devisme, laurent. ressorts et ressources d’une sociologie de l’expérience urbaine
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Article
Laurent DevismeSociologie et socits, vol. 45, n 2, 2013, p. 21-43.
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Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
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Sociologie et socits, vol. xlv, no 2, automne 2013, p. 21-44
laurent devismeLAUA (Laboratoire langage action urbaine altrits)cole nationale suprieure darchitecture de Nantes6, quai Franois MitterrandBP 1620244262 Nantes cedex 2FranceCourriel : [email protected]
Ressorts et ressources dune sociologie de l exprience urbaine 1
La ville ne se prsente pas dabord comme un objet conceptuel, construit par la recherche. Elle est avant tout un objet intuitif dont lexploration a pu prendre bien des chemins parmi lesquels celui des sciences sociales. Dj le passage de telle ville la
ville relve-t-il dun coup de force2, mais ce saut est encore plus manifeste propos de
lurbain qui dsigne pour sa part un champ plus englobant que la ville et qui renvoie
plus explicitement la thorie spatiale. On a pu ainsi voir se dvelopper une sociologie
de la ville et de lurbain distincte dune sociologie dans la ville tendue vers un
projet de connaissance des cadres et contextes daction et dont les mots-cls sont
notamment la proximit, la densit et laltrit, poss entre autres par lcole de
Chicago. Ce projet sappuie centralement sur une spcificit de lexprience urbaine
intervenant dans des moments durbanisation rapide certes (Chapoulie, 2001). Le
phnomne urbain stant gnralis (Paquot, 2000) et ayant gnr bien des proposi-
tions thoriques pour qualifier laprs-ville la fin du xxe sicle, il semble devenu
plus difficile dexprimer ce que le devenir urbain du monde a pu produire prcisment
1. Je remercie Pierre Hamel pour sa relecture attentive, critique et suggestive.2. Mme si lon repre que les thoriciens de la ville sont souvent indexs une cole situe, que lon
songe Chicago, ou bien Los Angeles, ou encore Manchester
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en termes dexpriences. Ce mouvement est loin dtre achev, on peut mme le consi-
drer comme une ligne de fuite. Je voudrais ds lors remettre en question nouveaux
frais ce quaborder lexprience urbaine contemporaine peut vouloir dire. Est-elle
finalement inqualifiable pour la raison que les villes contemporaines seraient dabord
sans qualits et disperses3 ? Les sciences de lurbain nauraient-elles plus vocation
qualifier lexprience urbaine ? Se seraient-elles retires tantt dans les cuisines de
laction organise (sociologie de laction publique), tantt dans les questions poses
par loprationnalisation dun nouveau paradigme (le dveloppement durable) ou
encore dans dautres sous-thmatiques de disciplines acadmiques, en dlaissant un
questionnement qui se situe tout contre dautres domaines de reprsentations des
ralits ?
Cest ces questions que ce texte cherche ici rpondre, dabord en se ressaisissant
de ce quont pu tre ces villes expressives, qualifies et qualifiantes. Il y avait certes des
auteurs pour les faire parler et il faut revenir leurs grilles de lecture et leur hritage,
dautant que je fais lhypothse dune vritable clipse dun champ de recherches
partir des annes 1980 ; mais il y avait surtout des quipements rendant possible la
spcificit de lexprience de la ville, comme en attestent les dispositifs des assises et
des belvdres. Ces deux ressources une fois mises en avant (des programmes tho-
riques et des scripts de dispositifs urbains), il est possible de revenir vers les cons-
quences de la mtropolisation contemporaine dont Bruce Bgout affirme quelle met
au cur de lexprience urbaine le rapport lIllimit, la difficult de connatre
lautre, le trouble de la rencontre et de la relation, la tendance pallier le dfaut de
protection par la production de structures dfensives visant ltablissement de lassu-
rance, etc. (Bgout, 2013 : 7-8). Je proposerai enfin un regard sociologique expri-
mental4 prenant nouveau au srieux les relations entre forme et exprience urbaines
et osant les pourparlers avec lurbanisme.
et pourtant la ville a t expressive !
Mme sans aborder les diffrents vecteurs artistiques par lesquels la ville a pu tre
exprime (arts visuels, littrature, cinma notamment), force est de constater que
plusieurs programmes de recherche scientifiques ont galement pos une question
spcifique ce cadre quest la ville. Quelles en sont les caractristiques ?
Dabord, il semble que ce sont souvent des programmes cheval entre philosophie
et sociologie, impliquant un relatif no mans land disciplinaire pour localiser les
analyses du rgime ou du niveau de lexprience urbaine5. Lexprience a en effet
3. Bruce Bgout dit prcisment dans lavant-propos de son dernier ouvrage que cest en tant que philosophe quil sest perdu dans cette priphrie quasi illimite (Bgout, 2013 : 7).
4. Ce regard, prcisons-le, nest pas un exercice solitaire. Il sest en bonne partie forg dans un laboratoire de recherche (le LAUA, ensa Nantes) au sein duquel nous essayons de dvelopper une telle pratique des sciences sociales.
5. La notion de rgime est ici proche de celle que lon rencontre dans des acceptions pragmatiques cherchant identifier par exemple diffrents rgimes dengagement (dans laction). Cf. le travail de Laurent
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23Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
t documente par la phnomnologie notamment et plusieurs chercheurs urbains
qui ont pu sintresser cette dimension sont caractriss par une formation et une
culture philosophiques6. Quatre auteurs franais en tmoignent bien : Henri Lefebvre,
Michel De Certeau, Isaac Joseph et Pierre Sansot. Avant eux, il faut bien sr indiquer
lhritage de Georg Simmel dont limportance pour lui dun couplage entre sociologie
et philosophie est bien rappel par Gregor Fitzi et Denis Thouard (Fitzi, Thouard,
2012 : 6). De quel ordre est lexprience chez ces auteurs de la deuxime partie du xxe
sicle ?
Si Lefebvre a rgulirement articul une approche philosophique marxiste et
dmystificatrice avec des observations sociohistoriques, la nature de cette articulation
est loin dtre explicite. Elle est certes clairement luvre dans un article approchant
le dploiement dun nouveau phnomne quest lennui (Lefebvre, 1960) puis elle se
retrouve dans le projet de critique de la vie quotidienne dont diffrentes dimensions
ont t abordes sur prs de 40 ans. Si le quotidien est lespace temps du dploie-
ment de la valeur dusage oppose la valeur dchange , il est aussi dcoupage,
agencement et programmation, appelant a contrario un intrt pour des pratiques
diffrentielles7. Mais lexprience est la plupart du temps restitue chez lui dans une
perspective de libration des usages, la vise se faisant explicitement politique.
Le projet de De Certeau est davantage port vers la mise en lumire des ruses et
tactiques du niveau de la culture ordinaire, considre comme une science pratique du
singulier, caractrise par loralit, loprativit et lordinaire. Il peut ainsi traquer la
prolifration dissmine de crations anonymes et prissables qui font vivre et ne
se capitalisent pas : Ce travail a donc pour objectif dexpliciter les combinatoires
doprations qui composent aussi (ce nest pas exclusif) une culture , et dexhumer
les modles daction caractristiques des usagers dont on cache, sous le nom pudique
de consommateurs, le statut de domins (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles). Le
quotidien sinvente avec mille manires de braconner (De Certeau, 1980 : 36). De
Certeau est souvent considr aujourdhui comme un inspirateur des travaux ult-
rieurs sur la marche et plus gnralement le sensible. Cest le cas de Sansot, troisime
auteur que lon peut convoquer ici, qui se situe pour sa part dans un projet de remy-
thisation (cest son propre terme) de lespace urbain, non dans une vise nostalgique
(mme si elle perce dans un ou deux de ses ouvrages), mais dans un projet cognitif
cherchant retrouver des diffrences significatives, expressives, entre espaces plus ou
moins apparents. Quest-ce qui distingue le bistrot du caf ou encore de la brasserie ?
