des enfances transformées

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OBJET D’étude : Identité ET diversité Corpus : Des enfances transformées Texte : Boris Cyrulnik, Je me souviens…, L’Esprit du temps, « textes essentiels », 2009 Boris Cyrulnik, né en 1937, a été placé en famille d’accueil alors que ses parents, d’origine juive, ont été arrêtés et mourront en déportation. Devenu plus tard neuropsychiatre, il a notamment traité du concept de résilience, travaillant sur les graves traumatismes subis dans l’enfance et les chemins de guérison. 1 5 10 15 20 1 5 10 Extrait 1 A l’époque, on ne parlait pas aux enfants, on les faisait travailler, c’était tout. Les seules fois où les adultes me parlaient, c’était le soir quand on me donnait du vin parce que, comme je faisais le pitre en buvant du vin rouge, ça les amusait beaucoup. A ce moment- là seulement, j’avais le droit à la parole. En ces temps-là, un enfant sans famille était un enfant sans valeur, un peu comme le sont certains encore en Asie aujourd’hui… c’est à dire qu’on ne vaut quelque chose que si l’on a des ancêtres, que si l’on sait d’où l’on vient. Surtout dans une culture de paysans. Un enfant sans famille, on ne sait pas qui il est, d’où il vient. Un enfant sans famille, ça ne vaut rien. On ne nous adressait donc jamais la parole, on nous donnait seulement des coups, ce qui ne veut pas dire qu’on nous torturait. La torture, c’est l’intention d’humilier, de priver l’autre de la condition humaine en le faisant souffrir. Donner un coup en passant, ça fait mal, mais ce n’est pas une torture. De plus, nous, on était les gosses de l’Assistance, c’est-à-dire qu’on ne représentait pas grand-chose : pas de famille, pas de culture, pas de rentabilité au travail. On nous gardait par charité et pour un petit pécule. Quand, plus tard, dans une autre institution, j’ai compris que les gens qui m’hébergeaient touchaient de l’argent, ça m’a profondément libéré. S’ils gagnaient leur vie, je n’étais donc pas en dette avec eux. Par la suite, quand une gardienne me disait : « ce que je fais pour toi, jamais ta mère ne l’aurait fait » (et on me l’a dit plusieurs fois !), ça ne me touchait pas beaucoup parce que je pensais : « tu peux dire du mal de ma mère, mais toi, je sais que tu fais ça pour de l’argent ». C’était normal et ça me libérait. Extrait 2 Alors qu’il est caché, Boris est dénoncé et arrêté par la milice. Il a six ans et demi et parvient à s’échapper. Si je n’ai pas présenté de syndrome psychotraumatique 1 , je pense que c’est parce que j’ai réussi à m’évader et que j’ai, de cette journée de janvier 1944, un sentiment de réussite, le souvenir d’avoir fait un exploit, une prouesse. Chaque fois que j’ai repensé à ce qui c’était passé, je me suis dit : « t’inquiète pas, ça va aller, il y a toujours une solution », et je repensais à cette scène des « pissotières 2 ». C’est comme ça que je suis devenu un bon grimpeur. Par la suite, je pouvais monter partout où je voulais en me disant tout simplement : « si tu grimpes, tu pourras toujours t’en sortir. La liberté est au bout de ton effort. » Et quand je repense à ces moments terribles, c’est toujours un sentiment de victoire. Car, même enfant, je pensais ainsi : « ils ne m’auront pas, il y a toujours une solution ». 1. Syndrome psychotraumatique : ensemble de symptômes psychologiques survenant à la suite d’un traumatisme. 2. « pissotières » : l’enfant s’était caché en grimpant tout en haut des toilettes.

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Page 1: des enfances transformées

OBJET D’étude : Identité ET diversité

Corpus : Des enfances transformées !

