avec Kigeli Rwabugiri à la nouvelle résidence royale de Kageyo dans le Cyingogo524

1895 : Décès du roi Kigeli IV Rwabugiri et intronisation de Mibambwe IV Rutarindwa 1896 Fondation de la station militaire d’Ujiji sur le lac Tanganyika ayant

compétence pou le Rwanda jusqu’en 1901. Défaite à Shangi de l’armée rwandaise contre les soldats de l’Etat Indépendant du Congo (E.I.C) ; mort du chef Bisangwa (et d’une cinquantaine de personnes de l’armée rwandaise) tué par le lieutenant Sandrart (sous-officier à l’époque). Fondation des stations militaires de l’E.I.C. à nyamasheke et Mushaka - « Coup d’Etat » de Rucunshu, mort de Mibambwe IV Rutarindwa

1897

Intronisation, à Runda, de Musinga sous le nom dynastique de Yuhi V; sa mère Kanjogera, abandonnant le nom de Nyiramibambwe, reçoit celui de Nyirayuhi Le 22 mars : le capitaine Ramsay, chef de la « station Udjiji » établit les rapports politiques avec la cour du Rwanda à Runda (Yuhi musinga est remplacé par son sosie Mpamarugamba) ; remise d’une lettre de protection et d’un drapeau allemande Abandon des stations militaires de l’E.I.C. sur le lac Kivu

524 Cette traversée eût des conséquences importantes: elle ouvrit l’ère coloniale ; elle annonça l’avènement immédiat d’un monde moderne : le Rwanda entre dans « la phase mondiale » devenant une pièce sur l’échiquier international

1898: Le capitaine Bethe (alias Gahiza) visite la cour du Rwanda à Gitwiko (Nduga) ; il proclame la souveraineté allemande sur le Rwanda Richard Kandt, chercheur naturaliste, est reçu à la cour à Mukingo (Ruhango) Occupation militaire allemande des territoires litigieux entre l’Afrique orientale allemande et l’E.I.C. Fondation de la station militaire de Shangi

1899 :

Richard Kandt s’installe à Shangi Fondation de la station militaire de « Kissegnies » (Gisenyi) Traité Bethe-Hecq reconnaissant le statu quo dans la région litigieuse La cour s’installe définitivement à Nyanza

1900 :

Arrivée des premiers missionnaires catholiques, les Pères Blancs du Cardinal Lavigerie, à Nyanza, le 2 février Fondation des missions de Save (8 février) et de Zaza525() Relégation de Kabare (frère de la reine-mère Kanjogera) au Bugesera Richard Kandt, premier européen à être reçu par le roi Yuhi V Musinga en personne

1900-1901 : Révolte de Rukura, prétendant au trône du Gisaka (troubles dans la région) 1901 : Création du district militaire d’Usumbura faisant autorité pour le Rwanda

Fondation de la mission catholique à Nyundo (Bugoyi) le comte Götzen devient gouverneur de l’Afrique orientale (jusqu’en 1906)

1902 : Affaire Mpumbika, chef de Zaza : mandaté à la cour de Musinga, et, malgré

une lettre de recommandation de la part des Pères de Zaza, et un sauf-conduit délivré par les autorités militaires allemandes d’Usumbura, Mpumbika fut mis à la torture et finalement exécuté sur les ordres de la cour de Nyanza

1903 : Von Beringe à Nyanza : punition et humiliation de musinga à la suite de l’affaire Mpumbika : le roi Musinga est condamné à une amende de 40 vaches Fondation des missions catholiques de Rwaza et Mibilizi Baptême des premiers chrétiens catholiques à Save et à Zaza Début de disgrâce de Ruhinankiko (également frère de la reine-mère) et retour de Kabare à Nyanza

1904 : Affaire des Abakusi sous les ordres des chefs Sebuharara et son cousin Cyaka

(cfr. « Ibyacikiye i Rwata na Gahabo ») Résistance aux missionnaires pères blancs et pillage des caravanes amènent le chef du district militaire von Grawert (allias Digidigi) à entreprendre différentes expéditions punitives

