de l'analyse des données à une démarche d'expression des travailleurs: une approche...

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Journal of Occupational Accidents, 12 (1990) 307-319 Elsevier 307 De 1’Analyse des Donnkes B une Dkmarche d’Expression des Travailleurs: Une Approche Integke de la Prhvention JEAN-PIERRE BRUN Institut de Recherche en Santk et en S6curitk du Travail du Qukbec (IRSST), 505 Boul. de Maisonneuve Ouest, 11 e Ptage, Montrkal, Qukbec, Canada H3A 3C2 (Received 12 April 1989; accepted 2 November 1989) ABSTRACT Brun, J.-P., 1990. Analysis of occupational accident reports and reactions of workers: An inte- grated approach to prevention. Journal of Occupational Accidents, 12: 307-319. This article discribes an integrated approach to safety research which begins with the identifi- cation of typical circumstances of occurrence of occupational accidents. The data are obtained from the accident files of a state hydroelectricity company in Quebec and concern linemen, join- men and servicemen. The research also incorporates elaborate commentaries and reactions of workers on the safety problems they encounter on their work. It is concluded that this approach to research is useful as long as three conditions are met: (1) data from accident report files are varied and detailed, (2) results from data analysis are clear, and concrete, (3) workers are direcly involved in the search for solutions. RESUME Brun, J.-P., 1990. De l’analyse des don&es a une demarche d’expression des travailleurs: Une approche integrke de la prevention. Journal of Occupational Accidents, 12: 307-319. Cet article decrit l’ensemble dune demarche de recherche visant d’abord a identifier des cir- constances d’accidents typiques 21 partir des don&es du fichier d’acciden;s du travail (FAT) dune entreprise d’etat en hydroelectricit. au Quebec. Les don&es concernent des accidents survenus a des monteurs de lignes dlectriques, des jointeurs et des depanneurs. La recherche vise aussi a mettre en place un processus d’expression des travailleurs sur les problemes de securite du travail qu’ils rencontrent. 11 est conclu que l’ensemble de la demarche s’avkre utile a condition: (1) que les informations des FAT soient suffisamment variees et detaillees; (2) que les resultats des ana- lyses soient clairement knonces et concrets, et (3) que les travailleurs soient directement impliquks dans la recherche des solutions. 0376-6349/90/$03.50 0 1990-Elsevier Science Publishers B.V.

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Journal of Occupational Accidents, 12 (1990) 307-319

Elsevier 307

De 1’Analyse des Donnkes B une Dkmarche d’Expression des Travailleurs:

Une Approche Integke de la Prhvention

JEAN-PIERRE BRUN

Institut de Recherche en Santk et en S6curitk du Travail du Qukbec (IRSST),

505 Boul. de Maisonneuve Ouest, 11 e Ptage, Montrkal, Qukbec, Canada H3A 3C2

(Received 12 April 1989; accepted 2 November 1989)

ABSTRACT

Brun, J.-P., 1990. Analysis of occupational accident reports and reactions of workers: An inte-

grated approach to prevention. Journal of Occupational Accidents, 12: 307-319.

This article discribes an integrated approach to safety research which begins with the identifi-

cation of typical circumstances of occurrence of occupational accidents. The data are obtained

from the accident files of a state hydroelectricity company in Quebec and concern linemen, join-

men and servicemen. The research also incorporates elaborate commentaries and reactions of

workers on the safety problems they encounter on their work. It is concluded that this approach

to research is useful as long as three conditions are met: (1) data from accident report files are

varied and detailed, (2) results from data analysis are clear, and concrete, (3) workers are direcly

involved in the search for solutions.

RESUME

Brun, J.-P., 1990. De l’analyse des don&es a une demarche d’expression des travailleurs: Une

approche integrke de la prevention. Journal of Occupational Accidents, 12: 307-319.

Cet article decrit l’ensemble dune demarche de recherche visant d’abord a identifier des cir-

constances d’accidents typiques 21 partir des don&es du fichier d’acciden;s du travail (FAT) dune

entreprise d’etat en hydroelectricit. au Quebec. Les don&es concernent des accidents survenus a

des monteurs de lignes dlectriques, des jointeurs et des depanneurs. La recherche vise aussi a

mettre en place un processus d’expression des travailleurs sur les problemes de securite du travail

qu’ils rencontrent. 11 est conclu que l’ensemble de la demarche s’avkre utile a condition: (1) que les informations des FAT soient suffisamment variees et detaillees; (2) que les resultats des ana-

lyses soient clairement knonces et concrets, et (3) que les travailleurs soient directement impliquks

dans la recherche des solutions.