Texte%:%Boris%Cyrulnik,%Je#me#souviens…,#L’Esprit%du%temps,%«%textes%essentiels%»,%2009%

Boris!Cyrulnik,!né!en!1937,!a!été!placé!en!famille!d’accueil!alors!que!ses!parents,!d’origine!juive,!ont!été!arrêtés!et!mourront!en!déportation.!Devenu!plus!tard!neuropsychiatre,!il!a!notamment!traité!du!concept!de!résilience,!travaillant!sur!les!graves!traumatismes!subis!dans!l’enfance!et!les!chemins!de!guérison.!!

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Extrait%1%A l’époque, on ne parlait pas aux enfants, on les faisait travailler, c’était tout. Les seules fois où les adultes me parlaient, c’était le soir quand on me donnait du vin parce que, comme je faisais le pitre en buvant du vin rouge, ça les amusait beaucoup. A ce moment-là seulement, j’avais le droit à la parole. En ces temps-là, un enfant sans famille était un enfant sans valeur, un peu comme le sont certains encore en Asie aujourd’hui… c’est à dire qu’on ne vaut quelque chose que si l’on a des ancêtres, que si l’on sait d’où l’on vient. Surtout dans une culture de paysans. Un enfant sans famille, on ne sait pas qui il est, d’où il vient. Un enfant sans famille, ça ne vaut rien. On ne nous adressait donc jamais la parole, on nous donnait seulement des coups, ce qui ne veut pas dire qu’on nous torturait. La torture, c’est l’intention d’humilier, de priver l’autre de la condition humaine en le faisant souffrir. Donner un coup en passant, ça fait mal, mais ce n’est pas une torture. De plus, nous, on était les gosses de l’Assistance, c’est-à-dire qu’on ne représentait pas grand-chose : pas de famille, pas de culture, pas de rentabilité au travail. On nous gardait par charité et pour un petit pécule. Quand, plus tard, dans une autre institution, j’ai compris que les gens qui m’hébergeaient touchaient de l’argent, ça m’a profondément libéré. S’ils gagnaient leur vie, je n’étais donc pas en dette avec eux. Par la suite, quand une gardienne me disait : « ce que je fais pour toi, jamais ta mère ne l’aurait fait » (et on me l’a dit plusieurs fois !), ça ne me touchait pas beaucoup parce que je pensais : « tu peux dire du mal de ma mère, mais toi, je sais que tu fais ça pour de l’argent ». C’était normal et ça me libérait. !Extrait%2%Alors&qu’il&est&caché,&Boris&est&dénoncé&et&arrêté&par&la&milice.&Il&a&six&ans&et&demi&et&parvient&à&s’échapper.&&Si je n’ai pas présenté de syndrome psychotraumatique1, je pense que c’est parce que j’ai réussi à m’évader et que j’ai, de cette journée de janvier 1944, un sentiment de réussite, le souvenir d’avoir fait un exploit, une prouesse. Chaque fois que j’ai repensé à ce qui c’était passé, je me suis dit : « t’inquiète pas, ça va aller, il y a toujours une solution », et je repensais à cette scène des « pissotières2 ». C’est comme ça que je suis devenu un bon grimpeur. Par la suite, je pouvais monter partout où je voulais en me disant tout simplement : « si tu grimpes, tu pourras toujours t’en sortir. La liberté est au bout de ton effort. » Et quand je repense à ces moments terribles, c’est toujours un sentiment de victoire. Car, même enfant, je pensais ainsi : « ils ne m’auront pas, il y a toujours une solution ».!!

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1. Syndrome psychotraumatique : ensemble de symptômes psychologiques survenant à la suite d’un traumatisme. 2. « pissotières » : l’enfant s’était caché en grimpant tout en haut des toilettes. !

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OBJET D’étude : Identité ET diversité

Corpus : Des enfances transformées !

Texte%:%Gisèle%Halimi,%Ne#vous#résignez#jamais,#2009%Née!en!1927!dans!une!famille!pauvre!de!colons!tunisiens,!Gisèle!Halimi!poursuit!tout!de!même!des!études!de!droit!et!devient!avocate.!Elle!a!milité!pour!l’indépendance!des!colonies!et!les!droits!des!femmes.!!

