david ricardo, karl marx et l'antagonisme nécessaire des intérêts … · 2018-04-25 ·...
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David Ricardo, Karl Marx et l’antagonisme
nécessaire des intérêts de classe
Thèse
Mathieu-Joffre Lainé
Doctorat en philosophie
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
© Mathieu-Joffre Lainé, 2017
David Ricardo, Karl Marx et l’antagonisme
nécessaire des intérêts de classe
Thèse
Mathieu-Joffre Lainé
Sous la direction de :
Luc Langlois, directeur de recherche
iii
Résumé
La théorie de la valeur-travail élaborée par l’économiste anglais David Ricardo (1772-1823) a
rapidement été mise à profit par les théoriciens socialistes afin de démontrer l’iniquité du salariat
et pour donner une base à un système socialiste de production et d’échange ; Karl Marx (1818-
1883) l’a subséquemment développée à titre d’explication de l’ensemble du processus de la
production capitaliste, il en a fait le principe de la lutte des classes. Rédigée dans une perspective
contextualiste, cette thèse vise donc à démontrer minutieusement, par la théorie et par l’histoire à
la fois, que Marx emploie intentionnellement la théorie économique ricardienne dans
le Capital afin de convaincre son premier public, principalement composé des membres de
l’école historique d’économie politique allemande (« Historische Schule der
Nationalökonomie »), de l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes. Mais cette thèse vise
également à démontrer l’insuffisance fondamentale de l’interprétation hégélienne du Capital.
Cette interprétation présente non seulement des difficultés exégétiques rédhibitoires, mais elle
nuit malheureusement à la bonne compréhension des textes de Marx et de Hegel. Marx pense la
lutte des classes en termes ricardiens et non pas en termes hégéliens. Et contrairement à ce l’on a
d’abord proclamé au début du XXe siècle, la compréhension du Capital n’exige pas la
compréhension de la philosophie de Hegel. En renouant dans cette thèse avec l’interprétation
ricardienne du Capital, nous renouons avec la seule interprétation que Marx a lui-même
publiquement et officiellement entérinée de son ouvrage — un fait historique avéré que la
majorité des interprètes du Capital persiste encore aujourd’hui à ignorer. En soi, l’interprétation
ricardienne du Capital n’est donc ni originale ni nouvelle. Elle ne possède pas non plus de
panache philosophique. En revanche, elle a été corroborée par Marx, ce qui constitue un moyen
sûr de réfuter ou d’écarter définitivement certaines interprétations que l’on a parfois données du
Capital au cours du XXe siècle, a fortiori son interprétation hégélienne, et de contribuer par là à
l’avancement des études marxiennes. En plus de rappeler, de revaloriser et de revendiquer
l’héritage ricardien de Marx à l’aide d’un luxe inédit de précisions théoriques et historiques, cette
thèse propose enfin de réinsérer la pensée économique et politique de Hegel dans la tradition
caméraliste allemande (« Kameralwissenschaften »), une tradition intellectuelle à laquelle les
interprètes hégéliens du Capital ont arraché Hegel afin de téléologiquement faire de lui le
précurseur de Marx.
iv
Tables des matières
Résumé ........................................................................................................................................... iii
Tables des matières ......................................................................................................................... iv
Remerciements ................................................................................................................................ vi
Introduction ...................................................................................................................................... 1
1. Le principal problème en économie politique .......................................................................... 1
2. Objectif de la thèse ................................................................................................................. 39
3. Cadre méthodologique ............................................................................................................ 43
4. Présentation ............................................................................................................................ 51
Première partie : David Ricardo ..................................................................................................... 53
1. Un homme honnête ................................................................................................................. 53
2. Vers la représentation ricardienne de la société ..................................................................... 64
3. L’antagonisme nécessaire des intérêts de classe .................................................................. 100
3.1 La rente différentielle ...................................................................................................... 108
3.2 Le salaire ......................................................................................................................... 111
3.3 Le profit .......................................................................................................................... 114
4. Un homme dangereux ........................................................................................................... 116
5. Récapitulation ....................................................................................................................... 128
Deuxième partie : Karl Marx ....................................................................................................... 131
1. L’homme du Capital ............................................................................................................ 131
2. Marx résout le principal problème en économie politique ................................................... 154
2.1 Le caractère double du travail ......................................................................................... 161
2.2 La plus-value, indépendamment de ses formes particulières .......................................... 178
2.3 Le taux de plus-value ...................................................................................................... 200
2.4 Les formes particulières de la plus-value (rente, salaire, profit) ..................................... 216
3. Le plaidoyer de Marx ........................................................................................................... 231
3.1 Nikolai Ivanovich Zieber ................................................................................................ 234
3.2 Ilarion Ignatévitch Kaufman. .......................................................................................... 244
4. La fausse piste hégélienne .................................................................................................... 255
Conclusion .................................................................................................................................... 273
Bibliographie ................................................................................................................................ 282
v
Les auteurs (les bons auteurs, du moins) écrivent
toujours pour leurs contemporains, et en particulier
pour ceux qui ont de “fortes chances d’être
intéressés”, c’est-à-dire ceux qui sont déjà en train
de poser la question pour laquelle une réponse est
proposée; de ce fait, un auteur dit rarement la
question à laquelle il est en train de répondre. Plus
tard, lorsqu’il est devenu un “classique” et que ses
contemporains sont disparus, la question a été
oubliée; et cela surtout si la réponse qu’il a donnée a
été reconnue comme étant la bonne réponse; car
dans ce cas, les gens arrêtent de poser la question, et
commencent à demander quelle nouvelle question
cela soulève. De sorte que la question posée par
l’auteur de départ ne peut être reconstruite
qu’historiquement. — R.G. Collingwood (1889-1943).
vi
Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement M. Luc Langlois, Mme Claudine Hébert et M. Maxime
Coulombe. Sans eux, rien de tout cela n’aurait été possible.
1
Introduction
1. Le principal problème en économie politique
Karl Marx (1818-1883) considère à bon droit David Ricardo (1772-1823) comme le
premier économiste à faire de « l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre
salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches »1. Comme l’explique
en effet Ricardo en préface de ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), le
« produit de la terre, c’est-à-dire tout ce que l’on retire de sa surface par l’utilisation
conjointe du travail, des machines et du capital, est réparti entre les trois classes de la
communauté : les propriétaires de la terre, les détenteurs du fonds ou capital nécessaire à
son exploitation, et les travailleurs qui la cultivent »2. Chacune de ces trois classes
— poursuit Ricardo — obtiendra une part différente de la production nationale sous la
forme de rente, de profit et de salaire : « déterminer les lois qui gouvernent cette répartition
constitue le principal problème en économie politique »3. Ce sont précisément ces lois qui
intéressent Marx4. Le Capital est la réponse qu’il a donnée au principal problème en
économie politique :
Marx se place dans le cadre de la collectivité nationale ; il s’attache à l’ensemble
des processus sociaux et non aux seules actions du marché ; il tient compte de
l’évolution des institutions. Les individus sont considérés, non comme de simples
détenteurs de facteurs dans un régime sans vie, mais en tant que membre de groupes
sociaux que Marx s’efforce de saisir dans tous leurs caractères et toutes leurs
relations. Sur cette base, une construction véritablement grandiose est édifiée, qui
vise non seulement à rendre compte de la répartition du produit entre travailleurs et
non-travailleurs, titulaires de salaires et percepteurs de plus-value, mais également
de l’évolution de cette répartition dans le passé, le présent et l’avenir. La théorie de
la répartition est intégrée à une dynamique des systèmes dont elle constitue la pièce
principale.5
1 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 24.
2 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 45.
3 Ibid.
4 Dobb, M.H., 2012 [1942], « A Lecture on Marx », On Economic Theory & Socialism : The Collected
Papers of M.H. Dobb, vol. II. London, Routeledge, p. 194.
5 Marchal, J., J. Lecaillon, 1958, La Répartition du revenu national, t.I. Paris, M.-Th. Génin, p. 25-26.
2
En d’autres termes, Marx cherche à rendre compte des mécanismes de la répartition
entre les classes sociales de la valeur produite par le travail des ouvrières et des ouvriers,
puis entre les fractions de classes et enfin, entre les individus6. Comme Ricardo, il a « placé
la théorie de la répartition au centre de sa recherche et tenté, en analysant la lutte des
classes, de dégager les fondements de la science économique »7.
Selon Marx, Adam Smith (1723-1790) n’a pas su résoudre le principal problème en
économie politique, puisqu’il décomposait la valeur en rente, en profit et en salaire, qu’il
se représentait ensuite erronément comme des éléments indépendants, constitutifs de la
valeur (= formule trinitaire)8. Pis encore, l’erreur de Smith, qui conduit logiquement à
l’harmonie des intérêts de classes, est subséquemment devenue la clef de voute de toute
l’économie politique, fût-elle anglaise, française ou allemande9. Smith est eo ipso à
l’origine de ce Marx a appelé l’économie politique vulgaire, c’est-à-dire l’économie non-
scientifique. Ricardo est lui-même « contre la constitution de la valeur qu’on trouve chez
Smith par des parties de celle-ci qu’elle détermine elle-même » — précise Marx — « mais
pas de manière conséquente. Sinon il ne pourrait pas discuter avec Smith pour trancher si
profit, salaire du travail et rente entrent dans le prix, ou, comme il dit, seulement profit et
salaire du travail, c’est-à-dire y entrent de façon constitutive »10. À vrai dire, Ricardo ne
« considère nulle part la plus-value à part et séparée de ses formes particulières »11. Certes,
cette notion — la plus-value en soi — hante ses écrits, elle y apparait toujours en arrière-
plan, mais jamais il ne l’a formellement théorisée12. En dépit des erreurs qu’il a parfois
commises — conclut enfin Marx —, Ricardo est néanmoins parvenu à comprendre que la
rente, le profit et le salaire ne sont pas des virtualités dont l’addition, l’agrégation ou la
combinaison déterminerait arbitrairement la grandeur de la valeur susceptible d’être
distribuée entre les classes, mais que c’est au contraire une « même grandeur de valeur, une
6 Cf. Philip, B., 2005, Reduction, Rationality and Game Theory in Marxian Economics. London, Routeledge.
7 Marchal, J., J. Lecaillon, 1958, La Répartition du revenu national, t.III. Paris, M.-Th. Génin, p. 376.
8 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 91 et seq.
9 Ibid., p. 26.
10 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 606-607.
11 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t. II. Paris, Éditions Sociales, p. 443.
12 Ibid., p. 189.
3
grandeur donnée de valeur qui se résout en rente, profit et salaire »13. C’est ainsi qu’il a
rationnellement établi dans son Essai sur l’influence des bas prix du blé sur les profits du
capital (1815) que les intérêts des propriétaires fonciers étaient « constamment opposés à
ceux de toutes les autres classes de la société »14. C’est également ainsi qu’il a établi dans
les Principes de l’économie politique et de l’impôt, son œuvre maitresse, que les profits
sont toujours nécessairement réduits ou élevés selon la hausse ou la baisse des salaires15.
C’était toutefois là atteindre la « limite que la science bourgeoise ne franchirait pas »16.
Marx, lui, l’a franchie. Il dira alors tout haut dans le Capital ce que Ricardo lui-même
hésitait en quelque sorte à dire : « l’accumulation de la richesse à un pôle de la société
apparait comme une accumulation correspondante de pauvreté, de souffrance, d’ignorance,
d’abrutissement, de dégradation morale et d’esclavage au pôle opposé, du côté de la classe
qui produit le capital »17. Comme le rappelle Karl Kautsky (1854-1938), qui a non
seulement longtemps été le secrétaire personnel de Friedrich Engels (1820-1895), mais qui
a de surcroit personnellement vu à la publication du livre IV du Capital, la théorie
économique ricardienne a d’abord été « mise à profit par les socialistes d’une part pour
démontrer l’iniquité du salariat, et d’autre part pour donner une base à un système socialiste
de production et d’échange. Marx l’a développée à titre d’explication de l’ensemble du
processus de la production capitaliste »18. La théorie de la valeur-travail était pour Ricardo
une théorie approximative, qui devait lui permettre de tirer des conclusions scientifiques et
politiques sur la répartition des revenus entre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les
ouvrières et les ouvriers — Marx va quant à lui montrer dans le Capital que la théorie de la
valeur-travail est une théorie rigoureusement exacte19. Il fixera ainsi définitivement la plus-
13 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 607.
14 Ricardo, D, 2004 [1815], « Essay on the Influence of a Low Price of Corn on the Profits of Stock », The
Works and Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IV.
Indianapolis, Liberty Fund, p. 21 (notre traduction).
15 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 129-
147.
16 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 24.
17 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions sociales, p. 88.
18 Kautsky, K., 1900, La question agraire. Paris, Giard & Brière, p. ii.
19 Cf. Blaug, M., 1991, « Introduction », in Blaug, M. 1991 (dir.), Karl Marx (1818-1883). Brookfield,
Edward Elgar Publishing, p. i-xii.
4
value dans ce qu’elle a de distinct de ses formes particulières, ce que Ricardo n’avait pas
proprement su faire, et il déterminera par suite les lois qui règlent historiquement la
répartition de la plus-value entre les classes sociales20. Achevés ou non par Marx, ou en
partie achevés par lui, les quatre livres du Capital sont ainsi imprégnés du « pessimisme
ricardien des antagonismes entre les classes impliquées par les théories de la distribution
élaborées dans les Principes (ce qu’une classe reçoit en plus, elle prend à l’autre) »21.
Contrairement à leurs contemporains respectifs, fussent-ils économistes ou
philosophes, David Ricardo et Karl Marx ne s’intéressaient pas au principe des nationalités
(« Nationalitätenprinzip ») ni à l’esprit des nations (« Volksgeist ») ou à la providence tout
ingénieuse qui veillerait supposément à la destinée de ces nations (« Prästabilierte
Harmonie ») et à leur enrichissement. Leur conception spécifiquement manchestérienne de
la prédominance de l’économie sur l’État les amena plutôt à s’intéresser aux classes
sociales et à l’opposition nécessaire de leurs intérêts, une opposition que l’erreur de Smith
permet autrement de nier ou de faire oublier. La théorie de la valeur-travail joue ainsi le
« même rôle analytique chez Marx que chez Ricardo »22. Ricardo a bâti son économie
politique à partir d’une société stratifiée, et sa préoccupation principale avait été
d’expliquer les tendances fondamentales de trois catégories de revenus, échéant à trois
catégories de facteur de production, chacune étant l’attribut d’une classe sociale23. Marx
reformulera ensuite brillamment cette théorie. Il commencera son « étude par une théorie de
la valeur. Celle-ci fournira la clef de la répartition et, conséquemment, de l’évolution des
relations sociales »24. La théorie économique ricardienne permet non seulement à Marx de
rendre compte du fonctionnement des sociétés, mais elle lui permet également de rendre
compte de leurs trajectoires historiques25. Elle est d’ailleurs la seule théorie économique qui
20 Cf. Signoro, R., 2008, « Piero Sraffa’s Lectures on the Advanced Theory of Value 1928-31, and the
Rediscovery of the Classical Approach », in Kurz, H.D., L.L. Pasinetti, N. Salvadori (dirs.), 2008, Piero
Sraffa : The Man and the Scholar. Exploring his Unpublished Papers. London, Routeledge, p. 206-207.
21 Aron, R., 1970, Marxismes imaginaires : d’une sainte famille à l’autre. Paris, Gallimard, p. 268.
22 Garegnani, P., 1985, « La théorie de la valeur-travail chez Marx et dans la tradition marxiste », in
Chavance, B. (dir.), 1985, Marx en perspective. Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales, p. 323.
23 Calvert, P., 1982, The Concept of Class : An Historical Introduction. London, Hutchinson, p. 66-67.
24 Dehem, R., 1978, Précis d’histoire de la théorie économique. Québec, Presses de l’université Laval, p. 105.
25 Marchal, J., 1955, Deux essais sur le marxisme. Paris, Librairie de Médicis, p. 93.
5
a pu le conduire à considérer l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, puisque les
théories économiques concurrentes, fondées sur l’utilité ou la rareté, par exemple,
conduisent à des conclusions historiques tout à fait différentes26.
C’est lors d’un séjour en Angleterre que Engels a d’abord réalisé que c’était à
Manchester que « l’industrie de l’Empire britannique a son point de départ et son centre ;
la Bourse de Manchester est le baromètre de toutes les fluctuations du trafic industriel, et
les techniques modernes de fabrication ont atteint à Manchester leur perfection » 27. À cette
époque, Manchester incarne en fait la Révolution industrielle elle-même, elle donne à toute
l’Angleterre, sinon à l’Europe entière, l’image de son avenir28. Mais on ne pense pas pour
autant l’histoire de la même manière en Angleterre, en France et en Allemagne29. Comme
l’a intuitivement compris Antonio Gramsci (1891-1937), Marx, qui vécut sa vie entière en
Angleterre, ou peu s’en faut, pense d’abord l’histoire en termes ricardiens (= économiques)
et non pas en termes hégéliens (= philosophiques)30. Disons-le dès lors sans attendre : quel
qu’ait pu être son rapport à G.W. F. Hegel (1770-1831), dont il retient sans doute certaines
idées ou certaines intuitions, une certaine posture intellectuelle ou une certaine conception
de la science et de sa systématicité, Marx est d’abord un économiste ou un socialiste
ricardien31. Qu’est-ce à dire ? Marx n’accepte évidemment pas sans réserve tout ce que dit
Ricardo. En revanche, il est d’accord avec lui sur le problème fondamental de l’économie
politique et il partage sa conception particulière du monde économique : « une société
constituée de classes, avec la propriété privée des moyens de production »32. Comme
26 Cf. Roemer, J., 1990, « New Directions in the Marxian Theory of Exploitation and Class », in Bowles, S.,
R. Edwards (dirs.), Radical Political Economy, vol. I. Aldershot, Gower Pub. Co., p. 130 ; Roemer, J., 1982,
A General Theory of Exploitation and Class. Cambridge, Harvard University Press, p. 287.
27 Engels, F., 1975 [1845], La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Paris, Éditions Sociales, p. 81.
28 Wolff, J., 2013, « Manchester, Capital of the Nineteenth Century », Journal of Classical Sociology, vol.
13(1) : 69-86 ; Hobsbawm, E., 1999 [1968], Industry and Empire : The Birth of the Industrial Revolution.
New York, The New Press, p. 12.
29 Cf. Prost, A., 2010 [1996], Douze leçons sur l’histoire. Paris, Seuil, p. 23-24.
30 Gramsci, A., 1971, Lettres de prison. Paris, Gallimard, §268.
31 Cf. Foucault, M., 2006 [1966], Les mots et les choses. Paris, Gallimard, p. 274 ; Boukharine, N., 2010
[1914], L’économie politique du rentier. Paris, Syllepse, p. 41 ; Sweezy, P., 1970 [1942], The Theory of
Capitalist Development. New York, Monthly Review Press, p. 11 ; Foley, D., 1986, Understanding Capital.
Cambridge, Havard University Press, p. 10.
32 Zouboulakis, M., 1993, La science économique à la recherche de ses fondements : la tradition
épistémologique ricardienne, 1826-1891. Paris, Presses Universitaires de France, p. 3.
6
Ricardo, il adhère de plus à la théorie de la valeur-travail, une théorie sulfureuse que
rejetaient au contraire la quasi-totalité des économistes libéraux ou conservateurs du XIXe
siècle. Comme le rappelle Joseph Schumpeter (1883-1950), les « ricardiens ont toujours
été une minorité, même en Angleterre, et c’est simplement la forte personnalité de Ricardo
qui, avec le recul du temps, crée l’impression que sa doctrine — sa frappe du métal
smithien — a dominé la pensée de l’époque »33. En réalité, Marx était le seul économiste de
quelque notoriété à défendre la théorie économique ricardienne après 183034. Cela dit, il
adresse lui-même de nombreuses critiques à Ricardo, envers qui il se montre souvent
pointilleux et tatillon35. Son œuvre est néanmoins « étroitement dépendante de la science
ricardienne »36. Afin de comprendre le Capital, nous devons d’abord accepter que Marx
appartient en propre à la tradition ricardienne, comme l’explique Schumpeter :
Les thèses de Ricardo servent de point de départ à l’argumentation de Marx, mais
encore, et ceci est beaucoup plus significatif, en ce sens que Ricardo lui a enseigné
l’art d’édifier une théorie. Marx a constamment utilisé les instruments de Ricardo et
il a abordé chaque problème à partir des difficultés auxquelles il s’était heurté au
cours de son étude approfondie de l’œuvre de Ricardo et des recherches nouvelles
qu’elle lui avait suggérées. Marx lui-même admettait en grande partie ce fait, bien
que, évidemment, il n’aurait pas admis que son attitude à l’égard de Ricardo fut
typiquement celle d’un élève […] il est, au demeurant, peut-être compréhensible
que les marxistes aussi bien que les anti-marxistes aient répugné à admettre cette
évidence37.
Que l’on partage ou non le jugement de Schumpeter — nous le partageons — , ou
qu’on le partage en partie seulement, on s’accordera sans doute pour dire que Ricardo et
Marx maintiennent bel et bien tous les deux que la valeur réelle (ou absolue) d’une
marchandise, dans l’hypothèse de la concurrence parfaite et de l’équilibre parfait, est
proportionnelle à la quantité de travail incorporée dans cette marchandise, pourvu que ce
33 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 300.
34 Filkenstein, J., A Thimm, 1973, Economists and Society. New York, Harper, p. 64 et seq.
35 Peach, T., 2009, Interpreting Ricardo. Cambridge, Cambridge University Press, p. 17-21, 239-240 ;
Steedman, I., 1982, « Marx on Ricardo », in Bradley, I., M. Howard (dirs)., 1982, Classical and Marxian
Political Economy : Essays in Honour of R.L. Meek. London, MacMillan, p. 115-156.
36 Granger, G.-G., 1955, Méthodologie économique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 397.
37 Schumpeter, J., 1990 [1947], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 40.
7
travail ait été effectué conformément aux normes existantes de l’efficacité productive. On
s’accordera sans doute aussi pour dire qu’ils mesurent tous les deux cette quantité en temps
de travail et qu’ils appliquent la même méthode afin de ramener les différentes qualités de
travail à un type unique et homogène de travail. On trouve bien entendu des différences
importantes dans les stratégies rhétoriques et argumentatives qu’emploient respectivement
Ricardo et Marx, mais on ne trouve pratiquement aucune différence dans la théorie qu’ils
ont tour à tour défendu38. Ricardo et Marx s’intéressent non seulement aux mêmes
questions — marchandise, valeur, population, surpopulation, machinisme, etc. — , mais ils
emploient partout la même méthode déductive et la même théorie. Les écrits économiques
de Marx se « distinguent seulement en ce qu’ils sont moins polis, davantage prolixes et plus
“philosophiques” au sens le plus défavorable de ce terme »39.
Marx emprunte en fait différents styles dans ses écrits, dont le style ornementé de
l’idéalisme allemand. Il emprunte aussi différentes stratégies rhétoriques. Comme Engels, il
emploie couramment une violente stratégie « polémico-partisane »40 et il en vient très
souvent aux formes extrêmes de l’invective dans ses écrits (publiés ou non). Marx tient en
effet fréquemment des propos orduriers, grossiers et vulgaires. Il se comporte comme un
mufle. Il abreuve sans cesse d’insultes ses rivaux intellectuels et politiques, il les injurie et
il les ridiculise en plus de leur intenter des procès d’intention. En fait, il a consacré des
ouvrages entiers à dénigrer ses rivaux (réels ou imaginaires) et à les discréditer — Le
manifeste philosophique de l'école de droit historique (1842), Critique de la philosophie du
droit de Hegel (1844), La Sainte-Famille (1845), L’Idéologie allemande (1846), La misère
de la philosophie (1847), Les Grands Hommes de l’exil (1852), etc. Il a de plus rédigé de
nombreux articles et de nombreux pamphlets en employant cette violente rhétorique
partisane, sans compter le volumineux brulot Herr Vogt (1860). Marx est implacable et
impitoyable. Il s’acharne contre ses rivaux et il ne recule devant rien pour les faire taire,
pour les intimider ou pour les étourdir. Le pastiche de Hegel auquel il s’est livré dans
le Capital n’est d’ailleurs qu’un pied de nez qu’il a fait à un rival politique attaché au
kantisme, Friedrich-Albert Lange (1828-1875).
38 De Vivo, G. 1982, « Notes on Marx’s critique of Ricardo », Contributions to Political Economy, 1(1) : 87-
99.
39 Schumpeter, J., 1990 [1947], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 41-42.
40 Aron, R., 2002 [1962-1977], Le marxisme de Marx. Paris, Éditions de Fallois, p. 285.
8
Iconoclaste, contradicteur et belliqueux, l’auteur du Capital avait de plus une haute
opinion de lui même et il aimait parfois se comparer et se mesurer à Hegel, ou être
élogieusement comparé à lui. Cela dit, il n’avance pas masqué — il a consacré des milliers
de pages à l’œuvre de Ricardo, en plus de se porter publiquement à sa défense dans ses
ouvrages. Si l’attitude inconsistante de Marx à l’égard de Hegel semble aujourd’hui
contradictoire ou incohérente, sinon désespérément confuse, son attitude à l’égard de
Ricardo ne pose pas de difficultés particulières. Les critiques (fondées ou infondées) qu’il
adresse à ce dernier nous permettent en tous les cas de mieux comprendre l’idée qu’il se
faisait du mode de production capitaliste, a fortiori l’idée qu’il se faisait des classes
sociales41.
Historiquement, Marx a (re)découvert en 1844 la théorie économique ricardienne,
que plus personne ne défendait depuis 1830, hormis quelques théoriciens socialistes. Il l’a
alors immédiatement adoptée, presque sans modification, et cela bien que dans ses « notes
vibre l’indignation qu’il éprouve secrètement devant la rigueur implacable des formules
ricardiennes »42. Comme le concède à contrecœur Marx dans ses manuscrits parisiens,
Ricardo « laisse l’économie parler son propre langage. Si celui-ci n’est pas moral, Ricardo
n’y peut rien »43. C’est dans ces célèbres manuscrits que Marx entreprend d’abord de
défendre Ricardo contre ses détracteurs et a saisir petit à petit que ce qui apparait chez lui
comme du cynisme est en réalité une reconnaissance scientifique rigoureuse de la réalité du
mode de production capitaliste, que d’autres auteurs s’efforcent plutôt de voiler44. Impliqué
dans une interminable succession de débats intellectuels et politiques, il objectera donc par
suite la théorie économique ricardienne aux révolutionnaires allemands issus des rangs
hégéliens, c’est-à-dire ses anciens compagnons de route, à ses innombrables rivaux au sein
du mouvement socialiste et, enfin, aux différents membres de l’école historique d’économie
politique allemande (« Historische Schule der Nationalökonomie »)45.
41 Cf. Caravale, G.A., 1991, « Marx’s Views on Ricardo : A Critical Evaluation», in Caravale, G.A. (dir.),
1991, Marx and Modern Economic Analysis, vol. II. London, Elgar, p.167-207 ; Caravale, G., 1989, « On
Marx’s Interpretation of Ricardo : A Note », Atlantic Economic Journal, vol. 17(4) : 6-12.
42 Rubel, M., 1957, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle. Paris, Marcel Rivière, p. 118-119.
43 Marx, K., 1972 [1844], Manuscrits de 1844. Paris, Éditions Sociales, p. 104.
44 Mandel, E., 1967, La formation de la pensée économique de Karl Marx. Paris, Maspero, p. 42.
45 Cf. Mandel, E., 1986, The Place of Marxism in History. Atlantic Highlands, Humanities Press, p. 67.
9
Le Capital ne porte pas l’empreinte de Hegel, mais bien plutôt l’empreinte
historique, scientifique, linguistique et, bien sûr, philosophique, de l’éducation universitaire
qu’a reçue Marx en Allemagne entre 1835 et 1841. Trompés par la distance culturelle qui
nous sépare de cette époque et de l’idée que l’on se faisait alors du travail scientifique,
certains observateurs affirment que Marx n’apporte « rien de substantiel à la théorie
ricardienne de la valeur, si ce n’est une orchestration philosophique douteuse »46. Ce
jugement est hâtif et maladroit. Mais il n’est pas entièrement faux. En dépit de
l’extraordinaire battage que l’on a fait autour de son génie au XXe siècle, Marx n’a pas
toujours l’originalité théorique ou méthodologique qu’on lui a rétrospectivement prêtée et
le Capital n’est pas un ouvrage ésotérique dont la compréhension serait réservée à une
poignée de commentateurs autorisés qui seraient supposément parvenue à s’approprier la
philosophie hégélienne. Comme l’écrit posément Émile Bréhier (1876-1952) dans sa
monumentale Histoire de la philosophie, Marx est un penseur « plus vigoureux
qu’original »47. Il est toutefois parvenu à supprimer l’écueil contre lequel était venu
s’échouer Ricardo et les premiers socialistes ricardiens, à savoir l’impossibilité d’établir
rigoureusement l’accord entre l’échange du capital et du travail et la détermination de la
valeur par le travail. Le Capital représente de ce fait le pinacle du socialisme ricardien,
comme l’a tardivement reconnu Engels :
En tant que le socialisme moderne, à quelque tendance d’ailleurs qu’il appartienne,
procède de l’économie politique bourgeoise, il se rattache presque exclusivement à
la théorie de la valeur de Ricardo. Les deux propositions que Ricardo, en 1817, pose
au début de ses Principes : 1º que la valeur de chaque marchandise est seulement et
uniquement déterminée par la quantité de travail exigée pour sa production, et 2º
que le produit de la totalité du travail social est partagé entre les trois classes des
propriétaires fonciers (rente), des capitalistes (profit) et des travailleurs (salaire), ces
deux propositions avaient déjà, dès 1821, en Angleterre, donné matière à des
conclusions socialistes. Elles avaient été déduites avec tant de profondeur et de
clarté que cette littérature, maintenant presque disparue et que Marx avait en grande
partie découverte, ne put être dépassée jusqu’à la parution du Capital48 .
46 Jessua, C., 1991, Histoire de la théorie économique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 271.
47 Bréhier, E., 2004 [1930], Histoire de la philosophie. Paris, Presses Universitaires de France, p. 1416.
48 Engels, F., 1884 « Préface à la première édition allemande », in Marx, K., 1977 [1847], La misère de la
philosophie. Paris, Éditions Sociales, p. 26.
10
Précisons d’emblée, avant de poursuivre, que ce sont les individus qui possèdent des
intérêts et non pas les classes sociales elles-mêmes. Comme le savait très bien Marx, un
concept collectif (« Kollektivbegriff ») ne possède aucune intentionalité, aucune volonté ni
conscience et il n’agit pas dans l’histoire à la place des individus. En fait, Marx reprochait
expressément aux philosophes de son temps d’avoir affirmé la « préexistence de la
classe »49 par rapport aux individus qui la composent. Selon lui, les « individus isolés ne
forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener la lutte en commun contre une
autre classe »50. Aussi, lorsqu’il conçoit lui-même les intérêts des capitalistes comme
contradictoires avec ceux du prolétariat, il entend par là que les capitalistes et le prolétariat
constituent deux groupes dont chacun est composé d’individus ayant le même intérêt,
lequel est contradictoire (ou irréconciliable) avec l’intérêt commun des membres de l’autre
groupe : « toute la philosophie politique du XVIIIe siècle, toute l’économie de la fin du
XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle dont Marx était nourri tournaient autour des
paradoxes de l’action collective »51. Ce dernier savait en outre que les membres de la
bourgeoisie forment ensemble une redoutable coterie — il le tenait de Smith52. L’histoire
de toute société est donc pour Marx l’histoire de la lutte des classes. Mais cette histoire ne
se déroule pas en dépit de ce que font rationnellement les individus. Elle se déroule en
raison de ce qu’ils font et des conséquences (attendues ou non) de leurs actions. Comme
nous tous, Marx peine toutefois à conjuguer liberté et détermination53. Il a ainsi parfois
cherché à tenir simultanément ensemble deux modèles de pensées : « celui de la science
moderne qui entend dégager des lois générales et des phénomènes observés et celui de la
politique moderne qui présuppose que les hommes font eux-mêmes leur histoire. Cette
tension entre les deux modèles traverse toute l’œuvre de Marx et constituera un problème
constant »54. Cela dit, il récuse formellement toute personnification de l’histoire55. Il faut au
49 Marx, K., F. Engels, 1976 [1845], L’Idéologie allemande. Paris, Éditions Sociale, p. 61.
50 Ibid., p. 47.
51 Boudon, R., 2009 [1977], Effets pervers et ordre social. Paris, Presses Universitaires de France, p. 44.
52 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 138.
53 Cf. Maguire, J.M., 2009 [1978], Marx’s Theory of Politics. Cambridge, Cambridge University Press, p.
117-132.
54 Laval, C., 2009, Marx au combat. Paris, Édition Thierry Magnier, p. 109.
55 Cf. Kaplan, F., 2014, Les trois communismes de Marx. Paris, Le félin, p. 389.
11
contraire selon lui en finir avec les sujets métaphysiques et rejeter « toute conception de la
“société-personne”, c’est-à-dire de toute conception qui prête aux entités sociales une
volonté, des sentiments, des finalités propres »56.
Quoi qu’il en soit, Marx, décrit à juste raison le Capital comme le « plus redoutable
missile qui ait jamais été lancé à la tête des bourgeois (y compris les propriétaires
fonciers) »57. La charge explosive de ce missile, il ne l’a pas trouvée dans la philosophie de
Hegel, qui avait connu selon lui un succès passager en Allemagne parce qu’elle « semblait
glorifier les choses existantes »58. Non, cette charge explosive, il l’a trouvée dans la théorie
économique ricardienne59.
À l’époque de la publication du Capital (1867), Marx, exilé en Angleterre depuis
alors vingt ans, passe d’ordinaire sur le continent pour un « dangereux continuateur de ces
socialistes ricardiens qui, attribuant théoriquement la valeur au travail, réclament pour les
travailleurs la totalité de la production nationale »60. Issu des rangs de l’école
historiographique rankéenne, Wilhelm Roscher (1817-1894), le fondateur autoproclamé de
l’école historique d’économie politique allemande, s’indignait ainsi de le voir ériger
dogmatiquement en système la théorie économique ricardienne61. En retour, Marx
reprochait à Roscher, qu’il surnommait caustiquement Thucydide, d’être un petit larbin
prétentieux à la solde de la bourgeoisie allemande, et l’historicisme allemand
(« Historizismus ») représentait pour lui l’acmé de l’économie vulgaire62. (Hegel et Marx
n’appartiennent pas à la tradition historiciste. Les historicistes allemands ont au contraire
tour à tour condamné leur théoricisme et leur rationalisme, comme ils ont condamné celui
de Ricardo)63.
56 Collin, D., 2009, Comprendre Marx. Paris, Armand Colin, p. 57.
57 Marx, K., 1867, « Marx à Johann Philipp Becker, 17 avril 1867 », Correspondance, t.VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 360.
58 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 29.
59 Milgate, M., S.C. Stimson, 1991, Ricardian Politics. Princeton, Princeton University Press, p. 149 ; Hunt,
E.K., 1980, « The Relation of the Ricardian Socialists to Ricardo and Marx », Science & Society, vol. 44(2):
177-198.
60 Dostaler, G., 2013 [1978], Valeur et prix : histoire d’un débat. Paris, L’Harmattan, p. 7.
61 Roscher, W., 1879 [1854], Die Grundlagen der Nationalokonomie : ein Hand und Lesebuch fur
Geschaftsmanner und Studierende (13. Ausgabe). Stuttgart, J. G. Cotta, p. 104n.
62 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 590-591.
63 Cf. Beiser, F., 2011, The German Historicist Tradition. Oxford, Oxford University Press, p. 214-321.
12
Une œuvre ne se présente jamais comme une nouveauté absolue surgissant dans un
« désert d’information ; par tout un jeu d’annonces, de signaux — manifestes ou latents —,
de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un
certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou
telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la suite, du
milieu et de la fin du récit »64. Larbin ou non, prétentieux ou pas, Wilhelm Roscher savait
ainsi très bien que Marx espérait démontrer l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes
dans le Capital, puisque celui-ci y reprend presque mot à mot « l’analyse économique de
Ricardo dont on avait beaucoup débattu 50 ans plus tôt »65. Leurs contemporains le savaient
également. Traducteur de Heine et de Schopenhauer, le célèbre germaniste Jean Bourdeau
(1848-1928) s’alarmait ainsi de retrouver dans le Capital la « théorie de Ricardo
transformée en machine de guerre »66. L’ouvrage, dont la traduction française,
personnellement dirigée par Marx, parait en livraisons successives d’aout 1872 à mai 1875,
terrifie également l’économiste Émile Louis Victor de Laveleye (1822-1892). À cette
époque, Laveleye a « lu Karl Marx attentivement, mieux que quiconque dans les universités
francophones »67. Et lorsqu’on lit Marx — gémit-il —, on se « sent enserré dans les
engrenages de sa logique d’acier, on est comme en proie au cauchemar, parce qu’étant
admises les prémisses on ne sait comment échapper aux conséquences »68. Dès lors que
l’on accepte la théorie ricardo-marxienne de la valeur-travail, « on est perdu »69. Mais alors
que Laveleye accuse théâtralement Marx de conduire la société à sa perte, l’économiste
ricardien Karl Rodbertus-Jagetzow (1805-1875) l’accuse quant à lui de plagiat70. Considéré
aujourd’hui comme le fondateur du socialisme d’État (« Staatssozialismus »), Rodbertus-
Jagetzow affirme en effet que Marx a calqué la réponse qu’il avait initialement donnée au
64 Jauss, H.R., 1975, Pour une esthétique de la réception. Paris, Gallimard, p. 55.
65 Etner, F., 2000, Histoire de la pensée économique. Paris, Economica, p. 106.
66 Bourdeau, J., 1891, « Le Parti de la démocratie sociale en Allemagne », Revue des Deux Mondes, vol. 104 :
911.
67 Angenot, M., 2004, Rhétorique de l’antisocialisme : essai d’histoire discursive (1830-1917). Québec,
Presses de l’Université Laval, p. 61.
68 Laveleye, E., 1876, « Le socialisme en Allemagne, I », Revue des Deux Mondes, vol. 17 : 143.
69 Ibid.
70 Cf. Rodbertus-Jagetzow, K., 1881, Briefe und sozialpolitische Aufsätze, Bd. 1. Berlin, Herausgegeben von
Dr. R. Meyer, p. 111.
13
principal problème de l’économie politique. L’accusation est infondée, mais elle est
aisément compréhensible — Marx et Rodbertus-Jagetzow sont tous deux ricardiens. Cette
querelle débouchera à la fin du XIXe siècle sur l’épineuse question de la transformation des
valeurs en prix de production71. L’économiste ricardien Wilhelm Lexis (1837-1914)
apportera alors une première réponse à cette question, une réponse qui sera publiquement
saluée par Engels72. Cette première réponse sera ensuite parachevée quelques années plus
tard par un autre brillant économiste ricardien, Ladislaus von Bortkiewicz (1868-1931).
Comme l’écrit Lexis, Marx propose dans le Capital un « développement, dans un
sens strictement logique, des idées de David Ricardo »73. Le Capital, à cela près qu’il
confère un rôle accru à la question de la composition du capital, au phénomène de son
accumulation progressive et à l’accroissement de la productivité du travail qui en
résulte, relève en effet de la même méthode et aboutit exactement aux mêmes conclusions
que les Principes de l’économie politique et de l’impôt, c’est-à-dire à l’antagonisme
nécessaire des intérêts de classes74. Historiquement, Ricardo et Marx ont d’ailleurs été
frappés d’anathème pour les mêmes raisons75. On condamnait et on louait ainsi tour à tour
l’orthodoxie ricardienne de Marx au XIXe siècle et au cours des premières décennies du
XXe siècle76. Comme le sait toutefois chacun, Marx a eu, selon sa propre formule, la
« coquetterie de reprendre ici et là »77 (« kokettierte hier und da ») dans le premier livre du
Capital la manière particulière qu’avait Hegel de s’exprimer, et cette « coquetterie » fascine
le commentaire depuis maintenant des décennies — elle l’a envoutée. Elle a cependant
laissée parfaitement indifférents les capitalistes et les propriétaires fonciers allemands, tout
71 Cf. Alcouffe, A., F. Quaas, G. Quaas, 2009, « La préhistoire du problème de la transformation », in
Alcouffe, A, C. Diebolt, (dirs)., 2009, La pensée économique allemande. Paris, Économica, p. 309-337.
72 Cf. Engels, F., 1894, « Préface », in Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, l.III, t.I. Paris, Éditions
Sociales, p. 13-15.
73 Lexis, W., 1895, « The Concluding Volume of Marx’s Capital », Quarterly journal of Economics, vol.10 :
25 (notre traduction).
74 Grossman, H., 1992 [1929], The Law of Accumulation and Breakdown of the Capital system. London, Pluto
Press, p. 92.
75 Beer, M., 1921, The History of British Socialism, vol. I. London, G. Bell and sons, Ltd., p. 188 ; Cole,
G.D.H., 1953, A History of Socialist Thought, vol. I. London, MacMillan & Co., p. 104, 270-300.
76 Cf. Bonar J., 1885, Malthus and His Work. London, MacMillan & Co., p. 214, 388 ; Laski, H., 1921, Karl
Marx. London, Allen & Unwin, p. 3.
77 Marx, K., 1993 [1867], Le capital, l.I. Paris, Presses Universitaires de France, p. 17.
14
comme la condamnation à mort in futuro du capitalisme que Marx avait prononcée dans ses
écrits antérieurs. À l’instar de leurs homologues anglais, les capitalistes et les propriétaires
fonciers allemands se sont plutôt inquiétés de la théorie économique ricardienne, et leurs
représentants ont dirigé contre elle la quasi-totalité de leurs critiques et de leurs attaques78.
La théorie économique ricardienne, rappelons-le, a d’abord aidé la bourgeoisie industrielle
à écarter du pouvoir l’ancienne aristocratie foncière en Angleterre, mais elle est
immédiatement devenue gênante dès que la bourgeoisie industrielle s’est elle-même
emparée du pouvoir politique vers 183079. Et tandis que le centre de gravité des conflits
sociaux passait au cours du XIXe siècle de l’antagonisme entre les industriels et les
propriétaires fonciers à l’antagonisme entre les industriels et les ouvrières et les ouvriers,
les théories économiques qui suggéraient l’existence nécessaire de conflits entre les classes
sociales furent écartées les unes après les autres, à commencer par la théorie économique
ricardienne80.
Dans une perspective historique, Marx apparait comme le « dernier, et
incontestablement, le plus grand des socialistes ricardiens »81. Il faisait ainsi face en 1867 à
un public intellectuellement et politiquement hostile à ses idées, et on lui fera vite regretter
sa décision d’imiter la manière qu’avait Hegel de s’exprimer. Cette décision s’est en effet
rapidement retournée contre lui. Hégélien ou non, Marx s’est exposé aux railleries de ses
nombreux adversaires politiques et intellectuels germanophones, qui ont crié les uns après
les autres à la « sophistique hégélienne »82 dans leurs comptes rendus critiques de la
première édition du Capital. Motivée, nous l’avons dit, par le mépris qu’éprouvait Marx
envers Friedrich-Albert Lange, qui diffusait alors énergiquement en Allemagne les théories
socioéconomiques conservatrices de Thomas Malthus (1766-1834), la décision qu’a prise
Marx de « reprendre ici et là » le vocabulaire de Hegel dans le Capital a nuit à sa crédibilité
au XIXe siècle et elle a vraisemblablement contribué à l’impopularité de l’ouvrage, qui
mettra beaucoup de temps à trouver son public.
78 Hobsbawm, E., 1964, Labouring Men. London, W. Goldbacks, p. 239-249.
79 Cf. Bellofiore, R., 2008, « Sraffa After Marx : An Open Issue », in Chiodi, G., L. Ditta (dirs.), 2008,
Sraffa : An Alternative Economics. London, McMillan, p. 75.
80 Eatwell, J., J. Robinson, 1974, L’économique moderne. Paris, Édiscience, p. 46.
81 Hobsbawm, E., 2014 [2011], Et le monde changea. Paris, Actes Sud, p. 55.
82 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 27.
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Marx est aujourd’hui un auteur canonisé et il occupe une place importante dans la
conception non-historique que l’on entretient souvent de l’histoire des idées. Mais il a été
« sauvé de l’oubli »83 grâce au travail zélateur de son ami et collaborateur Friedrich Engels,
l’éditeur et l’exécuteur de son héritage intellectuel. Dit autrement, le « marxisme n’est pas
venu au monde comme un produit authentique de la manière de penser de Karl Marx, mais
comme un fruit légitime de l’esprit de Engels »84. Il s’agit là d’un point capital, qui permet
d’expliquer en partie la pré-compréhension que l’on se fait ordinairement du Capital et du
rôle que Hegel aurait supposément joué dans la trajectoire intellectuelle de Marx85.
Engels fut non seulement le premier à comparer élogieusement Marx à Hegel à des
fins rhétoriques et partisanes, mais c’est également lui qui a suggéré à Marx la plupart des
formules hégéliennes que l’on retrouve dans le Capital, incluant les formules que l’on cite
invariablement pour faire de Marx un hégélien86. Il suffit de lire les textes de Engels pour
s’en convaincre. Brillant ou médiocre, Engels est toujours demeuré profondément attaché à
Hegel et à sa philosophie, dont il parle sans cesse dans ses ouvrages. Fasciné par les
sciences naturelles de son temps, par la physique et par la chimie, notamment, mais aussi et
par la dialectique hégélienne de la nature et ses lois, il a systématiquement « atténué
l’accent mis par Marx sur l’économique »87. Engels s’est brièvement intéressé à l’économie
politique, mais il n’a jamais partagé l’intérêt de Marx pour cette science. Au lendemain de
sa mort, Marx a ainsi été entrainé dans le « glissement vers Hegel que nous trouvons en
permanence dans les écrits d’Engels et qui ne cesse de s’accentuer par la suite »88. C’est
d’ailleurs ce dernier qui mythologisera la “méthode dialectique” que Marx aurait
prétendument employée89. En somme, Engels est à l’origine de la question des rapports de
83 Rubel, M., 1994, « Avertissement », in Marx, K., 1994, », Œuvres, t.IV. Paris, Pléaide, p. ix.
84 Rubel, M., 1972, « La légende de Marx ou Engels fondateur », Économies et société, vol. 6 : 2190.
85 Cf. Levine, N., 2006, Divergent Paths : Hegel in Marxism and Engelsism, vol. 1. New York, Rowman &
Littlefield, p. 153 et seq
86 Cf. White, J., 1996, Karl Marx and the Intellectual Origins of Dialectical Materialism. London,
MacMillan ; Carver, T., 1983, Marx and Engels. Bloomington, Indiana University Press.
87 Vadée, M., 1998, Marx penseur du possible. Paris, L’Harmattan, p. 56.
88 Dehan, P., 1978, « Engels fondateur ? », Économies et sociétés, vol. 12(3) : 224.
89 Carver, T., 1999, « The Engels-Marx Question : Interpretation, Identity/ies, Partnership, Politics » in
Steger, M.B., T. Carver (dirs.), 1999, Engels After Marx. University Park, Pennsylvania State University
Press, p. 17-37 ; Carver, T., 1984, « Marxism as Method », in Ball, T., J. Farr (dirs.), 1984, After Marx.
Cambridge, Cambridge University Press, p. 261-281 ; Lichtheim, G., 1966, « On the Interpretations of Marx’s
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Marx à Hegel qui tenaille les commentateurs de Marx ainsi que des différents discours
hégéliens que l’on tient aujourd’hui sur Marx90. Évidemment, il savait que Marx était un
économiste ou un socialiste ricardien. À la fin de sa vie, il a en outre confié au littéraire
russe Alexeï M. Voden (1870-1939) que Marx lui-même n’avait jamais été hégélien et
qu’il s’était intéressé, jeune homme, à Platon, à Aristote, à Leibniz et à Kant91. Marx a du
reste vécu presque toute sa vie adulte en Angleterre, où la révolution industrielle battait
alors son plein, et cet exil a creusé un écart important entre son univers intellectuel et celui
de la majorité de ses contemporains restés en Allemagne, qui était encore à cette époque un
État foncièrement agricole et féodal92. Cet exil fera ultimement de lui un « économiste
anglais. Et c’est bien ce qu’il fut »93.
Jeune-hégélien impénitent, Engels compare élogieusement Marx à Hegel dans tous
ses écrits. Le jeune économiste et philosophe positiviste Eugen Dühring (1833-1921), lui,
comparait plutôt péjorativement Marx à Hegel. Dühring ne possédait aucune connaissance
particulière de la philosophie hégélienne. Turbulent et bagarreur, proche des milieux
anarchistes et libertaires, il espérait simplement discréditer et décrédibiliser Marx en
l’accusant d’être un hégélien ou en le comparant au vieil-hégélien Lorenz von Stein (1815-
1890)94. Car la philosophie hégélienne, faut-il le rappeler, avait perdu la plus grande part de
son actualité scientifique et politique dès 1840, et elle n’existait déjà plus, à compter de
1850, que sous une forme littéraire et relâchée, chez des historiens de la philosophie et des
théologiens tels que Johann Erdmann (1805-1892), Eduard Zeller (1814-1908) et Kuno
Fischer (1824-1907), qui rendaient ainsi éloge à Hegel dans leurs travaux95. La publication
de la Science de la logique en 1812 avait inopinément fait de Hegel le plus éminent de tous
Thought », in Lobkowicz, H. (dir.), 1966, Marx and the Western World. London, University of Notre-Dame
Press, p. 3-19.
90 Carver, T., 1999, The Postmodern Marx. Manchester University Press, p. 181 et seq.
91 Cf. Voden, A., 1927, « Entretiens avec Engels », in Collectif, 1950, Souvenirs sur Marx et Engels. Moscou,
Éditions en langues étrangères, p. 352-353.
92 Berlin, I., 1996 [1978], Karl Marx. Oxford, Oxford University Press, p. 133 ; Sanderson, J.B., 1969, An
Interpretation of the Political Ideas of Marx and Engels. London, Longman, p. 44.
93 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t.II. Paris, Gallimard, p. 25n.
94 Cf. Dühring, E., 1867, « Marx, Das Kapital, Kritik der politischen Oekonomie, 1. Band, Hamburg 1867 »,
Ergänzungsblätter Zur Kenntnis Der Gegenwart, vol. 3(3) : 182-186.
95 Quiton, A., 1971, « Absolute Idealism », Proceedings of the British Academy, vol. 57: 318.
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les philosophes allemands : « seul Schelling bénéficiait alors d’une gloire plus ancienne et
plus vive et il ne restait plus du kantisme de la grande époque que Reinhold, retiré à Kiel et
à demi oublié. Les autres célébrités se recrutaient, à l’exception de Fries, parmi les disciples
de Schelling »96. Hegel fut le maitre à penser de toute une génération d’intellectuels
— juristes, philosophes, théologiens, etc. —, de hauts fonctionnaires et d’hommes
politiques. Il comptait entre 1820 et 1830 parmi les personnalités publiques sans lesquelles
la vie berlinoise aurait été impensable : ses leçons sur l’esthétique, qu’il exposait en étroite
relation avec la métaphysique et sa philosophie de l’histoire, lui valurent un rayonnement
qui excédait très largement le milieu universitaire, tout comme sa christologie97. Cela dit, la
philosophie possédait à cette époque un statut symbolique prestigieux qu’elle ne possède
plus aujourd’hui, elle ordonnait (ou structurait) alors l’enseignement universitaire lui-
même98. Hegel a brièvement exercé dans ce contexte une sorte de régence, et être un
« non-hégélien passait alors presque pour un crime »99.
Originaire de Rhénanie, le foyer historique de la résistance que l’on a plus tard
opposée au nationalisme prussien et à l’hégélianisme, Marx n’a pas personnellement connu
cette époque, mais il en a connu les suites, les retombées et les conséquences intellectuelles
et politiques100. Hegel n’était d’ailleurs pas pour lui le philosophe de la modernité, comme
on le décrit parfois aujourd’hui, mais bien plutôt celui de la féodalité101.
Préoccupé par la menace conservatrice que la domination prussienne faisait peser
sur la Rhénanie, qui avait bénéficié de réformes économiques, administratives, politiques et
sociales extrêmement importantes après avoir été annexée à la France entre 1795 et 1814,
Marx a longtemps été un anti-hégélien déclaré102. Selon lui, c’était sous l’ordre du
gouvernement prussien que Hegel avait entrepris l’enseignement de sa philosophie du droit
96 Rosenzweig, F., 1991 [1920], Hegel et l’État. Paris, Presses Universitaires de France, p. 275.
97 Hosfeld, R., 2013, Karl Marx. An Intellectual Biography. New York, Berghahn Books, p. 6 et seq.
98 Worsley, P., 2002, Marx and Marxism. London, Routeledge, p. 14.
99 Haym, R., 2008 [1857], Hegel et son temps. Paris, Gallimard, p. 68.
100 Cornu, A., 1955, Karl Marx et Friedrich Engels, t. I : les années d’enfance et de jeunesse ; la gauche
hégélienne 1818/20-1844. Paris, Presses Universitaires de France, p. 3-48.
101 Cf. Marx, K., 2010 [1842-1843], Critique du droit politique hégélien. Paris, Allia, p. 135.
102 Cf. Osmo, P. 1994, « Les Anti-Hégéliens : Kierkegaard, Marx, Nietzsche », in Tinland, O. (dir.), 2005,
Lectures de Hegel. Paris, Librairie générale française, p. 451.
18
à l’Université de Berlin103. Il s’est par suite déchaîné contre la conception hégélienne de
l’État avec « toute l’indignation héritée du radicalisme des Lumières »104. Mais
contrairement à certaines idées reçues, il n’a presque rien écrit sur Hegel lui-même, hormis
quelques pages houleuses, voire injurieuses. À l’instar de Ludwig Feuerbach (1804-1872),
qu’il admirait, Marx était convaincu que Hegel s’était à la fois « trompé de méthode et de
résultat »105. Marx s’est progressivement assagi et ces débats ont peu à peu cesser d’agir sur
lui et sur son humeur. Il portera plus tard sur Hegel un jugement plus nuancé, en plus de lui
rendre un « hommage vague et ambigu »106 dans le Capital. Mais pour la majorité des
intellectuels allemands de la seconde moitié du XIXe siècle, à plus forte raison pour des
hommes comme Dühring, qui n’éprouvaient aucun attachement particulier à Hegel et qui
n’avaient pas pris part aux querelles d’initiés opposants jadis les vieux- et les jeunes-
hégéliens, la philosophie hégélienne ne permettait pas de rendre compte du monde
moderne107. On avait rapidement cessé de l’enseigner dans les universités allemandes108.
Publiés à l’époque napoléonienne, ou immédiatement après, les ouvrages de Hegel étaient
vieillots sans être anciens à l’époque bismarckienne ; sa métaphysique semblait inutile,
alors que la science, la technique et l’industrialisation suscitaient en Allemagne de
nouvelles passions et de nouvelles questions. Élogieuse ou péjorative, la référence à Hegel
est d’abord une clause de style au moment de la publication du livre I du Capital, un topos
(τόπος) du discours savant en Allemagne — une convention. En pratique, les universitaires
allemands avaient pour la plupart déjà abandonné l’histoire spéculative de la philosophie,
du droit, de l’esthétisme ou de la théologie que l’on enseignait quarante ans plus tôt pour
faire, comme Marx, une « plus grande place aux phénomènes économiques »109. Auguste,
103 Cf. Marx, K., 1975 [1843], « Marginal Notes to the Accusations of the Ministerial Rescript », Marx-Engels
Collected Works, vol. I. London, Lawrence & Wishart, p. 362.
104 Taylor, C., 1998, Hegel et la société moderne. Québec, Presses de l’Université Laval, p. 145.
105 Dellaï, S., 2011, Marx, critique de Feuerbach. Paris, L’Harmattan, p. 317.
106 Rubel, M., 1963 « Notes et variantes », in Marx, K., 1963 [1867], « Le capital, l.I », Œuvres, t.I. Paris,
Pléiade, p. 1634.
107 Bowie, A., 2003, Introduction to German Philosophy. Cambridge, Polity, p. 119 ; Pinkard, T., 2001,
Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, p. 662.
108 Rockmore, T., 2003, Before and After Hegel : An Historical Introduction to Hegel’s Thought. Cambridge,
Hackette, p. 139 et seq.
109 Sée, H., 1927, Matérialisme historique et interprétation économique de l’histoire. Paris, Marcel Giard, p.
116.
19
auréolé de prestige et bien en cour, Hegel avait su convaincre ses contemporains que
l’histoire de la philosophie prenait fin avec lui et avec sa science spéculative110. Emmanuel
Kant (1724-1804) avait fait la même chose avant lui111. À la différence de Kant, cependant,
Hegel lui-même était presque oublié au milieu du XIXe siècle : « il semblait n’avoir vécu
dans le peuple des penseurs que pour être accablé de railleries »112. Son nom faisait en
contrepartie l’objet d’une sorte de culte onomastique, et on l’employait comme une arme
rhétorique dans tous les débats publics de l’époque. Ces débats n’avaient évidemment pas
pour objet la philosophie hégélienne, à laquelle on ne s’intéressait plus. Les auteurs
allemands s’entraccusaient mutuellement d’hégélianisme, en fait sans pour autant connaitre
ou maitriser la philosophie hégélienne. Marx et Engels accusaient eux-mêmes fréquemment
leurs rivaux d’être des hégéliens ou des épigones de Hegel, en plus de décrire la
philosophie hégélienne comme l’indice du conservatisme politique allemand113. Comme
nous l’avons déjà dit, Marx a très peu écrit sur Hegel lui-même ou sur sa philosophie. Il a
cependant beaucoup écrit sur les vieux- et les jeunes-hégéliens, qu’il attaque
indistinctement au vitriol dans ses premiers écrits114. Cela explique peut-être pourquoi on a
intuitivement l’impression aujourd’hui que Hegel occupait une place importante dans la vie
intellectuelle du jeune Marx. Or, il pouvait cependant déjà plus légitimement être considéré
comme un hégélien au milieu des années 1840, en supposant bien entendu qu’il l’eût déjà
été115. En tous les cas, Dühring, l’auteur d’un virulent pamphlet anti-hégélien paru en 1865,
savait tout comme Roscher que Marx était en réalité un économiste ricardien et il le dira
ouvertement dans son compte rendu critique de la seconde édition du Capital, publiée
quelques années plus tard116. L’accusation d’hégélianisme qu’il a initialement portée contre
110 Pinkard, T., 2002, German Philosophy 1760-1860 : The Legacy of Idealism. Cambridge, Cambridge
University Press, p. 217.
111 Cf. Bourgeois, B., 2000, L’Idéalisme allemand. Paris, Vrin, p. 43.
112 Bloch, E., 1977, Sujet-objet : éclaircissements sur Hegel. Paris, Gallimard, p. 367.
113 Cf. Engels, F., K. Marx, 1901 [1850-1851], Révolution et contre-révolution en Allemagne. Paris,
Schleicher, p. 21 et passim.
114 Cf. Hook, S., 1994 [1936], From Hegel to Marx: Studies in the Intellectual Development of Karl Marx.
New York, Columbia University Press, p. 77.
115 Cf. Nola, R., 1993, « The Young Hegelians, Feuerbach, and Marx », in Solomon, R. C., K.M. Higgins
(dirs.), 2005 [1993], The Age of German Idealism. London, Routeledge, p. 322.
116 Cf. Krauss, G., 2002, « Eugen Dühring in the Perspective of Karl Marx and Friedrich Engels », Journal of
Economic Studies, vol. 29(4/5) : 351.
20
Marx en 1867 sera néanmoins très vite relayée par l’historien Heinrich von Sybel (1817-
1895), un proche collaborateur de l’historien positiviste Leopold von Ranke (1795-1886) et
du juriste conservateur Friedrich Carl von Savigny (1779-1861), qui avait lui-même été le
chef de file de l’école historique du droit (« Historische Rechtschule ») et avec qui Hegel
s’était violemment querellé au sujet de l’uniformisation de la jurisprudence allemande
(« Kodifikationsstreit »)117.
Marx s’était lui aussi publiquement et bruyamment querellé avec les membres de
l’école historique de droit, à la fin de ses études universitaires118. À l’époque de la
publication du Capital, il affronte plutôt les membres de l’école historique d’économie
politique, qui s’alignent alors sur Dühring et Sybel. Pétris de positivisme, méfiants envers
l’Angleterre et foncièrement opposé à la théorisation économique, les membres de l’école
historique d’économie politique concentrent le feu de leurs critiques sur la théorie de la
valeur-travail, qui est pour eux une théorie métaphysique, c’est-à-dire une théorie a priori,
abstraite, déduite more geometrico et dépourvue d’assises historiques empiriquement
vérifiables119. Ils opposent la théorie de la valeur-utilité à la théorie de la valeur-travail ; le
positivisme malthusien au rationalisme ricardien120. À l’instar de Ranke et de l’économiste
caméraliste Friedrich List (1789-1846), dont s’inspire directement Dühring, Roscher et ses
consorts historicistes, Bruno Hildebrand (1812-1878) et Karl Knies (1821-1898), sont non
seulement opposés à la théorie économique ricardienne, mais ils sont de surcroit
profondément nationalistes et étatistes, ils s’opposent énergiquement au libre-échange que
prônaient alors les économistes libéraux anglais121. Au yeux des économistes allemands, la
méthode déductive de l’école anglaise d’économie politique classique présente des
ressemblances épistémologiques, théoriques et méthodologiques importantes avec la
métaphysique de Hegel ou le rationalisme. Réelles ou alléguées, profondes ou
superficielles, ces ressemblances leurs servent d’abord de prétexte afin de disqualifier leurs
117 Cf. Sybel, H., 1872, Die Lehren Des Heutigen Socialismus Und Communismus. Bonn, Max Cohen &
Sohn.
118 Cf. Marx, K., 1982 [1842], « Le manifeste philosophique de l’École historique du droit », Œuvres, t.III.
Paris, Pléaide, p. 221 et seq.
119 Wajnsztejn, J., J. Guigou, 2004, L’évanescence de la valeur. Paris, L’Harmattan, p. 97.
120 Cf. Chipman, S. (dir.), 2014, German Utility Theory : Analysis and Translations. New York, Routeledge.
121 Cf. List, F., 1998 [1841], Système national d’économie politique. Paris, Gallimard, p. 73.
21
adversaires. Cela dit, les membres de la première (ou vieille) école historique d’économie
politique allemande ont d’abord rejeté l’emploi de la méthode déductive de l’école anglaise
et la quantification des concepts inclus dans la doctrine ricardienne pour des raisons
politiques et non pas pour des raisons scientifiques. Ricardo et ses disciples, fussent-ils
socialistes ou non, et les libre-échangistes (« free-traders ») de l’École de Manchester, sont
pour eux des « hypocrites qui masquent derrière un discours soi-disant scientifique une
défense éhontée des intérêts de la Grande-Bretagne »122. Ce sera là l’objet d’une longue
dispute entre Marx et eux, puisque Marx se rangeait ouvertement du côté de Ricardo et des
libre-échangistes manchestériens : « le système protecteur est conservateur, tandis que le
système du libre-échange est destructeur » — s’expliquera en vain Marx — « il dissout les
anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le
prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est
seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-
échange »123.
À tort ou à raison, Marx se (re)présente lui-même comme un scientifique. Il se
montrera ainsi particulièrement sensible à l’accusation originellement portée contre lui par
le jeune Eugen Dühring, qui exerçait à cette époque une influence extrêmement importante
auprès de l’élite révolutionnaire allemande (c’est aussi pourquoi Engels fera paraître
quelques années plus tard un virulent pamphlet intitulé Herrn Eugen Dührings Umwälzung
der Wissenschaft (1877))124. Contraint à la défensive par Dühring, Marx exposera et
justifiera d’abord dans une courte note infrapaginale (inédite) du livre II du Capital le
rapport libre et critique qu’il entretient à Hegel, une note qui rappelle surtout aujourd’hui
l’ascendant qu’a jadis exercé sur lui Feuerbach125. Après avoir de but en blanc désigné
Hegel comme son maitre à penser dans cette note, Marx consacrera paradoxalement la
postface de la seconde édition allemande du Capital (1873) à se défendre d’avoir eu recours
à la philosophie hégélienne. Il invoque alors deux témoins à décharge dans son plaidoyer :
122 Daniel, J.-M., 2010, Histoire vivante de la pensée économique. Paris, Pearson, p. 132.
123 Marx, K., 1963 [1848], « Discours sur le libre-échange », Œuvres, t.I. Paris, Pléiade, p. 156.
124 Cf. Beiser, F, 2014. After Hegel : German Philosophy, 1840-1900. Princeton, Princeton University Press,
p. 172 et seq. ; Gay, J.E., 2011, « Eugen Dühring and Post-Utopian Socialism », in Backhaus, J.-G. (dir.), The
State as Utopia. New York, Springer, p. 191-204.
125 Cf. Marx, K., 1968 [1868?], « Le capital, l.II », Œuvres, t.II. Paris, Pléiade, p. 528n.
22
Nikolai Ivanovich Zieber (1844-1888), un spécialiste de la théorie économique ricardienne,
et Ilarion Ignatévitch Kaufman (1848-1916), un théoricien monétariste. Ces deux
économistes russes n’entendent strictement rien à Hegel, mais, selon Marx lui-même, ils
ont fidèlement su rendre compte du Capital et de la méthode que celui-ci y a employée, à
savoir la méthode déductive de l’école anglaise d’économie politique classique, une
méthode que les économistes allemands rejetaient alors catégoriquement. Malheureusement
oubliés aujourd’hui, Kaufman et Zieber sont les seuls commentateurs du Capital qui ont
reçu l’approbation de Marx lui-même, en privé comme en public126. Marx tenait
notamment Zieber en haute estime et il se liera d’amitié avec lui (il émettra toutefois en
privé des réserves au sujet des travaux subséquents de Kaufman).
Marx gommera non seulement un à un les hégélianismes du Capital, au rythme des
rééditions successives de l’ouvrage, mais il gommera de plus les passages équivoques de la
postface de la seconde édition allemande de l’ouvrage que l’on cite habituellement
aujourd’hui pour faire de lui un hégélien127. (Ces fameux passages ont été réinsérés dans le
Capital par des éditeurs du XXe siècle). Rédigés antérieurement au livre I et aux débats
qui ont opposé Marx à Lange, à Dühring et à leurs consorts, les livres II, III et IV du
Capital nous montrent un Marx ouvertement ricardien, qui n’a pas encore décidé d’imiter la
manière qu’avait Hegel de s’exprimer.
Hegel possède « l’étrange don magique de tourner la tête aux plus sensés »128 et sa
philosophie fascine souvent les commentateurs de Marx, qui lui ont d’ailleurs dédié des
ouvrages remarquables. Marx ne partage cependant pas leur fascination pour Hegel.
L’image qui nous montre Marx renversant Hegel, explorant patiemment les difficultés que
pose sa philosophie afin de compléter le Capital est une image d’Épinal qui nous retient
prisonniers, tout comme l’image qui nous le montre en train de jongler avec les catégories
onto-théo-logiques de la philosophie hégélienne. La philosophie de Hegel était pour ainsi
dire le dernier de ses soucis, comme le montrent les travaux des historiens qui ont
minutieusement retracé, jour par jour, sa vie entière, les livres qu’il a lus et étudiés, les
126 Cf. Senn, P., 2005, « The German Historical Schools in the History of Economic Thought », Journal of
Economic Studies, vol. 32(3) : 185-255.
127 Cf. Rubel, M., 1963, « Notes et variantes », in Marx, K., 1963 [1867], « Le capital, l.I », Œuvres, t.I.
Paris, Pléiade, p. 1633n558(2).
128 Harris, H.S., 1981, Le développement de Hegel, t.I. Lausanne, L’âge de l’homme, p. 9.
23
choses qu’il a écrites et celles qu’il a dites, les gens qu’il a rencontrés et les lieux qu’il a
visités et les raisons pour lesquelles il s’y était rendu et ce qu’il y a fait129. La vie qu’a
historiquement menée Marx a peu à voir avec celles que mènent habituellement les
universitaires qui étudient ses textes ou ceux de Hegel. Ses préoccupations et ses ambitions
n’étaient pas les nôtres, et il convient de les distinguer. Il est bien sûr loisible et instructif de
poser un regard philosophique sur l’œuvre de Marx, mais on doit d’abord « observer
qu’aux yeux de Marx lui-même, l’essentiel de son œuvre (plus de dix mille pages) relevait
de la théorie économique »130. Selon les estimations du philosophe américain R.P. Wolff
(1933-), Marx est en fait l’auteur du plus imposant corpus économique de l’histoire
mondiale131. Raymond Aron (1905-1983) était du même avis. Marx a lu « tout ce que l’on
pouvait lire ; et non seulement il a écrit le Capital, mais il a écrit aussi [...] une étude des
théories de la plus-value et du profit de tous les économistes de son temps »132. Il est
« l’économiste du XIXe siècle qui avait le plus lu les œuvres des autres économistes »
— renchérit Aron — « Marx avait tout lu, tout compris et tout critiqué »133. L’idée que
Marx ne se considérait pas lui-même comme l’égal ou le supérieur des économistes
professionnels est — Aron, toujours — une idée « proprement délirante, et l’idée que Marx
ne se tenait pas pour un économiste est une idée qu’on ne peut à aucun degré défendre »134.
C’est la tension qui existe chez Marx entre l’activité scientifique et l’activité politique (ou
ouvriériste) qui est à l’origine des difficultés que pose son œuvre et non pas la tension qui
existerait supposément entre son activité philosophique et son activité scientifique135. On ne
trouve pas chez lui deux corpus de taille, d’intérêt ou d’importance comparables, c’est-à-
dire un corpus philosophique et un corpus économique. Marquée par l’actualité de son
temps, l’œuvre de Marx compte plus de 900 titres, la formidable somme de quarante ans de
129 Cf. Draper, H., 1985, The Marx-Engels Chronicle, vol. I : A Dayd-by-Day Chronology of Marx and
Engels’s Life and Activity. New York, Schocken Books ; Rubel, M., 1968, Marx-Chronik. Daten zu Leben
und Werk. Munich, Carl Hanser Verlag.
130 Deleplace, G., 2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Dunod, p. 128
131 Wolff, R.P., 1983, « The Rehabilitation of Karl Marx », The Journal of Philosophy, vol. 80(11) : 713-719.
132 Aron, R., 2002 [1962-1977], Le marxisme de Marx. Paris, Éditions de Fallois, p. 177-178.
133 Ibid., p. 441.
134 Ibid.
135 Cf. Boudon, R., F. Bourricaud, 2011, Dictionnaire critique de la sociologie. Paris, Presses Universitaires
de France, p. 358-360.
24
vie intellectuelle consacrée non pas à l’étude désintéressée de la philosophie de Hegel, mais
au militantisme et à l’étude de l’économie politique136. Philosophe ou non, Marx n’a jamais
mené la vie d’un universitaire. Le seul métier qu’il a pratiqué, c’est le métier de journaliste.
En fait, il était l’un des journalistes les mieux connus et les mieux rémunérés de son
époque, et ses opinions sur les affaires monétaires et financières européennes ont longtemps
fait autorité dans le monde anglo-saxon137. Dédaigneusement écartés du corpus marxien, les
écrits journalistiques de Marx occupent des volumes entiers et, à eux seuls, ils réduisent
comparativement à néant sa maigre production philosophique juvénile. La lecture de ces
articles montre pourtant comment Marx s’est réellement familiarisé avec les rouages de la
politique et du commerce à compter de 1842, avec ceux de l’esclavagisme et de
l’impérialisme, des gouvernements et de l’administration publique, etc. ; elle montre qu’il a
d’abord étudié et compris comme journaliste les questions qu’il aborde dans le Capital, et
non pas en feuilletant les ouvrages de Hegel alors qu’il était adolescent. C’est non
seulement le cas des questions économiques, mais c’est aussi le cas des questions sociales
et historiques, telles que l’expropriation des paysans irlandais et anglo-écossais, qu’il
décrira plus tard en termes pseudo-, ou quasi-hégéliens au chapitre XXVII du livre I du
Capital, dans lequel il présente de cette expropriation comme une négation appelée à être
elle-même niée138.
Les débats intellectuels et politiques auxquels a historiquement pris part Marx n’ont
jamais eu pour enjeu la philosophie hégélienne, bien que le nom de Hegel, qui revêtait alors
une sorte de valeur totémique, y soit rhétoriquement invoqué, revendiqué ou répudié. Ceux
qui passent de l’étude des textes de Marx à l’étude des textes de Hegel sans tenir compte de
l’histoire se méprennent malheureusement souvent sur le sens des textes de Marx. Marx
136 Cf. Rubel, M.,1956, Bibliographie des œuvres de Karl Marx (avec en appendice un répertoire des œuvres
de Friedrich Engels). Paris, Marcel Rivière ; Draper, H., 1985, Marx-Engels Cyclopedia, vol. II : The Marx-
Engels Register : A Complete Bibliography of Marx and Engels’ Individual Writings. New York, Schocken
Book.
137 Ledbetter, J., 2007, Dispatches for the New York Tribune (Selected Journalism of Karl Marx). New York,
Penguin, p. vii-xxvii ; Krätke, M.R., 2008, « The First World Economic Crisis : Marx as an Economic
Journalist », in Musto, M., (dir.), 2008, Karl Marx’s Grundrisse : Foundation of the Critique of Political
Economy, 150 years later. London, Routeledge, p. 162-168.
138 Marx, K., 1979 [1853], « The Indian Question - Irish Tenant Right », Marx-Engels Collected Works, vol.
XII. London, Lawrence & Wishart, p. 157-162 ; Marx, K., 1979 [1853], « Elections - Financial Clouds - The
Duchess of Sutherland and Slavery », Marx-Engels Collected Works, vol. XI. London, Lawrence & Wishart,
p. 486-494 ; Marx, K., F. Engels, 1978 [1850], « Review : May to october », Marx-Engels Collected Works,
vol. X. London, Lawrence & Wishart, p. 490-533.
25
semble non seulement leur fournir une interprétation toujours juste de la philosophie de
Hegel, mais il leur fournit une sorte d’étalon de mesure : l’interprétation des textes de
Hegel est juste si elle correspond à ce qu’en dit Marx. Or, en parcourant la trajectoire
inverse, en passant de l’étude des textes de Hegel à l’étude des textes de Marx, on semble
surtout trouver dans l’œuvre de Marx des « critiques banales et plates à en rougir de la
logique hégélienne »139. Le jeune Marx se targuait orgueilleusement de maitriser la
philosophie de Hegel dès l’âge de dix-huit ans, une chose que ses hagiographes ne
manquent jamais de nous rappeler, sans toutefois nous en fournir la moindre preuve. Mal
intentionnée et tendancieuse, la critique marxienne de la philosophie hégélienne du droit est
d’ailleurs truffée d’erreurs et de contresens140. Et pour cause : alors âgé de vingt-cinq ans,
Marx jugeait très sévèrement Hegel et il cherchait d’abord dans ce texte de circonstance à
« se convaincre lui-même, et ses amis, de la fausseté de la doctrine hégélienne »141.
L’hostilité dont il fera ensuite preuve contre Hegel dans La Misère de la philosophie ne fait
que « mettre un point final à l’hostilité manifestée contre la philosophie hégélienne dans ses
ouvrages de jeunesse »142. Marx écrit de tout ; il a écrit sur tout. Mais lorsqu’il évoque ici
et là la dialectique, ce qu’il fait rarement, contrairement à ses commentateurs, il le fait « en
termes si généraux, ou même insipides, que l’on voit mal quelles peuvent en être les
implications pour des analyses spécifiques »143. Marx possédait une remarquable maitrise
de la théorie économique ricardienne — il est sans contredit le plus important continuateur
de Ricardo144. Sa véritable maitrise de la philosophie hégélienne est toutefois moins sure.
Certes, le Marx de la maturité s’est décrit comme une sorte d’hégélien rétif, en employant
des formules feuerbachiennes empruntées aux différents compte-rendu élogieux du Capital
139
MacGregor, D., 1985, « Private Property and Revolution in Hegel’s Philosophy of Right », in Drydik, J.,
F. Cunningham (dis.), 1985, After Hegel. Oxford, Balckwell, p. 182 (notre traduction).
140 Bernki, R., 1971, « The Marxian Critique of Hegel’s Political Philosophy », in Pełczyński, Z., (dir.), 2010
[1971], Hegel’s Political Philosophy : Problems & Perspectives. Cambridge, Cambridge University Press, p.
219 ; Weil, E., 2002 [1950], Hegel et l’État. Cinq conférences, suivies de Marx et la philosophie du droit.
Paris, Vrin, p. 111 ; Ilting, K.-H.,, 1984, « Hegel’s Concept of the State and Marx’s Early Critique », in
Pełczyński, Z., (dir.), 1984, The State and Civil Society. Cambridge, Cambridge University Press, p. 104.
141 D’Hondt, J., 2011 [1968], Hegel en son temps (Berlin 1818-1831). Paris, Éditions Delga. p. 304.
142 Gurvitch, G., 1962, La sociologie de Marx. Paris, Centre de Documentation Universitaire, p. 58.
143 Elster, J., 1989, Karl Marx : une interprétation analytique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 62.
144 Henderson, J.P., J. B. Davis, 1997, The Life and Economics of David Ricardo. New York, Springer, p.
587.
26
que Engels avait stratégiquement fait paraitre dans la presse afin de mousser les ventes de
l’ouvrage. Mais pour autant qu’il soit raisonnablement possible d’en juger, les quelques
références cursives à Hegel que l’on retrouve dans le Capital sont mesquines,
superficielles, maladroites ou erronées. Pis encore, elles induisent parfois Marx lui-même
en erreur145. En fait, la seule discussion des idées de Hegel que l’on trouve dans le Capital
est reléguée à une note infrapaginale indistincte qui vise les §§44, 46 et 55 des Principes de
la philosophie du droit, et dans laquelle Marx se gausse une énième fois de Hegel146.
Hegel et Marx ne tentaient absolument pas de résoudre les mêmes questions
politiques ou scientifiques, et les brèves allusions à la philosophie de Hegel que « l’on
trouve parsemées dans son œuvres ne sauraient en aucun sens être tenues pour une véritable
profession de foi »147. Encouragé par leur lecture des ouvrages de Friedrich Engels, Georgi
Plekhanov (1856-1918) et V.I. Lénine (1870-1924) vont néanmoins amener le XXe siècle à
faire de Marx, à titre posthume, le « continuateur le plus important de Hegel »148. Nous
n’insisterons pas ici sur les détails de cette histoire, que les historiens de la philosophie ont
déjà abondamment documentés et qui ne renvoient absolument pas à Marx, mais bien plutôt
à la fortune historique du marxisme comme idéologie politique née à la fin du XIXe siècle
et qui a justement eu ses effets au XXe siècle149. Qu’il nous suffise ici de dire que le rappel
des chemins politiques extrêmement tortueux que l’hégélianisme a empruntés pour rentrer
dans les facultés de philosophie au cours de l’entre-deux-guerres aurait normalement dû
« inviter la pensée philosophique à quelque modestie »150. Sa prodigieuse complexité, aussi.
Comme le concède en effet Theodor Adorno (1903-1969), la Science de la logique, par
exemple, est foncièrement indéchiffrable :
145 Cf. Vörlander, K., 1911, Kant und Marx : ein Beitrag zur Philosophie des Sozialismus. Tübingen, Mohr, p.
63 et seq.
146 Cf. Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 8n.
147 Papaioannou, K., 1983, De Marx et du marxisme. Paris, Gallamard, p. 161.
148 Kojève, A., 2004 [1942], La notion de l’autorité. Paris, Gallimard, p. 51.
149 Cf. Descombes, V., 1979, Le même et l’autre : quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978).
Paris, Éditions de Minuit, p. 21-22.
150 D’Hondt, J., 1986, « Les études hégéliennes », in Robinet, A. (dir), 1988, Doctrines et concepts, 1937-
1987. Rétrospective et prospective : cinquante ans de philosophie de langue française. Paris, Vrin, p. 155.
27
Les résistances que rencontre la compréhension des grandes œuvres de Hegel et
notamment la Science de la logique se distinguent qualitativement de celles que
peuvent offrir d’autres textes réputés pour leur difficulté. Il ne s’agit pas simplement
de s’assurer, par l’examen rigoureux du contenu littéral et par le travail de la pensée,
d’un sens saisissable d’une façon indubitable. Le sens lui-même est au contraire très
souvent incertain et aucune science herméneutique n’a pu jusqu’à présent l’établir
de manière indiscutable [...] Hegel est sans doute le seul, parmi les grands
philosophes, dont par moments on ne sait pas au juste, dont on ne peut décider de
quoi il parle, le seul chez qui la possibilité même d’une telle décision n’est pas
assurée151.