525 Le choix en est fait par les Pères Blancs et par la Cour contrairement à ce qui est souvent affirmé.

1905: Soulèvement Maji-Maji en Afrique orientale allemande (jusqu’en 1907) Fondation de la Mission catholique de Kabgayi la cour avait opposé un refus catégorique à la fondation d’une mission « en plein milieu tutsi », c’est-à-dire le Nduga et le Marangara. Musinga, acculé et menacé par le Lt von Nordeck, déclara à celui-ci : « Ndio Bwana ! » (d’accord Monsieur) resté célèbre ! Destitution de Ruhinankiko, Kayijuka et d’autres grands chefs de son camp

1906:

Fondation des résidences impériales de Bukoba, Rwanda, et Burundi ; Nomination de von Grawert aux fonctions de résident impérial du Rwanda Le 10 juin, création du protectorat sur le Rwanda

1907:

Le 15 novembre, R. Kandt (allias Kanayoge) est officiellement nommé Résident impérial du Rwanda Le Département colonial au ministère des Affaires Etrangères à Berlin devient l’Office Colonial Impérial Fondation des missions protestantes luthériennes (ou Bethel Mission) à Zinga (éphémère) et à Kirinda Exploration du Rwanda par l’expédition du Duc de Mecklenburg Le Père Léon Classe devint Vicaire général de Mgr Hirth et quitte Save pour s’établir à Kabgayi

1908: Fondation de Kigali qui devient la Résidence Impériale de Kigali 1910:

Conférence de Bruxelles : le 14 mai, accord déterminant les frontières nord et nord-ouest du Rwanda (Allemagne, Belgique et Angleterre) Assassinat du Père Blanc Paulin Loupias (allias Rugigana) par Rukara et son neveu Manuka Mouvements anti-roi : Basebya, Muserekande (alias Muhumuza ou Nyiragahumuza)

1911: Mort de Kabare, homme politique influent Naissance de Rudahigwa, fils de Yuhi Musinga et de Kankazi, fille de Mbanzabigwi

1912: Soulèvement de Ndungutse prétendant au trône du Rwanda soutenu par

Basebya ; le Lt Gudowius (allias Bwana Lazima) et le Chef Rwubusisi (Umukinzi w’icyaga) mènent différentes expéditions punitives dans le nord du Rwanda pour imposer la reconnaissance de l’autorité de Yuhi Musinga et du pouvoir colonial

1913: Le capitaine Max Wintgens (allias Tembasi) est nommé résident ad interim 1914:

la Diète décide la construction d’un chemin de fer à destination du Rwanda (Tabora-Rusumo) Introduction d’un impôt personnel Début de la première Guerre Mondiale : 1/8/1914-11/11/1918 ; Musinga fait tout son possible pour apporter l’aide nécessaire aux troupes allemandes en mettant à leur disposition ses guerriers armés de fusils (Indugaruga) et le ravitaillement en vivres

1916: Invasion des troupes belges :

le 11 mai : Kigali est prise ; le 19 mai : Nyanza ; 6 juin: Usumbura ; le 19 juillet : Tabora

1916-1925 : Régime d’occupation militaire du Rwanda 1917:

- Le 6 avril, le major de Clerck (alias Majoro) est désigné en qualité de Résident du Rwanda

- Le 6 avril, ordonnance fixant l’organisation territoriale et administrative des territoires occupés, i.e. Ruanda-Urundi

Mai : création de la Résidence du Rwanda (pour la période belge)

- Le major De Clerck signifie à Musinga qu’il était déchu du droit de vie et de mort (ius gladii/droit de glaive)

- Musinga, forcé, fait une déclaration sur la liberté de religion526 - Famine Rumanura (1917-1918), une conséquence de la Première

Guerre mondiale - Baptême de Naho sous le prénom de Charles (Karoli), neveu de la

reine-mère Kanjogera - Introduction de l’impôt de capitation (montant initial de 3,5 francs

par homme adulte valide) 1919:

- Naissance des Provinces unifiées : l’on désigne comme chef de Province, le notable qui possède le plus de biens (surtout le bétail) dans la région