0376-6349/90/$03.50 0 1990-Elsevier Science Publishers B.V.

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1. CHOIX ET ANALYSE DES DONNtiES

1.1. Introduction

Le propos de cette premiere partie situe la ddmarche de la recherche dans l’evolution de l’exploitation des don&es d’accidents du travail. Ensuite, le ma- teriel, la methodologie et quelques exemples de rdsultats sont discutes. Une premiere conclusion montre que les fichiers d’accidents du travail des entre- prises peuvent constituer, a certaines conditions, des sources d’information privilkgiees pour mieux comprendre les accidents et favoriser l’expression des travailleurs sur cette question.

A partir du moment ou l’accident du travail a et& considere comme un pheno- m&e multicausal (approche systemique) et non plus comme un phenomene unicausal (predisposition, accidentabilite ) ou lineaire (theorie des dominos ), plusieurs tentatives de recherche ont et& entreprises afin de faire ressortir les interrelations entre les differentes caracteristiques des accidents du travail. Les don&es de base les plus utilisees ont kte les fichiers d’accidents du travail (FAT). Certains auteurs ont ddveloppe des methodes de prediction des acci- dents et devaluation des risques techniques et humains (Kletz, 1976)) d’autres ont tent& de rendre compte des interrelations de differentes variables de l’ac- cident (cause immediate de la blessure, siege de la blessure, genre d’accident... ) (Anderson et Lagerlof, 1983; Manning, 1985). En faisant appel a l’analyse statistique de Benzecri, Isabeaux et Karnas (1981) ont identifib les corres- pondances entre les principaux types de pietons accident& (age, sexe, profes- sion) et l’environnement d’accidents (date et heure, visibilite, &at des routes, type de quartier, etc.) dans une commune de Bruxelles.

Deux etudes realisdes au Quebec ont aussi obtenu des resultats probants en associant une information issue des fichiers d’accidents du travail a une ex- ploitation originale des don&es. En 1987, Cloutier et Levy ont publie une re- cherche sur les problemes de securite chez les camionneurs a partir des don&es du fichier d’accidents du travail de la Commission de la Sante et de la sdcurite du travail du Quebec. La methodologie qu’elles ont utilisee leur a permis d’i- dentifier une typologie d’accidents selon le type d’activites realisees: conduite, manutention, bachage-ddbbchage, verification-entretien-reparation et acces a differentes parties du vehicule. Cette typologie est representee sous forme de scenarios d’accidents qui mettent en relation quatre caracteristiques de l’ac- cident (nature de la blessure, cause immediate de la blessure, genre d’accident, siege de la blessure ). Cette forme d’exploitation d’un fichier de don&es sur les accidents du travail est possible grace a une technique statistique multivariee particuliere: l’analyse factorielle des correspondances ( AFC ). Dans la seconde etude, a partir de 4125 cas d’accidents forestiers survenus en Suede en 1984, Cloutier (1988) a procede a l’identification des descripteurs-cl& des princi-

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paux types d’accidents. A l’aide de l’analyse factorielle des correspondances et de la methode dite classification ascendante hikrarchique (CAH), l’auteure est parvenue a cibler les descripteurs relatifs a 15 types d’accidents du travail.

Lorsqu’on se refere aux deux etudes de Cloutier, les methodes statistiques d’analyse descriptive multidimensionnelles - AFC et CAH -, et les typolo- gies qui en ressortent, semblent s’appliquer adequatement a l’exploitation des fichiers d’accidents du travail, a condition bien stir que la nature, la quantite et la qualite des informations presentes s’y pretent. L’apport particulier de ces methodes reside dans leur capacite a generer des interrelations entre un grand nombre de variables descriptives de l’objet dtudie. La recherche que nous avons realike a aussi fait appel, pour une partie du traitement statistique des don- &es, a l’analyse factorielle des correspondances ( AFC ) .

1.2. Mate’riel et me’thode

Pour les fins de cette etude, les don&es d’accidents du travail sont issues du fichier d’accidents dune entreprise d&at en hydroelectricite. Elles concernent tous les accidents declares (n = 1353) par les monteurs de lignes electriques (lignes de distribution et de transport), les jointeurs et les depanneurs en 1984. Au total, ces trois categories professionnelles rassemblent 2017 employ&. Les taches caracteristiques de ces emplois sont de construire, entretenir, &parer, modifier et de faire du depannage sur les installations Qlectriques sous ou hors tension.