Thvenot notamment (2006). La notion de niveau se rencontre plutt dans les travaux dHenri Lefebvre, dans le prolongement de conceptions marxistes de la socit.
6. Ajoutons, pour le cas franais, que les premiers diplmes universitaires sociologiques datent des annes 1960, expliquant la prpondrance de cursus philosophiques chez les auteurs ici voqus.
7. Le philosophe B. Bgout reproche une telle approche dadopter la perspective historique de la Kulturkritik et de passer outre une analyse approfondie de ce quest la vie courante (2005 : 34-35). Pour sa part, via une mthode phnomnologique, il cherche plutt les fondements dune philosophie du monde quotidien, dtectant des logiques de quotidianisation (Quest-ce qui est immuable, quest-ce qui est amendable ?), le monde quotidien tant plutt vu comme puissance de familiarisation.
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interroge-t-il par exemple. Pour rpondre ce genre de question, lauteur suggre den
passer dabord par limaginaire, posant la question que peut-on rver de tel ou tel
espace8 ? Le projet est bien celui de sauver le sensible ou encore de () sensibi-
liser le concept tout en dcouvrant par ailleurs les significations enfouies dans le sen-
sible (Sansot, 1986 : 31). Ce questionnement est directement li une critique de la
pauvret langagire urbanistique et une injonction retrouver lpaisseur du langage
du sens commun avant que lhomme ne se spare de son uvre et en prenant pour
rfrence un temps dans lequel existait pleinement ce quil nomme la dnivellation des
lieux (Sansot, 1984)9. Sa mthode relve plutt de la ncessit de coupler remythisation
et dmystification. Cest une telle perspective qui le met aussi dans une position sug-
gestive lamenant faire lloge dun urbanisme de la lenteur : je dsirerais que lon
conserve ou que lon restaure des espaces dindtermination o les individus auraient
la libert de demeurer dans un tat de vacance ou de poursuivre leur marche (Sansot,
2000 : 158).
Mais probablement lhritage de Joseph est-il ici le plus utile afin de tenter de
mieux comprendre les rapports entre lexprience et ses cadres. Sa contribution au
premier numro des Carnets du paysage est cet gard rvlatrice dune observation
ncessairement attentive aux volutions concrtes des espaces, leur amnagement et
aux gestes, scnes et usages qui sy dploient. Les paysages urbains considrs comme
des choses publiques (vise principale de son article) sont alors passibles dune analyse
dordre ethnographique de la ville qui lie ses dimensions politique et esthtique. On
peut ajouter que le sociologue engage dpasser les analyses du paysage comme rele-
vant dune apprciation distance et visuelle de certains espaces, au profit dapproches
embarques bien rsumes par Jean-Paul Thibaud : le mouvement tend se subs-
tituer au point fixe, le social lindividuel, le pluri sensoriel au visuel, limmersion la
distanciation (Thibaud, 2004 : 152) qui ajoute lenjeu dune articulation entre le
paysage en pratique et le sentiment de la situation (Thibaud, 2004 : 154). Que lon
remplace le mot paysage par urbain ne change rien ici. On voit que la possibilit
de qualifier la ville est lie la particularit de certains de ses quipements, nous allons
y revenir.
Malgr dimportantes diffrences entre ces auteurs, retenons une tonalit philo-
sophique et plus prcisment lenjeu de la perspective dcrire sur la vie ordinaire (De
Certeau) ou quotidienne (Lefebvre) et de chercher ne pas craser lpaisseur du sens
commun, au contraire de ce que font toutes les dmarches de modlisation (comme
8. Ce qui peut donner ceci : La gare a autrefois attir elle les hommes en qute de pas perdus, de gestes inachevs, de regards inaccomplis. Aujourdhui, la gare ne constitue plus le temple du dpart. Elle ne fait pas entendre par ses stridences les chants de lailleurs, pas plus que les sirnes ne mugissent dans nos ports. On a fait en sorte que les hommes ne sy rfugient plus, en vidant le hall de ses siges, en camouflant les salles dattente (Sansot, 2000 : 160).
9. Cest aussi une remarque de lcrivain F. Maspero propos de son livre Les passagers du Roissy-Express dont la rception importante chez les urbanistes avait pu ltonner en son temps, convaincu quil tait que tous les urbanistes devaient a minima en passer par une connaissance fine des lieux-mouvements quils ont pour mission de transformer.
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le formule Sansot). Retenons galement la notion dcisive de cadrage qui invite ne
pas opposer analyses paysagres et analyses interactionnistes et qui promet un lien
entre connaissance des formes concrtes et connaissance des comportements.
Un autre trait saillant de cette connaissance urbaine est sa caractrisation par ce
que lon peut nommer des cas limites . Lexprience urbaine a en effet t gratifie
dune rfrence majeure, quasi initiatique, qui est celle de la modernit de la grande
ville europenne du xixe sicle. Elle a t remarquablement dcrite, par Simmel puis
Walter Benjamin. Cette figure a dvelopp un imaginaire vigoureux, un rapport parfois
mythifi aux grandes villes quont pu tre Berlin, Paris ou Chicago au dbut du xxe
sicle, mais aussi une difficult saisir plus rcemment et en dautres contextes lex-
pressivit despaces moins denses et divers. Srement cette rfrence blouit-elle autant
quelle claire, crasant donc la saisie dautres urbanits toujours vues comme dfi-
cientes.
Enfin, la connaissance de lexprience urbaine, en sociologie, a t marque par
un moment smiologique-structuraliste, aujourdhui devenu difficilement audible.
la diffrence dcritures subjectives comme celle mentionne de Sansot et que lon
retrouverait galement chez Alain Mdam ou encore Rgine Robin , plusieurs cher-
cheurs dans les annes 1970, dans le prolongement des travaux de Roland Barthes, se
sont faits thoriciens de la ville-langage, contrant des usages strictement fonctionnels
de la ville. Langage et systmes de signes sont incontournables et il est possible de les
investiguer en tant que tels pour comprendre des spcificits. Sil y a une tension cri-
tique dans ces travaux (Soucy, 1971 ; Laurentin, 1974), elle se repre clairement dans
lenjeu de rappeler une d-smantisation de la ville par lidologie fonctionnaliste
qui rgne notamment parmi les urbanistes. Aussi ces auteurs maintiennent-ils une
approche phnomnale et indicielle des centres anciens10, dans un contexte dinqui-
tude quant la ville qui est en train de passer : En ce sens, nous suivrons volontiers
Roland Barthes, lorsquil nous dcrit le centre comme espace de subversion, daltrit,
de rencontre, o lachat tend supplanter lEros, mais o celui-ci resurgit sans cesse,
dans la mesure o la dialectique du dsir dborde toujours les analytiques du besoin.
Et encore lorsquil le dcrit comme vide, suspension de toutes les rgles sociales, lieu
du possible et donc, objet de discours et lieu de pratique privilgi pour dchiffrer la
socit urbaine. (Soucy, 1971 : 18). Par son analyse de quatre romans (Prec Les
choses, Le Clzio La guerre, Rochefort Printemps au parking, et Butor La modification),
Soucy souligne des rgularits : le centre nest plus lieu de rencontres, cest un lieu de
consommation des signes do est absent le sens. Il pointe aussi lexistence dans chaque
roman de tentatives de nouvelles transgressions, dappropriations diffrentielles du
centre. Laurentin, la suite de Soucy, cherchait dvelopper une analyse structurale
de lurbanisme en sintressant aux langages dvelopps sur les centres anciens et plus
prcisment les images et mythes quils vhiculent dans un objectif de prservation de
10. Que lon peut apparenter au travail que Benjamin avait qualifi de physiognomonique par importation dune notion alors employe dans les sciences mdicales.