- Ouverture de l’ecole des fils des chefs à Nyanza - En mai, E. Van Den Eede, premier résident civil qui succède au major De Clerck - Accord Orts-Milner paraphé le 28 mai pour l’amputation du Gisaka et des

territoires voisins sur le Rwanda - Signature du Traité de paix à Versailles le 30 juin: cession de l’ancienne Afrique

orientale allemande à la Grande Bretagne et à la Belgique 1922 : Atteinte au pouvoir judiciaire du mwami. Il fut décidé que désormais le

mwami serait assisté dans ses fonctions judiciaires par le délégué du résident à Nyanza le 22 juillet, la S.D.N. confirme le mandat octroyé à la Belgique

526 Cette déclaration profita avant tout aux catholiques

1923 : Limitation à la nomination aux commandements : Musinga se voit notifier l’interdiction de nommer et de révoquer à volonté chefs et notables sans l’accord préalable de la Résidence

1922-1923 : Affaire du Gisaka. Le 22 mars 1922, remise du Gisaka aux Anglais. Le 30 aôut

1923, la S.D.N. décide de la retrocession qui deviendra effective le 1er janvier 1924

1924 : 20 octobre, le Parlement belge approuve ce mandat par une loi 1925:

- Le statut du territoire sous-mandat (Ruanda-Urundi) est fixé par la loi organique du 25 aôut : ce territoire est uni administrativement à la colonie du Congo belge, dont il forme un vice-gouvernement général

- Abolition (indirecte) de l’institution « Ubwiru » et de l’ « Umuganura »: relégation de Gashamura, chef des « Abiru », à Gitega au Burundi. Musinga ne s’en consolera jamais

- Famine Gakwege - Occupation militaire du Bukunzi527 par l’administration belge ; la reine-mère

Nyirandakunze fut tuée et le jeune mwami Ngoga fut emprisonné à Kigali où il mourut

1926: Réforme de M. Mortehan,résident du Ruanda: elle donne lieu à l’ »abolition

de la triple hiérarchie des chefs » : umutware w’ubutaka(chef des cultures ou des cultivateurs) ; umutware w’umukenke ( chef des patûrages ou chef des éleveurs) ; et umutware w’ingabo (chef des guerriers ou responsable de la formation guerrière)

1926-1927 : Mouvement messianique de Nyiraburumbuke (alias Ndanga, c’est-à-dire la

Belle) autour du lac Muhazi 1927-1928 : Révolte de Semaraso au Rukiga et au Ndorwa contre l’administration 1927 : Occupation du Busozo 1928-1930 : Famine Rwakayihura ou Rwakayondo 1929 :

- le 3 juillet Rudahigwa est désigné chef du Nduga-Marangara par le Gouverneur du Ruanda-Urundi

- Fondation du Groupe Scolaire de Butare par les Frères de la Charité de Gand 1930 : Mgr Classe publie un violent réquisitoire contre Musinga dans « l’ Essor

Colonial et Maritime », n° 494, 21 décembre ; n°495, 25 décembre ; il demande sa destitution 1931

- le 12 novembre Yuhi V Musinga est déposé et le 14 novembre, il quitte Nyanza

en compagnie de sa mère Kanjogera pour Kamembe (Cyangugu) ou ils sont relégués

- le 16 novembre : Rudahigwa est proclamé mwami par le gouverneur du Ruanda-Urundi, M. Charles Voisin, assisté du Résident du Ruanda, M.Coubeau. Son

527 jusque là il jouissait du statut de territoire autonome par rapport de la cour du Rwanda

nom de règne est Mutara III528 et sa mère Kankazi prend le nom de Nyiramavugo III

1933 : le 15 octobre, mariage coutumier de Mutara Rudahigwa avec Nyiramakomari 1939 : Début de la Deuxième Guerre Mondiale 1940 : Le 20 juin, Musinga est exilé à Moba au Congo belge 1942 : Le 18 janvier, mariage de Mutare Rudahigwa avec Rasalie Gicanda (après

divorce d’avec Nyiramakomari 1943 : le 17 octobre, baptême de Rudahigwa et de sa mère respectivement sous les

prénoms de Charles-Léon Pierre et Radégonde 1944 : Décès de Musinga à Moba 1945

- Décès de Mgr Classe - Rachat facultatif des corvées Uburetwa

1946 : - Le 27 octobre: consécration du Rwanda au Christ-Roi par Mutara Rudahigwa, à