La valeur des don&es contenues dans le fichier est dune grande qualite. Les informations sont puisees dans les rapports internes d’accidents et d’incidents du travail, completes par le contremaitre et l’agent de prevention. Le codage de ces rapports est realise par deux analystes, a l’aide dun cahier de codage qu’ils ont eux-mQmes constitue et qui peut Qvoluer si de nouvelles caracteris- tiques d’accidents apparaissent ou si des aspects technologiques du travail se transforment. Le nombre de reponses manquantes, ambigues ou ma1 interpre- tees est aussi trks faible car les analystes contactent l’auteur du rapport s’il y a un doute quant a I’interpre’tation des informations.

Etant don& que le fichier d’accidents du travail est exploit6 par le service de prevention de l’enterprise, son contenu ne se limite pas uniquement a des informations d’ordre administratif, mais il renferme aussi plusieurs don&es sur les caracteristiques et les circonstances de l’accident. Pour chaque accident, 19 variables sont recensees. Elles forment deux categories: (1) l’accident et la blessure, et (2) le travailleur (tableau 1). Considerant la quantite et la perti- nence des informations disponibles, le fichier de cette entreprise constitue une source d’information privilegiee pour une description detaillee des accidents du travail.

Sur le plan du traitement statistique, l’analyse factorielle des correspon-

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TABLEAU 1

Variables descriptives de l’accident et du travailleur

Accident et blessure Travailleur

Siege de la blessure Sexe

Nature de la blessure Date de naissance

Genre d’accident Permanent/temporaire

Cause immediate de la blessure An&es de service

T&he au moment de l’accident Categoric d’emploi

Equipement implique

Lieu de l’accident Environnement impliquk

Source impliquee

,Jours perdus

Region administrative

Date de l’accident

Heure de l’accident

dances ( AFC ) ’ a et& rdalisee a partir de sept variables descriptives de l’accident dites “actives” (genre de l’accident, nature de la blessure, cause immediate de la blessure, siege de la blessure, t&he au moment de l’accident, lieu, Qquipe- ment implique); six autres variables, qui comportaient des distribution peu significatives ou marginales, ont Qtk utilisees comme “suppldmentaires”, c’est- a-dire qu’elles n’interviennent pas dans le calcul statistique permettant la constitution des scenarios, mais qu’elles servent a prdciser les portraits (heure de l’accident, region administrative, metier, environnement en cause, nombre de jours perdus et source de l’accident). Une premiere analyse sur l’ensemble de l’dchantillon a laisse voir que les scenarios d’accidents s’identifiaient sur- tout par le siege de la blessure. Dans la seconde phase d’analyse, l’echantillon a done et6 d&coupe en quatre sous-groupes: (1) Gte et yeux, (2) mains et membre superieur, (3) tronc et dos, et (4) genou et membre inferieur. Chacun des sous-groupes a fait l’objet dune AFC independante. L’interpretation des resultats de 1’AFC a permis de dkfinir les differentes caracteristiques des scen- arios d’accidents sur le plan qualitatif. Pour connaitre le nombre exact d’acci- dents du travail relatifs ii chaque scenario, nous avons fait appel a une methode d’analyse post-factorielle, l’ideal-type (Cibois, 1984)) qui fournit un ddcompte des cas d’accidents en fonction du nombre de tra%s caracteristiques dun sce- nario. Par exemple si un scenario se ddfinit par quatre caracteristiques, la methode de l’ideal-type indiquera le nombre d’accidents qui partagent simul-

‘L’AFC est classke parmi les methodes que I’on qualifie de multidimensionnelles. Elle est parti-

ruiierement adaptee aux variables qualitatives, telles les variables decrivant les circonstances d’un

accident. La mise en evidence des liaisons, ressemblances et divergences entre les caractdristiques

des accidents, forme des typologies qui portent le nom de scenario d’accident.

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tanement, une, deux, trois ou quatre de ces caracteristiques ceci en effectuant toutes les possibilites de croisement. Finalement, l’illustration des consd- quences humaines (nombre de jours perdus) et economiques (cout direct en salaire) a identifie les scenarios d’accidents les plus graves et les plus couteux.