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Extrait%1%Je vivais dans un milieu pauvre, inculte, religieux, traditionnel et colonisé (la Tunisie des années 30). Je me suis souvent demandé, je me demande encore, si la culture, en grande part, ne se reçoit pas en héritage. Certes le savoir résulte d’une entreprise volontariste, une conquête en continu. Mais il n’empêche. Les « héritiers » de Bourdieu partent à l’assaut de la connaissance avec des armes si efficaces et une avance que certains ne pourront jamais rattraper. Si j’ai surmonté, je crois, ce handicap originel, c’est que la blessure de l’injustice avait libéré en moi une force insoupçonnée. Parce que désespérée. J’ai déjà raconté comment Edouard, mon père, dissimula ma naissance pendant trois semaines. Le temps de se faire à la malédiction absolue qui le frappait : être le père d’une fille. L’absence de moyens pour permettre à sa progéniture d’étudier ne posait de problème que pour mes deux frères. Ma sœur et moi avions un destin tracé. Nous marier au plus vite (je refusai le premier prétendant âgé de trente-cinq ans quand j’en eus seize) et passer d’une autorité – celle du père – à une autre – celle du mari. Des pratiques patriarcales jusqu’à la caricature encadraient fermement les filles. Servir les hommes de la maison – mon père et mes deux frères – comprendre notre inessentialité par rapport à eux (les études, les goûts, les mots…), accepter la totale dépendance d’un avenir régi par l’homme. !Extrait%2%Je décidai que je n’avais pas à servir mes frères, laver leur vaisselle, leur linge… Ma mère, armée de son « parce que tu es une fille » et de son « puisqu’ils sont des garçons » s’entêta. Les menaces, les gifles et autres sanctions ne changèrent pas ma détermination. Je pris conscience qu’il fallait aller jusqu’au bout. « Jusqu’au bout ? » interrogeait ma mère vaguement inquiète, « c’est quoi ? ». Je me laisserai mourir. « Je ne mangerai plus rien. Je veux mourir ». Et j’entrepris une grève de la faim qui désorganisa le rythme familial des repas, des goûters. Le troisième jour, la tête me tournait et l’eau que je buvais me donnait des nausées. Le quatrième jour, j’avais un peu perdu de vue l’enjeu de cette bataille. Je m’étais installée dans le défi. Personne n’ignorerait ainsi mon existence de fille et ma rébellion. Désemparés, angoissés, Edouard et Fritna, mes parents, cédèrent. Pour sauver l’honneur – le sien – ma mère expliqua à nos proches que je n’étais pas comme les autres, que mon enfance avait été fertile en maladies, en bizarreries… Bref, qu’il était inutile d’espérer un compromis de raison. Problème réglé, Gisèle ne servirait plus ses frères. !Extrait%3%Adolescente, j’avais déjà observé que le mépris montré à l’égard des Tunisiens par ceux qui détenaient le pouvoir – les Français – avait quelques points communs avec le statut d’exclusion des femmes. Ni les qualités ni les défauts ni les aptitudes des uns et des autres, en réalité, ne le justifiaient. Des stéréotypes différents mais efficaces, dans les deux cas, maintenaient colonisés et femmes dans l’infériorité. Dans mon esprit, des liens se nouaient entre le savoir et la force politique, le colonialisme et les femmes. L’homme blanc colonisateur représentait la science, le progrès, l’intelligence moderne. Mais aussi le pouvoir masculin. Les femmes et les colonisés se trouvaient confrontés à une domination à pièges multiples dont elles (et eux) saisissaient mal la violence symbolique. « Piège de l’ambigüité dans lequel se trouvent englués tant les femmes que les colonisés ». Parce que je le pressentais, je liai assez vite lutte politique et lutte des femmes. Le colonialisme me fut une leçon de choses, une leçon d’Histoire, mais, surtout, par ses inégalités et ses humiliations, un prototype du rejet sexiste. Je choisis de défendre les nationalistes du Néo-Destour qui revendiquaient l’autonomie puis l’indépendance de la Tunisie.!!

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OBJET D’étude : Identité ET diversité

Corpus : Des enfances transformées !