Inopinément devenue au XXe siècle l’ouvrage fondamental à partir duquel on
s’enquiert des thèses hégéliennes, une réputation dont elle ne jouissait pas à l’époque de
Marx, la Phénoménologie de l’esprit résiste quant à elle obstinément à toute tentative
d’interprétation ou d’élucidation depuis l’époque de sa publication :
Les essais herméneutiques qui lui ont été consacrés sont le désastre de la
Phénoménologie. À voir l’ensemble des travaux théoriques qui ont tenté de dominer
ce texte, ceux de Rosenkranz, Haym, Hoffmeister, Haering, Hartmann, Lukács,
Bloch, Heidegger, Kojève, Hyppolite, Pöggeler — liste très provisoire — on peut
avoir le sentiment qu’ils ne portent pas sur un seul et même livre, mais sur une
multitude d’ouvrages différents [...] toute tentative d’interprétation de la
Phénoménologie ne tarde pas à échouer comme un navire sur des récifs. Il ne peut y
avoir de compréhension que partielle, et elle ne peut qu’être rapidement ruinée par
des passages auxquels on ne peut accéder par des voies rationnelles152.
On a déployé des trésors d’érudition afin de résoudre la question du rapport de Marx
à Hegel, mais l’interprétation hégélienne du Capital réduit presque toujours la philosophie
de Hegel à une poignée de formules passe-partout qui ne tiennent pas compte de ce que
Hegel lui-même espérait accomplir historiquement ni de la prodigieuse complexité de ses
ouvrages ou de la systématicité de sa pensée. La légèreté avec laquelle on nous dit souvent
que Marx a renversé ou transformé la philosophie de Hegel devrait nous inciter à la
prudence. À l’instar des interprètes de la Science de la logique, les interprètes de la
Phénoménologie de l’esprit ont souvent proposé des interprétations fascinantes de la
philosophie de Hegel et nous ne contestons évidemment pas leur intérêt ni leur fécondité.
On comprend néanmoins aisément l’impatience de ceux qui affirment que la philosophie de
151 Adorno, T., 2003 [1957], Trois études sur Hegel. Paris, Payot, p. 89).
152 Althaus, H., 1999, Hegel. Naissance d’une philosophie. Paris, Seuil, p. 186, 190.
28
Hegel défie « toute herméneutique respectueuse d’une logique élémentaire »153. Les
courants interprétatifs s’affrontent et se succèdent donc, mais il est difficile de savoir si
nous comprenons mieux aujourd’hui la philosophie de Hegel que Rosenkranz, Haym,
Hoffmeister, Haering, Hartmann, Lukács, Bloch, Heidegger, Kojève, Hyppolite ou
Pöggeler, par exemple, l’ont tour à tour comprise. Dit autrement, on nous assure avec
aplomb depuis l’entre-deux-guerres que la compréhension du Capital nécessite la
compréhension préalable de l’œuvre de Hegel, bien que « nul consensus, même
élémentaire, sur la signification de son œuvre n’a encore été trouvé »154. En l’absence d’un
tel consensus, les interprètes hégéliens du Capital produisent en quelque sorte des
interprétations tautologiques du Capital que vient immanquablement confirmer la
compréhension qu’ils ont personnellement de la philosophie hégélienne. Ils sont ainsi au
rouet depuis maintenant un siècle : « pour comprendre Marx, il faut connaitre Hegel et
connaitre Marx pour comprendre Hegel »155. Malheureusement, ils refusent pour la plupart
dogmatiquement de passer leur pré-compréhension des rapports de Marx à Hegel au crible
de la critique historique156.
Il existe d’innombrables versions de l’interprétation hégélienne du Capital.
Fécondes ou stériles, elles sont néanmoins toutes historiquement fondées sur la même
prémisse, une prémisse qui affirme que l’on doit comprendre Hegel afin de comprendre
Marx. C’est la valeur exégétique de cette prémisse fondatrice que nous contestons ici, et
non pas l’un ou l’autre des courants interprétatifs particuliers qui en découlent.
Inlassablement reformulée et réinventée, l’interprétation hégélienne du Capital est une
interprétation à haut rendement scolaire, mais à faible valeur scientifique. Contrairement à
ce que soutiennent ses partisans depuis l’entre-deux-guerres, il n’est ni utile ni nécessaire
de comprendre Hegel afin de comprendre le Capital : d’une part, jamais Marx lui-même
n’a exigé cet invraisemblable tribut de son premier public ; d’autre part, la seule
interprétation du Capital qu’il a lui-même formellement entérinée (en public comme en
153 Rubel, M., 1981, « Introduction », in Marx, K., 1981, Œuvres, t.III. Paris, La Pléiade, p. xxxi.
154 Marmasse, G. 2008, Penser le réel : Hegel, la nature et l’esprit. Paris, Kimé, p. 13.
155 Planty-Bonjour, G., 1974, Hegel et la pensée philosophique en Russie 1830-1917. La Haye, Nijhoff,
p. 283.
156 Cf. Sowell, T., 1967, « Marx’s Capital after One Hundred Years », The Canadian Journal of Economics
and Political Science / Revue canadienne d’Économique et de Science politique, vol.33(1) : 50-74.
29
privé) est celle de N.I. Zieber, un économiste ricardien qui ne connaissait strictement rien à
la philosophie hégélienne.
Cacophonique et chaotique, la « bibliographie secondaire relative à Hegel est d’une
ampleur décourageante »157. Elle compte plusieurs milliers de titres et il est devenu
impossible de la maitriser. L’étude des textes de David Ricardo est comparativement peu
encouragée et peu récompensée. Ricardo pèse en fait « lourdement par son absence de la
scène intellectuelle »158. Issus pour la plupart de pays sans traditions ricardiennes ou
traditionnellement hostiles à la théorie économique ricardienne, comme la France ou
l’Allemagne, par exemple, et assez peu intéressés par l’économie elle-même, les
commentateurs les plus autorisés de l’œuvre de Marx prêtent souvent à ce dernier l’intérêt
qu’ils éprouvent eux-mêmes pour la philosophie hégélienne. On peine à trouver un seul
livre consacré aux rapports de Marx à Ricardo, alors qu’on trouve des « rayons de
bibliothèques entiers consacrés aux rapports de Marx à Hegel : continuité, coupure
épistémologique ou dépassements dialectiques, toutes les figures de la filiation théorique
ont été explorées »159. Les protagonistes de cet interminable débat se sont engagés les uns
après les autres dans une voie sans issue et nous n’avons aucune intention de nous y
engager à leur suite.
On trouve des idées endoxiques dans tous les milieux intellectuels et scientifiques,
c’est-à-dire des idées, vraies ou non, avec « lesquelles on est obligé de compter parce que
les gens qui comptent aimeraient qu’elles soient vraies »160. Dans les milieux où se
rencontrent la philosophie et l’économie, nous sommes ainsi obligée de compter avec l’idée
selon laquelle Hegel aurait joué un rôle décisif dans la trajectoire intellectuelle de Marx.
Cette idée sert non seulement de point de départ à l’interprétation du Capital, mais elle sert
à distinguer les écrits du jeune-Marx des écrits du Marx de la maturité. En d’autres termes,
cette idée accorde a priori à Hegel une importance qu’il n’a historiquement jamais eue pour
Marx — elle en fait le pivot de toute sa pensée —, en plus de faire oublier les débats
157 Kervégan, J.-F., 2005 [1992], Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité. Paris,
Presses Universitaires de France, p. 337.
158 Lindenberg, D., 1975, Le marxisme introuvable. Paris, Union Générale d’Édition, p. 256.
159 Collins, D., 1996, La théorie de la connaissance chez Marx. Paris, L’Harmattan, p. 17.
160 Bourdieu, P., 2002, « Science, politique et sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales,
vol. 141-142 : p. 9.
30
auxquels ce dernier a réellement pris part ; elle fait oublier le public auquel il s’adressait et
l’effet qu’il espérait avoir sur lui. Même si l’on supposait, sans l’admettre, que les
interprètes hégéliens du Capital maitrisaient véritablement la philosophie de Hegel, ce qui
est difficile, voire impossible, à déterminer, la question de savoir ce qui est hégélien ou pas
chez Marx ne nous permet pas de comprendre historiquement ce que Marx espérait
accomplir. Comme l’écrit Schumpeter, l’histoire montre que « l’analyse économique n’a
été modelée à aucune époque par les opinions philosophiques que les économistes se
trouvaient avoir, bien que leurs attitudes politiques l’aient souvent gâtée »161. On trouve des
représentants (célèbres ou oubliés) de tous les courants philosophiques de chaque côté des
débats qui jalonnent l’histoire de la pensée économique, en plus de trouver des économistes
de chaque côté des débats qui jalonnent l’histoire de la pensée philosophique. À l’évidence,
les économistes intègrent tous des notions philosophiques au niveau de leur compréhension
pré-analytique de l’économie — le cas de Marx n’a rien de particulier à cet égard — , mais
leurs analyses économiques restent elles-mêmes indépendantes de leur positionnement
philosophique sur les « points fondamentaux, concernant les vérités dernières (réalités,
causes) »162. Comme l’a par exemple noté le philosophe Benedetto Croce (1866-1952) au
tournant du XXe siècle, la dialectique de Hegel n’a qu’une « ressemblance purement
extérieure et approximative avec la conception historique des périodes économiques »163.
La conception historique des périodes économiques, telle qu’on la trouve chez les
économistes classiques ou chez Marx, ne peut tout simplement pas être ni matérialiste, ni
spiritualiste, ni dualiste, ni moniste — poursuit Croce — , puisqu’on ne prend pas en
considération dans ce genre d’études les éléments des choses de façon à pouvoir discuter
philosophiquement s’ils peuvent être ramenés l’un à l’autre, et s’ils s’unifient dans un
principe unique : « on a devant soi des objets concrets, la terre, la production naturelle, les
animaux ; on a devant soi l’homme, chez lequel les processus psychiques sont déjà
différenciés des processus physiologiques. Parler dans ce cas de monisme et de
matérialisme, cela n’a aucun sens »164. Cela dit, les philosophes ont un rôle décisif dans
161 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. I. Paris, Gallimard, p. 60.
162 Ibid., p. 59.
163 Croce, B., 1981 [1901], Matérialisme historique et économie marxiste. Paris, Slatkine, p. 10.
164 Ibid., p. 19.
31
l’histoire de la pensée économique, et la littérature économique des siècles passés est
émaillée de références à la métaphysique et à l’éthique — l’autorité des philosophes y est
invariablement invoquée ou contestée. En somme, on ne saurait en aucun cas nier
l’existence d’une culture intellectuelle commune aux économistes et aux philosophes165.
L’économie et la philosophie sont intriquées166. Mais il n’y a pas pour autant de rapport
nécessaire, inhérent, intrinsèque ou causal entre la posture métaphysique donnée qu’adopte
un économiste et les analyses économiques qu’il conduit. Aucune conclusion économique
ne découle nécessairement d’une prémisse métaphysique. L’inverse est tout aussi vrai. La
métaphysique n’est pas déterminée par l’économie. Que l’on souscrive ou non à
l’interprétation que Schumpeter donne des rapports entre la philosophie et l’analyse
économique, on s’accordera sans doute pour dire que l’économie et la philosophie étudient
le même phénomène — l’homme. Elles le prennent toutefois par deux faces opposées, de
sorte que « chacune a plus de relations avec les autres dimensions de ce phénomène
— sociologie, psychologie, histoire, anthropologie, etc. — qu’avec l’autre »167.
Patiemment recensées et réunies par Wilhelm Roscher, qui les a ensuite
intentionnellement intégrées à sa défense politique du protectionnisme économique contre
les libre-échangistes anglais de l’École de Manchester, les opinions défavorables que G.W.
Leibniz (1646-1716) a exprimées sur le commerce extérieur, par exemple, n’ont
« absolument rien à voir avec sa vision fondamentale du monde physique et du monde
moral, et il pourrait tout aussi bien avoir été un libre-échangiste si l’on s’en tient à cette
vision »168. Il n’y a pas davantage de rapport nécessaire entre l’idéalisme transcendantal de
J.G. Fichte (1762-1814) et les profondes réformes économiques que préconisait ce dernier
au tournant du XIXe siècle (étatisme, dirigisme, protectionnisme, etc.)169. Il n’est ni inutile
ni nécessaire de multiplier ici fastidieusement les exemples : « la philosophie, à tous les
sens techniques du mot, est par nature incapable d’influer sur l’analyse économique, et ne
165 Cf. Leroux, A., P. Livet, et al., 2005, Leçons de philosophie économique (3 vols.). Paris, Economica.
166 Berns, E., 2013, « De la retenue et de la combativité en philosophie économique », Cahiers d’économie
politique, No. 65 : 237.
167 Kolm, S.-C., 1986, Philosophie de l’économie. Paris, Seuil, p. 13.
168 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. I. Paris, Gallimard, p. 58.
169 Cf. Copleston, F., 1994, [1962], History of Philosophy, vol. VII. New York, Image, p. 35, 73.
32
l’a pas effectivement influencée »170. Quoique très répandue, évocatrice et séduisante,
l’opinion contraire est logiquement et historiquement erronée. En fait, elle est selon
Schumpeter l’une des « plus importantes sources des pseudo-explications »171 que l’on a
donnée de l’histoire de la pensée économique, et en particulier des pseudo-explications que
l’on a données de la pensée de Marx. Afin de comprendre les rapports complexes qui
existent réellement entre la philosophie et l’économie, nous devons nous intéresser
attentivement et délibérément aux procédés argumentatifs et rhétoriques auxquels ont
recours les auteurs du passé et à l’emploi intentionnel de thèses philosophiques en tant
qu’arguments dans des débats scientifiques et politiques portant sur l’économie.
La « question de l’existence ou de la non-existence des classes est un enjeu de la
lutte des classes »172. Marx le savait, tout comme il savait que les intérêts de ces classes
étaient nécessairement opposés. Il pose ainsi ouvertement en principe cet antagonisme dans
le Capital, alors que son premier public prétendait au contraire, comme celui de Ricardo,
que les hommes, en vertu d’une « harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices
d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, travaillaient
du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun »173. En Angleterre, les économistes
libéraux John Ramsay McCulloch (1789-1864) et John Stuart Mill (1806-1873), entre
autres, avaient en effet politiquement intégré la philosophie utilitariste à leurs analyses
économiques afin de nier l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes ; en Allemagne,
les membres conservateurs de l’école historique d’économie politique avaient quant à eux
intégré l’esprit national (« Volksgeist ») hégélien et l’harmonie leibnizienne des choses
(« Prästabilierte Harmonie ») à leurs analyses économiques afin de le nier ou afin de
défendre l’industrie allemande contre l’insoutenable concurrence industrielle anglaise.
La philosophie peut profitablement contribuer à l’économie, elle peut l’interroger, la
critiquer, la défendre, l’étoffer ou la dénoncer174. Mais, il faut insister, il n’y a pas pour
autant de rapport nécessaire entre la philosophie et l’économie. Il en existe toutefois bel et
170 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. I. Paris, Gallimard, p. 62.
171 Ibid.
172 Bourdieu, P., 1984, Questions de sociologie. Paris, Éditions de Minuit, p. 38.
173 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 179.
174 Cf. Reiss, J., 2013, Philosophy of Economics. London, Routeledge.
33
bien un entre l’économie et la politique, puisque la politique est le « champ de bataille où
l’on s’affronte sur le partage du gâteau économique national »175. Marx a lui-même très vite
réalisé que sa culture philosophique ne lui permettait pas de traiter des phénomènes
économiques de son époque176. De fait, la méthode qu’il emploie dans le Capital n’a pas de
rapport nécessaire ou vérifiable avec la méthode qu’employait Hegel dans ses propres
ouvrages177. Marx n’entretient pas de relation privilégiée ou particulière au philosophe de
Iéna, dont il invoque et conteste rhétoriquement l’autorité ici et là dans ses ouvrages.
Comme les autres intellectuels de sa génération, il a bien sûr trouvé chez lui une part de son
inspiration — qui le nie ? —, mais le matérialisme dialectique qu’on lui prête et que l’on
reformule depuis la fin du XIXe siècle n’est pas un instrument positif178. Cette doctrine
métaphysique convenue, avec son cortège de concepts traditionnels à peine maquillés
— Essence, Être, Idée, Esprit, etc. —, n’a aucune application analytique. Comme l’avait
compris Michel Foucault (1926-1984), le matérialisme dialectique n’est pas une méthode,
mais un problème :
Avez-vous déjà vu un scientifique utiliser le matérialisme dialectique ? [...] Il est
clair que le matérialisme dialectique constitue une importante référence. Quel est
son statut pour que, jusqu’à un certain point, nous soyons obligés de passer par là,
au moins dans le discours, ses signes, son rituel ? C’est un problème. Le
matérialisme dialectique est un signifiant universel dont les utilisations politiques et
polémiques sont importantes ; c’est une marque, mais je ne crois pas qu’il soit un
instrument positif179.
Nous le croyons pas non plus. En tous les cas, la prétendue nécessité de comprendre
« Marx dans son rapport à Hegel »180 ne trouve pas de confirmation dans le Capital. Les
interprètes hégéliens du Capital ne peuvent d’ailleurs généralement pas « dissimuler leur
embarras lorsqu’il s’agit d’établir très précisément ce qu’est la théorie de la valeur chez
175 Stiglitz, J., 2012, Le prix de l’inégalité. Paris, Babel, p. 179.
176 Rühle, O., 2011, [1928], Karl Marx : vie et œuvre. Genève, Entremonde, p. 43-44.
177 Cf. Korsch, K., 1972 [1932], « Introduction to Capital », in Korsch, K, 1972, Three Essays on Marxism.
New York, Monthly Review Press, p. 39 et seq.
178 Henning, C., 2014, Philosophy After Marx. Leiden, Brill Academic Publishing, p. 320 et seq.
179 Foucault, M., 2001 [1975], « Les réponses du philosophe », Dits et écrits, t.II. Paris, Gallimard, p. 1676.
180 Tosel, A., 2009, Le marxisme du 20e siècle. Paris, Syllepse, p. 29.
34
Marx et en quoi elle diffère fondamentalement de celle de Ricardo »181. En pratique, leurs
considérations et leurs terminologies philosophiques sont plutôt extérieurement plaquées
sur un discours qui pourrait tout aussi bien s’en passer, non intégrées à celui-ci et donc non-
essentielles. Le matérialisme, fut-il dialectique ou non, ne permet pas de rendre compte de
la forme ou du contenu du Capital, il ne permet pas de comprendre ce qu’y fait Marx182. Il
sert trop souvent de faux-fuyant, sinon de cache-misère, aux interprètes hégéliens du
Capital183. Marx une connaissance approfondie de l’économie politique de son temps et
lorsqu’il « analyse la valeur, l’échange, l’exploitation, la plus-value, le profit, il se veut
économiste pur, et il n’aurait pas l’idée de justifier telle ou telle proposition
scientifiquement inexacte ou discutable en invoquant une intention philosophique »184.
Conscient de toutes ces difficultés, le célèbre hégélianiste Bernard Bourgeois (1929-) a
reconnu qu’il était « tout à fait vain de vouloir discerner, dans tel ou tel parcours marxien,
par exemple le schéma : être-essence-concept, ou encore le schéma : universel-particulier-
singulier, etc. »185. Il est tout aussi vain, serions-nous tenté d’ajouter, de vouloir discerner la
lutte hégélienne pour la reconnaissance dans la conception marxienne des classes sociales.
La littérature consacrée à Hegel — Bourgeois, toujours — est encombrée de
« discours trop souvent à la fois sectaires et confus »186. Le discours qui fait
téléologiquement de Hegel le précurseur de Marx est selon nous le plus sectaire et le plus
confus d’entre eux. Il y aurait, dit-on, une « infinité de faux problèmes possibles, et
quelques vrais problèmes seulement »187 en philosophie. La question du rapport de Marx à
Hegel compte parmi cette infinité de faux problèmes, faux problèmes socialement
181 Faccarello, G., 1983, Travail, valeur et prix. Paris, Anthropos, p. 76.
182 Cf. Heinrich, M., 2004, An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital. New York, Monthly
Review, p. 36-38 ; Hai Hac, T., 2003, Relire le Capital : Marx, critique de l’économie politique et objet de la
critique de l’économie politique, t.I. Lausanne, Page Deux, p. 193 et seq.
183 Cf. Leff, G., 1969, Tyranny of Concepts. Tuscaloosa University of Alabama Press, p. 19-20, 73 ; Robinson,
J., 1953, On Re-Reading Marx. Cambridge, Student’s bookshop ltd., p. 19 et seq.
184 Aron, R., 2010 [1967], Les étapes de la pensée sociologique. Paris, Gallimard, p. 157.
185 Bourgeois, B., 1993, « Le “noyau rationnel” hégélien dans la pensée de Marx », Actuel Marx, vol. 13 :
128-129.
186 Bourgeois, B., 1993, « Jean Hyppolite et Hegel », Les Études philosophiques, vol. 2 (avril-juin) : 145.
187 Folscheid, D., J.-J. Wunenburger, P. Choulet, 1992, Méthodologie philosophique. Paris, Presses
Universitaires de France, p. 182.
35
constitués comme vrais par la tradition philosophique et, de ce fait, très difficile à
dissoudre188.
Renversée ou non, à l’envers ou à l’endroit, la philosophie hégélienne n’apporte en
soi « aucun moyen pour analyser et interpréter directement les phénomènes
économiques »189. Il existe toutefois une méthode commode pour « montrer un Marx
hégélien, c’est de présenter Hegel marxiste »190. Et c’est précisément là la méthode
qu’emploient les interprètes hégéliens du Capital depuis la fin du XIXe siècle.
Afin de rendre minimalement plausible le rapport de Marx à Hegel, on a en effet
« “redécouvert” un Hegel inconnu de Marx, un jeune Hegel, disciple d’Adam Smith et
précurseur de Ricardo »191. Selon Karl Löwith (1897-1973), ce jeune Hegel aurait en outre
traité de l’économie politique avec un « sérieux philosophique qui n’eut d’égal que chez
Marx »192. Selon György Lukács (1885-1971), ce serait d’ailleurs « l’analyse de l’économie
politique, de la situation économique de l’Angleterre, qui [l’aurait] guidé pour trouver son
chemin vers la dialectique »193. Pour autant qu’il soit historiquement possible d’en juger, le
jeune Hegel n’a lu qu’une poignée de traités économiques rédigés au cours du XVIIIe
siècle, mais ses réflexions juvéniles annonceraient néanmoins les « critiques que Marx
adresse aux Robinsonnades de l’économie politique »194. Aussi divisés et opposés qu’ils
puissent autrement être entre eux, ces commentateurs affirment à l’unisson que Hegel aurait
vu les contradictions internes du capitalisme sans parvenir à trouver la solution, qu’il aurait
téléologiquement été réservé à Marx d’exposer. Or, il est « évident — ou du moins devrait
l’être — que personne ne s’est jamais considéré comme “précurseur” de quelqu’un d’autre;
et n’a pas pu le faire. Aussi, l’envisager comme tel est le meilleur moyen de s’interdire de
le comprendre »195. Mais on affirmait plutôt sans sourciller au milieu du XXe siècle que
188 Cf. Petersen, E., 1994, The Poverty of Dialectical Materialism. Summer Hill, Red Door.
189 Přibram, K, 1986, Les Fondements de la pensée économique. Paris, Economica, p. 250.
190 Aron, R., 2010 [1967], Les étapes de la pensée sociologique. Paris, Gallimard, p. 173.
191 Rubel, M., 1957-58, « Ein unbekanntes Kapitel aus Marx’ Leben. — Briefe an die holländischen
Verwandten, Internat. Rev. of Social History, vol. I, no 1 by Werner Blumenberg », L’Année sociologique,
Troisième série, vol. 9 : 242.
192 Löwith, K., 2003 [1941], De Hegel à Nietzsche. Paris, Gallimard, p. 327.
193 Lukács, G., 1981 [1948], Le jeune Hegel, t. I. Paris, Gallimard, p. 70.
194 Kervégan, J.-F., 2007, L’Effectif et le rationnel. Paris, Vrin, p. 121.
195 Koyré, A., 1961, La Révolution astronomique. Paris, Hermann, p. 79.
36
« toute interprétation de Hegel, si elle est plus qu’un bavardage, n’est qu’un programme de
lutte et de travail (l’un de ces “programmes” s’appelant marxisme). Et cela veut dire que
l’œuvre d’un interprète de Hegel a la signification d’une œuvre de propagande »196. Par
malheur, cette propagande a magnifiquement opéré sur la pensée philosophique. On ne
distinguait déjà plus très bien Marx de Hegel à ce moment197. Ainsi, selon Jean Hippolyte
(1907-1968), qui a longtemps décidé des études hégéliennes, Hegel aurait été « Marxiste
avant Marx »198.
Cette lecture téléologique de l’histoire des idées conduit d’elle-même à
l’hagiographie. L’industrialisation a été un « mouvement lent et, à ses débuts, peu
décelable. Adam Smith lui-même a vécu au milieu des premiers signes de cette révolution
sans s’en rendre compte »199. Hegel, lui, s’en serait rendu compte, bien que les États de la
Confédération germanique (« Deutscher Bund ») aient commencé à s’industrialiser
modestement à compter de 1835, c’est-à-dire quelques années après sa mort. Cette année-
là, seuls 2% de la main-d’œuvre allemande travaillaient dans des manufactures et dans de
petites fabriques mécanisées et, en 1855, vingt ans après la mort de Hegel, cette proportion
était restée essentiellement inchangée200. Dit autrement, Hegel n’a pas connu la
prolétarisation de la population allemande ni l’industrialisation des États de la
Confédération germanique, pas même ses premiers soubresauts ou ses premiers
tressaillements sociaux, économiques ou techniques201. Il n’a pas non plus connu l’abolition
officielle du servage en Allemagne (1848). Prescient, il serait néanmoins parvenu à
découvrir le « rapport profond du mode de production capitaliste »202 avant Smith et avant
Ricardo ; avant ses compatriotes, aussi. Il aurait par suite « anticipé de façon remarquable
sur les thèmes et les intuitions que Marx allait plus tard développer »203. Hegel « annonce
196 Kojève, A., 1946, « Hegel, Marx et le christianisme », Critique, vol. 3-4 : 366.
197 Weil, E., 2002 [1950], Hegel et l’État. Paris, Vrin, p. 105.
198 Hyppolite J., 1955, Études sur Marx et Hegel. Paris, Marcel Rivières, p. 126.
199 Braudel, F., 1985, La dynamique du capitalisme. Paris, Flammarion, p. 109.
200 Gougeon, J.-P., 1996, La social-démocratie allemande, 1830-1996. Paris, Aubier, p. 19.
201 Cf. Pierenkemper, T., R. Tilly, 2004, The German Economy During the Nineteenth Century. New York,
Berghan books.
202 Lécrivain, A., 2001, Hegel et l’éthicité. Paris, Vrin, p. 87.
203 Taylor, C., 1998, Hegel et la société moderne. Québec, Presses de l’Université Laval, p. 130.
37
Marx »204. Ce dernier a consacré sa vie entière à l’étude de l’économie politique, mais il ne
ferait au fond que donner un « contenu économique à la pensée hégélienne de la rationalité
philosophique »205. Et c’est pourquoi la connaissance de la philosophie de Hegel, se
félicite-t-on, serait nécessairement « requise par l’œuvre de Marx »206.
Hegel a pris part aux débats intellectuels et politiques fascinants de l’Allemagne de
son temps, mais ces débats ne portaient pas sur les questions qui intéressaient Ricardo et
Marx. Il n’y a aucune raison particulière de placer ce philosophe au centre de l’univers
intellectuel de Marx — cette place revient à Ricardo207.
C’est grâce à la théorie économique ricardienne, comme nous le verrons, que Marx
a finalement su opérer la distinction entre l’essence (= plus-value) et l’apparence (= rente,
profit, salaire) que l’économie politique était autrement incapable d’opérer. Certes, Marx
fait rhétoriquement appel à l’opposition métaphysique entre l’essence et l’apparence, que
l’on opère depuis l’antiquité, afin de distinguer la scientificité de l’économie ricardienne et
la non-scientificité de l’économie post-ricardienne, mais il « ne perd pas son temps à
chercher ce que, hypothétiquement et fantaisistement, il y a derrière les choses, ce qui leur
préside ou les entoure et ce que, traditionnellement, on nomme Essence, Être, Idée ou
Esprit »208.
La théorie de la valeur n’est pas une théorie métaphysique invérifiable, mais une
théorie économique, comme le rappelle Schumpeter : « son concept central, en particulier,
la valeur absolue, n’a rien à voir avec les significations que nous attachons à ce mot dans
certaines parties de la philosophie. Ce n’est jamais que la valeur réelle de Ricardo
complètement élaboré et complètement mise en pratique »209. L’idée d’une valeur réelle ou
absolue, déterminée par le temps de travail, sous-tendant et contrastant avec la valeur
204 Bourgeois, B., 1998, Hegel. Paris, Ellipses, p. 32.
205 Cavalier, F., 1999, Premières leçons sur la raison dans l’histoire. Paris, Presses Universitaires de France,
p. 101.
206 D’Hondt, J., 1984, « La libre nécessité », in Mercier, A., M. Svilar (dirs.), 1984, Philosophes critiques
d’eux-mêmes. Bern, Peter Lang, p. 12.
207 Cf. Burns, T., 2000, « Marx and Scientific Method : A Non-Metaphysical View », in Fraser, I., T. Burns
(dirs.), 2000, The Hegel-Marx Connection. New York, Palgrave Macmillan, p. 79-103.
208 Stoyanovitch, K., 1979, « Les biens selon Marx », Archives de la philosophie du droit, t. 24, p. 199-200.
209 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t.II. Paris, Gallimard, p. 219.
38
d’échange, a d’abord été avancée et défendue par Ricardo210. Marx a ensuite parachevé
cette idée, en la « précisant et en la systématisant »211 à la manière d’un savant allemand.
Le rapport mathématique (objectif, quantifiable, etc.) qui existe chez lui entre la plus-value
et la rente, le profit et le salaire ne correspond pas pour autant au rapport (invérifiable) qui
existerait supposément entre l’essence et l’apparence chez Hegel. Il correspond au rapport
économique originellement identifié par Ricardo. En somme, trouver dans le Capital une
théorie philosophique « c’est peut-être sauver ce qui, aujourd’hui, nous intéresse le plus,
mais c’est à coup sûr, méconnaître l’intention de Marx lui-même »212. Ce dernier
adresserait assurément aux philosophes de notre époque, fussent-ils “marxistes” ou non, les
mêmes reproches qu’il adressait aux philosophes de sa propre époque213.
210 Sraffa, P., 1974, « Note sur “Valeur Absolue et valeur d’échange” » in Ricardo, D., 1823, « Valeur
absolue et valeur d’échange », Cahiers d’économie politique, No. 2, p. 230.
211 Cédras, J., 1978, Histoire de la pensée économique. Paris, Dalloz, p. 61.
212 Aron, 1970, Marxismes imaginaires : d’une sainte-famille à l’autre. Paris, Gallimard, p. 157.
213 « De même que les philosophes ont érigé le penser en sujet indépendant, de même il leur a fallu ériger le
langage en royaume indépendant. Voilà le secret du langage philosophique où les pensées possèdent, en tant
que mots, un contenu qui leur est propre. Le problème de descendre du monde des pensées dans le monde réel
se change en cet autre problème : sortir du langage pour descendre dans la vie [...] les philosophes n’auraient
qu’à transposer leur langage dans le langage ordinaire dont il est abstrait pour reconnaître qu’il n’est que le
langage déformé du monde réel et se rendre compte que ni les idées ni le langage ne forment en soi un
domaine à part, qu’ils ne sont que les expressions de la vie réelle » (Marx, K., F. Engels, 1976 [1846],
L’idéologie allemande. Paris, Éditions Sociales, p. 452-453).
39
2. Objectif de la thèse
Nous nous efforcerons de démontrer dans notre thèse que Marx emploie
intentionnellement la théorie économique ricardienne dans le Capital afin de convaincre
son premier public, principalement composé des membres de l’école historique d’économie
politique allemande, de l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes.
Nous espérons par le fait même rappeler, revaloriser et revendiquer positivement
l’héritage ricardien de Marx, que des économistes tels que Wilhelm Roscher, Wilhelm
Lexis, Ladislaus von Bortkiewicz, Nikolai Ivanovich Zieber, Ilarion Ignatévitch Kaufman,
Joseph Schumpeter, Maurice Dobb (1900-1976), Ronald Meek (1917-1978), Piero Sraffa
(1898-1983), Joan Robinson (1903-1983), Paul Sweezy (1910-2004), Mark Blaug (1927-
2011), Gilles Dostaler (1946-2011) et Samuel Hollander (1937-), entre autres, ont
diversement contribué a faire connaitre — positivement ou non —, mais qui a
progressivement été refoulé, sinon foulé aux pieds, à compter de l’entre-deux-guerres. Nous
avons trouvé une part de notre inspiration dans leurs remarquables travaux, et le lecteur
avisé reconnaitra aisément la dette que nous entretenons envers eux.
À première vue, l’interprétation du Capital que nous défendons peut d’ailleurs
rappeler celle de Schumpeter, que l’on considère souvent aujourd’hui comme le « plus
brillant historien des idées économiques »214. Mais notre interprétation rejoint en réalité
celle de Nikolai Ivanovich Zieber.
Comme nous l’avons déjà souligné, l’interprétation ricardienne que Zieber a donnée
du Capital en 1871 a été publiquement entérinée par Marx lui-même. C’est cette
interprétation-là que nous défendons, et non pas celle Schumpeter, qui tourne du reste en
dérision la théorie économique ricardienne dans ses ouvrages. Si nos opinions coïncident
avec celles que Schumpeter a exprimées, c’est uniquement parce que ce dernier a compris,
comme Zieber, l’importance qu’a historiquement eu Ricardo pour Marx. Cela vaut bien sûr
également pour d’autres auteurs dont nous partageons les opinions, des auteurs tels que
Dobb ou Meek, par exemple, qui ont eux-mêmes activement contribué a faire connaitre
l’héritage ricardien de Marx au milieu du XXe siècle. Schumpeter n’a tout simplement
jamais proposé de démonstration comparable à celle que nous proposons ici. En revanche,
214 Etner, F., 2000, Histoire de la pensée économique. Paris, Economica, p. 194.
40
il possédait une prose simple et incisive à la fois et nous avons délibérément enrichi et
égayé notre thèse de passages tirés de ses œuvres.
D’aucuns l’auront donc compris, nous ne prétendons pas défendre une interprétation
originale ou inédite du Capital. L’interprétation ricardienne du Capital avec laquelle nous
renouons sciemment ici a au contraire déjà fait consensus. Les partisans et les continuateurs
de Marx se sont en effet longtemps félicités de la manière dont celui-ci avait développé la
théorie économique ricardienne à titre d’explication de l’ensemble du processus de la
production capitaliste — nous nous en félicitons nous-mêmes —, alors que ses adversaires
et ses détracteurs y voyaient plutôt une raison additionnelle de disqualifier son œuvre.
Gênés par l’orthodoxie ricardienne de Marx, désireux de lui fournir un pédigré prestigieux
ou de lui faire tenir le rôle du génie malheureux, ses partisans et ses continuateurs ont peu à
peu battu en retraite au cours du XXe siècle. Abandonnant l’interprétation ricardienne
du Capital, plusieurs d’entre eux ont ensuite trouvé refuge dans la métaphysique
hégélienne. De ce fait, notre thèse s’inscrit en faux contre l’endoxa (ἔνδοξα) qui fait
aujourd’hui de Marx un économiste ricardien de second rang ou qui lui reproche son
orthodoxie ricardienne, qui la regrette, qui la déplore, qui la nie ou qui y voit perversement
une confirmation de la vacuité ou de la vétusté de la théorie économique ricardienne. Mais
elle s’inscrit surtout en faux contre l’endoxa qui fait de Marx un hégélien après avoir fait de
Hegel un marxiste. C’est d’abord à eux que nous nous adressons ici, en démontrant avec un
luxe inédit de précisions historiques et théoriques que Marx concevait bel et bien les classes
sociales comme les concevait Ricardo. Les auteurs connus, méconnus ou inconnus
aujourd’hui qui font de Marx un hégélien et qui s’indignent du rapprochement que l’on
opère autrement entre Marx et Ricardo sont malheureusement trop nombreux aujourd’hui
pour être nommés — on trouvera néanmoins ci-bas quelques exemples représentatifs tirés
de cette littérature à la fois immense et répétitive, fondée sur les quelques remarques
incidentes que Marx a passé sur Hegel215.
215 Cf. Albritton, R., 2007, Economics Transformed. New York, Pluto Press ; Anderson, K., 1995, Lenin,
Hegel, and Western Marxism. Chicago, University of Illinois Press ; Arthur, C., 2004, The New Dialectic and
Marx's Capital. Leiden, Brill Academic Publishers ; Backhaus, H.-G, 1974, « Dialectique de la forme de la
valeur », Critiques de l’économie politique, vol. 18 ; Bhaskar, R., 2008, Dialectic : The Pulse of Freedom.
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Houlgate, S., M. Bauer (dirs.), 2011, A Companion to Hegel. London, Malden, Wiley-Blackwell ; Clain, O.,
41
Émaillé d’équivoques et de références à des débats intellectuels et politiques
auxquels nous n’entendons généralement plus rien aujourd’hui, le Capital est un ouvrage
inépuisable qui tolère plusieurs interprétations216. Ces interprétations sont toutefois
inégalement vraisemblables si l’on se soumet aux règles de la critique historique, et qu’on
tient compte des débats auxquels Marx a pris part217. Nous n’avons évidemment pas
2009, « La dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital », in Clain, O. (dir.), 2009, Marx
philosophe. Montréal, Éditions Nota bene ; Collier, A., 2002 « Dialectics in Marxism and Critical
Realism », in Brown, A., S. Fleetwood, J.M. Roberts (dirs.), 2002, Critical Realism and Marxism. London,
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London, Rowman and Littlefield ; Zizek, S., 2012, Less Than Nothing : Hegel and the Shadow of Dialectical
Materialism. New York, Verso.
216 Cf. Bottomore, T., 1988, Interpretations of Marx. London, Blackwell.
217 Bloom, S.F., 1943, « Man of His Century : A Reconsideration of the Historical Significance of Karl
Marx », Journal of Political Economy, vol. 51(6) : 494-505.
42
l’intention de passer ici en revue l’ensemble de ces interprétations ou de nous prononcer sur
l’ensemble des débats qu’elles ont tour à tour suscités depuis le XIXe siècle. Nous espérons
toutefois mettre en évidence l’insuffisance fondamentale de l’interprétation hégélienne du
Capital. Défendue par de très nombreux théoriciens, cette interprétation possède peut-être
un panache philosophique que son interprétation ricardienne ne possède pas, mais, comme
nous le verrons, elle n’en possède ni la cohérence ni la consistance ; anhistorique et
laborieuse, elle n’en possède pas non plus la vraisemblance. Pis encore, elle réduit
l’ouvrage de Marx à un « tissu d’erreurs conceptuelles et logiques, qui en font l’enfant
bâtard de la philosophie économique ou, pis encore, de l’économie philosophique »218. Ce
n’est évidemment pas le mérite, la scientificité ou la fécondité de la philosophie hégélienne
elle-même qui est en cause, ni son intérêt, mais bien plutôt ce que Marx a écrit et ce qu’il
espérait accomplir en écrivant ce qu’il a écrit. Hegel n’était pas marxiste ; Marx n’était pas
hégélien.
On pourrait bien sûr nous objecter que la théorie économique ricardienne est
aujourd’hui bien connue, tout comme l’intérêt que lui portait jadis Marx. Comme se plaisait
toutefois à le répéter Hegel, le « bien connu est en général, pour la raison qu’il est bien
connu, non connu. C’est la façon la plus ordinaire de se faire illusion à soi-même comme de
faire illusion aux autres »219. L’étude de la littérature montre que la théorie économique
ricardienne est ignorée, trivialisée ou boudée par la plupart des interprètes de Marx, qui
s’en font habituellement une idée approximative ou dépréciative. Ils ont d’ailleurs forgé le
syntagme “néo-ricardien” au cours de la seconde moitié du XXe siècle afin de dénigrer,
entre autres, les partisans de l’interprétation ricardienne du Capital. On fait ainsi non
seulement l’impasse sur la théorie ricardienne elle-même, mais on fait presque
invariablement l’impasse sur les raisons pour lesquelles Marx soutenait la théorie
économique ricardienne, à quelle fin il la soutenait, ainsi que sur les débats intellectuels et
politiques auxquels il a pris part et dans lesquels il a soutenu cette théorie, et contre qui il
l’a soutenait ; on fait l’impasse, en somme, sur la force illocutionnaire du Capital, c’est-à-
dire sur les intentions de son auteur.
218 O’Neil, J., 1974, « Logique et lecture du Capital », in D’Hondt, J. (dir), 1974, La logique de Marx. Paris,
Presses Universitaires de France, p. 8.
219 Hegel, G.W.F, 2006 [1807], La Phénoménologie de l’esprit. Paris, Vrin, p. 79.
43
3. Cadre méthodologique
Les textes du passé ne doivent pas seulement être lus comme des propositions avec
un sens immédiat, mais comme des armes ou des outils220. C’est pourquoi l’historien et
politologue britannique Quentin Skinner (1940-), une figure phare de la philosophie
politique contemporaine, a élaboré au fil de ses ouvrages une herméneutique contextualiste
(ou conventionnaliste) fondée sur les prémisses de la philosophie analytique du langage.
Nous avons nous-mêmes fait appel à cette méthode afin d’éviter de répéter dans notre thèse
les erreurs historiques et exégétiques commises, entre autres, par les interprètes hégéliens
du Capital, qui éliminent ordinairement un à un les attributs associés à l’auteur, au contexte
d’énonciation des actes de langage ou de discours, ou, plus généralement, à l’histoire.
Nous n’avons pas l’intention de référer expressément le lecteur aux travaux de Skinner au
fil de notre thèse. En revanche, la méthode décrite ci-dessous constitue un standard en
regard duquel il lui sera toujours possible de vérifier la plausibilité de nos interprétations.
Comme l’explique Paul Ricœur (1913-2005), l’herméneutique doit non seulement
avoir recours à la linguistique, mais aussi à la théorie des actes de langage ou de
discours comme on la trouve chez John Austin (1911-1960) et John Searle (1932-) :
L’acte de discours, selon ces auteurs, est constitué par une hiérarchie d’actes
subordonnés, distribués en trois niveaux : 1) niveau de l’acte locutionnaire ou
propositionnel : acte de dire; 2) niveau de l’acte (ou de la force) illocutionnaire : ce
que nous faisons en disant; 3) niveau de l’acte perlocutoire : ce que nous faisons par
le fait que nous parlons. Si je vous dis de fermer la porte, je fais trois choses : je
rapporte le prédicat d’action (fermer) à deux arguments (vous et la porte); c’est
l’acte de dire. Mais je vous dis cette chose avec la force d’un ordre, et non d’une
constatation, ou d’un souhait, ou d’une promesse; c’est l’acte illocutionnaire. Enfin,
je peux provoquer certains effets, telle la peur, par le fait que je vous donne un
ordre ; ces effets font du discours une sorte de stimulus qui produit certains
résultats ; c’est l’acte perlocutionnaire221.
220 Cf. Provost, A., 2001, « Langage, culture et société », in Lachaud, F., I. Lescent-Giles et F.-J. Ruggiu,
(dirs.), 2001, Histoires d’Outre-Manche : Tendances de l'historiographie britannique. Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, p. 127.
221 Ricoeur, 2013 [1972], Cinq études herméneutiques. Paris, Labor et fides, p. 59.
44
L’interprète ne doit pas uniquement se demander ce qu’un auteur veut dire, mais ce
qu’il veut faire en disant ce qu’il dit — convaincre, déplorer, prédire, menacer, etc. —,
puisqu’un même énoncé peut être formulé afin d’accomplir plusieurs actes de langage
différents : « restituer cette “force illocutoire”, c’est comprendre les textes du passé tels
qu’ils étaient compris par les contemporains, c’est se donner les moyens (autant que les
sources le permettent) de “voir les choses à leurs façons” »222.
C’est dans cette perspective proprement historique, entre l’analyse purement interne
des textes (= textualisme) et l’analyse externe d’inspiration marxiste qui reconduit les idées
au mode de production, que nous aborderons dans notre thèse les Principes de l’économie
politique et de l’impôt et le Capital, ainsi que les différents textes que Hegel que nous
serons appelés à citer.
Couronné ou non de succès, un acte de langage ou de discours est donc toujours à
la fois locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire 223. Un « ensemble systématique de
relations »224 unit ainsi le sens immédiat des mots que nous prononçons ou que nous
écrivons et ce que nous espérons accomplir en les prononçant ou en les écrivant. En fait,
une conduite, une décision ou un discours ne peut pas être correctement compris si l’on ne
fait pas intervenir l’intention de l’acteur ou de l’auteur225. C’est la force illocutoire
(ou illocutionnaire) qui permet ainsi selon Skinner de comprendre historiquement les textes
du passé, c’est-à-dire tels qu’ils étaient compris par les contemporains226. Elle correspond à
l’intention de l’auteur227. Dans cette perspective, l’intention n’est pas quelque chose de
subjectif ou de privé, mais quelque chose de communicationnel et de public — l’auteur
parle en direction d’un autre, il prend historiquement position par rapport à d’autres prises
de position. Comme le signale Ricœur, un texte est toujours écrit à l’intérieur d’une
communauté, d’une tradition, ou d’un courant de pensée vivante, qui développe des
222 Skornicki, A., J. Tournadre, 2015, La nouvelle histoire des idées politiques. Paris, La Découverte, p. 23.
223 Austin, J.L., 1991 [1962], Quand dire c’est faire. Paris, Seuil, p. 149.
224 Searle, J., 1979, Sens et expression. Paris, Éditions Sociales, p. 101.
225 Cf. Searl, J., 1983, L’intentionalité. Paris, Éditions de Minuit.
226 Cf. Hamilton-Bleakley, H., 2007, « Linguistic philosophy and The Foundations », in Hamilton-Bleakley,
H., A. Brett, J. Tully, (dirs.), Rethinking The Foundations of Modern Political Thought. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 22.
227 Skinner, Q., 1972, « Motives, Intentions and Interpretation of Texts », New Literary History, vol. 3 (2) :
393-408.
45
présupposés et des exigences228. Mais Skinner nous invite plus précisément à appréhender
les textes du passé comme des interventions intentionnelles dans des débats historiquement
situés, et à nous intéresser aux conventions rhétoriques et intellectuelles susceptibles de
faire apparaître les véritables enjeux du texte229.
La force illocutoire d’un texte est constituée par les paradigmes grammaticaux et par
les procédures prosodiques qu’emploie l’auteur — la ponctuation, l’intonation,
l’accentuation, les tons et le rythme, par exemple. Mais elle est surtout constituée par ce qui
fonctionne comme un « argument de légitimation de conventions existantes. Elle est aussi
bien constituée par ce qui, dans ce même texte, agira dans le sens d’une rupture au regard
de ces mêmes conventions »230.
L’histoire elle-même ne fait rien, elle n’a pas d’intention, ni de volonté ou de
conscience, elle ne détermine pas le sens des textes, elle ne les rédige pas pour l’auteur231.
Mais elle n’est pas non plus une simple toile de fond devant laquelle l’auteur rédige
imperturbablement ou stoïquement son œuvre.
En d’autres mots, l’histoire des idées n’est pas le récit d’idées désincarnées que
personne n’a jamais soutenues ou que personne n’aurait eu de raisons particulières de
soutenir, mais bien plutôt l’histoire des procédés argumentatifs, de l’emploi intentionnel
des idées en tant qu’arguments dans des débats spécifiques232. Il faut conséquemment éviter
de confondre les usages postérieurs d’auteurs non concernés par nos questionnements
contemporains et la signification de leurs énoncés au moment de leur formulation — le sens
d’une œuvre ne se confond pas avec sa postérité. Cela signifie notamment « qu’il n’y a
jamais d’“influence” en histoire des idées, mais seulement des usages différés dans le
temps. Le concept d’influence, d’utilisation facile et courante, n’a pas de force explicative,
228 Ricœur, P., 2013 [1969], Les conflits des interprétations. Paris, Seuil, p. 23.
229 Cf. Aucouturier, V., 2012, Qu’est-ce que l’intentionalité ? Paris, Vrin, p. 34.
230 Plon, M., 2000, « Postface », in Skinner, Q., 2001 [1981], Machiavel. Paris, Seuil, p. 141.
231 Skinnner, Q., 1975, « Hermeneutics and the Role of History », New Literary History, vol. 7(1) : p. 216.
232 Skinner, Q., C. Ricks, 2012, « Up for Interpretation », Literary Imagination, 14(2) : 125-142 ; Graham, G.,
2011, « Political Philosophy and the Dead Hand of History » in Floyd, J., M. Stears (dirs.), 2011, Political
Philosophy versus History ? Contextualism and Real Politics in Contemporary Political Thought. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 94 ; Gauthier, C., 2004, « Texte, contexte et intention illocutoire de l’auteur.
Les enjeux du programme méthodologique de Quentin Skinner », Revue de Métaphysique et de Morale, vol.
42(2) : 175-192 ; Bevir, M., 2000, « The Role of Contexts in Understanding and Explanation », Human
Studies, vol. 23(4) : 395-411.
46
les auteurs ne s’engendrant pas les uns après les autres sur la ligne du temps »233. Une sorte
d’hégélianisme « brutal et sommaire »234 nous fait parfois croire en la nécessité de toute
idée ayant surgi à un moment ou à un autre. Mais Hegel n’est pas le précurseur de Marx ;
Ricardo non plus. C’est en fonction des débats dans lesquels ils étaient eux-mêmes
historiquement impliqués que les auteurs que nous étudions aujourd’hui se tournaient (ou
non) vers les textes de leur passé. Les commentateurs qui affirment que le texte lui-même
est le « seul objet d’étude »235 tendent à oublier qu’un auteur est toujours engagé dans un
processus de communication avec son premier public et que la capacité performative du
langage se profile derrière chacun de ses énoncés. Un texte est un acte de langage ou de
discours, et cet acte est toujours posé par un agent historique animé d’une intention
particulière — l’auteur. L’interprète doit donc délibérément chercher à comprendre ce que
cet auteur pouvait avoir l’intention de communiquer en écrivant ce qu’il a écrit, à l’époque
où il écrivait et compte tenu du public auquel il s’adressait. De ce fait, le vocabulaire le plus
approprié pour l’interprétation des textes est celui que nous utilisons habituellement pour
parler des actions, et non pas celui que nous utilisons pour parler des croyances : « le
travail d’interprétation doit se concentrer moins exclusivement sur ce que les individus
disent et plus clairement sur ce qu’ils font, sur les objectifs sous-jacents qui ont pu être les
leurs en disant ce qu’ils ont dit »236. Que fait par exemple Ricardo, ou Marx, en employant
telle ou telle autre thèse (économique, politique, philosophique, etc.) comme argument dans
un débat donné ? En invoquant tel ou tel autre nom ? Quelle conclusion défend-il ou
répudie-t-il ? Cherche-t-il à convaincre son premier public ? À quelle fin ?
Hors contexte, un énoncé n’a qu’un « sens potentiel »237. Mais qu’est-ce qu’un
contexte ? Le contexte est le milieu rhétorique et intellectuel dans lequel évolue
historiquement l’auteur et qui caractérise une manière commune de poser certains
problèmes à certaines époques — celle de la répartition de la plus-value entre les classes
sociales, par exemple, qui tenaillait aussi bien Marx que tous les autres économistes du
233 Skornicki, A., J. Tournadre, 2015, La nouvelle histoire des idées politiques. Paris, La Découverte, p. 17.
234 Revel, J.-F., 1957, Pourquoi les philosophes ? Paris, René Julliard, p. 20
235 Harder, Y.-J., 2000, « La liberté de l’interprète », in Dagonet, F., P. Osmo (dirs.), 2000, Autour de Hegel.
Hommage à Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, p. 187.
236 Skinner, Q., 2012, La vérité et l’historien. Paris, Éditions EHESS, p. 53-54.
237 Maingueneau, D., 2009 [1996], Les termes clés de l’analyse du discours. Paris, Seuil, p. 33.
47
XIXe siècle238. On a parfois accusé Skinner de concevoir en un sens excessivement étroit le
contexte d’énonciation des actes de langages ou de discours, et de négliger les rapports de
production économique et les mécanismes de la reproduction sociale239. Il est vrai que le
langage ne forme pas un ensemble fermé sur lui-même, comme semblent parfois le croire
ceux qui analysent les pratiques ou les formes discursives240. Mais l’étude des causes
extérieures ne suffit pas à comprendre un auteur. Il faut encore saisir son intention, ce qu’il
a voulu faire en exprimant publiquement une position.
Nous n’avons pas à choisir entre l’histoire et la philosophie. La cohérence historique
et la cohérence exégétique sont indissociables241. Malheureusement, la philosophie soumet
souvent à des lectures non-historiques des textes canoniques éternisés par l’oubli du
processus historique de canonisation dont ils sont issus242. On affirme ainsi parfois que le
« véritable sens d’un texte, tel qu’il s’adresse à l’interprète, ne dépend précisément pas de
ces données occasionnelles que représentent l’auteur et son premier public »243. Mais
Skinner considère a contrario que le véritable sens d’un texte provient justement de la
manière dont son auteur exprime ses intentions en accord avec les conventions qui
gouvernent historiquement la manière d’intervenir dans des débats spécifiques. Considérer
de la sorte les textes du passé a notamment pour effet de décentrer de façon radicale les
auteurs canonisés : « il apparaîtra alors que tous les auteurs, aussi éminents soient-ils,
contribuent avant tout à des discours et des traditions de débats plus larges. Je plaide donc
la cause d’une étude de la littérature ou de la philosophie qui vise moins à fournir des
interprétations de textes individuels qu’à nous proposer le spectacle d’une culture qui est en
débat avec elle-même »244. Ce sont ces débats historiquement situés que nous étudierons
238 Josephson, C., A. Carreras, 2010, « Agregate Growth, 1870-1914 : Growing at the Production
Frontier », in Broadberry, S., K. O’Rourke (dirs.), 2010, The Cambridge Economic History of Modern
Europe, vol. 2. Cambridge, Cambridge University Press, p. 31.
239 Cf. Wood, E.M., 2012, Liberty & Property. New York, Verso, p. 29 ; Wood, E.M, 2008, Citizen to Lords.
New York, Verso, p. 7-10, 16.
240 Cf. McNally, D., 1997, « Language, History and the Class Struggle », in Wood, E.M., J.B. Foster (dirs.),
1997, In Defence of History. New York, Monthly Review Press, p. 26-42.
241 Skinner, Q., 1964, « Hobbe’s “Leviathan”», The historical Journal, vol. 7(2) : 321- 333.
242 Cf. Bourdieu, P., 1997, Méditations pascaliennes. Paris, Seuil, p. 48-50.
243 Gadamer, H.-G., 1996 [1960], Vérité et méthode. Paris, Seuil, p. 318.
244 Skinner, Q., 2012, La vérité et l’historien. Paris, Éditions EHESS, p. 55.
48
dans le cadre de notre thèse, et non pas les débats ou les dialogues fictifs que l’on orchestre
autrement entre les auteurs canonisés, entre Platon et Machiavel, par exemple, ou entre
Marx et Hegel. On peut cataloguer sans fin les soi-disant influences intellectuelles de Marx
— on trouvera toutes celles que l’on cherche. Du reste, on peut se questionner sans fin sur
le véritable sens des textes à compter du moment où l’on élimine un à un les attributs
associés à l’auteur, au contexte rhétorique et intellectuel d’énonciation des actes de langage
ou de discours, ou plus généralement, à l’histoire, c’est-à-dire lorsque l’on procède sans
critère de vérité ou de vérification245. Mais Marx lui-même est un homme réel dans
l’histoire et non pas un homme possible ou hypothétique. Il n’a donc pas pu tenir tous les
propos qu’on lui prête et son œuvre ne peut tout simplement pas contenir en filigrane toutes
les théories que les commentateurs croient tour à tour y trouver (Hegel était lui aussi un
homme dans l’histoire, mais on a fait de lui un personnage romanesque au XXe siècle).
Marx n’a pas crypté le Capital à la manière d’un philosophe léostraussien et il ne cherchait
pas à y vérifier la justesse de l’enchainement des catégories onto-théo-logiques de la
science spéculative ou à y reproduire le plan d’ensemble ou de détails de la
Phénoménologie de l’esprit. Il cherchait à agir sur son premier public allemand et il fera
ensuite traduire son ouvrage en français afin de contrer l’influence politique des théoriciens
anarchistes au sein de l’Association internationale des travailleurs246.
Marx débattait non pas avec des auteurs canonisés par la tradition philosophique,
tels que Aristote, Kant ou Hegel, mais bien plutôt avec des auteurs tels que Roscher, Lange
et Dühring, qui sont relativement peu connus aujourd’hui, voire oubliés, mais qui ont
néanmoins eu pour lui une très grande importance — il débattait également avec Karl
Heinrich Rau (1792-1870), Gustav Fechner (1801-1887), Wilhelm Weitling (1808-1871),
Max Stirner (1806-1856), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Mikhaïl Bakounine (1814-
1876), Lorenz von Stein (1815-1890), Karl Vogt (1817-1895), Wilhelm Heinrich Riehl
(1823-1897), Ludwig Büchner (1824-1899), Ferdinand Lassalle (1825-1864) et Adolph
Wagner (1835-1917)247. Marx s’est en fait engagé dans une interminable succession de
245 Cf. Hirsch, E.D., 1976, The Aims of Interpretation. Chicago, Chicago University Press, p. 74-95 ; Hirsch,
E.D., 1967, Validity in Interpretation. London, Yale University Press, p. 209-244.
246 Cf. Marx, K., 1963 [1867], « Marx à Büchner, 1 mai 1867 », Lettres sur le Capital. Paris, Éditions
Sociales, p. 158.
247 Cf. Catlin, W.B., 1962, The Progress of Economics. New York, Bookman Associates, p. 93.
49
débats intellectuels et politiques acrimonieux avec ses contemporains et, comme le concède
Franz Mehring (1846–1919), son premier biographe, ses textes dégénèrent très souvent en
« vaines subtilités, en chicanes sur les mots, dont la mesquinerie n’est pas toujours
absente »248.
Ce sont néanmoins ces débats qui organisent historiquement le corpus marxien et
non pas l’évolution du rapport que Marx entretenait supposément à Hegel (nous
n’opposons pas ici le jeune Marx au Marx de la maturité, mais bien plutôt la
compréhension historique de l’œuvre de Marx à ses reconstructions non-historiques). Hegel
débattait d’ailleurs lui aussi avec ses propres contemporains249. Et ses préoccupations
étaient celles de l’idéalisme allemand, non pas celles de l’économie politique anglaise ni
celles du mouvement socialiste de la seconde moitié du XIXe siècle.
Il est tout simplement faux d’affirmer que l’histoire des idées, qui offre plusieurs
exemples de filiations conflictuelles, a rarement « produit un philosophe [Marx] à ce point
pénétré, obsédé par les livres d’un prédécesseur »250. C’est là se faire une idée bien
curieuse, bien pauvre, aussi, de la structure, du contenu et de l’évolution du corpus
marxien. Mais il est facile de composer des mosaïques, de tout prouver en rassemblant des
textes épars ou en organisant ex post facto le corpus d’un auteur à l’aide de critères non-
historiques qui ne tiennent pas compte des débats auxquels ont véritablement participé les
auteurs canonisés. Il faut pourtant éviter « d’attribuer à un individu d’avoir voulu dire ou
d’avoir fait quelque chose qu’il ne pourrait pas être amené à reconnaître comme une
description correcte de ce qu’il a voulu dire ou de ce qu’il a fait »251.
Comme l’a montré Skinner, la décontextualisation des textes du passé, leur
déshistoricisation, conduit invariablement à l’une ou l’autre des mythologies qui grèvent
notre compréhension de l’histoire des idées et qui font ultimement d’elle l’histoire des idées
que personne n’a jamais soutenues ni exprimées :
248 Mehring, F., 2009 [1918], Karl Marx : histoire de sa vie. Paris, Bartillat, p. 140.
249 Heinrich, D., 2003 [1973], Between Kant and Hegel : Lectures on German Idealism. Cambridge, Harvard
University Press, p. 74 ; Weil, E, 1965, « Hegel et nous », in Weil, E., 2003, Philosophie et réalité, t.I. Paris,
Beauchesnes, p. 97.
250 Furet, F., 1986, Marx et la révolution française. Paris, Flammarion, p. 18.
251 Panaccio, C., 2000, « Philosophie analytique et histoire de la philosophie », in Engel, P., (dir.), 2000,
Précis de philosophie analytique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 328.
50
a. La mythologie des doctrines, qui consiste a croire que chaque auteur répond à une
série de questions canoniques ou stéréotypées — l’Être, la Liberté, l’État, etc. —, et
non pas aux questions spécifiques de son temps ;
b. La mythologie de la cohérence, qui consiste a croire que l’interprète a pour rôle
de résoudre les contradictions apparentes d’un texte, dans la mesure où ce texte est
préalablement conçu comme le portrait systématique et complet de l’idée ou de la
doctrine qui l’intéresse aujourd’hui ;
c. La mythologie du prolepse, qui consiste a projeter le présent dans le passé au lieu
de reconstituer le sens qu’il avait pour l’auteur252.
Oublieuse de la force illocutoire des textes du passé, la littérature consacrée à la
vexata quaestio des rapports de Marx à Hegel est malheureusement traversée de part en part
par ces mythologies. La revue de cette littérature montre que l’on prête souvent à Marx et à
Hegel des idées — freudiennes, husserliennes, heideggériennes, etc. — auxquelles ils n’ont
pas pu songer historiquement et que leur premier public n’aurait pas davantage pu
comprendre, en plus de leur prêter des idées qu’ils n’auraient eu aucune raison de défendre
dans les débats auxquels ils ont réellement pris part253. C’est ainsi que des mots ou des
syntagmes tels que contradiction, négation, force de travail, fétichisme de la marchandise
ou valeur absolue, par exemple, ont été chargés au XXe siècle d’un « sens quasi-magique,
sans le moindre rapport avec l’emploi concret que l’auteur du Capital a pu en faire »254.
252 Skinner, Q., 1969, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, vol. 8 (1) :
3-53.
253 Anderson, P., 1983, On the Tracks of Historical Materialism. New York, Verso, p. 16-17 ; Kühne, K.,
1979, Economics and Marxism, vol. I. New York, MacMillan, p. 49 et seq.
254 Rubel, M., 1960, « Lukacs, Georg. Histoire et conscience de classe (compte-rendu) », Revue française de
sociologie, vol. 1(1-4) : 483.
51
4. Présentation
Conformément à ce qui précède, nous examinerons donc tour à tour les Principes de
l’économie politique et de l’impôt et le Capital dans une perspective contextualiste. Nous
tenterons ainsi de montrer que Marx emploie intentionnellement dans le Capital la théorie
économique ricardienne dans le but de convaincre son premier public, principalement
composé des membres de l’école historique d’économie politique allemande, de
l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes. Il ne s’agit évidemment pas pour nous
d’exposer un à un tous les rouages de la théorie économique ricardienne ni d’invoquer ou
de ressasser les débats que cette théorie a pu susciter au XXe siècle. Il ne s’agit pas non plus
de commenter chaque chapitre du Capital dans une perspective comparative ou de retracer
l’histoire du marxisme.
Nous nous intéresserons donc dans un premier temps aux débats auxquels a
historiquement pris part David Ricardo et au cours desquels il s’est initialement illustré.
Dans un second temps, nous nous intéresserons à la théorie économique ricardienne elle-
même, à son élaboration et aux conclusions scientifiques et politiques auxquelles Ricardo
est parvenu au terme de ses recherches. Nous exposerons minutieusement les rouages
fondamentaux de sa théorie économique, en nous aidant, entre autres, des précieuses
illustrations mathématiques de l’économiste et historien français Ghislain Deleplace255. Ces
illustrations mathématiques, quoique parfois rebutantes, et les explications qui les
accompagnent nous semble indispensables à la compréhension de la théorie économique
ricardienne. Elles nous aideront par ailleurs à mieux comprendre les critiques que Marx
adressait à Ricardo et à montrer les changements qu’il a subséquemment apportés à la
théorie ricardienne. Dans un troisième temps, enfin, nous nous intéresserons à l’opposition
qui s’est violemment dressée contre Ricardo, une opposition dont on sous-estime
aujourd’hui la férocité.
Après avoir examiné les Principes de l’économie politique et de l’impôt, nous
examinerons le Capital. Faute d’en commenter tous les chapitres, nous nous efforcerons
d’abord de montrer que les quatre livres du Capital forment un ouvrage complet, dont seule
la mise en forme restait encore à faire en 1867. Contrairement à ce que l’on affirme
souvent, Marx a bel et bien revu le plan en six rubriques, ou en six livres, qu’il avait
255 Cf. Deleplace, G., 2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Dunod.
52
ambitieusement projeté de réaliser au cours des années 1850, pour adopter en 1863 le plan
en quatre livres que nous connaissons aujourd’hui. Nous nous intéresserons ensuite plus
précisément à la solution que Marx a apportée au principal problème en économie
politique, en nous aidant, là encore, des remarquables travaux de Deleplace.
Confirmant la validité du plan de travail qu’il a adopté en 1863, Marx explique
l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes au chapitre LII du livre III du Capital.
Comme nous le verrons, ce chapitre, bien qu’inachevé, confirme non seulement que Marx a
revu le plan en six rubriques, ou en six livres, qu’il avait plus tôt projeté de réaliser, mais il
confirme de surcroit qu’il conçoit l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes
exactement comme le concevait Ricardo.
Les interprètes hégéliens du Capital affirment souvent que « seule reste aujourd’hui
valable de l’œuvre de Marx sa méthode plutôt que telle ou telle proposition théorique
positive »256. Aussi nous intéresserons-nous à la célèbre postface de la seconde édition
allemande du Capital, dans laquelle Marx aurait prétendument comparé ou identifié sa
méthode à celle de Hegel. Ce texte décontextualisé, isolé, mal lu, mal compris et encore
plus mal interprété est bien sûr le locus classicus de l’interprétation hégélienne du Capital.
Or, Marx ne s’y présente pas comme un hégélien, mais bien plutôt comme un ricardien et il
affirme en toutes lettres qu’il emploie la méthode déductive de l’école anglaise d’économie
politique classique. Nous exposerons également ici les raisons qui, en 1865, ont amené
Marx à « coquetter ici et là » avec la manière particulière qu’avait Hegel de s’exprimer.
Enfin, prolongeant et achevant cette analyse, nous nous intéresserons brièvement à la
pensée économique de Hegel, qui est tributaire du mercantilisme caméraliste
(« Kameralwissenschaften »), la science juridique et éthique qui a longtemps tenu lieu
d’économie politique dans les États allemands et en Europe centrale, et non pas de
l’économie politique anglaise comme on le prétend souvent afin de faire de lui un marxiste.
256 Elster, J., 1989, Karl Marx : une interprétation analytique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 17.
53
Première partie : David Ricardo
1. Un homme honnête
David Ricardo est l’initiateur d’une approche spéculative, abstraite et hautement
théorique des phénomènes économiques : « son type de raisonnement qui, partant
d’hypothèses simplificatrices censées retenir les traits essentiels de la réalité à étudier, qui
se déroule avec une cohérence interne inéluctable, a ouvert une voie qui reste toujours en
vigueur aujourd’hui. Cependant, il faut réaliser que si Ricardo a effectivement construit des
modèles abstraits, c’était dans le but d’appuyer des thèses politiques précises »257.
En d’autres termes, Ricardo est un formidable théoricien, mais il s’intéresse en
priorité aux débats intellectuels et politiques de son temps — le cours du lingot d’or, par
exemple258. Pragmatique, sobre et avisé, il n’est pas animé par l’exceptionnelle ambition
théorique qui anime Marx. Alors que Marx examine minutieusement chaque question
théorique dans toutes ses permutations possibles, à la manière d’un authentique logicien,
Ricardo cesse plutôt ses réflexions et ses analyses une fois qu’il estime avoir démontré ce
qu’il cherchait effectivement à démontrer259.
C’est au cours des débats mouvementés, voire acrimonieux, qui entouraient le
rétablissement de la convertibilité en or des billets au début du XIXe siècle que Ricardo
s’est d’abord publiquement illustré260. Entre 1793, année où la Convention déclare la
guerre à l’Angleterre, et 1819-1821, l’économie anglaise vécut, rappelons-le, sous un
régime de papier-monnaie inconvertible — une expérience qui ne dégénéra pas,
contrairement aux espoirs de Bonaparte, à l’image du système de Law et des assignats,
mais, contribua plutôt à la défaite de la France261. Ricardo est intervenu pour la première
257 De Vroey, M., 1979, « L’évolution de la théorie de la valeur d’Adam Smith à David Ricardo »,
Recherches Économiques de Louvain, vol. 45(4) : 398.
258 Cf. Redman, D., 1997, The Rise of Political Economy as a Science. Cambridge, MIT Press, p. 278.
259 Cf. Mitchell, W.C, 1967 [1926-1927], Types of Economic Theory : From Mercantilism to Institutionalism,
vol. I. New York, A.M. Kelley Publishers, p. 316-319.
260 Pichet, E., 2004, David Ricardo, le premier théoricien de l’économie. Chatou, Éditions du Siècle, p. 39.
261 Hobsbawm, E., 1996 [1962], The Age of Revolution : 1789-1848. New York, Random House, p. 94-98 ;
Jacoud, G., 1994, « L’influence de l’analyse de la monnaie de papier par Adam Smith sur la théorie et les
pratiques monétaires françaises », Économies et sociétés, vol. 18(2) : 41-67 ; De Boyer des Roches, J., 1992,
« Les débats monétaires et le développement de la théorie monétaire en Grande-Bretagne dans la première
54
fois dans ces débats monétaires avec un article (anonyme) publié le 28 août 1809 dans le
Morning Chronicle, un journal d’opposition libérale et progressiste (« whig radicalism »),
proche des milieux industriels, et dont le lectorat était concentré dans les grandes villes du
pays — la presse conservatrice était quant à elle proche de l’aristocratie foncière — ;
consacré au cours du lingot d’or et à la théorie quantitativiste de la monnaie, cet article
reçoit un accueil enthousiaste partout en Angleterre.
Ricardo élabore, étaye et prolonge par suite ses idées dans une brochure intitulée Le
cours élevé du lingot : preuve de la dépréciation des billets de la banque, parue quant à elle
l’année suivante. Ricardo commet de graves erreurs théoriques, erreurs que lui reprochera
plus tard durement Marx262. Il triomphe néanmoins aisément de son principal rival
intellectuel et politique, le négociant Charles Bosanquet (1769-1850), qui était alors le
sous-gouverneur de la puissante Compagnie des mers du Sud (« South Sea Company »)263.
Catégoriquement opposé aux théories abstraites défendues par Ricardo (« abstrait reasoning
is foreign to my purpose »), Bosanquet mobilise en vain diverses données empiriques tirées
de l’expérience afin de défendre le maintien du régime de papier-monnaie inconvertible264.
En dépit des efforts de Bosanquet et de ses consorts, le Bullion Report reprend et
endosse publiquement les idées de Ricardo. Le Parlement anglais imposera par suite à la
Banque d’Angleterre le rétablissement de la convertibilité en 1821, une convertibilité
qu’elle avait été contrainte de suspendre et dont le retour avait été retardé par les guerres
napoléoniennes265. Ricardo défend en fait dans ces débats monétaires la théorie
quantitativiste de la monnaie originellement formulée par le philosophe français Jean Bodin
(1530–1596). Le régime monétaire idéal comporte ainsi selon lui deux principes simples :
moitié du 19ème siècle », in Béraud, A., G. Faccarello (dirs.), 1992, Nouvelle histoire de la pensée
économique, t.I. Paris, La découverte, p. 554-577; Braudel, F., 1979, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, t.III. Paris, Armand Colin, p. 447-477.
262 Cf. Marx, K., 1977 [1859], Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions Sociales, p.
130-133.
263 Cf. Ricardo, D, 2004 [1811], « Reply to Mr. Bosanquet’s Practical Observations on the Bullion Report »,
The Works and Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb),
vol. III. Indianapolis, Liberty Fund, p. 156-256.
264 Arnon, A., 2012, Monetary Theory and Policy from Hume and Smith to Wicksell : Money, Credit, and the
Economy. Cambridge, Cambridge University Press, p. 134 et seq.
265 Cf. O’Brien, D.P., 2007, History of Economic Thought as an Intellectual Discipline. Chltenham, Elgar, p.
109-113.
55
a. La définition d’un étalon métallique — l’or — ;
b. L’émission d’une monnaie de papier dont la quantité doit être réglée de telle sorte
qu’elle représente le poids du métal qui circulerait autrement dans un régime
strictement métallique266.
Ricardo prend également appui sur la théorie de la répartition internationale du
stock de métaux précieux développé par le philosophe David Hume (1711-1776)267. Selon
la théorie huméenne, l’existence même d’un déficit de la balance commerciale prouve qu’il
y a trop de billets en circulation, et, pour Ricardo, le prix élevé du lingot d’or prouve eo
ipso qu’il y a bel et bien dépréciation des billets268. Il est à peine besoin de noter ici qu’il
n’y a aucun rapport nécessaire, inhérent, intrinsèque ou causal entre l’empirisme ou le
scepticisme de Hume et sa théorie de la répartition internationale du stock de métaux
précieux. Quoi qu’il en soit, Ricardo affirme que le déficit est dû à la nécessité d’exporter
de l’or, l’or étant en Angleterre, relativement aux autres pays, en quantité excessive.
Ricardo estime donc que le prix élevé de l’or fournit la preuve de la dépréciation des billets
et que cette dépréciation est elle-même due à l’excès de monnaie. Il n’est ni utile ni
nécessaire de s’appesantir ici sur la théorie monétaire que défendait Ricardo. Retenons
uniquement ici que Ricardo n’arrime pas la théorie quantitative de la monnaie à la théorie
de la valeur-travail — il n’a pas jugé utile ou important de le faire. Comme nous le verrons
toutefois plus loin, Marx arrimera au contraire délibérément ces deux théories dans le
Capital, conférant par là une plus grande cohérence interne et une plus grande unité à la
théorie économique ricardienne. Nous verrons également que Marx lui-même estimait que
c’était là la seule différence importante qui existait entre sa pensée et celle de Ricardo.
Les notions théoriques engagées dans les débats monétaires et bancaires auxquels a
historiquement pris part Ricardo sont à la fois nombreuses et complexes — définition de la
monnaie et détermination de sa valeur, rapport entre la monnaie et les marchandises, entre
la monnaie et le crédit, entre le taux d’intérêt, la quantité de monnaie et le niveau général
266 Cf. Couerbis, B., 1994, « Étalon et moyen de paiement : la disparition de l’unité de compte dans les
premiers écrits de David Ricardo (1809-1811) », Cahiers d’économie politique, No. 23 : 43-66.
267 Cf. Hume, D., 2009 [1752], Essais et traités sur plusieurs sujets : essais moraux, politiques et littéraires
(2ème partie). Paris, Vrin, p. 85 et seq.
268 Diatkine, S., 2008, « La politique monétaire selon Ricardo : une comparaison avec l’École de la
circulation », Cahiers d’économie politique, No. 55 : 35-48.
56
des prix, les notions de banque centrale et de vélocité de la monnaie sont également
présentes, ainsi que la neutralité de la monnaie, le statut de la réserve d’or de la banque
centrale, la nature de l’activité bancaire, etc. Ces débats peuvent de plus sembler surannés
et assez peu intéressants aujourd’hui. La brochure Le cours élevé du lingot : preuve de la
dépréciation des billets de la banque marque pourtant un tournant décisif dans l’histoire de
la pensée économique, puisque Ricardo y emploie pour la toute première fois comme
argument l’idée de loi économique, une idée inconnue jusque-là269. Il s’agit ici d’un point
capital.
Par opposition à Bosanquet, en effet, Ricardo ne se borne pas à examiner des lois
contingentes (ou positives) émises historiquement par une banque ou par un État donné. Il
invoque plutôt l’existence de lois économiques universelles et nécessaires afin d’expliquer
le prix de l’or et ses fluctuations, ce que personne n’avait encore jamais fait. Sur le
continent, les économistes français et allemands refuseront par ailleurs très longtemps de
reconnaître l’existence de telles lois économiques, qu’ils assimilèrent péjorativement à la
métaphysique270.
L’intérêt des économistes anglais pour ces débats monétaires et bancaires s’affaiblit
considérablement à compter de 1815, et les débats provoqués par la possibilité d’une
abrogation des lois-céréales (« Corn laws »), qui interdisaient à cette époque l’importation
de céréales (= blé) en Angleterre lorsque les cours passaient en dessous d’un certain seuil,
les incitent dorénavant à s’intéresser à la question des profits du capital271.
Ricardo avait rédigé quelques pages (inédites) sur les profits du capital en 1814. Il
les complète maintenant, en s’inspirant de l’analyse que son ami et rival Thomas Malthus
avait déjà proposée de la rente foncière. Il publie ainsi en 1815 son Essai sur l’influence des
bas prix des blés sur les profits du capital, alors que l’Angleterre est contrainte d’importer
des céréales afin de subvenir aux besoins alimentaires toujours plus importants de sa
population (cet essai programmatique est ainsi la matrice de ses Principes de l’économie
269 Bonar, J., 1893, Philosophy and Political Economy. New York, MacMillan, p. 196.
270 Cf. Carluer, F., 2002, Les théories économiques du développement. Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, p. 21-22.
271 Cf. Smart, W., 1964 [1917], Economic Annals of the Nineteenth Century, vol I (1801-1820). New York,
Kelley, p. 407-417 ; Smart, W., 1964 [1917], Economic Annals of the Nineteenth Century, vol II (1821-1830).
New York, Kelley, p. 57-78.
57
politique et de l’impôt). Ricardo jouit désormais de conditions économiques enviables qui
lui permettent en outre de se consacrer pleinement à l’étude de l’économie politique :
La guerre de 1815 contre la France va servir les desseins de David Ricardo. Alors
que la guerre menace, avec le retour de Napoléon 1er, les emprunts d’État émis par
l’Empire britannique subissent une baisse des cours, Ricardo en achète en grand
nombre; la défaite de Bonaparte servira ses objectifs puisque les cours connaitront
après la victoire des Anglais une hausse considérable. La spéculation de Ricardo se
révèle une réussite (et l’on s’aperçoit que savoir prévoir les conséquences d’un
conflit peut être une source de gains boursiers); à la suite de ce coup d’éclat,
Ricardo se retire des affaires, il se contentera de gérer son immense fortune (estimée
en valeur actuelle à plus de 75 millions de francs, soit environ 11.5 millions
d’euros). Il réemploie sa richesse en devenant tout d’abord propriétaire terrien, il
achète plusieurs domaines, un en 1815, deux en 1816. En cinq années, il réalise un
investissement foncier de 275 000 livres. Il devient un riche propriétaire terrien, et
c’est là un bien curieux paradoxe, car il ne défendra pas les propriétaires fonciers
dans ses futures livres d’économie politique272.
Historiquement, la défaite de Napoléon morcèle et affaiblit l’économie du
Continent, qui « fut hors d’état de bénéficier d’une croissance entraînée par l’exportation,
et qui était même menacée de désindustrialisation. Ce n’était pas seulement la France, mais
toute l’Europe continentale qui avait perdu la guerre, et la partie n’était plus égale avec la
Grande-Bretagne »273.
En fait, la Grande-Bretagne doit elle-même affronter une conjoncture menaçante. La
productivité de l’agriculture anglaise est alors largement supérieure à celles de tous les
autres États européens274. Mais elle ne suit plus275. La consommation de céréales par
personne demeure constante, ou peu s’en faut, mais la demande augmente irrésistiblement
au rythme de l’essor démographique de la population anglaise. Le prix du blé augmente
rapidement et, avec lui, la colère des ouvrières et des ouvriers. Les ouvrières et les ouvriers
affamés réclament de meilleurs salaires ; les profits des industriels s’effondrent ou
menacent de s’effondrer ; les propriétaires fonciers aux commandes de l’État engrangent
272 Nibourel-Combet, A., 2002, David Ricardo. Paris, Ellipses, p. 9.
273 Crouzet, F., 2010 [2000], Histoire de l’économie européenne (1000-2000). Paris, Albin Michel, p. 206.
274 Clark, G., 1993, « Agriculture and the Industrial Revolution, 1700-1850 », in Mokyr, J (dir.), 1993, The
British Industrial Revolution : An Economic Perspective. Boulder, Westview Press, p. 227-267.