Une fois ces analyses terminees, plusieurs entrevues d’enrichissement ont Qte conduites avec des intervenants en prevention de l’entreprise. Cet exercice a permis d&offer la description des scenarios d’accidents, en y ajoutant des informations supplementaires sur des facteurs de risques et des propositions de prevention.

1.3. Principaux r&ultats

Au total, 16 scenarios d’accidents on pu Qtre identifies; ils representent 712 accidents, soit 52,3% des cas Cchantillonnds*. Ces 16 scenarios ont QtQ re- group& en huit situations d’accidents typiques caracterisees chacune par une variable pivot distincte. Par exemple, certains scenarios sont regroup& parce que les accidents qu’ils decrivent prennent tous la forme d’un effort excessif; alors que d’autres ont en commun la chute dune piece de materiel ou d’un outil. Le tableau 2 presente une synthkse des elements qui caracterisent ces huit grands types d’accidents. Pour chaque type d’accident le tableau ddcrit: la bles- sure (siege, nature, agent causal, nombre de jours perdus), la t&he au moment de l’accident, l’equipement utilise, le cout direct en salaire.

Une presentation detaillee de l’ensemble des resultats allongerait beaucoup le propos de cet article. Nous avons done jug& preferable d’exposer une des huit situations d’accidents typiques: les efforts excessifs.

LES EFFORTS EXCESSIFS

Le plus grand nombre d’accidents se manifestent sous la forme dun effort excessif, ils representent 14% (192 cas) de l’echantillon etudie et totalisent 25% (1374 jours) des jours d’arrQt de travaiP. Leur codt direct en salaire s’eleve a 169 634.03$. 11s sont associes aux taches de manutention de materiel (tourets de fil, transformateurs) ou d’outils a main (presse a joint mecanique). Deux scenarios refletent bien les circonstances de ces accidents.

‘Les accidents inexpliquks par 1AFC totalisent 47.7% de l’echantillon. Ce phenomkne s’explique par le fait que les caracteristiques d’accidents ont un t&s fort degre de variabilite faisant obstacle a tout regroupement. Cette variabilite n’est toutefois pas synonyme de hasard. Elle est plutot l’expression directe de la multitude d’elements (outils, lieux, Bquipements, taches) composant les situations de travail. “Rappelons que le fichier analyse comporte Bgalement les accidents sans perte de temps. Ceci explique que les indicateurs de gravite (jours d’arrbt de travail) semblent moins Qleves que les ten- dances connues calculdes uniquement a partir de cas d’accidents avec perte de temps.

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Scihario 1

Dans 162 accidents, les tdches de manutention de materiel sont forte- ment associees aux efforts excessifs. Le travailleur subit une entorse au dos (110 cas) et au tronc (52 cas). Au moment de l’accident, le materiel manutentionne est un appareil Qlectrique (48 cas ) . Par exemple, le travailleur d&place un touret de fil ou un transformateur.

La dure moyenne d’absence de l’ac- cidente est de 7,5 jours. La somme moyenne deboursee en salaire par accident atteint 928.99$.

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Schario 2

Ce deuxieme scenario caracterise 30 accidents ou le travailleur est bless4 a un membre superieur a la suite dun effort excessif. L’element causant la blessure est un appareil Qlectrique (16 cas ). Quant a l’equipement util- is6 par le travailleur, il est question d’outil a main dans 19 accidents et d’appareils divers pour huit autres cas. Afin de mieux illustrer ces acci- dents, deux exemples peuvent Qtre cites: ( 1) le travailleur utilise une presse a joint et en exercant une pression sur l’outil, il ressent une douleur au bras; (2 ) en tirant sur un conducteur Qlectrique fixd sur un po- teau, le travailleur se blesse a l’epaule.

La duke d’absence consecutive a ces accidents est, en moyenne, de 5,l jours. Sur le plan Qconomique, le coQt moyen en salaire est de 637.87$ par accident.

Au point de vue technique, pour les deux scenarios, les principaux facteurs de risque mention&s par les personnes interviewees sont la non-disponibilite des Qquipements de manipulation (treuil) et leur difficult& d’utilisation dans cer- taines taches. Par ailleurs, l’utilisation difficile de quelques outils dans les lieux exigus, comme les puits d’acces et l’encombrement de l’environnement de trav- ail, font aussi partie de la liste des causes d’accidents. Les mesures de preven- tion conseillees se rapportent a la disponibilite des Qquipement de mani- pulation, au desencombrement de l’arriere des camions et a la conception d’outils hydrauliques pour Qviter les efforts excessifs.