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la centralit traditionnelle. Mais les investigations relatives la logique du sens ont
fortement volu depuis cette poque, principalement affectes par la philosophie
pragmatique qui nous dit quil ny a rien derrire les apparences et quil faut dvelop-
per les analyses de ce que lon peut nommer la sphre du visible.
Cette analyse succincte participe certes dune histoire des ides. Mais lobjectif est
bien de sen servir ensuite. Retenons que les investigations relatives la connaissance
de lexprience urbaine doivent dautant plus tre actualises quelles ont t saisies par
des contextes thoriques aujourdhui moins audibles (pour de bonnes et de mauvaises
raisons dont lexplicitation sortirait de notre projet) et quelle rencontre des ralits
urbaines sensiblement diffrentes. Srement la perspective qui est celle de Bruno
Latour et milie Hermant tait-elle des plus explicites cet gard : la question initiale
de Paris, ville invisible11 est en effet lexprience du dcalage entre le panorama de
cramique bleute que lon trouve sur la terrasse de la Samaritaine, grand magasin au
cur de Paris (difi par les fondateurs du magasin, les Cognac-Jay, au milieu du xixe
sicle) et la vue contemporaine. La mise jour du panorama est-elle possible ? Oui,
certes, concernant la visibilit paysagre , mais la question est aussi celle de rendre la
ville visible ses propres habitants, on peut alors parler dune visibilit citadine, dont
Latour cherche depuis plus de 25 ans renouveler lappareillage sociologique12. La
question de lexprience urbaine est certes bien de lordre du sensible mais elle
dclenche aussi une rflexion sur lensemble dont on fait partie, disons une socit
urbaine situe, do lexpression de Latour renvoyant une exprience de prpara-
tion du collectif (cf. infra). Cest ce qui autorise parler dune exprience politique,
adressant de fait un questionnement aux instances urbanistiques de production de la
ville concrte, instances qui sont prcisment concernes par larticulation du sensible
et du sens.
prises et panoramas des espaces publics urbains
Mdiateur entre le systme politique, les secteurs privs du monde vcu auxquels il
donne un espace dexpression et les systmes daction fonctionnellement spcifis,
lespace public est le ressort de la dmocratie et loprateur dun accord entre citoyens
ou simples membres dune socit (Joseph, 1988 : 15).
Ce rappel de Joseph est aussi une incitation, comme il le dit plus loin, moins
tabler sur les motivations avant laction que sur les catalyseurs de perception , les
prises et les procdures disponibles dans laction (Joseph, 1998 : 158). Cest une invi-
tation une connaissance de lexprience urbaine partir de ses dispositifs, au sein de
lensemble form par les espaces publics urbains. Deux dentre eux me semblent plus
11. Rappelons quils en ont propos une version lectronique, consultable ici : www.bruno-latour.fr/virtual/index.html
12. Et entirement remis en perspective dans son dernier ouvrage enqutant sur les diffrentes formes dexistence (Latour, 2012).
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27Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
particulirement loquents : le banc, considr comme une prothse de lassise et le
belvdre la fonction panoramique dj dcrite13.
Ce que les assises rvlent
Cest dabord lchelle du piton que peut sprouver la qualit de lurbanit. Bien
des objets dans lespace public permettent ou restreignent laccomplissement de ses
squences daction. La place du banc public est spcifique cet gard et son histoire
urbaine rvle lvolution des conceptions de lespace ouvert. Si le dplacement peut
tre considr comme un procd dancrage du piton dans lenvironnement, il
dpend toujours dun couplage entre des prises et des comptences. Le banc fait bien
partie de ces prises. Aujourdhui, les reprsentations scuritaires tendent transformer
radicalement lassise spatiale en ville. On peut ainsi nourrir une inquitude quant au
devenir de la sphre et des espaces publics. Mentionnons, dans la manifestation de
cette inquitude, les expressions dnonciatrices que lon peut trouver dans le film de
Gilles Pat et Stphane Argillet intitul Le repos du fakir et dautres ralises par lasso-
ciation Ne pas plier14. La scurisation croissante des espaces ouverts au public fait
craindre, simultanment, le dveloppement dune ville hostile au repos et la flnerie.
On peut suggrer une lecture en trois temps de lvolution du mobilier urbain
limitatif ou contraignant : tout dabord un principe de rajout qui consiste, sur un
type de mobilier, venir a posteriori ajouter un lment qui permet de contrer lusage
ou les personnes identifis comme indsirables cest galement vrai de lirrup-
tion dune signaltique dsignant les usages autoriss ou tolrs heures de frquen-
tation, signification de la destination des quipements ; ensuite une remonte dans
la filire qui consiste en une intgration, dans la conception mme, dlments propres
diffrer ou empcher notamment ceux qui sont susceptibles dy passer trop de temps.
Enfin, solution radicale, cest la suppression des assises existantes dans les lieux pro-
blmatiques qui peut tre observe, au profit de ralisations page ce qui sobserve
de manire quasiment gnralise dans les halls de gare en France avec diffrents salons
grands voyageurs offrant des services aux abonns et dlaissant la partie strictement
circulatoire de la gare. On fait le constat aujourdhui dune difficult penser limmo-
bilit dont tmoigne bien la suppression des accroches et des prises si elles ne sont pas
immdiatement finalises : on pense des bornes, des espaces affaires ou clubs mais, en
dehors de ces bulles, cest plutt un espace public lisse qui est valoris, en rfrence
une ville douce et apaise (vocable fort usit) o lon se fraie sans se cogner, mouve-
ment lent ventuellement mais permanent, sans point darrt.
13. Prcisons, pour les assises comme pour les panoramas, que nos observations ont surtout port sur la rgion nantaise. Nantes nappartient pas au registre des villes iconiques, spectaculaires, ni nest le paradigme dune privatisation de lespace public : ce nest pas un cas limite et il nous intresse pour sa rela-tive reprsentativit de ces villes moyennes europennes qui se sont (r) empares du devenir de leurs espaces publics, aussi bien concernant leurs centres sdiments, leurs projets urbains dmonstratifs que lamnagement souvent gnrique despaces publics de leurs villes de banlieue.
14. Le film est visible sur Internet : www.gilfakir.com/fakir.html
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Lhistoire du banc nous rappelle quil est n avec les projets dembellissement et
daration, quil est dautant plus ncessaire que le trafic est dense. Il accompagne ainsi
des parcs, des kiosques et se gnralise bien des espaces publics avant leur confine-
ment, leur mutilation, mais aussi leur nouveau dploiement que dsignent bien les
emparements par le design. Mais il fait encore partie des rflexes de la panoplie de
larchitecte-urbaniste, partie prenante dune vision du lieu public (le banc public ).
Lobservation attentive peut en reprer de plusieurs types, qui diffrent selon le lieu o
il se situe (un lieu de passage ou une place), la manire dont il est implant et ce quil
regarde (un paysage, un btiment, la ville au loin), ou encore son association
dautres objets du mobilier urbain (dautres bancs, un lampadaire, une poubelle).