275 Berg, M., 1994, The Age of Manufactures : 1700-1820. London, Routeledge, p. 80-82.
58
des rentes colossales276. Improductifs, voire oisifs, les propriétaires fonciers profitent en
vérité de la conjoncture menaçante dans laquelle se trouve désormais l’Angleterre. Comme
la France, l’Angleterre a été secouée par de violentes émeutes de la faim (« food riots ») au
cours du XVIIIe siècle, et le souvenir de ces émeutes hantait toujours la bourgeoisie
anglaise à l’époque de Ricardo. La guerre contre la France a du reste considérablement
aggravé la situation économique périlleuse de la classe ouvrière anglaise, et on craint alors
de nouveaux soulèvements277.
Il faut insister ici sur cette conjoncture historique, sur sa gravité et sur le désarroi
des économistes anglais qui ne trouvent tout simplement pas les réponses aux questions
scientifiques et politiques qu’ils se posent dans les ouvrages vieillots de Smith ni dans ceux
des autres économistes anglais ou écossais du XVIIIe siècle.
Au moment de leur parution en 1776, les Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations, rappelons-le, ne contenaient aucune idée véritablement nouvelle.
En fait, Adam Smith a surtout eu la « bonne fortune d’être complètement en accord avec
l’état d’esprit de son temps. Il milita en faveur des idées qui étaient dans l’air, et il
s’arrangea pour que son analyse les appuie. Il n’est pas nécessaire d’insister sur ce que cela
signifie quant aux résultats et au succès tout à la fois : qu’en serait-il de la Richesse des
nations sans libre-échange ni laissez-faire? »278. Tardivement devenue célèbre, la métaphore
smithienne de la « main invisible » désigne les retombées bénéfiques, mais inattendues et
imprévisibles, des actions des agents économiques, qui préfèreraient normalement — selon
Smith — soutenir l’économie nationale plutôt que les économies étrangères279. En soi, cette
métaphore ne possède jamais qu’une faible valeur explicative, et ce n’est pas réellement
elle qui intéresse le premier public de Smith ni les économistes du XIXe siècle280. À la fin
du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, on ne lisait pas les Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations afin de s’enquérir de la théorie de la valeur ou sur
l’origine de la plus-value en soi, ni sur l’histoire économique des civilisations, comme on le
276 Barber, W. J., 1976, A History of Economic Thought. Middletown, Wesleyan University Press, p. 76.
277 B. Gibbins, H. de, 1896, Industry in England : Historical Outlines. London, Methuen & Co., p. 373-376.
278 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t.I. Paris, Gallimard, p. 264.
279 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.II. Paris, Flammarion, p. 42-43.
280 Cf. Milgate, M., S.C. Stimson, 2009, After Adam Smith : A Century of Transformation in Politics and
Political Economy. Princeton, Princeton University Press, p. 94-96.
59
fait aujourd’hui, mais bien plutôt pour s’enquérir de ce qu’y disait Smith au sujet des
questions bancaires et fiscales courantes, au sujet des lois sur les pauvres (« Poor Laws »),
c’est-à-dire l’allocation de l’aide financière pour les plus pauvres en vigueur en Angleterre
depuis le XVIe, et au sujet des Actes de navigation (« Navigation Acts »), c’est-à-dire les
lois et les tarifs protectionnistes originellement adoptés au milieu du XVIIe siècle, et qui
étaient alors destinés à financer la construction de la marine de guerre anglaise. En
somme, les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ont surtout
connu un retentissement politique, et non pas un retentissement scientifique. Opposé aux
différentes théories mercantilistes qui dominaient la pensée anglo-européenne depuis
la fin du XVIe siècle et qui visaient d’abord à assurer la puissance de l’État
— bullionisme, commercialisme, colbertisme, caméralisme, etc. —, Smith a
intentionnellement offert à son premier public un séduisant programme de réformes
économiques et politiques libérales, et non pas un traité scientifique désintéressé ;
défendues par le parti Whig, ses idées animèrent d’ailleurs pendant de nombreuses années
les débats au Parlement anglais281. Relativement pauvre sur le plan théorique, les
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations n’offrent toutefois aucune
réponse concrète aux questions pressantes que l’on se pose en Angleterre au lendemain des
guerres napoléoniennes. Pourquoi? Parce que le prix du blé y est toujours constant et stable.
Au début du XIXe siècle, les économistes anglais se tournent donc vers les théories
populationnelles, puisque l’essor démographique leur semble alors déterminé par
l’accroissement de la production agricole, ainsi que dans le principe des rendements
agricoles décroissants, puisque l’utilisation de techniques de production plus intensives et
la mise en culture de terres moins fertiles s’accompagneraient d’une diminution du produit
par tête. Honnêtes (Ricardo) ou intéressés (Malthus), les économistes anglais affirment à
l’unanimité, ou presque, que l’allocation d’une aide financière pour les plus pauvres
aggrave le mal plutôt qu’elle ne le soigne282. Adam Smith avait lui-même « reproché à la
législation anglaise d’aide aux pauvres de gêner la mobilité du travail. Mais la critique que
propose maintenant Malthus est plus radicale : il pense qu’en favorisant la natalité, elle a
281 Cf. Cunningham, D.D., 1968 [1882], The Growth of English Industry and Commerce in Modern Times,
vol. II. New York, Kelley, p. 724 et seq.
282 Cf. Malthus, T., 1992 [1798], Essai sur le principe de population, t.II. Paris, Flammarion, p. 86.
60
pour seul effet de multiplier les miséreux, de créer les pauvres qu’elle aide »283. Les lois-
céréales, qui freinent les importations, empêcheraient de plus l’Angleterre de tirer un plein
bénéfice de ses avantages comparatifs. Les économistes anglais réclament donc
bruyamment, à l’unisson, l’abrogation de ces dispositions juridiques, mais ils ne
l’obtiendront que beaucoup plus tard. Cela étant, Ricardo sera le premier à démontrer
l’exactitude de la théorie de l’avantage comparatif, qui stipule que dans un contexte de
libre-échange, chaque État, s’il se spécialise dans la production pour laquelle il dispose de
la productivité la plus forte, comparativement à ses partenaires, accroitra sa richesse
nationale.
Les interventions publiques de David Ricardo occupent une place centrale dans ces
différents débats intellectuels et politiques284. La force de son argumentation tient dans la
logique (apparemment) implacable de son diagnostic :
a. Une croissance rapide de la population oblige à mettre en culture des terres moins
fertiles, elle entraine par conséquent une hausse des salaires monétaires et une
baisse du taux de profit qui freine dangereusement le rythme de l’accumulation du
capital ;
b. Il faut abroger les lois céréales puisqu’elles ne profitent pas aux pauvres ni aux
ouvrières et aux ouvriers, mais bien plutôt aux seuls propriétaires fonciers qui les
ont d’abord fait adopter et à ceux qui les défendent, comme Malthus.
À l’instar du révolutionnaire Thomas Paine (1737-1809), qui s’était publiquement
opposé au monopole agraire dans un célèbre pamphlet intitulé La Justice agraire (1797)
— une critique de la Constitution thermidorienne —, Ricardo considère que les
propriétaires fonciers forment une classe dégénérée et égoïste285. Il mènera ainsi contre eux
une irrésistible charge politique et scientifique, en les accusant de profiter indument des
tendances contradictoires du développement du mode capitaliste de production286.
283 Béraud, A., 1992, « Ricardo, Malthus, Say et les controverses de la “seconde génération” », in Béraud, A.,
G. Faccarello (dirs.), 1992, Nouvelle histoire de la pensée économique, t.I. Paris, La découverte, p. 367.
284 Mokyr, J., 2009, The Enlightened Economy : An Economic History of Britain, 1700-1850. New Haven,
Yale University Press, p. 70.
285 Beckett, J.V., 1986, The Aristocracy in England (1660-1914). London, Blackwell, p. 448-451.
286 Cf. Howe, A., 2002 « Restoring Free Trade : The British Experience, 1776-1873 », in Winch, D., P.
O’Brien (dirs.), 2002, The Political Economy of British Historical Experience, 1688-1914. Oxford, Oxford
University Press, p. 193-214.
61
Au XVIIIe siècle, Adam Smith pouvait simultanément et légitimement exalter le
capital et répandre sur l’agriculture un flot de louanges attendries aux fortes résonances
physiocratiques. L’antagonisme entre le capital et le travail s’était progressivement aggravé
depuis cette époque, mais l’antagonisme entre les industriels et les propriétaires fonciers
avait maintenant atteint son paroxysme en Angleterre. À l’époque de Ricardo, il faut
prendre parti dans la lutte qui oppose les capitalistes industriels aux propriétaires fonciers.
Mais même au plus chaud d’une controverse toute polémique, Ricardo « ne se départit
jamais de la rigueur de sa scrupuleuse dialectique »287.
Comme le souligne l’économiste Thomas Piketty (1971-), il faut bien comprendre
aujourd’hui l’importance des extraordinaires transformations économiques et sociales
auxquelles on assiste à compter de la fin du XVIIIe siècle. Alarmés, voire désemparés, les
observateurs de l’époque entretiennent pour la plupart une vision pessimiste de l’évolution
à long terme de la répartition des richesses et de la structure sociale. C’est notamment le
cas de Ricardo et de Marx, qui « s’imaginaient tous deux qu’un petit groupe social
— les propriétaires terriens chez Ricardo, les capitalistes industriels chez Marx — allait
inévitablement s’approprier une part sans cesse croissante de la production et du
revenu »288. Marx fondera conséquemment son « travail sur l’analyse des contradictions
logiques internes du système capitaliste. Il entend ainsi se distinguer à la fois des
économistes bourgeois (qui voient dans le marché un système autorégulé, c’est-à-dire
capable de s’équilibrer tout seul, sans divergence majeure, à l’image de la “main invisible”
de Smith et de la “loi des débouchés” de Say), et des socialistes utopiques ou proudhoniens,
qui selon lui se contentent de dénoncer la misère ouvrière, sans proposer d’étude
véritablement scientifique des processus économiques à l’œuvre »289.
Le long débat sur la définition de la valeur qui oppose Ricardo à Malthus, qui
défend le maintien des lois-céréales, se déroule donc dans un contexte historique dans
lequel s’affrontaient en Angleterre la bourgeoisie industrielle, dont Ricardo était le porte-
parole, et l’aristocratie foncière dont Malthus était le défenseur. D’emblée, une question
287 Villey, D., C. Nême, 1996 [1944], Petite histoire des grandes doctrines économiques. Paris, Génin, p. 86.
288 Piketty, T., 2013, Le capital au XXIe siècle. Paris, Seuil, p. 21.
289 Ibid., p. 27.
62
s’impose : pourquoi Ricardo, qui est lui-même un riche rentier, se range-t-il
paradoxalement du côté des industriels et non pas du côté des propriétaires terriens ?
Disciple dévot et sincère de l’église unitarienne, qui attire alors à elle l’élite
intellectuelle anglaise, Ricardo est à la fois un philanthrope et un humaniste, un libéral et un
progressiste, mais il n’est pas un égalitariste. Contrairement à ce que ses détracteurs
affirmeront plus tard afin de le discréditer, jamais Ricardo n’a défendu le socialisme ou le
communisme comme l’ont diversement défendu Henry George (1839-1897), William
Morris (1834-1896) ou Marx lui-même. Proche du Parti Whig, qui militait en faveur d’un
parlement fort en s’opposant à l’absolutisme royal, et opposé aux conservateurs (« Tories »)
qui étaient inversement favorables à un pouvoir royal et qui défendaient les intérêts de
l’aristocratie foncière, Ricardo réclame l’abolition des lois-céréales dans l’espoir de freiner
la baisse des rendements (= baisse tendancielle du taux de profit) en facilitant l’importation
en Angleterre de céréales bon marché. À la différence de Malthus, par opposition à lui, il
aligne toutefois ses positions politiques sur ses recherches scientifiques et non l’inverse —
il fait preuve là d’une honnêteté et d’une rigueur intellectuelle que Marx vantera à plusieurs
reprises. Il s’explique clairement sur cette question dans un passage saisissant du Capital
dont nous nous permettons de rapporter ici un long extrait :
Ricardo considère à bon droit, pour son époque, le mode de production capitaliste
comme le plus avantageux pour la production en général, le plus avantageux pour la
production de la richesse. Il veut la production pour la production et c’est juste. Si
l’on voulait prétendre, comme certains adversaires sentimentaux de Ricardo l’ont
fait, que la production en tant que telle n’est pas une fin, on oublierait que la
production pour la production ne signifie rien d’autre que le développement des
forces productives humaines, donc développement de la richesse de la nature
humaine comme fin en soi [...] que ce développement des facultés de l’espèce
humaine, bien qu’il se fasse tout d’abord aux dépens de la majorité des hommes
individuels et de classes entières d’hommes, finit par surmonter cet antagonisme et
par coïncider avec le développement de l’individu particulier, donc que le
développement supérieur de l’individualité ne s’achète qu’au prix d’un procès
historique au cours duquel les individus sont sacrifiés, voilà ce qu’on n’a pas
compris, sans parler de la stérilité de ce genre de considérations édifiantes, étant
donné que les avantages de l’espèce, aussi bien dans le règne humain que dans les
règnes animal et végétal, s’imposent toujours aux dépens des avantages d’individus,
parce que ces avantages de l’espèce coïncident avec les avantages individuels
63
particuliers, qui en même temps constituent la force de ces privilégiés. La brutale
rigueur de Ricardo, non seulement était scientifiquement honnête, mais aussi
scientifiquement nécessaire pour son point de vue. C’est pourquoi il lui est
absolument indifférent que le développement des forces productives tue la propriété
foncière ou tue des travailleurs. Si ce progrès dévalorise le capital de la bourgeoisie,
alors ce résultat est le bienvenu. Si le développement de la force productive du
travail dévalorise de moitié le capital fixe existant, qu’est-ce que cela peut faire, dit
Ricardo ; la productivité du travail humain a doublé. C’est donc de l’honnêteté
scientifique. Si la conception de Ricardo va dans l’ensemble dans l’intérêt de la
bourgeoisie industrielle, c’est uniquement parce que et dans la mesure où l’intérêt
de cette dernière coïncide avec celui de la production ou avec le développement
productif du travail humain. Là où elle s’oppose à cet intérêt, il est tout aussi brutal
à l’encontre de la bourgeoisie qu’il l’est par ailleurs vis-à-vis du prolétariat et de
l’aristocratie. Mais Malthus! Ce misérable tire des prémisses scientifiquement
données (et qu’il a toujours volées) uniquement les conclusions qui “sont agréables”
(qui sont utiles) à l’aristocratie contre la bourgeoisie et à toutes deux contre le
prolétariat [...] Or, un homme qui cherche à accommoder la science (quelque
erronée qu’elle puisse être) à un point de vue qui n’est issu d’elle-même, mais à un
point de vue emprunté de l’extérieur, à des intérêts qui lui sont étrangers et
extrinsèques, je le dis “vil”. De la part de Ricardo, il n’est pas vil d’assimiler les
prolétaires aux machines ou aux bêtes de somme ou à la marchandise, parce que (de
son point de vue) cela encourage la “production” bourgeoise. C’est stoïque,
objectif, scientifique. Dans la mesure où il le peut sans pêcher contre sa science,
Ricardo est toujours philanthrope, comme il l’a toujours été d’ailleurs en pratique.
Le calotin Malthus par contre, pour l’amour de la production, ravale les travailleurs
au rang de bêtes de somme, les condamne même à mourir de faim et au célibat.290
Ricardo, il faut insister, s’illustre aux yeux de Marx par sa rigueur et son honnêteté
intellectuelle291. En 1848, vingt-cinq ans après la mort de Ricardo, au lendemain de
l’abrogation des lois-céréales anglaises, Marx, alors exilé à Bruxelles, évoquera en outre
publiquement la contribution scientifique de Ricardo à la lutte que les ouvrières et les
ouvriers anglais avaient longtemps menée contre les propriétaires fonciers292.
290 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 125-126.
291 Ibid., p. 664.
292 Marx, K., 1963 [1848], « Discours sur le libre-échange », Œuvres, t.I. Paris, Pléiade, p. 146.
64
2. Vers la représentation ricardienne de la société
David Ricardo et ses contemporains ne s’entendent pas sur la nature
épistémologique de l’économie politique : « elle est certes une science, mais d’une part
spéculative (Ricardo) et, d’autre part, pratique, humaine, imparfaite, fondée sur les passions
des individus (Malthus), ce qui oblige à modifier les principes de Smith (Sismondi) »293.
David Ricardo fera lui-même appel au rationalisme ; Thomas Malthus et ses homologues
allemands, au positivisme294.
Ricardo, nous l’avons vu, est le tout premier économiste à élaborer, de manière
précise et délibérée, des modèles théoriques abstraits représentant des simplifications de la
réalité économique, dans le but d’apporter des éclairages et des interprétations de cette
réalité. Historiquement, les membres de son école furent les premiers économistes à se
considérer et à se décrire eux-mêmes comme des économistes et non pas comme des
moralistes, des philosophes ou des historiens295.
Comme le rappelle toutefois Marx, la découverte décisive par Ricardo de la
détermination de la valeur par le temps de travail au début du XIXe siècle a d’abord été
rendue possible par la systématisation graduelle des principes de l’économie politique, ainsi
que par le processus d’abstraction théorique des catégories fondamentales de l’économie
politique amorcé par les économistes du XVIIe siècle, William Petty (1623-1687) et Pierre
Le Pesant sieur de Boisguilbert (1646-1714)296.
Les traités économiques du XVIIIe et du début du XIXe siècle comportaient en effet
le plus souvent de longs développements factuels, juridiques, philosophiques, éthiques,
moraux, littéraires, historiques ou statistiques : Adam Smith, par exemple, poursuit de
longues réflexions sur l’usage que l’on faisait de la monnaie dans le monde antique, tandis
que Johann Heinrich von Thünen (1783–1850), qui défendait lui-même plusieurs théories
smithiennes, instruit généreusement ses lecteurs au sujet de la productivité des différents
types d’engrais employés par les agriculteurs européens. L’économiste qui « s’éloignait le
plus de ce schéma, en s’en tenant le plus possible à la seule théorie pure, fut Ricardo, dont
293 Wolff, J., 1991, Histoire de la pensée économique. Paris, Montchrestien, p. 120.
294 Cf. Snyder, L., 2014, Reforming Philosophy : A Victorian Debate on Science and Society. Chicago,
University of Chicago Press, p. 268 et seq.
295 Coats, A.W., 1993, The Sociology and Pressionalization of Economics. London, Routeledge, p. 84.
296 Cf. Marx, K., 1980 [1857-1858], Manuscrits de 1857-58, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 34-35.
65
on soulignait constamment cette caractéristique, pour s’en moquer ou s’en réjouir »297. Les
développements encyclopédiques qui tenaient jusque-là une place si importante dans les
traités d’économie politique passent en effet complètement à l’arrière-plan chez lui298.
C’est au XIXe siècle que l’on entreprend pour la première fois d’historiciser des
phénomènes tels que le travail299. Mais contrairement à Marx, Ricardo n’a pas poursuivi de
longues études universitaires — il travaille à Londres comme courtier dès l’âge de quatorze
ans —, il n’a pas étudié la jurisprudence ni la philosophie et il ne s’intéresse pas vraiment à
l’histoire. Aussi ne trouve-t-on pas dans ses ouvrages les références politiques, littéraires,
scientifiques et philosophiques que l’on retrouve dans les ouvrages de Marx, références qui
témoignent parfaitement de l’éducation universitaire qu’a reçue ce dernier en Allemagne
vers 1835-40300. De ce fait, les exemples qui servent d’illustration au développement des
théories de Ricardo sont largement fictifs ou semi-fictifs. Cette méthode de travail sera bien
sûr décriée par ses détracteurs, qui s’attachaient au contraire à recueillir et à accumuler
patiemment des matériaux empiriques, dont ils hésitaient d’ailleurs souvent à tirer des
conclusions synthétiques valables pour d’autres cas.
Au moment de leur parution initiale en 1817, les Principes de l’économie politique
et de l’impôt produisirent l’impression d’un « ouvrage terriblement abstrait »301.
Inhabituelle et contre-intuitive par rapport aux attentes de l’époque, l’organisation de
l’ouvrage déroute par ailleurs le premier public de Ricardo. Plusieurs économistes anglais
tenteront ainsi d’en réordonner les chapitres dans l’espoir d’en faciliter la lecture et la
compréhension. Le célèbre logicien et économiste libéral John Stuart Mill (1806-1873), qui
avait d’abord convaincu Ricardo de rédiger cet ouvrage, tentera lui-même en vain d’en
revoir l’organisation (rappelons incidemment que J.S Mill a été instruit par Ricardo et par
Jeremy Bentham (1748-1832), des proches de son père, l’économiste et philosophe James
Mill (1773-1836)). Comment expliquer l’organisation déroutante des Principes de
297 Etner, F., 2000, Histoire de la pensée économique. Paris, Economica, p. 120.
298 Blaug, M., 1994 [1982], La méthodologie économique. Paris, Economica, p. 53.
299 White, H., 1987, The Content and the Form : Narrative Discourse and Historical Representation.
Baltimore, Johns Hopkins University Press, p. 124.
300 Cf. Meikle, S., 2009, « Marx, the European Tradition and the Philosophic Radicals », in McIvor, M., A.
Chitty (dirs.), 2009, Karl Marx and Contemporary Philosophy. New York, McMillan, p. 55- 75.
301 Lekachman, R., 1960, Histoire des doctrines économiques. Paris, Payot. p. 165.
66
l’économie politique et de l’impôt ? Selon le célèbre économiste italien Piero Sraffa (1898-
1983), figure phare du renouveau ricardien au XXe siècle, cette « organisation est
directement tributaire de la méthode de travail de Ricardo. Comme ses lettres le montrent, il
écrivait au fil de ses pensées, sans un plan plus élaboré que celui qu’implique le titre :
“Rente, Profit, Salaire”»302. Ricardo travaille en effet de manière assez libre, de manière
intuitive. Comme nous l’avons souligné plus tôt, il n’est pas un authentique logicien, par
opposition à Marx. Il cesse ses réflexions et ses analyses une fois qu’il estime avoir
démontré ce qu’il cherchait effectivement à démontrer alors que Marx, lui, examine au
contraire minutieusement chaque question théorique dans toutes ses permutations possibles.
De ce fait, son jugement est plus sévère que celui de Sraffa.
Selon Marx, en effet, Ricardo est tout bonnement incapable de se maintenir à un
niveau d’abstraction théorique constant et suffisamment élevé, et les sections théoriques de
son ouvrage présentent par suite une « architecture erronée »303. Cette architecture erronée
traduit selon lui ce que la théorie de Ricardo a « d’insuffisant scientifiquement »304. À un
« point où il n’a à développer que la “value” [sic], où il n’a donc plus affaire qu’à la
“marchandise” » — écrit ainsi Marx — « Ricardo se ramène avec le taux général de profit
et toutes les présuppositions résultant des conditions de production capitalistes plus
développées »305. En fait :
Au lieu de présupposer ce taux de profit général, Ricardo aurait dû étudier au
contraire dans quelle mesure son existence même est conforme à la détermination
de la valeur par le temps de travail et il aurait constaté qu’au lieu d’y correspondre,
elle la contredit prima facie, son existence ne pouvant donc être expliquée que par
une quantité de chaînons intermédiaires, explications qui diffèrent fort d’une simple
subsomption à la loi de la valeur306.
Malgré leur insuffisance réelle ou alléguée, les premiers chapitres des Principes de
l’économie politique et de l’impôt procurent à Marx un « plaisir théorique de haut
302 Sraffa, P., 1951, « Introduction aux œuvres et à la correspondance de David Ricardo », in Sraffa, P., 1975,
Écrits d’économie politique (traduction et présentation de G. Faccarello). Paris, Economica, p. 78.
303 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, t.IV, l.II. Paris, Éditions Sociales, p. 187.
304 Ibid.
305 Ibid., p. 236.
306 Ibid., p. 194.
67
niveau »307. Denses et abstraits, ces chapitres exigeants exposent selon lui « tout le système
économique bourgeois comme soumis à une loi fondamentale, en en distillant la
quintessence, à partir de la dispersion et de la variété des phénomènes »308. Cette loi,
d’aucuns l’auront compris, est la loi de la valeur, c’est-à-dire la théorie de la valeur travail,
que l’on retrouvera ensuite dans le Capital. Les chapitres subséquents des Principes de
l’économie politique et de l’impôt sont moins saisissants — ils sont surtout composés de
commentaires, d’applications, d’observations et de compléments divers. Marx s’avoue
pourtant là encore « captivé par endroits par l’originalité de tel ou tel développement »309.
Nous ignorons à ce jour quelle découverte Marx attribue réellement à Hegel, en
dépit des efforts extraordinaires qui ont été consacré à la question du rapport de Marx à
Hegel au cours du siècle dernier. Une chose est cependant certaine : Marx, qui se montre
habituellement avare de félicitations, affirme explicitement que David Ricardo est parvenu
a dégager la loi fondamentale du mode de production capitaliste. Malheureusement,
Ricardo a commis ici et là des erreurs qui mine la systématicité de sa théorie, et, par suite,
sa scientificité :
La méthode de Ricardo consiste en ceci : il part de la détermination de la grandeur
de la valeur de la marchandise par le temps de travail et examine, ensuite, si les
autres rapports, catégories économiques contredisent cette détermination de la
valeur ou dans quelle mesure ils la modifient. Du premier coup d’œil, on voit la
justification historique de cette façon de procéder, sa nécessité scientifique dans
l’histoire de l’économie politique, mais aussi son insuffisance scientifique,
insuffisance qui ne se manifeste pas seulement dans le mode de présentation
(formel), mais qui conduit à des résultats erronés, parce qu’elle saute des chaînons
nécessaires et tente de démontrer de façon immédiate la congruence des catégories
économiques entre elles.310
Dit plus simplement, Ricardo a omis certaines catégories (= chainons) économiques
que présuppose logiquement (dialectiquement ?) la théorie de la valeur-travail. Ce sont ces
catégories que Marx a lui-même longtemps tenté de recenser, de réorganiser et d’enchaîner
307 Ibid., p. 188.
308 Ibid.
309 Ibid., p. 189.
310 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions sociales, p. 183.
68
proprement les unes aux autres. C’est expressément là ce qu’il tentait d’accomplir dans ses
Manuscrits de 1857-1858, en précisant que l’enchainement des catégories économiques ne
constituait pas un enchainement conceptuel au sens où la philosophie l’entendait alors
habituellement :
Le produit devient une marchandise ; la marchandise devient une valeur d’échange ;
la valeur d’échange de la marchandise, c’est sa qualité monétaire immanente ; cette
qualité monétaire se détache d’elle en tant qu’argent, acquiert une existence sociale
universelle, distincte de toutes les marchandises particulières et de leur mode
d’existence naturel ; le rapport du produit à soi-même en tant que valeur d’échange
devient son rapport à un argent existant à côté de lui ou encore celui de tous les
produits à l’argent existant en dehors d’eux. De même que l’échange effectif des
produits engendre leur valeur d’échange, de même leur valeur d’échange engendre
l’argent [...] nous voyons donc comment il est immanent à l’argent d’accomplir ses
finalités, en les niant simultanément ; de s’autonomiser par rapport aux
marchandises ; de moyen qu’il était, de devenir une fin ; de réaliser la valeur
d’échange des marchandises, en les séparant d’elle ; de faciliter l’échange en le
divisant ; de surmonter les difficultés de l’échange vis-à-vis des producteurs dans la
proportion même où les producteurs deviennent dépendants de l’échange.
(Ultérieurement, avant d’abandonner cette question, il sera nécessaire de corriger la
manière idéaliste de l’exposé qui fait croire à tort qu’il s’agit uniquement de
déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts)311.
On devine bien entendu ici l’héritage de l’éducation universitaire que Marx a
historiquement reçue en Allemagne, un héritage que l’on assimile ou que l’on réduit trop
souvent et avec trop de hâte à la question du rapport de Marx à Hegel. Comme la plupart
des savants de sa génération, Marx associe en effet la scientificité et la systématicité. C’est
pourquoi il reproche à Ricardo d’omettre certains chainons théoriques nécessaires à la
cohérence interne de la théorie de la valeur-travail. C’est aussi pourquoi il tente lui-même
de réorganiser ces chainons. Marx est véritablement soucieux de conférer à la théorie
économique ricardienne la systématicité qui doit selon lui en garantir la scientificité. Cela
dit, Marx ne nous fournit aucune explication méthodologique additionnelle ou particulière
sur le principe qui anime ou qui organise l’enchainement qu’il propose lui-même à cette
311 Marx, K., 1980 [1857-1858], Manuscrits de 1857-58, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 81-82, 86
69
époque, et que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le Capital, à peu de choses
près inchangé.
Les interprètes hégéliens du Capital s’intéressent généralement assez peu aux
propositions théoriques positives de Marx, c’est-à-dire à ses propositions vérifiables et
éventuellement réfutables ; en contrepartie, ils s’intéressent beaucoup à sa méthode. Ils ont
en fait développé au XXe siècle une sorte de « méthodologisme obsessionel »312.
Immenses, nombreux et savants, leurs écrits donnent rétrospectivement à penser que Marx
était lui-même tenaillé par ces questions méthodologiques ou qu’il a élaboré une
méthodologie unique, qui distinguerait radicalement le Capital des autres traités
d’économie politique de son temps ou des ouvrages des époques antérieurs. Or, le corpus
marxien montre que Marx n’était pas tenaillé par de telles questions313. Si Marx a élaboré
une méthodologie unique, inspirée de la philosophie hégélienne, par exemple, alors il l’a
fait en secret sans laisser de traces derrière lui et sans en parler à ses collaborateurs ni à ses
proches. Faites d’une poignée d’allusions, de non-dits, d’équivoques et de remarques
incidentes passées ici et là dans différents contextes, la “méthode dialectique” qu’on lui a
rétrospectivement prêtée est une « reconstruction que les intellectuels effectuent à partir de
ses œuvres »314. En soi, elle n’a qu’une valeur probable ou hypothétique. Mais comme nous
le verrons plus loin, elle pose de graves problèmes théoriques. Tout se passe en réalité
comme si Marx avait adopté la méthode qu’avait lui-même employée Ricardo, une
méthode qui distinguait bel et bien leurs écrits de ceux de la majorité des autres
économistes politiques du XIXe siècle.
Historiquement, J.S. Mill fut l’auteur du tout premier ouvrage consacré à la
méthodologie de l’économie politique315. Ricardo, qui ne s’intéresse pas à la logique ni à
l’épistémologie, n’a pas rédigé de traité méthodologique316. Mais il était « manifestement
convaincu de ce que l’on appelle aujourd’hui le “modèle d’explication hypothético-
312 Anderson, P. 1977, Sur le marxisme occidental. Paris, Maspero, p. 76.
313 Cf. Papaioannou, K., 1983, De Marx et du Marxisme. Paris, Gallimard, p. 151-153 ; Novack, G., 1978,
Polemics in Marxist Philosophy. New York, Pathfinder Press, p. 153 et seq.
314 Ellul, J., 2003, La pensée marxiste. Paris, Table ronde, p. 17.
315 Schabas, M., 2007, The Natural Origins of Economics. Chicago, University of Chicago Press, p. 125.
316 Cf. Depoortèe, C., 2008, « On Ricardo’s Method : The Scottish Connection Considered », History of
Political Economy, vol. 40(1) : 73-109.
70
déductif”, déniant vigoureusement aux faits la possibilité de parler eux-mêmes »317. La
méthode qu’emploie Ricardo semble même contredire les faits de l’expérience318.
Pourquoi ? Parce qu’il explique rationnellement ces faits, par opposition à l’économie
vulgaire qui prend plutôt ces faits pour point de départ. Il s’agit là encore d’un point capital.
Ricardo procède par raisonnements a priori, et il a recours à une formalisation logique afin
d’établir sa preuve : sa théorie ne fait ainsi que dérouler les conséquences nécessaires de
l’ensemble des thèses qu’il a d’abord formulées319. Marx procède de la même manière dans
le Capital. Si les exemples principaux qui servent d’illustration au développement des
théories de Ricardo sont largement fictifs ou semi-fictifs, ceux qui servent d’illustration au
développement des théories de Marx sont plutôt tirés de sources politiques, littéraires,
scientifiques et philosophiques, ou encore de sources gouvernementales et parlementaires
anglaises (ex. : « Blue Books »). Réels ou fictifs, ces exemples ne servent qu’à illustrer ses
théories et ses raisonnements a priori, et non pas à les établir. Et c’est là le procédé
supposément “métaphysique” que ses adversaires historicistes et positivistes lui
reprocheront d’avoir employé320. Mais on lui reprochera aussi plus tard d’avoir
malhonnêtement ou maladroitement élaboré ses conclusions avant même de mener ses
recherches321.
Quoi qu’il en soit, Ricardo écrit à Malthus en janvier 1817 afin d’exposer les
différences fondamentales qui existent selon lui entre leurs conceptions respectives de
l’économie politique :
Il me semble qu’une grande cause de nos différends, sur les sujets que nous avons si
fréquemment discutés, est que vous avez toujours présent à votre esprit les effets
immédiats et temporaires de tel ou tel changement, alors que je laisse au contraire
de côté ces effets immédiats et temporaires, pour diriger toute mon attention sur
l’état permanent des choses qui en résultera. Peut-être accordez-vous trop
d’importance à ces effets temporaires, tandis que, moi, je suis trop disposé à les
sous-estimer. Mais pour traiter convenablement le sujet, ils doivent être
317 Blaug, M., 1994 [1982], La méthodologie économique. Paris, Économica, p. 53.
318 Cf. Torrens, R., 1844, The budget. London, Smith, Elder & Co., p. xiii.
319 Mouchot, C., 2003, Méthodologie économique. Paris, Seuil, p. 297.
320 Cf. Grimmer-Solem, E., 2003, The Rise of Historical Economics and Social Reform in Germany 1864-
1894. Oxford, Clarendon Press, p. 135.
321 Cf. Weil, S., 1955, Oppression et liberté. Paris, Gallimard, p. 137-138.
71
soigneusement distingués et identifiés et, à chacun d’eux, on devrait attribuer avec
exactitude ce qui en découle.322
Il lui réécrit une nouvelle fois à ce sujet en mai 1820 :
Nos différends peuvent, à certains égards, je pense, être attribués à ce que vous
considérez mon livre comme plus pratique que j’en avais eu l’intention. Mon but
était d’élucider les principes économiques et, à cette fin, j’ai imaginé des exemples
saisissants susceptibles d’illustrer clairement ces principes.323
Selon J.S. Mill, Ricardo a fait de l’économie politique une véritable science324. Il en
aurait exposé les lois comme Euclide avait jadis exposé celles de la géométrie325. Ricardo
se meut plus ou moins aisément, dans la théorie pure à l’aide des catégories et des principes
que les économistes du XVIIe et du XVIIIe siècle ont progressivement fixés et abstraits de
leurs études empiriques326. Les contingences — insiste Ricardo —, les causes perturbatrices
et l’expérience ne peuvent pas servir de point de départ à l’analyse scientifique de
l’économie327. Les jugements des acteurs de l’économie n’ont pas ou peu de valeur à ses
yeux ; leurs impressions, leurs idées et leurs opinions non plus. Ricardo se méfie
ouvertement de ceux qui font appel à la pratique ou à l’expérience. Selon lui, les
commerçants et les négociants ne possèdent aucune connaissance particulière ou privilégiée
des lois économiques328. Les agents de change, les courtiers et les banquiers n’en ont pas
322 Ricardo, D., 2005 [1817], « Ricardo to Malhus (24 January, 1817) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VII. Indianapolis, Liberty Fund, p.
120 (notre traduction).
323 Ricardo, D., 2005 [1817], « Ricardo to Malthus (4 May, 1820) », The Works and Correspondence of David
Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VIII. Indianapolis, Liberty Fund, p. 184
(notre traduction).
324 Mill, J.S., 2000 [1844], Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy. Kitchener, Batoche
Books, p. 101-103.
325 Heilbroner, R., 1990 [1953], The Worldly Philosophers. New York, Touchtstone, p. 94-95, 103.
326 Roll, E., 1973 [1938], A History of Economic Thought. Faber & Faber, London, p. 175.
327 Ricardo, D., 2005 [1815], « Ricardo to Malthus (7 October, 1815) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IV. Indianapolis, Liberty Fund, p.
295.
328 Ricardo, D., 2005 [1817], « Ricardo to Trower (30 March, 1817) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VII. Indianapolis, Liberty Fund, p.
147.
72
davantage329. (Marx partageait cet avis)330. Il se méfie aussi de la soi-disant loi de l’offre et
de la demande, qui obsède ses contemporains, à commencer par Malthus. Comme l’écrit
Ricardo, l’opinion que « le prix des choses dépend uniquement de la proportion de l’offre
avec la demande, ou de la demande avec l’offre, est devenue presque un axiome en
économie politique, et a été la source de bien des erreurs dans cette science »331. Pour lui
comme pour Marx, le jeu de l’offre et de la demande ne présente aucun intérêt332. Ce jeu
— écrira plus tard Marx — n’explique jamais que les « oscillations du prix de marché au-
dessus ou au-dessous d’une certaine grandeur. Dès que l’offre et la demande se font
équilibre, les variations de prix qu’elles avaient provoquées cessent, mais là cesse aussi tout
l’effet de l’offre et la demande »333.
En somme, Ricardo a profondément marqué l’histoire de la pensée économique par
la puissance de son raisonnement théorique, par sa façon d’étudier systématiquement, à
l’intérieur du cadre qu’il s’était fixé, les conséquences des différentes mesures politiques et
économiques qu’il envisage, ce qui a suscité l’admiration de Marx. Comme nous l’avons
déjà mentionné, nous devons à Ricardo la toute première modélisation théorique de
l’histoire de la pensée économique, une modélisation dans laquelle l’économie forme une
totalité informée par des principes rationnels334. Brillant et original, il possédait un « don
pour les abstractions héroïques »335. Il est ainsi parvenu, selon Marx lui-même, à une
« conception théorique cohérente, à une conception d’ensemble des fondements généraux
abstraits du système bourgeois »336. Et c’est cette conception-là que l’on retrouve
aujourd’hui dans le Capital.
329 Ricardo, D., 2005 [1814], « Ricardo to Sinclair (31 October, 1814) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VIII. Indianapolis, Liberty Fund,
p. 150-151 ; Ricardo, D., 2005 [1810], « Three letters to the Morning Chronicle on the Bullion Report », The
Works and Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. III.
Indianapolis, Liberty Fund, p. 133.
330 Cf. Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 322.
331 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 395.
332 Harvey, D., 2007 [1982], Limits to Capital. New York, Verso, p. 10n.
333 Marx, K., 1977 [1867], Le capital, l.I, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 208.
334 Sandmo, A., 2011, Economics Evolving. Princeton, Princeton University Press, p. 73.
335 Blaug, M., 1999, La pensée économique. Paris, Économica, p. 168.
336 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 86.
73
Les interprètes hégéliens du Capital affirment néanmoins dans leurs écrits que (1) la
théorie marxienne de la plus-value est une théorie de la marchandise et non pas une théorie
de la valeur assimilable à la théorie ricardienne de la valeur-travail, que (2) Ricardo n’a
jamais opéré la distinction entre la force de travail et le travail, et que (3) la théorie
marxienne de la monnaie permet de distinguer radicalement la pensée de Marx de celle de
Ricardo. Nous n’en croyons rien. La vexata quaestio des rapports de Marx à Hegel
s’évanouit au contraire dès que l’on saisit l’importance de Ricardo, que Marx ne fait
d’ailleurs rien pour cacher.
Ricardo, il est vrai, a longtemps entretenu une conception imprécise et floue de la
valeur, qui retenait en outre chez lui, çà et là, des éléments de la théorie de la valeur-utilité.
Il évoque néanmoins l’idée d’une mesure invariable de la valeur dès 1810337. Il entreprend
en fait cette année-là ses premières réflexions sur l’origine de la valeur et sur la mesure de
sa grandeur dans un manuscrit intitulé Notes sur Bentham (1810-11)338. En dépit de
certaines difficultés, Ricardo formule dès 1815 la théorie de la valeur que l’on retrouvera
plus tard dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt339.
À cette occasion, Ricardo confie à J.S. Mill qu’il peine à saisir le rapport qui existe
entre la valeur des marchandises et leur prix, et que l’or constitue vraisemblablement
l’étalon invariable de la valeur340. L’idée d’une mesure invariable de la valeur, immanente
aux marchandises elles-mêmes, lui apparaît d’abord confusément, mais elle s’impose
rapidement à lui comme une véritable nécessité logique. Ricardo poursuit infatigablement
ses réflexions, et il opère formellement en 1816 la distinction entre la valeur des
marchandises et leur prix, en plus de rejeter définitivement la théorie de la valeur-utilité341.
337 Ibid., p. 62.
338 Ricardo, D., 2005 [1810-1811], « Notes on Bentham’s “Sur les prix” », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. III. Indianapolis, Liberty Fund,
p. 284.
339 Ricardo, D., 2005 [1815], « Essay on the Influence of a Low Price of Corn on the Profits of Stock », The
Works and Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IV.
Indianapolis, Liberty Fund, p. 19-20.
340 Ricardo, D., 2005 [1823], « Notes on Blakes “Observations on the Effects Produced by the Expenditure of
Government », The Works and Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of
M.H. Dobb), vol. IV. Indianapolis, Liberty Fund, p. 348-349.
341 Ricardo, D., 2005 [1816], « Proposals for an Economical and Secure Currency : With Observations on the
Profits of the Bank of England, as they Regard the Public and the Proprietors of Bank Stock », The Works and
74
Il prend de ce fait à contre-pied l’économie politique de son temps342. Le prix d’une
marchandise lui apparaît désormais comme l’expression monétaire de sa valeur d’échange,
et il fera bientôt de la valeur d’échange l’expression de la valeur absolue.
Ricardo confie alors à Malthus que ses recherches sur le rapport qui existe entre la
valeur des marchandises et leur prix le conduisent à des résultats contre-intuitifs, qui
contredisent les théories qu’il avait défendues jusque-là343. De fait, il adopte l’année
suivante une posture résolument critique, remettant tour à tour en cause les théories
économiques de A.-R.-J. Turgot (1727-1781), de James Steuart (1712-1780), de Jean-
Baptiste Say (1767-1832), de J.-C.-L de Sismondi (1773-1842), celles de Smith et celles de
Malthus lui-même. En 1817, Ricardo prend publiquement position contre l’endoxa
smithienne qui se figeait alors en place. Et la critique que fait Ricardo de Smith produira
selon Marx des « résultats tout à fait nouveaux et surprenants »344.
En fait, de l’avis de Ricardo, il « n’est pas de plus grande source d’erreurs et
d’opinions divergentes que les notions vagues associées au mot valeur »345. Aussi
s’assigne-t-il pour tâche de clarifier et de préciser le sens de ce mot plurivoque au premier
chapitre de ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, et il le fait dans le style
lapidaire et péremptoire qu’adoptera plus tard Marx dans les premières pages du Capital :
Adam Smith a remarqué que le mot valeur a deux significations différentes, et
exprime, tantôt l’utilité d’un objet quelconque, tantôt la faculté que cet objet
transmet à celui qui le possède, d’acheter d’autres marchandises. Dans un cas la
valeur prend le nom de valeur en usage ou d’utilité : dans l’autre celui de valeur en
échange. « Les choses, dit encore Adam Smith, qui ont le plus de valeur d’utilité
n’ont souvent que fort peu ou point de valeur échangeable; tandis que celles qui ont
le plus de valeur échangeable ont fort peu ou point de valeur d’utilité ». L’eau et
l’air, dont l’utilité est si grande, et qui sont même indispensables à l’existence de
l’homme, ne peuvent cependant, dans les cas ordinaires, être donnés en échange
Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IV.
Indianapolis, Liberty Fund, p. 59-62.
342 Cf. Say, J.-B., 1847 [1820], in Ricardo, D, 1817, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (trad.
Solano Constancio et Alcide Fonteyraud). Paris, Guillaumin, p. 11.
343 Ricardo, D., 2005 [1816], « Ricardo to Malthus (5 October, 1816) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VII. Indianapolis, Liberty Fund, p.
71-72.
344 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, t.IV, l.II. Paris, Éditions Sociales, p. 187.
345 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 53.
75
pour d’autres objets. L’or, au contraire, si peu utile en comparaison de l’air ou de
l’eau, peut être échangé contre une grande quantité de marchandises. Ce n’est donc
pas l’utilité qui est la mesure de la valeur échangeable, quoiqu’elle lui soit
absolument essentielle. Si un objet n’était d’aucune utilité, ou, en d’autres termes, si
nous ne pouvions le faire servir à nos jouissances, ou en tirer quelque avantage, il ne
posséderait aucune valeur échangeable, quelle que fût d’ailleurs sa rareté, ou
quantité de travail nécessaire pour l’acquérir.346
Le philosophe John Locke (1632-1704) est parfois considéré comme le « vrai
fondateur de la théorie de la valeur-travail »347. C’est une erreur. Locke, rappelons-le,
affirme au §27 de son célèbre Traité du gouvernement civil que le travail est à l’origine non
pas de la valeur, mais bien plutôt de la propriété348. Il soutient là un argument « purement
juridique, et en outre manifestement inapproprié »349 . Cet argument n’a strictement rien à
voir avec la théorie de la valeur-travail.
Certes, Locke affirme également dans son traité que la quasi-totalité de la valeur est
attribuable au travail de l’homme350. Mais le mot travail désigne à son époque l’ensemble
des activités économiques et commerciales de la société civile — l’agriculture, le
commerce, le transport, l’investissement, etc. — et non pas le travail des ouvrières et des
ouvriers351. Locke n’est pas le fondateur de la théorie de la valeur-travail. Il compte tout
simplement parmi les innombrables théoriciens du XVIIe et du XVIIIe siècle qui « voyaient
dans la terre, éventuellement combinée au travail, la source de toute valeur »352.
Historiquement, Locke épousait en fait la théorie mercantiliste anglo-hollandaise, qui
prônait le développement économique par l’enrichissement des nations au moyen du
commerce extérieur et du colonialisme353. Et cette théorie est fondamentalement
antinomique aux théories de Smith et de Ricardo354.
346 Ibid., p. 54.
347 Denis, H., 1984, Logique hégélienne et systèmes économiques. Paris, Presses Universitaires France, p. 58.
348 Cf. Locke, J. 1997 [1690], Deux traités du gouvernement civil. Paris, Vrin, §27.
349 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. 1. Paris, Gallimard, p. 173.
350 Cf. Locke, J., 1997 [1690], Deux traités du gouvernement civil. Paris, Vrin §40.
351 Roncaglia, A. 2006, A Wealth of Ideas : A History of Economic Thought. Cambrige, Cambridge University
Press, p. 82.
352 Guerrien, B., 1996, Dictionnaire d’analyse économique. Paris, La découverte, p. 541.
353 Meek, R., 1956, Studies in the Labour Theory of Value. London, Lawrence & Wishart, p. 21-22, 126.
354 Cf. Dooley, P., 2005, The Labour Theory of Value. London, Routeledge, p. 46, 182.
76
En revanche, Locke a joué un rôle décisif dans l’essor de la pensée bourgeoise.
Comme l’écrit en effet Marx, il défendait énergiquement la « bourgeoisie sous toutes ses
formes, les industriels contre les classes ouvrières et les indigents, les commerçants contre
les usuriers du type ancien, les aristocrates de la finance contre les créanciers de l’État »355.
Il cherchait de plus sciemment à prouver que la « raison bourgeoise était même la raison
humaine normale »356. De fait, la philosophie de Locke — toujours selon Marx — a servi
de « base à toutes les idées de l’ensemble de l’économie politique anglaise ultérieure »357.
Notons au passage que Hegel n’a jamais souscrit à la théorie de la valeur-travail et que la
propriété dépend selon lui non pas du travail, comme le croyait Locke, mais bien plutôt de
la volonté libre358.
On opère rituellement la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des
marchandises depuis l’époque d’Aristote359. Smith a toutefois précisé et explicité cette
distinction, il l’a formalisée360. On trouve de ce fait chez lui, et non pas chez Locke, le point
de départ historique d’une filiation théorique originale qui se propose d’élaborer une théorie
de la valeur qui ne s’appuie pas sur la notion d’utilité, mais bien plutôt sur le travail et cette
idée caractérise la pensée économique de Ricardo et celle de Marx. Hormis eux, très peu
d’économistes ont d’ailleurs véritablement souscrit à la théorie de la valeur-travail — ce
qui ne signifie pas qu’ils ignorent bêtement la valeur d’usage, à laquelle Marx attribuait
beaucoup plus d’importance qu’on le croit habituellement 361.
Comme Smith, Ricardo écarte plutôt l’utilité comme origine de la valeur et comme
355 Marx, K., 1977 [1859], Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions Sociales, p. 50.
356 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.I. Paris, Éditions Sociale, p. 429.
357 Ibid.
358 Hegel, G.W.F., 1994 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §72.
359 Aristote, 1995, La politique. Paris, Vrin, I, 9, 1257a-5.
360 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 96-97.
361 « La valeur d’usage reste la condition sine qua non. Mais si, pour chaque marchandise, la valeur d’usage
dépend du besoin particulier qu’elle satisfait, pour la masse des produits sociaux elle dépend de ce qu’elle est
adéquate au besoin social quantitativement déterminé pour chaque espèce particulière de produits, et de ce
que, par conséquent, le travail se trouve réparti proportionnellement à ces besoins, dans les différentes sphères
de production, quantitativement circonscrites, de la société. (Ce point devra être noté à propos de la répartition
du capital dans les divers secteurs de la production.). Le besoin social, c’est-à-dire la valeur d’usage à
l’échelle sociale, est ici un facteur déterminant pour les quantités du temps de travail social total en usage
dans les différentes sphères particulières de la production. Mais c’est la même loi qui se manifeste déjà dans
le cas de la marchandise particulière : sa valeur d’usage est la base de sa valeur d’échange et, par conséquent,
de sa valeur » (Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t. III. Paris, Éditions Sociales, p. 27).
77
mesure de sa grandeur, tout comme le fera subséquemment Marx dans le Capital ; après
avoir défini avec tant de précision la source primitive de toute valeur échangeable
— s’explique Ricardo —, Smith aurait logiquement dû soutenir que tous les objets
acquéraient plus ou moins de valeur selon que leur production coutait plus ou moins de
travail. Mais il a plutôt créé lui-même une autre mesure de la valeur, et il parle de choses
qui ont plus ou moins de valeur selon qu’on peut les échanger contre plus ou moins de cette
mesure : « tantôt il dit que c’est la valeur du blé, et tantôt il assure que c’est celle du travail;
non pas du travail dépensé dans la production d’une chose, mais de celui que cette chose
peut commander sur le marché comme si c’étaient là deux expressions équivalentes »362. Si
cela était vrai — conclut Ricardo —, si la rétribution du travailleur était toujours
proportionnée à sa production, il serait alors exact de dire que la quantité de travail fixé
dans la production d’une chose et la quantité de travail que cet objet peut acheter sont
égales. Mais elles ne sont pas égales363. Ricardo rejette par suite la théorie du travail
commandé de Smith pour proposer une théorie du travail incorporé, et il l’étaye en
définissant notamment la marchandise plus précisément que ne l’avait fait Smith.
Le travail commandé par une marchandise représente chez Smith la quantité de
travail que l’on peut acheter avec cette marchandise364. Si le prix naturel 𝑝 d’une
marchandise 𝑖 est de 𝑥, et le salaire horaire 𝑤 est de 𝑦, alors la marchandise 𝑖 permet de
commander :
𝑝
𝑤=
𝑥
𝑦= ℎ𝑒𝑢𝑟𝑒𝑠 𝑑𝑒 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑎𝑖𝑙
Comme l’ont tous deux compris Ricardo et Marx, Smith confond le salaire et le
travail. Le travail commandé par une marchandise n’est pas égal au travail incorporé en
elle. Soit 𝑙 le temps de travail incorporé dans la marchandise 𝑖, et le taux de salaire 𝑤. Le
coût de production de la marchandise est noté 𝑤𝑙. Appelons 𝑛 le temps de travail que peut
commander la marchandise 𝑖. Comme le prix de vente de la marchandise peut s’exprimer
𝑝 𝑤⁄ , il ressort alors que 𝑝 = 𝑤𝑛. Si le temps de travail incorporé était bel et bien égal au
362 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 54.
363 Cf. Marx, K., 1977 [1847], La misère de la philosophie. Paris, Éditions Sociales, p. 66.
364 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 99-100.
78
travail commandé, il serait possible d’écrire : 𝐿 = 𝑛 ⇒ 𝑤𝑙 = 𝑤𝑛 ⇒ 𝑤𝑙 = 𝑝. Or, il est
formellement impossible de dégager un profit d’une telle activité, puisque le coût de
production absorbe la totalité du prix auquel la marchandise est vendue. Dans de telles
conditions, jamais aucun capitaliste n’avancerait de fonds pour lancer le processus de
production365.
Ricardo, par opposition à Smith, est parvenu selon Marx à dégager le « principe de
la détermination de la valeur de la marchandise par le temps de travail et il montre que cette
loi régit également les rapports de production bourgeois qui semblent le plus en
contradiction avec elle »366. Cela dit, Ricardo ne se veut pas philosophe, logicien ou
moraliste : « son propos est de donner une pure analyse technique des phénomènes
économiques »367. Il n’avait pas fait de longues études, nous l’avons dit, il n’avait pas
d’intérêts pour l’histoire ou la philosophie et il ne lisait pas ou presque. Ricardo devait en
fait « très peu à quelque auteur que ce fût »368. Inédite et originale, sa théorie économique a
ainsi frappé comme la foudre, qui éclaire, précise et révèle subitement le paysage. La
valeur d’une marchandise — écrit-il inopinément — est déterminée par la « quantité
relative de travail nécessaire pour la produire et non de la rémunération plus ou moins
forte accordée à l’ouvrier »369.
Malheureusement, Ricardo est elliptique et peu disposé à définir avec précision les
catégories ou les termes qu’il emploie : il multiplie au contraire les périphrases et les
allusions dans ses Principes. Jamais il n’y définit ce qu’est véritablement pour lui une
quantité de travail. Tout se passe pourtant comme si Ricardo désignait bel et bien par là une
quantité de temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise donnée,
conformément aux normes existantes de l’efficacité productive. Sa théorie de la valeur-
travail incorporée n’aurait autrement aucun sens370. D’aucuns l’auront compris, ce que
365 Cf. Boncoeur, J., H. Thouément, 2009, Histoire des idées économiques de Platon à Marx. Paris, Armand
Colin, p. 100.
366 Marx, K., 1977 [1859], Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions Sociales, p. 36.
367 Bénoit, F.-P., 2006, Aux origines du libéralisme et du capitalisme en France et en Angleterre. Paris,
Dalloz, p. 408.
368 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t.II. Paris, Gallimard, p. 133.
369 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 51.
370 Cf. Spiegel, W.H., 1991 [1973], The Growth of Economics Thougth. Durham, Duke University Press, p.
321.
79
Ricardo nomme la « quantité relative de travail » (« relative quantity of labour ») deviendra
plus tard sous la plume de Marx le « temps de travail socialement nécessaire »
(« Gesellschaftlich notwendige Arbeitszeit »).
Pour Ricardo, donc, la quantité de travail commandé est une quantité variable, par
opposition à la quantité de travail incorporé qui est quant à elle une quantité invariable et
qui peut servir d’étalon de mesure. La valeur d’une marchandise ne dépend pas d’un
échange donné — l’échange d’un boisseau de blé contre un mètre d’étoffe, par exemple —,
ou d’une succession d’échanges particuliers, mais bien plutôt du temps de travail nécessaire
à sa production. Il est bien sûr évident pour Ricardo que deux marchandises peuvent
incorporer la même quantité de travail, et que ce travail peut être qualitativement différent,
c’est-à-dire qu’il peut être simple ou complexe, mais il résout aisément cette question en
montrant que l’on peut traduire le travail complexe comme un multiple du travail simple :
Il ne faut […] pas croire que je néglige les différences de qualité du travail, et la
difficulté de comparer une heure ou une journée de travail dans une activité avec
une heure ou une journée de travail dans une autre. L’évaluation des différentes
qualités de travail s’effectue rapidement sur le marché et avec assez de précision
pour être utilisée à toutes fins pratiques : elle dépend beaucoup du savoir-faire relatif
du travailleur, et de l’intensité du travail fourni. Une fois établie, l’échelle des
valeurs subit peu de variations : que la journée de travail d’un joaillier ait plus de
valeur que celle d’un travailleur ordinaire, il y a longtemps que cela est réglé, et que
chaque journée de travail occupe une place déterminée sur cette échelle. Ainsi,
lorsque l’on compare la valeur de la même marchandise à différents moments, il est
à peine nécessaire de prendre en considération le savoir-faire et l’intensité relatifs du
travail nécessaire pour produire cette marchandise particulière, car ils agissent de la
même façon aux deux périodes. On peut comparer un même genre de travail à deux
moments distincts; s’il est accru ou réduit d’un dixième, d’un cinquième, ou d’un
quart, la valeur relative de la marchandise subira un effet proportionnel à la cause371.
En d’autres termes, il existe pour Ricardo une échelle comparative qui permet de
convertir aisément tout type de travail en travail simple, de l’homogénéiser ; aussi, il suffit
selon lui de considérer qu’une heure de travail d’une ouvrière ou d’un ouvrier qualifié vaut,
par exemple, trois heures de travail d’une ouvrière ou d’un ouvrier non-qualifié, pour lever
371 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 60.
80
toute incertitude. Marx procèdera de la même manière dans le Capital, en précisant que
nous opérons en fait tous les jours cette homogénéisation sur le marché372.
Le monde pastoral et bucolique que décrit Adam Smith dans la Richesse des
nations, avec ses paysans indépendants, ses petites manufactures rurales et ses petits
producteurs propriétaires, a lentement commencé à prendre forme au XIIIe siècle avec les
tout premiers mouvements perceptibles du capital373. Historiquement, Smith lui-même est
l’économiste archétypal de la période de la manufacture, du capitalisme non- ou pré-
industriel374. Sa pensée économique accorde ainsi une place décisive à l’intérêt personnel et
aux sentiments moraux. À son époque, les paysans et les artisans anglais, écossais ou
irlandais n’avaient d’ailleurs pas encore été complètement dépouillés (ou libérés) des
moyens de production — terre, outils, bétail, etc. — , et il ne lui était pas possible de
discerner l’antagonisme nécessaire des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat375.
Certes, Smith jugeait préférable de bâtir un ordre social sur l’égoïsme (réel ou
imaginaire) des individus plutôt que sur leur sens moral376. Mais il s’inquiétait en
contrepartie de l’inégalité de la lutte qui opposait les petits propriétaires, les petits
producteurs, les ouvrières et les ouvriers — journaliers, travailleurs agricoles, etc. — aux
grands négociants mercantilistes, qui étaient selon lui « toujours ardents à solliciter des
monopoles contre leurs compatriotes »377.
Selon Smith, ces grands négociants intéressés avaient non seulement dressé
l’Angleterre contre les autres États européens, mais, afin de s’enrichir, ils l’avaient de plus
entraîné dans une désastreuse entreprise coloniale en invoquant captieusement l’intérêt
national378. En outre, Smith était préoccupé de la nouvelle disposition à « admirer, et
presque à vénérer, les riches et les puissants, ainsi qu’à mépriser, ou du moins à négliger,
les personnes pauvres et d’humble condition, quoique nécessaire à la fois pour établir et
372 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 59.
373 Landes, D., 1998, The Wealth and Poverty of Nations. New York, Norton, p. 44.
374 Cusin, F., D. Benamouzig, 2004, Économie et sociologie. Paris, Presses Universitaires de France, p. 248.
375 Stark, W., 1944, The History of Economics in its Relation to Social Development. London, Kegean Paul, p.
25.
376 Cf. Michéea, J.-C., 2002, Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le
capitalisme sur sa gauche. Paris, Flammarion, p.129-130.
377 Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t. II. Partis, Gallimard, p. 55.
378 Ibid., p. 280.
81
pour maintenir la distinction des rangs et de l’ordre de la société, est en même temps la
cause la plus grande et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux »379.
On ne trouve tout simplement pas chez ce professeur de philosophie morale la justification
que les défenseurs de la thèse du comportement économique intéressé (ou égoïste)
prétendent si souvent y trouver380. En tous les cas, l’antagonisme des intérêts de classe est
contingent chez Smith381. Il est regrettable ou accidentel. Il est extérieur à l’économie. Il est
engendré par l’intervention inutile, malhabile et intéressée de l’État mercantiliste qui
octroie injustement des monopoles commerciaux aux grands négociants. En tous les cas, cet
antagonisme n’est pas nécessaire, comme il l’est aux yeux de Ricardo et à ceux de Marx.
La nécessité de l’antagonisme entre le capital et le travail était essentiellement
impensable à l’époque de Smith. La révolution industrielle était par contre déjà bien
engagée en Angleterre lorsque Ricardo a élaboré sa propre théorie de la valeur-travail, et le
monde apparaissait déjà à ses yeux comme une immense accumulation de marchandises382.
Et ce sont justement ces marchandises-là qui l’intéressent :
En tant qu’elles possèdent une utilité, les marchandises tirent leur valeur d’échange
de deux sources : leur rareté et la quantité de travail pour les obtenir. Quelques
marchandises ont une valeur déterminée par leur seule rareté. Aucun travail ne
pouvant accroitre leur quantité, leur valeur ne peut être réduite par un accroissement
de leur offre. Tel est le cas des statues, des peintures, des livres et des monnaies
rares, ou des vins de qualité exceptionnelle ne pouvant être obtenus qu’à partir de
raisin cultivé sur un sol particulier. Et très peu étendu. Leur valeur est tout à fait
indépendante de la quantité de travail nécessaire à l’origine pour les produire; elle
varie en fonction de la richesse et du désir de ceux qui cherchent à les posséder.
Toutefois ce ne sont que quelques exceptions dans la masse des marchandises qui
sont quotidiennement échangées sur le marché. La plupart des marchandises que
l’on désire sont produites par le travail et peuvent être multipliées presque à l’infini,
non pas dans un seul, mais dans de nombreux pays, pour peu que l’on accepte de
consacrer le travail nécessaire à les obtenir. Ainsi, lorsque nous parlons des
marchandises, de leur valeur d’échange, et des lois qui gouvernent leur prix relatif,
nous entendons toujours des marchandises dont la quantité peut être accrue par
379 Smith, A., 1999 [1759], La théorie des sentiments moraux. Paris, Presses Universitaires de France, p. 103.
380 Sen, A., 2012, Éthique et économie. Paris, Presses universitaires de France, p. 29.
381 Rule, J., 1981, The Experience of Labour in Eighteetnh-Century Industry. London, Croom Helm, p. 147.
382 Cf. A’Hearn, B., 2014, « The British Industrial Revolution in a European Mirror », in Floud, R., J.
Humphries, P. Johnson (dirs.), 2014, The Cambridge Economic History of Modern Britain, vol. 1. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 1-53.
82
l’industrie de l’homme, et dont la production est soumise à une concurrence sans
entraves383.
Ricardo ne propose pas une théorie générale de la valeur ni une théorie de la valeur
des choses ou des objets en général, mais bien plutôt une théorie des marchandises (stricto
sensu) qui sont produites et reproduites par l’industrie de l’homme. À ce titre, il est le
« contraire d’un philosophe »384. Il se contente en effet d’un raisonnement simple, et
d’autant plus imparable : les marchandises sont le produit du travail humain et elles
n’auraient aucune valeur sans le travail employé à les produire. Pour lui comme pour
Marx, la marchandise est une chose utile, mais toutes les choses utiles ne sont pas des
marchandises. La marchandise ne peut pas exister sans le travail qui lui confère de la
valeur. Marx reprend mot à mot dans le Capital la définition ricardienne de la marchandise,
et c’est justement contre l’idée que les marchandises ne possèdent qu’une qualité inhérente,
celle d’être des produits du travail, que s’élèvera plus tard l’économiste autrichien Böhm-
Bawerk (1851-1914) dans son influente critique de la théorie marxienne385. En fait, c’est là
383 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 52.
384 Samuelson, A., 1997, Les grands courants de la pensée économique. Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, p. 84.
385 « Marx opère de la façon suivante : il passe en revue les diverses propriétés que possèdent, d’une façon
générale, les objets constituant les deux termes égaux d’un échange. Il élimine toutes celles qui ne satisfont
point à la condition imposée et arrive ainsi à une propriété unique : celle d’être le produit du travail. Celle-ci
doit donc être la propriété commune cherchée. Ce procédé est un peu étrange, mais n’a rien de répréhensible
en soi. Il est certainement peu commun d’arriver à se convaincre qu’une propriété est bien celle qu’on cherche
par une voie purement négative, c’est-à-dire, non pas en établissant que la propriété en question satisfait aux
conditions imposées, mais en démontrant qu’aucune autre n’y satisfait, et qu’il doit pourtant en exister une y
satisfaisant. Cependant cette méthode peut conduire au but à condition d’être employée avec la prudence et
l’ampleur convenables, c’est-à-dire qu’il faut avoir soin de passer au crible logique toutes les choses
nécessaires et acquérir la certitude de n’avoir commis aucune erreur pendant le triage. Mais comment Marx
opère-t-il ? Il passe seulement au crible les valeurs d’échange ayant précisément la propriété qu’il veut
finalement trouver comme élément commun et néglige toutes les autres. Il opère à la façon de celui qui
désirant beaucoup tirer une boule blanche d’une urne, aiderait intelligemment le hasard en introduisant
seulement des boules blanches dans celle-ci. Marx limite en effet, dès le début, le champ de ses recherches
relatives à la substance de la valeur aux “marchandises” seules. Il ne définit évidemment pas très
soigneusement ce mot, mais lui donne une étendue moins grande qu’au terme “bien” et lui fait désigner les
produits du travail, par opposition aux biens naturels. Or, une chose est évidente. Si vraiment échange signifie
égalité et suppose l’existence “d’une chose commune de la même grandeur”, cette chose commune doit être
cherchée et trouvée dans tous les biens susceptibles d’être échangés : non seulement dans les produits du
travail, mais aussi dans les biens naturels comme la terre, le sol, le bois en forêt, la force hydraulique, les
mines de charbon, les carrières de pierres, les gisements de pétrole, les eaux minérales, les mines d’or, etc.
Exclure les biens ayant une valeur, mais ne provenant point du travail de considérations dont le but est de
rechercher la chose commune à toutes les valeurs d’échange, c’est pécher mortellement contre la méthode. Ce
faisant, Marx agit comme le physicien qui voudrait trouver la cause d’une propriété commune à tous les
corps, de la pesanteur par exemple, en passant au crible les propriétés d’un seul groupe de corps, des corps
83
une conception de la marchandise que les pionniers du marginalisme rejetaient déjà à
l’époque de la publication du livre I du Capital.
Le travail incorporé réunit à la fois le travail direct nécessaire à la production d’une
marchandise donnée, le travail de l’ouvrière ou de l’ouvrier, ainsi que le travail indirect qui
est déjà contenu dans les outils, les instruments et les machines nécessaires à la production
de cette marchandise (Marx parle quant à lui poétiquement de « travail vivant » et de
« travail mort »). La valeur d’échange des marchandises est proportionnelle à la somme du
travail direct et du travail indirect contenu en elles, ce que Smith, qui limite la portée de la
théorie de la valeur-travail aux sociétés pré-, ou non-capitalistes, n’aurait pas compris :
« même dans l’état incivil auquel Adam Smith fait référence, le chasseur aurait besoin, pour
tuer son gibier, de capital, fût-il fabriqué et accumulé par le chasseur lui-même. Sans arme,
on ne pourrait tuer ni le castor ni le cerf ; la valeur de ces animaux est donc réglée non
seulement par le temps de travail nécessaire pour les tuer, mais également par le temps et le
travail nécessaires au chasseur pour se pourvoir en capital, c’est-à-dire pour obtenir l’arme
qui l’aidera dans sa chasse » 386.
Incapable de se maintenir à un niveau théorique constant et suffisamment élevé,
Ricardo minera en partie sa propre théorie de la valeur au fil de son ouvrage : l’emploi des
machines et des capitaux fixes modifient selon lui « considérablement le principe qui veut
que la quantité de travail consacrée à la production des marchandises détermine leur valeur
relative »387. De plus, le principe qui montre que la valeur des marchandises ne varie pas
avec la hausse ou la baisse des salaires est « encore modifié par la durée du capital et par la
rapidité plus ou moins grande avec laquelle il retourne à celui qui l’a engagé dans la
production »388. Ricardo répète en quelque sorte ici l’erreur de Smith — il se représente
transparents par exemple, passerait alors en revue toutes les propriétés communes aux corps transparents,
démontrerait qu’aucune des propriétés qu’ils possèdent ne peut être la cause de la pesanteur et proclamerait en
fin de compte que la transparence est la cause de la pesanteur. L’exclusion des biens naturels — qui ne serait
certainement point venue à l’esprit d’Aristote, le père de l’égalité dans l’échange — est d’autant moins
justifiable que beaucoup de biens naturels, comme la terre et le sol, appartiennent à la catégorie des éléments
les plus importants de la richesse et de l’échange. De plus, il est absolument impossible de soutenir que la
valeur d’échange des biens naturels se laisse toujours fixer d’une façon absolument arbitraire » (Böhm-
Bawerk, E., 1974 [1903], Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, t.II. Paris, V. Giard & E.
Brière. 88-91, 95).
386 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 62.
387 Ibid., p. 69.
388 Ibid., p. 76.
84
parfois confusément les formes particulières de la plus-value comme des éléments
indépendants, constitutifs de la valeur, et il fait de surcroit confusément intervenir les
facteurs de production là où ils ne devraient pas être supposés. Marx ne répétera
évidemment pas ces erreurs. C’est au contraire en les corrigeant une à une qu’il parviendra
à résoudre dans le Capital le principal problème en économie politique.
Suivant Ricardo, lorsqu’il n’y a qu’un seul facteur de production — le travail —, le
prix d’une marchandise est alors égal à la quantité nécessaire de ce facteur, par unité de
produit, multipliée par son taux de rémunération (𝑤). Si le travail est qualitativement
homogène, le prix des marchandises sera donc entièrement réglé par le temps de travail. La
prise en compte du taux de profit (𝑟) entraîne par contre certaines difficultés. D’une part,
l’ouvrière ou l’ouvrier ne peut pas attendre la fin du processus (= 1 an) de production avant
de percevoir son salaire; d’autre part, le capitaliste espère dégager un profit. La valeur
d’échange des marchandises sera par suite supérieure au montant des salaires avancés d’un
pourcentage égal au taux de profit. Leurs prix ne seront pas uniquement déterminés par le
travail incorporé, mais aussi par la durée du processus de production (cette durée
correspond au temps pendant lequel le capital circulant est avancé aux travailleurs).
Si, par exemple, un ouvrier produit un boisseau de céréales par an et que deux
ouvriers produisent un mètre d’étoffe au cours de cette même année, le prix (𝑝) de ces deux
marchandises (𝑝1, 𝑝2) est égal au rapport des quantités de travail (𝑙) nécessaire à leur
production respective : l’étoffe sera ainsi deux fois plus chère que les céréales. Quel que
soit le taux de profit, la masse nominale des profits perçus dans la fabrication de l’étoffe
sera toujours deux fois plus grande que celle perçue dans la production des céréales. Mais si
un ouvrier peut produire un boisseau de céréales par an alors qu’il faut deux ans à deux
ouvriers pour produire une d’étoffe, les profits gagnés sur les salaires de la première année
devront eux-mêmes porter intérêt la seconde année (au lieu d’être quatre fois plus cher que
le blé, l’étoffe sera plus de quatre fois plus chère que le blé). Si la production des deux
marchandises exige des périodes de travail (𝑡) inégales, 𝑡1 et 𝑡2, avec 𝑡1 > 𝑡2 et si 𝑟 est le
taux de profit pour la période donnée, alors les équations de coûts de production seront :
𝑝1 = 𝑤𝑙1(1 + 𝑟)𝑡1 𝑝2 = 𝑤𝑙2(1 + 𝑟)𝑡2
85
Et les prix :
𝑝1 𝑝2⁄ (𝑙1𝑙2)(1 + 𝑟)𝑡1 − 𝑡2
On ne peut pas déduire les prix des seuls coefficients du travail, sauf si 𝑡1 = 𝑡2,
c’est-à-dire que(1 + 𝑟) tombe à 𝑟 = 0, ce qu’exclut le capitalisme lui-même389. Ricardo a
pressenti cette difficulté, et il évoque ouvertement les difficultés que pose le temps à travers
les différentes proportions de capital fixe et de capital circulant. En fait, la majorité des
difficultés qu’il évoque dans ses Principes sont directement liées au problème du temps à
travers les différentes proportions de capital fixe et de capital circulant, ou la durée inégale
du capital fixe (on reprochera à Ricardo de faire abstraction du temps, à la manière des
métaphysiciens allemands). Le capital fixe entraîne chez lui des difficultés additionnelles,
puisque les machines, par exemple, diffèrent les unes des autres par leur coût de
fabrication, ainsi que par leur durée de vie utile. Ricardo minimise et écarte toutefois ces
difficultés, incluant celle de l’égalisation du taux de profit. Marx, lui, leur proposera des
solutions inédites en distinguant notamment le couple « capital variable-capital constant »
du couple « capital circulant- capital fixe », comme nous le verrons plus loin.
Les interprètes hégéliens du Capital affirment très souvent que le concept marxien
de force de travail (« Arbeitskraft », « Arbeitsvermögen ») permet de distinguer
radicalement Marx et Ricardo, sinon Marx et l’économie politique elle-même. Et la
découverte par Marx de la force de travail aurait supposément été « rendue possible par la
nouveauté du concept hégélien »390. Cette hypothèse nous apparait superflue et superficielle
à la fois. On voit mal quel rapport l’automouvement hégélien du concept pourrait bien avoir
avec la vente et l’achat sur le marché de la force de travail (« capacity to labour ») dont les
philosophes et les économistes anglais parlent explicitement depuis le XVIIe siècle, et dont
les socialistes ricardiens (« ricardian socialists », « labour writers ») avaient aussi
beaucoup parlé entre 1820 et 1830, sans pourtant connaître Hegel. En réalité, on exagère là
l’importance d’une simple précision sémantique que Marx a apporté à la théorie
économique ricardienne. Ricardo parle de toute évidence de la force de travail, c’est-à-dire
389 Cf. Blaug, M., 1999, La pensée économique. Paris, Économica, p. 115-117.
390 Campagnolo, G., 2004, « Modernité de la production et production du monde moderne. Travail et richesse
selon Hegel », in Kervégan, J.-F., G. Marmasse, (dirs.), 2004, Hegel, penseur du droit. Paris, Éditions du
Centre national de la recherche scientifique, p. 194.
86
de la capacité qu’aurait le travail à créer de la valeur, et non pas du travail lui-même — la
théorie du travail incorporé de Ricardo n’est pas celle du travail commandé que défendaient
Smith ou Malthus. Marx lui-même, rappelons-le, n’emploie pas le syntagme force de
travail dans la Misère de la philosophie (1847) ni dans Travail salarié et capital (1849). Il
parle de plus indistinctement de la force de travail et de travail dans Salaire, prix et profit
(1865), un texte extrêmement important dans lequel il résume son analyse du mode de
production capitaliste. Marx explique en outre à cette occasion que Thomas Hobbes (1588-
1679) avait déjà saisi l’importance de la force de travail au XVIIe siècle, bien avant, donc,
l’époque de Hegel ou celle de Marx lui-même391. On trouve non seulement ce même
flottement sémantique dans les Manuscrits de 1857-1858, dans lesquels Marx emploie tour
à tour les deux expressions — force de travail et travail —, mais on le trouve aussi dans la
première édition allemande du Capital. Hormis les Manuscrits de 1857-1858, tous ces
textes de Marx ont été révisés et corrigés par Engels à la fin du XIXe siècle. Afin
d’uniformiser et de lisser le corpus marxien, Engels, qui agissait alors à titre d’exécuteur
littéraire de Marx, a délibérément gommé le mot travail de ces textes pour lui substituer le
syntagme force de travail, une révision linguistique dont il ne se cachait pas392. En révisant
ainsi les textes de Marx, Engels a rétroactivement conféré au syntagme force de travail une
prééminence et une importance qu’il n’avait tout simplement jamais eues jusque-là.
Comme le souligne du reste Ladislaus von Bortkiewicz, le syntagme qu’a forgé Marx est
peut-être plus évocateur et plus précis que le mot travail qu’employait platement Ricardo,
mais il laisse parfaitement inchangés les rouages de la théorie ricardienne de la valeur-
travail393.
Pour Marx, la force de travail est tout simplement « l’ensemble des facultés
physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme dans sa personnalité
vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles »394. Aussi, la
force de travail d’une ouvrière ou d’un ouvrier se « réalise par sa manifestation extérieure.
391 Cf. Marx, K., 1985 [1865], Salaire, prix et profit. Paris, Éditions Sociales, p. 44-45.
392 Cf. Engels, F., 1990 [1891], « Introduction to Karl Marx’s Wage Labour and Capital », Marx-Engels
Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 194 et seq.
393 Bortkiewicz, L. v., 1952 [1907], « Value and Price in the Marxian System », International Economic
Papers, vol. 2(1) : 90-91.
394 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 170.
87
Elle s’affirme et se constate par le travail, lequel de son côté nécessite une certaine dépense
des muscles, des nerfs, du cerveau de l’homme »395. En dépit de la limpidité de cette
définition, les interprètes hégéliens du Capital ont beaucoup écrit sur la force de travail.
Certains d’entre eux sont d’ailleurs allés jusqu’à identifier cette force à la force dont parle
Hegel dans le troisième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit. C’est là une proposition
extrêmement ambitieuse, puisque ce chapitre est à « n’en point douter l’un des passages les
plus complexes de la Phénoménologie de l’Esprit, laquelle œuvre est elle-même l’une des
plus difficiles d’accès du canon philosophique »396. Même si on acceptait, sans l’admettre,
que les interprètes hégéliens du Capital étaient en mesure de saisir le véritable sens de ce
redoutable passage, Marx lui-même n’en fait strictement aucune mention. Il semble plus
utile ici de chercher à comprendre ce que Marx espérait précisément accomplir en forgeant
le syntagme force de travail dans ses écrits économiques, que de s’interroger sur la force
dont parle Hegel dans un chapitre tiré d’un traité métaphysique expressément consacré au
« devenir de la science en général ou du savoir »397. Pourquoi Marx a-t-il donc réellement
forgé ce syntagme ? Nous n’avons pas à spéculer ni à nous plonger soudainement dans
l’étude de l’une des œuvre plus difficiles d’accès du canon philosophique, comme l’aurait
supposément fait Marx (Quand ? Où ?).
Marx cherchait à préciser la catégorie de la plus-value en soi lorsqu’il a forgé le
syntagme force de travail, mais il ne prétendait pas par là corriger une erreur irrémissible
qu’aurait commise Ricardo. Comme l’explique en effet Marx lui-même, il cherchait alors à
comprendre pourquoi, chez Ricardo, une « quantité déterminée de travail vivant n’est pas =
à la marchandise qu’il crée, où il s’objective, bien que la valeur de la marchandise soit = à
la quantité de travail contenue en elle »398.
Ce sont ces réflexions théoriques sur le travail vivant (ou direct) et le salaire chez
Ricardo qui amenèrent bientôt Marx a conclure que le « salaire exprime sans doute la
valeur de la puissance de travail vivante, mais en aucun cas la valeur du travail vivant qui
395 Ibid., p. 171.
396 Rockmore, T., 2007, « Force, entendement et monde inversé chez Hegel », Kleisis, no.4 : 18.
397 Hegel, G.W.F, 2006 [1807], La Phénoménologie de l’esprit. Paris, Vrin, p. 75.
398 Marx, K., 1980 [1857-1858], Manuscrits de 1857-58, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 52.
88
s’exprime au contraire dans le salaire + profit »399. Et comme le réalisa alors soudainement
Marx :
Si Ricardo avait appliqué son propre principe, les quantités (simples) de travail
auxquelles sont réductibles les diverses puissances de travail, l’affaire était toute
simple. Au demeurant il a tout aussitôt affaire aux heures de travail. Ce que le
capitaliste acquiert dans l’échange, c’est la puissance de travail : la valeur d’échange
qu’il paye, c’est ça400.