Les aspects individuels qui ont Qte cernes sont les mauvaises postures, la manipulation d’objets lourds par une seule personne et le defaut d’utiliser des Qquipements de levage mis a la disposition du travailleur. En mat&e de pre- vention, il est propose d%tre deux travailleurs pour manipuler les objets lourds et d’utiliser les Qquipements de manipulation disponibles.

Quant aux facteurs relevant du domaine administratif, le manque de for- mation aux techniques de manipulation a et6 Qvoque.

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Cette premiere phase de la recherche, lake entrevoir que l’utiiisation dune methode statistique multifactorielle permet de degager plusieurs portraits des accidents partageant le meme enchainement de faits et d’objets. En quelque sorte, les scenarios sont le rdsultat dune synthese entre des rapports d’analyse d’accidents pour leur capacite h rendre compte des interrelations - et des sta- tistiques usuelles - pour leur capacite 21 traiter un grand nombre de cas. Le scenario reconstitue une partie du contexte de l’accident qui avait Qte morcele en categories independantes les unes des autres au moment de la saisie des don&es.

Au tours des entrevues d’enrichissement, les personnes rencontrees ont ra- pidement pris conscience de la facilite de comprehension et du potentiel d’uti- lisation des scenarios.

D’un commun accord, la direction de l’entreprise et le syndicat ont accept6 la seconde phase de la recherche sur la mise en place d’un projet-pilote d’expression des travailleurs it partir des scenarios d’accidents du travail. Le deroulement de cette experience est prdsente ci-dessous.

2. UNE DfiMARCHE D’EXPRESSION DES TRAVAILLEURS

2.1. Introduction

L’objectif de ce projet-pilote est double premikrement, utiliser les scenarios d’accidents pour conduire des reunions d’expression des travailleurs sur les questions de securite du travail. Et deuxiemement, valider les scenarios en tant qu’outil #information et d’expression.

La suite de l’article comprend une partie descriptive: le deroulement de la demarche, la methode d’animation et les resultats des discussion; et une partie analytique: la discussion des propositions formulees par les travailleurs, l’dva- luation des scenarios et de l’ensemble de la demarche.

2.2. Le de’roubment de la de’marche

Dans le cadre d’une entente entre la direction de l’entreprise et le syndicat, les contremaitres des monteurs de lignes Qlectriques, des jointeurs et des d& panneurs ont la responsabiliti! de tenir des reunions de securite mensuelles avec tous leurs employ&. Ces rencontres, sans pouvoir decisionnel, sont l’occa- sion d’informer les travailleurs sur differents sujets relatifs a la securite (equipement de protection, analyse d’accident, methode de travail). Elles constituent aussi un lieu oh les travailleurs peuvent soulever les problemes de securitd du travail qu’ils rencontrent quotidiennement.

Jusqu’a present, ces reunions de securite atteignent ~f~cilement les resul- tats attendus. Plusieurs critiques, formulees par les contremaitres et les em-

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ploy&, remettent en cause le mode de fontionnement actuel: manque de pre- paration, pauvrete des sujets de discussion, repetition des mQmes sujets.

Confront& a ces difficult& de fonctionnement, la direction et le syndicat ont reconnu dans le scenario d’accident un support d’information et un outil d’expression des travailleurs pouvant Qtre utilise dans le cadre des reunions de securite. L’attrait principal des scenarios est de presenter des themes de dis- cussions precis, clairs et reprdsentatifs des situations d’accidents particuliers aux monteurs de lignes electriques, jointeurs et depanneurs.

L’utilisation du scenario dans les reunions de securite a necessite un rema- niement de son contenu et de sa forme. La version remaniee s’intitule “fiche de prevention” ( Annexe 1); on y retrouve un dessin qui represente la situation d’accident, la description dun accident fictif, les consequences humaines et Qconomiques reelles, ainsi qu’une serie de questions suggerees pour initier la discussion.

Au tours de cette experience pilote, trois fiches de prevention, sur une pos- sibilite de seize, ont 4th employees: fiche #l: les blessures au dos lors dun effort excessif; fiche #2: les blessures aux yeux; fiche #3: les derapages sur un poteau.