En somme, le banc est un ingrdient de base de recettes damnagement de lespace
public, partir duquel se dclinent toutes sortes de formules minimales la plupart
du temps, mettant en jeu lobjet de faon autonome dans lespace public. En se don-
nant mme pour seule contrainte de sasseoir systmatiquement sur tout banc repr,
on prend conscience que le point de vue du pauseur (quil soit ou non lorgneur15 )
est assez rarement intgr lorsque lon dispose un banc quelque part : vues aveugles,
sur les espaces-poubelle, face aux immeubles (le banc est alors prolongement de les-
pace priv plutt quaccroche publique) donnent penser que bien des bancs ont t
poss pour que cela ne gne pas ou encore pour cadrer un ensemble immobilier Une
autre question surgit, celle de la sous-occupation des bancs : parfois mal placs, parfois
non associs ( des activits ou encore des commerces ambulants, si rares en France).
En outre, ce qui se rarfie et se scurise dans le centre-ville a tendance se rpandre
dans les espaces publics priphriques, de manire quelque peu standardise. Srement
lide de dvelopper telle ou telle ville-parc agrmentant les secteurs rsidentiels nest-
elle pas trangre cette volution16. Se dploient galement, dans le cadre des projets
urbains, des conceptions scnographiques de lespace public le ramenant une fonc-
tion de dcor. On peut a contrario rappeler que lespace, cest dabord du plein !
De tels constats mettent sur la voie de propositions ralistes17, entre provocation
et rvlation. On peut en effet chercher, a contrario de ces tendances, exprimer une
assise implicite, jouer pour ne pas rouiller , conforter pour accommoder ,
dmultiplier des usages, lgender certains points de vue, rorienter des lieux sans motif
apparent. On retrouve alors lenjeu pos par Latour et Hermant : que seraient des
panoramas contemporains ? Peuvent-ils se saisir de la perception en mouvement qui
caractrise nos manires dtre dans lespace public ? Si la perspective dnonant lvo-
lution dune conception limitative du mobilier urbain est ncessaire, elle nest pas
suffisante. En cho aux occurrences historiques mentionnes, on saperoit en effet que
15. Samuel Bordreuil revient finement sur les figures qui encadrent le flneur au xixe sicle dans sa communication au colloque de Cerisy-la-Salle sur les sens du mouvement (Bordreuil, 2004).
16. Cest bien ce que nous avons constat en banlieue nantaise, Saint-Herblain, dans un travail dobservation men de concert avec larchitecte Ludovic Ducasse en 2006-2007.
17. Et lurbanographe gagne ici ctoyer au plus prs lurbaniste et larchitecte. Cf. infra propos des pourparlers.
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29Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
lapparition des bancs dpend dune conception de certains espaces publics comme
espaces de promenade, de distraction-reconcentration, de dambulation, lis la den-
sit du trafic alentour. Cest probablement ce qui est rendu problmatique aujourdhui.
Avec cette moindre densit, on rejoint lhypothse de Bordreuil relative la description
de plusieurs scnes de rue, selon laquelle on assisterait de manire croissante un
effondrement local du cadre participatif qui dfinit la structure de lespace public
(Bordreuil, 2002). Il y voit aussi bien une dfaillance des contrles formels (les prpo-
ss lordre public font dfection) que personnels et informels (avec, pour reprendre
ses termes goffmanniens, loutrage rsonnant du comme si on ntait pas l ). Mme
si ses descriptions prennent leur origine dans des scnes new-yorkaises, nos observa-
tions confirment leur validit ailleurs, propos de lvolution de la tonalit des espaces
publics. Le rapport entre prsents et tmoins potentiels sest altr. Lvolution relative
aux quipements des petits riens urbains18 renvoie bien une telle altration.
Ce que les panoramas promettent
On peut associer les bancs et les panoramas. Latour nous rappelait quils sont ce qui
prpare la composition du collectif, donnent voir au public ce quil est, ce quil a
t, ce quil peut tre, notamment via des processus de figuration. Si le ce quil est
renvoie par exemple aux portraits de ville des expositions19, le ce quil a t renvoie
assurment aux dispositifs que sont les mmoriaux, qui conjuguent lespace et le
temps pour actualiser la puissance dun vnement ou retracer les garements (sou-
vent) ou prouesses (plus rarement) dune poque20 et le ce quil peut tre renvoie
notamment aux travaux prospectifs citoyens qui expriment les trajectoires possibles
dun ensemble humain et se donnent voir galement parfois par des expositions21.
Lactualisation du panorama du xixe sicle renvoie une fonction plus labore que
lassise, qui est celle de la prparation la composition du collectif. Dans toutes les
villes, mais des degrs divers, depuis ces lieux publiquement accessibles que sont
des terrasses publiques en hauteur, peut se dcouvrir un paysage auquel une cons-
cience urbaine peut facilement sarrimer22. On peut alors voir diffrents emblmes de
lagglomration, accder visuellement aux grands quipements de gestion des flux
(une centrale thermique, une usine dincinration de dchets, un pont qui boucle le
18. Titre retenu pour le dossier de la revue Urbanisme, n 370, janv.-fv. 2010.19. ABC Montral par exemple, au CCA en 2012-2013.20. Ainsi du mmorial labolition de lesclavage difi en 2012 Nantes sur le quai de la Fosse pour
commmorer labolition dune pratique dont Nantes a tir sa richesse pendant toute une priode, en lien avec le commerce triangulaire.
21. Ainsi de lexposition nantaise clturant lexercice de prospective citoyenne, Ma Ville Demain, Nantes en 2030, dans lune des anciennes cales de lancement de bateau de lle de Nantes (Devisme, Ouvrard, 2013). Ainsi, plus substantiellement, de lexposition Karlsruhe Making things public sous le commissariat de B. Latour et P. Weibel.
22. On pourrait bien sr dvelopper une analyse des vedute en ces termes, le vedutisme tant un mouvement artistique qui nest pas tranger cette possibilit contemplative que sont des belvdres, des promenades. Venise tant larchtype de cette fonction.
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30 sociologie et socits vol. xlv.2
priphrique23), prendre conscience de lampleur du vert dans le paysage, quand bien
mme limage de ville-bton reste souvent mobilise. Ces lieux particuliers permettent
une rflexion urbaine o la fonction premire revient assurment la question de la
lisibilit (Devisme, 2013). Mais dautres prolongements sont envisageables si on les
relie notamment lenjeu de lexprience. Cest ce que dcrit patiemment Stphane
Tonnelat quant au dispositif dune plateforme La Nouvelle-Orlans (Tonnelat,
2012) : la plateforme dobservation du bayou aprs le passage de louragan Katrina en
2005 a fait partie dun ensemble dactants du quartier Lower 9th Ward permettant
dargumenter sa viabilit par rapport des visions catgoriques qui cherchaient le
transformer en espace vert, submersible et donc impossible habiter. Ce sont bien les
dimensions sensibles du problme public quil met en avant, en reliant dispositifs et
conscience urbaine. On voit ds lors lactualit urbanistique du belvdre pdago-
gique. Lorsque certains critiquent un effet de mise distance de la ville (participant
de sa patrimonialisation) dclench par les belvdres et panoramas qui tablent en
effet principalement sur le sens visuel, dautres insistent sur le potentiel de rencontre
et lenjeu de tenir, dans les amnagements des quartiers, un rle structurant de
lespace public.
Les bancs comme les panoramas expriment bien la dimension sensible des ques-
tions publiques. Sil faut bien sr diffrencier des contextes urbains, nous avons plutt
cherch montrer ce que des micro-quipements peuvent faire pour exprimer la ville
auprs de ses usagers. Reprenant au srieux lexprience panoramique, il se trouve
quelle interpelle quant la transposition que lon peut faire dexpriences qui appar-
tiennent lhistoire et dont la butte-tmoin la plus forte rside srement dans ldifi-
cation de la tour au centre ddimbourg par lurbaniste cossais P. Geddes. LOutlook
Tower avait une vise dificatrice et a pu reprsenter un cas intressant dassociation
des savoirs de lespace un dispositif construit (Chabard, 2001)24. Que peut signifier
lactualisation de cette proccupation ?
lexprience urbaine dans le contexte de mtropolisation contemporaine
Lun des phnomnes les plus importants ayant transform la structure des villes au
xxe sicle est probablement leur desserrement. La plupart des auteurs gographes et
sociologues qui ont travaill sur lvolution de la forme de lurbanisation saccordent
sur ce point, rendu possible dabord par la destruction des fortifications lorsquelles
existaient et par des mutations lies aux formes de la mobilit collective et individuelle.