La découverte par Marx de la force de travail n’a pas été rendue possible par la
nouveauté du concept hégélien ni par ce que Hegel dit ou non au sujet de la force et de
l’entendement dans la Phénoménologie de l’esprit, mais bien plutôt par l’application
cohérente de la théorie économique ricardienne. Historiquement, c’est cette théorie là que
Marx a étudiée, et non pas la théorie philosophique hégélienne.
Comme le reconnaît Marx, Ricardo est parvenu à déterminer correctement la valeur
de la force de travail401. Il se serait cependant embrouillé dans les minuties de sa propre
théorie de la valeur-travail, il ne serait pas pleinement parvenu à comprendre que la force
de travail crée davantage de valeur qu’elle n’en contient elle-même (= plus-value) et à en
tirer les conclusions scientifiques et politiques qui s’imposaient — ce que Marx, lui, fera
avec sa théorisation de l’exploitation capitaliste.
Ce n’est pas la méthode ou la théorie qu’emploie Marx qui distingue ses travaux de
ceux de Ricardo, mais les questions qu’il se pose ici sur la valeur de la force de travail et
qui occuperont plus tard des chapitres entiers du Capital, des chapitres consacrés à la valeur
de la force de travail et la production de la plus-value absolue, de la plus-value relative et
de la plus-value extra et à la valorisation du capital. En distinguant cette force de travail
plus nettement que ne l’avait fait Ricardo, Marx a non seulement supprimé l’un des écueils
contre lesquels était venue échouer l’école ricardienne, mais il s’est par le fait même
imposé comme le plus grand continuateur de Ricardo. C’est là ce que nous devons retenir
des manuscrits personnels que Marx a rédigés en 1857-58, et non pas le vocabulaire
pseudo-, ou quasi-hégélien que ce dernier emploie ici et là pour des raisons historiques,
399 Ibid., p. 51.
400 Ibid.
401 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociale, p. 476 et seq.
89
culturelles et linguistiques parfaitement évidentes402. La théorie marxienne de la valeur
confirme la supériorité de la théorie de la valeur-travail incorporée de Ricardo sur la théorie
de la valeur-travail commandée que défendaient Smith et Malthus. Elle ne confirme pas la
vacuité ou l’inutilité de la théorie ricardienne, dont Marx aurait prouvé la fausseté grâce à
sa formation philosophique hégélienne. En soi, il n’y a aucune raison historiquement ou
textuellement accessible de faire intervenir ici la philosophie hégélienne. L’idée que défend
Marx, répétons-le, est originellement apparue à l’époque de Hobbes, c’est-à-dire à l’époque
à laquelle on commence historiquement à traiter et à conceptualiser la force de travail
comme une marchandise que l’on peut vendre ou acheter sur le marché. L’historien
Fernand Braudel (1902-1985) explique :
Un esprit fort, comme Thomas Hobbes, peut déjà dire que la “puissance (nous
dirions la force de travail) de chaque individu est une marchandise”, une chose qui
s’offre normalement à l’échange au sein de la concurrence du marché — toutefois,
ce n’est pas une notion familière à l’époque. Et j’aime cette réflexion incidente d’un
obscur consul de France à Gênes, sans doute un esprit en retard sur son temps :
“c’est la première fois, Monseigneur, que j’entends établir qu’un homme peut-être
réputé monoie”. Ricardo écrira uniment : “le travail, ainsi que toutes choses que
l’on peut acheter ou vendre”. Pas de doute cependant : le marché du travail —
comme réalité sinon comme concept — n’est pas une création de l’ère industrielle
[....] le phénomène se présente avec une clarté inhabituelle en ce qui concerne les
mineurs de l’Europe centrale. Longtemps artisans indépendants, travaillant par
petits groupes, ils sont contraints au XVe et XVIe siècles de passer sous le contrôle
des marchands, seuls capables de fournir l’argent nécessaire aux investissements
qu’exige l’équipement des mines profondes. Les voilà salariés403.
Ricardo a longtemps cru que le travail fournissait le principe de détermination de la
valeur d’échange puisqu’il permet de mesurer la difficulté plus ou moins grande de la
production des marchandises, c’est-à-dire ce qui gouverne la possibilité même de leur
échange. Il amendera toutefois progressivement cette théorie, en lui apportant diverses
402 Cf. Tribe, K., 1974, « Remarks on the Theoretical Significance of Marx’s Grundrisse ». Economy and
Society, vol.3(2).
403 Braudel, F., 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, t.II. Paris, Armand
Colin, p. 44-45.
90
précisions404. Le travail deviendra ainsi selon lui la mesure de la valeur réelle des
marchandises, qui fonde et contraste avec leur valeur d’échange. Marx fustigera plus tard
les adversaires de Ricardo et les membres autoproclamés de son école qui ont pour la
plupart rejeté l’idée d’une valeur réelle pour ne considérer que la valeur d’échange, et qui
reprochent à Ricardo de considérer erronément la valeur elle-même « comme un résultat
positif, produit par une quantité déterminée de travail » et comme « quelque chose
d’immanent et d’absolu »405. Il serait plus juste selon Marx de reprocher à Ricardo
« d’oublier très souvent cette valeur absolue et de s’en tenir seulement à la valeur relative
ou comparative »406. Or, Marx fait erreur ici. Ricardo n’a pas oublié la valeur absolue des
marchandises. Il a plutôt intentionnellement renoncé à l’analyser dans ses Principes de
l’économie politique et de l’impôt : « les recherches sur lesquelles je voudrais porter
l’attention du lecteur » — s’explique-t-il à cette occasion — « ont pour objet l’effet produit
par les variations survenues dans la valeur relative des marchandises, et non dans leur
valeur absolue »407. Ricardo précise néanmoins plus loin dans le même ouvrage que :
Je ne peux souscrire à l’opinion de M. [Jean-Baptiste] Say lorsqu’il estime la valeur
d’une marchandise par la quantité des autres marchandises contre laquelle celle-ci
sera échangée; je partage l’avis d’un très honorable auteur, M. Destutt de Tracy, qui
déclare que “mesurer une chose, c’est la comparer avec une quantité donnée de cette
autre chose qui nous sert de terme de comparaison, d’étalon, d’unité. Mesurer,
déterminer une longueur, une valeur, un poids, c’est donc rechercher combien ils
contiennent de mètres, de francs, de grammes, en un mot, d’unités d’une même
nature”. Un franc n’est pas une mesure de la valeur de tout bien, mais d’une quantité
de ce métal dont sont composés les francs, à moins que les francs et le bien à
mesurer puissent être rapportés à quelque autre mesure qui leur soit commune par
laquelle on peut estimer leur valeur réelle et leur valeur relative408.
La question de l’origine de la valeur se fond et se confond parfois chez Ricardo avec
la question de sa mesure409. Ricardo affirme que la valeur absolue d’une marchandise
404 Cf. Hollander, J.H., 1904, « The Development of Ricardo’s Theory of Value », Quarterly Journal of
Economics, vol.18(4) : 455-491
405 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 192.
406 Ibid.
407 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 61.
408 Ibid., p. 299.
409 Dubœuf, F., 1999, Introduction aux théories économiques. Paris, La Découverte, p. 22.
91
relève des quantités de travail contenues en elle, mais recherchant sans réussite un étalon
invariable de mesure de cette valeur, il propose l’or par dépit, sans en être véritablement
convaincu410. Pourquoi choisir l’or ? Parce que l’or est produit avec une intensité
capitalistique qui correspond à l’intensité capitalistique moyenne de l’économie entière
— s’aventure Ricardo —, et que le temps nécessaire à sa production (= un an) règle la
période de rotation du capital lui-même (l’intensité capitalistique correspond à la
composition organique du capital chez Marx, à savoir le rapport du coût des machines au
coût de la force de travail, ou du capital constant au capital variable). Cela dit, Ricardo est
prudent, voire hésitant et il souligne lui-même la difficulté que pose l’or :
Ainsi, on ne saurait prendre l’or comme étalon, car l’or, comme toute autre
marchandise, est produit par une certaine quantité de travail unie à un certain capital
fixe. Des améliorations peuvent être introduites dans les procédés qui servent à le
produire, et ces améliorations peuvent déterminer une baisse dans sa valeur relative
avec les autres objets. En supposant même que l’or fît disparaitre cette cause de
variation, et que la même quantité de travail fût toujours nécessaire pour obtenir la
même quantité d’or, il resterait encore comme obstacle les différences entre les
proportions de capital fixe et le capital circulant qui concourent à la production des
autres marchandises : — à quoi il faudrait ajouter encore la durée plus ou moins
grande des capitaux, le temps, plus ou moins long, nécessaire pour livrer l’or sur le
marché. L’or pourrait donc être une mesure parfaite des valeurs pour toutes les
choses produites dans des circonstances exactement semblables, mais pour celles-là
seules. Si, par exemple, il était créé dans les mêmes conditions que celles
nécessaires pour produire du drap ou des cotonnades, il déterminerait fort
exactement la valeur de ces objets ; mais pour le blé, le charbon, mille autres
produits où ont été enfouies des portions plus ou moins grandes de capital fixe, il
serait inhabile à les mesurer. Nous avons démontré, en effet, que toute altération
dans le taux des profits influe sur la valeur relative des marchandises,
indépendamment même de la somme de travail consacrée à les produire. Il en
résulte donc que ni l’or ni aucun autre objet ne peuvent servir à mesurer exactement
la valeur des marchandises ; mais je me hâte de répéter ici que les variations qui
surviennent dans le taux des profits agissent faiblement sur le prix relatif des choses.
L’influence la plus manifeste appartient aux différentes quantités de travail
nécessaires à la production : aussi, si nous admettons que l’on soit affranchi de cette
influence, aurons-nous acquis un criterium aussi approximatif qu’on puisse le
410 Vigezzi, M., 2005, Analyse économique : les faits et les pensées. Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, p. 84.
92
désirer en théorie. Ne peut-on considérer l’or, en effet, comme le résultat d’une
combinaison de capitaux circulants et de capitaux fixes, équivalente à celle qui sert
à produire les autres marchandises ? Et ne peut-on supposer en même temps cette
combinaison également éloignée des deux extrêmes, c’est-à-dire, du cas où l’on
emploie peu de capital fixe, et de celui, au contraire, où il faut une faible quantité de
travail ? Si, à tous ces titres, je puis me considérer comme possédant un étalon des
valeurs qui se rapproche beaucoup d’un criterium invariable, j’aurai cet énorme
avantage de pouvoir indiquer les variations des autres objets, sans m’inquiéter sans
cesse des variations survenues ou à survenir dans la valeur de l’agent qui sert à
mesurer tous les prix. Pour faciliter nos recherches, je supposerai l’or invariable411.
Ricardo sait donc très bien que son étalon or est un étalon idéel, une construction
théorique approximative qui fait abstraction de l’or réel et de ses propriétés. Il sait aussi que
la mesure de la valeur absolue d’une marchandise 𝑖 doit nécessairement préexister
l’échange des marchandises, puisque toute mesure faite au cours de l’échange, ou par
l’échange lui-même, serait relative (= subjective, contingente) puisqu’elle ferait
arbitrairement dépendre la valeur de 𝑖1 des caractéristiques d’une autre marchandise, 𝑖2, et
non pas de la quantité de travail objectivement incorporé en 𝑖1ou en 𝑖2. Ricardo oppose
donc la valeur relative (= travail commandé) à la valeur absolue (= travail incorporé). Pour
être échangés dans une proposition donnée sur le marché, les marchandises 𝑖1 et 𝑖2 doivent
préalablement être commensurables entres elles. C’est là une idée qui semble parfois
dérouter les interprètes hégéliens du Capital, qui s’interrogent fréquemment sur la nature de
la valeur réelle ou absolue, bien que Marx se soit exprimé clairement et simplement sur
cette question412. L’échange dépend et résulte de l’égalité des coûts de production en travail
des deux marchandises. Et le même principe s’applique à la monnaie elle-même, qui se
mesure elle aussi en travail. Le prix d’une marchandise 𝑖 est donc égal à un rapport de
quantités de travail, à savoir la quantité de travail nécessaire à la production de 𝑖1 et la
quantité de travail correspondant à la production de l’unité monétaire. Les changements du
prix monétaire de la marchandise 𝑖1 dans le temps ne peuvent avoir comme raison que la
variation relative des quantités de travail nécessaires à la production de 𝑖1 et de l’unité
monétaire. Les changements du prix monétaire de la marchandise dans le temps ne peuvent
411 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 81-
82.
412 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 53.
93
avoir comme raison que la variation relative des quantités de travail nécessaires à la
production et de l’unité monétaire. Ce raisonnement reste valable même si la monnaie n’est
pas métallique, puisque cette loi pose a priori l’égalité de la valeur monnaie-papier et de la
valeur du métal. Elle valide ensuite cette égalité par la convertibilité de la monnaie. La
théorie de la valeur-travail permet donc de mesurer la valeur des marchandises avant
l’échange de façon à assurer leur commensurabilité, en plus d’intégrer commodément la
monnaie dans les échanges réels. La valeur de la monnaie est mesurée comme les autres
marchandises, par le travail. Elle est soumise à la loi de la valeur en raison même de sa
définition en métal413.
Les économistes classiques faisaient le plus souvent abstraction de la monnaie, et ils
concevaient l’échange commercial comme une simple forme de troc — J.S. Mill savait très
bien que l’échange des marchandises n’était pas à l’origine du profit414. En fait, la monnaie
n’avait selon eux aucune influence sur l’économie réelle. Originellement formulée, nous
l’avons dit, par le philosophe Jean Bodin, la théorie quantitativiste de la monnaie, à laquelle
nous avons fait allusion plus tôt, stipule que : 𝜇𝑣 = 𝑝𝑦. Dans cette équation, 𝜇 représente
simplement la quantité de monnaie, 𝑣 sa vitesse de circulation, 𝑝 un indicateur de prix et 𝑦
la production. Une augmentation de 𝜇 entraîne l’augmentation de 𝑦, mais sans qu’il soit
pour autant possible de déterminer avec certitude s’il s’agit des quantités produites ou du
système de prix qui sert à les valoriser (c’est pourquoi on adjoint à 𝑦 un facteur 𝑝 qui
mesure la déformation des prix). Selon Ricardo, donc, l’augmentation de μ ne modifie que
𝑝, le niveau général des prix. Comme chaque prix évolue de la même façon, l’augmentation
de 𝜇 a une conséquence nominale, mais elle n’a tout simplement aucun impact réel. Marx
partage-t-il cette opinion ? Les avis sont partagés. On a d’ailleurs souvent prétendu que la
théorie de la monnaie de Marx marquait sa « rupture décisive avec la théorie économique
ricardienne »415. Nous n’en croyons rien. Marx souscrit en réalité à la théorie quantitativiste
de la monnaie, comme l’ont en effet soutenu de nombreux commentateurs416. À l’instar de
413 Friboulet, J.-J. 2009, Histoire de la pensée économique XVIIIe - XXe siècle. Genève, Schulthess, p. 58-60.
414 Cf. Mill, J.S., 1909 [1848], Principles of Political Economy with some of their Applications to Social
Philosophy, 7th ed.. London, Longman, Green & Co., §5.
415 Brunhoff, S. de., 1976, La monnaie chez Marx. Paris, Éditions sociales, p. 192.
416 Cf. Lavoie, D., 1986, « Marx, the Quantity Theory and Theory of Value », History of Political Economy,
vol 18(1) : 155-170.
94
Ricardo, il définit la valeur comme une substance identifiable a priori — le travail —, et,
par le fait même, la monnaie ne peut pas jouer de rôle essentiel dans sa théorie.
Marx tend parfois à exagérer l’originalité ou l’importance de ses idées, et ses
commentateurs le prennent souvent au mot. Passionnée et étourdissante à la fois, sa prose
envoute parfois les commentateurs, qui négligent alors de s’intéresser aux rouages de ses
théories. Or, l’analyse de ces rouages montre hors de tout doute qu’il adopte bel et bien
dans le Capital l’analyse monétaire ricardienne et une forme relativement stricte de la
théorie quantitativiste de la monnaie. La monnaie revêt en effet dans cet ouvrage les
diverses fonctions économiques qu’on lui reconnaît ordinairement aujourd’hui — mesure
des valeurs et étalons des prix, moyens de circulation, réserve de valeur —, que Marx
expose avec un luxe proprement étourdissant de détails logiques, théoriques et
historiques417.
À la différence de Smith et de Ricardo, Marx ne considère toutefois pas l’échange
des marchandises comme un simple troc. À compter du moment où, historiquement,
l’échange devient monétaire, les marchandises cessent en fait selon lui de s’échanger contre
des marchandises proportionnellement à la quantité de travail incorporé en elles, mais
contre de la monnaie, c’est-à-dire contre l’équivalent universel et l’étalon de mesure de la
valeur418. Il dégagera conséquemment dans le Capital la genèse logique de la monnaie, ce
que les économistes classiques n’avaient jamais fait eux-mêmes419. Nous y reviendrons.
Rappelons toutefois d’abord que Ricardo, comme nous l’avons vu, a défendu la théorie
quantitativiste de la monnaie dans les premiers débats scientifiques et politiques auxquels il
a d’abord pris part, et qui l’ont opposé, entre autres, à Charles Bosanquet. Mais pourquoi
défend-il cette théorie dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, alors que
les économistes anglais se sont désintéressés des débats monétaires depuis alors déjà
quelques années ? En affirmant la neutralité de la monnaie dans ses Principes, Ricardo
cherche à « mettre au centre de sa problématique la perte d’efficacité de l’appareil productif
au fur et à mesure du développement de la croissance, c’est-à-dire à se concentrer sur le
417 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris Éditions Sociales, p. 104-151.
418 Laure van Bambeke, V., 2013, Les méandres de la transformation des valeurs en prix : essai de théorie
économique rationnelle. Paris, L’Harmattan, p. 112-113.
419 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris Éditions Sociales, p. 63.
95
phénomène des rendements décroissants »420. Ce phénomène, que Marx nomme la baisse
tendancielle du taux de profit, conduirait de lui-même l’économie à l’état stationnaire,
c’est-à-dire à l’arrêt de l’accumulation du capital (= arrêt de l’histoire). Chez Ricardo, la
baisse tendancielle du taux de profit n’est pas aussi menaçante pour le système capitaliste
que chez Marx. Hormis celui-ci, aucun économiste n’a réellement compris ce que signifiait
potentiellement (ou hypothétiquement) cette tendance : concevant le capitalisme comme
un système de production absolu et éternel, Ricardo, qui ne possède aucun sens de
l’histoire, ne pouvait comprendre la baisse du taux de profit que comme une faiblesse à
laquelle il était possible de remédier; il ne pouvait pas s’imaginer que cette tendance
présageait peut-être la fin du capitalisme lui-même. Cela étant, Marx fait là encore
expressément appel à la théorie ricardienne afin de comprendre l’évolution et le
dépassement historique du mode capitaliste de production421.
Ricardo a consacré les dernières années de sa vie à la question de la valeur absolue,
qu’il avait renoncé à analyser dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt. En
juillet 1821, il écrit que le travail détermine entièrement la valeur absolue des marchandises
— il évacue une fois pour toutes l’utilité, la rareté, etc. —, et non plus simplement leur
valeur d’échange ou leur prix422. Ricardo précise de plus que seul un changement dans la
valeur absolue d’une marchandise, suite à des changements dans la quantité de travail
nécessaire à sa production, peut entraîner un changement de sa valeur d’échange423. En
outre, il fait désormais preuve d’une impatience grandissante face à Malthus, qui oppose à
la théorie de la valeur-travail incorporée les objections empiriques les plus diverses, tirées,
par exemple, de récits ethnographiques qui détaillent les systèmes économiques des
populations insulaires de l’océan pacifique ou encore de l’océan indien424. Ricardo confie
alors à J.S Mill que le manque de rigueur scientifique de Malthus, la légèreté inqualifiable
420 Daniel, J.-M., 2010, Histoire vivante de la pensée économique. Paris, Pearson, p. 95.
421 Cf. Gillman, J.M., 1980, La baisse du taux de profit. Paris, E.D.I.
422 Ricardo, D, 2005 [1821], « Ricardo to Trower (4 July, 1821 », The Works and Correspondence of David
Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IX. Indianapolis, Liberty Fund, p. 2-3
423 Ricardo, D, 2005 [1821], « Ricardo to Trower (22 August, 1821 », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IX. Indianapolis, Liberty Fund, p.
38.
424 Ricardo, D, 2005 [1821], « Ricardo to Malthus (11 August, 1823 », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IX. Indianapolis, Liberty Fund, p.
347.
96
avec laquelle il traitait l’économie politique et ses catégories, l’irrite profondément425. Les
recherches de Ricardo trouvent leur aboutissement dans un manuscrit achevé, mais resté
inédit jusqu’en 1951, intitulé Valeur absolue et valeur d’échange (1823). On affirme
parfois, non sans satisfaction, que Ricardo aurait abandonné la théorie de la valeur-travail.
Ces manuscrits prouvent formellement le contraire :
On me demande ce que j’entends par le mot valeur, et en vertu de quel critère
j’estime qu’une marchandise a ou n’a pas changé de valeur. À cela, je réponds que
je ne connais pas d’autre critère permettant d’affirmer qu’une chose est coûteuse ou
bon marché, que le travail nécessaire à sa production. Toute chose s’acquiert
originairement par du travail : rien de ce qui a quelque valeur ne peut être produit
sans lui, et par conséquent si une marchandise telle que l’étoffe exige pour sa
production le travail de dix hommes pendant toute une année, à une époque, et
n’exige plus que le travail de cinq hommes au cours de la même période, à une
autre, elle sera deux fois moins chère. Ou bien encore : s’il faut toujours dix
hommes pour produire la même quantité d’étoffe, mais pendant six mois au lieu de
douze, on dira que l’étoffe a perdu de la valeur. Pour se convaincre que l’unique
cause possible du changement de valeur des marchandises réside dans le plus ou le
moins de quantité de travail incorporée en elles, il suffit de s’accorder sur ceci que
toutes les marchandises sont le produit du travail et n’ont de valeur qu’en fonction
du travail incorporé en elles426.
La lecture de ce manuscrit confirme aujourd’hui que Marx est un économiste
ricardien, et que Ricardo et lui sont rationnellement parvenus aux mêmes conclusions à
partir des mêmes prémisses économiques. Cela ne signifie évidemment pas que Ricardo a
anticipé Marx, mais bien plutôt que Marx a suivi le même raisonnement scientifique que
Ricardo427. On trouve non seulement dans ce manuscrit le même langage que dans les
textes de Marx, mais la même théorie. Ricardo s’y prononce fermement contre l’ensemble
des théories subjectives de la valeur qui s’appuient sur l’utilité, ainsi que les théories qui
s’appuient sur le travail commandé et qui réifient la valeur d’échange des marchandises.
C’est cette réification, rappelons-le, que Marx nomme le fétichisme de la marchandise.
425 Ricardo, D, 2005 [1821], « Ricardo to Mill (1 January, 1821 », The Works and Correspondence of David
Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VIII. Indianapolis, Liberty Fund, p. 331.
426 Ricardo, D, 2005 [1823], « Absolute Value and Exchangeable Value », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IV. Indianapolis, Liberty Fund, p.
397 (notre traduction).
427 Cf. Dobb, M., 1967, « Marx’s Capital and its Place in Economic Thought », Science & Society, Vol.
31(4) : 535.
97
Cette notion est parfois décrite comme un des « plus hauts points du travail philosophique
de Marx »428. Or, pour Marx, ce fétichisme ne désigne strictement rien d’autre que la
conviction erronée selon laquelle les marchandises, incluant la monnaie, possèderaient
naturellement une valeur d’échange comme elles possèdent autrement des propriétés
physiques, telles que la couleur, la masse, le goût, etc.429. Séduits par la formule heureuse
de Marx, les interprètes hégéliens du Capital ont cependant fait du fétichisme de la
marchandise une notion plastique capable de tout expliquer ce qui leur déplait chez leurs
contemporains — l’avarice, la vénalité, la naïveté, la vulgarité, etc. —, l’étreinte suffocante
de l’économie capitaliste ou encore la commercialisation outrancière de l’art, de la culture
et de l’éducation. Certains d’entre eux s’aventurent en outre à citer l’économiste russe I.I.
Rubin (1886-1937), dont les textes inégaux ont nouvellement été édités ou réédités. Selon
Rubin, la « théorie du fétichisme est, per se, la base de tout le système économique de
Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur »430. Si l’on supposait, sans l’admettre,
que cette étonnante proposition était juste, Marx félicite ouvertement dans le Capital non
pas Hegel ou un autre philosophe d’avoir découvert ou théorisé ce fétichisme, mais bien
plutôt le socialiste ricardien Thomas Hodgskin (1787-1869)431. Comme le signale en effet
Marx, Hodgskin fut le premier à comprendre que les « effets d’une forme sociale
déterminée du travail sont attribués à la chose, aux produits de ce travail ; on mythifie le
rapport lui-même en forme réifiée »432. Hodgskin a conçu « ce phénomène comme une
illusion purement subjective, qui masque la tromperie et l’intérêt de la classe exploiteuse. Il
n’a cependant pas vu que ce mode de représentation jaillit du rapport réel lui-même, le
second n’étant pas l’expression du premier, mais inversement »433. En dépit de cette erreur,
Hodgskin a « saisi avec exactitude »434 la nature du capital, et sa conception de la
composition du capital se ramène à la « loi générale que j’ai [Marx] développée »435.
428 Balibar, E., 2001, La philosophie de Marx. Paris, La découverte, p. 21.
429 Cf. Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 152.
430 Rubin, I.I., 2009 [1928], Essais sur la théorie de la valeur de Marx. Paris, Syllepse, p. 36.
431 Torrance, J., 2008 [1995], Karl Marx’s Theory of Ideas. Cambrdige, Cambridge University Press, p. 391.
432 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 344.
433 Ibid., p. 345.
434 Ibid., p. 193.
435 Ibid., p. 361.
98
Hodgskin avait de plus compris que le capital(isme) est un rapport social, comme
l’esclavagisme ou le féodalisme, et non pas simplement une chose436. Marx cite ainsi
élogieusement Hodgskin dans le Capital, et il invoque délibérément son autorité sur ces
questions437. Ce n’est pas sans raison qu’on l’a décrit comme son disciple ou son
successeur à la fin du XIXe siècle438.
Quoi qu’il en soit, Jean-Baptiste Say considérait comme la plupart de ses
contemporains que l’idée d’une mesure invariable de la valeur était une simple chimère et
que Ricardo faisait fausse route :
La vérité est que la valeur des choses étant une qualité essentiellement variable d’un
temps à un autre, d’un lieu à un autre, la valeur d’une chose (fût-ce celle du travail)
ne peut servir de mesure à la valeur d’une autre chose, si ce n’est pour un temps et
pour un lieu donnés. C’est pour cela que, pour chaque lieu, il y a, tous les jours, un
nouveau prix courant des marchandises, et un nouveau cours du change (qui n’est
que le prix courant des diverses monnaies). Une mesure invariable des valeurs est
une pure chimère, parce qu’on ne peut mesurer les valeurs que par des valeurs,
c’est-à-dire par une quantité essentiellement variable. Il n’en résulte pas que la
valeur soit chimérique ; elle ne l’est pas plus que la chaleur des corps qui ne peut
pas se fixer davantage439.
La recherche d’une mesure invariable de la valeur, un étalon insensible aux
variations des taux de salaires ou de profit, fut considérée après la mort de Ricardo comme
l’une de ces « aberrations conceptuelles auxquelles les grands économistes se laissent
quelquefois aller. Pratiquement personne, en dehors de John Stuart Mill et Karl Marx, ne
comprit même la recherche de Ricardo et pendant presque la totalité du XIXe siècle, les
commentaires de Ricardo y faisaient à peine allusion »440. Chez Marx, la recherche d’une
transformation adéquate des valeurs en prix, qui fera l’objet d’un interminable débat au
XXe siècle en dépit des solutions que lui ont rapidement apportées Wilhelm Lexis et
Ladislaus von Bortkiewicz, n’est pas autre chose que la recherche que menait Ricardo afin
436 Ibid., p. 318-319.
437 Cf. Halévie, É., 1903, Thomas Hodgskin (1787-1869). Paris, Librairie Georges Bellais, p. 194.
438 Cf. Webb, S., B. Webb, 1919 [1890], The History of Trade Unionism, 1666-1920. London, S-É, p. 162.
439 Say, J.-B., 1847 [1820], in Ricardo, D, 1817, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (trad.
Solano Constancio et Alcide Fonteyraud). Paris, Guillaumin, p. 10.
440 Blaug, M., 1999, La pensée économique. Paris, Économica, p. 170.
99
de trouver une mesure invariable de la valeur. Mais au lendemain de la mort de Ricardo, les
économistes anglais et continentaux se sont plutôt attachés à démontrer que les
marchandises ne pouvaient pas posséder de valeur absolue, et qu’une telle proposition était
un non-sens441. À compter de 1830, l’économie ricardienne va ainsi s’intégrer à la
philosophie utilitariste442. « De là un éclectisme édulcoré » — déplore Marx — « dont John
Stuart Mill est le meilleur interprète »443. Il suffit pourtant de comparer la théorie de la
valeur que défend Marx et celle que défend Mill pour réaliser que Marx surestime la
différence qui existe réellement entre sa théorie de la valeur et celle de J.S. Mill. Une telle
comparaison montre en tous les cas l’importance capitale de la dette intellectuelle qu’ils
entretenaient tous deux envers David Ricardo444.
441 King, J.E., 2013, David Ricardo. Houndsmill, MacMillan, p. 162.
442 Denis, H., 2008 [1968], Histoire de la pensée économique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 344.
443 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 25.
444 « La cause du profit est que le travail produit plus qu’il n’est nécessaire pour son entretien. Le capital
employé dans l’agriculture donne un profit, parce que des hommes peuvent obtenir de la terre plus d’aliments
qu’ils n’en consomment pendant la production, y compris le temps de la construction ou réparation des outils
et des autres opérations nécessaires : de là résulte que si le capitaliste entreprend de nourrir les ouvriers à
condition de recevoir le produit, il lui reste un profit après s’être remboursé de ses avances. En d’autres
termes : les capitaux rapportent profit, parce que les aliments, les vêtements, les matières premières et les
outils durent plus de temps qu’il n’en faut pour les produire, de telle sorte que si un capitaliste fournit de
toutes ces choses une équipe de travailleurs à condition de recevoir tout ce que produit leur travail, il lui
restera, après avoir remplacé ses avances pour leurs besoins et l’entretien des instruments, une partie du temps
pendant lequel les ouvriers travaillent pour lui. Ainsi nous voyons que les profits naissent, non du jeu des
échanges, mais de la puissance productive du travail. Les profits généraux d’un pays sont toujours ce que les
fait la puissance productive du travail des habitants, soit qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas échange. S’il n’y avait
pas de partage des occupations, il n’y aurait ni vente ni achat et pourtant il y aurait des profits. Si les ouvriers
d’un pays produisent ensemble vingt pour cent de plus que leurs salaires, les profits seront égaux à ces vingt
pour cent, quels que les prix puissent être. Les accidents des prix peuvent faire que, pendant un temps, un
groupe de producteurs gagne plus de vingt pour cent et qu’un autre groupe gagne moins, une marchandise se
vendant au-dessus et l’autre au-dessous de sa valeur naturelle, jusqu’à ce que les prix aient repris leur
équilibre ; mais il y aura toujours une somme totale de vingt pour cent à partager » (Mill, J.S., 1873, Principes
d’économie politique. Paris, Guillaumin, p. 479).
100
3. L’antagonisme nécessaire des intérêts de classes
David Ricardo cherchait à déterminer les lois qui gouvernent la répartition du
produit national entre les classes sociales. Sa théorie permet de comprendre
scientifiquement le rapport qui existe entre la rente, le salaire et le profit, c’est-à-dire
l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes qui se divisent la valeur produite par le
travail. La nécessité de cet antagonisme disparaît immédiatement dès que l’on s’imagine
comme Smith et les économistes vulgaires, c’est-à-dire les économistes non-, ou post-
ricardiens, que l’addition de la rente, du salaire et du profit forme la richesse des nations.
Si l’économie vulgaire, celle de Say, de Malthus ou de Sismondi, par exemple, tout comme
celle de l’école historique d’économie politique allemande, montre que les intérêts des
ouvrières et des ouvriers, des capitalistes et des propriétaires fonciers d’une même nation
coïncident, l’économie ricardienne montre au contraire qu’ils sont opposés. Et c’est
précisément pourquoi on retrouve cette « conception antagonique des rapports sociaux chez
Marx »445. Ce n’est pas à partir de la philosophie hégélienne, mais à partir des « thèses
ricardiennes et de la critique de leurs points de faiblesse » 446 que Marx développe son
analyse du Capital. Réels ou allégués, ces points de faiblesse apparaissaient aux yeux de
Marx comme de véritables erreurs scientifiques, et non pas comme des inanités, des
tromperies ou des mensonges intéressées.
Chez Ricardo, la rente provient du droit de propriété garanti par l’État, et elle
désigne toute rémunération qui ne provient ni du travail, comme salaire, ni de
l’investissement, comme le profit. Comme nous le verrons au cours des pages suivantes,
Ricardo considère que la rente foncière constitue une ponction illégitime sur la valeur totale
produite par le travail des ouvrières et des ouvriers. Selon lui, il est proprement
« impossible de concevoir les effets des progrès de la richesse sur les profits et les salaires,
ou de déterminer d’une manière satisfaisante les effets des impôts sur les différentes classes
de la société »447 sans d’abord comprendre la nature de la rente foncière. Avant de
445 Vattimo, F. (dir.), et al., 2002 [1981], Encyclopédie de la philosophie. Paris, Librairie Générale Française,
p. 1434.
446 Beaud, M., 2010 [1981], Histoire du capitalisme (1500-2010). Paris, Seuil, p. 129.
447 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 46.
101
s’intéresser aux rapports qui existent entre la rente, le salaire et le profit, il nous faut
conséquemment nous intéresser à la rente elle-même.
Ricardo, faut-il le répéter, est un formidable théoricien, mais il s’intéresse d’abord
aux débats intellectuels et politiques de son temps. À l’instar des autres économistes, il
commence donc à s’intéresser à la loi des rendements décroissants ( = baisse tendancielle
du taux de profit) en 1814, à partir des analyses de Smith448. Smith expliquait cette baisse
par le jeu de l’offre et de la demande : l’accroissement des capitaux ferait hausser les
salaires, ce qui tendrait à abaisser les profits de manière correspondante, et lorsque les
capitaux de beaucoup de riches marchands sont versés dans un même genre de commerce,
leur concurrence mutuelle tend naturellement à en faire baisser les profits449. Ricardo, lui,
l’explique plutôt par l’augmentation du prix du blé (« Corn »), suite à l’augmentation de la
demande. Il utilise le blé (ou les céréales) comme unité de comptes afin d’agréger les
différents produits de l’agriculture, en se fondant sur l’hypothèse hasardeuse que tous les
prix varient comme le prix du blé. Selon Ricardo, donc, l’accroissement de la population
force donc un accroissement correspondant de la production agricole : il faut
continuellement mettre en culture des terres céréalières de fertilité progressivement
décroissante, afin de répondre à l’accroissement de la demande, ce qui renchérit d’autant le
prix des céréales.
Dit autrement, l’augmentation de la population entraîne une augmentation de la
rente foncière qui, à son tour, tend à faire augmenter le coût de reproduction de la classe
ouvrière. Les capitalistes voient ainsi leurs charges salariales augmenter et leur taux de
profit diminuer. Cette logique conduit nécessairement à l’arrêt de l’accumulation du capital
et de la croissance économique, elle conduit à l’état stationnaire. Si les observateurs de
l’époque entretiennent souvent une vision alarmiste de l’évolution à long terme de la
répartition des richesses et de la structure sociale, le XIXe siècle reste néanmoins
foncièrement « optimiste, bercé dans l’euphorie saint-simonienne et scientiste »450. Mais
448 Ricardo, D, 2005 [1814], « Ricardo to Trower (8 March, 1814) », The Works and Correspondence of
David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VI. Indianapolis, Liberty Fund, p.
103-105 ; Ricardo, D, 2005 [1814], « Ricardo to Malthus (18 December, 1814) », The Works and
Correspondence of David Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. VI.
Indianapolis, Liberty Fund, p. 161-165.
449 Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 161 et seq.
450 Rioux, J.-P., 1971, La révolution industrielle (1780-1880). Paris, Seuil, p. 145.
102
Ricardo ne partage tout simplement pas l’optimisme de ses contemporains. En outre,
contrairement à eux, il ne croit pas que l’introduction des machines soit susceptible de
prévenir la baisse du taux de profit en augmentant le rythme de la production industrielle451.
Selon Ricardo, l’économie court plutôt selon lui à sa perte en raison même des principes
contradictoires qui l’informent intérieurement. Comme l’écrit par ailleurs Marx, Ricardo a
d’abord défendu l’opinion selon laquelle l’emploi de machines bénéficiait aux ouvrières et
aux ouvriers, mais « il la rétracta plus tard expressément avec cette impartialité scientifique
et cet amour de la vérité qui le caractérisent »452. Cette « impartialité scientifique et cet
amour de la vérité » que Marx prête élogieusement à Ricardo nous renseigne sur Marx lui-
même, sur les qualités qu’il estimait chez les autres et sur l’importance que Ricardo avait
pour lui — il est vain de chercher dans l’œuvre de Marx des commentaires comparables au
sujet de Hegel. Quoi qu’il en soit, Ricardo affirme que :
Qu’elles soient des produits de la manufacture, de la mine ou de la terre, toutes les
marchandises ont une valeur d’échange qui est toujours déterminée non par la plus
petite quantité de travail qui suffit pour les produire dans des circonstances très
favorables — dont ne bénéficient que les producteurs disposant de facilités de
production particulières —, mais par la plus grande quantité de travail que doivent
nécessairement consacrer à leur production ceux qui ne disposent pas de ces
facilités, et qui continuent à produire dans les circonstances les plus défavorables.
Par ces dernières, j’entends : les circonstances les plus défavorables dans lesquelles
il faut continuer à produire pour obtenir la quantité de produits nécessaire […] la
cause de la hausse de la valeur relative des produits bruts réside donc dans la
nécessité d’employer plus de travail pour produire la dernière part, et non dans la
nécessité de payer une rente au propriétaire foncier. La valeur du blé est déterminée
par la quantité de travail consacrée à sa production sur la terre — ou sur la part de
capital — qui ne paie pas de rente. Ce n’est pas parce que l’on paie une rente que le
blé est cher, c’est au contraire parce que le blé est cher que l’on paie une rente.453
La rente foncière possède selon Ricardo un caractère différentiel, et non pas absolu.
Elle est directement liée à la fertilité inégale des terres agricoles. Le prix des céréales est en
451 Caravale, G., D. A. Tosanto, 1980, Ricardo and the Theory of Value Distribution and Growth. London,
Keegan Paul, p. 46.
452 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.II. Paris, Éditions sociales, p. 119.
453 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 96.
103
effet fixé par la quantité de travail normalement nécessaire à la production d’une tonne de
céréales sur la terre la moins fertile — si le prix des céréales était inférieur à ce prix, la
production des céréales sur cette terre se ferait à perte, elle ne se ferait donc tout
simplement pas. La production des céréales sur les terres plus fertiles nécessite une quantité
de travail moins importante, mais son prix sera le même. Sur cette terre apparaît une
différence, que perçoit son propriétaire sous forme de rente.
Ricardo nous invite ainsi à imaginer trois terres (𝑇) de fertilité différente, mais
produisant annuellement une même quantité de céréales ou de blé (𝑏). En raison de cette
différence de fertilité, la productivité du travail (𝑙) est plus élevée sur la terre 1 que sur la
terre 2; sur la terre 2 que sur la terre 3. Si 𝑙𝑏 représente la quantité de travail nécessaire à la
production d’une tonne de céréales, il s’ensuit nécessairement que : 𝑙𝑏1 > 𝑙𝑏2 > 𝑙𝑏3. Pour
Ricardo, la valeur d’échange (𝑣) des céréales est déterminée par la difficulté de production
sur la terre la moins fertile, c’est-à-dire la terre 3. Aussi : 𝑣𝑏 = 𝑙𝑏3. Mesurée en travail
homogénéisé, la rente perçue pour une terre correspond à la différence entre le prix de
vente des céréales et leur coût de production sur cette terre. Le propriétaire de la terre 1
perçoit ainsi une rente 𝑇1 = 𝑣𝑏 − 𝑙𝑏1 = 𝑙𝑏3 − 𝑙𝑏1 ; celui de la terre 2, une rente 𝑇2 = 𝑣𝑏 −
𝑙𝑏2 = 𝑙𝑏3 − 𝑙𝑏2 ; le propriétaire de la terre 3, enfin, perçoit quant à lui une rente 𝑇3 = 𝑣𝑏 −
𝑙𝑏3 = 𝑙𝑏3 − 𝑙𝑏3. Ainsi : 𝑇1 > 𝑇2 > 𝑇3 = 0454. En somme : la rente est l’effet du prix des
céréales, et non pas sa cause. Le prix des céréales — toujours selon Ricardo — n’est pas
élevé parce que les propriétaires fonciers perçoivent des rentes élevées; non, les
propriétaires fonciers perçoivent des rentes élevées parce que le prix des céréales,
déterminé par la difficulté de production sur la terre la moins fertile, est élevé. Smith avait
tort — la rente n’a aucun effet sur le prix du blé. Marx affirme que Ricardo a « raison de
déduire sa “plus-value supplémentaire” non pas d’une plus grande fertilité, mais d’une plus
grande infertilité »455. Le lien contradictoire qu’opère ce dernier entre la rente et la valeur
constitue l’un de ses principaux apports théoriques456. Mais Ricardo a selon lui commis une
erreur. En effet, la plus-value supplémentaire que celui-ci déduit d’une plus grande
infertilité des sols, comme toute la plus-value dans l’agriculture, ou dans les autres
454 Ibid., p. 89-109.
455 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 617.
456 Ibid.
104
branches de la production, est en réalité produite par le travail des ouvrières et des ouvriers
agricoles. Marx, qui consacrera plusieurs centaines de pages à la rente foncière et à la
production agricole prend ici position contre Ricardo : les différences de fertilité entre les
terrains ne sont jamais que la condition d’une plus haute productivité du travail sur les
meilleures terres. La production capitaliste crée l’illusion que la rente est le produit de la
terre elle-même, et non du travail. La question de la rente, à laquelle le commentaire ne
s’intéresse généralement pas aujourd’hui, était au contraire pour Marx une priorité
théorique : « le seul fait que j’ai à démontrer théoriquement, c’est la possibilité de la rente
absolue, sans que soit violée la loi de la valeur. C’est là le point central autour duquel se
livre la bataille théorique depuis les Physiocrates. Ricardo nie cette possibilité ; moi, je
l’affirme »457. La question de la rente, rappelons-le, était également une priorité pour les
premiers théoriciens marxistes, comme V.I. Lénine (1870-1924), dont le livre Le
Développement du capitalisme en Russie, (1899), constitue la première application de la
théorie générale du mode de production capitaliste établie dans Le Capital à une formation
sociale concrète ; elle l’était également pour Kautsky458. Ces théoriciens se faisaient du
reste une idée probe et cohérente de la définition marxienne des classes sociales459.
La rente constitue ici un point de faiblesse de la théorie économique ricardienne.
Marx élaborera donc sa propre théorie de la rente foncière — la rente absolue — à partir
de la théorie ricardienne de la rente — la rente différentielle — ; comme l’explique
longuement Marx, en invoquant simplement l’histoire agricole de l’Europe occidentale,
rien n’indique que les terres cultivées les plus anciennes soient réellement les plus fertiles
et, compte tenu du développement historique des forces productives, les terres
nouvellement mises en culture ne seront pas forcément moins fertiles que les terres déjà
457 Marx, K., 1979 [1862], « Marx à Engels, 9 aout 1862) », Correspondence, t. VII. Paris, Éditions Sociales,
p. 74-76.
458 « Après le livre III du Capital, l’ouvrage de Kautsky est la plus remarquable des publications économiques
modernes. Jusqu’à présent il manquait au marxisme une étude méthodique du capitalisme dans l’agriculture.
Kautsky à désormais comblé cette lacune » (Lénine, V.I., 1977 [1899], Œuvres, t. IV. Paris, Éditions sociales,
p. 95).
459 « On appelle classes, de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un
système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par
les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc, par les
modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des
groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe
dans une structure déterminée, l’économie » (Lénine, V.I., 1977 [1919], Œuvres, t. XXIX. Paris, Éditions
sociales, p. 427)
105
cultivées. Du reste, l’augmentation de la population n’induit pas forcément l’extension des
terres cultivées, puisque cette nouvelle demande peut être satisfaite par l’intensification de
l’exploitation des terres déjà cultivées par l’amélioration des techniques, des engrais,
sélection des cultures, etc.460. Selon toute vraisemblance, Ricard, lui, n’a pas vu la rente
absolue puisque l’agriculture travaille avec une composition organique du capital inférieure
à la moyenne sociale, ce qui signifie que la valeur des produits agricoles est supérieure à
leur prix de production. Il devrait normalement se produire un déplacement du capital qui
ramènerait le taux de profit dans l’agriculture au niveau moyen, mais, en raison de
l’appropriation des terres, le propriétaire foncier peut imposer à son locataire une rente
supplémentaire égale au surplus perçu dans l’agriculture. En revanche, Ricardo a vu et
compris que la rente n’est pas une nécessité économique du mode capitaliste de
production461. Il s’agit encore là d’un point capital, nous le verrons, qui permet de
comprendre l’antagonisme des intérêts de classes de la bourgeoisie et du prolétariat et, par
suite, la lutte marxienne des classes.
Conformément à ce qui précède, imaginons une unité de marchandise 𝑖, dont la
production exige sur la terre la moins fertile une quantité 𝑙0𝑖 de travail direct (= travail
vivant) et des quantités 𝑙−1𝑖, 𝑙−2𝑖 ..., 𝑙−𝑡𝑖 de travail indirect (= travail mort), dépensé aux
périodes -1, -2..., −𝑡 pour produire les matières premières et les moyens de production
d’une unité donnée de la marchandise 𝑖. Mesurée en quantité de travail homogène, la valeur
d’échange de cette marchandise sera alors égale à : 𝑣𝑖 = 𝑙0𝑖 + 𝑙1𝑖 + 𝑙−2𝑖 +. . . + 𝑙−𝑡𝑖. En
nous aidant des précieuses illustrations mathématiques de l’économiste et historien français
Ghislain Deleplace, nous explorerons les différents termes de cette formule, afin de montrer
comment la théorie de la valeur-travail permet à Ricardo de tirer des conclusions
scientifiques et politiques sur la répartition des revenus entre les différentes classes sociales
et sur l’accumulation du capital.
Ricardo assigne à l’économie politique la tâche de déterminer les lois qui règlent la
répartition de la valeur totale — la valeur agrégée — de l’ensemble des marchandises
produite par le travail humain dans une nation donnée, pour une période de temps donnée
(= revenu national). Or, seule une partie de cette valeur est susceptible d’être répartie entre
460 Marx, K., 1974 [1866], Le capital, l.III, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 8-182.
461 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 33 et seq.
106
les trois classes sociales qui composent la société. Aussi, si une économie n produit des
biens notés 𝑙... 𝑖... 𝑛, dans des quantités 𝑋𝑙… 𝑋𝑖 …𝑋𝑛, à des valeurs d’échange 𝑣𝑙…𝑣𝑖 …
𝑣𝑛, la valeur agrégée de la production 𝑉 sera alors :
𝑉 = ∑ 𝑣𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
𝑋𝑖
En vertu de l’équation 𝑣𝑖 = 𝑙0𝑖 + 𝑙1𝑖 + 𝑙−2𝑖 +. . . + 𝑙−𝑡𝑖 évoquée précédemment, la
formule qui exprime la valeur agrégée de la production nationale peut être reformulée
ainsi :
𝑉 = ∑ 𝑙0𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
𝑋𝑖 + ∑(
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
𝑙−1𝑖 + … + 𝑙−𝑡𝑖)𝑋𝑖 = 𝑌 + 𝐶
Le terme 𝑌 de cette équation représente la valeur nouvellement produite par le
travail total employé dans l’économie au cours d’une période donnée, c’est-à-dire le revenu
susceptible d’être réparti entre les classes, tandis que le membre 𝐶 représente la valeur
transmise par le travail passé, à savoir les matières premières et les moyens de production
consommés au cours du processus de production et qui ne peut donc pas être distribué.
Comme le redira plus tard Marx, les moyens de production ne font que communiquer leur
propre valeur aux marchandises, ils ne produisent pas de valeur nouvelle ou additionnelle.
Selon Adam Smith, le produit annuel global de la terre et du travail se divise en trois parties
: « la Rente de la terre, les Salaires du travail et les Profits des capitaux »462. Et ces parts
aliquotes forment les revenus des trois ordres qui « composent toute société civilisée »463.
Ricardo prolonge, clarifie et corrige la division originellement proposée par Smith, puisque
Smith a inversé le rapport entre la valeur ou la plus-value elle-même et les formes
particulières qu’elle revêt, la rente, le profit et le salaire, qu’il se représentait comme des
éléments indépendants, constitutifs de la valeur. Ricardo divise conséquemment la valeur
462 Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 334.
463 Ibid.
107
nouvellement produite par le travail total employé dans l’économie au cours d’une période
donnée 𝑌 en salaire 𝑊, en profit Π et en rente 𝑇 :
𝑌 = ∑ 𝑙0i 𝑋i
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
= 𝑊 + Π + 𝑇
Il est maintenant possible d’examiner le théorème fondamental de la répartition,
c’est-à-dire la loi qui gouverne la répartition de la valeur entre les trois classes de la
communauté.
108
3.1 La rente différentielle
La valeur d’une marchandise 𝑖 est déterminée dans les conditions de production les
moins favorables (Marx reproduira quant à lui le calcul de Ricardo à partir des conditions
moyennes). Conséquemment, 𝑣𝑖= 𝑙0𝑖 est la plus élevée des quantités de travail direct et
indirect nécessaire à la production d’une unité de marchandise 𝑖. Dans le cas des trois terres
céréalières (1, 2, et 3) de fertilité décroissante que nous avons évoquée plus tôt, cela
signifie : 𝑣𝑏 − 𝑙𝑏 = 𝑙𝑏3 > 𝑙𝑏2 > 𝑙𝑏1. La rente par unité de marchandise 𝑖 produite est
respectivement égale à 𝑣𝑏 − 𝑙𝑏1, 𝑣𝑏 − 𝑙𝑏2 et 𝑣𝑏 − 𝑙𝑏3. Si 𝑋𝑏1, 𝑋𝑏2et 𝑋𝑏3 représentent les
productions des terres agricoles 1, 2 et 3, la rente totale payée dans la branche céréale 𝑇𝑏
sera alors égal à (𝑣𝑏 − 𝑙𝑏1)𝑋𝑏1 + (𝑣𝑏 − 𝑙𝑏2)𝑋𝑏2 + (𝑣𝑏 − 𝑙𝑏3)𝑋𝑏3 = 𝑣𝑏𝑋𝑏 − (𝑙𝑏1𝑋𝑏1 +
𝑙𝑏2𝑋𝑏2 + 𝑙𝑏3𝑋𝑏3), avec 𝑋𝑏 la production totale de céréale (𝑋𝑏 = 𝑋𝑏1 + 𝑋𝑏2 + 𝑋𝑏3). Dans
la quantité totale de travail nécessaire à la production d’une tonne de céréales sur la terre 1,
on peut distinguer le travail direct 𝑙0𝑏1 et le travail indirect (𝑙1𝑏1 + 𝑙2𝑏1+. . . +𝑙1𝑡𝑏1), que
l’on note 𝐶𝑏1. Dans l’expression de 𝑇𝑏, le membre entre parenthèses est la somme de deux
composantes distinctes : d’une part, la quantité totale de travail direct employé dans la
branche céréale (𝑙0𝑏1𝑋𝑏1 + 𝑙0𝑏2𝑋𝑏2 + 𝑙0𝑏3𝑋𝑏3), que l’on note 𝐿0𝑏, et d’autre part, la
quantité totale de travail indirect (𝑐𝑏1𝑋𝑏1 + 𝑐𝑏2𝑋𝑏2 + 𝑐𝑏3𝑋𝑏3), que l’on note 𝐶𝑏. Nous
obtenons alors plus simplement : 𝑇𝑏 = 𝑣𝑏𝑋𝑏 − 𝐿0𝑏 − 𝐶𝑏. Ricardo étend ce raisonnement
à l’ensemble de l’économie capitaliste. Si la rente par unité produite d’une marchandise
donnée sur une terre donnée est égale à la valeur d’une unité de cette marchandise diminuée
de la quantité de travail nécessaire à sa production, alors la rente globale 𝑇 est égale à la
valeur de la production globale diminuée de la quantité totale de travail direct et de travail
indirect nécessaire à sa production :
𝑇 = ∑ 𝑣𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
𝑋𝑖 − ∑ 𝐿0𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
− ∑ 𝐶𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
À savoir :
𝑇 = 𝑉 − 𝐿0 − 𝐶
109
Avec 𝐿0 la quantité totale de travail direct employée dans l’économie :
𝑇 = 𝑌 − 𝐿0
Comme nous l’avons mentionné antérieurement, la formule 𝑌 = ∑ 𝑙0i 𝑋i𝑖=𝑛𝑖=𝑙
représente la valeur créée par le travail total dépensé dans l’économie au cours de la
période donnée, c’est-à-dire le revenu national susceptible d’être réparti entre les
différentes classes sociales. Il s’ensuit dès lors que :
𝑇 = ∑ 𝑙0𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
𝑋𝑖 − 𝐿0
La rente globale est égale à la différence entre deux quantités globales de travail
direct, la valeur créée par le travail direct total et la quantité de travail direct. On retrouve
ainsi au niveau global le caractère différentiel de la rente dans chaque branche individuelle
de la production : il existe une rente globale positive, qui constitue le revenu d’une classe
sociale particulière, une classe improductive qui profite indument du développement
économique — les propriétaires fonciers. Une fois la rente globale déterminée et soustraite
du revenu national, le revenu national divisé en salaire et en profit est égal à la quantité
totale de travail direct employée dans l’économie. C’est précisément là ce que décrit Marx
dans le Capital464.
La démarche de Ricardo permet donc de déduire que : 𝑊 + 𝛱 = 𝐿0. Le profit n’est
pas une forme de salaire465. Le revenu national diminué de la rente (globale) divisé en
salaires et en profit est égal à la quantité de travail directe employée dans l’économie.
Comme l’économie est d’une grandeur donnée, il existe un rapport nécessaire, un rapport
inversement proportionnel entre les salaires et les profits. Comme le résume Deleplace,
cette relation est « l’expression analytique des deux traits essentiels de la représentation
ricardienne de la société : les capitalistes et les travailleurs salariés sont les deux classes
464 Cf. Hollander, S., 1992, Classical Economics. Toronto, University of Toronto Press, p. 367-368.
465 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 118.
110
fondamentales (les propriétaires fonciers sont en position dérivée); leurs intérêts sont
opposés »466. Nous avons là la lutte marxienne des classes, l’antagonisme nécessaire du
travail (= salaire) et du capital (= profit)467.
466 Cf. Deleplace, G., 2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Dunod, p. 87
467 Cf. Wright, E., 1997, Class Counts. Cambridge, Cambridge University Press, p. 9-15 ; O’Brien, D.P., 2004
[1975], The Classical Economists Revisited. Princeton, Princeton University Press, p. 50 et seq.
111
3.2 Le salaire
La masse des salaires 𝑊 dépend de la quantité totale de travail employée dans
l’économie 𝐿0 et du taux de salaire annuel par travailleur 𝑤. Avant d’examiner ce rapport,
déterminons la valeur de 𝑤. Le taux de salaire 𝑤 dépend des quantités de biens de
subsistance, ou biens salaires, par opposition aux biens luxes consommés par la
bourgeoisie, qui constituent la consommation annuelle d’une ouvrière ou d’un ouvrier
salarié et de sa famille. Si les marchandises 𝑗 à 𝑙 sont des biens salaires, consommés dans
des quantités 𝑞𝑗 à 𝑞𝑙, nous obtenons :
𝑤 = ∑ 𝑣𝑖
𝑖=𝑙
𝑖=𝑗
𝑞𝑖
Le salaire ne correspond pas pour les économistes classiques à un minimum
physiologique, mais bien plutôt à un niveau historique de référence468. Le salaire, comme
l’a par exemple remarqué Smith, tend en fait historiquement à excéder le minimum
physiologique469. Ricardo et Marx considèrent à sa suite que le taux de salaire est déterminé
par les conditions historiques de la production, et qu’il ne peut pas demeurer durablement
inférieur à la valeur de la force de travail. Ils supposent de plus tous deux dans leurs
analyses que le salaire est connu et donné. En outre, ils ne tirent aucun argument de
phénomènes contingents tels que les prix usuraires, les restrictions ou les interruptions de
production, les manœuvres frauduleuses, les salaires médiocres versés dans telle ou telle
autre branche de la production, etc. — ni l’un ni l’autre ne conteste l’existence de ces
pratiques ou de ces situations, mais ils ne fondent sur elles aucune conclusion. Ricardo ne
s’intéresse pas non plus aux variations contingentes que connaissent les salaires qui peuvent
être tantôt bas, tantôt élevés, mais bien plutôt à la valeur du travail (c.-à-d. à la valeur de la
force de travail)470. Le salaire est pour lui l’expression monétaire de la valeur d’échange,
468 Allen, R.C., 2009, The British Industrial Revolution in Global Perspective. Cambridge, Cambridge
University press, p. 25-26.
469 Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.I. Paris, Flammarion, p. 140 et seq.
470 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 114-
128.
112
mais non pas la valeur absolue ou réelle du travail471. Il rejette donc l’idée que le prix des
biens de subsistance dépend du salaire des ouvrières et des ouvriers ; c’est l’inverse qui
serait plutôt vrai. En fait, les variations dans les salaires n’exercent selon lui aucune
influence sur la valeur d’échange des marchandises472. Selon Marx, Ricardo détermine
correctement les salaires et la valeur de la force de travail473. Et il procèdera plus tard
exactement de la même manière que lui474.
La masse des salaires dépend donc de la quantité totale de travail employée dans
l’économie et du taux de salaire annuel par travailleur. Ainsi :
𝑊 = 𝐿0 𝑤
Il est possible de réécrire la formule 𝑊 + 𝛱 = 𝐿0, le théorème fondamental de la
répartition, sous une forme nouvelle :
Π = 𝐿0 (1 − 𝑤)
Pour une quantité de travail donnée employée dans l’économie, la masse des profits
varie en raison inverse du taux de salaire 𝑤. Les quantités de biens de subsistance 𝑞𝑖
consommées par unité de travail étant donnée, le taux de salaire dépend du prix des biens
de subsistance 𝑣𝑖. Pour une quantité de travail totale 𝐿0 donnée, les profits varient d’une
façon inversement proportionnelle aux taux de salaires, ils sont d’autant plus élevés que le
prix des biens de subsistance est bas. Ricardo s’explique :
Tout au long de cet ouvrage, je tente de démontrer que le taux de profit ne peut
jamais croître, si ce n’est sous l’effet d’une baisse des salaires, et que l’on ne peut
avoir de baisse durable des salaires, si ce n’est à la suite d’une baisse des prix des
biens nécessaires dans lesquels les salaires sont dépensés. Par conséquent, si
l’expansion du commerce extérieur, ou le perfectionnement des machines,
permettait de mettre sur le marché, à un prix réduit, la nourriture et les biens
nécessaires consommés par le travailleur, les profits augmenteraient. Si au lieu de
471 Ibid., p. 93-109.
472 Ibid., p. 28.
473 Ibid., p. 16, 93, 382.
474 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 170 et seq.
113
cultiver notre propre blé, ou de fabriquer des vêtements et les autres biens
nécessaires, nous découvrions un nouveau marché nous procurant ces marchandises
à moindre prix, alors les salaires baisseraient, et les profits augmenteraient; mais si
les marchandises obtenues à plus bas prix grâce à l’expansion du commerce
extérieur ou au perfectionnement des machines étaient exclusivement consommées
par les riches, il ne s’ensuivrait aucune modification du taux de profit. Le niveau des
salaires ne subirait aucun changement, même si le prix du vin, du velours, de la soie,
et de toute autre marchandise coûteuse baissait de 50 pour cent; les profits
resteraient donc inchangés475
La conclusion principale de la théorie ricardienne de la répartition est, encore une
fois, l’existence d’une relation inverse entre le salaire et le profit.
475 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 151-
152.
114
3.3 Le profit
La valeur du capital constitué des matières premières et des moyens de production
est consommée dans la production est égal à 𝐶, à savoir la somme des quantités de travail
indirect entrant dans la valeur d’échange de l’ensemble des marchandises. Mais la partie
constituée par du capital fixe est composée de moyens de production dont l’amortissement
s’opère sur plusieurs périodes, et dont la valeur doit être avancée au début du processus de
production. Si l’on fait l’hypothèse d’un amortissement linéaire comme le fait Marx dans le
Capital, et si l’on appelle 𝑐 le coefficient d’amortissement annuel moyen du capital
composé des matières premières et des moyens de production, la valeur de ce capital est
égale à 𝐾 = 𝐶 (1 𝑐)⁄ . La valeur totale du capital avancé est donc égale à 𝑊 + 𝐾, et le taux
de profit est 𝑟 :
𝑟 =𝛱
(𝑊 + 𝐾)
Ici, C représente une quantité donnée de travail indirect, et 𝑐 est quant à lui un
paramètre; 𝐾 est donc une grandeur donnée et l’évolution du taux de profit dans le temps
dépend à la fois de l’évolution de 𝑊 et de celle de 𝛱. En remplaçant ces grandeurs par leurs
valeurs dans les équations précédentes, nous obtenons :
𝑟 =𝐿0(1 − 𝑤)
(𝐿0 𝑤 + K)
À savoir :
𝑟 =(1 − 𝑤)
(𝑤 + 𝐾 𝐿0)⁄
Le taux de profit dépend donc du taux de salaire et de 𝐾/𝐿0, qui mesure l’intensité
capitalistique de l’économie — la composition organique du capital de Marx —; plus
l’économie emploie de matières premières et de moyens de production par rapport au
travail, plus le rapport 𝐾/𝐿0 est élevé.
115
Pour Ricardo, le machinisme accélère la baisse tendancielle du taux de profit
originellement provoquée par la hausse des salaires. Il se rangera par suite ouvertement du
côté de la classe ouvrière dans les débats scientifiques et politiques qui l’opposent aux
membres de la bourgeoisie anglaise favorable au machinisme et largement indifférente face
à ses catastrophiques conséquences socioéconomiques476.
476 Ricardo, D., 1992 [1821], Des Principes de l’économie politique et de l’impôt. Paris, Flammarion, p. 399
et seq.
116
4. Un homme dangereux
Ricardo est un rationaliste, et non pas un utilitariste, un historiciste ou un positiviste.
Il n’a peut-être pas véritablement le sens de l’histoire, à la différence de Marx, mais il en
appelle néanmoins souvent à l’histoire anglaise et à ses différents stades : « Ricardo
rappelle à de multiples reprises que son cadre de référence est un stade “progressif” de la
société, et intègre des problèmes spécifiques de l’Angleterre... que les Français ne peuvent
pas comprendre »477. Les Allemands non plus, serions-nous tentés d’ajouter.
Controversé, contesté et violemment combattu, Ricardo a opéré une « coupure très
importante que Marx a explicitement reconnue comme fondamentale et qui est précisément
un rejet de l’empirisme »478. Historiquement, il a en effet inauguré une nouvelle tradition
épistémologique en économie politique479. Selon la formule enthousiaste de Marx, il s’est
ex abrupto opposé aux économistes de son époque et il a « cri [é] à la science : Halte! La
base, le point de départ de la physiologie du système bourgeois — de l’intelligence de ses
rapports organiques internes et de son procès physiologique — c’est la détermination de la
valeur par le temps de travail »480. Cette découverte décisive — Marx, toujours — marque
une « époque dans l’histoire du développement humain »481. Nous ne saurions donc
surestimer l’estime qu’il avait pour Ricardo.
Les économistes classiques ont progressivement supplanté les physiocrates et les
mercantilistes au cours du XVIIIe siècle, en « imposant leur point de vue (celui de la
production), leur souci (le fonctionnement de la société et la baisse des rendements) et leurs
conflits internes opposant les optimistes aux pessimistes, les libéraux aux
révolutionnaires »482. Mais Ricardo rompt néanmoins lui-même avec l’endoxa de son
époque et avec celle des époques antérieures. Il sait que les apparences sont trompeuses,
477 Mahieu, F.R., 1995, Ricardo. Paris, Economica, p. 102.
478 Latouche, S., 1971, « Sur la “coupure” Ricardo-Marx », L’Homme et la société, vol. 20(2) : 168.
479 Backhouse, R.E., 2004, The Ordinary Business of Life : A History of Ecoonmics From the Ancient World
to the Twenty-First Century. Princeton, Princeton University Press, p. 164 ; Blaug, M., 1986, Economic
History and the History of Economics. New York, N-Y University Press, p. 91-115 ; Meek, R.L., 1950, « The
Decline of Ricardian Economics in England », Economica, vol. 17(65) : 43-62.
480 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 185.
481 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 86.
482 Vigezzi, M., 2005, Analyse économique : les faits et les pensées. Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, p. 107.
117
que la vérité doit être en quelque sorte conquise contre les faits de l’expérience. Selon lui,
les faits économiques doivent être rationnellement expliqué, ils ne peuvent pas servir de
point de départ à l’explication. Comme le rappellera plus tard Marx, Ricardo a su analyser
« l’économie bourgeoise, qui a dans ses profondeurs un aspect totalement différent de ce
qu’elle paraît être à la surface, avec une telle rigueur théorique que Lord Brougham a pu
dire de lui : Mr. Ricardo seemed as if he had dropped from another planet »483. C’est aussi
pourquoi l’économie vulgaire a concentré sur lui toutes ses attaques et toutes ses
critiques484.
Le célèbre essayiste manchestérien Thomas de Quincey (1785-1837) a d’abord
félicité et remercié Ricardo d’avoir rationnellement déduit les lois a priori de l’économie
politique, et d’en avoir fait par là une science aux proportions véritablement régulières485.
En contrepartie, la méthode « exclusivement abstraite »486 qu’il emploie dans ses Principes
de l’économie politique et de l’impôt exaspérait la plupart de ses contemporains, en
Angleterre comme sur le continent487.
En France et en Allemagne, où la plupart des économistes défendent énergiquement
la théorie de la valeur-utilité, on accuse non seulement Ricardo de professer gauchement
une science déduite more geometrico, mais on l’accuse de surcroit de promouvoir sous
couvert scientifique les intérêts économiques de l’Angleterre. La théorie économique
ricardienne hérisse à vrai dire tous ceux que l’historien et littéraire Henri Guillemin (1903-
1992) nommait caustiquement les gens bien, c’est-à-dire les « gens de bien, les gens qui ont
du bien, des biens »488. C’est notamment pourquoi l’analyse ricardienne « fut un détour »489
dans l’histoire de la pensée économique. En effet, l’œuvre de Ricardo a vite été débordée
par l’économie vulgaire en Angleterre, où sa théorie économique fut violemment décriée
483 Marx, K., 1977 [1859], Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions Sociales, p. 37.
484 Ibid.
485 Cf. De Quincey, T., 1868 [1821], Confession of an English Opium Eater. Boston, Ticknor and Fields,
p. 107.
486 Samuelson, A., 1997, Les grands courants de la pensée économique. Grenoble, Presse Universitaire de
Grenoble, p. 51.
487 Cf. Blanqui, J., 1845, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours
(1837-1842), t.I. Paris, Guillaumin, p. xxii.
488 Guillemin, H., 1989, Silence aux pauvres! Paris, Arléa, p. 9.
489 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. III. Paris, Gallimard, p. 136.
118
comme une théorie fausse et séditieuse à la fois. Pourquoi ? Parce qu’elle ne permettait pas
aux gens biens de contrer les arguments des théoriciens socialistes tels que le redoutable
Thomas Hodgskin, dont le nom servait à effrayer les enfants de la bourgeoisie anglaise490.
Ricardo redoutait personnellement la lutte des classes et sa violence, mais il était
intimement convaincu que seule la menace de l’éclatement prochain de cette lutte était
susceptible d’amener la bourgeoisie anglaise à rendre aux autres classes ce qui leur revenait
légitimement491. Scientifiquement désintéressé et d’une grande rigueur, il passait pour un
homme dangereux aux yeux de la majorité de ses contemporains492. On le décrira ainsi
comme le fondateur du communisme et comme l’un de ses principaux instigateurs493. On
l’accusera ensuite tour à tour d’être un agitateur et un trublion, d’ignorer ses propres
intérêts de classe — l’aristocratie foncière ne lui pardonnera jamais sa trahison —,
d’empoisonner la nation anglaise ou de lui mentir délibérément, en plus d’inciter les
ouvrières et les ouvriers à la révolte et d’encourager les Luddites qui s’en prenaient alors
(1811-1816) à la machinerie industrielle à travers le pays ; on l’accusera également d’avoir
eu recours à la métaphysique afin de le discréditer. On porte d’ailleurs encore aujourd’hui
ces mêmes virulentes accusations contre Marx. Il suffit pour s’en convaincre de lire les
travaux de gens biens, tels que G.-M. Henry494 ou F.-P. Bénoit495. En fait, certains
490 Meek, R., 1956, Studies in the Labour Theory of Value. New York, Monthly Review Press, p. 124.
491 Ricardo, D., 2005 [1821], « Ricardo to Mill (28 August, 1821) », The Works and Correspondence of David
Ricardo (ed. Piero Sraffa with the collaboration of M.H. Dobb), vol. IX. Indianapolis, Liberty Fund, p. 45.
492 Lekachman, R., 1960, Histoire des doctrines économiques. Paris, Payot, p. 187.
493 Cf. Carey, H.C., 1848, The Past, the Present and the Future. Philadelphia, Carey & Hart, p. 74-75.
494 « La laborieuse démonstration de Marx est évidemment une comédie […] à l’instar des “socialistes
ricardiens” , Marx “sait” que le travail est source de valeur, parce que le travail est au cœur des relations
sociales telles qu’il les considère […] En dépit de ses particularités terminologiques, l’analyse de Marx diffère
peu jusqu’ici de celle de Ricardo […] la valeur-travail est un a priori théorique […] la plus-value n’est pas
observable ni mesurable. L’important c’est de croire […] Quelles ont été les raisons de l’attrait durable du
marxisme ? Sûrement pas ses idées économiques qui représentent le dernier soupir des “socialistes ricardiens”
par l’adhésion inflexible aux théories “classiques” de la valeur-travail et de la répartition » (Henry, G.-M.,
2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Armand Colin, p. 128, 134).
495 « Marx veut donc nous faire croire que ce que l’on appelle le profit serait nécessairement dû à cette “plus-
value”, donc à l’exploitation de l’ouvrier — et en aucun cas aux choix et aux décisions de l’entrepreneur […]
il faut le dire tout net : la prétendue transformation d’une “plus-value” en profit n’est qu’un assemblage de
mots dénué de sens, une pure logomachie […] c’est donc une vision mensongère de l’économie que donne
Marx en présentant l’ouvrier comme la source de l’accumulation du capital. Non pas simple erreur d’analyse,
mais mensonge prémédité : car ce que cherche Marx n’est pas d’analyser les faits économiques pour en
donner une description objective ; ce qu’il veut, en inventant les notions vides de sens de moitié de travail non
payée et de plus-value, c’est démontrer la validité de l’idée préconçue qu’il se fait d’une économie dans
119
commentateurs continuent à instruire des procès posthumes communs à Ricardo et à
Marx496. (Ces commentateurs condamnent invariablement Marx, mais ils ont le mérite de
reconnaitre l’importance de son héritage ricardien).
Quoi qu’il en soit, l’accusation de luddisme portée contre Ricardo était une
accusation extrêmement grave au début du XIXe siècle, compte tenu de l’importance du
luddisme et de la crainte qu’il inspirait alors au gouvernement anglais, qui a déployé contre
les révoltés Luddites des efforts militaires comparables à ceux qu’il a déployés alors qu’il
était en guerre contre d’autres États européens497. Au moment de sa mort prématurée en
1823, David Ricardo, honni, compte une petite poignée de partisans enthousiastes, dont
John Ramsay McCullough et J.S. Mill sont sans doute les mieux connus, mais il compte
surtout une foule d’adversaires, de critiques et de détracteurs acharnés — Malthus,
Lauderdale, Chalmers, Spence, Torrens, Rooke, Craig, Bailey, West, Sinclair, Young,
Comber, Wilson, Jacob et plusieurs autres encore498. Ces hommes condamnent à l’unisson
la théorie économique ricardienne dans leurs ouvrages respectifs. Comme le précise
toutefois Marx, la « critique se dressa devant elle, du vivant même de Ricardo, en la
personne de Sismondi »499.
Pour J.-C.-L de Sismondi, un auteur dont se réclameront plus tard les membres de
l’école historique d’économie politique allemande, la théorie de la valeur-travail de Ricardo
est tout bonnement incompréhensible, et il n’y aurait d’ailleurs pas, selon lui, plus de
« vingt-cinq personnes en Angleterre qui eussent entendu son livre »500. On identifie
péjorativement la théorie ricardienne à la métaphysique, fut-elle hégélienne ou non.
Sismondi dénonce ainsi la théorie ricardienne comme une « spéculation abstraite qui [a]
laquelle, quelles que soient les situations réelles, des capitalises s’enrichissent par l’exploitation des ouvriers »
(Bénoit, F.-P., 2009, De Hegel à Marx. Paris, Dalloz, p. 357).
496 Cf. Reinert, E., 2007, Comment les pays riches sont devenus riches, pourquoi les pays pauvres restent
pauvres. Paris, Éditions du Rocher, p. 172.
497 Cf. Rudé G., 2005 [1964], The Crowd in History. London, Serif, p. 79-92 ; Rule, J., 1986, The Labouring
Classes in Early Industrial England, 1750-1850. London, Longman, p. 363-375.
498 Checkland, S.G., 1949, « The Propagation of Ricardian Economics in England », Economica, vol. 16(61) :
40-52.
499 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 24.
500 Sismondi, J.-C.-L., 1827, Nouveaux principes d’économie politique, ou De la richesse dans ses rapports
avec la population, t.II. Paris, Delaunay, p. 374.
120
perdu contact avec la réalité »501. Ses consorts et lui récusent le rationalisme ricardien,
auquel ils opposent l’étude historique des conditions et des institutions économiques
nationales. Il s’agit là encore d’un point capital. Pour eux, Ricardo fait arbitrairement
« abstraction du temps et de l’espace, comme feraient les métaphysiciens allemands »502.
Dans cette même veine, l’économiste malthusien Nassau Senior (1790-1864) affirme quant
à lui que Ricardo était « le plus exécrable auteur à acquérir une réputation
philosophique »503. D’aucuns l’auront bien sûr compris, on retrouve là les accusations que
l’on portera ensuite contre Marx et contre le Capital, des accusations partisanes qui n’ont
strictement aucun rapport avec l’attachement que Marx éprouvait ou non pour Hegel.
La période qui s’étend de 1820 à 1830 se distingue selon Marx par une exubérance
de vie inhabituelle dans le domaine de l’économie politique anglaise : « c’est l’époque de
l’élaboration de la théorie ricardienne, de sa vulgarisation et de sa lutte contre toutes les
autres écoles issues de la doctrine d’Adam Smith. De ces brillantes passes d’armes on sait
peu de choses sur le continent, la polémique étant presque tout entière éparpillée dans des
articles de revue, dans des pamphlets et autres écrits de circonstance »504. Marx lui-même
n’en aurait sans doute rien su s’il ne s’était pas d’abord rendu à Manchester en compagnie
de Engels en 1845 afin de poursuivre son étude de l’économie politique anglaise et d’entrer
en contact avec le mouvement ouvrier anglais505. C’est ce voyage initiatique au centre de
l’économie mondiale qui est à l’origine de la rupture plus ou moins nette que l’on a parfois
cru identifier dans la trajectoire intellectuelle de Marx, et non pas une réalisation
philosophique à laquelle celui-ci serait parvenu en feuilletant un livre de Hegel.
Comme l’explique en tous les cas Marx, la majorité des ouvrages écrits par les
socialistes ricardiens sont passés sans laisser de trace, hormis les ouvrages de Hodgskin qui
« firent notablement sensation et comptent toujours […] parmi les productions importantes
de l’économie politique anglaise »506 . À l’exception de Hodgskin, la plupart des socialistes
501 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 161.
502 Sismondi, J.-C.-L., 1837, Études sur l’économie politique, t.I. Paris, Treuttel et Würtz, p. 85-86.
503 Senior, N., 1836, An Outline of the Science of Political Economy. London, Clowes and sons, p. 118 (notre
traduction).
504 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 24.
505 McLellan, D., 2006 [1973], Karl Marx : A Biography. New York, Palgrave, p. 133.
506 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t. II. Paris, Éditions Sociales, p. 308.
121
ricardiens connaissent plutôt mal la théorie économique ricardienne ; certains d’entre eux
ne la connaissent pas du tout — ils étaient pour la plupart des théoriciens aux habiletés
modestes, des moralistes et des ouvriéristes. Ignorés des intellectuels et des politiciens
anglais et très peu diffusés à l’extérieur de l’Angleterre, leurs ouvrages sont vite tombés
dans l’oubli507. (On assiste non seulement à une lutte à mort entre les socialistes ricardiens
et les économistes bourgeois en Angleterre à cette époque, mais on assiste aussi à une lutte
fratricide entre le mouvement oweniste et le mouvement chartiste)508. Les compatriotes de
Marx restés en Allemagne ignoraient donc tout, ou presque, de la littérature ricardienne et
ils avaient pour la plupart une connaissance de deuxième main des ouvrages de Ricardo lui-
même. En (re)découvrant cette littérature en 1844-45, Marx a simultanément redécouvert
d’anciens débats intellectuels et politiques, dans lesquelles il s’est tardivement jeté à son
tour. Il accorde ainsi énormément d’importance à des auteurs qui étaient déjà décédés ou
oubliés à l’époque de la publication du Capital, en plus d’apporter des solutions à des
questions théoriques (obscures ou non) que l’on ne se posait plus couramment. Le Capital
possédait ainsi un aspect vieillot au moment même de sa publication, ce qui a
vraisemblablement contribué à son impopularité. Marx n’a pas simplement mis beaucoup
(trop ?) de temps à écrire son ouvrage, mais, à tort ou à raison, il a aussi consacré une part
importante de ses énergies à combattre des spectres.
John Ramsay McCullough était pour Marx un « parfait fumiste écossais »509. En fait,
Marx le tenait nommément responsable de la vulgarisation de la théorie économique
ricardienne. Pourquoi ? Parce que McCulloch, le chef de fil autoproclamé de l’école
ricardienne, a publiquement et formellement rejeté l’idée de l’opposition nécessaire entre le
travail et le capital dès 1828, pour ensuite entreprendre à compter de cette date une
profonde révision de l’inadmissible théorème fondamental de la répartition qu’avait élaboré
Ricardo510. L’année suivante, en 1829, Samuel Read s’en prenait violemment à Hodgskin
507 Thompson, N.W., 2002 [1984], The People’s Science : The Popular Political Economy of Exploitation and
Crisis 1816-34. Cambridge, Cambridge University Press, p. 221-222.
508 Claeys, G., 1989, Citizens and Saints : Politics and Anti-Politics in Early British Socialism. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 208-260.
509 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 204.
510 McCulloch, J.R., 1828, in Smith, A. 1828 [1776], An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of
Nations by Adam Smith, LL.D ; With a Life of the Author, An Introductory Discourse, Notes, and
122
dans son livre An Inquiry into the Natural Grounds of Right to Vendible Property or
Wealth, tout en précisant que sa critique de Hodgskin valait tout aussi bien pour Ricardo
lui-même511. Selon Read, Ricardo et les économistes ricardiens (socialistes ou non) ont
délibérément « trompé les ouvriers, ils les ont séduits en leur faisant croire que le travail
était la source de la valeur »512. La théorie économique ricardienne était pour lui une théorie
irrecevable et proprement scandaleuse, et, comme tant d’autres, Read s’assigne pour tâche
« d’informer les ouvriers que leur travail n’est jamais qu’un facteur de la production »513.
Les capitalistes — insiste Read — n’exploitent pas les ouvrières et les ouvriers ; ils sont au
contraire les plus grands bienfaiteurs (« greatest of all benefactors ») de l’humanité514.