Les fiches de prevention ont Qte presentees a trois groupes differents rassem- blant de 10 a 15 personnes. Chaque groupe fut rencontre a deux reprises; ce qui fait un total de six reunions. Le responsable de la recherche animait la premiere rencontre. Pour la seconde seance, cette fonction fut prise en charge par un contremaitre et/au un agent de prevention. La fonction de l’animateur Qtait de presenter le contenu de la fiche de prevention et de lancer ou ranimer les discussions a partir des questions proposees dans les fiches de prevention. A la fin de chaque seance, l’animateur resumait les problemes souleves et les solu- tions proposees par les travailleurs.

Tout au long des reunions, plusieurs donnees sur la conduite des assemblees, le role de l’animateur, la dynamique des discussions ont Qte amass&es. Nous n’avons retenu ici que celles qui concernent l’identifkation des caracteris- tiques d’accidents et des moyens de prevention. A titre d’exemple, le fruit des discussions sur la fiche “blessures au dos lors dun effort excessif’ est resume ci-dessous. Une premiere analyse de contenu met en lumiere que les travail- leurs s’expriment sur trois aspects de la securite: (1) les Qquipements et le materiel, (2) les methodes de travail et la formation, et (3) l’environnement de travail.

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( 1) Les kquipements et le mate’riel: - fournir des Qquipe-

ments de manipula- tion en nombre suffi- sant (ex: traineau, treuil ) ;

- construire un systeme addquat pour l’instal- lation des transfor- mateurs sur un poteau;

- reamenager les quais de chargement;

- concevoir un outil pour courber les ca- bles souterrains.

(2) Les me’thodes de travail et la formation: - fournir une formation

aux principes de ma- nipulation qui prend en compte les situa- tions reelles de travail;

- Qlaborer des meth- odes de travail pour d&placer les transfor- mateurs dans les re- seaux souterrains;

- prevoir une formation lors de l’introduction d’un nouvel dquipe- ment.

(3 ) L’environnement de travail: - augmenter l’espace

dans les reseaux souterrains;

- Qliminer les obstacles sur les poteaux: pan- neaux de signalisa- tion, indication de rue.

A la lumiere des propositions formuldes par les travailleurs, une premiere remarque s’impose sur les aspects de la securite souleves. Dans l’exemple pre- sent& comme dans l’ensemble des resultats, les participants Qvoquent d’abord les problemes des equipements et du materiel. Les travailleurs ont une con- naissance pratique des difficult& qu’ils rencontrent quotidiennement, il n’est done pas Qtonnant que les probltimes techniques fassent l’objet dune partie importante des propositions de prevention. Viennent au second rang les methodes de travail, prescrites par l’entreprise, et la formation. S’il est peu souvent fait allusion a ces questions, cela est en partie du au fait qu’elles sont rarement abordees dans les fiches de prevention, puisqu’a la base le fichier de don&es ne les documente pas. D’autre part, il s’agit la dune facette de l’or- ganisation du travail ou l’autorite de la direction de l’entreprise est trks Qtablie. On peut penser que ce rapport hierarchique a tendance a inhiber les proposi- tions de changement de la part des travailleurs. Enfin, l’environnement de travail occupe le troisieme rang des sujets proposes.

3. CONCLUSION GhNtiRALE

La premiere partie de cet article a expose une voie d’analyse des don&es d’accidents du travail qui utilise l’analyse factorielle des correspondances (AFC). Les resultats de l’application de cette methode h des FAT, exprimes sous la forme de scenarios d’accidents, offrent des evenements un portrait beaucoup plus detail16 que ne peuvent le faire les statistiques classiques en skcurite (taux de frkquence, taux de gravite) .

Par contre, la description obtenue par l’entremise des scenarios d’accidents

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est Qtroitement dependante de l’information contenue dans les fichiers d’ac- cidents du travail (FAT), Pour amdliorer le contenu informationnel des sce- narios, il est possible d’intervenir au niveau du FAT. Par exemple, en detaillant les donnees recueillies sur les methodes de travail ou en innovant avec de nou- velles categories de variables sur le nombre d’heures travaillees dans la journee, les exigences de production, les defaillances techniques, le bris de materiel, etc.