Sans revenir ici sur les diffrentes raisons du phnomne de dcentrement de la ville,
dsormais bien connues (Devisme, 2005) mais ayant des traductions diffrentes sui-
23. Cest ce que ralise tout fait le panorama de la tour de Bretagne Nantes, seule mergence relevant de la catgorie du gratte-ciel dans louest de la France !
24. Mentionnons un cas de panorama intressant, lobservatoire de la ville, propos par lassociation Ne pas plier partir dune terrasse dun immeuble de la ville dIvry-sur-Seine (rgion parisienne) et visible ici : www.nepasplier.fr/citoyens/lire/panoramique-ivvry/pano.html
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31Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
vant les configurations urbaines, concentrons-nous sur ses consquences, prcisment
en termes exprientiels. Lenjeu dune telle focalisation provient notamment du fait
que les amnageurs et urbanistes ont eu tendance dvelopper des visions unilatrales,
souvent stigmatisantes de ce phnomne.
Le dphasage du rpertoire urbanistique
Alors mme que la discipline urbanistique tait ne de la pense de larticulation des
logiques circulatoires et rsidentielles, elles se sont nettement dconnectes, produisant
des situations amorphiques dans des rgions qui sont de plus en plus des bassins de
trafic. Autrement dit, la morphogense, qui a longtemps t une grille de lecture des
espaces urbains, est devenue illisible. Les ensembles urbains sont devenus de plus en
plus difficiles border et organiser perceptivement autour de motifs centraux. Il est
alors commun de recourir des mtaphores de lparpillement pour dsigner une
illisibilit des territoires urbains. Au ras du sol, il ny aurait que juxtaposition, chaos,
laideur (des entres de villes ) et inconscience dun milieu de vie. Si les aires rsiden-
tielles et les flux communicationnels se sont nettement distendus au xxe sicle, lexp-
rience de leur relation na pas disparu pour autant, mais se fait massivement via des
units vhiculaires individuelles. Pour ce qui est de loccupation des rgions urbaines,
lespace se remplit la manire dune ligne de mtro, dans laquelle on sinstalle plus
grande distance possible des pr-occupants , en divisant par deux, et inexorable-
ment, les espaces vacants (Bordreuil, 2000). Quelles sont les consquences dune telle
volution structurelle sur les urbanits ? Peut-on parler dune exprience priurbaine
spcifique ? Quel serait lquivalent de cet urbanism as a way of life dfini par Louis
Wirth dans le cadre du programme de lcole de Chicago (Wirth, 1938) ? Un subur-
banism as a way of life ? Sans reprendre les nombreux travaux et dbats relatifs la
priurbanit on peut parler dun vrai dveloppement des tudes priurbaines
(Cailly, Vanier, 2010), disons quil y a un accord pour quune meilleure connaissance
de lentre-ville (selon lexpression de lurbaniste Thomas Sieverts) soit mise jour,
en particulier relativement aux urbanits et citadinits qui sy dploient.
La question pourrait tre pose ainsi : comment rendre la ville dcentre visible
elle-mme ? Cest bien la visibilit citadine qui est en jeu, dautant que les producteurs
dimages (iconiques et verbales) anti-urbaines sont bien prsents ; en tmoignent de
nombreux produits immobiliers priurbains, des positionnements de collectivits
locales J. Salmon-Calvin la bien mis en avant dans le contexte suisse par des arch-
types du discours anti-urbain dans le pays. Ainsi du village dont la reprsentation
mythifie est celle de la communaut rurale et solidaire qui a tendance tre dissoute
par la grande ville. La synthse de lanti-urbain associe une communaut (le village),
une conomie (le sol nourricier), une dimension (le proche), une esthtique (le pay-
sage harmonieux du village suisse), un milieu (la nature), un temps (le pass) et un
principe dorganisation (lquilibre). Autre exemple, la recherche par de nombreux
urbanistes dun rpertoire formel qui puisse rpondre aux questions didentit urbaine.
Si le binme gare-boulevard du xixe sicle nest plus de mise, le couple htel de ville
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32 sociologie et socits vol. xlv.2
(ou de rgion) place publique ne semble pas non plus trs performatif et bien
des centres-villes secondaires sont dserts au profit de polarits marchandes (larch-
type se situant probablement dans les villes nouvelles franaises qui taient vues dans
les annes 1970 comme le laboratoire de rconciliation du civil et du politique). Cest
en tout cas prcisment en raction lamorphisme croissant et ses effets supposs que
plusieurs pouvoirs urbains ont cherch de nouveau manifester la ville , par un
rinvestissement des villes centres qui nest certes pas du mme ordre en Europe et en
Amrique du Nord25, mais qui semble gnral, la croise dune promotion nouvelle
des qualits de lurbanit, dune poque de marketing urbain accentu et dune sen-
sibilit, diffuse mais relle, lhorizon dune crise cologique dont ltalement priur-
bain serait aussi bien un symptme quun facteur constituant. Limaginaire btisseur
est en tout cas ici mis en question (Ostrowetsky, 1983). Ne peut-on lui trouver de
nouvelles prises ?
Lenjeu de ressources narratives contre la critique radicale
Cest en tout cas ce que suggre limagibilit contemporaine du priurbain qui se
rsume de moins en moins au pavillon isol au milieu de sa parcelle. Si la lisibilit de
lespace renvoie gnralement nos capacits nous y orienter, son imagibilit
tmoigne quant elle des images et valeurs quil suscite. Ces deux qualits, travailles
par bien des professionnels, sont dabord prouves par tout usager des espaces urbains
qui peut aujourdhui faire lexprience de la discontinuit certes, dune lisibilit pro-
blmatique certes, bien que les images abondent. Elles sont, comme toujours, un
mlange de discours dexistence, dimagerie et dignorance (Chalas, 2000). On peut les
traquer travers les vecteurs du cinma, de la photographie, de la publicit, mais aussi
de la carte mentale. Tous ces supports sont bavards mme sils ne disent pas les mmes
choses.
Sil faut pointer le ct rducteur de certains notamment dans les magazines
culturels il faut aussi tre en mesure de qualifier lexpressivit dautres. () le
modle priurbain nest plus tant centr sur un objet (le pavillon), mais renvoie un
monde et un environnement peupl de toute une quantit dobjets auquel il contri-
bue donner une consistance et une cohrence () (Boss, Devisme, Dumont, 2007 :
142). Attentifs la dimension narrative de certaines fictions, nous pouvons chercher
voir en quoi les espaces priurbains permettent le dploiement de certaines intrigues,
comment ils imprgnent des caractres, des qualits dinteraction Lespace de la
condition priurbaine acquiert dsormais un statut part entire, constitue un univers
mythique propre et il faut pouvoir se donner les moyens danalyser des images inter-
prtatives des diffrents tats durbanisation la fois en mettant au jour limage per-
sistante de la ville concentre et en considrant les urbanisations disperses comme
des parties de la ville territoriale polycentrique daujourdhui (Barattucci, 2006 : 48)
25. Le mouvement de renaissance urbaine y tant dautant plus fort que lon ne trouve pas le fond patrimonialis europen.
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33Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
qui ne sont pas dnues dimages interprtatives. Le cas des sries tlvises est certai-
nement des plus instructifs cet gard et le succs populaire de Desperate Housewives
comme de Weeds (toutes deux diffuses partir de 2004-2005 en Amrique du Nord)
tmoigne dune entre significative des banlieues chic amricaines dans des rcits
dune vie quotidienne dboussole. Dans le premier cas, les principales protagonistes
vivent Wisteria Lane, banlieue de Fairview (ville fictive) et incarnant un archtype de
banlieue blanche de classe moyenne suprieure. Dans le deuxime cas, lintrigue se
noue principalement Agrestic, banlieue californienne dans laquelle se dploie une
grande violence des changes, cornant srieusement la vision pacifie et scurise des
gated communities (Boss, Devisme, 2011). Il sagit bien dun matriau permettant de
relativiser la banalit, la srialit et lhomognit des paysages priurbains26.