Ce ne sont pas uniquement les socialistes ricardiens que l’on écarte ou que l’on
menace d’écarter, mais l’ensemble des théoriciens ricardiens. La majorité des économistes
qui avaient revendiqué le nom de Ricardo et qui s’étaient réclamés de sa pensée avaient
ainsi déjà publiquement répudié le théorème fondamental de la répartition et la théorie de la
valeur-travail en 1830515. Comme le rapporte par ailleurs un témoin de l’époque, les
économistes anglais, aussi divisés et opposés qu’ils puissent autrement être entre eux,
s’opposaient tous systématiquement et radicalement à Ricardo à compter de cette date516.
Le ressac fut si violent que l’on s’étonnait de trouver ici et là des économistes ricardiens en
Angleterre en 1830517.
Le logicien Richard Whately (1787-1863) renouvèle néanmoins l’assaut contre les
débris de l’école ricardienne en 1831518. Cette année-là, Auguste Walras (1801-1866), le
Supplemental Dissertations by J.R. McCulloch (Esq.), in four volumes, vol. IV. Longman, Rees, Orme, Brown
& Green, London, p. 192-193.
511 Read, S., 1829, An Inquiry into the Natural Grounds of Right to Vendible Property or Wealth. London,
A.M. Kelley, p. xxx-xxxix.
512 Ibid., p. xxxix (notre traduction).
513 Ibid., p. xxxiii (notre traduction).
514 Ibid, p. 56 (notre traduction).
515 Blaug, M., 1958, Ricardian Economics : A Historical Study. London, Yale University Press, p. 61 ; Meek,
R.L., 1950, « The Decline of Ricardian Economics in England », Economica, vol. 17(65) : 43-62.
516 Torrens, R., 1844, The Budget. London, Smith & Elder, p. xxxviii.
517 Cf. Cotterill, C., 1831, An Examination of the Doctrines of Value as set Forth by Adam Smith, Ricardo,
McCulloch, Mill, the Author of “A Critical Dissertation”, &c., Torrens, Malthus, &c., &c., Being a Reply to
those Distinguished Authors. London, Simpkin & Marshall, p. 8.
518 Whately, R., 1831, The Rights of Industry : Adressed to the Working-Men of the United-Kingdom. London,
S-E, p. 56 et seq.
123
père du célèbre Léon Walras (1834-1910), publiait par ailleurs un ouvrage intitulé De la
nature de la richesse et de l’origine de la valeur, dans lequel il faisait expressément dériver
la valeur de la rareté des biens utiles.
En 1832, George Poulett Scrope (1797-1876) s’attaque à son tour à Hodgskin et à
Ricardo, qu’il accuse tous deux d’empoisonner la société anglaise519. Scrope rejette
catégoriquement le théorème fondamental de la répartition, qu’il dénonce avec une
extraordinaire virulence520. Il ira en fait jusqu’à publiquement accuser Ricardo de haute
trahison521. Richard Jones (1790-1855) dénonce quant à lui les fantasmes, les lubies et les
illusions de ceux qui croient, à l’instar de Ricardo, que les intérêts de classes sociales sont
logiquement ou nécessairement opposés522. L’essayiste Thomas De Quincey, qui admirait
autrefois Ricardo, fait maintenant volte-face par opportunisme : dangereux et inconscients à
la fois, les ricardiens précipitent selon lui la fin de la nation anglaise en faisant activement
la promotion de la lutte des classes523.
Les adversaires de Ricardo se présentent bien entendu eux-mêmes comme les
défenseurs de la classe ouvrière. La classe ouvrière anglaise a été manipulée par les
ricardiens, les socialistes, les communistes, les chartistes et les ownites (etc.), martèle ainsi
le juriste Mountifort Longfield (1802-1884), par exemple, et elle doit maintenant être
rééduquée ; Longfield console ainsi lui-même les ouvrières et les ouvriers avec la théorie de
la valeur-utilité524.
Abandonnées et répudiées en Angleterre, les idées de Ricardo sont très mal
accueillies sur le continent. Pour l’économiste français J.-A. Blanqui (1798-1854), Ricardo
s’est regrettablement « jeté dans une sorte de métaphysique économique, toute hérissée
519 Scrope, G.P., 1833, Principles of Political Economy. London, Longman, Rees, Orme, Brown, Green &
Longman, p. 150-151.
520 Cf. Hollander, S., 1980, « The Post-Ricardian Dissension : A Case-Study in Economics and Ideology », in
Hollander, S., 1995, The Literature of Political Economy : Collected Essays, vol. II. London, Routeledge,
p. 145.
521 Scrope, G.P., 1832, « Jones On the Doctrine of Rent », The Quarterly Review, vol. XLVI (nov. 1831- jan.
1832), p. 116-117.
522 Jones, R., 1831, An Essay on the Distribution of Wealth and on the Sources of Taxation. London, John
Murray, p. 328.
523 De Quincey, T., 1844 « The Logic of Political Economy », in De Quincey, T., 1890, The Collected
Writings of Thomas De Quincey, vol. IX. Edinburg, Adam and Charles Black, p. 250.
524 Longfield, M., 1834, Lectures on Political Economy. Dublin, Milliken & Son, p. 158.
124
d’arguments et de formules ardues »525. Sa théorie économique n’a tout simplement aucune
valeur scientifique. Pour Say, un consort de Sismondi, dont se réclameront également les
historicistes allemands, les économistes ricardiens se sont « jetés dans une métaphysique
sans application ; ils ont transformé l’économie politique en une science de mots et
d’arguments; sous prétexte de l’étendre, ils l’ont poussée dans le vide »526. Il vaut mieux
— ajoute Say — s’en tenir à « l’investigation des faits et de leurs enchainements qu’à des
syllogismes »527. Ricardo fait-il des syllogismes ? Est-il une sorte de dialecticien ? Peut-
être ; peut-être pas. Cela importe peu. Pour Say, les constructions théoriques de Ricardo ne
sont que de « vaines subtilités »528. Elles n’ont pas la moindre valeur scientifique :
La meilleure dialectique aussi bien que le calcul le plus exact, s’ils partent d’une
donnée incertaine [c.-à-d. la valeur-travail - MJL], arrivent à des résultats douteux.
Quand on admet pour fondement, au lieu d’un fait bien observé, un principe qui
n’est fondé lui-même que sur une argumentation, on risque d’imiter les scolastiques
du moyen-âge, qui discutaient sur des mots au lieu de discuter sur des choses, et qui
prouvaient tout, hors la vérité.529
La première — la vieille ou l’ancienne — école historique d’économie politique se
dresse elle aussi violemment contre Ricardo, opposant comme Sismondi l’étude des
« faits aux spéculations abstraites, la diversité des situations nationales à l’uniformité et
l’immuabilité du cadre classique »530. Mais on s’oppose surtout au théorème fondamental
de la répartition. Comme en Angleterre, ce théorème importune les gens biens du
continent, il menace leur légitimité. En faisant de l’antagonisme des intérêts de classe, de
l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches,
Ricardo a brusquement dévoilé l’inanité et la vacuité de l’idée de l’harmonie naturelle (ou
nationale) des intérêts de classes à laquelle adhéraient la plupart de ses contemporains et
525 Blanqui, J.-A., 1837, Histoire de l’économie politique en Europe depuis les Anciens jusqu’à nos jours, t.II.
Paris, Guillaumin, p. 200.
526 Say, J.-B., 1841 [1803], Traité d’économie politique (6e ed.). Paris, Guillaumin, p. 41.
527 Say, J.-B., 1848, Oeuvres diverses. Paris, Guillaumin, p. 505
528 Ibid. p. 527
529 Say, J.-B., 1841 [1803], Traité d’économie politique (6e ed.). Paris, Guillaumin, p. 15-16.
530 Etner, F., 2000, Histoire de la pensée économique. Paris, Economica, p. 107.
125
ceux de Marx531. On se livrera ainsi autour du Capital aux mêmes débats auxquels on
s’était d’abord livré autour des Principes de l’économie politique et de l’impôt, puisque la
théorie économique ricardienne a toujours été perçue comme une théorie sulfureuse et
belliciste, qui incitait inévitablement les ouvrières et les ouvriers à la révolte.
Selon ses impitoyables détracteurs, Ricardo procède fâcheusement à la manière des
métaphysiciens du passé :
L’œuvre de Ricardo est avant tout métaphysique. Il raisonne toujours d’une manière
abstraite ; lors même qu’il discute des hypothèses, il le fait comme un
mathématicien qui examinerait l’une après les autres les différentes valeurs que peut
prendre une expression. Ce n’est point dans la statistique et dans l’observation
directe des phénomènes concrets de l’histoire qu’il aime à trouver ses arguments ou
ses exemples. Mais, sous cet aspect, il possède bien à un degré remarquable les
qualités du philosophe [...] il ne voit pour les profits qu’une cause de hausse ou de
baisse : c’est la baisse ou la hausse des salaires […] Rien de plus attristant et de plus
sombre que cette formule, parce qu’elle affirme comme un dogme scientifique
l’antagonisme fatal du patron et de l’ouvrier, dont l’un ne saurait jamais gagner
qu’aux dépens de l’autre.532
Il faut insister : la théorie économique ricardienne oppose impitoyablement les
classes sociales entre elles533. Et c’est d’abord cela qui explique son recul et non pas l’une
ou l’autre de ses insuffisances scientifiques ou les ressemblances réelles ou alléguées
qu’elle présenterait avec la métaphysique dogmatique d’autrefois — la métaphysique
hégélienne, par exemple. Cela est bien sûr également vrai des ressemblances qui
existeraient supposément entre le Capital et la Science de la logique ou la Phénoménologie
de l’esprit. À l’instar des hommes qui se sont dressés devant Ricardo, les hommes qui se
sont dressés devant Marx ne sont pas des universitaires désintéressés et objectifs, soucieux
de retracer l’histoire des idées ou de retracer le véritable pedigree des auteurs dont ils
étudient les textes ; non, ces hommes cherchaient plutôt à discréditer Ricardo, puis Marx,
pour des raisons politiques évidentes.
531 Cf. Skousen, M., 2007, The Big Three in Economics : Adam Smith, Karl Marx and John Maynard
Keynes. Armonk, M.E. Sharpe, p. 57, 106.
532 Rambaud, J., 1902, Histoire des doctrines économiques, 2ème éd. Paris, Librairie de la Société du recueil
général des lois et arrêts et du Journal du palais, p. 294-295.
533 Cf. Burkitt, B., 1984, Radical Political Economy. New York, New York University Press, p. 30.
126
Les gens biens ont stratégiquement affirmé que Ricardo avait donné naissance au
socialisme afin de le discréditer534. De ce fait, les économistes anglais du XIXe siècle n’en
finissent plus de conjurer et de combattre le spectre de Ricardo. Pour eux, « “l’homme à
abattre”, c’est Ricardo, et non Marx »535. En 1879, dans la préface de la seconde édition de
son livre séminal The Theory of Political Economy, Stanley Jevons (1835-1882)
prophétisait ainsi qu’on se rendrait compte un jour que « cet homme compétent, mais aux
idées fausses, David Ricardo, a engagé la locomotive de la science économique sur une
mauvaise voie »536. L’influent Alfred Marshall (1842-1924), qui a très longtemps dominé
l’économie politique du XXe siècle, tentera lui aussi de se débarrasser en un tour de main
de Ricardo « comme d’un ancêtre des théoriciens socialistes »537. Jevons, Marshall et leurs
innombrables condisciples néoclassiques s’échineront en fait à démontrer que le « régime
de la libre concurrence entre les individus et les entreprises privées procure le meilleur
résultat possible pour la société, c’est-à-dire réfuter les attaques socialistes contre le régime
capitaliste »538. Dans leurs théories, il n’y a d’ailleurs absolument « pas de classes sociales,
uniquement des individus »539.
Ricardo a consacré ses Principes de l’économie politique et de l’impôt aux lois
nécessaires et universelles de la production capitaliste, et non pas aux contingences de
l’expérience — ce que lui reprochait expressément Say :
Peut-être est-on fondé à reprocher à M. Ricardo de raisonner quelquefois sur des
principes abstraits auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé dans une
hypothèse qu’on ne peut attaquer parce qu’elle est fondée sur des observations non
contestées, il pousse ses raisonnements jusqu’à leurs dernières conséquences, sans
comparer leurs résultats à ceux de l’expérience ; semblable à un savant mécanicien
534 Cf. Foxwell, H.S. 1899, « Introduction », in Menger, A., 1899 [1886], The Right to the Whole Produce of
Labour : The Origin and Development of the Theory of Labour’s Claim to the Whole Product of Industry.
New York, McMillan, p. lxxxiii-lxxxiv ; Hollander, J.H., 1910, David Ricardo : A Centenary Estimate.
Baltimore, John Hopkins Press, p. 128.
535 Dostaler, G., 2013 [1978], Valeur et prix : histoire d’un débat. Paris, L’Harmattan, p. 15.
536 Jevons, S., 1879 [1871], The Theory of Political Economy (2nd ed.). London, Macmillan and Co, p. 45
(notre traduction).
537 Hobsbawm, E., 2014 [2011], Et le monde changea. Paris, Actes Sud, p. 197.
538 Denis, H., 2009 [1966], Histoire de la pensée économique. Paris, Presses Universitaires de France, p. 488.
539 Frantzen, P., 1978, Histoire de la pensée économique. Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, p.
199.
127
qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait
l’impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres.
Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en ligne droite ; mais une force
vitale, souvent inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les faits loin de nos
calculs. Dès lors rien dans le livre ne représente ce qui arrive réellement dans la
nature. Il ne suffit pas de partir des faits : il faut se placer dedans, marcher avec eux,
et comparer incessamment les conséquences que l’on tire avec les effets qu’on
observe. L’Économie politique, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner,
fût-ce par des raisonnements justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit
nécessairement arriver ; elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est la
conséquence d’un autre fait réel. Elle doit découvrir la chaine qui les lie, et toujours
constater par l’observation l’existence des deux points où la chaine se rattache540
On retrouve dans les Principes un long enchaînement de propositions logique qui
mène inexorablement le lecteur à une terrible conclusion au sujet de l’antagonisme
nécessaire des intérêts de classes541. On trouve ce même enchaînement dans le Capital, ce
même rationalisme implacable et cette même conclusion542. En d’autres termes, on y trouve
la formule spécifiquement ricardienne qui affirme comme un dogme scientifique
l’antagonisme fatal du patron et de l’ouvrier, dont l’un ne saurait jamais gagner qu’aux
dépens de l’autre.
540 Say, J.-B., 1819 [1803], Traité d’économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment
les richesses, t.I (4ème ed.). Paris, Deterville, p. lxiv-lxv.
541 Ingram, J.K., 1919 [1888], A History of Political Economy. A&C Black, London, p. 120.
542 King, J.E., M.C. Howard, 1975, The Political Economy of Marx. London, Longman, p. 80.
128
5. Récapitulation
David Ricardo a intentionnellement élaboré et défendu la théorie de la valeur travail
et le théorème fondamental de la répartition afin de convaincre le Parlement anglais
d’abroger les lois-céréales, qui interdisaient l’importation de céréales en Angleterre lorsque
les cours passaient en dessous d’un certain seuil. L’abolition des lois-céréales permettait de
saper le pouvoir de l’aristocratie terrienne au profit de la nouvelle classe des industriels. En
fait, l’abaissement du prix du blé faisait d’une pierre trois coups :
a. Résoudre une pressante question sociale ;
b. Briser le pouvoir féodal de l’aristocratie terrienne ;
c. Favoriser les industriels en supprimant une des causes de la pression à la hausse
des salaires.
Les débats auxquels a historiquement pris part Ricardo, nous l’avons vu, se
déroulaient dans une conjoncture historique menaçante : au lendemain de l’épisode
napoléonien, l’Angleterre fut contrainte d’importer des céréales afin de subvenir aux
besoins alimentaires croissants de sa population — la consommation de céréales par
habitant était demeurée constante, certes, mais la demande augmentait irrésistiblement au
rythme de l’essor démographique. En 1815, la production agricole anglaise ne suit déjà
plus. Le prix des céréales grimpe. Les ouvrières et les ouvriers réclament bruyamment de
meilleurs salaires. Les profits des industriels s’effondrent, ou menacent de s’effondrer. Les
propriétaires fonciers, qui exercent le pouvoir politique, engrangent des rentes colossales.
Pour Ricardo, le jeu de l’offre et de la demande qui passionne ses contemporains
n’explique rien. La valeur des céréales est déterminée selon lui par la quantité de travail
normalement nécessaire à la production d’une tonne de céréales sur la terre la moins fertile
du pays, et non pas par les fluctuations du marché. Les propriétaires des terres les plus
fertiles ont des coûts de production moins élevés puisque la production d’une tonne de
céréales nécessite moins de travail sur leurs terres et ils engrangent par suite une plus-value
supplémentaire — la rente différentielle. Cette rente est l’effet du prix élevé des céréales, et
non pas sa cause. C’est précisément pourquoi les intérêts des propriétaires fonciers sont
toujours opposés à ceux de toutes les autres classes de la société. Marx s’alignera plus tard
129
scientifiquement et politiquement sur Ricardo. Ricardo était d’ailleurs selon lui
« parfaitement d’accord avec les ouvriers »543 au sujet de l’antagonisme nécessaire des
intérêts de classes. Les ouvrières et les ouvriers anglais (= salaire) avaient en effet compris
que la lutte entre le système protecteur et le système du libre-échange correspondait à la
lutte entre les propriétaires fonciers (= rente) et les capitalistes (= profit). Les ouvriers
anglais savaient en outre très bien que les propriétaires fonciers défendaient les lois-
céréales qui leur assuraient des rentes élevées, tandis que les capitalistes défendaient le
libre-échange afin de faire baisser le prix des céréales, ce qui aurait simultanément fait
chuter les salaires et les rentes544.
Comme le réalisa d’abord Ricardo, Smith a eu tort de concevoir la valeur comme la
somme ou l’agrégat de la rente, du profit et du salaire puisque le travail est en réalité le fons
et origo de toute la valeur susceptible d’être répartie entre les classes sociales. Ricardo fut
ainsi le tout premier économiste a faire de l’antagonisme des intérêts de classe, de
l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Le
conflit des intérêts entre les détenteurs de ces trois formes particulières de la plus-value est
un « conflit principiel dans l’analyse ricardienne de la répartition »545. Dans l’analyse
marxienne, aussi.
Ricardo et Marx estiment tous deux que, dans l’hypothèse de la concurrence parfaite
et de l’équilibre parfait, la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de
travail direct et indirect nécessaire à sa production, pourvu que ce travail soit effectué
conformément aux normes existantes de l’efficacité productive, cette quantité de travail se
mesure en temps, et il suffit de ramener les différentes qualités de travail à un type
homogène de travail. Cela signifie notamment qu’une même quantité de travail produira
toujours une même quantité de valeur, sans égard aux propriétés matérielles des
marchandises. La hausse des salaires n’a aucun effet sur la valeur des marchandises; en
contrepartie, elle affecte les profits qui doivent nécessairement baisser, puisque les salaires
543 Marx, K., 1978 [1848], « Speech to the Question of Free Trade. Delivered to the Democratic Association
of Brussels at its Public Meeting of Jan. 9, 1848 », Marx-Engels Collected Works, vol. VI. London, Lawrence
& Wishart, p. 457 (notre traduction).
544 Ibid.
545 Carrier, B., 1993, L’analyse économique des conflits : éléments d’histoire des doctrines. Paris,
Publications de la Sorbonne, p. 47.
130
accaparent dès lors une part plus grande d’un même revenu — la rente est quant à elle une
ponction sur la valeur totale produite, qui diminue d’autant la grandeur de la valeur
susceptible d’être partagée en salaire et en profit. Elle n’est pas un revenu de production,
mais un revenu de transfert et elle n’a d’autre justification que le contrôle juridique d’une
ressource rare, la terre.
Il existe donc une relation inversement proportionnelle entre salaires et profits, une
relation nécessaire, et c’est précisément de cette relation que dépend la dynamique de
l’accumulation du capital. Il s’agit là du théorème fondamental de la répartition. Et ce
théorème fonde la lutte des classes chez Marx, il l’explique546.
546 Cf. Foster, J., 1990, « Class », in Eatwell, J., M. Milgate, P. Newman, (dirs.), 1990, Marxian Economics.
New York, W. W. Norton, p. 80.
131
Deuxième partie : Karl Marx
1. L’homme du Capital
Le Capital est la réponse que Marx a donnée au principal problème en économie
politique. Le plan et le mode d’exposé de l’ouvrage trouvent historiquement là leur origine
et leur explication. Mais en tant qu’auteur, Marx doit aussi composer avec des contraintes
d’atelier. Comme l’explique l’historien Roger Chartier (1945-) dans ses remarquables
travaux sur l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture, il n’est pas de texte hors le
support qui le donne à lire et il n’est pas de compréhension d’un écrit, quel qu’il soit, qui ne
dépende des formes dans lesquelles il atteint son public. La représentation selon laquelle le
texte existe en lui-même, séparé de toute matérialité, est fausse et trompeuse à la fois. De
là — insiste Chartier — la distinction indispensable entre deux ensembles de dispositifs :
« ceux qui relèvent des stratégies d’écritures et des intentions de l’auteur, ceux qui résultent
d’une décision d’éditeur ou d’une contrainte d’atelier. Les auteurs n’écrivent pas des
livres ; non, ils écrivent des textes que d’autres transforment en objets imprimés »547. C’est
là une distinction qu’omettent habituellement d’opérer ceux qui s’interrogent sur la
structure dialectique, ou prétendument dialectique, que Marx aurait librement donnée à son
ouvrage548. L’influent Jean Hyppolite, pour ne citer ici qu’un seul exemple entre beaucoup
d’autres, affirme ainsi que le Capital partage le même plan d’ensemble et de détails que la
Phénoménologie de l’esprit, et que les différents livres qui le composent s’enchainent les
uns aux autres comme le font autrement les déterminations du concept chez Hegel549. Cette
hypothèse ne possède malheureusement aucun fondement historique ou textuel, elle ignore
tout simplement les débats auxquels Marx prenait part et ce qu’il espérait accomplir. Le
Capital n’est d’ailleurs pas l’ouvrage d’un spécialiste de Hegel, mais bien plutôt l’ouvrage
longtemps différé d’un auteur « qui, à partir des préoccupations essentiellement
philosophiques et sociologiques de ses années de début, se concentra de plus en plus sur
547 Chartier, R., 1998, Au bord de la falaise. Paris, Albin Michel, p. 76-77.
548 « La littérature portant sur le plan et le mode d’exposé du Capital traite surtout de leurs rapports au modèle
hégélien » (Bidet, J., 2000, Que faire du Capital ? Paris, Presses Universitaires France, p. 12).
549 Cf. Hyppolite, J. 1948, « De la structure du Capital et de quelques présuppositions philosophiques dans
l’œuvre de Marx », Bulletin de la Société Française de Philosophie, No. 6 : 169-203.
132
l’économie à mesure que les années passaient, jusqu’au point où cette discipline accapara
presque toutes ses heures de travail »550.
Quoi qu’il en soit, Marx est un auteur prolixe et répétitif, qui réécrit sans cesse les
mêmes manuscrits sans pour autant progresser551. Sa carrière est non seulement jalonnée de
manuscrits abandonnés, inachevés ou incomplets, ce qui alimente toujours plusieurs
controverses, mais elle est de surcroit jalonnée de cruels échecs professionnels, de délais
manqués et de contrats brisés. Comme nous le verrons au cours des pages suivantes,
l’histoire offre des réponses sures aux questions que l’on se pose souvent sur la structure du
Capital et de l’enchainement des livres qui le composent.
Déconsidéré ou méconnu aujourd’hui, Karl Kautsky a longtemps été le « plus
légitimé des marxistes »552. À titre de secrétaire personnel de Friedrich Engels, il fut le
premier à attirer l’attention sur les différents plans du Capital que Marx s’était
successivement proposé de réaliser au cours des ans, et, selon lui, Marx avait
essentiellement terminé d’ébaucher les manuscrits des quatre livres du Capital dès 1863 et
seule la mise en forme de ces manuscrits lui restait encore à faire lorsque le premier livre
du Capital est finalement paru en 1867553.
Certes, Marx a parfois évoqué un imposant plan de travail en six rubriques, ou en
six livres, à l’époque à laquelle il étudiait encore quotidiennement l’économie politique
dans la célèbre salle de lecture circulaire du British Museum554. Comme l’a pourtant signalé
l’économiste et historien Henryk Grossmann (1881–1950), qui rejoint les rangs de l’École
de Francfort (« Institut für Sozialforschung » ) en 1925, on ne trouve absolument aucune
référence textuelle chez Marx à ce plan après 1860555. Marx a-t-il tout simplement
550 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 21.
551 Cf. Blaug, M., 1980, A Methodological Appraisal of Marxian Economics. Amsterdam, North Holland
Publishing Company.
552 Guéry, F., 1984, « Kautsky, Karl », in Huisman, D. (dir.), 2009 [1984], Dictionnaire des philosophes.
Paris, Presses universitaires de France, p. 1010.
553 Kautsky, K., 1910, « Vorwort », in Marx, K., 1910 [1861-1863], Theorien über den Mehrwert (aus dem
nachgelassenen Manuskript “Zur kritik der politischen okonomie”), Bd. I. Stuttgart, J.H.W Dietz Nachf., p.
viii-x.
554 Cf. Marx, K., 1981 [1858], « Marx à Lassalle, 22 février 1858 », Correspondance, t.V. Paris, Éditions
Sociales, p. 143.
555 Grossmann, H., 1929, « Die Änderung des ursprünglichen Aufbauplans des Marxschen Kapital und ihre
Ursachen », Aus Archive für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, vol.14 : 305-338.
133
abandonné le célèbre plan de travail en six rubriques qu’il a évoqué avant 1860 ? Non. Ce
plan d’ensemble est plutôt devenu le plan du troisième livre du Capital, dans lequel Marx
reprend une à une les différentes rubriques auxquelles il avait d’abord ambitieusement
projeté de consacrer des livres entiers556. C’est néanmoins ce plan exploratoire
qu’invoquent encore aujourd’hui ceux qui affirment, avec satisfaction ou regret, que le
Capital est un ouvrage incomplet, c’est-à-dire un ouvrage qui devrait ou qui aurait dû
compter six livres, ou encore un ouvrage renié par son auteur, qui aurait ultimement été
incapable de résoudre la contradiction qui existerait, dit-on, entre l’analyse de la valeur-
travail (= livre I) et la réalité hégémonique des prix du marché (= livre III).
Avant de nous intéresser au plan en quatre livres que Marx a finalement adopté, il
convient donc de dire ici quelques mots sur la contradiction que les détracteurs de Marx se
sont bruyamment congratulés de découvrir entre le premier et le troisième livre du Capital.
L’existence ou la non-existence de cette contradiction ne nous concerne pas ici. En
revanche, il nous faut souligner que cette objection que l’on a initialement faite à Marx au
tournant du XXe siècle est une redite de la « vieille objection faite à la théorie ricardienne,
qui oppose les prix de marché à la valeur d’échange »557. Comme Ricardo, Marx affirme
que les marchandises sont le produit du travail humain et qu’elles n’auraient aucune valeur
sans le travail employé à les produire, mais ils savent tous deux que le monde sensible dans
lequel les individus agissent et prennent effectivement leurs décisions est le monde des prix
des productions, considérés comme barycentres des prix de marché. Surchargée
d’ornements et lourde à l’excès, la prose de Marx obscurcit cependant parfois des théories
économiques comparativement simples. C’est notamment là une chose que Wilhelm
Roscher lui reprochait (« schwerfällig abstracte und doch unpräcise Ausdrucksweise »558).
Ses propos sont toutefois ici sans équivoques : « tout le processus de production capitaliste
est réglé par le prix des produits. Les prix régulateurs de production sont régis à leur tour
par l’égalisation du taux de profit et la répartition correspondante du capital dans les
différentes sphères de la production »559. La concurrence entre les branches d’industrie
556 Cf. Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.III, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 483-485.
557 Mandel, E., 1967, La formation de la pensée économique de Karl Marx. Paris, Maspero, p. 85.
558 Roscher, W., 1874, Geschichte der National-oekonomik in Deutschland. München, Oldenbourg, p. 1021.
559 Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t.III. Paris, Édition Sociale, p. 257.
134
conduit selon Marx à l’égalisation des taux de profit différents existant dans les différentes
branches de la production capitaliste, pour tendre vers un seul taux général ou moyen. Cette
égalisation est réalisée par le transfert de capital et, par suite, de travail d’une branche à
l’autre de la production560. Les capitalistes de certaines branches perdent une partie de la
plus-value créée par leurs ouvrières et par leurs ouvriers, tandis que les capitalistes d’autres
branches réalisent un excédent de plus-value : les premiers vendent leurs marchandises à
des prix inférieurs à leur valeur ; les seconds, à des prix supérieurs à leur valeur. Le prix de
la marchandise de chaque branche est donc formé par les frais de production et le profit
moyen (le prix égal aux frais de production de la marchandise plus le profit moyen est le
prix de production)561. Le débat entourant la transformation de la valeur en prix de
production qui a éclaté à la fin du XIXe siècle ne nous intéresse pas directement ici —
retenons plus simplement ici que ce problème trouve ses origines et sa solution dans la
théorie économique ricardienne.
Le Capital a exigé au cours des ans de nombreuses ébauches, de nombreuses
révisions et de nombreuses réorganisations562. Pour autant qu’il soit historiquement
possible d’en juger, Marx a toutefois adopté dès 1863 le plan en quatre livres que nous
connaissons aujourd’hui563. Et ce plan répond aux exigences de la théorie économique
ricardienne, à l’antagonisme des intérêts de classes. À la différence de ce qu’écrit
Hyppolite, entre autres, le plan du Capital ne pose pas de difficultés particulières. L’énigme
n’existe pas.
Marx a été l’un des journalistes les mieux connus et les mieux rémunérés de son
époque, et ses opinions sur les affaires monétaires et financières européennes faisaient
autorité dans le monde anglo-saxon. Il était en contrepartie un théoricien socialiste d’abord
peu connu en Allemagne, puis redouté et calomnié. De fait, il « ne trouvait pas facilement
560 Cf. Dumenil, G., 1980, De la valeur au prix de production. Paris, Economica, p. 99 et seq.
561 « La productivité particulière du travail dans une sphère particulière ou dans une affaire particulière de
cette sphère n’intéresse directement que les capitalistes qui y participent, dans la mesure où elle permet à la
sphère isolée par rapport au capital total ou au capitaliste individuel par rapport à sa sphère de réaliser un
profit extra. Ceci démontre, avec une exactitude mathématique, pour quoi les capitalistes, bien qu’ils se
comportent en faux frères dans leurs concurrence entre eux, consitutent néanmnoins une véritable franc-
maçonneire vis-à-vis de la classe ouvrière » (Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t.I. Paris, Édition
Sociale, p. 212)
562 Cf. Rosdolsky, R., 1992 [1977], The Making of Marx's Capital (2 vols). London, Pluto Press.
563 Appelbaum, R. P., 1988, Karl Marx. London, Sage, p. 30.
135
d’éditeur assez courageux pour l’imprimer »564. En mars 1865, après avoir mené de longues
recherches et de longues négociations, il s’engage enfin contractuellement à livrer
« l’œuvre intégrale, autrement dit les quatre livres du Capital »565 à l’éditeur libéral Otto
Meissner (1819-1902), de Hambourg. En vertu de ce contrat, l’œuvre intégrale de Marx
devait originellement paraître en deux tomes publiés simultanément566. Le premier de ces
tomes devait regrouper les trois premiers livres du Capital, c’est-à-dire la partie proprement
théorique de l’ouvrage. Le second tome devait quant à lui en contenir le quatrième livre,
entièrement consacré celui-là à l’histoire de la pensée économique. Volumineux (+/- 1,600
pages), extrêmement dense et savamment documenté, ce livre représente cependant à lui
seul un « monument de zèle théorique »567. Marx y retrace en effet minutieusement ce qu’il
nomme lui-même les « formes historiquement décisives des premiers énoncés des lois de
l’économie politique et de leurs développements »568. Il y retrace l’histoire de la découverte
de la plus-value, des formes particulières qu’elle revêt — rente, profit, salaire — et de
l’inversion subséquente du rapport qui existe véritablement entre celles-ci et la plus-value
dans la société bourgeoise, c’est-à-dire dans l’esprit ou dans la conscience ordinaire des
agents de la production569.
Chronologiquement, Marx a rédigé la partie historique du Capital avant d’en
rédiger la partie théorique. Mais dès le 31 juillet 1865, il informe Engels qu’il ne lui reste
plus que « trois chapitres à écrire pour terminer la partie théorique (les trois premiers
livres) »570 du Capital. En d’autres mots, Marx a très rapidement achevé d’ébaucher sa
réponse au principal problème en économie politique, en rassemblant et en organisant les
matériaux économiques qu’il avait accumulés jusque-là ainsi que les milliers de pages qu’il
avait noircies depuis son arrivée à Londres, vingt ans plus tôt — le contrat passé avec
564 Rubel, M., 2012, Marx et les nouveaux phagocytes. Paris, Éditions du Sandre, p. 123.
565 Rubel, M., 1968, « Notice », in Marx, K., « Matériaux pour le deuxième volume du Capital : Livre III : le
processus d’ensemble du capital », Œuvres, t.II. Paris, Pleaide, p. 867.
566 Cf. S-A, 1985 [1865], « Agreement Between Mr. Karl Marx and Mr. Otto Meissner, Publisher and
Bookseller », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 361.
567 Schumpeter, J, 1990 [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 38.
568 Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 401.
569 Ibid., p. 26.
570 Marx, K., 1981 [1865], « Marx à Engels, 31 juillet 1865 », Correspondance, t.VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 147.
136
Meissner a eu sur lui un puissant effet tonique. C’est au cours de cette période d’intense
activité intellectuelle que Friedrich-Albert Lange est personnellement entré en contact avec
Marx, dans l’espoir de fonder avec lui une nouvelle revue socialiste. Querelleur et
orgueilleux, Lange avait non seulement fait de Hegel une sorte d’épouvantail théorique et
rhétorique dans son ouvrage Die Arbeiterfrage in ihrer Bedeutung für Gegenwart und
Zukunft, paru quelques mois plus tôt, en janvier 1865, mais il diffusait de plus
énergiquement en Allemagne les idées économiques et politiques de Thomas Malthus
(= darwinisme social) que combattait justement Marx. Marx, qui réagit à chaud aux
évènements, n’est jamais plus passionné que lorsqu’il attaque son propre camp ou ses
anciens compagnons de route. Comme le montrent ses écrits épistolaires, c’est l’inanité de
Lange et de ses consorts malthusiens qui l’ont soudainement amené à se présenter comme
un disciple de Hegel cette année-là (1865) et à reprendre par bravade dans le premier livre
du Capital, dont il préparait justement la mise en forme, la manière particulière qu’avait ce
dernier de s’exprimer. Il s’expliquera plus tard, dans la second édition de son ouvrage —
nous y reviendrons.
Le 13 février 1866, Marx écrit donc une nouvelle fois à Engels afin de l’informer de
ses progrès les plus récents :
En ce qui concerne ce “satané” livre, voici où c’en est : il a été achevé à la fin
décembre [1865 - MJL]. L’exposé sur la rente foncière (l’avant-dernier chapitre)
constitue à lui seul presque un volume dans sa rédaction actuelle […] J’ai
commencé à recopier et à retoucher le style exactement le 1er janvier571.
Le Capital est achevé, ou peu s’en faut. Et son auteur y propose une prodigieuse
synthèse de l’économie politique anglaise572. C’est là son principal intérêt, comme l’avait
très bien compris Roscher (« Die unzweifelhafte Stärke von K. Marx liegt in der
eingehenden Kenntniß englischer Literatur, Gesetzgebung und Praxis »573). L’ouvrage de
Marx n’est pas fondé sur la philosophie allemande, fût-elle hégélienne ou non, mais bien
plutôt sur « l’énorme masse de faits et de chiffres que Marx avait assimilés à la salle de
571 Marx, K., 1981 [1865], « Marx à Engels, 13 février 1866 », Correspondance, t.VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 214.
572 Cole, G.D.H., 1953, A History of Socialist Thought, vol. I. London, MacMillan & Co., p. 270-300.
573 Roscher, W., 1874, Geschichte der National-oekonomik in Deutschland. München, Oldenbourg, p. 1021.
137
lecture du British Museum »574. Rédigé en allemand par un savant allemand, le Capital est
prioritairement destiné à un public allemand et il répond aux conventions rhétoriques et
stylistiques de l’époque. Roscher et ses compatriotes n’ont eu aucune peine à le lire ou à le
comprendre.
En somme, donc, Marx a donc retouché et achevé le style du manuscrit du premier
livre du Capital à compter du 1er janvier 1866, en ajoutant à cette « énorme masse de faits
et de chiffres » une foule de références politiques, littéraires, scientifiques, juridiques et
philosophiques qui témoignent de sa prodigieuse culture livresque. Contradicteur et
combatif, il lui ajoute alors également une foule de remarques satiriques aux fortes
intonations swiftiennes, dans lesquelles il se moque des personnalités publiques et des
mœurs de son temps, ainsi que plusieurs attaques personnelles dirigées contre ses
adversaires intellectuels et politiques du moment575. En réponse à F.-A. Lange et à ses
consorts, il se livre de plus à un pastiche de Hegel, une bravade mal avisée qui viendra plus
tard le hanter. La composition du troisième livre du Capital, qui renferme le très long
exposé sur la rente foncière dont parle Marx dans sa lettre à Engels, est déjà terminée
lorsque le premier livre de l’ouvrage est paru. Conformément aux exigences de la théorie
économique ricardienne, cet exposé conduit directement à l’exposé (inachevé) sur les
classes sociales qui conclut la partie théorique de l’ouvrage.
Marx perçoit de Meissner soixante livres sterling (£60) à titre d’avance. Fier et
impossible à satisfaire, il dénonce en privé l’avarice de son éditeur, mais c’est là en réalité
une avance généreuse, qui correspond au salaire annuel d’un boutiquier londonien. Du
reste, Marx brisera son contrat. Il allonge en quelque sorte délibérément l’ouvrage, car,
selon sa propre formule, ces « chiens d’Allemands n’apprécient la valeur des livres qu’à
leur volume cubique »576. Le premier livre du Capital prend ainsi très vite des dimensions
inhabituelles pour l’époque — il représente maintenant un tome à lui seul —, des
dimensions commercialement non viables qui forceront Meissner à revoir de fond en
comble leur entente, tout comme les ventes décevantes de l’ouvrage en Allemagne. On
574 Lepenies, W., 1995, Les trois cultures. Paris, Maison des Sciences de l’Homme, p. 125.
575 Cf. Wilson, E., 1972 [1940], To the Finland Station : A Study in the Writing and Acting of History. New
York, Penguin, p. 338 et seq.
576 Marx, K., 1964 [1862], « Marx à Engels, 18 juin 1862 », Lettres sur le Capital. Paris, Éditions Sociales, p.
119
138
devine aisément les difficultés qu’aurait ensuite eues Marx à trouver un éditeur désireux de
faire affaire avec lui. À la veille de la publication du premier livre du Capital, il écrit
néanmoins à un admirateur de longue date, le médecin hanovrien Ludwig Kugelmann
(1828-1902) :
Le premier tome devra paraître d’abord et non les deux ensembles comme je l’avais
initialement projeté. En outre, l’ouvrage s’étendra maintenant vraisemblablement
sur trois tomes. L’œuvre entière se compose en effet des parties suivantes :
Livre I — Procès de production du capital.
Livre II — Procès de circulation du capital.
Livre III — Formes du procès d’ensemble.
Livre IV — Contribution à l’histoire de la théorie.
Le premier tome comprend les deux premiers livres. Le troisième livre, remplira, je
pense, le tome II et le quatrième le tome III. J’ai jugé nécessaire de recommencer ab
ovo dans le premier livre, c’est-à-dire de résumer en un seul chapitre sur la
marchandise et l’argent, mon premier ouvrage chez Dunker. J’ai estimé que c’était
nécessaire, non seulement pour être plus complet, mais parce que même de bonnes
têtes ne comprennent pas la chose tout à fait exactement ; il devait donc y avoir
quelque chose de défectueux dans le premier exposé, particulièrement dans
l’analyse de la marchandise.577
Le premier chapitre du premier livre du Capital est celui dont la philosophie a le
plus discuté, et c’est dans ce chapitre que Marx ferait prétendument la preuve de sa fidélité
à Hegel578. Comme le souligne pourtant ici Marx, ce chapitre contient en fait un résumé de
son ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique, publié quelques années plus
tôt par l’éditeur et politicien libéral Franz Dunker (1822-1888)579.
En d’autres termes, le premier chapitre du livre I du Capital est tiré d’un traité
d’économie politique presque entièrement consacré à la théorie quantitativiste de la
monnaie que défendait David Ricardo, et non pas à l’un ou l’autre des ouvrages de Hegel.
En 1865, Marx a reformulé ou réécrit un texte antérieur, en lui donnant un vernis hégélien,
ce qui explique en partie pourquoi il a jusqu’ici été impossible d’identifier de véritables
577 Marx, K., 1981 [1866], « Marx à Ludwig Kugelmann, 13 octobre 1866 », », Correspondance, t.VIII.
Paris, Éditions Sociales, p. 327.
578 Cf. Jameson, F., 2011, Representing Capital : A Commentary on Volume One. New York, Verso, p. 11.
579 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 17.
139
homologies ou de véritables correspondances entre les catégories qu’emploie Marx et celles
qu’employait Hegel. Marx ne reproduit pas réellement les schémas hégéliens, il emprunte
tout simplement la prose de Hegel. Comme l’écrit l’historien et épistémologue de
l’économie Mark Blaug (1927-2011), le Capital ne devrait d’ailleurs pas effrayer ou
étonner quiconque a « réussi à lire les Principes de Ricardo. La méthode de raisonnement
est la même, et toute l’analyse est construite sur les hypothèses ricardiennes. De plus, le
style de Marx, au moins dans le livre I qu’il a complété et terminé pour qu’il paraisse, est
beaucoup plus vivant que celui de Ricardo. Le fait que Marx utilise le jargon hégélien
constitue, certes, une difficulté, mais on a beaucoup trop insisté là-dessus. On s’y habitue
vite, et ce n’est qu’un voile : Marx lui-même qualifie de “coquetterie” l’usage qu’il fait du
vocabulaire particulier à Hegel »580. Cette « coquetterie » est, nous l’avons dit, absente des
manuscrits des trois autres livres du Capital, qui ont été rédigés plus tôt, mais dont Marx
n’a pas lui-même achevé la mise en forme581. En revanche, nous avons ici le plan définitif
du Capital, mis à part le découpage en tomes qui s’est trouvé légèrement modifié par
Engels suite à une contrainte d’atelier582. Du reste, Marx a personnellement confirmé la
validité de ce plan en quatre livres dans une autre lettre écrite en 1867, adressée celle-là au
militant ouvrier Sigfrid Meyer (1840-1872), émigré aux États-Unis583. Il l’a ensuite
publiquement confirmé en préface du premier livre du Capital, mais c’est là une chose que
l’on semble souvent ignorer584. Il n’y a donc aucune raison d’affirmer ou de réaffirmer
aujourd’hui que le Capital est un ouvrage incomplet, qui devait compter six livres, comme
on le fait trop souvent.
Contrairement à certaines idées reçues, Marx a activement pris part aux luttes
politiques de son temps585. Il est un intellectuel public et engagé, et non pas un reclus586.
580 Blaug, M., 1998, La pensée économique. Paris, Économica, p. 326
581 Cf. Marx, K., 1991 [1877], « Marx to Sigmund Schott (3 November 1877) », Marx-Engels Collected
Works, vol. XLV. London, Lawrence & Wishart, p. 287.
582 Cf. Engels, F, 1885, « Préface », in Marx, K., 1977 [1861-1863], Le capital, l.II, t.I. Paris, Éditions
Sociale, p. 9-13.
583 Marx, K., 1981 [1867], « Marx à Sigfrid Meyer, 30 avril 1867) », Correspondance, t.VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 369-370.
584 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 20-21.
585 Cf. Nimtz, Jr. A.H., 2000, Marx and Engels : Their Contribution to the Democratic Breakthrough.
Albany, State University of New York Press.
140
Exclu des milieux universitaires, il ne jouit cependant pas de la confortable situation de la
skholè, ce « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre
et libéré à ces urgences et au monde »587. Il a ainsi parfois (volontairement ou non) délaissé
la rédaction du Capital pour se livrer à des activités politiques qu’il jugeait plus pressantes
et plus utiles. Il a de plus parfois été contraint de la délaisser pour des raisons personnelles,
familiales ou professionnelles.
À l’instar de Ricardo, Marx était issu d’une famille bourgeoise, mais il était lui-
même un « bourgeois totalement désargenté »588. Malchanceux en affaires, imprévoyant,
criblé de dettes, apatride, impliqué dans de continuels procès de presse et dans
d’incessantes querelles d’émigrés, Marx est non seulement affairé et éparpillé, mais il est
d’abord préoccupé par les petites et les grandes affaires de son temps — Guerre franco-
prussienne, Commune de Paris, unification nationale de l’Allemagne, etc.
Abattu par les ventes décevantes du premier livre du Capital, qui devaient le
renflouer — il vit aux crochets de Engels —, diminué par des problèmes de santé et par
une série de drames et de deuils familiaux, il n’a pas eu le loisir ni la force d’achever la
mise en forme des différents manuscrits qui composent son œuvre maitresse ; il n’en
ressentait apparemment pas non plus aussi vivement le désir, le besoin ou la nécessité après
1869-70.
Marx ne souffrait pas de la maladie du charbon, comme on l’a longtemps affirmer,
afin d’expliquer son incapacité à terminer le Capital, mais bien plutôt d’hidrosadénite, une
maladie chronique de la peau qui entraine l’apparition de fistules, de nodules et d’abcès
débilitants et douloureux, qui constituent une infirmité physique et psychologique
majeure589. En tous les cas, à compter de 1873, il n’avait plus la force physique ou
psychologique de voir à la publication de l’ouvrage, même s’il l’avait véritablement voulu
— il était las et épuisé. Il étudie et il lit alors encore beaucoup, mais il écrit très peu de
choses nouvelles. Il amasse plutôt pêle-mêle des matériaux historiques et ethnographiques
qu’il est désormais incapable de synthétiser ou qu’il n’a pas le loisir ou le désir de
586 Sloan, P., 1973, Marx and the Orthodox Economists. Oxford, Blackwell, p. 135.
587 Bourdieu, P. 1997, Méditations pascaliennes. Paris, Seuil, p. 10.
588 Cottret, B., 2010, Karl Marx. Paris, Perrin, p. 216.
589 Shuster, S., 2008, « The Nature and Consequence of Karl Marx’s Skin Disease », The British Journal of
Dermatology, no. 158 : 1-3.
141
synthétiser590. À cette date, la « condition économique de Marx s’était améliorée, car le
loyal Engels se trouva dans la possibilité de lui assurer un revenu stable (£250) »591. À
l’aide de cette rente appréciable, il aurait aisément pu se consacrer à l’écriture. Le contenu
de la cinquantaine de grands cahiers que Marx a noircis au cours des dix dernières années
de sa vie tend toutefois à indiquer que ce dernier s’est progressivement désintéressé du
Capital et qu’il avait en quelque sorte renoncé à l’idée de mettre lui-même en forme ses
différents manuscrits592. L’idée selon laquelle le « Nachlass de Marx peut encore comporter
des éléments décisifs plus ou moins délibérément cachés par les gazophillax, les gardiens
du trésor, est une idée que nous rencontrons souvent »593. Cette idée est malheureusement
fausse. Les ultimes manuscrits marxiens qui restaient récemment encore à dépouiller et à
étudier n’ont tout simplement rien révélé de nouveau ou d’important594.
Achevés ou non par Marx, ou en partie achevés par lui, les quatre livres du Capital
forment un ouvrage complet. En outre, Marx a des instructions éditoriales à Engels en vue
de l’édition posthume de ses manuscrits595. Il en a également laissé à sa fille Eleanor
(« Tussy ») Marx-Aveling, dont il était très proche et qui verra elle aussi à la publication
posthume de ses œuvres, à l’édition du livre IV du Capital, notamment596. On peut bien sûr
aujourd’hui se féliciter ou se désoler du travail accompli par les exécuteurs littéraires de
Marx, mais il est tout simplement faux de prétendre que le Capital est un ouvrage
incomplet et que les livres (hégéliens ?) que projetait supposément de rédiger Marx en
contiendraient la vérité597. Comme l’a posément montré l’économiste Samuel Hollander
(1937-), les violentes critiques que l’on a adressées à Engels au cours des dernières années
sont pour la plupart infondées, et on exagère caricaturalement les erreurs triviales que ce
590 Nicolaïevski, B., O. Maenschen-Helfen, 1997 [1937], La vie de Karl Marx. Paris, Vermillon, p. 417.
591 Tönnies, F., 2012 [1921], Karl Marx : sa vie et son œuvre. Paris, Presses Universitaires de France, p. 84.
592 Oakley, A., 1983, The Making of Marx’s Critical Theory : A Bibliographical Analysis. London,
Routeledge, p. 116.
593 Lefrebvre, J.-P., 1985, « Problèmes d’éditions : présentation du corpus », in Labica, G., (dir), 1985,
L’Œuvre de Marx, un siècle après (1883-1983). Paris, Presses Universitaires de France, p. 28.
594 Mausto, M., 2011, « Иной Маркс : возвращение к истокам », Логос, vol.2. : 160-167.
595 Evans, M, 2007 [1975], Karl Marx. London, Routeledge, p. 20-21.
596 Cf. Gabriel, M., 2011, Love and Capital. New York, Back Bay Books, p. 578.
597 Cf. Sowell, T., 2007, On Classical Economics. Oxford, Yale Universty press, p. 172 et seq.
142
dernier a parfois commises à titre d’éditeur. Engels a documenté et justifié chacune de ses
décisions éditoriales, et les décisions qu’il a bel et bien prises indiquent qu’il a
délibérément tenu compte des différents manuscrits que Marx a rédigés entre 1857 et 1863
afin de mettre en forme les livres du Capital598. Disons-le : Engels possédait une éthique
calviniste de travail et une rigueur que Marx lui-même ne possédait tout simplement pas599.
Marx a donc non seulement reformulé en termes quasi- ou pseudo-hégéliens dans le
Capital ce qu’il avait d’abord dit dans sa Contribution à la critique de l’économie politique,
un ouvrage résolument ricardien, mais il a de plus fait du titre de cet ouvrage le sous-titre
de l’édition allemande du Capital. La Contribution à la critique de l’économie politique,
rappelons-le, fut largement ignorée par le public allemand.
Court et comparativement monotone, l’ouvrage a profondément déçu les amis et les
collaborateurs de Marx, qui avaient très longtemps attendu sa parution. Johannes von
Miquel (1828-1901), plus tard appelé à devenir le ministre des Finances de la Prusse, s’était
par exemple étonné de n’y trouver aucune idée nouvelle, tandis que Wilhelm Liebkneckt
(1826-1900) reprochera emphatiquement à Marx de l’avoir trahi600. Or, cet ouvrage était
pour Marx lui-même le « résultat de quinze années d’études, donc du meilleur temps de
[s]a vie »601. Le nom de Hegel n’apparait qu’une seule fois dans la Contribution à la
critique de l’économie politique : Marx l’évoque péjorativement en préface, au début d’une
courte biographie intellectuelle destinée à convaincre son premier public allemand que ses
théories économiques, de « quelque manière d’ailleurs qu’on les juge et pour si peu qu’elles
concordent avec les préjugés intéressés des classes régnantes, sont le résultat de longues et
consciencieuses études »602.
Abondamment documentées par les historiens, les « longues et consciencieuses
études » qu’a menées Marx entre 1849 et 1863 n’intéressent généralement pas les
interprètes hégéliens du Capital, qui se comportent plutôt comme si Marx s’était approprié
598 Hollander, S., 2011, Friedrich Engels and Marxian Political Economy. Cambridge, Cambridge University
Press, p. 303 et seq.
599 Hunt, T., 2009, Marx’s General. New York, Metropolitan Books, p. 243.
600 Mehring, F., 2009 [1918], Karl Marx : histoire de sa vie. Paris, Bartillat, p. 302.
601 Marx, K., 1983 [1858], « Marx à Lassalle, 12 novembre 1858 », Correspondance, t.V. Paris, Éditions
Sociales, p. 233.
602 Marx, K., 1977 [1859], Contribution à la critique de l’économie politique. Paris, Éditions Sociales, p. 5.
143
la philosophie de Hegel sans l’étudier, sans la commenter et sans lui consacrer une seule
heure de travail603. Ils détournent par suite le sens de la préface de la Contribution à la
critique de l’économie politique, ils en isolent quelques mots afin de faire de Marx un
hégélien alors que ce dernier reproche plutôt en passant à Hegel de mal comprendre
l’histoire et la société civile, à l’instar des autres théoriciens du XVIIIe siècle. Les
interprètes hégéliens du Capital ne s’aventurent d’ailleurs généralement pas au-delà de
cette célèbre préface, puisque l’ouvrage auquel Marx a consacré le « meilleur temps de [s]a
vie » ne contient pas la moindre référence à Hegel ou à sa dialectique. Cet ouvrage montre
au contraire que Marx espérait résoudre les mêmes problèmes théoriques que Ricardo, qu’il
défend alors énergiquement contre ses critiques continentaux604.
Le premier livre du Capital est lui aussi ignoré par le public allemand. On mettra
ainsi cinq ans à en écouler le premier tirage (= 1000 copies). Désireux de faire connaître et
reconnaître l’ouvrage, Marx et Engels ont eux-mêmes rédigé ou dicté sous le couvert de
l’anonymat la quasi-totalité des comptes rendus critiques de la première édition du Capital
qui ont été publiés entre 1867 et 1873605. Ces comptes rendus fascinants nous renseignent
ainsi aujourd’hui sur les intentions de Marx, c’est-à-dire sur la force illocutoire du Capital,
et sur le public auquel il était d’abord destiné. Par opposition à Hyppolite, pour citer une
nouvelle fois cet exemple commode, jamais Marx et Engels n’ont affirmé que la
compréhension préalable de la philosophie hégélienne était nécessaire ou utile à la
compréhension du Capital. Marx et Engels s’en prennent plutôt à leurs adversaires du
moment, à Lassalle, notamment, qui s’était finalement rangé du côté des propriétaires
fonciers allemands (« junkers ») dans leurs luttes contre les industriels, comme Malthus
l’avait d’abord fait en Angleterre, ainsi qu’aux membres de l’école historique d’économie
politique allemande. En fait, ils mettent nommément au défi les historicistes allemands de
répliquer au Capital, puisque c’est à eux que s’en prend Marx606. Le fondateur de l’école
603 Cf. Adamson, W.L., 1985, Marx and the Disillusionment of Marxism. Berkely, University of California
Press, P. 60-74.
604 Shoul, B., 1967, « Karl Marx’s Solutions to Theoretical Problems of Classical Economics », in Howard,
M.C., J.E. King (dirs.), 1976, The Economics of Marx. Harmondsworth, Penguin, p. 150-161.
605 Rubel, M., 2000 [1974], Marx critique du marxisme. Paris, Payot, p. 432.
606 Cf. Engels, F., 1985 [1867], « Review of Volume One of Capital for the Zunkunft (30 October, 1867) »,
Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 207-210 ; Engels, F., 1985 [1867],
« Review of Volume One of Capital for the Rheinische Zeitung (12 October, 1867 », Marx-Engels Collected
144
historique d’économie politique allemande, Wilhelm Roscher, est ainsi sa cible préférée607.
Et pour cause — Roscher emprunte la même méthode que les représentants de l’école
historique de droit608. Roscher et ses condisciples considèrent l’économie politique comme
une science purement empirique, voire purement descriptive, qui a pour objet l’histoire
nationale609. Convaincu de la supériorité de la théorie économique ricardienne, Marx ne
partageait pas leur avis. Il fustigera au contraire la vulgarité des économistes allemands
dans la postface de la seconde édition allemande du Capital, rédigée au lendemain de la
guerre franco-prussienne, une guerre qui allait mener coup sur coup à l’insurrection ratée
de la Commune de Paris et à l’unification de l’Allemagne : « le puissant esprit théorique,
qui passait pour être le patrimoine allemand » — ironise-t-il alors — « a disparu chez les
classes soi-disant cultivées d’Allemagne »610.
Entre la fin du XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe siècle, l’Allemagne a été
« l’Athènes philosophique des temps modernes et, après deux millénaires, elle avait offert à
toute l’humanité une moisson spéculative aussi originale et abondante que celle des
philosophes de l’Attique »611. Inversement, l’économie politique y a connu un
développement superficiel et médiocre. Pour Marx, la vulgarité de l’économie politique
allemande, son insuffisance scientifique, était l’expression intellectuelle et idéologique du
Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 210-214 ; Engels, F., 1985 [1867], « Review of Volume
One of Capital for the Elberfelder Zeitung (2 November, 1867 », Marx-Engels Collected Works, vol. XX.
London, Lawrence & Wishart, p. 216-219 ; Engels, F., 1985 [1867], « Review of Volume One of Capital for
the Dusseldorfer Zeitung (3 November, 1867) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence
& Wishart, p. 219-224 ; Engels, F., 1985 [1867] « Review of Volume One of Capital for the Beobachter
(27 December, 1867 ) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 224-227 ;
Engels, F., 1985 [1867] « Review of Volume One of Capital for the Staats-Anzeiger fur Wurttemburg (27
December, 1867) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 227-229 ;
Engels, F., 1985 [1868] « Review of Volume One of Capital for the Neue Badische Landeszeitung (21
January, 1868) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 229-231 ; Engels,
F., 1985 [1868] « Review of Volume One of Capital for the Demokratisches Wochenblatt (21-28 Marc,
1868) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 231-238 ; Engels, F., 1985
[1868] « Review of Volume One of Capital for the The Fortnightly Review (28 June, 1868. Signed by
Samuel Moore) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 238-260 ; Marx,
K., 1985 [1867], « Plagiarism (Die Zukunft, 12 December, 1867) », Marx-Engels Collected Works, vol. XX.
London, Lawrence & Wishart, p. 260-263.
607 Manale, M., 1976, « La constitution du “marxisme” », Économies et sociétés, vol. 18(3) : 836.
608 Cf. Hofer, S., 2000, « Jurisprudence, History, National Economics After 1850 », in Koslowski, P. (dir.),
2000, The Theory of Capitalism in the German Economic Tradition. New York, Springer : p. 468-499.
609 Hodgson, G.M., 2001, How Economics Forgot History. London, Routeledge, p. 59-60.
610 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 23.
611 Croce, B., 1991 [1932], Histoire de l’Europe au XIXe siècle. Paris, Gallimard, p. 390.
145
grave retard économique, commercial et industriel qu’accusait l’Allemagne sur l’Angleterre
au milieu du XIXe siècle. L’école historique allemande de la « Nationalökonomie tirait sa
raison d’être d’une critique pragmatique et empirique, et plus tard aussi fondamentale, de
l’idéologie libérale de l’école classique, d’un Adam Smith ou d’un David Ricardo »612. Et
ses représentants considéraient péjorativement Marx comme un économiste ou un socialiste
ricardien, tout comme Karl Rodbertus-Jagetzow, par exemple613. En retour, Marx
considérait que les économistes allemands se comportaient plutôt comme de mauvais
écoliers, qui singeaient selon lui les économistes vulgaires d’outre-Manche : « entre leurs
mains » — écrit-il — « l’expression théorique de sociétés plus avancées se transforma en
un recueil de dogmes, interprétés par eux dans le sens d’une société arriérée, donc
interprétée à rebours »614. Le socialisme de la chaire (« Kathedersozialismus ») professé par
certains historicistes allemands avait très peu en commun avec le socialisme ricardien
auquel adhérait lui-même Marx615. Marx se moquait du reste des représentants de l’école
historique d’économie politique allemande, qui faisaient tout simplement l’étalage de
leur « érudition historique et littéraire »616. Mais il leur a de plus reproché d’avoir orchestré
contre le Capital la même « conspiration du silence qui leur avait réussi pour [s]es
précédents écrits »617. Ils auraient cependant été contraints de changer de tactique compte
tenu du vif succès que le Capital remportait dans les milieux ouvriers en Allemagne — ils
ont alors crié à la « sophistique hégélienne »618. Cette accusation est toutefois plus ou
moins fondée. Comme le souligne Schumpeter, l’idée que la théorie marxienne ait jamais
signifié ou pu signifier quoi que ce soit pour les ouvrières et les ouvriers du milieu du XIXe
siècle, ou même pour aucun groupe à l’exception d’un nombre restreint d’intellectuels et de
bourgeois radicaux prédisposés à lire le Capital en dépit de sa taille et de sa complexité, est
612 Abelshauser, W., 2004, « L’école historique et les problèmes d’aujourd’hui », in Bruhns, H. (dir.), 2004,
Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber. Paris, Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, p. 20.
613 Solem-Grimmer, E., 2003, The Rise of Historical Economics and Social Reform in Germany, 1864-1894.
Oxford, Oxford University Press, p. 122-123.
614 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 23.
615 Sperber, J., 2013, « Karl Marx the German », German History, vol. 31(3) : 389
616 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 23.
617 Ibid., p. 26
618 Ibid.
146
sans doute « l’un des éléments les plus touchants de l’idéologie personnelle de Marx et de
Engels »619. Certes, on encourage publiquement les ouvrières et les ouvriers à étudier
l’ouvrage lors du IIIIe congrès de l’Association internationale des travailleurs, qui se réunit
à Bruxelles, en septembre 1868, des délégués socialistes venus de Belgique, de France, du
Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse et d’Espagne, mais en dépit de cet appel,
qui ne pouvait atteindre qu’un petit nombre d’ouvrières et d’ouvriers, le retentissement du
Capital est d’abord très faible620. L’œuvre de Marx a ouvert une nouvelle étape dans
l’histoire du socialisme, mais il faut attendre plus d’une dizaine d’années après la parution
du premier livre du Capital pour pouvoir parler de la diffusion de la pensée de Marx621.
L’opposition politique et scientifique des économistes allemands a peu à voir avec la
circulation du Capital dans les milieux ouvriers. En dépit des souhaits et des espoirs de
Marx, le Capital ne pouvait tout simplement pas être un succès : « les longs
développements d’économie politique rebutèrent les non-initiés. De plus, pour faire sérieux
et exciter les spécialistes, Marx avait placé au début et au milieu de l’ouvrage des
paragraphes écrits dans le style hégélien, ce qui en rendait la lecture difficile à beaucoup, et
ce qui était en contradiction avec le désir de Marx que son livre soit lu par des ouvriers »622.
Les ouvrières et les ouvrières ne sont évidemment pas incultes. Ils possèdent plutôt leur
propre culture. Autodidactes et dotés d’une agencivité propre, les ouvrières et les ouvriers
rédigeaient alors leurs propres traités, leurs propres journaux et leurs propres
déclarations623. Ils n’avaient d’ailleurs généralement pas le désir ni le loisir de lire des
ouvrages tels que le Capital, qui ne proposent aucune solution pratique aux questions qu’ils
se posaient eux-mêmes et auxquelles ils tentaient collectivement de répondre à travers leurs
propres organisations624. Exclus des institutions, des salons et des boudoirs bourgeois, les
619 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 21.
620 Genkow, H., 1968, Karl Marx. Dresden, Verlag Zeit im Bild, p. 306.
621 Bruhat, J., 1972 « La place du Capital dans l’histoire du socialisme » in Droz, J. (dir.), 1972, Histoire
générale du socialisme, t.I : des origines à 1875. Paris, Presses Universitaires de France, p. 600-601.
622 Delperrié de Bayac, J., 1979, La Vie de Karl Marx. J.C. Lattès, Paris, p. 312.
623 Cf. Johnson, R., 1980, «“Really Useful Knowledge” : Radical Education and Working-Class Culture,
1790-1848 », in Clarke, J., C. Critcher, R. Johnson 1980, Working Class Culture : Studies in History and
Theory. London, Hutchinson, p. 75-103.
624 « Nous trouvons dès 1832 des appels à la création d’un parti ouvrier (et d’une Chambre ouvrière) — la
représentation des ouvriers par des ouvriers comme la seule manière de garantir leurs droits économiques »
(Judt, T., 1987, Le marxisme et la gauche française, 1830-1981. Paris, Hachette, p. 73).
147
ouvrières et les ouvriers ne s’intéressaient évidemment pas davantage à Hegel et à sa
dialectique. La poignée d’ouvrières et d’ouvriers qui a bel et bien lu le Capital fut séduite
par la conclusion à laquelle mène nécessairement la théorie ricardienne de la valeur-travail
et non pas par les prouesses hégéliennes de son auteur625. Ils sont toutefois peu nombreux à
l’avoir lu, pour différentes raisons pratiques ou politiques. En fait, selon une « estimation
qui fut faite en 1905, il apparut qu’à peine 10% des militants du parti social-démocrate
possédaient une connaissance quelconque des schémas de pensées marxistes »626. Fondé à
Gotha en 1875, le parti social-démocrate allemand a pourtant été le premier parti politique à
revendiquer le nom et les théories de Marx627. En France, le Capital rebute également le
lectorat : « l’accès direct à l’œuvre n’était pas aisé — la langue comme la culture
économique de Marx faisaient obstacle »628. On mettra ainsi plus de vingt-cinq à en écouler
le premier tirage. Les ouvrières et les ouvriers anglais, faut-il le rappeler, ne connaissaient
pas davantage l’œuvre de Marx629. Comprise ou non, bien connue ou pas, sa « théorie et sa
stratégie politique seront cependant loin de faire l’unanimité au sein du mouvement
ouvrier »630.
Au plan rhétorique, le mot ouvrier a d’abord servi à nommer une condition sociale
et professionnelle, mais il est rapidement devenu un élément explicite du discours
économique et politique au XIXe siècle : « l’ouvrier est entré dans l’histoire des idées
comme personnification de l’antithèse ; c’est-à-dire comme objet ultime de la
déshumanisation du système industriel et en même temps — en puissance ou déjà en acte
— sujet ultime de la libération et de la réhumanisation du système »631. C’est bien sûr là le
rôle qu’il joue chez Marx. Mais Marx concevait les classes sociales et la lutte des classes de
625 Berlin, I., 1996 [1978], Karl Marx. Oxford, Oxford University Press, p. 175-176.
626 Jousse, E., 2007, Réviser le marxisme ? D’Édouard Bernstein à Albert Thomas, 1896-1914. Paris,
L’Harmattan, p. 62-63.
627 Silks-Kilroy, R., 1972, Socialism Since Marx. New York, Taplinger, p. 33.
628 Prochasson, C., 2004, « L’invention du marxisme français », in Becker, J.-C., G. Candar (dirs.), 2004,
Histoire des gauches françaises, t.I. Paris, La découverte, p. 428.
629 Willis, K., 1977, « The Introduction and Critical Reception of Marxist Thought in Britain, 1850- 1900 »,
The Historical Journal, vol. 20(2) : 417-459.
630 Bezbakh, P., 1994, Histoires et figures du socialisme français. Paris, Bordas, p. 87.
631 Calvino, T., 1964, « L’antithèse ouvrière », in Clavino, T., 2003, Défis aux labyrinthes : textes et lectures
critiques, t.I (1955-1978). Paris, Seuil, p. 121.
148
manière abstraite et théorique, et il s’exprimait dans un langage savant qui échappait à la
vaste majorité des ouvrières et des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire le langage de
l’économie politique classique632.
Les commentateurs qui ne connaissent pas ce langage confondent eux-mêmes
parfois des termes économiques ordinaires du XIXe siècle avec des concepts hégéliens ou
marxiens633. Du coup, depuis l’entre-deux-guerres, « nombre de marxistes, et non pas
seulement ceux dont l’esprit incline à la philosophie, sont bien proches de penser que le
marxisme prend racine dans l’hégélianisme et que, le rapport étant de dépendance, le
consentement à la “méthode dialectique” constitue une partie de l’orthodoxie marxiste.
Marx lui-même était d’une opinion différente »634. Cette orthodoxie nuit toujours à la
compréhension de l’ouvrage de Marx. À l’instar des autres savants allemands de sa
génération, Marx a sans aucun doute trouvé chez Hegel des idées à employer et à attaquer
ici et là, des formules à répéter ou à paraphraser librement, mais il a intentionnellement eu
recours dans son ouvrage aux idées de Ricardo afin d’analyser le fonctionnement du régime
capitaliste et d’en expliquer les transformations nécessaires635.
On insiste très souvent sur l’aspect critique du Capital afin d’opposer Marx et
Ricardo636. Les interprètes hégéliens ne s’entendent généralement pas sur le sens du
criticisme marxien637. En revanche, ils s’entendent pour affirmer que le « terme de
“critique” apparait comme un leitmotiv chez Marx »638. Mais est-ce bien le cas ? Comme
nous l’avons déjà dit, la bibliographie des œuvres complètes de Marx compte plus de 900
titres, et, malgré ce que suggère spontanément l’organisation ex post facto de cet immense
corpus, l’auteur du Capital fait en réalité un usage parcimonieux de ce terme plurivoque. Il
n’a jamais jugé utile de le définir ou de définir les différents usages scientifiques et
632 Sperber, J., 1991, Rhineland Radicals : The Democratic Movement and the Revolution of 1948-1849.
Princeton, Princeton University Press, p. 303-304.
633 Kolm, S.-C., 1986, Philosophie de l’économie. Paris, Seuil, p. 152-153.
634 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 56.
635 Cf. Aron, R., 2002 [1962-1977], Le marxisme de Marx. Paris, Éditions de Fallois, p. 342.
636 Cf. Lagueux, M., 1982, Le marxisme des années soixante : une saison dans l’histoire de la pensée critique.
Montréal, Hurtubise, p. 148.
637 Cf. Stillman, G.P., 1983, « Marx’s Entreprise of Critique » in Pennock, J.R., J.W. Chapman (dirs.), 1983,
Marxism. New York, New York University Press, p. 33-54.
638 Raulet, G., P.-L. Assoun, 1978, Marxisme et théorie critique. Paris, Payot, p. 31.
149
politiques qu’il en fait. Une chose semble néanmoins certaine : « le criticisme du Capital
diffère notablement de celui de 1843 »639.
Élaboré, préparé et rédigé en Angleterre au terme de longues recherches, le Capital
est en effet un exposé positif et non pas un pamphlet ou un écrit de circonstance, un
manifeste ou un article rédigé en Allemagne pour un hebdomadaire rhénan. Comme en
atteste l’immense appareillage bibliographique de l’ouvrage, ses fréquents appels de notes
et ses innombrables références à l’emploi des spécialistes, Marx a consacré sa vie à l’étude
de l’économie politique et il fait preuve ici d’une véritable prétention scientifique. Il
élabore dans son ouvrage un « système de concepts et de lois, et il entreprend l’analyse de
mécanismes comme la concurrence ou la crise, de manière souvent très technique »640. À
la manière de Ricardo, il élabore ce système de concepts et de lois économiques en
expliquant, une à une, minutieusement, les erreurs logiques et méthodologiques que les
économistes de son époque ont commises, et en palliant les insuffisances de leurs
théories respectives : « sauf à jouer sur les mots — ce qui a souvent été le cas chez les
commentateurs — sa critique de l’économie politique est aussi une économie politique »641.
Selon toute vraisemblance, la critique marxienne de l’économie politique doit être
entendue comme une refonte de la théorie économique ricardienne, et non pas à une rupture
épistémologique avec l’économie politique classique à une dénonciation générale de
l’économie politique comme discipline642. Dit autrement on ne peut pas soutenir que Marx
« rompt radicalement avec l’économie politique »643 ou opposer d’une manière ou d’une
autre sa pensée à celle de Ricardo. Marx est un bourgeois désargenté et un bruyant militant
communiste, mais il ne s’attaque pas à l’économie politique elle-même. Il s’attaque à
l’économie vulgaire, qui conçoit la valeur comme la somme ou l’agrégat de la rente, du
profit et du salaire. Et c’est d’abord aux économistes allemands qu’il s’en prend. C’est
d’ailleurs là un projet qu’il a initialement entrepris au cours de son exil volontaire à Paris,
639 Renault, E., 1995, Marx et l’idée de critique. Paris, Presses universitaires de France, p. 105.
640 Duménil, G., M. Löwy, E. Renault, 2009, Lire Marx. Paris, Presses universitaires de France, p. 193-194.
641 Faccarello, G., 2000, « Karl Marx et la critique de l’économie politique : le purgatoire du temps présent »,
in Béraud, A., G. Faccarello (dirs.), 2000, Nouvelle histoire de la pensée économique, t.II. Paris, La
Découverte, p. 70-71.
642 Renault, E., 2014, Marx et la philosophie. Paris, Presses Universitaires de France, p. 149.
643 Gislain, J.-J., 1990, « Marx : quelle critique radicale de l’économie politique ? », in Beaudry, L., C.
Deblock, J.-J. Gislain (dirs.), 1990, Un siècle de marxisme. Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 51.
150
au lendemain de la fermeture de la Rheinische Zeitung au printemps 1843. Ses premières
tentatives étaient maladroites et confuses. Et pour cause : avant de découvrir la théorie
économique ricardienne en 1844, par le biais d’un texte écrit par Engels, Marx se faisait
une idée naïve et approximative de l’économie. En fait, ses premières critiques se limitaient
à un « mélange de clichés antisémites et de cris d’indignation contre l’égoïsme »644. La
lutte théologique et canonique contre l’usure d’abord entreprise au Moyen Âge s’est très
longtemps accompagnée d’une hostilité populaire générale contre les juifs, majoritairement
assimilés aux usuriers645. Cette lutte se poursuivait toujours activement à l’époque de Marx,
mais Marx lui-même a rapidement quitté cette poussiéreuse arène religieuse. Inutilement et
arbitrairement ré-intitulés Manuscrits économico-philosophiques de 1844 au XXe siècle, les
célèbres cahiers parisiens de Marx ne constituent non pas un traité philosophique, mais bien
plutôt l’ébauche d’un ouvrage intitulé Kritik der Politik und National-Ökonomie, que Marx
s’était engagé à écrire pour le compte de l’éditeur Julius Leske (1821-1886), de Darmstadt,
rencontré par hasard en France646. Les quelques pages consacrées à la philosophie
hégélienne que renferment ces manuscrits constituent en quelque sorte des rémanences des
travaux menés par Marx quelques mois plus tôt, c’est-à-dire à l’époque où il rédigeait, à
Kreuznach, sa virulente dénonciation de la philosophie du droit de Hegel — un écrit anti-
prussien de circonstance, publié dans l’unique livraison des Deutsch–Französische
Jahrbücher, un journal libéral et francophile cofondé par Marx et par le jeune-hégélien
Arnold Ruge (1802-1880)647. Les débats intellectuels et politiques qui avaient d’abord
conduit Marx à rédiger ce texte avaient ensuite perdu leur importance648.
644 Papaioannou, K., 1972, « De la critique du ciel à la critique de la terre », in Engels, F., K. Marx, 1972
[1843-1844], La première critique de l’économie politique : écrits de 1843-1844. Paris, Union générale
d’édition, p. 25.
645 Cf. Ancelet-Metter, D., 2010, La dette, la dîme et le denier : une analyse sémantique du vocabulaire
économique et financier au Moyen Age. Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 233.
646 Cf. S-A, 1975 [1844], « Contract Between Marx and the Leske Publishers in Darmstadt on the Publication
of Kritik der Politik und National-Ökonomie », Marx-Engels Collected Works, vol. IV. London, Lawrence &
Wishart, p. 675n249.
647 Cf. Rojahn, J., 1984, « Marxismus - Marx - Geschichtswissenschaft : Der Fall der sog. “ökonomisch-
philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844” » International Review of Social History, vol. 28 (2) : 2-
49 ; Rojahn, J., 1983, « Ökonomisch-philosophischen Manuskripte aus dem Jahre 1844 », International
Review of Social History, vol. 28 (1) : 91-136.
648 « Au début des années 1840, comme tous les “jeunes hégéliens”, Marx observe avec dépit le contraste
frappant entre le sort de la France, une France qui a réussi sa Révolution en 1789 et l’a montré une nouvelle
fois en 1830, et celui du peuple allemand, incapable de faire son entrée dans la modernité, paralysé et
151
Marx brisera finalement le contrat qu’il a signé avec Leske et il ne publiera jamais
sa Kritik der Politik und National-Ökonomie, qui sera plutôt publié au cours de l’entre-
deux-guerres. Peu de temps après avoir abandonné ce manuscrit, Marx entamait la
rédaction d’un cahier de 800 pages (!) entièrement consacré au livre Geschichtliche
Darstellung des Handels, der Gewerbe und des Ackerbaus der bedeutendsten
handeltreibenden Staaten, de l’économiste et historien Ludwig Gustav von Gülich (1791-
1847). À lui seul, ce cahier oublié réduit à néant la maigre production philosophique
(hégélienne ou non) du jeune Marx, mais il est plutôt tombé dans l’oubli, comme les
interminables manuscrits économiques et politiques que Marx a rédigés lors de son séjour à
Manchester, en 1845.
Il peut parfois être difficile de distinguer les textes d’un auteur qui critique
l’économie, qui l’interroge ou qui la condamne, d’un texte proprement économique649.
Mais Marx espérait visiblement « construire une théorie supérieure à celle des économistes
de son temps »650. Il entretenait cependant avec eux un rapport scientifique et politique avec
eux et il soufflait tour à tour le chaud et le froid sur leurs travaux :
On peut résumer comme suit l’attitude de Marx à leur égard. Smith est l’économiste
de la période de la manufacture ; il voit dans le travail le principe créateur de toute
richesse ; il fait place à l’intérêt personnel et assouplit ainsi le caractère mécaniste
du mercantilisme. Malthus met l’accent sur les symptômes de l’aliénation ainsi que
sur l’importance de l’inégalité de l’échange entre capitalistes et travailleurs.
impuissant face à un État prussien conservateur dont le souverain refuse toute constitution. Les jeunes
philosophes qui déplorent la “misère allemande” ou le “retard allemand” réfléchissent. Marx défend l’idée
d’une révolution allemande qui aurait pour objectif historique de dépasser le précédent français : si la
Révolution française a proposé l’émancipation politique, la Révolution allemande doit viser elle à
l’émancipation sociale. Pour assurer une base théorique solide à ce programme révolutionnaire tant
philosophique que politique, le jeune Marx s’engage dans un processus de rupture avec la philosophie
classique allemande qui fait alors figure de puissant soutien de l’État prussien. En effet, au lieu de penser
l’histoire réelle et de se tourner vers l’avenir, la tradition philosophique — ici, la théorie de l’État de Hegel —
en est encore à critiquer l’État moderne tel que l’a constitué la Révolution française. Influencé par Ludwig
Feuerbach, ancien hégélien devenu l’un des auteurs les plus critiques du maître, Marx entame ses réflexions
sur les révolutions et la Révolution française par la critique de la philosophie hégélienne de l’État » (Louvrier,
J., 2007, « Marx, le marxisme et les historiens de la Révolution française au XXe siècle », Cahiers d’histoire,
No.102 : 149).
649 Cf. Gerard, B., 1993, « The Significance of Interpretation in Economics », in Henderson, W., T. Dudley-
Evans, R. Backhouse (dirs.), 1993, Economics and language. London, Routeledge, p. 51-63 ; Klamer, A.,
1990, « Towards the Native’s Point of View : The Difficulty of Changing the Conversation », in Lavoie, D.
(dir.), 1990, Economics and Hermeneutics. London, Routeledge, p. 20.
650 Daniel, J.-M., 2010, Histoire vivante de la pensée économique. Paris, Pearson, p. 155.
152
Malheureusement, il se sert de cette découverte pour démontrer la nécessité de la
misère ouvrière. Ricardo codifie l’économie classique qui découvre et exprime
l’opposition économique des classes. Il ne tient pas compte toutefois du caractère
historique du mode production qu’il considère comme éternel. Marx est beaucoup
plus sévère par contre pour les autres classiques : Senior, porte-parole des
bourgeois, Stuart Mill qui vulgarise, classe, mais tente un syncrétisme impossible
entre capitalisme et socialisme, Say, très vulgaire651.
Marx distingue nettement les économistes classiques des économistes vulgaires,
fussent-ils positivistes, utilitaristes ou historicistes. Les premiers cherchaient selon lui
à « pénétrer l’ensemble réel et intime des rapports de production dans la société
bourgeoise »652. Brillants ou non, célèbres ou oubliés, les économistes classiques étaient
scientifiquement désintéressés. Leurs successeurs — écrit sèchement Marx — sont
des « andouilles sans intérêt »653. Leurs théories ne possèdent aucune valeur scientifique654.