Nyanza - Le 13 décembre, L’O.N.U confie à la Belgique la Tutelle sur le Ruanda-Urundi

1947 : - Le 20 avril, décoration de Mutara Rudahigwa par le Pape Pie XII: remise de la

décoration (de Commandeur de l’ordre de Saint Grégoire le Grand) par Mgr Dellepiane, Délégué apostolique au Congo belge et au Ruanda-Urundi ; festivités organisées à Kabgayi

- Création du « Fonds du Bien-être Indigène » (F.B.E.I.) 1948 : Première Mission de visite du Conseil de Tutelle 1949 :

- Premier voyage du mwami Mutara Rudahigwa en Belgique - Loi belge approuvant l’Accord de Tutelle

1950 : Cinquantenaire de l’implantation de l’Eglise catholique : festivités grandioses à Astrida (actuel Butare)

1951 : Suppression de l’ikiboko (fouet) comme sanction pénale imposée par les tribunaux

1952 - Le 1er juin, Sacre de Mgr Bigirumwami (premier évèque catholique rwandais) à

Kabgayi - Réforme de l’organisation politique indigène du Ruanda-Urundi (Décret royal

du 14 juillet 1952) - Décret Royal fixant le Plan Décennal de développement économique et social

1951-1960 du Ruanda-Urundi 1953 : Premières élections locales de conseils représentatifs de Sous-chefferies, de

Chefferies, de Territoires et Conseil Supérieur du pays 1954 :

- Démarrage du Conseil Supérieur du Pays - Suppression du système de clientèle pastoral Ubuhake

528 Il fut indiqué par Mgr Classe et non par les Abiru, comme la tradition le prévoyait, car ils ne participèrent pas aux cérémonies d’intronisation

1955 - M. J-Paul Harroy est nommé gouverneur du Ruanda-Urundi - Création du « Mouvement Démocratique Progressiste » qui deviendra RADER

plus tard 1956

- Mars: le Père André Perraudin, Recteur du Grand Séminaire de Nyakibanda est est sacré Evèque par Mgr Bigirumwami et devient Vicaire Apostolique de Kabgayi

- Juin : Lettre des évèques du Congo Belge et du Ruanda-Urundi sur la question de la justice

- Création du « Mouvement Social Muhutu » à Kabgayi - Septembre : Secondes élections de conseils représentatifs : premières

consultations populaires (les premières du pays) au niveau de sous-chefferies 1957

- Publication du document « Mise au point » adressé par des membres du Conseil Supérieur du Pays à la Mission de visite de l’O.N.U.

- Publication du document « Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda » plus connu sous le nom de « Manifeste des Bahutu »

- Quatrième Mission de visite de l’ONU - Création du Conseil Général du Ruanda-Urundi - 25ème anniversaire du règne de Mutara III Rudahigwa - Création de l’ « Association pour la Promotion Sociale de la Masse »

(APROSOMA) à Save, Astrida (Butare) par Joseph Habyarimana Gitera 1958

- Création par le Mwami d’une « Commission spéciale des relations sociales au Rwanda » dans le cadre de la question hutu-tutsi

- Lettres de « 12 bagaragu b’i bwami bakuru » sur la question hutu-tutsi - Lettre des 15 « banyarwanda présents à Nyanza » rejetant toute solution de

partage des terres pour la question foncière - Session spéciale du Conseil Supérieur du Pays, à l’issue de laquelle il y a : - la Déclaration du Mwami: « Il n’y a pas de question hutu-tutsi » et - la Motion du Conseil Supérieur du Pays demandant à l’administration belge de

rayer les termes « bahutu », « batutsi » et « batwa » des documents officiels - Création de l’ « Association des Eleveurs du Ruanda » (ASSERU) fondée selon

certains par le Mwami Mutara - Position de Mgr A. Bigirumwami parue dans la revue « Témoignage chrétien »

mettant en doute le bien-fondé de la question hutu-tutsi - Déclaration de M. J-P. Harroy, Vice-Gouverneur Général, faite au Conseil

général: il reconnaît officiellement l’existence du problème hutu-tutsi 1959

- Mandement de carême de Mgr A. Perraudin : il reconnaît et condamne l’inégalité des races au Rwanda