Cela passe toutefois par certaines conditions. Dabord celle de reconnecter des
plans que le monde acadmique a eu tendance sparer. Lun renvoie aux reprsenta-
tions, limaginaire, au domaine symbolique. Lautre renvoie lexprience mme de
cette visibilit citadine et met en avant des preuves sensibles, ce que vivre lurbain
rclame comme dispositions, comptences, apptits La spcialisation de diffrents
sous-champs disciplinaires dans la recherche urbaine a eu pour effet, depuis les annes
1980 tout particulirement, dattnuer un questionnement spcifiquement urbain,
gnral, et augmenter lcart entre des approches littraires et des approches scienti-
fiques. Cette situation correspond srement plus une perte qu un gain. Il existe en
effet des territoires du savoir particulirement suggestifs par rapport ma question
principale. Outre les ressources filmiques mentionnes, tout un pan de littrature
urbaine descriptive, en France notamment, tmoigne dune forte expressivit de
lurbain. Cinq exemples peuvent en attester. Franois Bon, entre expriences dateliers
dcriture collectifs et livres en propre, se fait souvent documentariste de la vie urbaine
contemporaine, quil sagisse de lexprience du dplacement, ou de celle du station-
nement, ou encore plus rcemment dun portrait dune trajectoire durbanisation
partir dune autobiographie des objets (Bon, 2000 ; 2012). Franois Maspero, en com-
pagnie dAnas Frantz, a exprim la rgion parisienne dans les annes 1990 dans une
chronique des stations de RER de la ligne B, simposant la description des urbanits
dployes sous leurs regards respectifs (Maspero, 1990). Annie Ernaux, au sein de son
uvre littraire, a plusieurs fois capt la condition dune habitante dune ville nouvelle
(Cergy-Pontoise) partir dun journal du dehors ou journal extime27 dont on peine
voir des quivalents chez les chercheurs urbains (Ernaux, 2000). Jean Rolin se fait
souvent arpenteur des espaces priphriques, lhomognit apparente, descripteur
26. Cf. aussi les travaux du groupe Figura sur limaginaire contemporain. Un colloque organis lUQAM en avril 2013 intitul Suburbia, lAmrique des banlieues permettait de saisir comment le champ littraire et cinmatographique peut tre travers par le questionnement spatial et en quoi la banlieue peut constituer un paysage mental.
27. Journal extime est un nologisme forg par Michel Tournier. En opposition au journal intime, un journal extime sonde lintimit non pas de lauteur, mais du territoire qui lui est extrieur. Cette criture a une double porte : littraire et sociologique. On retrouve cette criture du dehors chez Annie Ernaux.
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34 sociologie et socits vol. xlv.2
sur commande ou en auto-commande, associant ralit et fiction mais toujours dans
la perspective de restituer une paisseur des expriences sub- et priurbaines (Rolin,
1995 ; 2002). Plus rcemment, dans son roman Les lisires, Olivier Adam exprime son
tour un vcu li une trajectoire priurbaine dmontrant l aussi une certaine expres-
sivit des espaces priurbains lorsque le narrateur fait retour dans sa ville natale de
banlieue parisienne (Adam, 2012).
Cette veine est probablement plus riche et nuance que la critique radicale de
certaines figures de lurbanisation contemporaine. Lexposition Dreamlands (2010),
monte au centre Georges Pompidou Paris28, montrait ainsi essentiellement les
marques dune contamination des villes par les parcs thme, sous la pression dune
condition touristique gnralise intgrant la concurrence urbaine. La culture des
loisirs serait dsormais le principal levier du dveloppement urbain lui confrant un
caractre factice29. Cette critique renvoie aussi au conditionnement (qui pouvait tre
celui des passages parisiens dcrits par Benjamin, lieux des illusions par excellence) et
met en avant la force de simulacres, ces dispositifs qui ne permettent pas de penser les
formes dans lesquelles on se trouve. Elle est du mme ordre chez Michael Sorkin fai-
sant lhypothse du dveloppement de villes agographiques dont la qualification
est sans appel : ltalement sans forme des nouvelles banlieues infinies non relies
une ville (ma traduction) (Sorkin, 1992 : 11)30. La thmatique de lalination est
reprise avec cette ide des masques entre expriences du monde vcu et conscience31.
Aussi bien les recherches dordre ethnographique que la philosophie pragmatique
tendent nous loigner de la position de surplomb dont tmoignent ces analyses.
la sociologie urbaine comme exprimentation
Ou bien on travaille craser ce rsiduel, ou bien on le considre comme lirrduc-
tible, comme le prcieux contenu des formes abstraites et des diffrences concrtes
(Lefebvre, 1968 : 36).
Outre les enjeux dactualisation dvelopps plus haut, lorsque le gographe Ola
Sderstrm suggre de reprendre une thorie sensible de la modernit, il prcise deux
conditions dactualisation : se rendre plus attentif la diversit des urbanits dune part
et dvelopper des mthodes contemporaines et systmatiques dautre part ; le go-
graphe pointant cet gard lintrt de lanthropologie de la mondialisation et de
28. Cf. le catalogue dexposition Dreamlands : des parcs dattractions aux cits du futur, Paris, ditions du Centre Pompidou, 2010.
29. Il faudrait, dans la gnalogie de cette critique, mentionner la thorie de la ville gnrique de larchitecte Rem Koolhaas (1995) et, avant lui, des dcouvertes des architectes Venturi, Izenour et Scott-Brown (1972).
30. Disons plutt quun appel alternatif est lanc dans une certaine direction : un retour des urbanits plus authentiques, des espaces de vie bass sur la proximit physique et lide que la ville est notre meilleure expression dun dsir de collectivit (ma traduction) (Sorkin, 1992 : XV).
31. Cest prcisment linterrogation de la porte de cette critique qui tait au centre dun sminaire que nous avons organis avec Anne Boss au laboratoire Laua en 2011 sous lintitul mtropoles mondia-lises prouves .
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35Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
lethnomthodologie des espaces urbains pour une analyse de la condition humaine
lheure de la ville mondiale (Sderstrm, 2010). Trois arguments expriment en outre
lenjeu contemporain de la relation entre les formes et les expriences urbaines : le
rappel que les formes construites matrialisent des normes sociales ; le fait que la mon-
dialisation urbaine est caractrise par lintensification de la mobilit des formes
construites ; enfin, lide que ces formes mobiles mettent en uvre des pdagogies de
la modernit , des programmes de transformation des pratiques32 . Cest dans cette
direction que je voudrais, pour terminer, suggrer un double enjeu de mthode et de
dialogue.