Texte%:%Annie%Ernaux,%La#Place,%Gallimard,%1983%Annie&Ernaux&est&née&en&1940.&Elle&a&passé&toute&sa&jeunesse&en&Normandie.&Elle&est&agrégée&de&Lettres&Modernes&et&est&devenue&romancière.&&

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La peur d’être déplacé, d’avoir honte. Un jour, il est monté par erreur en première avec un billet de seconde. Le contrôleur lui a fait payer le supplément. Autre souvenir de honte chez le notaire, il a dû écrire le premier « lu et approuvé », il ne savait pas comment orthographier, il a choisi « à prouver ». Gêne, obsession de cette faute, sur la route du retour. L’ombre de l’indignité. Dans les films comiques de cette époque, on voyait beaucoup de héros naïfs et paysans se comporter de travers à la ville ou dans les milieux mondains (rôles de Bourvil). On riait aux larmes des bêtises qu’ils disaient, impairs qu’ils osaient commettre, et qui figuraient ceux qu’on craignait de commettre soi- même. [...] Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m’aurait obligée à bien parler sans arrêt, en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche. Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j’ai voulu reprendre mon père, annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d’onze heures » n’existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois : « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps! » Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent. [...] Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie â la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse. Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l’usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu’on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse « On ne l’a jamais poussée, elle avait ça dans elle. » Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains.

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Textes annexes !

Extrait%des%Héritiers%de%Bourdieu%et%Passeron.%%

Pierre! Bourdieu! et! JeanMClaude! Passeron! sont! des! sociologues! qui! se! sont! intéressés! aux! inégalités!sociales.! ! Les& Héritiers! est! une! étude! sociologique! du! milieu!étudiant!entre!les!années!1960!et!1963.!!

Le capital culturel s'hérite, étant aussi transmis par la famille il facilitera l'accès aux écoles de prestige pour les enfants des classes favorisées par une sorte de connivence de langage et de valeurs entre ces enfants et le système scolaire. Ce capital culturel diffère selon l'origine sociale auquel un individu appartient et cette différence est la source des inégalités d'accès à l'enseignement supérieur. - Les étudiants. Les étudiants sont des individus engagés dans le cursus d'enseignement supérieur. Sur ce sujet, les auteurs montrent que les étudiants ne constituent pas un groupe social homogène, d'une part au niveau des aspects matériels qui varie, selon les étudiants, en fonction de leur origine sociale. [...] En effet, les catégories sociales des plus défavorisées sont toujours sous-représentées dans l'enseignement supérieur. [...] Le terme de "milieu étudiant" qui signifie un groupe unique et égal est donc biaisé par ces différences. L'origine sociale est un critère discriminant dans la réussite scolaire des étudiants à l’université, d'où le fait qu'il n'y a pas de milieu étudiant du fait de l'hétérogénéité des groupes étudiants, le groupe étudiant n'est que faussement homogène. L'idéologie du don biaise l'image de l'école, l’institution sélectionne, en fait, les étudiants des classes sociales privilégiées, en faisant fonctionner comme critère du jugement l’ethos de l’élite. La%«%résilience%»%selon%Boris%Cyrulnik%

Finalement, la résilience, n’est-ce pas juste une façon de « faire avec » la souffrance ? B. Cyrulnik : La résilience, ce n’est pas « faire avec », c’est « faire de ». Tirer quelque chose de sa souffrance, et ne pas s’en accommoder. D’une épreuve peut naître le meilleur : on peut réussir à extraire un événement traumatisant un engagement politique, psychologique, ou encore artistique… D’ailleurs, on remarque qu’il y a un nombre incroyablement élevé d’artistes, d’écrivains, de psychiatres, chez les individus résilients. Boris!Cyrulnik,!«!De!la!souffrance!peut!naître!le!meilleur!»,!entretien!avec!Camille!Anseaume,!aufeminin.com!

Les%six%domaines%de%la%résilience%selon%Brigid%Daniel%et%Sally%Wassel,%psychologues

RESILIENCE

Base sécure

Talents et intérêts

Education

Amitiés

Compétences sociales

Valeurs positives