Cela dit, Marx se faisait une idée extrêmement complexe de l’histoire de l’économie
politique et de son développement, et il suffit pour s’en convaincre de lire le livre IV du
Capital, un ouvrage plus riche et plus achevé que les manuscrits prétendument hégéliens
qu’il a rédigés en 1857-1858655.
L’auteur du Capital ne condamne donc pas l’économie politique. Il déplore au
contraire ouvertement l’appauvrissement scientifique de l’économie politique, une
discipline à laquelle il a dédié toutes ses heures de travail, ou peu s’en faut, à compter de
1844656. Il est sans doute impossible de distinguer rigoureusement science et idéologie en
économie657. Mais selon Marx, l’économie politique a perdu son caractère scientifique vers
1830, pour devenir à compter de cette époque une forme d’apologétique bourgeoise658. En
651 Caire, G., 2008, « Les socialistes », in J.L. Bailly et al., (dir), 2008, Histoire de la pensée économique.
Rosny, Bréal, p. 173-174.
652 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 83.
653 Marx, K., 1980 [1857-1858], Manuscrits de 1857-1858, t.I. Paris, Éditions p. 252.
654 Boncoeur, J., H. Thouément, 2009, Histoire des idées économiques de Platon à Marx. Paris, Armand
Colin, p. 76.
655 Cf. Dobb, M., 1973, « Grundrisse : Article Review », Marxism Today, vol.7(10) : 305.
656 King, J.E., 1979, « Marx as an Economic Historian », History of Political Economy, vol. 11(3) : 382-394.
657 Cf. Lagueux, M., 2005, « Peut-on séparer science et idéologie en économie ?», Revue de philosophie
économique, vol.11(1) : 85-113.
658 « C’est en 1830 qu’éclate la crise décisive. En France et en Angleterre la bourgeoisie s’empare du pouvoir
politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en
153
somme, Marx reconnait la scientificité de l’économie politique classique et c’est dans cette
perspective qu’il condamne la non-scientificité de l’économie vulgaire, c’est-à-dire
l’économie politique non- ou post-ricardienne, dont il cloue au pilori les principaux
représentants — Malthus, Bastiat et Sismondi, surtout, dont les historicistes allemands
défendent intentionnellement les thèses ; Roscher, aussi, et Say. Il n’y a donc aucune raison
valable d’affirmer que « c’est contre l’économie politique de Smith ou de Ricardo que
Marx élabore son propre système »659. Ce dernier revendiquait au contraire publiquement
une filiation intellectuelle le reliant non pas à Hegel, comme l’affirment paradoxalement
plusieurs de ses détracteurs et de ses hagiographes, mais bien plutôt à Smith et à Ricardo
(cf. infra., p. 226). Il s’insurge ainsi violemment contre l’économie vulgaire, mais il « ne
s’insurge point contre les grandes doctrines classiques; au contraire, Marx prétend les
continuer en les renouvelant par une plus exacte compréhension »660. Battue en brèche par
l’historicisme et par le marginalisme au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et tenu,
à tort ou à raison, en piètre estime aujourd’hui, l’économie politique classique « trouve sa
plus haute expression chez Karl Marx »661.
plus accusées, de plus en plus menaçantes. Elle sonne le glas de l’économie bourgeoise
scientifique. Désormais il ne s’agit plus de savoir, si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal
sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au
pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de
l’apologétique » (Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 24-25).
659 Jousse, E., 2011, « Chronique d’un non-lieu : le marxisme en Grande-Bretagne », Cahiers d’histoire :
Revue d’histoire critique, vol. 114 : 74.
660 Gide, C., C. Rist, 1947, Histoire des doctrines économiques, t.II. Paris, Sirey, p. 517.
661 Hilferding, R., 1970 [1910], Le capital financier. Paris, Éditions de Minuit, p. 1.
154
2. Marx résout le principal problème en économie politique
Les nombreuses homologies que les interprètes hégéliens du Capital ont jusqu’ici
tenté d’établir entre les catégories onto-théo-logiques qu’emploie Hegel dans la Science de
la logique ou dans la Phénoménologie de l’esprit et les catégories économiques qu’emploie
Marx dans le Capital sont impossibles à réconcilier les unes avec les autres. Comme l’a en
effet démontré le philosophe Jacques Bidet (1935-) en comparant simplement entres elles
ces homologies, les interprètes hégéliens du Capital ne s’entendent même pas sur les
catégories qu’il conviendrait de rapporter à la philosophie hégélienne662.
Marx se moquait ouvertement de l’érudition superficielle des vieux- et des jeunes-
hégéliens de son époque, qui croyaient avoir « compris toute chose dès l’instant qu’ils
l’avaient ramenée à une catégorie de la logique hégélienne »663. Il a de plus très durement
reproché à son rival P.-J. Proudhon d’appliquer à l’économie politique la méthode
dialectique de Hegel et ses catégories onto-théo-logiques664. Jamais il n’a lui-même tenté de
le faire. Il est donc non seulement vain de vouloir discerner, dans tel ou tel parcours
marxien, le schéma être-essence-concept ou encore le schéma universel-particulier-
singulier, qui fondent expressément la dialectique hégélienne du concept, mais il est
également vain de chercher à établir des homologies entre les catégories onto-théo-logiques
de la philosophie hégélienne et les catégories économiques marxiennes — l’apport de
Hegel est évanescent et insaisissable.
En contrepartie, les nombreuses homologies qui existent entre les différentes
catégories du Capital et les catégories des Principes de l’économie politique et de l’impôt
peuvent être établies avec certitude et elles contribuent véritablement à la compréhension
de la méthode et de la pensée de Marx. En ajoutant les matières premières — la houille, le
charbon, etc. —, au capital fixe de Ricardo, par exemple, nous obtenons le capital constant
de Marx ; si nous les soustrayons au contraire du capital circulant, nous obtiendrons alors
son capital variable665. Parmi les autres catégories importantes qu’emploie Marx, le travail
mort et le travail vivant correspondent respectivement au travail indirect et au travail direct
662 Cf. Bidet, J., 2003, « The Dialectician’s Interpretation of Capital », Historical Materialism, vol. 13(2) :
121-146.
663 Marx, K., F. Engels, 1976 [1846], L’idéologie allemande. Paris, Éditions Sociales, p. 12.
664 Cf. Marx, K., 1977 [1847], La misère de la philosophie. Paris, Éditions Sociales, p. 115-116.
665 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 207.
155
chez Ricardo ; la force de travail au travail ; la quantité de travail socialement nécessaire à
la quantité relative de travail, etc.. L’opérationnalisation des catégories économiques
marxiennes ne pose par ailleurs aucune difficulté particulière aux économistes666. Il n’est
pas plus difficile de mesurer ou de quantifier le taux de plus-value que le taux de profit. La
plus-value est une catégorie économique et non pas une catégorie transcendantale ou
spéculative : « l’idée selon laquelle le taux de profit serait, contrairement à celui du taux de
plus-value, un concept “opérationnel” […] est tout à fait sans fondement »667 .
Comme Engels, le philosophe hongrois György Lukács a puissamment contribué à
mythologiser la méthode qu’aurait employée Marx et ce sont très souvent ses travaux qui
servent de point de départ aux interprètes hégéliens du Capital668. Comme nous le verrons
cependant au cours des pages suivantes, la méthode qu’emploie Marx dans son ouvrage n’a
rien d’énigmatique, et nous n’avons pas à nous engager à la suite de Lukács. En fait,
puisque nul consensus, même élémentaire, sur la signification de l’œuvre de Hegel n’a
encore été trouvé, nous devons nous méfier de tous ceux qui prétendent (explicitement ou
non) que la « philosophie marxiste est tout à la fois une stricte application de la méthode de
Hegel, et une réaction radicale contre la pensée de Hegel »669. Nous n’avons pas à accepter
le mythe de la méthode et à présupposer qu’il y a là une énigme à résoudre. Marx fait appel
à une méthode déductive qui lui permet de rendre rationnellement compte de la production
de la plus-value, puis des formes particulières que revêt socio-logiquement la plus-value
dans la société capitaliste et dans la conscience ordinaire des agents de production670.
Marx oppose radicalement cette méthode déductive à la méthode inductive de
l’économie vulgaire, qui prend inversement comme point de départ les formes que revêt la
plus-value dans la société capitaliste et dans la conscience ordinaire des agents de
666 Cf. Dunne, P., 1991, « An Introduction to Quantitative Marxism », in Dunne, P. (dir.) 1991, Quantitative
Marxism. Cambridge, Polity, p. 7-8 ; Brems, H., 1986, Pioneering Economic Theory, 1630-1980 : A
Mathematical Restatement. Baltimore, John Hopkins University Press, p. 110.
667 Sweezy, P., 1985, « La théorie marxienne de la valeur » in Dostaler, G., M. Lagueux, (dirs.), 1985, Un
échiquier centenaire : théorie de la valeur et formation des prix. Québec, Presses de l’Université du Québec,
p. 29.
668 « Le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de
Marx, ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en
matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode » (Lukács, G., 1968 [1922],
Histoire et conscience de classe. Paris, Éditions de Minuit, p. 17-18).
669 Piettre, A, 1957, Marx et marxisme. Paris, Presses Universitaires de France, p. 12.
670 Cf. Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, t.III, l.I. Paris, Éditions Sociales, p. 47.
156
production. Pour Marx, la méthode de l’économie vulgaire découle de l’erreur scientifique
originellement commise par Smith, qui faisait confusément de la valeur l’agrégat ou la
somme de la rente, du profit et du salaire :
La forme et les sources du revenu expriment les rapports de la production capitaliste
sous la forme la plus fétichisée. C’est leur existence, telle qu’elle apparait à la
surface, séparée de toutes leurs connexions cachées et des chainons intermédiaires
qui en constituent les médiations. C’est ainsi qu’on fait de la terre la source de la
rente foncière, du capital la source du profit et du travail la source du salaire. La
forme faussée sous laquelle s’exprime ce renversement du réel est reproduite
naturellement dans les représentations des agents de la production. C’est là un
mode de fiction dépourvu d’imagination, une religion du vulgaire. Les économistes
vulgaires […] traduisent en fait dans leurs conceptions les représentations, motifs,
etc., des agents de la production capitaliste qui en sont prisonniers, représentations,
motifs, etc., qui ne reflètent que l’apparence superficielle de cette production. Ils les
traduisent dans une langue de doctrinaires, mais en se plaçant du point de vue de la
fraction dirigeante, des capitalistes, donc, non pas de façon naïve et objective, mais
apologétique. La formulation bornée et pédante de ces représentations vulgaires, qui
naissent nécessairement chez les agents de ce mode de production, diffère
profondément de l’aspiration à comprendre les cohérences internes qu’on constate
chez des économistes comme A. Smith et Ric[ardo].671
Comme nous l’avons déjà souligné a plusieurs reprises, Marx « emprunte tous les
éléments de sa théorie de la valeur à la doctrine de Ricardo »672. Historiquement, il a
(re)découvert en 1844 la théorie économique ricardienne. Il l’a non seulement
immédiatement adoptée, presque sans modification, mais, à compter de cette date, il défend
publiquement Ricardo contre ses détracteurs français et allemands. Il objecte ainsi tour à
tour la théorie ricardienne aux jeunes-hégéliens, aux membres de l’école historique
d’économie politique allemande et à ses rivaux au sein du mouvement ouvrier, a fortiori
P.-J. Proudhon.
La « façon critico-continentale de chercher pouille à Ricardo »673 irritait en fait
profondément Marx. Selon lui, David Ricardo a scientifiquement expliqué le « mouvement
réel de la production bourgeoise qui constitue la valeur. M. Proudhon, faisant abstraction de
ce mouvement réel, “se démène” pour inventer de nouveaux procédés, afin de régler le
671 Marx, K., 1976 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 535-537.
672 Halévy, Él., 2006 [1937], Histoire du socialisme européen. Paris, Gallimard., p. 135.
673 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 278.
157
monde d’après une formule prétendue nouvelle qui n’est que l’expression théorique du
mouvement réel existant et si bien exposé par Ricardo »674. Largement oublié aujourd’hui,
Proudhon a été « sous l’angle théorique et politique l’ennemi principal de Marx dans le
mouvement ouvrier »675. Marx lui reprochait ouvertement d’appliquer les catégories onto-
théo-logiques de Hegel à l’économie politique, mais il lui reprochait de plus le « dédain
superbe »676 qu’il affichait envers Ricardo ainsi que son anglophobie et celle de ses
consorts. Comme l’écrit Marx, Ricardo prend pour point de départ la société bourgeoise
afin de montrer comment se constitue réellement la valeur, tandis que Proudhon prend
inversement pour point de départ la valeur déjà constituée, pour ensuite constituer un
nouveau monde au moyen de cette valeur ; aussi, chez Proudhon, la valeur déjà constituée
doit faire le tour et redevenir constituante pour un monde déjà constitué d’après ce mode
d’évaluation (= économie vulgaire). Comme l’a montré Ricardo — insiste Marx — , la
détermination de la valeur par le temps de travail règle la valeur des marchandises ; mais
pour Proudhon, la valeur devient erronément l’unité “dialectique” de la valeur d’usage et de
la valeur d’échange. La « théorie des valeurs de Ricardo est l’interprétation scientifique de
la vie économique actuelle » — conclut enfin Marx — « Ricardo constate la vérité de sa
formule en la faisant dériver de tous les rapports économiques, et en expliquant par ce
moyen tous les phénomènes, même ceux qui, au premier abord, semblent la contredire,
comme la rente, l’accumulation des capitaux et le rapport des salaires aux profits ; c’est là
précisément ce qui fait de sa doctrine un système scientifique »677.
Proudhon, qui se présente lui-même comme un hégélien, est quant à lui contraint de
chercher des faits qu’il « torture et falsifie, afin de les faire passer pour des exemples, des
applications déjà existantes, des commencements de réalisation de son Idée »678. Comme le
précise ailleurs Marx, Proudhon partage les « illusions de la philosophie spéculative : au
lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de
rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement
674 Marx, K., 1977 [1847], La misère de la philosophie. Paris, Éditions Sociales, p. 60.
675 Lacascade, J.-L., 2002, Les métamorphoses du jeune Marx. Paris, Presses Universitaires de France, p. 257.
676 Ibid., p. 56.
677 Marx, K., 1977 [1847], La misère de la philosophie. Paris, Éditions Sociales, p. 60.
678 Ibid., p. 61.
158
de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles,
préexistantes à toute réalité »679. (Proudhon s’est plus tard lassé d’invoquer le nom de
Hegel, qu’il a gommé dans la réédition française de l’édition allemande de sa Philosophie
de la misère préparée par son ami Karl Grün (1817-1887), un autre rival de Marx)680.
Marx est un révolutionnaire, il « veut transformer le monde, le soumettre à ses
constructions rationnelles, alors que Proudhon, beaucoup plus, cherchait à s’adapter à
lui »681. À la différence de l’opposition fictive que l’on a rétrospectivement orchestré entre
Marx et Hegel, l’opposition entre Marx et Proudhon a historiquement joué un rôle décisif
dans la trajectoire intellectuelle de Marx. Il est d’ailleurs difficile d’imaginer deux
personnalités plus différentes : Proudhon, le fils de tonnelier autodidacte de Besançon, a
très peu en commun avec Marx, l’intellectuel allemand issu d’une famille bourgeoise :
« l’un avance par intuition et ne craint ni la contradiction ni la solitude ; l’autre s’efforce de
construire méthodiquement une œuvre cohérente qui prétend à la vérité scientifique et
ramène toute autre réflexion à de vagues spéculations pour oisifs »682. Ce violent clair-
obscur fait notamment apparaitre la Misère de la philosophie comme un ouvrage séminal,
dans lequel Marx exprime sans détour ses préoccupations scientifiques et politiques en
attaquant l’économie politique hégélienne de Proudhon683. Comme le Capital, cet ouvrage
montre qu’il est un économiste ricardien684.
En fait, Marx apparait très souvent comme un ricardien orthodoxe, et toute son
œuvre, ou presque, témoigne de l’attachement profond et sincère qu’il éprouvait envers
Ricardo et sa théorie économique. C’est notamment pourquoi Engels a été contraint de le
défendre publiquement, puisqu’on l’accusait d’avoir plagié les travaux d’un autre
économiste ricardien allemand, Karl Rodbertus-Jagetzow :
679 Marx, K., 1981 [1865], « Marx à Johann Baptist von Schweitzer, 24 janvier 1865 », Correspondance,
t.VIII. Paris, Éditions Sociales, p. 13)
680 Cf. Proudhon, P.J., 1875 [1850], « Proudhon à Boutteville, 20 juillet 1850 », Correspondance, t. III. Paris,
Lacroix et Cie., p. 315-316.
681 Aron, R., 1971, Le Socialisme français face au marxisme. Paris, Grasset, p. 172
682 Gorce, G., 2011, L’avenir d’une idée : une histoire du socialisme. Paris, Fayard, p 51.
683 Hampden Jackson, J., 1962, Marx, Proudhon, and European Socialism. New York, Collier, p. 56.
684 Schlesinger, R., 1978, Marx his Time and Ours. London, Keagan Paul, p. 103.
159
Je suis mortifié de devoir écrire ces lignes […] à quelle ignorance l’Économie
officielle doit elle être tombée pour que non seulement les littérateurs vulgaires,
“qui n’ont réellement rien étudié” et se cramponnent désespérément à Rodbertus,
mais également les professeurs en titre, “qui se rengorgent de leur science”, aient
oublié à tel point l’économie classique, qu’ils en arrivent à reprocher à Marx d’avoir
pillé Rodbertus de ce qui se trouve au long et au large dans A. Smith et Ricardo ?
Mais qu’est-ce que Marx a donc apporté de nouveau sur la plus-value ?685
Écoutons la réponse que donne Engels à cette question rhétorique :
Pour savoir ce qu’était la plus-value, Marx dut rechercher ce qu’est la valeur et faire
avant tout la critique de la théorie de Ricardo. Il étudia donc le travail comme
origine de la valeur et le premier, il établit quel est le travail qui crée (comment et
pourquoi) de la valeur et comment c’est ce travail figé qui est en réalité la valeur, un
point que Rodbertus n’a jamais compris. Il porta ensuite ses investigations sur le
rapport qui lie la marchandise à la monnaie et montra comment et pourquoi
l’opposition de ces deux éléments devait naitre par l’échange et par la qualité
immanente de la marchandise d’être de la valeur. De là sa théorie de la monnaie,
complète et généralement acceptée aujourd’hui. Il étudia la transformation de
l’argent en capital et démontra qu’elle a pour base la vente-achat de la force de
travail, en substituant, pour la création de la valeur, la force de travail au travail, il
supprima l’un des écueils contre lesquels était venu échouer l’École de Ricardo :
l’impossibilité d’établir l’accord entre l’échange du capital et du travail et la
détermination ricardienne de la valeur par le travail. Ce fut en constatant la
distinction entre le capital constant et le capital variable, qu’il parvint à exposer et à
rendre clair jusque dans ses moindres détails, le processus de la création de la plus-
value, ce qui avait été impossible à tous ses précurseurs ; il établit, dans le capital
même, une distinction qui était restée stérile entre les mains de Rodbertus et des
économistes bourgeois, et qui devait cependant fournir la clef des problèmes les
plus compliqués, ainsi que le montre ce volume et que l’établira mieux encore le
troisième. En examinant de plus près la plus-value, il en découvrit les deux formes
(la plus-value absolue et la plus-value relative) et il établit les rôles différents, mais
décisifs, qu’elles jouent dans l’histoire de la production capitaliste. Et partant de la
plus-value, il édifia la première théorie rationnelle du salaire et produisit les
premiers éléments de l’histoire de l’accumulation capitaliste et un exposé de sa
tendance historique.686
Marx a résolu l’un des principaux problèmes théoriques auxquels s’était lui-même
buté Ricardo, à savoir l’impossibilité de mathématiquement mettre l’échange réciproque de
685 Engels, F., 1885, « Préface », in Marx, K., 1974 [1861-1863], Le capital, l.II, t.I. Paris, Éditions Sociales,
p. 20.
686 Ibid., p. 20-21.
160
capital et de travail en harmonie avec la loi de la détermination de la valeur par le temps de
travail. Et il l’a fait en distinguant plus précisément le travail et la force de travail que ne
l’avait fait Ricardo, qui s’était ultimement satisfait d’une théorie approximative de la
valeur-travail ; c’est en opérant la distinction entre le capital constant et le capital variable,
identifié jusque-là au capital fixe et au capital circulant, que Marx est finalement parvenu à
comprendre le processus de production de la plus-value en soi687. Marx se félicitait lui-
même chaudement de cette découverte688. Ce ne sont cependant pas là les seules
découvertes qu’il revendiquait.
687 Cf. Brewer, A., 1984, A Guide to Marx’s Capital. Cambridge, Cambridge University Press, p. 100-101.
688 Marx, K., 1977 [1867], Le Capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 52n.
161
2.1 Le caractère double du travail
On prête au jeune Marx, voire au très jeune Marx, des préoccupations et des
ambitions philosophiques extrêmement difficiles à concilier avec la vie de journaliste,
d’éditorialiste et de pamphlétaire qu’il a historiquement menée en Rhénanie689. Les
préoccupations et les ambitions philosophiques que les interprètes hégéliens du Capital
prêtent au Marx de la maturité sont elles aussi difficiles à concilier avec la vie que menait
Marx en Angleterre et avec ce qu’il a lui-même écrit au sujet de son propre travail, de ses
propres percées ou de ses propres découvertes. Marx espérait résoudre le principal
problème en économie politique de manière à fournir au mouvement socialiste des armes
scientifiques et politiques crédibles. Il ne cherchait pas à percer les mystères de la
philosophie hégélienne ni à résoudre les questions que les universitaires se posent
aujourd’hui à son sujet.
Les interprètes hégéliens du Capital félicitent bien sûr les uns après les autres
Marx d’avoir renversé la philosophie de Hegel avant de proposer leur propre explication de
la théorie marxienne de la valeur690. Or, même si l’on supposait, sans l’admettre, qu’un tel
renversement fût souhaitable, possible ou utile — nous ne le croyons pas —, Marx lui-
même ne se félicitait pas de l’avoir réalisé ni d’avoir reproduit dans le Capital le plan
d’ensemble ou de détails de l’un ou l’autre des ouvrages de Hegel ou d’être parvenu à
appliquer à l’économie politique les catégories onto-théo-logiques de sa métaphysique. Le
24 août 1867, à la vieille de la parution du Capital, il écrit plutôt à Engels que :
Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est : 1. (et c’est sur cela que repose toute
l’intelligence des facts) la mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double
du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange ; 2.
l’analyse de la plus-value, indépendamment de ses formes particulières : profit,
intérêt, rente foncière, etc.691
689 « Les travaux du très jeune Marx sont une tentative sérieuse (et une des seules, dans les deux siècles qui
nous précèdent) pour donner un avenir à l’antique sentence : jurisprudentia vera philosophia est, en conférant
au mot philosophie son sens moderne, c’est-à-dire critique, d’une théorie de la justice — par quoi il convient
d’entendre à la fois la fondation et les principes du jugement en légitimité du droit empirique — , ce que
Hegel appelle une justification véritable » (Xifaras, M., 2002, « Marx, justice et jurisprudence : une lecture
des “vols de bois” », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol.15(1): 68).
690 Cf. Caligaris, G., G. Starosta, 2014, « Which “Rational Kernel” ? Which “Mystical Shell” ? A Contribution
to the Debate on the Connection Between Hegel’s Logic and Marx’s Capital», in Smith, T., F. Moseley,
(dirs.), 2014, Marx’s Capital and Hegel’s Logic : A Reexamination. Leiden, Brill, p. 89-113.
691 Marx, K., 1982 [1867], « Marx à Engels, 24 août 1867) », Correspondance, t.IX. Paris, Éditions Sociales,
p. 12.
162
Marx ramène comme Ricardo les différentes qualités de travail (simple ou
complexe) à un type unique et homogène de travail692. Il distingue de surcroit le travail
concret du travail abstrait (= caractère double du travail)693. Le premier désigne pour lui le
travail en tant qu’il produit une valeur d’usage particulière — il suppose une matière, des
techniques, etc. — tandis que le second désigne le travail en tant que substance et mesure
de la valeur, c’est-à-dire toute activité productive qui nécessite une dépense de force
humaine694. Il est à peine besoin de noter ici que l’usage que fait Marx du mot concret et
du mot abstrait n’a pas le moindre rapport nécessaire ou vérifiable avec l’usage qu’en fait
Hegel. Pour Hegel, rappelons-le, le mot concret et le mot abstrait renvoient à la notion
aristotélicienne d’accomplissement ou d’entéléchie : « en ce sens un enfant est un être
encore abstrait (ce qui paraitrait étrange dans le langage courant); ce n’est qu’en
s’accomplissant comme homme et comme citoyen qu’il deviendra aussi concret qu’il peut
être » 695. Ce n’est pas du tout le sens que Marx donne à ces mots dans le Capital.
D’ailleurs, Ricardo, qui n’entend rien à Hegel ni à la philosophie antique, est lui-même
passé « bien proche de la notion de travail abstrait »696 dans ses Principes de l’économie
692 Cf. Steedman, I., 1991, « The Irrelevance of Marxian Values », in Caravale, G.A. (dir.), 1991, Marx and
Modern Economic Analysis, vol. I. London, Elgar, p. 211.
693 « Toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La
confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du
cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La
force humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités
productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle
forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une
dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un général ou un banquier joue
un grand rôle, tandis que l’homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du travail humain. C’est
une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans
l’organisme de son corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et
suivant les époques ; mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe (skilled
labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que le travail simple
multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de
travail simple. L’expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu’une marchandise
est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion quelconque, au produit
d’un travail simple, dont elle ne représente par conséquent qu’une quantité déterminée. Les proportions
diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de
mesure, s’établissent dans la société à l’insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles.
Il s’ensuit que, dans l’analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force
de travail simple » (Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 58-59).
694 Cf. Carchedi, G., 2011, Behind the Crisis. Leiden, Brill, p. 55 et seq.
695 Quentin, B., 2008, Hegel et le scepticisme. Paris, L’Harmattan, p. 49.
696 Bertocchi, J.-L., 1996, Marx et le sens du travail. Paris, Éditions Sociales, p. 190.
163
politique et de l’impôt. Il n’en parle toutefois pas explicitement. Marx réordonne et
réorganise donc les catégories de la théorie économique ricardienne à la lumière du
caractère double du travail, il les redéfinit et il revoit leur enchaînement. Les Principes de
l’économie politique et de l’impôt présentaient à ses yeux une architecture erronée, puisque
Ricardo était selon lui incapable de se maintenir à un niveau théorique constant et
suffisamment élevé. Marx, lui, se montrera capable de le faire. La distinction qu’il introduit
entre le travail concret et le travail abstrait lui permettra en effet de distinguer proprement
la plus-value en soi des formes particulières qu’elle revêt, ce que Ricardo n’avait pas su
faire de manière véritablement conséquente697. Elle lui permettra également, nous le
verrons, d’arrimer la théorie quantitativiste de la monnaie à la théorie de la valeur-travail.
Dans le Capital, le travail des ouvrières et des ouvriers ne « produit rien — ni
vertu reconnaissance — que ce qu’il fabrique : un objet “abstrait” à la mesure exactement
du processus. Il faut s’y résoudre : le secret de la validité du concept de lutte des classes
ne se trouve pas dans la dialectique du maitre et de l’esclave »698. Le travail du capitaliste,
celui du rentier ou celui des autres membres de la société ne produit pas davantage de vertu
ou de reconnaissance ; le travail domestique imposé aux femmes et aux enfants n’en
produit pas davantage. Ricardo et Marx ne tiennent en fait aucunement compte du travail
improductif auquel nous avons fait allusion plus tôt, c’est-à-dire le travail qui ne produit
pas de plus-value pour le compte d’un capitaliste. À tort ou à raison, ils écartent ainsi de
leurs analyses respectives une foule de transactions et d’activités économiques réelles
auxquelles prennent quotidiennement part les membres de la société civile, à commencer
par le travail domestique. Attaché aux valeurs familiales traditionnelles et au paternalisme
de son temps, Marx était scandalisé par le sort réservé aux ouvrières et par les nombreux
abus dont elles étaient victimes699. Conformément aux exigences de la théorie économique
ricardienne, il exclut cependant de ses analyses l’indispensable travail domestique de
surcroit accompli par ces ouvrières et par les jeunes filles700. Comme à notre propre époque,
697 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 91n.
698 Châtelet, F., 1994 [1968], Hegel. Paris, Seuil, p. 181.
699 Vogel, L., 1983, Marxism and the Oppression of Women. New Brunswick, Rutgers University Press, p. 63
et passim.
700 Fraad, H., S. Resnick, R. Wolff, 2010, « For Every Knight in Shining Armor, There’s a Castle Waiting to
be Cleaned : A Marxist-Feminist Analysis of the Household », in Cassano, G. (dir.), 2010, Class Struggle on
the Home Front : Class Conflict and Exploitation in the Household. New York, MacMillan, p. 19-71.
164
ce travail exigeait une dépense de force de travail extrêmement importante à l’époque de
Ricardo ou à celle de Marx, et il jouait un rôle social et économique absolument critique
dans la reproduction sociale de la classe ouvrière et dans le calcul de la valeur de la force de
travail de ses membres701. Il ne trouve pas pour autant de place dans les Principes de
l’économie politique et de l’impôt ni dans le Capital.
Le travail possède un double caractère, mais il n’y a pas deux sortes de travail
différents dans la marchandise : « le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on
le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de
cette marchandise comme à sa pure expression objective »702.
Simple ou complexe, le travail est donc toujours aussi à la fois concret et abstrait. Il
est toujours d’un côté dépense, au sens physiologique, de force humaine et, à titre de travail
humain égal, il produit la valeur, et de l’autre côté, une dépense de la force humaine sous
une forme productive particulière, déterminée par un but donné, et à ce titre de travail
concret, il produit des valeurs d’usage : « de même que la marchandise doit avant tout être
une utilité pour être une valeur, de même, le travail doit être avant tout utile, pour être censé
dépense de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot »703. Marx tient ici
un discours ésotérique qui déroute ou envoute souvent ses commentateurs, mais, comme
Ricardo, il se contente en pratique d’un raisonnement simple et imparable : les
marchandises sont le produit du travail humain et elles n’auraient aucune valeur sans le
travail employé à les produire — seule la production capitaliste des marchandises les
intéresse Marx et Ricardo, qui ne s’arrêtent pas réellement aux autres activités
économiques704. Marx précise en outre que :
Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela
qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son travail. Tels sont l’air des
prairies naturelles, un sol vierge, etc. Une chose peut être utile et produit du travail
humain, sans être marchandise. Quiconque, par son produit, satisfait ses propres
besoins ne crée qu’une valeur d’usage personnelle. Pour produire des marchandises,
il doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour
701 McIvor, A.J., 2001, A History of Work in Britain. New York, Palgrave, p. 178.
702 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 59.
703 Ibid.
704 Cf. Denis, H., 1957, Valeur et capitalisme. Paris, Éditions sociales, p. 14.
165
d’autres, des valeurs d’usage sociales. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur
s’il n’est une chose utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé
inutilement et conséquemment ne crée pas de valeur.705
Le fait qu’une valeur d’usage puisse être dépourvue de valeur montre « à quel point
celle-ci est conçue comme indépendante de celle-là »706 chez Marx. Il s’agit là d’un point
capital. Au point de vue de la valeur, il n’y a aucun rapport entre la valeur d’usage et la
valeur d’échange, bien que la valeur d’usage soit nécessaire à l’échange des marchandises
— la marchandise répond à un besoin physique ou psychologique, c’est pourquoi on
l’achète. Cette utilité n’a toutefois aucun rapport avec le processus de production. Le fait
qu’une marchandise soit indispensable, pratique ou désirable ne change strictement rien au
processus de production en tant que tel, c’est-à-dire au temps de travail socialement
nécessaire à sa production.
Par opposition aux économistes vulgaires, fussent-ils anglais, français ou allemands,
Marx affirme d’entrée de jeu dans le Capital que « l’on fait abstraction de la valeur d’usage
des marchandises quand on les échange et que tout rapport d’échange est même caractérisé
par cette abstraction »707. Et cela dépend précisément du double caractère du travail :
La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus
qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. Mais déjà le produit du travail
lui-même est métamorphosé à notre insu. Si nous faisons abstraction de sa valeur
d’usage, tous les éléments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur
disparaissent à la fois. Ce n’est plus, par exemple, une table, ou une maison, ou du
fil, ou un objet utile quelconque ; ce n’est pas non plus le produit du travail du
tourneur, du maçon, de n’importe quel travail productif déterminé. Avec les
caractères utiles particuliers des produits du travail disparaissent en même temps, et
le caractère utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes diverses
qui distinguent une espèce de travail d’une autre espèce. Il ne reste donc plus que le
caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à
une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous
laquelle cette force a été dépensée.708
705 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 56.
706 Dognin, P.-D., 1977, Les sentiers escarpés de Karl Marx : le chapitre I du Capital traduit et commenté
dans trois rédactions successives. Paris, Éditions du Cerf, p. 77.
707 Ibid., p. 54.
708 Ibid.
166
Marx et Ricardo écartent donc tous deux l’utilité de leurs analyses709. Ils font plutôt
du travail humain la substance et la mesure de la valeur des marchandises :
Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d’échange ou dans la
valeur d’échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur
d’usage, ou un article quelconque n’a une valeur qu’autant que du travail humain est
matérialisé en elle. Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le
quantum de la substance “créatrice de valeur” contenue en lui, du travail. La
quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de
travail possède de nouveau sa mesure, dans des parties du temps telles que l’heure,
le jour, etc.710
Comme nous l’avons souligné plus tôt, on opère rituellement la distinction entre la
valeur d’usage et la valeur d’échange des marchandises ou des biens depuis l’Antiquité.
Marx opère lui-même cette distinction au début du Capital, mais il apporte plus loin une
précision extrêmement importante : « au début de ce chapitre, pour suivre la manière de
parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris
à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur. Elle
se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme
phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne
possède jamais cette forme si on la considère isolément » 711. Marx ne distingue donc pas
uniquement la valeur d’usage de la valeur d’échange. À l’instar de Ricardo, il distingue de
surcroit la valeur absolue ou réelle des marchandises de leur valeur d’échange. Ricardo et
Marx sont les seuls économistes du XIXe siècle à opérer cette distinction. Il s’agit là encore
d’un point capital. Une marchandise possède selon eux une valeur d’usage et une valeur
absolue, mais elle ne possède pas de valeur d’échange. La valeur d’échange est un ratio ou
un rapport entre deux marchandises, et non pas une propriété de la marchandise elle-même.
Le travail des ouvrières et des ouvriers ne crée pas de la valeur d’échange,
contrairement à ce qu’affirme, par exemple, Guglielmo Carchedi (1938-)712. Il crée de la
709 Cf. Rothbard, M., Economic Thought Before Adam Smith : An Austrian Perspective on the History of
Economic Thought, vol. 1. Northampton, Edward Elgar Publishing, p. 409.
710 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 53.
711 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 74.
712 Cf. Carchedi, G., 1991, Frontiers of Political Economy. New York, Verso, p. 12.
167
valeur absolue (ou réelle). Cette valeur n’est pas pour Marx l’unité de la valeur d’usage et
de la valeur d’échange, comme elle l’était pour Proudhon. Les enchainements dialectiques
imaginés par Gérard Jorland (1946-)713 ou par David Harvey (1935-)714 à cet égard sont
indéniablement évocateurs, mais ils sont tout simplement inutiles ou erronés. En dépit de
ce que soutiennent ces différents commentateurs, en effet, la valeur d’usage et la valeur
d’échange — l’utilité et le prix — ne s’opposent pas, elles n’entrent pas en contradiction ou
en lutte et elles ne passent pas l’une dans l’autre pour former la valeur absolue. Au-delà de
la rhétorique, des figures de style, des analogies ou des métaphores hégéliennes, comment
pourraient-elles réellement faire l’une ou l’autre de ces choses ? C’est précisément là le
genre de question que les interprètes hégéliens du Capital préfèrent éviter. Et c’est
pourquoi il nous faut au contraire insister ici : quelle contradiction logique, idéelle,
naturelle, sociale ou historique (etc.) pourrait-il exister entre l’utilité d’une marchandise
donnée, une plume semblable à celle qu’utilisait le philosophe Wilhelm Krug (1770-1842)
afin de rédiger ses ouvrages, par exemple, et sa valeur d’échange, c’est-à-dire le taux
auquel cette plume s’échange couramment sur le marché, son prix ?
On accorde encore beaucoup d’importance aujourd’hui à la “dialectique
matérialiste” et ceux qui l’interrogent ou qui la critiquent sont le plus souvent traités avec
suspicion ou avec dérision par les interprètes hégéliens du Capital. Or, l’histoire des
sciences montre hors de tout doute raisonnable que la “dialectique matérialiste” que l’on
prête à Marx depuis la fin du XIXe siècle est un véritable « désastre épistémologique » 715.
Nous ne pouvons plus lire le Capital comme on a d’abord commencé à le lire au cours de
l’entre-deux-guerres716. Il n’est d’ailleurs ni utile ni nécessaire de faire intervenir ici la
philosophie de Hegel, peu importe l’intérêt qu’on lui accorde. Et pour cause : le travail des
ouvrières et des ouvriers constitue dans le Capital le fons et origo de la valeur absolue de la
marchandise. La grandeur de cette valeur absolue, qui fonde et contraste avec la valeur
d’échange, est directement et entièrement déterminée par le temps de travail socialement
nécessaire à la production de cette marchandise — la grandeur de la valeur augmente ou
713 Cf. Jorland, G., 1995, Les paradoxes du Capital. Paris, Odile Jacob, p. 32.
714 Cf. Harvey, D., 2010, A Companion to Marx’s Capital. New York, Verso, p. 23-26.
715 Monod, J., 1970, Le Hasard et la Nécessité. Paris, Seuil, p. 51.
716 Cf. Petruccciani, S., 2011, « Comment et pourquoi lire Marx aujourd’hui : les difficultés de la théorie et les
antinomies de la modernité », Actuel Marx, no. 50 : 119.
168
diminue ainsi simplement en réponse aux changements apportés au processus de production
lui-même (division du travail, mécanisation, progrès techno-scientifiques, etc.). Il n’y a
aucune contradiction à expliquer, il n’y a pas de transformation de la quantité en qualité
(ou vice-versa) ni de transformation d’une chose en son contraire ou d’unité de ces
contraires ; il n’y a pas non plus de négation de la négation.
Marx apporte un « soin méticuleux »717 à l’analyse des concepts fondamentaux de la
théorie économique — marchandise, valeur, monnaie, capital, plus-value, profit, etc. La
dialectique de la valeur, ou de la forme valeur, que les interprètes hégéliens
du Capital formulent et reformulent inlassablement n’ajoute rien à cette analyse. Au
contraire : elle l’embrouille.
Pis encore, la revue de la littérature consacrée à la question des rapports de Marx à
Hegel montre que les interprètes hégéliens du Capital comprennent mal les contradictions
dialectiques qui seraient pourtant selon eux à l’origine de toutes les transformations
logiques, idéelles, naturelles, sociales ou historiques dont parle Marx : ils affirment ainsi du
même souffle qu’une chose (A) se transforme d’elle-même “dialectiquement” en son
contraire (non-A) ou alors qu’une chose (A) entre “dialectiquement” en contradiction ou en
lutte avec son contraire (non-A). Phénomène, être, processus, détermination, notion ou
concept, (A) ne peut cependant pas se transformer en (non-A), son contraire, si (non-A) lui
fait déjà face, mais si (A) et (non-A) ne se font pas déjà face, alors ils ne peuvent
évidemment pas entrer en contradiction ou en lutte (afin de se transformer en une chose
tierce). L’origine et l’existence de (non-A) restent donc inexpliquées, tout comme le rapport
qui l’opposerait “dialectiquement” à (A).
La philosophie de Hegel est prodigieusement complexe, mais, comme le souligne
Bernard Bourgeois, la « dialectique est irréductible à ce par quoi on la définit trop souvent,
c’est-à-dire à la simple catégorie d’action réciproque ou d’interaction »718 . C’est pourtant
là ce que font ordinairement les interprètes hégéliens du Capital. Les contradictions qui
leurs sont si chères placent le plus souvent en rapport deux choses extérieures l’une à
l’autre, c’est-à-dire deux choses qui coexistent simultanément dans le temps et dans
717 Duménil, G., D. Lévy, 2003, Économie marxiste du capitalisme. Paris, La découverte, p. 7.
718 Bourgeois, B., 1998, Hegel. Paris, Ellipses, p. 51.
169
l’espace — un maitre et un esclave, par exemple719 . Mais elles placent aussi très souvent
en rapport deux choses qui coexistent à l’intérieur d’une chose tierce qui existe quant à elle
dans le temps et dans l’espace ou dans un Esprit (« geist ») que l’on ne s’embarrasse
toutefois pas de définir (embarrassés par la dialectique hégélienne de la nature, les
interprètes hégéliens du Capital prennent habituellement soin de se tenir sur le plan de cet
esprit, à l’abri des sciences physico-mathématiques, tout en affirmant mieux comprendre
ces sciences que les non-dialecticiens qui les pratiquent)720.
Insistons : (A) et (non-A) doivent simultanément coexister afin d’entrer en
contradiction ou en lutte, mais leur coexistence prouve justement que (A) ne s’est pas
préalablement ou antérieurement transformé en (non-A) en vertu de ses contradictions
internes. Ce (A) n’a d’ailleurs aucune raison de le faire, puisque (non- A) lui fait
apparemment déjà face. D’aucuns l’auront compris, une contradiction opposant (A*) et
(non-A*) à l’intérieur de (A) pose exactement la même difficulté rédhibitoire : (A*) ne
peut pas se transformer en (non-A*) si (non-A*) existe déjà et si (non-A*) n’existe pas déjà
alors (A*) ne peut évidemment pas entrer en contradiction ou en lutte avec lui afin
d’amener (A) à se transformer en (non-A) ou à l’amener à sortir ou à jaillir de lui.
Les interprètes hégéliens du Capital objecteront sans doute que la dialectique,
matérialiste ou non, à l’envers ou à l’endroit, est la science du changement et que (A) se
transforme historiquement en (non-A) ou que (non-A) est son devenir nécessaire, qu’il tire
en quelque sorte (A) à lui, mais cette objection est irrecevable puisque c’est précisément
cette transformation-là que la “dialectique matérialiste” est supposée expliquer. Mais elle
ne le peut pas. Disons-le : la “dialectique matérialiste” ne possède aucune valeur
scientifique et elle ne peut pas expliquer l’origine, l’existence, la coexistence ou la
719 « Le développement historique (c’est-à-dire en termes hégéliens le développement de l’objectivation du
Sujet dans ses oeuvres, ou la réalisation —production réelle— de l’ “Idée absolue”) est alors entièrement
sous-tendu par la contradiction du rapport maitre-esclave. L’histoire est “résolution” progressive de la
contradiction, et cette résolution (“ Aufhebung”) ne peut résulter elle-même que de la lutte de l’esclave pour
son émancipation. Pour Hegel comme pour Marx, l’histoire est donc en fin de compte l’histoire de cette lutte
(lutte de classes) » (Freitag, M., 1986, Dialectique et société, t.II. Lausanne, L’Age d’Homme, p. 59-60) .
720 « Les catégories qui permettent de saisir les réalités vivantes, dans leur processus de transformations, sont,
bien plus que la thèse et l’antithèse — abstractions schématiques —, le jeu des contradictions réciproques, la
négation et la négation de la négation, et, enfin, le dépassement. Contradiction, négation, dépassement, sont
bien entendu des outils mentaux, car il n’existe pas de contradiction en soi ou de négation en soi dans la
Nature. Mais ce sont les outils plus aptes actuellement à saisir la nature de la Nature : les processus du
développement » (Morin, E., 2010, Pour et contre Marx. Paris, Flammarion, p. 21).
170
transformation de (A) ou de (non-A) ni celle de (A*) ou de (non-A*). Elle ne peut pas non
plus expliquer leur opposition.
En fait, si la “dialectique matérialiste” que l’on prête à Marx était vraie, la réalité
elle-même — la nature, l’histoire, l’esprit, etc. — serait incompréhensible et figée ; la
science et le changement, impossibles. Du reste, si (A) est, par exemple, une plume
semblable à celle qu’utilisait Krug afin de rédiger ses ouvrages, qu’est alors son contraire,
c’est-à-dire (non-A) ? L’existence d’une plume donnée dépend-elle de l’existence de son
contraire quelque part dans le temps et dans l’espace ou dépend-elle de ses propres
propriétés ? Comment cette plume entre-t-elle réellement en contradiction ou en lutte avec
son contraire, quel qu’il fût ? Pourquoi ? Comment la contradiction entre (A*) et (non-A*)
anime-t-elle intérieurement cette plume (A) ? Cette plume peut-elle surmonter ces
différentes contradictions ? Les surmonte-t-elle dans la nature ou dans l’esprit de ceux et
celles qui la manient, qui l’observent ou qui la conjurent en pensée, bien qu’il n’y ait
aucune différence entre penser une chose ou penser son contraire ou sa négation ?
Comment pouvons-nous réellement vérifier l’existence de telles contradictions ? Que se
produit-il si la plume surmonte les différentes contradictions qui l’animent ou qui entravent
sa réalisation ? Si elle échoue à le faire ? Les changements qui surviennent (ou non) dans
cette plume-là affectent-ils toutes les plumes que l’on retrouve dans l’univers ou seulement
une seule espèce de plumes ou les plumes d’une seule espèce ?
Dans cette perspective, nous devons aussi nous demander pourquoi un capitaliste
emploierait des ouvrières et ouvriers afin de produire des plumes, ou toutes autres
marchandises, dans une manufacture ou une fabrique, si les plumes s’autoréalisent en
réalité dialectiquement en vertu de leurs contradictions internes ou en vertu de la
contradiction ou de la lutte qui les oppose extérieurement à leurs contraires. La manufacture
ou la fabrique s’autoréalisent-elles elles aussi dialectiquement grâce à l’automouvement du
concept ? Entrent-elles soudainement en contradiction ou en lutte avec leurs contraires ou
se transforment-elles plutôt en leur contraire ? Nous pourrions aussi nous demander si Krug
rédige lui-même intentionnellement ses ouvrages à l’aide de sa plume ou si ces ouvrages se
rédigent eux-mêmes en raison d’une quelconque contradiction dialectique ou de leur
devenir nécessaire. Hegel a-t-il intentionnellement rédigé ses propres ouvrages ? Un
commentateur autorisé admet que la philosophie hégélienne nous interdit d’affirmer que
171
Hegel a rédigé les ouvrages que nous lui attribuons. En réalité, Hegel « prête sa plume au
concept pour qu’il puisse se communiquer d’une manière éminente aux sujets individuels
qui sont ses lecteurs »721. Ce concept a-t-il aussi écrit le texte que le lecteur a en ce moment
sous les yeux ?
Pendant que nous sommes sur ce fâcheux sujet, en vertu de quelle dialectique les
moyens de production pourraient-ils réellement se transformer en relations de production ?
Il est facile pour Marx d’imiter la manière qu’a Hegel de s’exprimer. Mais a-t-on déjà vu
un fourneau, une chaudière, un marteau ou un morceau de charbon se transformer en
rapport juridique de propriété en vertu de ses prétendues contradictions internes ou au
terme de la contradiction ou de la lutte qui les opposerait à leur contraire, quel qu’il fût ?
Comme l’écrit le philosophe américain Robert Pippin (1948-), Hegel est
paradoxalement influent et inintelligible à la fois722. Il est donc très difficile, sinon
impossible, de déterminer avec certitude si les interprètes hégéliens du Capital respectent
ou non la “logique” hégélienne, ou s’ils la comprennent réellement. En revanche, une chose
est certaine : la “dialectique matérialiste” qu’ils prêtent à Marx interdit d’emblée tout
changement logique, idéel, naturel, social ou historique. L’autoréalisation dialectique du
concept rend quant à elle superflu l’individu dans l’histoire, elle rend inutile son travail, sa
résilience, sa rationalité et son agentivité. Comme le concède lui-même Marx, le
« comportement empirique, matériel [des] hommes, on ne peut même pas le comprendre à
l’aide de l’appareil théorique hérité de Hegel »723.
La “dialectique matérialiste” a été inventée à des fins politiques et partisanes au
tournant du XXe siècle, alors que l’on se disputait l’héritage de Marx724. C’est afin de
s’arroger le droit de commenter ses ouvrages ou d’en maquiller les erreurs que l’on a
inventé la “dialectique matérialiste”. Respectueuse ou non de la logique hégélienne, elle
ne résiste ainsi à aucun examen sérieux. Karl Popper (1902-1994) avait, selon nous,
parfaitement raison d’affirmer que la “dialectique matérialiste” était une pseudoscience725.
721 D’Hondt, J., 1982, Hegel et l’hégélianisme. Paris, Presses Universitaires de France, p. 18.
722 Pippin, R., 1989, Hegel’s Idealism. Cambridge, Cambridge University Press, p. 3.
723 Marx, K., F. Engels, 1976 [1845], L’idéologie allemande. Paris, Éditions Sociales, p. 233
724 Draper, H., 1990, Karl Marx’s Theory of Revolution, vol. IV. New York, Monthly Review Press, p. 15.
725 Cf. Popper, K., 2006, Conjonctures et réfutations. Paris, Payot, p. 61-63.
172
En dépit de son nom, la “logique” hégélienne n’est pas une logique au sens où nous
l’entendons habituellement, mais bien plutôt une métaphysique dogmatique726. Au début
du XIXe siècle, Hegel lui-même ne « pouvait manquer de marcher sur les traces de la
philosophie transcendantale »727. Mais Kant lui-même aurait sans doute été horrifié par la
Phénoménologie de l’esprit ou par la Science de la logique728. En fait, lui qui « renia
Fichte, aurait aussi, et plus expressément, renié Hegel »729.
Que l’on partage on non cet avis, l’histoire montre que la “dialectique matérialiste”
n’a jamais conduit à la moindre percée ni à la moindre découverte scientifique. Intégrée à
l’enseignement philosophique universitaire au milieu du siècle dernier, elle est néanmoins
rapidement devenue une doctrine irréfragable et il est aujourd’hui injurieux de poser des
questions logiques, méthodologiques ou épistémologiques élémentaires aux interprètes
hégéliens du Capital, qui prêtent d’ambitieuses doctrines métaphysiques à Marx sans se
soucier des exigences, des présupposés et des ramifications de la théorie de la valeur-
travail. Mais selon l’un d’eux, la « vraie question n’est pas de savoir dire en quoi consiste
la dialectique, c’est de savoir penser, et agir, tant soit peu dialectiquement »730. Nous
ignorons qui pense ou qui agit dialectiquement, ou si quelqu’un l’a déjà historiquement fait.
Comme se le demandait Eric Weil, il y a maintenant plusieurs années, se « trouve-t-il parmi
nous un seul qui pense sincèrement être parvenu grâce à Hegel, de la philosophie au savoir
absolu ? Plus simplement : se rencontre-t-il parmi nous un seul hégélien au sens de Hegel
? »731. Il est de bon ton de citer les ouvrages de Hegel, d’invoquer son nom ou de formuler
les résultats d’une recherche donnée en termes hégéliens, mais qui travaille réellement
comme Hegel ? Quels outils hégéliens un chercheur (universitaire ou non) peut-il
réellement employer afin de mener à bien ses recherches ? Comment cela se traduirait-il ou
se manifesterait-il dans leurs travaux ? Quoi qu’il en soit, les interprètes hégéliens du
Capital légitimisent par avance leurs propres discours en invoquant le nom de Hegel et ils
726 Cf. Grondin, J., 1999, « Heidegger et le problème de la métaphysique », Dioti, no. 6 : 164.
727 Tinland, O., 2013, L’idéalisme hégélien. Paris, CNRS Éditions, p. 91.
728 Taylor, C., 2005 [1975], Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, p. 297.
729 Croce, B., 1910, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel. Paris, Giard & Brière, p.
41.
730 Sève, L., 1980, Une introduction à la philosophie marxiste. Paris, Éditions Sociales, p. 524.
731 Weil, E, 1965, « Hegel et nous », in Weil, E., 2003, Philosophie et réalité, t.I. Paris, Beauchesnes, p. 96.
173
s’immunisent eux-mêmes contre la critique en affirmant que la « dialectique ne peut être un
simple organon de lois et règles proposées puis soumises à révision éventuelle »732. Ils font
ainsi appel à des procédures qui se confirment en apparences d’elles-mêmes et ils se
réfugient en somme dans une langue de bois, caparaçonnée et dogmatique.
Pour peu qu’elle s’engage dans l’explication de la réalité et la soumission de cette
réalité à un principe unique — écrit à juste titre Hegel — toute philosophie est idéaliste733.
C’est précisément pourquoi les philosophes “marxistes” ont toujours en pratique rejeté le
matérialisme, le réalisme et le nominalisme que Marx lui-même opposait ouvertement aux
métaphysiciens de son temps734. Malgré leurs discours radicaux, ils ont tout simplement
donné le nom de “dialectique matérialiste” à leurs différentes interprétations de la
métaphysique hégélienne ou à leurs différentes doctrines735. L’histoire de la philosophie
est en « grande partie le récit de l’abandon des vues métaphysiques »736. Renouant au
contraire avec un point de vue passéiste que Marx lui-même avait abandonné dès 1843, au
plus tard, les interprètes hégéliens du Capital persistent aujourd’hui à manipuler en pensée
des entités métaphysiques héritées du monde antique — Essence, Être, Idée, Esprit, etc. — ,
des entités dont l’existence n’a encore jamais été démontrée, et dont ils seraient eux-mêmes
absolument incapables de rendre compte si on leur demandait enfin de le faire.
Matérialistes sans matériaux, scientifiques sans protocoles ni vérification, ils croient
apparemment comme Hegel à l’autoréalisation téléologique d’Idées platoniciennes
(ou divines) qui agiraient secrètement à la place des individus dans l’histoire, à travers eux
ou malgré eux : « il n’y a de science que du caché, va répétant la gent philosophique qui n’a
jamais pratiqué aucune science »737. Mais Marx, lui, voyait plutôt des individus empiriques
qui s’échinaient dans les champs, les ateliers, les manufactures et les fabriques du XIXe
siècle, et qui produisaient des marchandises pour le compte des individus qui possédaient
732 Paraire, R., 1982, « La portée et les moyens de la logique », Économies et sociétés, vol. 16(3) : 355-377.
733 Hegel, G.W.F., 1994 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.I. Paris, Vrin, §95.
734 Cf. Hoffman, J., 1980, « “Western Marxism” : A Critical Assessment », in Burger, A., H.R. Cohen, D.H.
DeGrood (dirs.), 1980, Marxism, Science and the Mouvement of History. Amsterdam, B.R. Grüner, p. 269-
280
735 Colleti, L., 1973, Marxism and Hegel. New York, Verso, p. 49.
736 Citot, V. 2001, Le paradoxe de la pensée. Paris, Le Félin, p. 41.
737 Aron, R., 1970, Marxismes imaginaires : d’une sainte famille à l’autre. Paris, Gallimard, p. 251.
174
légalement les moyens de production. Il emprunte peut-être ici et là le vocabulaire hégélien,
mais la valeur est pour lui une réalité socio-logique, et non pas une entité métaphysique :
La réalité que possède la valeur de la marchandise diffère en ceci de l’amie de
Falstaff, la veuve l’Éveillé, qu’on ne sait où la prendre. Par un contraste des plus
criants avec la grossièreté du corps de la marchandise, il n’est pas un atome de
matière qui pénètre dans sa valeur. On peut donc tourner et retourner à volonté une
marchandise prise à part ; en tant qu’objet de valeur, elle reste insaisissable. Si l’on
se souvient cependant que les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité
purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles sont des expressions
de la même unité sociale, du travail humain738.
La valeur ne pré-existe pas à la marchandise et elle n’existe pas indépendamment de
la marchandise qui lui sert de support ou de forme matérielle. Produite dans un champ, dans
un atelier, dans une manufacture ou dans une fabrique, chaque marchandise contient
(ou représente) une part aliquote de la valeur totale créée par le travail des ouvrières et des
ouvriers d’une société donnée, une cristallisation ou une réification de cette valeur totale.
Cette valeur étant posée égale à 𝑙, la quantité totale échangée 𝑋𝑖 d’une marchandise 𝑖
(avec 𝑖 = 𝑙, … 𝑛) possède une valeur 𝑉𝑖 égale à une fraction donnée de cette unité :
𝑉𝑖 = 𝑎𝑖
Avec :
∑ 𝑎𝑖
𝑖=𝑛
𝑖=𝑙
= 𝑙
La valeur d’échange 𝑣𝑖𝑗 d’une unité de 𝑖 en terme de 𝑗 alors simplement déterminée
par : 𝑣𝑖𝑗 = (𝑉𝑖/𝑋𝑖)/(𝑉𝑗/𝑋𝑗). Marx distingue comme Ricardo la valeur absolue de la valeur
d’échange, ce qui interdit de faire dériver la valeur de l’échange des marchandises. Comme
nous l’avons par ailleurs vu plus tôt, la mesure de la valeur d’une marchandise doit
nécessairement pré-exister à l’échange des marchandises, puisque toute mesure faite au
cours de l’échange, ou par l’échange lui-même, serait relative, car elle ferait arbitrairement
738 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 62.
175
dépendre la valeur de 𝑖1 des caractéristiques d’une autre marchandise, 𝑖2, et non pas de la
quantité de travail objectivement incorporée en 𝑖1ou en 𝑖2.
Marx a reproché à Ricardo et aux autres économistes classiques de n’avoir jamais
su développer une théorie monétaire de leurs analyses739. On peut aujourd’hui distinguer
Marx et Ricardo par tout ce que l’on voudra, mais Marx lui-même affirmait ainsi à la fin de
sa vie que la seule différence qui existait véritablement entre lui et Ricardo était que ce
dernier n’avait pas « pu trouver de lien entre sa théorie de la valeur et la nature de
l’argent »740. À la différence de Ricardo, Marx ne considère pas directement l’échange des
marchandises comme une sorte de troc primitif dans lequel l’argent ne tient pas de rôle
particulier ; dès que l’échange devient monétaire, les marchandises cessent selon lui de
s’échanger contre des marchandises proportionnellement à la quantité de travail incorporé
en elles, mais contre de la monnaie, c’est-à-dire contre l’équivalent universel et l’étalon de
mesure de la valeur. Il dégage ainsi dans le Capital la genèse de la monnaie, ce que Petty,
Quesnay, Smith ou Ricardo n’avaient jamais fait eux-mêmes741. Il introduit ainsi la genèse
de la monnaie dans la théorie de la valeur-travail en examinant les diverses formes sous
lesquelles se manifeste la valeur d’échange des marchandises. Ces formes découlent selon
lui de ce en quoi on mesure historiquement la valeur :
a. La forme accidentelle : la valeur d’échange de 𝑖 est une quantité de 𝑗 ;
b. La forme développée : la valeur d’échange de 𝑖 est une série de marchandises
différentes ;
c. La forme valeur générale : la valeur d’échange des autres marchandises est
mesurés en 𝑖, qui est leur unit de mesure commune, leur équivalent général.
d. La forme monnaie ou argent : la valeur d’échange devient le prix monétaire.
L’équivalent général de toutes les autres marchandises n’est plus une marchandise 𝑖 arbitraire, mais une marchandise que la société a consacrée comme monnaie —
l’or.
739 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 83n.
740 Marx, K, 1881-1882, « Notes marginales pour le “Traité d’économie politique” d’Adoplh Wagner », in
Marx, K., 1977 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 242.
741 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 63.
176
On a parfois présenté la conception marxienne de la monnaie comme une « double
confrontation à Hegel, d’une part, à l’économie politique classique et notamment à Ricardo,
d’autre part »742. C’est là encore plaquer extérieurement la philosophie de Hegel sur un
discours qui pourrait tout aussi bien s’en passer. En réalité, le discours de Marx ressemble
surtout ici à un discours étymologique et historique consacré au mot valeur et à l’idée que
l’on s’est fait de la valeur à travers les époques743. De fait, l’équivalent général n’est pas le
résultat d’un syllogisme hégélien ou d’une quelconque “logique” dialectique.
Comme l’explique au contraire Marx, l’équivalent général « ne peut être le résultat
que d’une action sociale. Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte
commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme
naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle
d’équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue,
et elle devient argent »744. La difficulté — poursuit-il — ne consiste pas à comprendre que
la « monnaie est marchandise, mais à savoir comment et pourquoi une marchandise
devient monnaie »745. La réponse : par son troc. La théorie de la valeur-travail s’applique à
toutes les marchandises, incluant la monnaie elle-même :
Comme toute marchandise, l’argent ne peut exprimer sa propre quantité de valeur
que, relativement, dans d’autres marchandises. Sa valeur propre est déterminée par
le temps de travail nécessaire à sa production, et s’exprime dans le quantum de toute
autre marchandise qui a exigé un travail de même durée. Cette fixation de sa
quantité de valeur relative a lieu à la source même de sa production dans son
premier échange. Dès qu’il entre dans la circulation comme monnaie, sa valeur est
donnée. Déjà dans les dernières années du XVIIe siècle, on avait bien constaté que
la monnaie est marchandise ; l’analyse n’en était cependant qu’à ses premiers pas746.
Il n’est ni utile ni nécessaire de s’appesantir ici plus longuement sur la conception
marxienne de la monnaie. Retenons simplement ici que ce qui distingue Marx de Ricardo,
ce n’est pas leur conception respective de la monnaie, mais bien plutôt le fait que Marx est
742 Garo, I., 2000, Marx, une critique de la philosophie. Paris, Seuil, p. 104.
743 Cf. Foucault, M., 2004 [1966], Les mots et les choses. Paris, Gallimard, p. 311.
744 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 79.
745 Ibid., p. 102.
746 Ibid.
177
parvenu à découvrir et à dégager la genèse logico-historique de la monnaie, ce que Ricardo
n’a jamais tenté de faire. Comme le rappelle Schumpeter, Marx a par le fait même atteint
un objectif d’importance fondamentale du point de vue de la méthodologie économique :
les économistes ont souvent fait œuvre du métier d’historiens de la pensée économique,
mais ils rangeaient les données de l’histoire économique dans un compartiment isolé et
distinct. Marx les a quant à lui insérés dans l’argumentation même dont il fait dériver ses
conclusions. Aussi fut-il le « premier économiste de grande classe à reconnaître et à
enseigner systématiquement comment la théorie économique peut être convertie en analyse
historique et comment l’exposé historique peut être converti en histoire raisonnée »747.
Compte tenu de ce qui précède, il nous est enfin loisible de nous intéresser à la
production de la plus-value en soi, c’est-à-dire de la plus-value considérée indépendamment
de ses formes particulières, et de comprendre le rôle qu’elle tient dans le Capital. Il nous
sera ensuite possible de montrer comment la plus-value produite par le travail des ouvrières
et des ouvriers y revêt, comme chez Ricardo, la forme de la rente, du profit et du salaire.
747 Schumpeter, J., 1990 [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 69.
178
2.2 La plus-value, indépendamment de ses formes particulières
Peu de temps après avoir écrit à Engels que la mise en relief du caractère double du
travail et l’analyse de la plus-value en soi, indépendamment de ses formes particulières
— rente, profit, salaire —, était ce qu’il y avait de meilleur dans son ouvrage, Marx
réaffirme une nouvelle fois que :
1) À l’opposé de toute l’économie antérieure qui, d’entrée de jeu, traite comme
données les fragments particuliers de la plus-value avec leurs formes fixes de rente,
profit et intérêt, je traite tout d’abord de la forme générale de la plus-value, où tout
cela se trouve encore mêlé, pour ainsi dire en solution ; 2) Qu’une chose bien simple
a échappé à tous les économistes sans exception : c’est que si la marchandise a le
double caractère de valeur d’usage et de valeur d’échange, il faut bien que le travail
représenté dans cette marchandise possède ce double caractère lui aussi ; tandis que
la seule analyse du travail sans phrase, telle qu’on la rencontre chez Smith, Ricardo,
etc., se heurte partout fatalement à des problèmes inexplicables.748
Nous voyons là encore que le Capital est la réponse que Marx a donnée au principal
problème en économie politique. Et il nous est enfin possible de rappeler cette réponse, en
débutant par la formule générale du capital, que Marx lui-même représente par la formule
𝐴 → 𝑀 → 𝐴∆, ou, plus précisément, par la formule : 𝐴 → 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆→ 𝐴∆. La
production capitaliste n’a pas pour but la production d’une valeur d’usage donnée : « le but
réel de la production capitaliste, c’est la production d’une plus-value »749. De fait, la forme
𝐴 → 𝑀 → 𝐴∆, représente simplement la « transformation de l’argent en marchandise et la
retransformation de la marchandise en argent, acheter pour vendre »750 . Tout argent qui
dans son mouvement décrit ce « cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà
par destination capital »751.
En somme, la production de la marchandise n’est jamais qu’un moyen de produire
de la plus-value :
748 Marx, K., 1982 [1867], « Marx à Engels, 8 janvier 1868 », Correspondance, t.IX. Paris, Éditions Sociales,
p. 141.
749 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 291.
750 Ibid., p. 153.
751 Ibid.
179
La circulation simple — vendre pour acheter — ne sert que de moyen d’atteindre un
but situé en dehors d’elle-même, c’est-à-dire l’appropriation de valeurs d’usage, de
choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l’argent comme
capital possède au contraire son but en elle-même ; car ce n’est que par ce
mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le
mouvement du capital n’a donc pas de limite. C’est comme représentant, comme
support conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste.
Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ de l’argent et son point de
retour. Le contenu objectif de la circulation 𝐴 → 𝑀 → 𝐴∆, c’est-à-dire la plus-value
qu’enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime. Ce n’est qu’autant que
l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif
déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste, ou, si l’on veut,
comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d’usage ne
doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que
le gain isolé ; mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé. Cette
tendance absolue à l’enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur d’échange
lui sont communes avec le thésauriseur. Mais, tandis que celui-ci n’est qu’un
capitaliste maniaque, le capitaliste est un thésauriseur rationnel. La vie éternelle de
la valeur que le thésauriseur croit s’assurer en sauvant l’argent des dangers de la
circulation, plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau
l’argent dans la circulation.752
Le mouvement circulaire que décrit ci-haut Marx présente aux yeux de certains
commentateurs un air de famille avec l’automouvement du concept que décrirait Hegel
dans la Science de la logique753. Comme le rappelle toutefois Sraffa, c’est « dans le
Tableau Économique de Quesnay qu’on trouve l’image originelle d’un système de
production et de consommation comme procès circulaire, et cela représente un contraste
frappant avec la vision présentée par la théorie économique moderne, d’une voie à sens
unique qui conduit des “facteurs de production” aux “biens de production” »754.
En dépit des apparences, le processus circulaire de production de la plus-value n’est
pas un syllogisme hégélien755. Marx, redisons-le, n’est pas un philosophe de métier ni un
universitaire du XXe siècle, mais un économiste ricardien. Il fut même le « seul grand
752 Ibid., p. 156.
753 Cf. Barmett, V., 2009, Marx. London, Routlege, p. 157 et seq.
754 Sraffa, P., 1970, Production de marchandises par des marchandises : prélude à une critique de la théorie
économique. Paris, Dunod, p. 116-117.
755 « Production, distribution, échange, consommation, forment ainsi un syllogisme selon les règles —
production, la généralité ; distribution et échange, la particularité ; consommation, l’individualité qui exprime
la conclusion. C’est là sans doute un enchaînement, mais il est superficiel » (Marx, K., 1980 [1857-1858],
Manuscrits de 1857-58, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 23-24).
180
disciple de Ricardo »756. Il s’embrouille ainsi presque à chaque fois qu’il invoque la
philosophie de Hegel. Au chapitre IV du Capital, par exemple, Marx, invoque la distinction
aristotélicienne entre l’oikonomikê (= l’art de diriger une maison) et la chrêmastistikê
(= l’art de l’acquisition) afin d’expliquer que la « circulation des marchandises est le point
de départ du capital »757. Si l’échange de biens prend naturellement la forme Marchandise
– Argent – Marchandise (𝐴 → 𝑀 → 𝐴), dans laquelle l’argent n’est qu’un intermédiaire qui
facilite l’échange des marchandises, comme l’avait compris Aristote, le capital naît quant à
lui inversement d’un échange chrématistique 𝐴 → 𝑀 → 𝐴∆, dans lequel 𝐴∆, correspond à
la quantité initiale d’argent (𝐴) investi dans le processus de production, augmentée (∆)
d’une plus-value : « non seulement donc la valeur avancée se conserve dans la circulation,
mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage, et c’est ce
mouvement qui la transforme en capital »758. L’argent en tant qu’argent — insiste Marx —
et l’argent en tant que capital « ne se distinguent que par leurs différentes formes de
circulation »759. L’augmentation de la quantité d’argent ne conduit donc pas à la
transformation de l’argent en capital, elle n’entraîne pas de changement qualitatif. Marx
invoque néanmoins l’autorité de Hegel au chapitre XI du Capital, dans lequel il affirme que
l’industrie corporative du Moyen-Âge cherchait à empêcher le chef de corps de métier de se
transformer en capitaliste en limitant à un maximum très restreint le nombre des ouvriers
qu’il avait normalement le droit d’employer : « le possesseur d’argent ou de marchandises
ne devient en réalité capitaliste que lorsque la somme minimale qu’il avance pour la
production dépasse déjà de beaucoup le maximum du Moyen Âge. Ici, comme dans les
sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Science de la Logique,
loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré,
amènent des différences dans la qualité »760. Or, cette “loi” hégélienne n’a pas le moindre
rapport avec le processus que Marx a lui-même décrit précédemment : ce n’est absolument
pas l’augmentation de la quantité totale d’argent investi (𝐴) dans le processus de
756 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 296.
757 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 156.
758 Ibid., p. 161.
759 Ibid., p. 157.
760 Ibid., p. 302.
181
production qui transforme l’argent en capital, mais bien plutôt la forme particulière que
prend la circulation des marchandises (𝐴 → 𝑀 → 𝐴∆). Chère aux interprètes hégéliens du
Capital, la transformation hégélienne de la quantité en qualité constitue tout simplement un
exemple de relation fonctionnelle non-linéaire, qui permet d’expliquer ou de décrire
certains phénomènes — une économie d’échelle, par exemple —, mais non pas tous les
phénomènes logiques, naturels, sociaux ou historiques. Elle n’a absolument pas le caractère
d’une loi. Elle trouve sans doute ici et là sa confirmation, mais elle est tout aussi aisément
contredite. C’est sans doute pourquoi les interprètes hégéliens du Capital s’en tiennent
prudemment aux mêmes illustrations anecdotiques ou équivoques qui prouveraient selon
eux cette célèbre “loi” dialectique — l’accumulation graduelle des grains de sable qui
formerait soudainement une plage, la perte graduelle de cheveux qui conduirait
soudainement à une tête chauve, etc. Désespérément vague, la “loi” dialectique de la
transformation de la quantité en qualité est, au mieux, un aphorisme (notons au passage que
l’exemple de l’ébullition ou de la congélation de l’eau qu’évoquent aussi très souvent les
interprètes hégéliens du Capital contredit quant à lui l’idée de l’autoréalisation du concept,
puisque ce sont des degrés de chaleur que l’on ajoute ou que l’on soustrait alors
extérieurement à l’eau et non pas la quantité d’eau qui change d’elle-même.
L’augmentation ou la diminution de la quantité d’eau ne change évidemment pas la
température de l’eau. Du reste, le passage de la forme liquide à la forme solide ou à la
forme gazeuse, ou vice-versa, laisse l’eau elle-même (H2O) inchangée — il n’y a aucun
passage de la quantité à la qualité).
La circulation des marchandises est donc pour Marx le point de départ du capital.
Et ce dernier se réfère à la philosophie hégélienne du droit, qu’il maîtrise mieux que la
métaphysique hégélienne, afin de décrire l’achat et la vente des marchandises sur le
marché. Il explique alors que :
Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l’homme et, par conséquent,
aliénables. Pour que l’aliénation soit réciproque, il faut tout simplement que des
hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme
propriétaires privés de ces choses aliénables et, par là même, comme personnes
indépendantes761.
761 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 98.
182
L’aliénation (« Entäusserung ») dont parle ici Marx est un terme jurisprudentiel qui
désigne la vente et l’achat des marchandises sur le marché, et non pas l’état spirituel de
l’individu asservi par des conditions sociales qu’il ne peut pas modifier ni un moment
supposément essentiel de l’existence spirituelle de l’esprit. Réel ou non, tragique ou pas,
un tel état spirituel est antérieur au développement historique du mode capitaliste de
production et il entretient avec lui un rapport extérieur.
Historiquement, les hégélianistes de l’entre-deux-guerres furent les premiers à
affirmer que l’aliénation constituait un thème fondamental de la philosophie hégélienne762.
On affirme ainsi couramment depuis cette époque que l’aliénation spirituelle est au cœur
des préoccupations communes de Hegel et de Marx, qui en auraient de surcroit tous deux
compris l’historicité763.
Or, même si l’on supposait, sans l’admettre, que cette proposition courante était juste,
il est extrêmement difficile de déterminer avec certitude si les ouvrières et les ouvriers sont
plus aliénés que les esclaves du monde antique ou que les serfs du Moyen Âge, ou s’ils sont
moins aliénés qu’eux764.
L’histoire « impatiente généralement les esprits qui ont soif d’un platonisme bien
rangé »765. La liberté et la servitude ne sont pas deux notions “dialectiquement” opposées,
mais bien plutôt deux notions coextensives, deux notions plastiques aux contours imprécis,
qui passent historiquement l’une dans l’autre766. Aussi est-il formellement impossible de
comprendre la condition des classes dominées sans aussi comprendre celle des classes
dominantes767. Au IVe siècle av. J.-C., par exemple, la société athénienne rassemblait en
une seule classe l’ensemble des travailleurs, fussent-ils libres ou serviles, et ses membres
partageaient la même condition sociale et économique768. Pour l’esclave antique, la seule
« différence majeure avec la vie d’homme libre est qu’en cas de faute, ils sont passibles du
762 Inwood, M., 1997, A Hegel Dictionnary. Oxford, Blackwell, p. 38.
763 Cf. Sayer, S., 2012, Marx and Alienation : Essays on Hegelian Themes. New Yok, Palgrave.
764 Cf. Roemer, J., 1988, Free to lose. Cambridge, Havard University Press, p. 125 et seq.
765 Thomspon, E.P., 1978 [1965], The poverty of Theory and other essays. New York, Monthly Review Press,
p. 257 (notre traduction).
766 Cf. Grenouilleau, O., 2014, Qu’est-ce que l’esclavage ? Paris, Gallimard.
767 Hobsbawm, E., 1997, On History. New York, The New Press, p. 87.
768 Ste-Croix, G.E.M. de, 1983, The Class Struggle in the Ancient Greek World. New York, Cornell
University Press, 1981, p. 183.
183
fouet »769. La quasi-totalité des luttes sociales et politiques qui secouaient le corps civique
concernait à cette époque les dettes et la propriété des terres agricoles, signe qu’il n’existait
pas encore un corps constitué d’artisans et d’artisanes, de travailleurs et de travailleuses. En
fait, la société grecque et la société romaine étaient toutes deux organisées sur les différents
degrés d’intégration aux institutions civiques et les statuts juridiques l’emportaient sur toute
autre considération : le corps civique était défini par un statut et par une fonction, à savoir
la participation au gouvernement de la Cité770. À Athènes, le travail lui-même est identifié à
la servilité par les membres de la classe dominante dont les écrits ont été canonisés, et les
hommes et les femmes libres qui pratiquaient des métiers pouvant être accomplis par des
esclaves étaient souvent frappés d’atimie771. Les membres de la classe dominante ont eu tôt
fait d’ordonner les métiers d’après les efforts physiques qu’ils exigeaient, de sorte
qu’Aristote lui-même mit au rang le plus bas les métiers où les corps des travailleuses et
des travailleurs étaient le plus déformés par l’effort, tandis que Xénophon proclamait
solennellement que ces travailleuses et ces travailleurs étaient indignes ou incapables de
participer à la vie politique de la Cité772. Dit autrement, la ligne de classe « ne passe pas
entre l’homme libre et l’esclave, mais entre, d’un côté, les travailleurs manuels, qu’ils
soient esclaves, artisans ou salariés, et, d’un autre côté, ceux qui sont dispensés du travail
manuel et de la production utilitaire et peuvent ainsi se consacrer aux activités
aristocratiques : guerre, politique et philosophie »773. Cela étant, l’esclavage joue un rôle
économique crucial dans le monde antique et, aristocrates ou non, les Athéniens et les
Athéniennes n’ont jamais véritablement envisagé son abolition. Les esclaves, hommes ou
femmes, étaient responsables d’une part importante de la production, ils étaient seuls dans
les métiers dangereux ou très pénibles — comme dans les mines aurifères, par exemple —,
et majoritaires dans la production artisanale et dans l’agriculture. L’économie antique
769 Picard, O., 2008, « Les fondements de l’économie grecque », in Picard, O. (dir.), 2008, Économies et
sociétés en Grèce ancienne (478-88 av. J.-C.). Paris, Arman Colin, p. 60.
770 Lafon, X., J-Y. Marc, M. Sartre, 2003, Histoire de l’Europe urbaine, t.I : la ville antique. Paris, Seuil, p.
71-77.
771 Cabanes, P., 2004, Introduction à l'histoire de l'Antiquité. Paris, Armand Colin, p. 59.
772 Conner, D.C., 2005, A People History of Science : Miners, Midwives and Low Mechanicks. New York,
Nation Books, p. 117-190.
773 Gourinat, M., 2002, « Aristote est-il le fondateur de l’économie politique ? » in Romeyer Dherbey, G., G.
Aubry (dirs.), 2002, L’excellence de la vie : l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème. Paris, Vrin, p.
150.
184
dépend en grande partie du travail servile, mais il faut éviter de se représenter les
propriétaires d’esclaves comme étant déchargés de toute activité, vivants en maitres oisifs,
béats et engourdis. Les sources historiques vont à l’encontre d’une telle image et il suffit de
lire les plaidoyers antiques du IVe siècle pour voir combien d’hommes et de femmes libres
pratiquaient de petits métiers peu reluisants774. Les esclaves ne sont pas rigidement
cantonnés à des activités précises, et leurs maîtres accomplissent souvent avec eux le même
travail. Ils gèrent parfois aussi de petites échoppes, de petits ateliers ou de petites boutiques,
contre le versement d’une redevance régulière, le surplus leur revenant. Ils peuvent non
seulement être affranchis par leur maitre, mais ils peuvent aussi posséder une certaine
forme d’indépendance, vivant et travaillant seul, et accumulant des gains avec lesquels ils
pouvaient éventuellement acheter leur liberté. À Rome, les jours fériés et chômés qui
amputent les revenus des travailleurs et des travailleuses libres sont si nombreux
— plus de 160 au IIIe siècle après. J.-C. — que des hommes et des femmes libres
revendiquent au contraire pour eux-mêmes le statut d’esclave afin d’améliorer leur
condition économique. On ne considère pas les esclaves comme des machines ou comme
des animaux à deux pattes dans le monde gréco-romain, mais bien plutôt comme des êtres
humains775. Sur le plan juridique, ces êtres humains sont néanmoins des propriétés que l’on
« peut acheter et vendre, donner en héritage ou en location, comme n'importe quel bien
meuble, sans qu’il ait rien à y redire »776. Selon Marx, l’esclavage antique ravale ainsi la
personne au rang de moyen de production. Dans le système esclavagiste, le capital-argent
investi dans l’achat de la force de travail joue le rôle de forme monétaire du capital fixe, qui
est progressivement remplacé à mesure que s’écoule la vie utile de l’esclave777.
774 Sartre, M., 2006, Histoires Grecques. Paris, Seuil, p. 170.
775 Ibid., p. 172.
776 Garlan, Y., 1999, « De l’esclavage en Grèce antique », Journal des savants, vol. 2(2) : 322
777 « C’est pourquoi, chez les Athéniens, le gain réalisé par un propriétaire d’esclaves — soit directement, en
occupant son esclave dans l’industrie, soit indirectement, en le louant à d’autres employeurs industriels (par
exemple, pour le travail dans les mines) — est considéré uniquement comme intérêt (plus amortissement) du
capital-argent avancé, tout comme, dans la production capitaliste, le capitaliste industriel porte en compte,
comme intérêt, et remplacement de son capital fixe, une partie de la plus-value, plus l’usure du capital fixe.