Du regard en ville au regard sociologique
Il peut sembler paradoxal dinciter revenir au plancher des vaches la suite de
lanalyse des enjeux des panoramas et belvdres et dans le cadre dun texte vhiculant
des enjeux thoriques. Et pourtant ! Lenjeu de la connaissance de lexprience urbaine
est aussi celui de la pratique de certains moments de recherche quil faut restituer. Ils
sont notamment lis ce qulisabeth Pasquier a pu nommer la battue , en cho
direct aux pratiques de chasse, consistant, sur un temps ramass et de manire collec-
tive, interroger cette fois (et non plus abattre !) la ville saillante (Pasquier, 2011). La
consigne, simple en apparence, peut tre rsume par linjonction Allons voir !33 . La
mthode denqute consiste, sur un temps ramass, relever, partir de lespace public,
tous les signes de transformation du territoire, des plus manifestes aux plus discrets.
Elle peut tre associe diffrentes problmatiques, par exemple pour montrer ce
quun projet urbain prfigur peut gnrer du ct dappropriations phmres ou
encore pour documenter comment diffrents espaces tendent se cloisonner au fil du
temps (sous leffet de laction de multiples gestionnaires par exemple). Dans tous les
cas, cest une mthode qui permet, en sobligeant saisir sur le vif des signes de chan-
gement, de remettre en question la position des chercheurs : mise lpreuve par
exemple entre ceux surtout agis par le regard (on le constate travers leur usage de la
photographie par exemple) et ceux qui font monter du sens par la double action de
lobservation et de linteraction. Dans les deux cas de figure, le rle de la photographie
est dterminant, tantt comme capteur pense-bte , tantt comme matriau de
ralisation de montages photographiques, dioramas sociologiques, dont un modle est
prcisment le Paris, ville invisible dj cit mais qui, plus modestement par la mise en
uvre de diptyques, triptyques, visent exprimer des ralits contrastes. Le travail
photographique est alors bien un afftage dhypothses et participe entirement de
lanalyse ; il sagit bien dune sociologie avec les images, qui complte une sociologie
32. Arguments livrs lors de la confrence de Sderstrm dans le cadre du sminaire du LAUA : Pdagogies urbaines de la modernit dans des villes en mondialisation , 15 avril 2011.
33. Initialement, . Pasquier et E. Volpe avaient crit Une semaine, une ville (VRD, ensa Versailles, 2005) la suite de lexploration de la ville de Montpellier en 2001.
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36 sociologie et socits vol. xlv.2
sur les images en mouvement comme celle voque plus haut propos des sries
tlvises34.
Images 1 et 2 : les prothses des assises dans des amnagements rcents despaces publics sur lle de Nantes (photographies : Cline Cassouret, 2012-2013)
34. Notons que LAnne sociologique prpare un numro spcial sur les sociologies visuelles (vol. 65, 2015).
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37Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
Image 3 : vue sur la ville centre depuis le toit-terrasse de lEnsa Nantes (photographie : Cline Cassouret 2012)
Aux immersions rapides des battues peuvent succder des productions crites presque
sur le vif, allant de la description la leve de nouvelles hypothses, chaque texte ren-
voyant des squences au croisement du hasard des interactions, des manires de voir
et des problmatiques portes par le ou les observateurs. Cest bien la confiance dans
la saisie depuis lespace public (inspire de Georges Prec notamment) qui permet le
dclenchement dune criture qui table sur le vocabulaire non fix (Rmy, 1998) et qui
a toujours en tte de pouvoir rejoindre le sens commun. Cette coupe spatiotemporelle
ramasse35, qui relve plusieurs gards du cruising diurne36, nest pas trangre aux
propositions faites par Charles Soukup pour remobiliser le regard du flneur dans les
pratiques ethnographiques afin de comprendre des caractristiques des cultures
contemporaines (Soukup, 2012). Ces mthodes nont rien dexclusif, elles peuvent
coexister par exemple avec un suivi au long cours (des activits de projet sur un terri-
toire, de lengagement des acteurs sur telle ou telle scne). Elles permettent notam-
ment de mener des pourparlers avec les orientations urbanistiques et amnagistes.
Des exprimentations critiques
On pourrait reprocher le caractre micro et pi-phnomnal des connaissances obte-
nues par le regard microsociologique ici voqu. Notre perspective est plutt de mon-
trer quil ne faut plus opposer micro macro, que derrire les phnomnes se logent
tout simplement dautres phnomnes. Le vocabulaire que lon utilise pour dcrire
les phnomnes est celui qui dcoupe les phnomnes en ce que lon appelle ensuite
des objets. Lobjet nest en aucune faon une notion ou une ralit qui aurait une quel-
conque forme dantriorit ou de priorit sur le vocabulaire (Putnam, 1992 : 57).
Lattention porte lexpressivit vise reprer des mergences, des saillances, un
monde social en train de se faire. On peut lui adjoindre lenjeu de la restitution ceux
35. Le protocole une semaine-une ville a t mis en uvre sur Montpellier et Tbilissi par Pasquier et Volpe, puis sur Miami et Duba par nous-mmes (cf. Lieux communs n 13 et 14).
36. Le cruising est voqu par Bgout dans son essai Lblouissement des bords de route (Verticales, 2004).
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38 sociologie et socits vol. xlv.2
qui sont les usagers de lurbain dans la mesure, comme le dit rcemment Latour, o
lon sait combien il est difficile dapprendre bien parler quelquun de quelque
chose qui lui importe vraiment (Latour, 2012 : 58).
Quel genre dutilit une science sociale exprimentale comme celle propose ici
peut-elle soutenir ? Outre des connaissances ethnographiques, jaimerais insister sur
les pourparlers urbanistiques, entendus comme une activit dialogique, que les
sciences sociales peuvent mener avec diffrentes puissances du monde, en loccur-
rence celles qui construisent et formatent des espaces urbains37. Si les sciences sociales
se donnent un rle dinterpellation, elles peuvent, sur le registre examin, alerter sur
des tendances certes (le marketing, le storytelling, la scurisation-privatisation), mais
aussi mettre en avant des constituants de la ville saillante que lurbanisme peut ngliger
ou craser . Elles peuvent ainsi pointer lenjeu de linformalit de la vie urbaine, qui
comporte bien plus de ressources que de problmes, pointer lintrt des tiers-espaces
qua pu analyser et promouvoir le paysagiste Gilles Clment par exemple , cher-
cher convertir des frontires en lisires et promouvoir des pratiques de rsistance par
exemple. Il revient aussi aux sciences sociales dexpliciter le rle de lambigut qui
renvoie limagination de lieux o les gens ne savent pas bien o ils sont et en tablant
sur limprovisation qui est clairement un art dusager. On peut par extension mettre
en avant les enjeux despaces publics indtermins en tablant sur les vertus de ce que
Sansot avait appel de ses vux sous les oripeaux dun urbanisme du retardement
(Sansot, 2000).
Ce regard, qui relve de la pratique dune sociologie des contextes, peut tre asso-
ci de prs aux promesses de la sociologie de Richard Sennett. Dans son intrt rcent
pour les mtiers des activits qui donnent forme il pointe notamment lenjeu de
la conscience matrielle : les gens investissent dans les choses quils peuvent changer
(Sennett, 2010 : 166). partir des qualits des artisans (o lon retrouve lintuition, la
rsistance et lambigut), il poursuit un questionnement dordre philosophique en se
demandant sil y a des techniques permettant aux gens de ne pas renoncer ou encore
comment faire un usage imaginatif des outils (ou des dispositifs). Les trois aptitudes
de lartisan, rsume Sennett, sont : la facult de localiser (o se passe quelque chose
dimportant), la capacit de remettre en question les lieux et la capacit douvrir un
problme. Ces aptitudes rejoignent clairement une problmatique de lexprience : il
sagit bien dune cologie sensible du monde quotidien (Thibaud) qui doit appro-
cher le concret de lexprience urbaine38 alors que celle-ci est sujette une mise en
37. Gilles Deleuze explique pour sa part quil revient la philosophie de mener non des batailles mais une guerre sans bataille, une gurilla avec les diffrentes puissances dorganisation du monde. On ne sait plus trop, crit-il sils font encore partie de la guerre ou dj de la paix , mais les pourparlers associent colre et srnit (Deleuze, 1972-1990).