Neanmoins, il ne faut pas perdre de vue que l’accumulation d’informations et les liens entre les faits et les circonstances dun accident ne sont pas des conditions suffisantes pour bien comprendre l’evenement accidentel. L’acci- dent du travail est une &alit6 complexe, il comprend un nombre important d’elements factuels apparents (ce sont les faits et les circonstances) qui s’im- briquent les uns aux autres. Si la plupart des investigations sur les accidents du travail portent sur des facteurs techniques (machines, outils ) , humains (age, formation, fatigue) ou organisationnels (horaire, remuneration, division des taches). D’autres aspects, qui relkvent plus des pratiques ouvrieres peuvent aussi etre consider&. Ainsi, l’ouverture a d’autres dimensions du travail moins formalisables en categories de faits et de circonstances, telles les cultures de metier (la fierte, la prise de risque, les regles de metier), les savoir-faire (l’ha- bilite, la precision) et l’experience ouvriere permettrait sQrement une plus juste comprehension des accidents ainsi qu’un choix plus eclair6 des moyens de prevention.

Le projet-pilote d’expression des travailleurs decrit dans la seconde moitie de l’article, vise a identifier et Qliminer les problemes de securite du travail sur la “ligne de front”, c’est-a-dire les problemes vecus et exprimes par les travail- leurs. Cette experience a permis de degager plusieurs constatations et reflexions: (1) L’utilisation des fiches de prevention comme amorce de discussion dans

les reunions de securite rassemble plusieurs avantages. Elle oriente la re- cherche de connaissance vers des problemes ou des types d’accidents p&is et Qvite ainsi les Qcueils des conversations trop g&kales ou floues. Par ailleurs, puisqu’il est question d’accidents fictifs, toute tendance a la culpabilisation de la victime (victim blaming) est aussi &a&e.

(2 ) Des remarques faites par les participants, il ressort que l’attrait principal des fiches de prevention est d’offrir une presentation accessible et Claire, tout en &ant partielle, du contexte de l’accident et de ses consequences humaines et Qconomiques. 11 semble que ce n’est pas l’accumulation d’informations qui importe, mais plutot leur pertinence ainsi que leur potentiel a Qclairer une situation, susciter des discussions et rechercher des solutions. Neanmoins, il ne faut pas perdre de vue que cette fiche est surtout un outil d’information, son efficacite depend done du niveau d’implication des travailleurs, des contre- maitres et des agents de prevention au tours des &changes.

(3) La fiche de prevention incite a une recherche de solutions ou les tra- vailleurs sont impliques activement. Elle pourrait permettre, et cet apport est essentiel, de prendre en consideration les dimensions formelles, i.e. les faits et

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les circonstances des accidents, mais aussi les dimensions plus informelles de l’activitd humaine de travail, soit les savoir-faire, l’experience ouvrikre, les cul- tures de metiers, etc. Ainsi lorsque les travailleurs proposent un moyen de pre- vention, ils peuvent l’apprecier en fonction de tous les details, gros ou petits, de la &alit& quotidienne du travail.

(4) Les fiches de prevention ne se limitent pas a faciliter l’identification des risques d’accidents. Elles permettent aussi aux travailleurs d’echanger entre eux leur savoir-faire et leur patrimoine d’experience. En fait, cette demarche participative temoigne que l’experience ouvriere est une condition necessaire a la connaissance du travail.

REFERENCES

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Page 13: De l'analyse des données à une démarche d'expression des travailleurs: Une approche integrée de la prévention

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ANNEXE 1

FICHE No 12: LES EFFORTS EXCi%SZFS AU DOS

Dans son activite de travail, le monteur de lignes, le jointeur ou le dkpanneur doit souvent manipuler des objets lourds (touret de fils, transformateurs, traverses! etc.). Au moment de ce travail, les rlsques d’accidents sont trth 6levh.

DESCRIPTION DE L’ACCIDENT

En preparant le materiel pour reparer une section de ligne, un travailleur tente de deplacer un touret qui bloque le passage au vehicule. Au moment oti il souleve un c&e du touret, le travailleur ressent une vive douleur au niveau du dos.

1

CONShUENCES HUMAINES

*En 1984: 162 accidents du travail

*En moyenne, chaque accident entrafne 7,s jours d’arret de travail

QUESTIONS ii DISCUTEZR

- Existe-t-il des equipements de manipulation pour etfectuer ce travail?

.sont-ils toujours disponibles?

.sont-ils utilisables darts toutes les taches?

- Y-a-Ml une methode de travail pour soulever les objets lourds?

.quelle est la posture de travail adequate7 .ce travail doit-il Btre realise par deux personnes? .est-il toujours possible d’avolr l’aide d’un compagnon de travail?

MESURES DE PRhENTION