C’est la règle pour les capitalistes qui louent du capital fixe (immeubles, machines, etc.). De simples esclaves
domestiques, qu’ils soient employés à des services domestiques, qu’ils soient employés à des services
nécessaires ou à des fins de luxe ostentatoire, n’entrent pas ici en ligne de compte; ils correspondent à notre
classe de domestique. Le système esclavagiste conserve lui aussi des éléments d’une économie naturelle,
aussi longtemps qu’il est la forme dominante dans l'agriculture, la manufacture, la navigation, etc. Comme
185
L’esclavagiste achète ainsi « son travailleur comme il achète un bœuf »778. Et lorsqu’il perd
cet esclave, il perd un capital « qu’il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le
marché »779. Chez Marx, l’esclavage antique sert de contrepoint rhétorique et logique au
travail salarié. Mais cet esclavage a très longtemps fait l’objet d’un discours apologétique
chrétien qui s’attribuait la responsabilité de son abolition780. C’était notamment là l’avis de
Hegel. Hegel n’a pas élaboré ex professo de théorie de l’esclavage781. Il affirmait
néanmoins sans hésitation que la « véritable raison pour laquelle il n’y a plus d’esclaves
dans l’Europe chrétienne n’est à chercher en rien d’autre que dans le principe du
christianisme lui-même »782. Or, l’Église n’a tout simplement pas aboli l’esclavage en
Europe ; le christianisme non plus783. Contrairement à ce que les explications “dialectiques”
peuvent nous amener à croire, l’esclavage antique n’est d’ailleurs pas commodément
disparu avec la fin de l’antiquité ni avec la chute de Rome. Le nombre total d’esclaves a au
contraire augmenté au début du Moyen Âge784. L’esclavagisme (antique) s’est en effet
maintenu jusqu’aux temps carolingiens. Il est disparu à la fin du Xe siècle, miné par son
inadaptation aux nouvelles conditions économiques et anémié par les affranchissements
cum obsequio motivés par différentes raisons économiques785. Après avoir connu une
recrudescence au cours des décennies extrêmement turbulentes qui ont suivi la chute de
c’était le cas dans les États développés de la Grèce et à Rome. Le marché des esclaves lui-même alimente son
stock de marchandises — la force de travail — grâce à la guerre, la piraterie, etc., et ce butin n’est pas acquis
par l’intermédiaire d’un processus de circulation, mais par l’appropriation en nature de la force de travail
étrangère, au moyen de la contrainte physique directe. Même aux États-Unis, après que la région située entre
les États du travail salarié du Nord et les États esclavagistes du Sud eut été transformée en une pépinière
d’esclaves pour le Sud — où l’esclave jeté sur le marché était lui-même devenu un élément de la reproduction
annuelle — ces méthodes ne purent suffire à la longue, si bien que le commerce des esclaves africains
continua aussi longtemps que possible pour satisfaire aux besoins du marché » (Marx, K., 1977 [1867], Le
capital, l.I, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 126).
778 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales Paris, Éditions sociales, p. 261.
779 Ibid.
780 Cf. Bowman, F., 1973, Le Christ romantique. Genève, Doz.
781 D’Hondt, J., 2000, « L’esclavage selon Aristote et Hegel » in Dagonet, F., et P. Osmo (dirs.), 2000, Autour
de Hegel : Hommage à Bernard Bourgeois. Paris, Vrin, p. 59-72.
782 Hegel, G.W.F., 1994 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.I. Paris, Vrin, §163(add.).
783 Gauvard, C., 1996, La France au Moyen Âge du Ve au XVe siècle. Paris, Presses universitaires de France,
p. 18.
784 Bloch, M., 1947, « Comment et pourquoi finit l’esclavage antique », Annales, vol. II(1) : 30-44.
785 Bonnassie, P., 2001, Les sociétés de l’an mil : un monde entre deux âges. Bruxelles, Éditions De Boeck
Université, p. 21.
186
Rome, l’esclavagisme a donc progressivement reculé entre le Ve et le IXe siècle, alors que
le servage prenait lentement forme dans les anciennes seigneuries romaines, en dehors de
toute convention précise, par le jeu de la prescription, de la violence et des changements
intervenus dans les mentalités juridiques. En d’autres termes, le servage n’est pas sorti de
l’esclavagisme et ces deux institutions juridiques ont longtemps coexistées. Il n’est pas non
plus le résultat (attendu ou non) d’une lutte armée qui aurait opposé à Syracuse ou à
Athènes les hommes et les femmes libres aux esclaves, ni celui d’une lutte opposant à
Rome les patriciens et les patriciennes aux plébéiens et aux plébéiennes. Le servage
descend de la condition classique de paysannerie romaine et de la lente reconfiguration
historique de la liberté des populations germaniques786.
L’opposition binaire que l’on opère “dialectiquement” entre la liberté et la servitude
est incapable de rendre compte de l’histoire et des luttes qu’y mènent réellement les
hommes et les femmes. Tiré du mot latin servus (= esclave), le mot serf évoque aujourd’hui
l’image d’une servilité abjecte et embarrassante, mais l’idée que les « hommes naissent
“libres et égaux” est complètement étrangère à la société médiévale, pour laquelle
l’inégalité est une composante normale de la société, respectant la volonté de Dieu qui a
assigné à chacun sa place sur terre »787. Au Moyen Âge, la frontière qui sépare les hommes
et les femmes libres des hommes et des femmes qui ne le sont pas est d’ailleurs tracée au
niveau local ou régional, elle est incertaine et poreuse788. Elle ne répond pas à une logique
binaire. Le sort réservé aux serfs est assurément très dur, le statut est sans prestige, et les
serfs et les seigneurs s’affrontent continuellement autour d’innombrables enjeux
économiques, juridiques et politiques789. Les serfs, il faut insister, ne sont cependant pas
des esclaves. Le servage — le lien vassalique —, dont nous entretenons ordinairement une
image caricaturale, assure en réalité l’interdépendance juridique des individus entre eux790.
786 Anderson, P., 1977, Les passages de l’antiquité au féodalisme. Paris, Maspéro, p. 140.
787 Thierry-Bührer, G., 2015, L’Europe carolingienne, 714-888. Paris, Armand Colin, p. 101.
788 Whickham, C., 2009, The Inheritance of Rome : A History of Europe from 400-1000. London, Allen Lane,
p. 212 et seq. ; Goetz, H.-G., 1993, Life in the Middle-Ages from the Seventh to the Thirteenth Century. Notre
Dame, University of Notre Dame Press, p. 107-108.
789 Dyer, C., 2002, Making a Living in the Middle-Ages : The People of Britain, 850-1520. London, Yale
University Press, p. 37, 178-183.
790 « Être “l’homme” d’un autre homme : dans le vocabulaire féodal, il n’était point d’alliance de mots plus
répandus que celle-là, ni d’un sens plus plein. Commune aux parlers romans et germaniques, elle servait à y
exprimer la dépendance personnelle, en soi. Cela, quelle que fût, par ailleurs, la nature juridique précise du
187
Ce lien interpersonnel prend bien sûr à travers l’Europe, dans le cœur de l’ancien Empire
carolingien, dans la France du Nord, l’Allemagne rhénane et souabe, des formes diverses et
plurielles ; il change aussi à travers les siècles. Il structure néanmoins les sociétés féodales
dans leur ensemble. Avoir un seigneur ne passait alors nullement pour contraire à la liberté
— qui n’en a pas ? L’esclavage et le servage ne sont pas des degrés, des étapes, des jalons
ou des moments d’une trajectoire unique menant téléologiquement à la liberté,
contrairement à ce que croient celles et ceux qui défendaient comme Hegel la conception
whig de l’histoire, c’est-à-dire celles et ceux qui croyaient pour une raison ou pour une
autre que l’histoire humaine décrivait une irrésistible progression vers une plus grande
liberté dans la tradition des Lumières, culminant dans les formes modernes de démocratie
libérale et de monarchie constitutionnelle791. On peut considérer empiriquement (Ranke) ou
spéculativement (Hegel) l’histoire. Mais il n’y a tout simplement pas de continuité entre
l’esclavage antique et le servage féodal : ces deux institutions sont de nature et d’origine
complètement différentes792. Les serfs eux-mêmes n’étaient pas les descendantes ou les
descendants d’anciens esclaves et leur statut juridique ne représente pas un « simple avatar,
plus ou moins édulcoré, de l’ancien esclavage ou du colonat romain »793. Le serf possède
un statut juridique contraignant, certes, mais ce statut est distinct du statut de l’esclave : si
l’esclave a un propriétaire qui peut légalement disposer de lui comme il le ferait autrement
d’un bien meuble ou d’un animal de trait, le serf a plutôt un défenseur à qui une
compensation — corvée, fouage, banalité, etc. — est coutumièrement ou traditionnellement
due. C’est là une pratique qui très fut longtemps jugée comme juste, digne et rationnelle,
lien et sans que l’on s’embarrassât d’aucune distinction de classe. Le comte était “l’homme” du roi, comme le
serf celui de son seigneur villageois. Parfois, c’était jusque dans le même texte qu’à quelques lignes
d’intervalle des conditions sociales radicalement différentes se trouvaient ainsi tour à tour évoquées : telle,
vers la fin du XIe siècle, cette requête de moniales normandes, se plaignant que leurs “hommes” — c’est-à-
dire leurs paysans — fussent contraints, par un haut baron, de travailler au château de ses “hommes” :
entendez les chevaliers, ses vassaux. L’équivoque ne choquait point, parce qu’en dépit de l’abîme entre les
rangs, l’accent portait sur l’élément fondamental commun : la subordination d’individu à individu » (Bloch,
M., 1994 [1939], La société féodale. Paris, Albin Michel, p. 209).
791 « La fin de l’histoire n’est pas la fin du monde ! Hegel veut plutôt dire [...] que l’histoire mondiale a, pour
le philosophe, un telos correspondant à ce qu’il nomme l’État moderne, tel qu’il se réalise, non sans cahots,
dans l’Europe post-révolutionnaire » (Kervégan, J.-F., 2005, Hegel et l’hégélianisme. Paris, Presses
Universitaires de France, p. 26).
792 Bonnassie, P., 1985, « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l'Occident du haut Moyen-Âge
(IVe- XIe s.) », Cahiers de civilisation médiévale, No. 112 : 303-343.
793 Bloch, M., 1994 [1939], La société féodale. Paris, Albin Michel, p. 368.
188
mais qui a rétrospectivement été chargée de mépris. Car si nous mesurons la liberté à l’aune
du développement des libertés individuelles depuis l’époque des Lumières, le Moyen Âge,
lui, mesure les libertés à l’aulne de « franchises, de privilèges, à l’abri desquels telle ou
telle collectivité de personnes et d’intérêts se met à l’abri »794. À de nombreux égards, les
femmes et les hommes du Moyen Âge avaient d’ailleurs plus que nous conscience de leurs
droits, de leurs responsabilités et de ce qui leur était légitimement dû795. Ils s’opposaient par
suite (ouvertement ou souterrainement) à leurs seigneurs lorsque ceux-ci enfreignaient le
droit coutumier et la tradition, lorsqu’ils violaient le lien vassalique, et non pas parce qu’ils
étaient inconsciemment animés par l’Idée du Droit ou par l’Idée de la Liberté. La condition
de serf recouvre non seulement des situations juridiques très diverses dont l’historiographie
whig est incapable de rendre fidèlement compte, mais les serfs eux-mêmes côtoyaient
historiquement des esclaves, des vilains, c’est-à-dire des paysans libres, ainsi que des
roturiers qui possèdent eux-mêmes différents statuts juridiques, et, enfin, des membres du
clergé, des membres de la noblesse, etc. En fait, l’historiographie whig est incapable de
saisir la rationalité, la résilience et l’agencivité des individus qui s’opposent à la rationalité
intéressée que l’on tente souvent de leur imposer en invoquant captieusement le progrès de
la liberté individuelle, comme l’ont longtemps fait les serfs, par exemple, ou encore les
premières générations de paysannes et de paysans, d’artisanes et d’artisans prolétarisés qui
défendaient une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions
économiques appropriées par les diverses parties de la communauté, c’est-à-dire
l’économie morale des pauvres796. Les femmes et les hommes du Moyen Âge se faisaient
en outre une idée de l’économie qui nous est devenue complètement étrangère aujourd’hui
et il serait injuste de la comparer à l’idée que l’on s’en fait désormais797 . À Athènes, à
Syracuse, à Rome ou au cœur de l’Europe carolingienne, les individus réduits en esclavage
sont donc dépossédés et dépréciés. Ces esclaves ne sont pas propriétaires des moyens de
production ni de leur force de travail ou du produit de leur travail, mais leurs maitres
794 Braudel, F., 1993, Grammaire des civilisations. Paris, Flammarion, p. 358.
795 Cf. Thompson, E.P., 1993, Making History : Writings on History and Culture. New York, The New Press
p. 165
796 Cf. Thompson, E.P., 1993, Customs in Common : Studies in the Traditional Popular Culture. New York,
The New Press, p. 185-259.
797 Davis, J., 2012, Medieval Market Morality : Life, Law and Ethics in the English Marketplace, 1200-1500.
Cambridge, Cambridge University Press, p. 137-139, 444-445.
189
pratiquent souvent les mêmes métiers qu’eux. Les esclaves sont assurément plus aliénés
que les serfs, qui sont propriétaires d’une part des moyens de production — terre, outils,
bétail, etc. — et d’une part plus ou moins importante de leur force de travail et du produit
de leur travail, une part dont l’importance est déterminée en pratique par l’issue des
différentes luttes économiques, juridiques et politiques locales qui opposent les serfs à leurs
seigneurs 798. Par définition, les ouvrières et les ouvriers ne sont pas propriétaires des
moyens de production ni du produit de leur travail, fût-il parcellaire ou non, gratifiant ou
humiliant. En revanche, comme les capitalistes, les ouvrières et les ouvriers sont
juridiquement libres, ils n’ont ni maitre ni seigneur et ils sont propriétaires de toute leur
force de travail. Sont-ils dès lors plus ou moins aliénés que les serfs ? Les milliards
d’individus dans le monde — fonctionnaires, universitaires, ménagères, etc. — qui,
aujourd’hui, ne produisent pas de plus-value pour le compte d’un capitaliste sont-ils
aliénés ? Faut-il dès lors se réjouir ou se désoler du soi-disant progrès de l’Esprit ? Nous
l’ignorons, tout comme nous ignorons pourquoi des “philosophes matérialistes” devraient
s’intéresser à un concept tel que l’aliénation ou comment ce concept pourrait
éventuellement se conjuguer à la théorie de la valeur-travail élaboré par Marx dans le
Capital. Une chose semble toutefois certaine : ce ne sont pas les révoltes d’esclaves en
armes, prêts à mettre leur vie en jeu afin d’être reconnus par leurs maitres, qui ont
soudainement précipité le passage de l’antiquité au féodalisme et ce ne sont pas non plus
les incessants soulèvements armés des paysans en milieu rural (« jacqueries ») ni les
innombrables révoltes baronniales en Angleterre, en France ou en Allemagne, par exemple,
qui ont précipité le passage du féodalisme au capitalisme. Dans le Capital, la classe
ouvrière est composée de paysannes et de paysans que l’on a dépouillés des moyens de
production que leur garantissait autrement jusque-là le droit coutumier féodal — terre,
outils, bétail, etc —, et non pas d’individu non-reconnus799. Condescendant et très dur
envers les populations rurales, Marx exagérait d’ordinaire l’unilatéralité et la radicalité de
798 Cf. Wickham, C., 2005, Framing the Middle-Ages : Europe and the Mediterranean (400-800). Oxford,
Oxford University Press, p. 535 et seq ; Brenner, R., 1985, « The Agrarian Roots of European Capitalism », in
Aston, T.H., C.H.E. Philbin (dirs.), 1985, The Brenner Debate : Agrarian Class Structure and Economic
Development in Pre-Industrial Europe. Cambridge, Cambridge University Press, p. 228 et seq. ; Faith, R.,
1981, « Class Struggle in Forteenth-Century England », in Samuel, R. (dir.), 1981, People’s History and
Socialist Theory. London, Routeledge, p. 50-61.
799 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 153-156
190
cette dépossession (« The Inclosure Acts »), qui ne suffit pas à rendre compte des origines
historiques de la classe ouvrière et qui ne tient aucun compte de l’agencivité, de la
rationalité, de la résistance et de la résilience des paysannes et des paysans800. Cela étant, la
lutte des classes se termine toujours selon lui par une « transformation révolutionnaire de la
société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte »801 . Elle ne se termine
donc pas par la reconnaissance d’une classe par une autre ni par un renversement
carnavalesque ou dramatique des positions de classes comme on l’affirme parfois. Un
commentateur autorisé de Hegel s’exaspère :
Qui ne connait rien de la Phénoménologie connait au moins, dans ses grandes lignes,
le dessin de ce mouvement que l’on simplifie en le ramenant à n’être autre chose
qu’un renversement de situation qui ferait que l’esclave, l’exploité, aurait toujours
raison du maitre, en vertu d’une “loi” dialectique qui amènerait de soi, par on ne sait
quelle logique, un simple basculement d’un terme dans l’autre ; en somme une
solution quasi magique qui semble n’avoir d’autre fondement que le blocage de la
situation dont on traite. Conception qui est évidemment tout à fait étrangère à Hegel
lui-même802.
En dépit de l’exaspération de ce célèbre commentateur, la « fameuse “dialectique du
maître et de l’esclave” fait aujourd’hui figure d’emblème de l’hégélianisme »803. Elle
appartient pour ainsi dire au fond de commerce des commentateurs qui font de Hegel un
marxiste afin de faire de Marx un hégélien. Le texte de Hegel décrit-il (directement ou
indirectement) la lutte des classes dans l’histoire ? Nous ne le croyons pas. En tous les cas,
il n’existe aucune preuve textuelle vérifiable de l’influence que ce texte aurait
prétendument sur la pensée de Marx804. Jamais Marx n’a cru à cette curieuse fable
kojevienne dans laquelle les esclaves antiques seraient “dialectiquement” devenus les rois
et les barons du Moyen-Âge et dans laquelle les serfs du Moyen-Âge seraient ensuite
“dialectiquement” devenus des industriels et des propriétaires terriens805. Certes, le
800 Williams, R., 1973, The Country and the City. Oxford, Oxford University Press, p. 89, 187, 302-206.
801 Marx, K., F. Engels, 1974 [1848], Manifeste du Parti communiste. Paris, Éditions Sociales, p. 6.
802 Labarrière, P.-J., 1979, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Paris, Aubier, p. 151.
803 Tinland, O., 2003, Maîtrise et servitude. Paris, Éllipse, p. 22.
804 Cf. Arthur, C., 1983, « Hegel’s Master-Slave Dialectic and a Myth of Marxology », New Left Review,
vol.142 : 67-75.
805 Cf. Patri, A., 1961, « Dialectique du maitre et de l’esclave », Le contrat social, vol.5(4) : 231.
191
capitalisme est sorti de la petite production féodale806. Mais l’analyse de Marx ne dépend
absolument pas de la philosophie hégélienne, de l’aliénation ou d’une quelconque lutte
pour la reconnaissance :
La transition à partir du mode de production féodal s’effectue de deux façons. Le
producteur devient commerçant et capitaliste, en opposition à l’économie agricole
naturelle et à l’artisanat corporatif de l’industrie citadine du Moyen-Âge. Voilà la
voie réellement révolutionnaire. Ou encore le commerçant s’empare directement de la
production. Bien que cette dernière voie joue, dans l’histoire, un rôle de transition, en
fait elle n’arrive pas à révolutionner l’ancien mode de production qu’elle conserve
comme sa base. Cela est démontré par le cas du clothier (marchand de drap) anglais
du XVIIe siècle qui soumet les tisserands à son contrôle (encore que ceux-ci soient
indépendants) en vendant leur laine et en leur achetant du drap. Encore jusqu’au
milieu de ce siècle, le fabricant de soie dans l’industrie française, celui de l’industrie
anglaise de bas et de dentelles, n’étaient pour la plupart fabricants que de nom ; en
réalité, ils étaient de simples commerçants laissant les tisserands continuer leur travail
dans leurs vieilles conditions de morcellement ; ils représentaient le pouvoir du
commerçant pour lequel ils travaillaient effectivement. Ce système fait obstacle
partout au mode de production capitaliste véritable, et il finit par disparaître avec le
développement de ce dernier. Sans bouleverser le mode de production, il aggrave
seulement la situation des producteurs directs, les transforme en simples salariés et
prolétaires dans des conditions plus défavorables encore que celles des ouvriers
directement soumis au capital, et il s’approprie leur surtravail sur la base de l’ancien
mode de production [...] il y a donc une triple transition : premièrement, le
commerçant devient directement un industriel ; ceci se produit pour les métiers
fondés sur le commerce, surtout les industries de luxe, que les commerçants
introduisent de l’étranger, y compris matières et ouvriers, comme cela s’est fait au
XVe siècle en Italie à partir de Constantinople ; deuxièmement, le commerçant fait
des petits patrons ses intermédiaires (middlemen) ou encore achète directement au
producteur autonome ; il le laisse nominalement indépendant et ne touche pas à sa
méthode de production ; troisièmement, l’industriel devient commerçant et produit
directement en gros en vue de commercer807.
La question du passage du féodalisme au capitalisme a fait l’objet de longs débats
entre les théoriciens marxistes, qui ont épousé différentes perspectives et qui ont tour à tour
évoqué le développement du commerce, les facteurs démographiques ou l’évolution de la
production agricole en Angleterre afin de l’expliquer. Justes ou non-justes, ces
perspectives ne peuvent pas toutes être conjuguées à la perspective qu’adopte lui-même
806 Cf. Dobb, M., 1950, « Une réponse », in Dobb, M., P. Sweezy et al. (dirs.), 1977, Du féodalisme au
capitalisme : problèmes de la transition. Paris, Maspero, p. 79-94.
807 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, l.III, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 342-343.
192
Marx. Dans une perspective ricardienne, l’économiste Maurice Dobb estime que la cause
essentielle du passage du féodalisme au capitalisme réside dans l’exploitation excessive de
la force de travail des populations paysannes et rurales : épuisés par le (sur)travail qu’on
leur imposait au mépris du droit coutumier, les serfs ont graduellement abandonné les
domaines des seigneurs, et ceux qui sont restés étaient trop peu nombreux pour permettre
au système de se maintenir sur ces anciennes bases économiques. Ces circonstances
auraient obligé la classe dominante à adopter des expédients, tels que la transformation de
la corvée ou la location des terres domaniales à des fermiers tenanciers, qui ont finalement
abouti à la transformation graduelle et irrégulière des rapports de production dans le monde
rural du Moyen Âge. Plus que tout autre, cette explication semble coïncider avec celle que
fournit Marx dans le Capital. Que l’on partage ou non cet avis, on s’accordera sans doute
pour dire que le passage du féodalisme au capitalisme ne s’explique pas dans
le Capital par la lutte hégélienne pour la reconnaissance.
La dissolution ou la désintégration des institutions féodales et la formation des
institutions capitalistes ne sont d’ailleurs pas simultanées : « la désintégration du mode de
production féodal en était déjà arrivée a un stade avancé bien avant que ne se développe le
mode de production capitaliste et cette désintégration n’a pas été associée à la croissance
du nouveau mode de production au sein même de l’ancien »808. Le phénomène premier est
donc ici le développement du capitalisme rural, entamé au début du XVIe siècle avec
l’expropriation des paysans irlandais et anglo-écossais à laquelle nous avons déjà fait
allusion. Le féodalisme cède progressivement le pas au capitalisme, au terme d’une histoire
complexe et mouvementée qui opposait travailleurs et non-travailleurs, titulaires de salaires
et percepteurs de plus-value : « la spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des
domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et
terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre
aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la
terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les
bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu »809. Une législation répressive et le contrôle
des salaires ont ainsi historiquement contribué, tout comme le commerce, la colonisation, et
808 Dobb, M., 1969 [1946], Études sur le développement du capitalisme. Paris, Maspéro, p. 30-31.
809 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 174.
193
une expropriation généralisée, à la genèse du capitalisme industriel. Par opposition aux
explications d’inspiration hégéliennes, cette explication est conforme à ce qu’écrit Marx sur
la transition du féodalisme au capitalisme dans le Capital 810. Comme le précise Marx :
Le trait le plus caractéristique de la production féodale dans tous les pays de l’Europe
occidentale, c’est le partage du sol entre le plus grand nombre possible d’hommes-
liges. Il en était du seigneur féodal comme de tout autre souverain ; sa puissance
dépendait moins de la rondeur de sa bourse que du nombre de ses sujets, c’est-à-dire
du nombre des paysans établis sur ses domaines. Le Japon, avec son organisation
purement féodale de la propriété foncière et sa petite culture, offre donc, à beaucoup
d’égards, une image plus fidèle du Moyen-Âge européen que nos livres d’histoire
imbus de préjugés bourgeois. Il est par trop commode d’être « libéral » aux dépens du
Moyen-Âge. Bien que la conquête normande eût constitué toute l’Angleterre en
baronnies gigantesques — dont une seule comprenait souvent plus de neuf cent
seigneuries anglo-saxonnes — le sol était néanmoins parsemé de petites propriétés
rurales, interrompues çà et là par de grands domaines seigneuriaux. Dès que le
servage eut donc disparu et qu’au XVe siècle la prospérité des villes prit un grand
essor, le peuple anglais atteignit l’état d’aisance si éloquemment dépeint par le
chancelier Fortescue dans : De Laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du
peuple excluait la richesse capitaliste. La révolution qui allait jeter les premiers
fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVe
siècle et au commencement du XVIe. Alors le licenciement des nombreuses suites
seigneuriales [...] lança à l’improviste sur le marché du travail une masse de
prolétaires sans feu ni lieu. Bien que le pouvoir royal, sorti lui-même du
développement bourgeois, fût, dans sa tendance à la souveraineté absolue,
poussé à activer ce licenciement par des mesures violentes, il n’en fut pas la seule
cause. En guerre ouverte avec la royauté et le Parlement, les grands seigneurs
créèrent un prolétariat bien autrement considérable en usurpant les biens communaux
des paysans et en les chassant du sol qu’ils possédaient au même titre féodal que leurs
maitres. Ce qui en Angleterre donna surtout lieu à ces actes de violence, ce fut
l’épanouissement des manufactures de laine en Flandre et la hausse des prix de la
laine qui en résulta. La longue guerre des Deux-Roses, ayant dévoré l’ancienne
noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l’argent comme la puissance
des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de
guerre.811
Cette explication historique ne répond tout simplement pas à la “logique dialectique”
que les interprètes hégéliens du Capital prêtent à Marx. En réalité, Marx prolonge ici
encore les théories et les théorèmes économiques formulés par David Ricardo, en leur
810 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 155.
811 Ibid., p. 158
194
« donnant une dimension historique »812. Quoi qu’il en soit, les ouvrières et les ouvriers
aliènent tous une part plus ou moins grande de leur propriété, la force de travail, alors que
les capitalistes aliènent un part de la leur, c’est-à-dire l’argent :
Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises,
leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes
dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l’un
est aussi la volonté de l’autre et que chacun s’approprie la marchandise étrangère en
abandonnant la sienne, au moyen d’un acte volontaire commun. Ils doivent donc se
reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a
pour forme le contrat, légalement développé ou non, n’est que le rapport des
volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le
rapport économique lui-même. Les personnes n’ont affaire ici les unes aux autres
qu’autant qu’elles mettent certaines choses en rapport entre elles comme
marchandises. Elles n’existent les unes pour les autres qu’à titre de représentants de
la marchandise qu’elles possèdent.813
L’achat sur le marché des marchandises nécessaires à la mise en œuvre du procès de
production constitue ainsi la première phase 𝐴 → 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) de la formule générale du
capital. La valeur passe d’abord de la forme argent à la forme marchandise 𝐴 → 𝑀 : le
capitaliste avance une somme d’argent et il achète légalement, à leur juste valeur, les
marchandises dont il a besoin, c’est-à-dire « tous les facteurs nécessaires à
l’accomplissement du travail, les facteurs objectifs — moyens de production — et le
facteur subjectif — force de travail »814 . Les critiques de Marx, tels que Vilfredo Pareto
(1848-1923), par exemple, peinent parfois à distinguer la production d’une valeur nouvelle
par l’emploi de la force de travail des ouvrières et des ouvriers et le transfert d’une valeur
déjà existante par l’emploi des moyens de production à la marchandise815. Les propos de
812 Verley, P., 1997, La Révolution industrielle. Paris, Gallimard, p. 65.
813 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 95.
814 Ibid., p. 186.
815 « La plus-value ne peut provenir que de l’ouvrier. Cela est bizarre. Voici un “capitaliste” qui fournit de
l’eau à un établissement. S’il la fait pomper par deux ouvriers, il peut réaliser une plus-value, mais s’il achète
un mulet qui, en faisant tourner un manège, remplacera ces deux ouvriers, il ne touchera plus rien, aucune
plus-value ne peut se produire […] étendrons-nous à tous les êtres vivants la production de la plus-value ? Ce
serait simplement une propriété mystérieuse de la vie. Alors le capitaliste pourra employer, à son choix, deux
ouvriers à pomper, ou un mulet pour tourner le manège ; mais malheur à lui s’il achète un petit moteur
électrique, qui fera agir la pompe, toute la plus-value disparaitra ipso facto, et il ne pourra plus rien
s'approprier. Un rôtisseur peut faire tourner sa broche par un enfant salarié, par un gros chien, par une
mécanique. S’il la fait tourner par un enfant salarié, il peut s’approprier une plus-value ; cela est douteux, pour
195
Marx sont toutefois limpides. Les moyens de production (𝑚𝑝) comprennent l’ensemble
des conditions matérielles indispensables au travail. La force de travail (𝑓𝑡), nous l’avons
vu plus tôt, comprend quant à elle l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui
existent dans le corps d’un homme dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en
mouvement pour produire des choses utiles. Le capitaliste n’achète pas simplement la force
de travail des ouvrières et des ouvriers, il la met en mouvement816.
En achetant la force de travail — explique Marx —, le capitaliste a « incorporé le
travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. De
son point de vue, le processus de travail n’est que la consommation de la force de travail,
de la marchandise qu’il a achetée, mais qu’il ne saurait consommer sans lui ajouter des
moyens de production. Le procès de travail est une opération entre choses qu’il a achetées,
qui lui appartiennent »817. Le capitaliste met ainsi légalement en œuvre le procès de
production de la marchandise, 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆. Dès lors, il « veille soigneusement à ce que
la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but
recherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail
n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi »818.
La production elle-même est ainsi la consommation productive de la force de travail
et des moyens de production. La consommation des moyens de production est leur
transformation en une nouvelle marchandise (𝑀∆), elle est le transfert de la valeur des
moyens de production aux produits819. La consommation de la force de travail est le travail
lui-même. Cette activité produit une valeur nouvelle (𝐴∆) qui, au-delà de la reproduction
de la valeur d’échange de la force de travail, est constitutive de la plus-value820. La valeur
de (𝑀∆) incorpore cette valeur additionnelle.
le moins, si c’est un chien qu’il emploie ; cela est impossible s’il a un tourne-broche mécanique. Il faut avouer
que cette influence du moteur de la broche n’est pas facile à comprendre » (Pareto, V., 1903, Les systèmes
scientifiques : l’économie marxiste », in Marchionatti, R. (dir.), 1998, Karl Marx : Critical Responses, vol.III.
London, Routeledge, p. 74).
816 Wright, E. O., 2005 « Foundations of Neo-Marxist Class Analysis », in Wright, E. O. (dir.), 2005,
Approaches to Class Analysis. Cambridge, Cambridge University Press, p. 10.
817 Ibid., p. 186.
818 Ibid. p. 195.
819 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 204.
820 « La force de travail en activité, le travail vivant, a donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant
de la valeur » (Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 206).
196
La première phase 𝐴 → 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) du procès circulaire de production de la plus-value
représente la circulation des marchandises ; la seconde phase 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆, leur
production. La dernière phase, enfin, achève la complétion du cercle 𝑀∆→ 𝐴∆. De la
forme marchandise, la valeur retourne à la forme monnaie, mais accrue d’une plus-value
(𝐴∆). L’argent s’est transformé en capital. Le changement, l’accroissement de valeur
exprimé par la formule 𝐴 → 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆→ 𝐴∆ ne se produit pas dans la phase de
circulation (𝑀∆→ 𝐴∆) mais bien plutôt dans la phase de la production (𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆).
Le capitaliste réalise simplement sur le marché la plus-value (𝐴∆) de (𝑀∆). Ainsi, le
dernier terme du cercle 𝐴 → 𝑀(𝑓𝑡,𝑚𝑝) → 𝑀∆→ 𝐴∆ est-il le « premier terme d’une nouvelle
circulation du même genre »821.
Les moyens de production représentent pour Marx du travail mort, c’est-à-dire la
matérialisation d’un processus de production antérieur. Les moyens de production
communiquent leur valeur à la marchandise, mais leur consommation ne crée aucune valeur
additionnelle. Les moyens de production constituent de ce fait un capital constant. La
valeur est créée par la consommation du travail vivant, par l’exploitation de la force de
travail des ouvriers.
En fait, la consommation du travail vivant reproduit non seulement la valeur de la
force de travail, mais elle produit également une plus-value ; elle constitue un capital
variable. Si l’on désigne par 𝑉𝑖 la valeur d’une unité de marchandise 𝑖, 𝑐𝑖 le capital constant
consommé dans la production d’une unité de 𝑖, 𝑣𝑖 le capital variable, 𝑙𝑖 la valeur créée par
l’usage de la force de travail, et enfin, 𝑝𝑙𝑖 la plus-value créée dans cette opération, la
détermination de la valeur 𝑉𝑖 peut s’exprimer ainsi :
𝑉𝑖 = 𝑐𝑖 + 𝑙𝑖
𝑙𝑖 = 𝑣𝑖 + 𝑝𝑙𝑖
À savoir :
𝑉𝑖 = 𝑐𝑖 + 𝑣𝑖 + 𝑝𝑙𝑖
821 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 157.
197
La valeur totale de la production résulte de l’addition à la valeur transmise par le
capital constant d’une valeur nouvelle créée par le travail de l’ouvrier. Cette valeur
nouvelle — la plus-value — est ensuite partagée entre les différentes classes de la société,
sous forme de rente, de profit et de salaire. Le travail produit la totalité de la valeur, mais la
valeur totale d’une marchandise se décompose logiquement en deux parties : une partie qui
constitue une valeur conservée, et une partie qui est une valeur nouvellement produite. La
force de travail possède une double fonction, une double valeur d’usage : celle de conserver
toutes les valeurs existantes des instruments de travail, des machines, des bâtiments, en
incorporant une fraction de cette valeur dans la production courante ; celle de créer une
valeur nouvelle, dont la plus-value, constitue une partie. Une partie de cette valeur nouvelle
va vers l’ouvrier ; c’est la contre-valeur de son salaire. L’autre partie, la plus-value, est
accaparée sans contre-valeur par le capitaliste et par le rentier. (L’intérêt joue à cet égard
dans les écrits de Thomas Hodgskin le même rôle que la plus-value dans les écrits de
Marx)822.
À l’instar de la formule générale du capital, le schéma marxien de la reproduction
présente selon certains un air de famille avec la dialectique du concept. Mais ce schéma ne
semble pas avoir de rapport nécessaire ou vérifiable avec la philosophie hégélienne823.
Marx n’étudie d’ailleurs pas l’hypothétique structure onto-théo-logique du monde, comme
le faisait Hegel. Il étudie la reproduction simple (= la totalité de la plus-value produite est
dépensée par les capitalistes en consommation improductive) et la reproduction élargie
(= la totalité, ou une partie, de la plus-value est accumulée en capital supplémentaire). Il
ne distingue toutefois pas les biens salaires des biens luxe, comme le faisait notamment
Ricardo. Il distingue plutôt deux secteurs de production : le premier produit les moyens de
production ; le second, les biens de consommation.
En vertu de l’équation 𝑉𝑖 = 𝑐𝑖 + 𝑣𝑖 + 𝑝𝑙𝑖, la valeur des biens 𝑋1et 𝑋2, qui
représentent respectivement les quantités de biens produits dans le secteur 1 et dans le
secteur 2, sera de 𝑋1𝑉1 = 𝑋1𝑐1 + 𝑋1𝑣1 + 𝑋1𝑝𝑙1 et de 𝑋2𝑉2 = 𝑋2𝑐2 + 𝑋2𝑣2 + 𝑋2𝑝𝑙2.
Les moyens de production produits par le secteur 1 (pour une valeur 𝑋1𝑉1) sont en partie
822 Rubin, I.I., 1979 [1929], A History of Economic Thought. London, Ink Links, p. 349-350.
823 Cf. Trigg, A., 2006, Marxian Reproduction Schema : Money and and Aggregate Demand in a Capitalist
Economy. London, Routeledge, p. 6 et seq.
198
dans 1 (pour une valeur 𝑋1𝑐1) et en partie dans 2 (pour une valeur 𝑋2𝑐2). Les biens de
consommation produits par le secteur 2 (pour une valeur de 𝑋2𝑉2) sont en partie
consommés par les travailleurs et les capitalistes de 1 (pour une valeur 𝑋1𝑣1 + 𝑋1𝑝𝑙1) et en
partie par ceux de 2 (pour une valeur 𝑋2𝑣2 + 𝑋2𝑝𝑙2). La reproduction et la circulation du
capital dans l’économie ont pour condition un échange d’équivalent entre les deux secteurs
de l’économie : 𝑋2𝑐2 = 𝑋1𝑣1 + 𝑋1𝑝𝑙1. Une crise de (re)production éclate si cette condition
n’est pas respectée. Mais ce « type d’analyse n’est pas nouveau dans la littérature. On en
trouve l’origine dans le Tableau économique de Quesnay »824.
Comme nous l’avons mentionné plus tôt, la contradiction que tant de critiques ont
cru découvrir entre le livre I et le livre III, n’existe pas et l’objection que l’on a faite à Marx
au tournant du XXe siècle n’était qu’une redite de l’objection faite à la théorie ricardienne,
qui oppose les prix de marché à la valeur. Le célèbre problème de la transformation de la
valeur en prix de production trouve son origine historique et logique chez Ricardo, qui
cherchait à comprendre comment la détermination de la valeur des marchandises était
modifiée par la rémunération des capitaux nécessaires à leur production à un taux de profit
uniforme dans les différentes branches de la production. Marx poursuivra son analyse dans
le Capital. Soit 𝑟, le taux de profit dans l’économie. Les marchandises étant vendues
comme produits de capitaux, leurs prix de production doivent permettre de reconstituer le
capital avancé et de le rémunérer au taux 𝑟. Comme il faut avancer un capital constant 𝑐1 et
un capital variable 𝑣1 afin de produire une unité de marchandise 𝑖, son prix de production
𝑝1 s’écrit selon Marx :
𝑝𝑖= (𝑐𝑖𝑣𝑖)(1 + 𝑟)
De même pour une marchandise 𝑗 :
𝑝𝑗= (𝑐𝑗𝑣𝑗)(1 + 𝑟)
824 Deleplace, G., 2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Dunod, p. 169.
199
Il suffit pour calculer les prix de production de déterminer 𝑟 au niveau
macroéconomique comme le rapport de la plus-value à la valeur du capital global :
𝑟 =𝑝𝑙
(𝑐 + 𝑣)
Puisque ces calculs sont dérivés des valeurs au niveau des branches 𝑖 et 𝑗, les
valeurs sont bien transformées en prix de production, et la théorie de la valeur-travail, par
opposition à ce que croyait Smith, s’applique alors au mode de production capitaliste et non
pas uniquement au mode de production non-, ou pré-capitaliste.
200
2.3 Le taux de plus-value
Les ouvrières et les ouvriers ont toujours intuitivement su qu’ils étaient exploités825.
Mais l’exploitation n’a « trouvé jusqu’ici de formulation théorique élaborée que dans le
marxisme »826. Par opposition à Marx, les économistes emploient en effet librement ou
informellement ce terme afin de désigner toute situation d’injustice ou de spoliation
relevant de la sphère de la circulation des marchandises, incluant la force de travail, pour
caractériser les écarts de prix contingents sur différents marchés par rapport au prix
d’équilibre de la concurrence parfaite827. La dénonciation de l’exploitation est par le fait
même une bannière sous laquelle se réconcilient les économistes et les égalitaristes, les
libéraux et les moralistes :
La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat
de la force de travail, est en réalité un véritable Éden des droits naturels de l’homme
et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et
Bentham. Liberté ! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par
contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent
contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le
contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression
juridique commune. Égalité ! car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre
de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent.
Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour
chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence
et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts
privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est
précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les
auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez
soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun828.
Ricardo, qui n’a jamais véritablement eu le sens de l’histoire, croyait que le
« capitalisme reposait sur l’exploitation, par conséquent sur l’injustice »829. Il craignait en
outre que l’adoption de politiques injustes incite les ouvrières et les ouvriers à se révolter
825 Cf. Bober, S, 2010, Marx and the Meaning of Capitalism. New York, Palgrave, p. 15.
826 Boltanski, L., E. Chiapello, 2011, Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard, p. 467.
827 Cf. Caire, G., 1982, « Exploitation », in Labica, G., G. Bensussan (dir.), 1982, Dictionnaire critique du
marxisme. Paris, Presses universitaires de France, p. 433-437.
828 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 41.
829 Rühle, O., 2011, [1928], Karl Marx : vie et œuvre. Genève, Entremonde, p. 281.
201
contre la bourgeoisie830. Il n’a jamais intentionnellement théorisé l’exploitation du travail
par le capital, bien qu’il en ait découvert le principe. C’est en prolongeant ses travaux que
Marx est parvenu à dévoiler la « perversité éthique du capital »831 .
Comme le montre en effet Marx dans le Capital, l’exploitation capitaliste dépend du
respect d’un contrat passé librement entre un capitaliste et un ouvrier juridiquement égaux,
et non pas de la violation contingente et répréhensible de ce contrat ou de la passation de
contrats iniques. Cette proposition contre-intuitive, sinon dérangeante, contredit
explicitement le discours que la société bourgeoise tient normalement sur elle-même. Or,
que « démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme
avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les
idées de la classe dominante »832 . Les idées que le monde antique se faisait ordinairement
de l’esclavagisme étaient celles des patriciens, et ces idées justifiaient l’esclavagisme,
tandis que les idées que le monde féodal se faisait du servage justifiaient le féodalisme.
Aujourd’hui, les idées que nous nous faisons ordinairement du travail salarié sont celles que
s’en font les capitalistes et ces idées justifient et avalisent le capitalisme833.
La trajectoire intellectuelle de Marx a, sans contestation possible, des prémisses
éthiques834. C’est pourquoi il établit une sorte de lien ou de rapport entre l’utilitarisme et
l’exploitation835. Mais l’exploitation n’est pas pour lui une notion éthique. Elle n’est pas
non plus une injustice ni une spoliation. Le « problème économique était pour Marx, à
propos du capitalisme, d’expliquer l’accumulation continuelle de richesse par une classe et
l’appauvrissement continuel d’une autre, dans un système économique caractérisé par
l’échange volontaire »836. L’économie capitaliste fournit indéniablement aux individus de
très nombreuses raisons de se tromper les uns les autres, et ces tromperies peuvent parfois
830 Gootzeit, M. J., 1975, David Ricardo. New York, Columbia University Press, p. 59.
831 Dussel, E., 2009, La production théorique de Marx. Paris, L’Harmattan, p. 135.
832 Marx, K., F. Engels, 1976 [1846], Manifeste du parti communiste. Paris, Éditions sociales, p. 22.
833 Cf. Marx, K., F. Engels, 1976 [1845], L’Idéologie allemande. Paris, Éditions Sociale, p. 19-21, 44-45.
834 Cf. Miller, R., 1984, Analyzing Marx : Morality, Power and History. Princeton, Princeton University
Press.
835 Elster, J., 1983, « Exploitation, Freedom and Justice », in Pennock, J.R., J.W. Chapman (dirs.), 1983,
Marxism. New York, New York University Press, p. 278.
836 Roemer, J., 1990, « Une théorie générale de l’exploitation et des classes », Actuel Marx, no. 7 : 45-46
202
avoir de graves conséquences837. Jeunes ou anciennes, capitalistes ou non, les sociétés ne
vivent cependant pas de malversations et d’escroqueries, de rapines, de vols ou de
tromperies délibérées. La politique est à la remorque de l’économie, tout comme la
jurisprudence — le droit, les formes de l’État, etc. L’économie (= base) est la condition
nécessaire de possibilité des institutions politiques et juridiques (= superstructure) des
sociétés humaines, elle autorise et condamne ainsi tour à tour différentes pratiques au cours
de l’histoire (la violence, par exemple, ou encore la coercition). L’exploitation de l’esclave
ne violait pas le droit antique, elle le fondait. L’exploitation du serf ne violait pas le droit
féodal, elle le fondait. L’exploitation de l’ouvrier ne viole pas davantage le droit bourgeois,
elle le fonde838. C’est toutefois là une chose que la philosophie politique contemporaine
refuse généralement d’admettre839.
En vertu du droit bourgeois, l’ouvrier est le propriétaire légal de sa force de travail
et il est conséquemment libre de la vendre (ou non) sur le marché. Le capitaliste, lui, est le
propriétaire légal des moyens de production. Par le truchement juridique du contrat de
travail, le premier met provisoirement à la disposition du second sa force de travail. Le
marché place dans les faits (de facto) l’ouvrier et le capitaliste dans un rapport économique
inégal qui favorise radicalement le capitaliste. L’ouvrier et le capitaliste sont néanmoins
juridiquement (de jure) égaux en tant que propriétaires.
Il faut insister : la société civile bourgeoise place aléatoirement en rapport des
vendeurs et des acheteurs indépendants les uns des autres et non pas des classes sociales.
La rencontre d’une ouvrière ou d’un ouvrier particulier et d’un capitaliste particulier est
parfaitement contingente — l’ouvrier n’est pas simplement un esclave ou un serf lié à un
maitre par la force, par la tradition, par l’hérédité ou par la coutume : « l’esclave est
totalement subordonné à son maitre et c’est précisément pour cette raison que ce rapport
d’exploitation ne nécessite aucune élaboration juridique particulière. Le travailleur salarié
au contraire apparait sur le marché comme libre vendeur de sa force de travail et c’est
837 Cf. Kindelberger, C., 2005 [1978], Histoire mondiale de la spéculation financière. Paris, Valor, p. 107-
111.
838 Wolff, R.P., 1984, Understanding Marx : A Reconstruction and Critique of Capital. London, Blackwell, p.
134-136.
839 Cf. Kymlicka, W., 2002, Contemporary Political Pilosophy. Oxford, Oxford University Press, p. 166 et
seq.
203
pourquoi le rapport d’exploitation capitaliste se médiatise sous la forme juridique du
contrat » 840. L’ouvrière ou l’ouvrier met en effet sa force de travail à la disposition du
capitaliste pour la durée du contrat de travail. Ce contrat est bien sûr susceptible d’être
(indéfiniment) renouvelé, mais, en soi, il est toujours d’une durée déterminée et limitée, et
l’ouvrier peut librement passer un contrat de travail avec un autre capitaliste841. Comme
l’avait noté Hegel, par l’aliénation de tout son temps de travail, un salarié, fût-il un ouvrier,
un boutiquier ou un majordome, se ferait en quelque sorte lui-même esclave842.
D’aucuns l’auront bien sûr compris, ces abstractions juridiques ne tiennent aucun
compte de l’expérience réelle (ou vécue) des ouvrières et des ouvriers qui sont
économiquement contraints de vendre leur force de travail. Pourquoi ces ouvrières et ces
ouvriers sont-ils contraints de vendre leur force de travail ? Parce qu’on les a préalablement
dépossédés des moyens de production, par la violence ou par la ruse, comme nous l’avons
déjà dit. Mais c’est là une « question qui n’intéresse guère le possesseur d’argent pour
lequel le marché du travail n’est qu’un embranchement particulier du marché des
marchandises ; et pour le moment elle ne nous intéresse pas davantage »843 . Marx raconte
plus loin dans le Capital l’histoire de la dépossession des populations rurales, une histoire
« écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles »844 . Il se
borne toutefois dans un premier temps à rappeler que la « nature ne produit pas d’un côté
des possesseurs d’argent ou de marchandises et de l’autre des possesseurs de leurs propres
forces de travail purement et simplement »845 . Ce rapport ne possède aucun fondement
naturel — insiste Marx —, mais il n’est pas non plus un rapport social commun à toutes les
périodes de l’histoire humaine : « il est évidemment le résultat d’un développement
historique préliminaire, le produit d’un grand nombre de révolutions économiques »846 .
Quoi qu’il en soit, les ouvrières et les ouvriers doivent souvent accepter des contrats
désavantageux, néfastes ou exagérément dangereux, et Marx s’en indigne ouvertement dans
840 Pasukanis, E. B., 1976 [1924], La théorie générale du droit et le marxisme. Paris, EDI, p. 100-101.
841 Cf. Kant, E., 2011 [1795], Métaphysique des mœurs Première partie Doctrine du droit. Paris, Vrin, §30.
842 Hegel, G.W.F., 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §67.
843 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 172.
844 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 155.
845 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 172.
846 Ibid.
204
ses ouvrages — il consacre des chapitres entiers du Capital à décrire et à dénoncer les
odieuses conditions de vie et de travail de la classe ouvrière anglaise. Les circonstances
plus ou moins heureuses de la passation d’un contrat particulier ne changent cependant rien
à la logique du contrat de travail. Et c’est d’abord cette logique qui intéresse Marx.
Pourquoi ? Parce que c’est dans le rapport entre le propriétaire des moyens de production et
le producteur immédiat que « nous trouvons chaque fois le secret intime, la base cachée de
toute la construction sociale et par conséquent de la forme politique du rapport de
souveraineté et de dépendance, en un mot de la forme de l’État »847 . Contrairement à Smith
et à Leibnitz, par exemple, Marx récuse l’idée d’une harmonie préétablie des choses
(« Prästabilierte Harmonie »). Comme l’a au contraire montré Ricardo, ce qu’une classe
reçoit, elle le prend nécessairement à l’autre. Il n’y à la aucune harmonie.
Afin d’illustrer concrètement sa théorie de l’exploitation, Marx fait appel à
l’exemple d’un ouvrier qui file du coton manuellement ou à la machine — un fileur — :
La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire
pour la conserver ou la reproduire, mais l’emploi de cette force n’a d’autres limites
que celles des énergies actives et de la force physique du travailleur. La valeur
journalière ou hebdomadaire de la force de travail est tout à fait distincte de son
exercice journalier ou hebdomadaire; de même il faut bien distinguer entre la
nourriture dont un cheval a besoin, et le temps durant lequel il est capable de porter
son cavalier. La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de
l’ouvrier n’impose aucune limite à la quantité de travail que cette force est capable
d’exécuter. Voyez l’exemple de notre fileur. Nous avons vu que pour renouveler
chaque jour sa force de travail, il doit produire chaque jour une valeur de 3 shillings,
et cela en travaillant 6 heures. Or cela ne le rend point incapable de travailler 10, 12
heures ou plus. Il se trouve qu’en payant la valeur quotidienne ou hebdomadaire de
la force de travail, le capitaliste a acquis le droit de l’utiliser pendant toute la
journée ou toute la semaine. Il va donc faire travailler l’ouvrier plus longtemps,
mettons douze heures par jour. En sus des six heures nécessaires à la reproduction
de son salaire, c’est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra
travailler six autres heures, que j’appellerai heures de surtravail ; ce surtravail se
réalise en une plus-value et en un surproduit. Si notre fileur, qui travaille 6 heures,
ajoute au coton une valeur de 3 shillings, une valeur parfaitement égale à son
salaire, il ajoutera en 12 heures une valeur de 6 shillings, et produira un surplus de
filé en proportion. Comme il a vendu sa force de travail au capitaliste, la valeur
totale du produit qu’il a créé appartient au capitaliste qui est, pour un temps
déterminé, possesseur temporaire de la force de travail. Celui-ci va débourser 3
847 Marx, K., 1974 [1865-1866], Le capital, l.III, t.III. Paris, Éditions Sociales p. 172.
205
shillings, et réalisera ainsi une valeur de 6 shillings. Il aura en effet déboursé une
valeur dans laquelle 6 heures de travail sont cristallisées, et reçu en échange une
valeur dans laquelle 12 heures de travail sont cristallisées. En répétant cette
opération chaque jour, le capitaliste déboursera chaque fois 3 shillings et en
empochera 6, dont une moitié servira à payer un nouveau salaire, et l’autre moitié
constituera une plus-value pour laquelle le capitaliste ne paie aucun équivalent.
C’est sur cette sorte d’échange entre le capital et le travail qu’est fondée la
production capitaliste. Ce système, qui est celui du salariat, a pour résultat constant
de reproduire le travailleur comme travailleur, et le capitaliste comme capitaliste.848
En d’autres termes, la valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de
travail socialement nécessaire à sa production, mais, en soi, son emploi n’a pas d’autres
limites que celles de la force physique ou de l’énergie de l’ouvrier — la valeur journalière
de la force de travail est tout à fait distincte de son exercice journalier. En achetant
légalement la force de travail de l’ouvrier, en la payant à sa juste valeur sur le marché, il a
fait ce que fait légalement tout acheteur à l’intérieur du mode de production capitaliste. Il a
acquis le droit de consommer ou d’employer la marchandise achetée, de la mettre en œuvre
pendant la durée du contrat de travail. Que l’entretien journalier de la force de travail de
l’ouvrier ne coûte, par exemple, qu’une demi-journée de travail, bien qu’elle soit capable
d’opérer pendant une journée entière, c’est-à-dire que la valeur créée par son usage soit le
double de sa propre valeur, c’est là « une chance particulièrement heureuse pour
l’acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit du vendeur » 849. Pour renouveler chaque jour sa
force de travail, le fileur doit produire chaque jour une valeur de 3 dollars en travaillant
pendant 6 heures. Cela ne signifie pas que le fileur soit incapable de travailler 12 heures de
plus chaque jour. En plus des 6 heures nécessaires destinées à la simple reproduction de son
salaire, c’est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur travaillera alors 6 heures de
plus (6+6 = 12).
Ces heures additionnelles constituent pour Marx des heures de surtravail, et c’est au
cours de cette période que l’ouvrier réalise une plus-value et un surproduit. Si le fileur, qui
travaille 6 heures, ajoute au coton une valeur de 3 dollars, c’est-à-dire une valeur
parfaitement égale à son salaire, il ajoutera en 12 heures une valeur de 6 dollars et il
produira un surplus de coton filé. Comme il a légalement vendu sa force de travail au
848 Marx, K., 1985 [1865], Salaire, prix et profit. Paris, Éditions Sociales, p. 48-49.
849 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 194.
206
capitaliste, la valeur totale du produit qu’il a créé, le coton filé, appartient aussi légalement
au capitaliste. Le capitaliste va donc débourser 3 dollars, et réalisera une valeur de 6
dollars. Il aura en effet déboursé une valeur dans laquelle 6 heures de travail sont
cristallisées, et reçu en échange une valeur dans laquelle 12 heures de travail sont
cristallisées. En répétant cette opération jour après jour, le capitaliste déboursera chaque
fois 3 dollars, mais il en empochera 6, dont une moitié servira à payer un nouveau salaire,
et l’autre moitié constituera une plus-value pour laquelle le capitaliste ne débourse
absolument aucun équivalent.
Le fileur que décrit Marx a vendu sa force de travail au capitaliste « sans qu’il fût
lésé d’un centime du juste prix de sa marchandise »850. En fait, les deux contractants se
conforment tous deux aux « lois éternelles de l’échange des marchandises »851 invoquées
par le droit bourgeois. Le contrat de travail a été respecté ; le droit bourgeois, aussi. Le
fileur a été légalement exploité par le capitaliste. En fait, le taux d’exploitation de ce fileur
est de 6/6 : sa journée de travail compte 12 heures, dont 6 heures de travail et 6 heures de
surtravail, ce qui représente un taux d’exploitation de 100%. Nous avons là « l’expression
exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le
capitaliste »852.
Le taux d’exploitation, que Marx nomme également taux de plus-value, peut être
mesuré avec tout autant de justesse, d’objectivité et de précision que le taux de profit, par
exemple, ou que tout autre indicateur comparable. La plus-value, l’excédent de valeur
produit par l’ouvrier pendant son temps de travail, une fois qu’il a reproduit la valeur de sa
force de travail, pour laquelle le capitaliste ne paie aucun équivalent, est la forme valeur du
surtravail. La plus-value est la valeur au-delà de l’équivalent. L’équivalent est l’identité de
la valeur avec elle-même ; par conséquent, la plus-value ne peut jamais naître de l’échange
d’équivalents, de la circulation des marchandises qui passent d’une main à l’autre par le
truchement du contrat.
La plus-value provient nécessairement de la production des marchandises : si le
travailleur a seulement besoin d’une demi-journée de travail pour vivre une journée entière,
850 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 26.
851 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 215.
852 Ibid.
207
pour perpétuer son existence de travailleur, il n’a besoin de travailler qu’une demi-journée :
« la deuxième moitié de la journée de travail est du travail forcé, du surtravail. Ce qui
apparaît du côté du capital comme [plus-value] apparaît en exacte correspondance du côté
du travailleur comme surtravail au-delà de ses besoins de travailleurs, donc, au-delà de ce
dont il a besoin pour demeurer vivant »853. Le contrat juridique, le contrat de travail,
apparait ainsi chez Marx comme « l’instrument privilégié de la domination capitaliste »854.
Cela dit, le capital n’a absolument pas « inventé le surtravail. Partout où une partie de la
société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est
forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à
produire la subsistance du possesseur des moyens de production855 ».
Dans le cas qui nous préoccupe plus particulièrement ici, le surtravail de l’ouvrier
libre est un travail non-payé et non pas simplement un travail qui serait insuffisamment
payé ou un travail exécuté dans des conditions inhabituelles ou illégales. Honnête ou
crapuleux, malhonnête ou généreux, le capitaliste ne fait pas du profit parce qu’il verse des
salaires insuffisants aux ouvriers ni parce qu’il viole le droit bourgeois, mais bien plutôt
parce qu’il peut légalement « vendre quelque chose qu’il n’a pas payé. La plus-value, ou le
profit, c’est précisément cet excédent de la valeur de la marchandise sur son coût de
production, c’est-à-dire l’excédent du travail total contenu dans la marchandise sur le
travail payé qu’elle renferme »856. L’augmentation du salaire versé aux ouvrières et aux
ouvriers laisse donc parfaitement inchangée la logique de la production capitaliste857. Elle
n’indique qu’une diminution relative de la partie impayée du travail, mais cette diminution
« ne peut jamais aller assez loin pour porter préjudice au système capitaliste858 ». La classe
capitaliste — insiste Marx — connaît très bien le secret de la plus-value, comme le
prouvent hors de tout doute ses faits et gestes durant le processus de production, c’est-à-
dire sa chasse effrénée au sur-travail (non-payé).
853 Marx, K., 1980 [1857-1858], Manuscrits 1857-1858, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 263.
854 Edelman, B., 2001, Le droit saisi par la photographie : éléments pour une théorie marxiste du droit. Paris,
Flammarion, p. 56-67.
855 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 231.
856 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 61.
857 Ibid., p. 58-59.
858 Ibid., p. 60.
208
En somme, seule une partie du travail de l’ouvrier est payée, alors que l’autre partie
reste impayée, et c’est précisément cette partie impayée de la journée de travail
(= surtravail) qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value elle-même, c’est-à-dire la
plus-value considérée indépendamment de ses formes particulières :
C’est cette fausse apparence qui distingue le travail salarié des autres formes
historiques du travail. Sur la base du système du salariat, même le travail non payé
parait être payé. Dans le cas de l’esclave, au contraire, même la part du travail qui
est payée apparait comme ne l’étant pas. Bien entendu, l’esclave doit travailler pour
vivre, et une partie de sa journée de travail est destinée à remplacer la valeur de son
entretien. Mais comme il n’y a pas de marché conclu entre lui et son maitre, point
d’acte d’achat ni de vente entre les deux parties, tout son travail parait abandonné
pour rien. Voyez, d’autre part, le paysan serf tel qu’il existait, encore hier, pourrais-
je dire, dans toute l’Europe orientale. Ce paysan travaillait, par exemple, trois jours
pour lui-même ; durant les trois jours suivants, il exécutait un travail obligatoire et
gratuit dans le domaine du seigneur. C’était là séparer de façon bien visible, séparer
dans l’espace et dans le temps, les parties payées et non payées du travail ; et nos
libéraux bouillonnaient d’indignation à cette idée inconcevable de faire travailler un
homme pour rien. Et pourtant, qu’un homme travaille trois jours à son compte sur
son propre champ, et trois jours pour rien sur les terres de son seigneur ; ou bien
qu’il travaille à la fabrique ou à l’atelier 6 heures pour lui-même et 6 pour son
employeur, cela revient au même, encore que, dans le second cas, les parties payées
et impayées du travail soient entremêlées, inséparables, et que la nature de toute
l’opération soit entièrement masquée par l’intervention du contrat, et par la paie
reçue à la fin de la semaine. Dans un cas, le travail gratuit semble être donné de
plein gré ; dans l’autre, il apparait forcé, contraint. Voilà toute la différence.859
L’exploitation n’est pas pour Marx une notion éthique (ou morale). Elle n’est pas
non plus une injustice (stricto sensu) puisque l’achat et la vente de la force de travail
respectent le droit bourgeois. En soi, elle n’a rien à voir avec l’aliénation spirituelle à
laquelle nous avons fait allusion plus tôt. Les concepts d’aliénation et d’exploitation ne
correspondent tout simplement pas aux mêmes moments dans l’élaboration de la pensée de
Marx : « si l’aliénation est ainsi avant tout un concept philosophique, défini et utilisé par le
jeune Marx […] l’exploitation est bien davantage un concept économique, élaboré
essentiellement dans le Capital, et qui prend un sens historique »860.
859 Marx, K., 1985 [1865], Salaire, prix et profit. Paris, Éditions Sociales, p. 50-51.
860 Rogue, C., 2005, Le travail. Paris, Armand Colin, p. 70-71.
209
Une opération neutre axiologiquement n’est pas épistémologiquement neutre,
indépendamment de l’exactitude des démonstrations mathématiques. Le taux de profit, qui
établit une relation entre la plus-value et la somme du capital constant et du capital variable,
c’est-à-dire entre la plus-value et le capital total, conduit ainsi naturellement les
économistes à la « théorie de la productivité du capital, l’exemple par excellence d’une
pensée fétichiste »861. Et cette théorie dissimule l’exploitation du travail par le capital, elle
l’occulte. Elle contribue en outre a nous faire oublier que nos « sociétés d’aujourd’hui, quel
que soit leur système politique, ne sont guère plus égalitaires que celles de jadis »862. En
fait, les individus les plus riches et les plus pauvres de l’histoire humaine coexistent
actuellement dans le monde863. Mais dans les sociétés dans lesquelles règne le mode de
production capitaliste, la personnalité juridique (ou abstraite) n’est pas définie par la
quantité des biens qu’elle possède ou qu’elle peut posséder, ni par leur qualité, mais bien
plutôt par le droit de posséder ces biens864. « Vouloir la personne » — nous console un
hégélien — « c’est vouloir la propriété privée qui en est la manifestation extérieure »865.
Le propriétaire individuel de la force de travail, l’ouvrière ou l’ouvrier, et le
propriétaire individuel des moyens de production, le capitaliste, sont juridiquement égaux
malgré l’écart économique fantastique qui existe souvent entre eux. Mais l’opposition
nécessaire des intérêts de classes ne se résume pas à l’opposition entre indigents et
nantis866. Le capitaliste est un capitaliste parce qu’il est légalement propriétaire des moyens
de production et non pas parce qu’il plus fortuné qu’un autre individu.
Les illusions produites par la circulation des marchandises se dissipent dès que l’on
substitue au capitaliste individuel et à l’ouvrier individuel la classe capitaliste et la classe
ouvrière :
861 Sweezy, P., 1985, « La théorie marxienne de la valeur » in Dostaler, G., M. Lagueux (dirs.), 1985, Un
échiquier centenaire : théorie de la valeur et formation des prix. Québec, Presses de l’Université du Québec,
p. 29
862 Braudel, F., 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècle, t.II. Paris, Armand
Colin, p. 553.
863 Cf. Clark, G., 2007, A Farewell to Alms : A Brief Economic History of the World. Princeton, Princeton
University Press.
864 Cf. Hegel, G.W.F., 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §49.
865 Hyppolite, J., 1997 [1940], « Notice », in Hegel, G.W.F., 1997 [1821], Principes de la philosophie du
droit, Paris, Gallimard, p. 19.
866 Cf. Lemel, Y., 2004, Les classes sociales. Paris, Presses universitaires de France, p. 38-41.
210
Il est bien vrai que les choses se présentent sous un tout autre jour, si l’on considère
la production capitaliste dans le mouvement continu de sa rénovation et qu’on
substitue au capitaliste et aux ouvriers individuels la classe capitaliste et la classe
ouvrière. Mais c’est appliquer une mesure tout à fait étrangère à la production
marchande. Elle ne place vis-à-vis que des vendeurs et des acheteurs, indépendants
les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à l’échéance du terme stipulé par
leur contrat. Si la transaction se répète, c’est grâce à un nouveau contrat, si peu lié
avec l’ancien que c’est pur accident que le même vendeur le fasse avec le même
acheteur plutôt qu’avec tout autre. Pour juger la production marchande d’après ses
propres lois économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et non
dans son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la suit. De
plus, comme ventes et achats se font toujours d’individu à individu, il n’y faut pas
chercher des rapports de classe à classe.867
La vente et l’achat de travail sur le marché, à l’intérieur de la société civile,
entraînent tôt au tard la collision des droits entre acheteurs et vendeurs :
Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette
journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d’un. D’autre part, la
nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l’acheteur
ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut
restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici
une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle
l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux, qui décide? La force. Voilà
pourquoi la règlementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la
production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de
travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur,
c’est-à-dire la classe ouvrière.868
La lutte marxienne des classes n’a pas l’intersubjectivité ni la reconnaissance
mutuelle des consciences pour principe, mais bien plutôt la théorie économique
ricardienne :
L’histoire de la règlementation de la journée de travail dans quelques branches de la
production, et, dans les autres branches, la lutte qui dure encore au sujet de cette
règlementation, démontre jusqu’à l’évidence que le travailleur isolé, le travailleur,
en tant que vendeur “libre” de sa force de travail, succombe sans résistance possible,
dès que la production capitaliste a atteint un certain degré. La création d’une journée
de travail normale est par conséquent le résultat d’une guerre civile longue,
867 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 26.
868 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I., t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 230-231.
211
opiniâtre et plus ou moins dissimulée entre la classe capitaliste et la classe
ouvrière. La lutte ayant commencé dans le domaine de l’industrie moderne, elle
devait par conséquent être déclarée d’abord dans la patrie même de cette industrie,
l’Angleterre. Les ouvriers manufacturiers anglais furent les premiers champions de
la classe ouvrière moderne et leurs théoriciens furent les premiers qui attaquèrent la
théorie du capital. Aussi le philosophe manufacturier, le docteur Ure, déclare-t-il
que c’est pour la classe ouvrière anglaise une honte ineffaçable d’avoir inscrit sur
ses drapeaux “l’esclavage des lois de fabrique”, tandis que le capital combattait
virilement pour “la liberté pleine et entière du travail”.869
Les débats scientifiques et politiques à l’intérieur de la tradition hégélienne et de la
tradition marxienne ont généralement peu en commun avec les débats auxquels Marx a lui-
même pris part, et les auteurs qui revendiquent rhétoriquement l’héritage de Marx
n’emploient généralement pas sa conception des classes ni sa théorie de la valeur870. C’est
grâce à la théorie économique ricardienne que Marx pense l’antagonisme nécessaire des
intérêts de classes dans l’histoire, et non pas grâce aux différentes théories
phénoménologiques, économiques, sociologiques ou anthropologiques que nous employons
couramment aujourd’hui. Les différentes formes économiques revêtues historiquement par
la société se distinguent ainsi selon lui uniquement par le mode dont le surtravail est imposé
et extorqué au producteur immédiat871. Ce surtravail est un travail non-payé et non pas un
travail insuffisamment payé ou un exécuté dans des conditions difficiles, exceptionnelles ou
inhabituelles. Il n’est pas une contingence de l’économie capitaliste — il lui est au
contraire nécessaire. Antique, féodal ou capitaliste, le surtravail ne produit pas davantage
de reconnaissance ou de vertu que le travail lui-même. Comme l’a au contraire noté Smith,
les progrès faits dans la division du travail ont des effets dégradants et abrutissants sur les
ouvrières et les ouvriers, ils rendent leur essor personnel et social exagérément difficile,
sinon impossible872.
Marx a mis de longues années à percer le secret de la plus-value, à résoudre les
difficultés auxquelles s’était buté Ricardo. En janvier 1858, dans une lettre rendue célèbre
869 Ibid., p. 265.
870 Cf. Sitton, J. F., 2010, Marx Today : Selected Works and Recent Debates. New York, McMillan, p. 13-24.
871 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, t.III, l.III. Paris, Éditions Sociales, p. 172.
872 Cf. Smith, A., 1991 [1776], La richesse des nations, t.II. Paris, Flammarion, p. 406.
212
par les interprètes hégéliens du Capital, Marx annonce hyperboliquement à Engels qu’il a
réalisé une importante percée méthodologique :
Je trouve de jolis développements. Par exemple, j’ai flanqué en l’air toute la théorie
du profit telle qu’elle existait jusqu’à présent. Dans la méthode d’élaboration du
sujet, quelque chose m’a rendu grand service : par pur hasard, j’avais refeuilleté la
Logique de Hegel — Feiligrath a trouvé quelques tomes de Hegel ayant appartenu à
l’origine à Bakounine et me les a envoyés en cadeau. Si jamais j’ai un jour de
nouveau du temps pour ce genre de travaux, j’aurais grande envie de rendre, en 2 ou
3 placards d’imprimerie, accessible aux hommes de sens commun, le fond rationnel
de la méthode que H[egel] a découverte, mais en même temps mystifié.873
Quels sont précisément les « jolis développements » dont parle ci-haut Marx et qui
lui auraient supposément permis de « flanqu[er] en l’air toute la théorie du profit telle
qu’elle existait jusqu’à présent » ? Les interprètes hégéliens du Capital ne nous le disent
pas, bien qu’ils rapportent immanquablement ce passage afin de justifier par avance tous les
discours et les contre-discours qu’ils tiennent sur la dialectique marxienne ou sur le
prétendu renversement matérialiste de la philosophie hégélienne874. La chronologie des
travaux de Marx montre que ce dernier fait précisément référence ici à la distinction entre
le taux de plus-value et le taux de profit, une distinction que Ricardo avait lui-même
opérée, mais que les membres de son école ont ensuite négligée875. Comme l’expliquera
d’ailleurs plus calmement Marx à Lassalle, quelques jours après avoir écrit à Engels :
« Ricardo, étudiant le profit, entre en contradictions avec sa définition (juste) de la valeur,
contradictions qui, dans son école, ont conduit à l’abandon complet de la base de départ ou
à l’éclectisme le plus écœurant. Je crois que j’ai tirai les choses au clair »876.
En d’autres termes, une soudaine inspiration est donc venue à Marx alors qu’il
feuilletait « par pur hasard » un exemplaire d’occasion d’un livre de Hegel qu’un ami lui
avait offert en cadeau. Marx, qui étudiait alors activement l’économie politique depuis plus
873 Max, K., 1975 [1858], « Marx à Engels, 16 janvier 1858 », Correspondence, t. V. Paris, Éditions Sociales,
p. 116.
874 Cf. Renault, E., 2009, « Qu’y a-t-il au juste de dialectique dans le Capital de Marx ? », in Fischbach, F.
(dir.), 2009, Marx. Relire Le Capital. Paris, Presses Universitaires de France, p. 62, 73.
875 Cf. Hollander, S., 2008, The Economics of Karl Marx : Analysis and Application. Cambridge, Cambridge
University Press, p. 236.
876 Marx, K., 1981 [1858], « Marx à Lassalle, 11 mars 1858 », Correspondance, t.V. Paris, Éditions Sociales,
p. 159.
213
de quinze ans, fut sans doute le premier à s’étonner que la solution à un problème
économique complexe lui apparaisse à ce moment, car, pour autant qu’il soit
raisonnablement possible d’en juger, on ne trouve rien dans la Science de la logique qui, en
soi, permettrait d’opérer la distinction entre le taux de plus-value (𝜎), qui correspond au
rapport mathématique entre la plus-value totale (𝑝𝑙) et le capital variable (v), exprimé par la
formule 𝜎 ≡ 𝑝𝑙 𝑣⁄ , et le taux de profit (𝑟) qui correspond quant à lui au rapport
mathématique entre la plus-value totale (𝑝𝑙) et la somme du capital constant (𝑐) et du
capital variable (𝑣), exprimé par la formule 𝑟 ≡ 𝑝𝑙 (𝑣⁄ + 𝑐). D’aucuns l’auront donc
compris, le taux de plus-value (𝑝𝑙 𝑣⁄ ) de Marx dérive du ratio profit/salaire (𝜋 𝑤⁄ ) chez
Ricardo, un ratio que ce dernier avait calculé sans pour autant en saisir la véritable
importance877. Marx a effet tiré les choses au clair.
La Science de la logique compte parmi les ouvrages les plus difficiles, les plus
hermétiques et les plus austères de la tradition philosophique occidentale. L’ouvrage de
Hegel n’a pas le moindre contenu économique et jamais Marx ne l’a véritablement étudié
— il revient par conséquent aux interprètes hégéliens du Capital de prouver comment Marx
aurait véritablement pu opérer la distinction entre le taux de plus-value et le taux de profit
en feuilletant par hasard cet ouvrage quasi indéchiffrable et comment Ricardo aurait pu
l’opérer sans lui-même le consulter. Car la seule chose que nous apprend la célèbre lettre de
Marx, c’est que ce dernier ne possédait pas d’exemplaire de la Science de la logique avant
janvier 1858. Individuellement persuadés de comprendre la philosophie hégélienne, les
interprètes hégéliens du Capital affirment avec déférence que la difficulté principale de la
compréhension de Marx « réside dans son rapport à Georg Wilhelm Friedrich Hegel dont il
est pénétré et qu’il combat pour le dépasser [...] Marx n’a jamais cessé de dialoguer avec
Hegel, de se l’approprier »878. Or, l’histoire tend plutôt à indiquer que Marx n’a jamais
sérieusement étudié la philosophie hégélienne et qu’il ne s’est pas non plus procuré les dix-
huit volumes des œuvres complètes de Hegel publié entre 1832 et 1840 par la « Société des
amis du défunt » (« Verein von Freunden des Verewigten »). À la fin de sa vie, il ne
possédait ainsi que quatre ouvrages de Hegel, incluant ce vieil exemplaire de la Science de
877 Dobb, M.H., 1973, Theories of Value and Distribution since Adam Smith. Cambridge, Cambridge
University Press, p. 148.
878 Mouriaux, R., 2010, La Dialectique d’Héraclite à Marx. Paris Syllepse, p. 191-192, 218.
214
la logique ayant jadis appartenu à Bakounine. Il ne possédait d’ailleurs pas d’exemplaire de
la Phénoménologie de l’esprit, ce qui explique peut-être pourquoi cet ouvrage, devenu
célèbre au XXe siècle, ne figure pas en bibliographie du Capital879. C’est toutefois là un fait
que taisent normalement celles et ceux qui affirment que l’ouvrage de Marx partage le
même plan d’ensemble et de détails que l’ouvrage de Hegel. Comme l’observe de manière
plus générale le philosophe Costanzo Preve (1943-2013) : « Marx aurait pu écrire un
manuel de dialectique de deux cents pages en deux mois s’il avait jugé nécessaire. Il s’est
contenté d’écrire en passant de manière distraite et accidentelle, qu’il s’était limité à
“remettre sur pied” ce que Hegel avait mis sur la tête (la dialectique), ce qui veut dire qu’il
ne lui donnait pas beaucoup d’importance »880. En fait, la principale source des erreurs
d’interprétation de la pensée de Marx naît de la « conception de la dialectique comme
méthode, la fameuse “méthode dialectique”. Cela débouche sur le pire arbitraire, puisque
chacun croit pouvoir interpréter de la bonne manière cette fameuse “méthode” »881.
Quoi qu’il en soit, l’économie vulgaire confond selon Marx le taux de profit et le
taux de plus-value, qui exprime le rapport entre la plus-value et le capital variable. Le taux
de plus-value, dont la bourgeoisie garderait jalousement le secret, est l’expression exacte du
degré d’exploitation de la force de travail par le capital. En effet, comme la valeur du
capital variable est égale à la valeur de la force de travail, que la valeur de cette force de
travail détermine la durée nécessaire de la journée de travail et que la plus-value est
déterminée par la partie extra de cette même journée, la plus-value est conséquemment au
capital variable ce que le surtravail est au travail nécessaire — les deux proportions
expriment le même rapport sous des formes différentes, d’abord sous forme de travail
réalisé, puis sous forme de travail en mouvement. Le taux d’exploitation est objectif et
quantifiable, au même titre que le taux de profit.
Cela étant, Marx se trompe dans les rouages de sa propre théorie en désignant dans
le Capital le taux de profit 𝑟 ≡ 𝑝𝑙 (𝑣⁄ + 𝑐) puisque 𝑟 est exprimé en prix tandis que 𝑝𝑙 est
exprimé en valeur. Suivant sa propre théorie, il aurait normalement dû écrire 𝑟 ≡
𝜋 (𝑐 + 𝑣)⁄ , où 𝜋 désigne les profits nominaux. Du reste, le taux de profit cesse ipso facto
879 Cf. Levine, N., 2012, Marx’s Discourse with Hegel. New York, MacMillan, p. 37-38.
880 Preve, C., 2011, Histoire critique du marxisme. Paris, Armand Colin. p. 73.
881 Ibid.
215
de correspondre au ratio 𝑝𝑙 (𝑣⁄ + 𝑐) dont parle Marx si les prix s’écartent de la valeur, ce
qui est généralement le cas selon Marx lui-même882. Cette difficulté ne nous concerne
cependant pas ici.
Le taux de plus-value, que Ricardo a découvert sans pourtant le réaliser, est
différent du taux de profit, mais il existe néanmoins un rapport entre les deux : le taux de
profit est directement proportionnel au taux de plus-value, et inversement proportionnel à la
composition organique du capital (= intensité capitalistique de l’économie). Comme toutes
les autres formules marxiennes, la formule générale du capital appartient en propre à
l’économie politique ricardienne.
Marx a enregistré comme Ricardo l’effet du machinisme sur le profit et sur les
conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, mais alors que ce dernier s’enlise dans
les détails de la théorie populationnelle de Malthus, Marx a su clairement montrer que la
« classe capitaliste coupe la branche sur laquelle elle est assise : en substituant du travail
mort au travail vivant, elle réduit la capacité de l’économie à créer de la plus-value »883.
Dans l’équation 𝑟 ≡ 𝑝𝑙 (𝑣⁄ + 𝑐), le membre (𝑐 + 𝑣) désigne ainsi l’intensité capitalistique
de l’économie, ou, selon la formule consacrée par Marx, la composition organique du
capital, c’est-à-dire le rapport de 𝑐 (= travail mort) à 𝑣 (= travail vivant). Le développement
historique du capitalisme entraîne l’augmentation de la composition organique du capital,
qui s’élève sans discontinuer. La classe capitaliste, qui remplace les ouvriers par des
machines, cherche à rendre la production moins coûteuse, à élargir l’écoulement de ses
marchandises et à tirer un surprofit. Mais ce progrès technique, c’est-à-dire le
développement des forces productives, entraîne une baisse correspondante du taux de profit
puisque le travail des ouvrières et des ouvriers est la source de toute valeur.