- L’association « APROSOMA » devient un parti politique avant même l’autorisation de l’administration belge pour la création des partis politiques

- Institution d’un Groupe de travail belge par le ministre belge des colonies pour l’étude du problème politique au Ruanda-Urundi

- Ordonnance du 8 mai 1959 autorisant la création des partis politiques - Publication d’un écrit intitulé « le Ruanda, son passé, son avenir » dans la revue

« Temps Nouveaux d’Afrique » des Pères Blancs de Bujumbura : critique de la

position du Mwami Rudahigwa niant l’existence du problème hutu-tutsi et remise en cause du maintien de la monarchie au Ruanda compte tenu de l’évolution du contexte politique

- Le 25 juillet : mort inopinée du Mwami Mutara III Rudahigwa à Bujumbura - Le 28 juillet : Avènement de Kigeri V Ndahindurwa à Nyanza - Dépôt du rapport du « Groupe de travail (belge) pour l’étude du problème

politique au Ruanda-Urundi » - Le 3 septembre : création de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR) comme parti

politique - Le 14 septembre : naissance du parti « Rassemblement Démocratique

Rwandais » (RADER) - Le 24 septembre : lettre circulaire des Vicaires Apostoliques du Rwanda

(A.Perraudin et A. Bigirumwami) au clergé du Rwanda mettant les chrétiens en garde contre le parti UNAR accusé de tendance de « national-socialisme » et d’être sous « influences communisantes et islamisantes ».

- Le 9 octobre : création du « Parti du Mouvement pour l’Emancipation des Bahutu » (PARMEHUTU) à Gitarama

- Le 10 octobre : décision de mutation prise par le Vice Gouverneur Général Harroy à l’endroit des chefs M. Kayihura, P. Mungarurire et C. Rwangombwa, pour avoir participé aux meetings du parti UNAR

- Le 1er novembre : début d e la « révolution » selon les uns, des « troubles », ou de la « jacquerie » selon les autres, suite à l’attaque du sous-chef Mbonyumutwa par des jeunes tutsi à Byimana

- Le 3 novembre : début des tueries des tutsi à grande échelle dans les régions de Gitarama et Ruhengeri

- Le 3 novembre : arrivée du colonel G. Logiest et de ses troupes - Le 9 novembre : le Rwanda est placé sous régime militaire. - Le 10 novembre : Déclaration gouvernementale sur la (nouvelle) politique belge

au Ruanda-Urundi - Le 11 novembre : le Vice Gouverneur Général Harroy décréte l’« état

d’exception » au Rwanda et nomme le colonel Logiest, résident militaire en remplacement du résident civil Preud’homme

- A la même date : mise en garde des prêtres du Rwanda par Mgrs A. Perraudin et A. Bigirumwami, contre un « esprit non chrétien de haine raciste » prêché par le « Parti Social Hutu »

- Le 17 novembre : réunion du résident militaire avec les administrateurs de territoires ; il leur communique sa décision de remplacer les chefs et sous-chefs tutsi par des hutu

- Le 3 décembre : le colonel Logiest est nommé « résident civil spécial » par M. Harroy

- Le 25 décembre : « Décret intérimaire » sur l’organisation politique du Ruanda-Urundi

1960 - Janvier: nomination d’autorités intérimaires (plus de 300 chefs et sous-chefs

hutu sont nommés en remplacement des responsables tutsi tués, déplacés, ou en exil

- Le 25 janvier : les 544 sous-chefferies ont été regroupées en 229 communes dirigées par des « bourgmestres »

- Le 6 février: création du « Conseil Spécial provisoire », composé de 2 membres de chacun des 4 partis politiques nationaux en remplacement Conseil Supérieur du Pays