38. en donnant lenvironnement sensible une paisseur socio-historique (esthtique de la moder-nit), en introduisant des questions dordre thique dans lapprciation esthtique des milieux urbains (esthtique de lenvironnement) et en thmatisant nos manires dprouver et de fabriquer le monde sen-sible (esthtique des ambiances), ces dmarches permettent de dvelopper des modles dintelligibilit des mutations urbaines en cours (Thibaud, 2010 : 209).
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39Ressorts et ressources dune sociologie de lexprience urbaine
ambiance : le milieu urbain semble travers par un double mouvement de program-
mation du festif et dintgration du scuritaire, par un large spectre allant dune co-
logie de la peur (Davis) une cologie de lenchantement (Boyer) (Thibaud,
2010 : 209).
Avec quelles armes le retour la ville sensible, saillante, celle qui offre des prises,
qui se manifeste, peut-il soprer (Sderstrm, 2010) ? Lanalyse de lexprience
urbaine, qui marge aujourdhui soit des travaux dordre historique (retour sur le
choc des mtropoles de la fin du xixe sicle), soit des investigations dordre phno-
mnologique et relevant clairement de lessai (Bgout, 2003 ; 2004), doit aussi retrou-
ver une vigueur dans les sciences de lespace des socits. La problmatique initiale
invitait une actualisation des programmes sociologiques relatifs lexprience
urbaine, tant il semble important dtre en capacit de rexaminer des textes au croi-
sement de la sociologie et de la philosophie, et ce, au prisme des questions poses
aujourdhui par une mtropolisation la fois intense et htrogne. La motivation tait
double : dune part lenjeu de lincarnation tant lespace est bien dabord ce qui rend
visible la socit39 ; dautre part lenjeu de la manifestation des socits elles-mmes,
les villes ayant traditionnellement t de tels dispositifs qui, sils tendent sclipser,
ne sont peut-tre pas pour autant hors de porte, condition de parvenir dabord
correctement dcrire lexpressivit de lurbain contemporain. La question de la visi-
bilit apparat comme centrale, supposant une attention forte aux oprateurs de fac-
tualit. linstar de ce que propose Francis Chateauraynaud, on peut insister sur
limportance de la tangibilit (Chateauraynaud, 2011, chapitre 6) et des preuves par
lesquelles on peut rendre telle ou telle cause tangible. Cest bien ce qui motivait dans
ce texte lenjeu de ne pas ngliger la production intentionnelle de dispositifs spatiaux
visant rendre visible et danalyser leurs effets.
Le chemin indiqu par Sennett relatif aux inquitudes quant au devenir de la
sphre publique est proche, de mme que celui de Lyn Lofland (1998) qui a pu mettre
en avant aussi bien le rle croissant combin des nouvelles technologies, du tourisme
et de la timidit dans le dclin du public que limpact (lassaut, dit-elle) du contrle
par le design. Si lvolution de la tonalit des espaces publics tmoigne de tendances
du dveloppement urbain et suburbain qui ne semblent pas aller dans le sens dun
plus grand ctoiement de populations diverses (Tonnelat, Jol, Kornblum, 2007),
alors cest bien lexprience du pluralisme qui est en jeu dans lamnagement contem-
porain.
rsum
La connaissance de lexprience urbaine, si elle relve principalement dune microsociologie, comporte des intrts qui vont bien au-del, interrogeant notamment la tonalit des espaces publics, les performances des quipements et des dispositifs urbains. Ce texte vise en quelque sorte son exhumation alors que dune part le contexte acadmique a eu tendance segmenter
39. Sans oublier le besoin incessant dauthentifier le rel et ce got du dtail concret dont parle Barthes dans Le bruissement de la langue.
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40 sociologie et socits vol. xlv.2
les savoirs urbains et que dautre part la mtropolisation contemporaine a mis mal la fi gure (souvent fantasme) de la ville centre, dlimite, dense et diverse, expressive.
La premire partie du texte revient sur les caractristiques de la sociologie de lexprience urbaine ; la deuxime montre lenjeu de comprendre les quipements qui soutiennent cette exprience partir des cas du banc public et du belvdre ; la troisime interroge les ressources dont nous pouvons disposer pour comprendre le contexte contemporain de la ville dcentre, sans reprendre les visions homognes et dprciatives que les spcialistes tendent souvent construire son gard ; enfi n, cest la question du regard sociologique qui est pose et de certaines mthodes que nous pouvons activer pour ne pas dlaisser une fonction dinterpellation de la recherche urbaine lgard des pratiques de lamnagement, du design jusquau paysage. Si lenjeu du texte est dabord thorique, il nest donc pas sans poser des questions au champ de la production et de la transformation intentionnelles des espaces construits.
Mots cls : exprience urbaine, espaces publics, expressivit, dispositifs, formes urbaines, regard sociologique
abstract
Knowledge of the urban experience, if it is primarily a microsociology, has interests that go well beyond, including the questioning tone of public spaces, the performances of urban facilities and devices. This paper is somehow its unearthing while on the one hand, the academic context has tended to segment the urban knowledge and that of other, contemporary metropolisation has jeopardize the fi gure (often imagined) of the city centered, bounded and diverse, expressive.
The fi rst part of the text discusses the characteristics of the sociology of the urban experience ; the second shows the challenge to understand the equipments that support this experience from the case of the public bench and belvedere ; the third questions the resources we can have to understand the contemporary context of the decentred city, without taking homogeneous and disparaging visions that experts often tend to build towards about it. Finally, is the question of the sociological perspective that is asked and of some methods that we can use for not to abandon an interpellation of urban research against management practices, from design to landscape. If the challenge of the text is fi rstly theoretical, it is not without questions in the fi eld of production and of the intentional transformation of the built spaces.
Key words : urban experience, public spaces, expressiveness, devices, urban forms, sociological perspective
resumen
El conocimiento de la experiencia urbana, si sta depende principalmente de una microsociologa, conlleva intereses que van ms all, que interrogan principalmente la tonalidad de los espacios pblicos, el desempeo de los equipamientos y de los dispositivos urbanos. Este texto busca en cierta forma su exhumacin, mientras que, por una parte, el contexto acadmico ha tendido a segmentar los saberes urbanos y, por otra, la metropolizacin contempornea ha maltratado la fi gura (con frecuencia imaginada) de la ciudad centrada, delimitada, densa y diversa, expresiva.
La primera parte del texto retoma las caractersticas de la sociologa de la experiencia urbana ; la segunda, presenta la importancia de comprender los equipamientos que sostienen esta
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experiencia a partir del caso del banco pblico y del mirador ; la tercera nos interroga acerca de los recursos de los que podemos disponer para comprender el contexto contemporneo de la ciudad descentrada, sin retomar las visiones homogneas y despreciativas que, con frecuencia, los especialistas tienden a construir al respecto ; fi nalmente, se trata el tema de la postura sociolgica y de ciertos mtodos que podemos activar para no abandonar una funcin de interpelacin de la investigacin urbana con relacin a las prcticas del ordenamiento, del diseo al paisaje. Si el texto es ante todo terico, no deja de cuestionar el terreno de la produccin y la transformacin intencionales de los espacios construidos.
Palabras claves : Experiencia urbana, espacios pblicos, expresividad, dispositivos, formas urbanas, mirada sociolgica
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