- Le 14 mars : appel des 4 partis politiques à la tolérance - Le 23 mars : des mesures de pacification propositions sont proposées par les 4

partis politiques et rejetées par le mwami Kigeli - Le 30 mars : mission de visite de l’O.N.U. - Le 31 avril : création d’un « Front commun » entre les partis RADER,

APROSOMA et PARMEHUTU et rupture avec le mwami suite à sa prise de position

- Le 8 mai : le parti PARMEHUTU demande la destitution du mwami Kigeli - Du 30 mai-7 juin : colloque de Bruxelles en préparation des élections

communales - Le 6 juin: le parti PARMEHUTU rejette la monarchie et devient le « Mouvement

Démocratique Républicain » (M.D.R) tout en gardant celui de PARMEHUTU - Du 25 juin-30 juillet : élections communales (conseillers communaux)

boycottées par le parti UNAR - Le 29 juin : le mwami Kigeli quitte le pays pour assister aux fêtes de

l’indépendance du Congo, il lui sera refusé de rentrer - Le 13 septembre : création de la « Garde Territoriale» - Le 18 octobre : création du « Conseil du Rwanda» et du « Gouvernement

Provisoire » avec G. Kayibanda comme chef du gouvernement - Le 26 octobre : installation du Conseil et du Gouvernement provisoires - Novembre : front commun des partis APROSOMA, RADER et UNAR contre le

parti PARMEHUTU - Du 7-14 décembre : Colloque de Gisenyi entre représentants des 4 grands partis

politiques pour la mise en place des structures d’autonomie interne : une assemblée législative et un gouvernement

- Le 20 décembre : l’Assemblée générale de l’ONU prend adopte des résolutions importantes: ajournement des élections législatives prévues en janvier, décision pour un référendum sur l’institution monarchique et sur la personne de Kigeli, création d’une Commission de l’ONU pour le Ruanda-Urundi

1961 - Du 7-12 janvier : Conférence d’Ostende (Belgique), présidée par l’ONU avec la

participation des délégués des 4 partis politiques sur la nouvelle date des élections législatives et sur la réconciliation au Rwanda

- Le 15 janvier : Ordonnance législative n° 02/16 accordant au Rwanda l’autonomie interne

- Le 28 janvier : « Coup d’Etat de Gitarama » : abolition de la monarchie et proclamation de la République, Constitution, mise en place de nouvelles institutions (Président de la République, Assemblée législative, Gouvernement Cour suprême)

- Le 6 février : ordonnance législative n° 02/38 reconnaissant les institutions issues de Gitarama pour l’exercice des pouvoirs d’autonomie interne

- Le 24 avril: Résolution n° 1605 de l’Assemblée générale de l’ONU très critique envers la Belgique pour son parti pris en faveur des hutu, notamment sa reconnaissance des institutions issues du coup d’état de Gitarama; nécessité d’amnistie générale et inconditionnelle, décision sur les questions pour le référendum sur la monarchie au Rwanda et sur la personne de Kigeli V

- Le 25 septembre: élections législatives et référendum (Kamarampaka); option pour la république comme régime de pouvoir

- Le 1er Octobre: ordonnance législative n° 02/322: abolition de la monarchie - Le 2 octobre: installation de l’Assemblée législative - Le 4 octobre: l’Assemblée législative opte pour le régime présidentiel - Le 26 octobre: élection du Président de la République en la personne de

Grégoire Kayibanda, présentation du gouvernement - Du 7-17 décembre : 2ème colloque d’Ostende organisé par la Belgique en

collaboration avec l’ONU sur l’unité nationale du Rwanda ; pas de résultat concret, chaque parti campant sur sa position.

1962

- Le 20 mai : Ordonnance législative n° R/93/29 sur les Institutions du Rwanda - Le 27 juin : Résolution 1746 de ‘Assemblée générale de l’ONU abrogeant

l’Accord de tutelle du 13 décembre 1946 concernant le Ruanda-Urundi - Le 1er juillet : Indépendance du Rwanda

CARTES

1. Les anciens royaumes de l’Afrique interlacustre 2. Rwanda : expansion du XVIè siècle

3. Le Rwanda du début du XXè siècle

4. Les régions historiques du Rwanda (chefferies en 1949-1950)

5. Les territoires du Rwanda en 1959