882 Cf. Steedman, I., 1985, Marx after Sraffa. New York, New Left Books, p. 31.
883 Deleplace, G., 2009, Histoire de la pensée économique. Paris, Dunod, p. 172.
216
2.4 Les formes particulières de la plus-value (rente, salaire, profit)
Marx est catégorique : « il est faux de dire que la partie de la valeur de la
marchandise qui forme le revenu ou qui peut être distribuée sous forme de salaire, profit,
rente, taux d’intérêt, est constituée par la valeur des salaires, la valeur de la rente, la valeur
du profit, etc. »884. Comme Ricardo, l’auteur du Capital se prononce ouvertement contre la
constitution de la valeur qu’on trouve chez Smith par des parties de celle-ci qu’elle
détermine elle-même :
Capital-Profit (profit d’entreprise + intérêt), Terre-Rente, Travail-Salaire, telle est la
formule tripartite qui exprime tous les secrets de la production sociale. Mais l’intérêt
est en réalité le produit caractéristique du capital, par opposition au profit
d’entreprise, qui en est indépendant et qui est le salaire du travail : la formule se
ramène donc à Capital-Intérêt, Terre-Rente, Travail-Salaire, expression de laquelle
est heureusement éliminé le profit, la forme caractéristique que revêt la plus-value
dans la production capitaliste.885
Les socialistes ricardiens avaient remarqué avant Marx que le capital avait acquis
dans la société anglaise une qualité mystérieuse et éthérée et que l’on ne parvenait plus
dans la vie courante à le distinguer proprement de ses formes particulières886. Mais
l’économie vulgaire, c’est-à-dire l’économie politique non- ou post-ricardienne, a
définitivement renversé le rapport qui existe entre la plus-value en soi et les formes qu’elle
revêt historiquement à l’intérieur du mode de production capitaliste :
L’économie vulgaire ne fait qu’interpréter, systématiser et justifier doctrinalement
les conceptions bourgeoises des agents de la production. Il n’y a rien d’étonnant à ce
qu’elle ne soit pas frappée par ces absurdes contradictions apparentes des
manifestations des rapports économiques — toute science serait superflue si
l’apparence répondait directement à la nature des choses — et à ce qu’elle trouve
ces rapports d’autant plus compréhensibles qu’elle en saisit moins la connexion
intime et que la conception vulgaire les admet plus facilement. Aussi ne se doute-t-
elle pas le moins du monde que la trinité (Sol et sous-sol-Rente, Capital-Intérêt,
884 Marx, K., 1985 [1865], Salaire, prix et profit. Paris, Éditions Sociales, p. 54-55.
885 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, t.III, l.III. Paris, Éditions Sociales, 193.
886 Seligman, E.R.A., 1903, « On Some Neglected British Economists, part II », The Economic Journal, vol.
13(52) : 515.
217
Travail-Salaire ou prix du travail) qui lui sert de point de départ, se compose de trois
éléments à première vue incompatibles.887
L’économie politique vulgaire repose toute entière sur l’erreur qu’a initialement
commise Smith. Séduite ou trompée par les apparences, par les formes phénoménales que
la valeur revêt dans l’expérience immédiate, l’économie vulgaire n’explique pas
rationnellement ces apparences (= méthode déductive). Elle les prend inversement comme
point de départ de ses raisonnements (= méthode inductive) ou encore de ses apologies.
L’Angleterre a connu un formidable essor économique au milieu du XVIIIe
siècle, et elle tirait déjà à cette époque l’Europe entière à sa remorque888. Fortement
prolétarisée et urbanisée, l’Angleterre devient vite l’atelier du monde (« Workshop of the
World »). Elle possède au XIXe siècle une capacité productive inégalée et sans rivale,
portée par des entreprises mécanisées, un marché intérieur dynamique et un vaste empire
colonial qui hissent rapidement le pays au rang de première puissance mondiale. La
révolution industrielle y est déjà bien entamée en 1817, mais les propriétaires fonciers
comptaient encore à cette époque parmi les personnages les plus puissants et les plus
influents du pays — ils étaient auréolés d’un ancien prestige féodal qui faisait oublier que
le déclin de leur classe était amorcé et inévitable889. C’était d’ailleurs là une illusion qui
allait mettre encore un siècle à se dissiper complètement890. C’est donc au prix d’un effort
théorique considérable que Ricardo est initialement parvenu à comprendre quelle classe
dominait véritablement ce monde nouveau. En dépit de l’ascendant exercé par les
propriétaires fonciers, Marx aura la tâche plus facile : cinquante ans après la parution des
Principes de l’économie politique et de l’impôt, l’industrialisation a dévoilé l’antagonisme
nécessaire de la bourgeoisie et du prolétariat en Angleterre891.
887 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, t.III, l.III. Paris, Éditions Sociales, p. 196.
888 Landes, D., 2003 [1969], The Unbound Prometheus. Cambridge, Cambridge University Press, p. 41.
889 Cf. Hobsbawm, E., 1999 [1968], Industry and Empire : The Birth of the Industrial Revolution. New York,
The New Press, p. 174 ; Guttmans, W.L., 1969, The English Ruling Class. London, Weidenfeld and Nicolson,
p. 83-126 ; Stone, L., J.C. Fawtier Stone, 1984, An Open Elite ? England, 1540-1880. Oxford, Clarendon
Press, p. 289 et seq.
890 Cf. Cannadine, D., 1990, The Decline and Fall of the British Aristocracy. New Haven, Yale University
press, p. 54-87.
891 Cf. Engels, F. 1979 [1886], Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Paris,
Éditions Sociales, p. 101-102.
218
En 1867, l’Angleterre est la « seule puissance européenne à connaitre, à la fois, une
certaine maturité du capitalisme et une pleine expansion économique »892. À tort ou à
raison, Marx croyait que la stratification sociale de l’Europe entière était historiquement
appelée à prendre la forme qu’elle avait d’abord prise dans ce pays893. Incarnée à ses yeux
par la ville de Manchester, l’Angleterre était en fait pour lui le « démiurge du Cosmos
bourgeois »894.
L’Allemagne a elle-même connu un essor économique important suite à la
constitution du Zollverein, en 1834895. Elle était d’ailleurs appelée à devenir le pays par
excellence de la grande industrie au cours de l’ère wilhelmienne (1871-1918), par
opposition à une Angleterre dont les vieilles structures tendaient alors à l’obsolescence et
qui n’était déjà plus à la pointe des développements techniques896. Cela dit, l’antagonisme
nécessaire entre la bourgeoise et le prolétariat allemand était tout simplement imperceptible
à l’époque de Hegel. Il était difficilement perceptible à l’époque de la publication du
Capital, trente-cinq après la constitution du Zollverein. Les propriétaires fonciers
décidaient encore librement du destin de l’État et la majorité des intellectuels, des
politiciens et des fonctionnaires étaient issus de leurs rangs897. Les États allemands, nous
l’avons vu, ont modestement commencé à s’industrialiser à compter de 1835, et, en 1855,
vingt ans après la mort de Hegel, seuls 5 % de la main-d’œuvre allemande était prolétarisée
(c’est peut-être pourquoi la bourgeoisie industrielle que décrit Marx dans le Capital semble
souvent plus révolutionnaire et progressiste que la classe ouvrière). Exilé en Angleterre
depuis alors vingt ans, Marx prévient donc ses compatriotes allemands en préface du
Capital :
892 Elleinstein, J., 1982, Histoire Mondiale des Socialismes, t. II (1852-1914). Paris, Armand Colin, p. 82.
893 Burrage, M., 2008, Class Formation, Civil Society and the State. New York, Palgrave, p. 2 ; Sewell J.R.,
W.H., 2005, Logics of History : Social Theory and Social Transformation. Chicago, Chicago University
Press, p. 275.
894 Marx, K., 1967 [1850], Les luttes des classes en France. Paris, Éditions Sociales, p. 158.
895 Caron, J.-C., M. Vernus, 1996, L’Europe au 19e siècle : des nations aux nationalismes (1815-1914). Paris,
Armand Colin, p. 163-166.
896 Bourguinat, N., B. Pellistrandi, 2003, Le 19e siècle en Europe. Paris, Armand Colin, p. 162.
897 Cf. Brophy, J.M., 2011, « The End of the Economic Old Order : The Great Transitions, 1750-1860 » in
Smith, H.W. (dir.), 2011, Modern German History. Oxford, Oxford University Press, p. 169-195 ; Lenger, F,
2004, « Economy and Society », in Sperber, J. (dir.), 2004, Germany 1800-1870. Oxford, Oxford University
Press, p. 91-115 ; Tilly, R., 1966, « The Political Economy of Public Finance and the Industrialization of
Prussia, 1815-1866 », The Journal of Economic History, Vol. 26(4) : 484-497.
219
J’étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste et les rapports de
production et d’échange qui lui correspondent. L’Angleterre est le lieu classique de
cette production. Voilà pourquoi j’emprunte à ce pays les faits et les exemples
principaux qui servent d’illustration au développement de mes théories. Si le lecteur
allemand se permettait un mouvement d’épaules pharisaïques à propos de l’état des
ouvriers anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l’idée optimiste que les
choses sont loin d’aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui crier : De te
fabula narratur898.
Marx considérait à juste titre que l’Angleterre était une oligarchie dominée par les
industriels et leurs démagogues intéressés, et non pas une véritable démocratie899. À l’instar
de David Ricardo, Marx a de plus compris que le « mode de production capitaliste une fois
présupposé, le capitaliste n’est pas seulement un agent nécessaire, mais l’agent dominant de
la production. Par contre, dans ce mode de production, le propriétaire foncier est tout à fait
superflu. Le propriétaire foncier, agent essentiel de la production dans le mode antique et
médiéval, est, dans le monde industriel, une excroissance inutile »900. Comme dans les
Principes de l’économie politique et de l’impôt, Le propriétaire foncier occupe de ce fait
dans le Capital une position dérivée, mais cruciale :
Lorsqu’on fait abstraction des irrégularités accidentelles de la répartition pour
ne considérer que l’action générale de la loi, on voit que dans la société capitaliste la
plus-value ou le surproduit se partage comme un dividende entre les capitalistes au
prorata de la fraction de capital social que chacun possède. Elle est représentée par
le profit moyen, qui se subdivise en profit d’entreprise et intérêt, et tombe ainsi en
partage à deux catégories distinctes de capitalistes. Mais la propriété foncière
intervient pour limiter la part de la plus-value que peut s’approprier le capital ; car
de même que le capitaliste prélève sur l’ouvrier le surtravail et la plus-value sous
forme de profit, de même le propriétaire foncier enlève au capitaliste une partie de
cette plus-value, qui constitue la rente.901
Les propriétaires fonciers sont avares et oisifs. Ils forment dans le Capital une
classe improductive et parasitaire qui appartient en propre au monde féodal, une classe dont
898 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 18.
899 Hunt, R.N., 1984, The Political Ideas of Marx and Engels, vol. II. Pittsburg, Pittsburg University Press, p.
70 et seq.
900 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 41-42.
901 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, t.III, l.III. Paris, Éditions Sociales, p. 199.
220
les intérêts économiques et politiques sont objectivement opposés à ceux des autres classes
de la société, à ceux des capitalistes, bien sûr, mais aussi à ceux des ouvrières et des
ouvriers :
Le capitaliste est l’exploiteur direct des ouvriers, celui qui directement not only
appropriator, but creator of surplus labour [non seulement s’approprie, mais crée le
surtravail]. Mais comme cela ne peut se produire (pour le capitaliste industriel) que
dans et par le procès de production, il est lui-même un agent de cette production,
son director. En revanche, du fait de la propriété du sol (pour la rente absolue) et
parce que ces sols sont naturellement de qualité différente (pour la rente
différentielle), le landlord possède un titre qui lui donne la possibilité de mettre dans
sa poche une partie de ce surplus labour ou de la surplus value, à la création et à la
direction desquels il ne contribue en rien. En cas de conflits, le capitaliste le
considérera par conséquent comme une simple superfetation, un rejeton de Sybarite,
une plante parasite de la production capitaliste, le puceron collé à sa peau.902
Comme le précise par ailleurs Marx :
Lorsque nous parlons du profit, de la part de la plus-value qui tombe en partage au
capital, nous pensons donc au profit moyen (le profit d’entreprise + l’intérêt), c’est-
à-dire à ce qui reste du profit total lorsque la rente en a été déduite. Le profit du
capital et la rente foncière ne sont donc que les deux parties dans lesquelles se
décompose la plus-value, et il n’y a entre eux que cette différence que l’une
représente la part du propriétaire foncier et l’autre, la part du capitaliste. C’est le
capital qui extrait directement des ouvriers le surtravail (qui devient la plus-value et
le surproduit) et à ce point de vue il doit être considéré comme le producteur de la
plus-value. Quant à la propriété foncière, elle reste en dehors du procès réel de
production, et son rôle se borne à s’annexer une partie de la plus-value prélevée par
le capital.903
Le propriétaire foncier ne reste donc pas étranger au procès capitaliste de
production, bien qu’il soit lui-même improductif : « il y joue un rôle, et ce rôle résulte, non
de ce qu’il exerce une pression sur le capital ou de ce que la grande propriété foncière, qui
exproprie les travailleurs de leurs moyens de travail, est une prémices et une condition de la
production capitaliste, mais de ce qu’il personnifie un des éléments essentiels de la
902 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l. IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 381
903 Ibid.
221
production »904. Si le capitaliste personnifie le capital, le propriétaire foncier, lui,
personnifie le sol et le sous-sol à la fois, et il se dresse sur ses « ergots pour réclamer, en
tant que force autonome, la part du produit qu’il a contribué à obtenir ; de sorte que ce n’est
pas la terre qui reçoit la part du produit qui lui revient et qui est nécessaire pour la
conservation et l’accroissement de sa productivité, mais le propriétaire qui en trafique et la
gaspille »905. Le capitaliste et le rentier se partagent la quasi-totalité de la valeur produite
par le travail des ouvrières et les ouvriers. « Enfin » — conclut Marx — « vient l’ouvrier
lui-même qui, en sa qualité de propriétaire et de vendeur de la force de travail, reçoit sous
le nom de salaire une part du produit, équivalente à la fraction de son travail que nous
appelons le travail nécessaire et devant servir à sa conservation et à sa reproduction quelque
aisée ou quelque misérable que soit son existence »906.
L’antagonisme nécessaire des intérêts de classes s’évanouit dès lors que l’on conçoit
la valeur comme la somme de la rente, du profit et salaire. C’est pourquoi l’économie
vulgaire s’aligne sur l’erreur originellement commise par Adam Smith.
La terre, le capital et le travail apparaissent erronément aux agents de la production
et aux économistes vulgaires comme « trois sources indépendantes, desquelles sortent trois
parties distinctes du produit annuel et qui, par conséquent, n’interviennent pas seulement
pour donner aux parties de la valeur annuellement produite les formes différentes sous
lesquelles elles deviennent les revenus des agents de production, mais donnent naissance à
cette valeur elle-même, la substance des revenus »907. Les faits eux-mêmes, par leur
évidence aveuglante, dissimulent en pratique la « nature vraie de la plus-value et cachent le
ressort qui fait agir le capital »908.
Animés d’une authentique volonté scientifique, les économistes classiques s’étaient
initialement engagés sur la bonne voie :
Le plus grand mérite de l’économie classique est d’avoir ramené l’intérêt et la rente
à la plus-value, en considérant l’intérêt comme une partie du profit et la rente
904 Ibid.
905 Ibid., p. 200.
906 Ibid.
907 Ibid., p. 809.
908 Ibid.
222
comme un excédent sur le profit moyen, d’avoir décrit le procès de circulation
comme ayant pour objet de simples changements de formes et d’avoir réduit au
travail, dans le procès de production proprement dite, la valeur et la plus-value des
marchandises. Agissant ainsi elle a mis en évidence la fausse apparence des
éléments sociaux de la richesse, la personnification des objets et l’objectivation
des rapports de la production, cette religion de la vie de tous les jours. Cependant —
il ne pouvait guère en être autrement dans le monde bourgeois — les meilleurs de
ses écrivains n’ont pas pu se dégager entièrement de ce monde des apparences.909
Les économistes vulgaires qui se sont dressés devant les économistes classiques au
début du XIXe siècle ont non seulement érigé leurs théories sur l’erreur que Smith avait
commise, mais ils ont concentré toutes leurs critiques contre David Ricardo, le premier
économiste qui a délibérément fait de l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition
entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches :
Il est naturel que les agents effectifs de la production se trouvent très bien de la
formule irrationnelle Capital-Intérêt, Terre-Rente, Travail-Salaire, qui reflète
fidèlement les apparences au milieu desquelles ils se meuvent et avec lesquelles ils
se trouvent journellement en contact. Et il est incontestablement tout aussi naturel
que les écrivains de l’économie vulgaire, qui ne font que mettre sous une forme
didactique, doctrinale et systématique, les conceptions journalières des agents de la
production, se soient jetés sur cette trinité économique, qui masque la connexion
intime des choses, comme sur la base appropriée à leur plate suffisance. Enfin cette
formule répond aux intérêts des classes dirigeantes, car elle proclame
dogmatiquement la fatalité naturelle et la légitimité éternelle de leurs revenus.910
En présentant la rente, le profit et le salaire comme des éléments indépendants,
constitutifs de la valeur, les économistes vulgaires masquent d’emblée le fait que l’échange
du capital variable contre la force de travail implique ou présuppose déjà que la plus-value
échoit au non-producteur, c’est-à-dire au propriétaire des moyens de production. Le rapport
entre le capital et le travail revêt par suite l’apparence d’une association harmonieuse dans
laquelle l’ouvrier et le capitaliste se partagent le produit suivant la proportion des divers
éléments qu’ils apportent. Un observateur du milieu du XIXe siècle résume (malgré lui) la
pensée bourgeoise de son temps : « où la politique de partie imagine une opposition
radicale, la science découvre une solidarité essentielle. La preuve de cette harmonie des
909 Ibid., p. 208.
910 Ibid.
223
intérêts de classes pourrait se faire directement par l’économie politique tout entière dont
elle est un des résultats fondamentaux » 911. Les possédants ne veulent pas régner sur des
sociétés conflictuelles.
Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante — l’inversion du rapport
qui existe entre la plus-value elle-même et les formes particulières qu’elle revêt sert les
intérêts de cette classe, la bourgeoisie. C’est pourquoi le théorème fondamental de la
répartition originellement formulé par Ricardo gênait les gens bien. L’inversion du rapport
qui existe entre la plus-value elle-même et les formes particulières qu’elle revêt permet en
effet à l’économie vulgaire de mieux faire oublier l’antagonisme nécessaire des intérêts de
classes, ou d’en faire une simple contingence :
Cela rend de très bons services à l’apologétique. Car, par exemple, en terre-rente,
capital-intérêt, travail-salaire du travail, les différentes formes de la plus-value et les
figures de la production capitaliste se font face [de manière] étrangères et
différentes, simplement différentes, sans contradiction. Les différents revenus
proviennent de sources tout à fait différentes, l’un vient de la terre, l’autre du
capital, le dernier du travail. Ils ne se trouvent donc pas dans un rapport hostile du
fait qu’il n’existe pas entre eux de connexion interne. Si malgré tout ils agissent
ensemble dans la production, c’est une action harmonieuse, l’expression d’une
harmonie […] pour autant qu’il existe entre eux une contradiction quelconque,
celle-ci résulte tout simplement de la concurrence; il s’agit alors de déterminer
lequel de ces agents s’appropriera finalement davantage du produit, de la valeur
qu’ils ont créée ensemble et si ponctuellement une querelle éclate, on constate alors
que le résultat final de cette concurrence entre la terre, le capital et le travail, c’est
qu’en se disputant entre eux à propos du partage de la valeur, ils ont, par leur esprit
de compétition, augmenté la valeur du produit, au point que chacun d’eux en reçoit
un morceau plus grand, si bien que leur concurrence n’apparait que comme
aiguillon par où s’exprime l’harmonie de leurs intérêts.912
Marx affirme ainsi que la rente et le profit ne sont que « des noms différents des
différentes parties de la plus-value de la marchandise, c’est-à-dire du travail non payé que
celle-ci renferme, et ils ont tous la même source et rien que cette source »913. La rente et le
profit ne proviennent pas de la terre ni du capital comme tel, mais la terre et le capital
911 Baudrillart, H., 1852, « Bourgeoisie », in Bastiat, F. (dir.), 1852, Dictionnaire de l’économie
politique. Paris, Guillaumin, p. 200.
912 Marx, K., 1976 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 592.
913 Marx, K., 1976 [1865], Salaire, prix et profit. Paris, Éditions Sociales, p. 54.
224
permettent à leurs possesseurs de toucher chacun leur part de la plus-value extraite de
l’ouvrière ou de l’ouvrier par l’employeur capitaliste. De toute évidence, pour l’ouvrier lui-
même, il est « d’une importance secondaire que cette plus-value, résultat de son sur-travail,
de son travail non payé, soit empochée exclusivement par l’employeur capitaliste, ou que
ce dernier soit contraint d’en céder des parties sous le nom de rente et d’intérêt à des
tiers »914. Mais c’est l’employeur capitaliste qui extrait directement de l’ouvrière ou de
l’ouvrier cette plus-value, quelle que soit la part qu’il en puisse finalement garder pour lui-
même : « c’est par conséquent de ce rapport entre l’employeur capitaliste et l’ouvrier
salarié que dépend tout le système du salariat et tout le système de production actuel »915.
Ricardo avait bien vu.
Parachevant la théorie économique ricardienne, Marx conduit donc rationnellement,
pas à pas, les lecteurs du Capital au mouvement apparent de l’économie, c’est-à-dire le
mouvement que l’économie vulgaire prend inversement pour point de départ.
Au terme d’une longue ascension logique et historique à la fois, le livre III du
Capital montre que la valeur produite par le travail des ouvrières et des ouvriers prend la
forme de la rente, du profit et du salaire (tandis que l’économie vulgaire montre plutôt la
valeur est la somme de la rente, du profit et du salaire). Marx résume schématiquement
l’ultime étape du mouvement ascendant décrit au livre III du Capital, en présentant à
Engels la solution qu’il a finalement donnée au principal problème en économie politique :
Nous voici enfin arrivés aux formes phénoménales qui servent de point de départ à
l’économie vulgaire : rente foncière, venant de la terre, profit (intérêt) venant du
capital, salaire venant du travail. Mais au point où nous sommes, l’affaire apparaît
maintenant sous un tout autre jour. Le mouvement apparent s’explique. Ensuite est
démolie l’absurdité d’Adam Smith, devenue la clef de voûte de toute l’économie
jusqu’à nos jours, à savoir que le prix des marchandises se compose de ces trois
revenus, c’est-à-dire uniquement de capital variable (salaire), et de plus-value (rente
foncière, profit, intérêt). Le mouvement d’ensemble, vu sous cette forme apparente.
Enfin, étant donné que ces trois éléments (salaire, rente foncière, profit [intérêt])
sont les sources de revenus des trois classes, à savoir des propriétaires fonciers, des
capitalistes et des ouvriers — comme conclusion, la lutte des classes, dans laquelle
le mouvement se décompose et qui est le dénouement de toute cette merde.916
914 Ibid.
915 Ibid.
916 Engels, F., 1964 [1868], « Marx à Engels, 30 avril 1868 », Lettres sur le Capital. Paris, Éditions Sociales,
p. 213.
225
Nous ne saurions surestimer l’importance de ce texte, dans lequel Marx explicite
l’objet de sa critique de l’économie politique et le rapport qui existe entre la théorie
économique ricardienne et la lutte des classes. Ce texte crucial nous renseigne également
sur le plan et le mode d’exposé du Capital, il confirme en fait que Marx conçoit
l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes comme l’avait d’abord conçu Ricardo.
Malheureusement, Marx n’a pas eu le loisir, le désir ou la force de rédiger la « conclusion à
toute cette merde ». Le chapitre LII du livre III du Capital, bien qu’il soit inachevé, montre
néanmoins hors de tout doute raisonnable que Marx emploie la division rentiers-
capitalistes-salariés chère à Ricardo917. Cet ultime chapitre nous apprend donc que :
Les propriétaires de la simple force de travail, les propriétaires du capital et les
propriétaires fonciers dont les sources respectives de revenu sont le salaire, le profit
et la rente foncière, par conséquent, les salariés, les capitalistes et les propriétaires
fonciers constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le
système de production capitaliste. [...] Nous avons vu que le mode capitaliste de
production a constamment tendance — c’est la loi de son évolution — à séparer
toujours davantage moyens de production et travail et à concentrer de plus en plus,
en groupes importants, ces moyens de production disséminés, transformant ainsi le
travail en travail salarié et les moyens de production en capital. D’un autre côté,
cette tendance a pour corollaire la séparation de la propriété foncière, devenant
autonome par rapport au capital et au travail, ou encore la transformation de toute la
propriété foncière en une forme de propriété correspondant au mode capitaliste de
production. La question qui se pose tout d’abord est la suivante : qu’est-ce qui
constitue une classe? […] À première vue, c’est l’identité des revenus et des sources
de revenus. Nous avons là trois groupes sociaux importants dont les membres, les
individus qui les constituent, vivent respectivement du salaire, du profit et de la
rente foncière, de la mise en valeur de leur force de travail, de leur capital et de leur
propriété foncière.918
Engels a ajouté une note éditoriale pathétique à la suite de ce passage : « Ici
s’interrompt le manuscrit…»919. Témoin et acteur du XIXe siècle, Marx s’éteint le 14 mars
1883. Son décès n’est ni théâtral ni tragiquement prématuré, comme le laisse parfois
entendre ses hagiographes. À son époque, l’espérance de vie à la naissance oscille entre 40
et 50 ans en Angleterre. Emporté par une longue maladie pulmonaire causée ou aggravée
917 Lichtheim, G., 1982 [1961], Marxism : An Historical and Critical Study. New York, Columbia University
Press, p. 199, 380.
918 Marx, K., 1975 [1865-1866], Le capital, t.III, l.III. Paris, Éditions Sociales, p. 259.
919 Ibid., p. 260.
226
par le tabagisme, Marx meurt à l’âge de 64 ans920. Il n’a malheureusement pas terminé la
rédaction de l’ultime chapitre du Capital. En revanche, on devine aisément le contenu de ce
chapitre et ce qui constitue finalement une classe sociale dans cet ouvrage.
En fait, à trop insister sur l’incomplétude du dernier chapitre du livre III du Capital,
on en vient souvent à oublier les chapitres précédents de l’ouvrage, qui conduisent
inexorablement les lecteurs du Capital de la production de la valeur ou de la plus-value en
soi, jusqu’aux formes phénoménales qu’elle revêt dans la société capitaliste et à
l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes tel que Ricardo l’avait d’abord théorisé.
Marx a introduit les classes sociales à ce point précis de son schéma d’analyse parce qu’il
est un économiste ricardien. Il n’y a strictement aucune raison de supposer que Marx aurait
soudainement fait volte-face en conclusion de son ouvrage, pour y proposer ex abrupto une
conception hégélienne, ou prétendument hégélienne, des classes sociales sans rapport avec
les longs développements théoriques des chapitres ou des livres antérieurs de son ouvrage.
La conception marxienne des classes renvoie sans contestation possible à l’économie
politique ricardienne921. En soutenant comme Ricardo que la rente, le profit et le salaire ne
sont pas des virtualités, dont l’addition, l’agrégation ou la combinaison déterminerait
arbitrairement la grandeur de la valeur susceptible d’être harmonieusement distribuée entre
les classes, mais que c’est au contraire une même grandeur de valeur, une grandeur donnée
de valeur qui se résout en rente, profit et salaire, Marx ne pouvait d’ailleurs
pas logiquement faire intervenir plus tôt les classes sociales dans son ouvrage (notons au
passage que Sraffa démontrera plus tard que, dans une économie capitaliste, le taux de
profit et les prix sont déterminés simultanément par les seules conditions techniques de la
production : cette économie génère, au-delà des coûts de production, un surplus qui est
partagé entre capitalistes et travailleurs, et la répartition entre profits et salaires est, comme
chez Ricardo, nécessairement antagoniste et déterminée de manière exogène, par le rapport
de force entre capitalistes et salariés ou encore par le taux d'intérêt bancaire).
Marx ne reproduit pas dans le Capital le plan d’ensemble ou de détails d’un ouvrage
de Hegel et le mouvement qui mène de la production de la valeur à la rente, au profit et au
920 « Marx était grand fumeur. “Le Capital ne me rapportera jamais ce que m’ont coûté les cigares que j’ai
fumés en l’écrivant”, me disait-il » (Lafargue, P., 2014 [1890] Souvenirs personnels sur Karl Marx. Paris,
Éditions d'Ores et Déjà, p. 24).
921 Cf. Burke, P., 2005, History and Social Theory. Ithaca, Cornelle University Press, p. 32.
227
salaire n’a pas le moindre rapport nécessaire ou vérifiable avec le mouvement dialectique
qui mène Hegel de l’Être à l’Idée. Du reste, même si l’on supposait, sans l’admettre, que la
section B, IV, A de la Phénoménologie de l’esprit décrivait véritablement une quelconque
lutte sociale ou politique entre deux antagonistes dans le temps et dans l’espace, deux
consciences-de-soi, ou encore la logique principielle d’une telle lutte, la domination d’une
classe par une autre dépend dans le Capital de la propriété juridique ou légale des moyens
de production et non pas d’un rapport intersubjectif ni de la reconnaissance mutuelle des
consciences-de-soi922.
Pour Marx, la classe existe d’abord au niveau national923 . Mais jamais ce dernier
n’a affirmé (directement ou indirectement) que la classe ouvrière était uniforme et
homogène924. Composée de groupes hétérogènes, elle est au contraire traversée de
nombreuses lignes de fractures sociales et politiques. En outre, certains de ses membres
présentent des aptitudes particulières. Reconnu ou non, vertueux ou pas, dans la « société
bourgeoise, tout ouvrier — s’il est très intelligent et rusé, doué d’instincts bourgeois et
favorisé par une chance exceptionnelle — peut lui-même être transformé en un exploiteur
du travail d’autrui »925. Cet ouvrier n’a pas à mettre en jeu sa vie afin de devenir un
capitaliste. Les textes de Marx et ceux de Hegel partagent peut-être parfois certains airs de
famille, mais ils ne détaillent pas les mêmes processus logiques ou historiques.
Contrairement à Marx, Hegel ne développe pas une économie politique ou une théorie
économique : « une telle ambition serait une contradiction dans les termes au regard du
projet philosophique hégélien »926. Comme nous le verrons d’ailleurs plus loin, l’idée que
Hegel se fait des classes sociales n’a aucun lien avec la section B, IV, A de la
Phénoménologie de l’esprit ou avec ce que dit Marx dans ses différents ouvrages.
922 McMurtry, 1978, The Structure of Marx’s World-View. Princeton, Princeton University Press, p. 75-99.
923 Corcuff, P., 2012, Marx XXIe siècle. Paris, Éditions textuel, p. 54.
924 Hobsbawm, E., 1971, « Class Consciouness in History », in Alcoff, L.M., E. Mendieta (dirs.), 2003,
Identities : Race, Class, Gender and Nationality. Malden, Blackwell, p. 128.
925 Marx, K., 1971 [1867], Un chapitre inédit du Capital. Paris, Union Générale d’Édition, p. 294
926 Ege, R., 2009, « La place de la “société civile” dans la philosophie politique de Hegel et la question de
l’économie politique », in Alcouffe, A., C. Diebolt,(dirs.), 2009, La Pensée économique allemande. Paris,
Économica, p. 43.
228
Seule la lutte des classes intéresse Marx, qui ne s’arrête pas véritablement aux
autres conflits sociaux qui déchirent la société civile927. Il n’évoque d’ailleurs généralement
pas cette lutte sans faire intervenir au moins trois classes sociales, et, dans ses ouvrages, ces
classes luttent ou coopèrent ensemble pour différentes raisons à travers l’histoire, à
l’intérieur ou en marge des institutions politiques et juridiques nationales, grâce à elles ou
contre elles. On voit ainsi dans le Capital les ouvrières et les ouvriers former des coalitions
ponctuelles avec les capitalistes. Mais on les voit aussi en former avec les propriétaires
terriens928. (Ces collaborations sont difficilement conciliables avec les explications
“dialectiques” que l’on donne souvent de la conception marxienne des classes sociales).
Marx identifie dans ses volumineux écrits une quinzaine de classes sociales
distinctes, définies par une foule de critères sociaux, politiques et économiques différents
— bureaucrates, théocrates, esclaves, plébéiens, patriciens, seigneurs, serfs, maitres de
jurande, compagnons, capitalistes industriels et financiers, propriétaires fonciers, paysans,
petits bourgeois, etc. Dans certains passages de l’Idéologie allemande, il voit aussi le
« prototype de l’opposition et de la lutte des classes dans les rapports entre villes et
campagnes »929. Engels et lui distinguaient de plus cinq classes sociales particulières dans
leurs écrits sur la lutte des classes en Allemagne, à savoir la noblesse féodale, la
bourgeoisie capitaliste, la petite bourgeoisie, le prolétariat industriel et le monde agricole,
qui lui-même comprend quatre fractions de classes concurrentes, les grands et les moyens
paysans, les petits propriétaires libres, les propriétaires soumis à des redevances d’origine
féodale et, enfin, les travailleurs agricoles930. Comme dans les Principes de l’économie
politique et de l’impôt, les capitalistes, les prolétaires et les propriétaires fonciers
constituent toutefois dans le Capital les trois classes de la société moderne fondée sur le
système de production capitaliste. L’opposition binaire entre la bourgeoisie et le prolétariat
que Marx opère ici et là dans cet ouvrage est une simple hypothèse de travail qui permet de
927 Cf. Vincent, J.-M., M. Vakaloulis (dirs.), 1997, Marx après les marxismes, t.I : Marx à la question. Paris,
L’Harmattan, p. 96 ; Lenski, G.E., 1982 [1966], Power and Privilege. Chapel Hill, University of North
Carolina Press, p. 417.
928 Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 115-116.
929 Gurvitch, G., 1966, Études sur les classes sociales. Paris, Gonthier, p. 33.
930 Cf. Engels, F., 1979 [1851-1852], « Revolution and Counter-Revolution in Germany (with contributions
by Karl Marx) », Marx-Engels Collected Works, vol. X. London, Lawrence & Wishart, p. 7 et seq.
229
mettre commodément en lumière le processus de production de la plus-value931. Mais
comme il le souligne lui-même, la « constitution réelle de la société [...] en aucune façon ne
se compose seulement de la classe des ouvriers et de celle des capitalistes industriels »932.
Chez Ricardo et chez Marx, les ouvrières et les ouvriers (salaires) sont dans une
situation de dépendance par rapport aux capitalistes (profits), et les propriétaires fonciers
(rentes) occupent une position dérivée.
À première vue, ces trois classes se distinguent simplement selon la nature de leurs
revenus : revenus du travail pour les salariés, profits pour capitalistes, rente pour les
propriétaires fonciers — c’est là la conclusion à laquelle conduit nécessairement l’erreur de
Smith. Mais les apparences sont trompeuses.
Conformément à la théorie économique ricardienne, la valeur que se partagent sous
différentes formes ces trois classes sociales est en réalité entièrement produite par les
ouvrières et les ouvriers. C’est pourquoi l’opposition entre le capital et le travail est
décisive : comme l’a originellement montré Ricardo, c’est elle qui décide de la grandeur de
la valeur totale susceptible d’être répartie entre les classes. Sulfureuse et belliciste, la
théorie économique ricardienne affirme comme un dogme scientifique l’antagonisme fatal
du patron et de l’ouvrier, dont l’un ne saurait jamais gagner qu’aux dépens de l’autre. C’est
cette théorie qui donne au Capital une charge explosive. Le théorème fondamental de la
répartition est l’une des principales découvertes scientifiques de Ricardo933. Les
commentateurs qui s’indigne de l’héritage ricardien de Marx prétendent parfois que celui-ci
s’y opposait934. C’est faux. Il y souscrit sans réserve935. Pour lui, la « force génératrice des
classes, c’est l’intérêt de classe »936. Et comme nous l’avons vu au cours des pages
précédentes, les classes s’affrontent bel et bien autour de l’extraction de la plus-value et
non pas autour de la reconnaissance.
931 Cf. Marx, K., 1978 [1865], Le capital, l.II, t.I. Paris, Éditions Sociales, p. 323.
932 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 587.
933 Hollander, S., 1977, The Economics of David Ricardo. Toronto, University of Toronto Press, p. 367.
934 Cf. Sayer, D., 1979, Marx’s Method : Ideology, Science and Critique in Capital. Sussex, Harvester Press,
p. 43 et seq.
935 Cf. Hollander, S., 2008, The Economics of Karl Marx. Cambridge, Cambridge University Press, p. 416.
936 Dahrendorf, R., 1972, Classes et conflits de classes dans la société industrielle. Paris, Mouton, p. 15.
230
À l’instar du mot classe, qui remplace tour à tour le mot ordre et le mot état au
cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le syntagme lutte(s) de(s) classe(s) possède
une histoire complexe et les auteurs du XIXe siècle lui ont donné différents fondements
scientifiques et politiques937. Dans cette perspective, la lecture des quatre livres du Capital
montre aujourd’hui que la lutte de classe est pour Marx une « expression grandiose de
l’analyse macroscopique en termes de quantités globales »938, comme elle l’était pour
Ricardo. Comme le précise Marx, Ricardo avait compris les contradictions internes du
capitalisme en prenant pour point de départ la détermination de la valeur par le temps de
travail :
C’est de là que part Ricardo, contraignant dès lors la science à abandonner son train-
train d’antan, et à vérifier dans quelle mesure les autres catégories qu’elle a
expliquées et décrites — les rapports de production et de circulation —, formes de
cette base, correspondent à ce point de départ ou sont en contradiction avec lui, dans
quelle mesure plus généralement la science qui reflètent, reproduit simplement les
formes phénoménales du procès (et donc ces phénomènes eux-mêmes) correspond à
la base sur laquelle reposent les rapports internes, la physiologie véritable de la
société bourgeoise ou qui en consiste le point de départ, et ce qu’il est en général de
cette contradiction entre le mouvement apparent et le mouvement réel du système.
C’est donc cela la grande importance historique de Ricardo pour la science.939
Et à « ce mérite scientifique » — conclut Marx — « est étroitement lié le fait que
Ricardo dévoile l’antagonisme des classes »940.
937 Sperber, J., 2000, Revolutionary Europe, 1780-1850. Harlow, Pearson, p. 276 ; Piguet, M-F., 1996,
Classe : histoire du mot et genèse du concept, des Physiocrates aux historiens de la Restauration. Lyon,
Presses Universitaires de Lyon, p. 159 et seq.
938 Antoine, J.C., 1953, Introduction à l’analyse macroéconomique. Paris, Presses Universitaires de France,
p. 70.
939 Marx, K., 1975 [1861-1863], Le capital, l.IV, t.II. Paris, Éditions Sociales, p. 185.
940 Ibid.
231
3. Le plaidoyer de Marx
Engels entreprit au mois d’avril 1868 de dépouiller le livre I du Capital dans
l’espoir d’en faire paraître un synopsis détaillé et, par suite, d’augmenter les ventes
décevantes de l’ouvrage. Il est intimement familier avec cet ouvrage, dont il a lu plusieurs
fois déjà les différentes ébauches. « Dépouiller ton livre » — écrit-il néanmoins à Marx —
« me donne, vu le peu de temps dont je dispose, plus de travail que je ne le croyais, car
enfin, dès l’instant où l’on fait ce travail, il faut le faire correctement et pas seulement dans
ce but précis. Je pense avoir plus de temps la semaine prochaine »941. Engels ne trouvera
pas le temps de s’exécuter. Marx et lui corédigeront plutôt ensemble, au cours du mois mai
et du mois de juin 1868, la première partie (+/- 20,000 mots) d’un long synopsis du Capital,
qui détaille les quatre premiers chapitres de l’ouvrage. En dépit de l’intervention énergique
de l’historien socialiste Edward S. Beesly (1831–1915), un de leur proche collaborateur, et
de celle de l’avocat Samuel Moore (1830-1895), qui traduira plus tard le Capital en langue
anglaise, le prestigieux magazine Fortnightly Review ne publiera que la première partie de
ce synopsis — la seconde partie ne fut donc malheureusement jamais rédigée.
Le long synopsis du Capital corédigé par Marx et Engels ne fait aucune mention des
préoccupations philosophiques que l’on a plus tard prêtées à Marx et qui seraient
supposément au cœur de sa pensée — la praxis, l’aliénation, la conscience, la
reconnaissance, le matérialisme, la philosophie spéculative, la philosophie
transcendantale, la dialectique hégélienne, le fétichisme, etc.942. Comme dans les nombreux
comptes rendus critiques du Capital qu’ils ont anonymement rédigés ou dictés à d’autres,
Marx et Engels discutent plutôt de la détermination de la valeur des marchandises par le
temps de travail, ainsi que de l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes, en termes
proprement ricardiens. Si le nom de Hegel est parfois invoqué et répudié dans les textes
que Marx et Engels destinent à leur premier public allemand, il n’apparait presque jamais
dans les textes qu’ils destinent à leur public anglo-saxon ou à leur public français.
Nous avons déjà fait allusion aux raisons prosaïques pour lesquelles Marx a
soudainement décidé, en 1865, de reprendre ici et là dans le premier livre du Capital la
941 Engels, F., 1982 [1868], « Engels à Marx, 17 avril 1868) », Correspondance, t.IX. Paris, Éditions
Sociales, p. 207.
942 Cf. Marx, K., F. Engels, 1985 [1868], « Synopsis of Volume One of Capital for the Fortnightly Review »,
Marx-Engels Collected Works, vol. XX. London, Lawrence & Wishart, p. 263-300.
232
manière particulière qu’avait Hegel de s’exprimer. Les réponses qu’apporte à cet égard
l’histoire ont sans doute peu de chance de convaincre ceux qui croient que Marx était
véritablement préoccupé par la philosophie de Hegel, mais elles méritent tout de même
d’être exposées ici.
Tirée à mille exemplaires, la première édition allemande du Capital met cinq ans à
se vendre. La seconde édition de l’ouvrage paraît en janvier 1873. Marx y joint une
postface originale, dans laquelle il réplique à ses critiques et ses détracteurs
germanophones. Mal lu, mal compris et encore plus mal interprété, ce court texte est
devenu le locus classicus de l’interprétation hégélienne du Capital au XXe siècle. Les
interprètes hégéliens en rapportent invariablement des passages isolés afin de faire de Marx
un hégélien, alors même que Marx l’a rédigée en réponse aux membres de l’école
historique d’économie politique allemande qui ont crié à la sophistique hégélienne dans
leurs comptes rendus de la première édition de l’ouvrage — c’est là l’unique raison pour
laquelle Marx a été contraint de préciser son rapport à Hegel, dont il n’avait pas reparlé
depuis son exil d’Allemagne.
Contrairement aux idées reçues, Marx consacre en effet la seconde édition
allemande du Capital à se défendre contre les accusations que l’on a portées contre lui en
Allemagne et à se dissocier de Hegel et non pas à revendiquer son héritage. À cette fin, il
invoque dans son plaidoyer deux témoins à décharge : Nikolai Ivanovich Zieber et Ilarion
Ignatévitch Kaufman, deux économistes russes qui avaient critiqué le Capital quelques
années plus tôt. Marx fait expressément appel à leur autorité afin de convaincre ses
détracteurs allemands qu’il a eu recours non pas à la philosophie hégélienne, mais bien
plutôt à la méthode déductive de l’école anglaise d’économie politique classique943. Nous
ne saurions trop insister : oubliés depuis la fin du XIXe siècle, N.I. Zieber et I.I. Kauffmam
ne sont pas des commentateurs entre autres, dont nous pouvons librement reconnaitre ou
refuser l’autorité ; non, Zieber et Kauffmam sont les seuls commentateurs du Capital qui
943 « Les économistes classiques (et notamment Ricardo et ses disciples) utilisent une méthode déductive. Ils
partent d’hypothèses simplificatrices (la recherche de son intérêt personnel par un individu rationnel,
l’immobilité internationale des facteurs de production, etc.) et ils construisent des modèles qui visent à rendre
compte du réel (modèle de la main invisible de Smith, tendance vers l’état stationnaire chez Ricardo, etc.).
Cette démarche est donc abstraite et les exemples tirés du réel n’ont qu’une fonction d’illustration. Il faut
noter que Marx fait lui aussi l’éloge de l’abstraction et que le Capital (1867) suit une méthode déductive »
(Beitone, A., E. Buisson, C. Dollo, 2009, Économie. Paris, Dalloz, p. 6).
233
ont personnellement reçu l’approbation de Marx lui-même. Et ce qu’ils ont dit plaide
fortement en faveur de l’interprétation ricardienne du Capital et en défaveur de son
interprétation hégélienne. À vrai dire, leurs propos prouvent hors de tout doute qu’il n’est ni
utile ni nécessaire de connaître ou de comprendre la philosophie de Hegel afin de
comprendre le Capital, comme l’ont sentencieusement proclamé des commentateurs tels
que Vladimir Lénine (1870-1924)944 ou Jean Hyppolite945.
944 « On ne peut pas comprendre totalement le Capital de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir
beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx 1/2
siècle après lui !! » (Lénine, V.I., 1977 [1914], Œuvres, t. XXXVIII. Paris, Éditions sociales, p. 170).
945 « Marx s’est inspiré de la méthode hégélienne pour écrire le Capital, dont le plan et l’organisation (même
de détail) ne sont pas concevables sans cette référence constante à l’hégélianisme [...] il est évident que cette
œuvre n’est pas compréhensible, pour qui ne connait pas la Phénoménologie de Hegel, car elle en est la
vivante réplique » (Hyppolite, J., 1955, Études sur Marx et Hegel. Paris, Marcel Rivière, p. 82, 118).
234
3.1 Nikolai Ivanovich Zieber
Le Capital est mal reçu en Europe occidentale. Il est mal reçu en Allemagne. Il est
mal reçu en France946. En revanche, on lui réserve un accueil chaleureux en Russie tsariste,
où il a été expertement traduit par l’économiste Nikolai Frantsevich Danielson (1844-
1918). Marx, qui s’était d’abord mis à l’étude de la langue russe en 1869 afin d’étudier
l’ouvrage Polozhenie rabochego klassa v Rossii (« La condition de la classe ouvrière de
Russie »), de l’économiste Vasilii Vasil’evich Flerovskii (1829-1918), encensera
publiquement la traduction de Danielson. Comme le souligne cependant Marx dans la
postface de la seconde édition allemande du Capital, un jeune économiste kiévien d’origine
suisse, Nikolai Ivanovich Zieber, s’était intéressé à l’ouvrage avant même qu’il ne soit
traduit par Danielson :
Déjà en 1871 N.I. Zieber professeur d’économie politique à l’université de Kiev,
dans son écrit intitulé : Téorie tsennosti i Kapitala D. Ricardo v sviazi s
pozdneishimi dopolneniiami i raz’iasneniiami (Théorie de la valeur et du capital de
D. Ricardo) avait démontré que ma théorie de la valeur, de l’argent et du capital
était, dans ses traits fondamentaux, le développement nécessaire de la doctrine
Smith-Ricardo. L’Européen occidental, en lisant ce livre consciencieux, est surpris
de voir l’auteur ne jamais se départir d’un point de vue purement théorique.947
Marx rapporte avec approbation un extrait du « livre consciencieux » de Zieber en
guise de réponse au philosophe et économiste positiviste Eugène De Robertis (1843-1915),
qui l’a stratégiquement accusé d’avoir eu recours à la métaphysique dans le
Capital : « quant à l’accusation de métaphysique, voici ce qu’en pense N.I. Zieber,
professeur d’économie politique à l’université de Kiev : “en ce qui concerne la théorie
proprement dite, la méthode de Marx est celle de toute l’école anglaise c'est la méthode
déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux plus grands théoriciens
de l’économie politique” »948. Par opposition à la plupart des détracteurs de Marx, Zieber
est personnellement familier avec cette méthode déductive : il a consacré ses études
946 Cf. Cahen, J., 1994, « La réception de l’œuvre de Karl Marx par les économistes français (1871-1883) »,
Mil neuf cent, vol. 12 : 19-50.
947 Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le capital,
l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, p. 26.
948 Ibid.
235
doctorales à Ricardo et à Marx, et il est lui-même l’économiste ricardien le plus important
de Russie949. C’est précisément pourquoi « l’Européen occidental » dont parle ci-haut
Marx, c’est-à-dire les économistes positivistes de France et d’Allemagne, serait surpris de
lire son livre Téorie tsennosti i Kapitala D. Ricardo v sviazi s pozdneishimi dopolneniiami i
raz’iasneniiami, dans lequel Zieber adopte et maintient un point de vue purement théorique
(notons que Eugène De Robertis lui-même reconnait que Marx suit étroitement le
raisonnement serré de Ricardo)950.
Marx affirme donc publiquement, par l’entremise de Zieber, que sa méthode
(déductive) est celle de toute l’économie anglaise et il revendique une filiation intellectuelle
qui le relie non pas à Hegel, mais à Smith et à Ricardo. L’interprétation hégélienne
du Capital contredit donc l’interprétation que Marx lui-même donne de son ouvrage et de
sa méthode. Certes, il arrive « souvent aux auteurs de mal interpréter leur propre méthode,
et il existe une possibilité, c’est que Marx se soit abusé. Or, on peut montrer qu’il n’en est
rien »951. Compte dument tenu des différences bien réelles qui existent entre Marx et
Ricardo, il est en effet possible de rapporter logiquement l’ensemble des propositions du
premier à la théorie du second, sans se livrer aux efforts auxquels doivent se livrer ceux qui
tentent laborieusement de les rapporter à la philosophie hégélienne. La théorie de la valeur-
travail que défend Marx dans le Capital n’a rien de métaphysique, et l’idée d’une valeur
réelle ou absolue sous-tendant et contrastant avec la valeur d’échange existait déjà chez
Ricardo. Le Capital repose en entier sur « la théorie de la valeur-travail, que Ricardo
proposait déjà, et que Marx a présentée sous une forme plus élaborée » 952. À la veille de sa
mort, Marx, comme nous l’avons vu, a lui-même affirmé dans sa critique du traité
économique de l’historiciste Adolph Wagner que la seule véritable différence qui existait
entre Ricardo et lui est que Ricardo n’avait pas su trouver de lien entre la théorie de la
valeur-travail et la nature de l’argent. Écrivant alors pour lui-même, à la fin de sa vie, il
ajoute du même souffle que Wagner et ses consorts auraient d’ailleurs pu le découvrir eux-
949 Scazzieri, R., 1987, « Zieber on Ricardo », Contributions to Political Economy, vol.6(1): 25-44.
950 Robertis, E. de., 1868, « Marx. Der Kapital. Kritik Der Politischen Oekonomie - (vol. I) », La Philosophie
positive, t.III (juillet-décembre 1868) : 507-509.
951 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. II. Paris, Gallimard, p. 56.
952 Mattick, P., 1967, « Le Capital aujourd’hui », Économie et société, vol.6 : 50.
236
mêmes « aussi bien en lisant le Capital que l’écrit de M. Zieber »953. Marx tenait donc
incontestablement Zieber en très haute estime, et il jugeait que son « livre consciencieux »
rendait fidèlement compte de son ouvrage954. Il a d’ailleurs chaleureusement accueilli
Zieber à son domicile londonien, en 1880 et en 1881955. Il le considérait comme un ami
intime956.
Les premiers théoriciens “marxistes” et les fondateurs de la “dialectique
matérialiste” ont presque toujours ignoré les écrits de Zieber, qui n’ont jamais été
canonisés957. De ce fait, le commentaire les ignore complètement aujourd’hui, à quelques
exceptions près. Que dit donc Zieber dans son livre Téorie tsennosti i Kapitala D. Ricardo
v sviazi s pozdneishimi dopolneniiami i raz’iasneniiami, paru en 1871 ? Il dit
en toutes lettres que Marx est un économiste ricardien, et jamais il ne fait appel à Hegel afin
d’expliquer le contenu du Capital ou le génie de son auteur958. Et Marx lui-même, répétons-
le, a publiquement entériné cette interprétation en 1873.
En retour, Zieber commentera de plus lui-même la seconde édition allemande du
Capital en 1874. Après avoir publiquement reçu l’approbation de Marx, il enjoint une
nouvelle fois aux lecteurs russophones du Capital de ne pas se laisser intimider, étourdir ou
envouter par l’hégélianisme d’apparat de son auteur puisque Marx est en réalité un
économiste ricardien959. Il publiera plus tard (1885) un second ouvrage consacré à cette
question — Rikardo i Marks v ikh obshchestvennoekonomicheskikh issledovanniiakh —, et
cet ouvrage est lui aussi exempt de toute référence à Hegel960.
953 Marx, K, 1881-1882, « Notes marginales pour le “Traité d’économie politique” d’Adolph Wagner », in
Marx, K., 1977 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 242.
954 White, J.D., 2001, « Nikolai Sieber and Karl Marx », Research in Political Economy, vol. 19 : 3-14 ;
Copleston, F., 2012 [1986], A History of Philosophy, vol. X. New York, Continuum, p. 246.
955 Smith, D.N., 2001, « The Spectral Reality of Value : Zieber, Marx, and Commodity Fetishism », Research
in Political Economy, vol.19 : 47-66.
956 Marx, K., 1992 [1880], « Marx to Fridrich Adolph Sorge (5 november 1880) », Marx-Engels Collected
Works, vol. XLV. London, Lawrence & Wishart, p. 45.
957 Barnet, V., 2013, A History of Russian Economic Thought. London, Routeledge, p. 40.
958 Cf. Zieber, N.I., 2001 [1871], « Marx’s Theory of Value and Money », Research in Political Economy,
vol. 19 :17-45.
959 Cf. Zieber, N.I., 2002 [1874] « Marx’s Economic Theory », Research in Political Economy, vol. 27 : 155-
190.
960 White, J.D., 2009, « Nikolai Zieber : The First Russian Marxist », Revolutionary Russia, vol. 22(1) : 1-20.
237
En somme, Nikolai Ivanovich Zieber ignorait tout de la philosophie de Hegel, mais
il est néanmoins parvenu, selon Marx lui-même, a rendre fidèlement compte du Capital et
de la méthode qu’y emploie véritablement son auteur, c’est-à-dire la méthode de
l’économie anglaise961. Zieber avait en outre parfaitement compris la postface du Capital,
c’est-à-dire qu’il avait compris que Marx y récusait l’accusation d’hégélianisme
stratégiquement portée contre lui par ses adversaires.962. Il est donc faux de prétendre
(directement ou indirectement) qu’il est nécessaire de comprendre Hegel afin de
comprendre Marx.
Joseph Schumpeter compte parmi les rares commentateurs du XXe siècle a avoir lui
aussi saisi le véritable sens de la postface de la seconde édition allemande du Capital, que
l’on cite paradoxalement afin de faire passer Marx pour hégélien :
De par sa formation germanique et son penchant pour la spéculation, Marx avait
acquis une culture philosophique approfondie et il s’intéressait passionnément à la
métaphysique. La philosophie pure à la mode allemande constitua son point de
départ et fut le grand amour de sa jeunesse […] Cet arrière-plan apparaît dans tous
ses écrits, chaque fois qu’il en trouve l’occasion. Il n’est donc pas surprenant de voir
ses lecteurs allemands et russes, portés à la même prédilection par la pente de leur
esprit et par leur formation, s’emparer en premier lieu de cet élément philosophique
et le tenir pour la clé principale du système. Ce faisant, ils commettent, à mon avis,
une erreur et ne font pas justice à la valeur scientifique de Marx. Certes, celui-ci se
complaisait à certaines analogies formelles que l’on peut constater entre son
argumentation et celle d’Hegel. Il aimait confesser son hégélianisme et user de la
phraséologie hégélienne. Un point, c’est tout. Nulle part Marx ne trahit la science
positive en faveur de la métaphysique. On en trouve d’ailleurs la confirmation sous
sa plume dans sa postface à la seconde édition du premier tome du Capital et il n’a
dit là que la pure vérité et ne s’est pas fait illusion à lui-même, comme on peut le
démontrer en analysant son argumentation, fondée sans exception sur les données
sociales, et en remontant aux véritables sources de ses propositions, dont aucune ne
jaillit dans le domaine de la philosophie. Bien entendu, ceux des commentateurs et
des critiques qui avaient abordé le marxisme par son côté philosophique étaient hors
d’état de reconnaître ces faits, car ils n’étaient pas suffisamment au courant des
sciences sociales venant en ligne de compte. De plus, leurs habitudes d’esprit, en
tant que bâtisseurs de systèmes philosophiques, les détournaient d’accepter aucune
interprétation du marxisme en dehors de celles dérivant de quelque principe
métaphysique. Par suite, ils découvraient de la philosophie dans les exposés les plus
961 White, J.D., 1996, Karl Marx and the Intellectual Origins of Dialectical Materialism. New York,
MacMillan Publishing, p. 338.
962 Zieber, N.I., 2002 [1874] « Marx’s Economic Theory », Research in Political Economy, vol. 27 : 164.
238
terre à terre d’économie expérimentale et lançaient du même coup la discussion sur
de fausses pistes, en égarant à la fois les amis et les adversaires du marxisme963.
Après avoir entériné le jugement que Zieber pose sur la méthode qu’il a
véritablement employée dans le Capital, Marx souligne que cette méthode a
malheureusement été « peu comprise »964 en Europe occidentale, c’est-à-dire par les
économistes allemands et par les économistes germanophones de France (l’ouvrage n’avait
alors pas encore été traduit en langue française). Les historicistes allemands se font en effet
de l’économie politique une idée qui s’inscrit en porte à faux avec celle que s’en faisaient
tous deux Ricardo et Marx965.
Comme des milliers d’autres socialistes et de sociodémocrates allemands, Marx a
trouvé refuge en Angleterre au milieu du XIXe siècle, où il est demeuré jusqu’à la fin de ses
jours, à quelques courtes interruptions près966. Cet exil, nous l’avons déjà dit, a creusé un
écart profond entre sa culture intellectuelle et celle de ses compatriotes restés en
Allemagne. Tout le Capital en atteste, par sa forme comme par son contenu967. D’ailleurs,
selon Marx lui-même, le Capital contient « ce que les Anglais appellent the principles of
political economy »968. Et c’est en partie pourquoi on l’a mal accueilli sur le continent.
Pour les historicistes allemands, l’économie politique est une science idiographique
et non pas une science nomothétique. En fait, leur historicisme repose précisément sur
l’affirmation de la relativité et la spécificité historique des phénomènes économiques et la
plupart d’entre eux nient l’existence des lois économiques que Marx espérait identifier dans
le Capital, à savoir des lois économiques dissociées de leur contexte historique, social et
institutionnel national969. La nation est pour eux le sujet et l’objet historique de l’économie
963 Schumpeter, J, 1990 [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 24.
964 Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le capital,
l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, p. 27.
965 Jones, E., 1999, « Historical School » in O’Hara, P.A. (dir.), 1999, Encyclopedia of Political Economy,
vol.I. London, Routeledge, p. 447.
966 Cf. Lattek, C., 2002, Revolutionary Refugees : German Socialism in Britain, 1840-1860. London,
Routeledge.
967 Cf. Rae, J., 1884, Contemporary Socialism. New York, Scribner, p. 104.
968 Marx, K., 1985 [1862], « Marx à Ludwig Kugelmann, 28 décembre 1862) », Corresponance, t. VII. Paris,
Éditions Sociales, p. 109.
969 Caire, G., 2008, « Les hétérodoxies » in J.L. Bailly et al. (dirs), Histoire de la pensée économique. Rosny,
Béal, p. 209.
239
politique970. Les membres de l’école historique allemande ne refusent pas catégoriquement
toutes les lois et tous les principes universels, mais ils pensent que ceux-ci, avant d’être
validés, doivent être soumis à l’épreuve de l’histoire économique. Selon eux, l’économiste
« doit réaliser des monographies, étudier des cas particuliers, éventuellement procéder à
des généralisations, mais adopter une attitude dubitative face à des principes qui
s’appliqueraient universellement »971. Par opposition à Ricardo et à Marx, ils estiment que
l’on ne peut accéder à la connaissance économique que par induction, sur la base
d’observations empiriques972. Il s’agit là d’un point capital, comme l’explique Schumpeter :
L’article de foi méthodologique de l’école historique, l’article fondamental et
distinctif, c’était que l’organon de l’économie scientifique devait principalement
consister dans les résultats des monographies historiques et dans les généralisations
qu’on en tirait. Pour ce qui concerne la partie scientifique de sa vocation,
l’économiste devait commencer par maitriser la technique historique. Au moyen de
cette technique, qui était tout l’outillage scientifique dont il avait besoin, il devait
plonger dans l’océan de l’histoire économique afin de scruter des modèles ou
processus particuliers et d’en examiner tout le détail vivant, local et temporel, dont
il devait apprendre à goûter la saveur. C’est alors, lentement, que de ce travail
proviendrait la seule sorte de savoir général qu’on puisse atteindre dans les sciences
sociales.973
Wilhelm Roscher, Bruno Hildebrand et Karl Knies, les fondateurs et les pionniers
de l’école historique d’économie politique allemande, étaient désireux de « fonder une
science économique sur l’examen des faits historiques, comme le voulait primitivement
Auguste Comte »974. Pétris de positivisme, ils sont ouvertement hostiles à la théorie et aux
théorisations économiques ou, du moins, aux théories économiques prétendument
universelles975.
970 White, H., 2014 [1973], Metahistory : The Historical Imagination in 19th Century Europe. Baltimore,
Johns Hopkins University Press, p. 175.
971 Montoussé, M., 2010, L’École historique allemande. Paris, Bréal, p. 54.
972 Beitone, A., 2013, et al. (dirs.), Dictionnaire de science économique. Paris, Armand Colin, p. 145.
973 Schumpeter, J., 1983 [1954], Histoire de l’analyse économique, t. III. Paris, Gallimard, p. 85-86.
974 Denis, H., 2009 [1968], Histoire de la pensée économique. Paris, Presses universitaires de France, p. 468.
975 Albertini, J.-M., A. Silem, 1983, Comprendre les théories économiques, t.II. Paris, Seuil, p. 54.
240
L’économie politique allemande était jusque-là restée pauvre au plan théorique976.
Mais l’historicisme l’appauvrira encore davantage. Roscher, le plus éminent représentant de
l’école historique était l’élève et l’émule du célèbre historien positiviste Leopold von Ranke
(1795-1886)977. Intimement familier, lui aussi, avec l’économie politique anglaise, dont il
retient d’ailleurs certaines idées, Roscher a intentionnellement et ouvertement aligné
l’économie politique allemande sur le positivisme de Malthus en plus de rejeter
nommément le rationalisme de Ricardo978. On comprend dès lors mieux pourquoi Marx
disait que les économistes d’Europe occidentale seraient surpris en lisant le « livre
consciencieux » de Zieber, puisque Zieber adopte un point de vue purement théorique —
comme Ricardo et Marx eux-mêmes.
Cela dit, ces questions scientifiques n’ont jamais qu’une importance secondaire : les
membres de la première (ou vieille) l’école historique d’économie politique allemande ont
d’abord rejeté l’emploi de la méthode déductive de l’école anglaise et la quantification des
concepts inclus dans la doctrine ricardienne pour des raisons politiques. Cette doctrine était
pour eux le « produit d’une philosophie sociale “matérialiste” et “chrématistique” qu’ils
tenaient pour incompatible avec la haute portée des principes moraux et sociaux de
l’Allemagne »979. Ils ont du reste précocement adopté la théorie de J.-B. Say, selon laquelle
« l’utilité [est] le fondement de la valeur »980. (Hegel, comme nous le verrons plus loin,
adhérait lui aussi à cette théorie).
L’école historique d’économie politique allemande se réclame non seulement des
économistes Sismondi, Malthus, Say et List, contre qui se déchaine Marx dans le Capital,
mais aussi des juristes Karl Friedrich von Savigny, l’ancien rival de Hegel, Gustav F. Hugo
(1769-1844) et Karl F. von Eichorn (1781-1854). Savigny, Hugo et Eichorn comptent
parmi les premiers à appliquer les méthodes de l’historicisme aux questions de leur
discipline — la jurisprudence — ; opposés à l’idée d’établir des principes juridiques
976 Ekelund, R.B., F. Hébert, 1990, A History of Economic Theory and Method. New York, McGraw Hill, p.
251.
977 Spiegel, H.W., 1991, The Growth of Economic Thought. Duke University Press, Durham, p. 419.
978 Cf. Ashley, W.J., 1894, « Roscher’s Programme of 1843 », The Quarterly Journal of Economics, vol. 9
(1) : 99-105.
979 Pribram, K, 1986, Les Fondements de la pensée économiques. Paris, Economica, 217.
980 Say, J.-B., 1996 [1815], Cours d’économie politique. Paris, Flammarion, p. 108.
241
communs à l’ensemble des nations, ils ont mis de l’avant le caractère unique et individuel
de l’esprit national comme créateur de lois et d’institutions nationales particulières981. Leur
interprétation des lois et coutumes juridiques, politiques, économiques et sociales existantes
constituait bien entendu un argument non négligeable en faveur de tous les mouvements
conservateurs intéressés à l’organisation sociale et politique.
L’école historique d’économie politique allemande se réclame de plus de Fichte,
dont l’ouvrage Der Geschlossene Handelsstaat (1800) apparait rétroactivement comme un
texte fondateur. Dans ce texte rédigé en réponse au cosmopolitisme de Kant, Fichte,
rappelons-le, applique ses conceptions nationalistes à l’économie allemande : il charge
expressément l’État de faire fonctionner une économie planifiée, dans laquelle le commerce
extérieur doit être réduit au minimum ou éliminé982. Fichte croyait que cet l’isolationnisme
culturel et économique réduirait les risques de guerre, mais il réservait à l’État prussien le
droit d’annexer par la force ses États voisins pour des raisons économiques.
Le développement de l’école allemande d’économie politique historique, qui repose
à la fois sur un rejet des thèses économiques classiques et sur la conviction que les
phénomènes économiques doivent être conçus comme contingents et propres à chaque
contexte historique, culturel et institutionnel, doit aussi beaucoup à Hegel, avec qui elle
entretient toutefois un rapport conflictuel : d’une part, elle s’enthousiasme pour sa doctrine
quasi-montesquienne des esprits nationaux (« Volksgeist »), qui lui fournit tout un arsenal
d’arguments à l’encontre de la théorie économique ricardienne ; d’autre part, elle condamne
irrémissiblement sa méthode spéculative, sa sophistique. C’est par le rejet de
l’hégélianisme que l’historicisme allemand s’est initialement engagé dans le relativisme
historique983. Et Marx méprisait ce relativisme984.
981 Cf. Antoni, C., 1963, L’historisme. Genève. Droz, p. 78.
982 James, D., 2011, Fichte’s Social and Political Philosophy. Cambridge, Cambrige University Press, p. 89-
109.
983 Beiser, F., 2011, The German Historicist Tradition. Oxford, Oxford University Press, p. 9 ; Bouton, C.,
2004, Le procès de l’histoire : fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel. Paris, Vrin, p. 254
et seq.
984 Cf. Ikeda, Y., 2002, « A lecture notebook of Wilhlem Roscher with Special Reference to his Published
Works » in Shionoya, Y. (dir.), 2002, The German Historical School : Historical and Ethical Approach to
Economics. London, Routeledge, p. 41.
242
À l’époque de la publication du Capital, on ne lisait déjà plus couramment Ricardo
en France et en Allemagne985. Aussi, les économistes allemands auxquels s’adresse Marx
en 1873 ne possédaient généralement qu’une connaissance de seconde main de ses écrits986.
Certes, au plan épistémologique, théorique et méthodologique, l’historicisme apparait
rétrospectivement l’antithèse du ricardisme987. Mais nous devons aujourd’hui nous garder
de croire que les historicistes allemands se définissaient eux-mêmes scientifiquement par
rapport à Ricardo — ils s’attaquaient plutôt à l’image caricaturale qu’ils s’en faisaient
alors988. Ils étaient depuis longtemps déjà acquis à la théorie de la valeur-utilité et la théorie
de la valeur-travail était alors essentiellement étrangère à la pensée économique
allemande989. Les membres de la seconde (ou jeune) école historique d’économie politique
allemande, tels que Adolph Wagner, Gustav von Schmoller (1838-1917), Ernst Laspeyre
(1834-1913), Karl Wilhelm Bücher (1847-1930) et Georg Friedrich Knapp (1842-1926),
qui succèdent progressivement à Roscher, Hildebrand et à Knies au cours des années 1860,
employaient donc des méthodes radicalement différentes de celles employées par Ricardo
et par Marx.
La vieille- et la jeune-école historique d’économie politique considéraient Marx
comme un ricardien ; aussi, au tournant du XXe siècle, les économistes allemands ne
voyaient désormais plus en lui que « le dernier représentant de l’école classique de
l’économie. En revanche, les représentants de l’école autrichienne de l’utilité marginale
(Carl Menger, Friedrich von Wieset, et surtout Eugen von Böhm-Bawerk) recherchaient le
débat intellectuel avec Marx, en qui ils voyaient un économiste qui préférait l’approche
théorique à l’approche historique »990. L’essoufflement de ces débats au fils des ans a sans
985 Roncaglia, A., 2006, The Wealth of Ideas : A History of Economic Thought. Cambridge, Cambridge
University Press, p. 181.
986 Cf. Tribe, K, 1995, Strategies of Economic Order : German Economic Discours, 1750-1950. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 68-69.
987 Fine, B., D. Milonakis, 2009, From Political Economy to Economics : Method, the social and the
historical in the evolution of economic theory. London, Routeledge, p. 73.
988 Tribe, K, 2009, « Historical Schools of Economics : German and English », in W. Samuel, et al., (dirs),
2009, The History of Economic Thought. Cambridge, Cambridge University Press, p. 226.
989 Friboulet, J.-J., 2009, Histoire de la pensée économique : XVIIIe-XXe siècle. Zurich, Schulthess, p. 164.
990 Aldenhoff-Hübinger, R., 2004, « Lire le Capital vers 1900 : capitalisme et critique de la modernité dans la
pensée économique en Allemagne », in Hannerk, B. (dir.), 2004, Histoire et politique en Allemagne de
Gustav Schmoller à max Weber. Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, p. 101.
243
doute contribué à l’essor subséquent de l’interprétation hégélienne du Capital au cours de
l’entre-deux-guerres. Quoi qu’il en soit, Marx n’a pas attentivement suivi l’évolution de
l’économie politique allemande, et son exil en Angleterre l’a conduit à la sous-estimer,
sinon à la mépriser991. Il en condamnait encore la vacuité et la vulgarité à la fin de sa vie,
dans sa critique du traité économique de Wagner. Après avoir souligné le génie de Zieber
dans cet ultime texte économique, Marx précise ainsi que :
Ce qui ennuie M. Wagner, dans mon exposé, c’est que je ne lui fais pas le plaisir de
suivre la “tendance” germano-patriotique de nos professeurs, et de confondre valeur
d’usage et valeur. Bien que la société allemande soit très post festum [retardataire],
elle est cependant sortie peu à peu de l’économie naturelle féodale, ou tout au moins
de la prépondérance de cette économie, pour en arriver à l’économie capitaliste.
Mais les professeurs — ce qui est naturel — ont toujours encore un pied dans la
vieille fange. De serfs attachés aux propriétaires terriens, ils se sont transformés en
serfs de l’État, vulgo [vulgairement dit] du gouvernement. C’est pourquoi notre vir
obscurus n’a même pas remarqué que ma méthode analytique, ne partant pas de
l’homme, mais de la période sociale économiquement déterminée, n’a rien de
commun avec la méthode d’accrochage de notions des professeurs allemands.992
La théorie ricardienne repose sur « plusieurs hypothèses hautement théoriques »993
et les historicistes allemands l’ont péjorativement identifiée à la sophistique hégélienne afin
de discréditer Marx. Hegel lui-même ne figure ainsi qu’incidemment dans la querelle qui
oppose Marx aux économistes allemands, qui ne s’intéressaient pas à la philosophie
hégélienne et qui n’en savaient vraisemblablement rien. Ces débats intellectuels et
politiques n’ont pas pour enjeu la philosophie hégélienne ou sa méthode. Nous savons
d’ailleurs que Marx ne l’a pas employée dans le Capital. Zieber nous l’a dit.
991 Cf. Biernacki, R., 1995, The Fabrication of Labor : Germany and Britain, 1640-1914. Berkeley,
University Press of California, p. 279 et seq.
992 Marx, K, 1881-1882, « Notes marginales pour le “Traité d’économie politique” d’Adolph Wagner », in
Marx, K., 1977 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 248-249.
993 Drouin, J.-C., 2009, Les grands économistes. Paris, Presses Universitaires de France, p. 31.
244
3.2 Ilarion Ignatévitch Kaufman994
Après avoir fait appel à l’autorité de l’économiste ricardien Nikolai Ivanovich
Zieber afin de convaincre ses critiques allemands qu’il n’a pas eu recours à la philosophie
hégélienne dans ses recherches, mais bien plutôt à la méthode déductive de l’école anglaise
d’économie politique classique, Marx fait maintenant appel à l’autorité de l’économiste
Ilarion Ignatévitch Kaufman, un spécialiste de la monnaie, du crédit et du capital financier,
afin de se dissocier encore davantage de Hegel. Il rapporte alors deux extraits du compte
rendu critique de la première édition allemande du Capital que Kaufmann a fait paraître en
mai 1872 dans la revue littéraire pétersbourgeoise Vestnik Evropy (« Le Messager de
l’Europe »). Marx entérine non seulement publiquement ce que Kaufman dit de son livre,
mais il confie de surcroit en privé à Nikolai Frantsevich Danielson que Kaufman est un
« critique très intelligent »995 du Capital.
Que dit Kaufman ? Selon Kaufman, Marx étudie à la fois l’économie comme fait et
comme science, et qu’il renvoie dos-à-dos Kant, Hegel et tous les philosophes et les
théologiens qu’ils ont inspirés. L’ambition scientifique et politique de Marx est
diamétralement opposée à la contemplation ou à la spéculation philosophique, et son livre a
pour but d’expliquer les principes économiques qui informent le mode capitaliste de
production et l’idée que l’on s’en fait ordinairement996. Le Capital est un ouvrage difficile
— concède Kaufman —, et Marx présuppose incontestablement chez ses lecteurs une
maitrise avancée des principes de l’économie politique997. L’ouvrage possède selon lui trois
mérites :
a. Il parachève la théorie ricardienne de la valeur-travail ;
b. Il rend simultanément compte des principes de l’économie elle-même et de ceux
de l’économie politique ;
c. Il retrace et documente l’histoire du développement de l’économie capitaliste.
994 Nous tenons à remercier Mme Tatiana Koroleva, qui a traduit du russe l’article de I.I. Kaufman à notre
demande.
995 Marx, K., 1991 [1858], « Marx to Danielson (10 April, 1879) », Marx-Engels Collected Works, vol. XLV.
London, Lawrence & Wishart, p. 358 (notre atrduction).
996 Kaufman, I.I., 1872, « Karl Marx’s Views on Political Economy », Messenger of Europe, vol. 5(3) : 427-
436.
997 Ibid., p. 435.
245
Kaufman met expressément en garde ses lecteurs contre le procédé d’exposition
qu’emploie Marx, qui est « malheureusement dans la manière dialectique allemande »998.
Heureusement — se félicite-t-il —, Marx emploie un procédé d’investigation
« rigoureusement réaliste »999. Ainsi : « à première vue, si l’on juge d’après la forme
extérieure de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand,
c’est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de
ceux qui l’ont précédé dans le champ de l’économie critique »1000. Notons à cet égard que
Marx évoque également ici deux autres critiques, qui le félicitent de ne pas avoir
systématiquement eu recours à la prose rébarbative des savants Allemands, qui était selon
eux un « casse-tête pour le simple mortel »1001. Mais la « littérature courante professorale
du national-libéralisme allemand » — rétorque Marx avec humour — « casse bien autre
chose à ses lecteurs que la tête »1002. (Fondé en 1867, le puissant parti national-libéral
(« Nationalliberale Partei ») dont parle ici Marx défendait énergiquement, rappelons-le, les
intérêts du grand capital et de la bourgeoisie (« Großbürger ») au cours de l’ère
bismarckienne).
Distinguer le procédé d’exposition qu’emploie Marx de son procédé
d’investigation, c’est comprendre que les descriptions dialectiques, ou prétendument
dialectiques, que l’on trouve dans le Capital ne sont pas inscrites dans les processus
proprement dits, mais dans les descriptions que l’on peut (ou non) en faire. Évoquer, par
exemple, une négation de la négation ou une contradiction, ce n’est jamais rien d’autre que
d’attirer l’attention sur le fait que l’on peut formuler de manière dialectique, ou
prétendument dialectique, certains processus logiques, idéels, naturels, sociaux ou
historiques. Kaufman confirme donc ce que N.I. Zieber a déjà dit — Marx n’a pas employé
la méthode de l’idéalisme allemand ni celle de Hegel, mais seulement son vocabulaire, à sa
forme extérieure. Marx lui-même enjoint alors expressément ses détracteurs allemands de
998 Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le capital,
l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, p. 27.
999 Ibid.
1000 Ibid.
1001 Ibid. p. 26n.
1002 Ibid.
246
distinguer son procédé d’investigation et son procédé d’exposition1003. Il leur dit ensuite sur
un ton qui ne souffre aucune réplique : « ma méthode dialectique, non seulement diffère par
la base de la méthode hégélienne, mais elle est même l’exact opposé »1004. Elle n’est donc
pas hégélienne du tout.
Curieusement, les interprètes hégéliens du Capital citent cette formule dénégatrice
afin de faire de Marx un hégélien. Mais que dit vraiment ici Marx, à qui le dit-il, pour
quelles raisons le dit-il et à quelle fin l’a-t-il dit ? Les interprètes hégéliens du Capital
semblent souvent oublier que Marx est engagé dans un dialogue houleux avec son premier
public, et qu’il croise publiquement le fer avec ses détracteurs. Marx défend la valeur de
son travail. Il ne s’adresse pas ici à des interprètes désintéressés qui étudient impartialement
le Capital et qui s’interrogent réellement sur les rapports que son auteur entretient ou non
avec Hegel, mais bien à ceux qu’il l’ont accusé d’avoir eu recours à la sophistique
hégélienne dans la première édition du Capital. Marx rejette non seulement la filiation
intellectuelle qui le relierait selon eux à Hegel, mais il leur a de plus déjà dit dans ce même
texte que sa théorie de la valeur, de l’argent et du capital était le développement nécessaire
de la doctrine Smith-Ricardo, comme l’avait en outre affirmé N.I. Zieber dans son « livre
consciencieux ». C’est donc expressément en réponse à ses détracteurs que Marx tente de
se distancier de Hegel :
Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est
le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour
moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement
réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme1005.
Cette célèbre formule de Marx est indéniablement évocatrice. Mais comme l’écrit le
philosophe canadien Gerald Cohen (1941-2009), au lieu de le « renverser ou de le remettre
à l’endroit, Marx aurait mieux fait, après avoir désavoué Hegel, de le laisser là où il
était »1006. La démarche de Hegel offre en effet un repoussoir rhétorique médiocre,
1003 Ibid, p. 29.
1004 Ibid.
1005 Ibid.
1006 Cohen, G., 1984, « Restricted and Inclusive Historical Materialism », Irish Philosophical Journal, vol.1 :
23 (notre traduction).
247
inadapté et inadéquat à la démarche qu’il emploie dans le Capital. Marx ne l’aurait
d’ailleurs sans doute pas volontairement ou spontanément employée si on ne l’avait pas
d’abord accusé d’être un hégélien. Et pour cause : le prétendu renversement matérialiste de
la philosophie de Hegel ne peut tout simplement pas être cette « affirmation que les idées
naissent comme reflets des conditions matérielles »1007. Les Idées dont parle Hegel dans ses
ouvrages, l’Idée du Droit, par exemple, ne sont tout simplement pas des idées
qu’entretiennent (ou non) certains individus à certains moments de l’histoire. Considérer ou
décrire les idées qu’entretiennent les individus comme la réflexion, l’expression, l’effet ou
l’émanation (etc.) du monde matériel qui les entoure historiquement et dans lequel ils
évoluent, comme le fait Marx, ne constitue donc en rien le contraire du néo-platonisme
hégélien.
Du reste, il est évident que le renversement de la philosophie hégélienne
nécessiterait la ré-élaboration complète de la logique spéculative, et la prodigieuse
complexité d’une telle démarche aurait réduit à néant l’apport potentiel de la dialectique.
Marx aurait mis des décennies de travail a ré-élaborer ainsi la logique spéculative et il nous
aurait légué d’innombrables cahiers philosophiques. Mais il ne l’a pas fait et ces cahiers
n’existent pas. Marx ne substitue pas la Matière à l’Idée. En fait, il ne reste pas sur le
terrain traditionnel de la philosophie. Il montre plus simplement dans le Capital que les
idées des agents de la production sont des reflets déformés ou des expressions plus ou
moins justes des processus économiques réels, ce que Ricardo avait lui aussi très bien
compris.
Cette démonstration n’a tout simplement pas le moindre rapport avec l’idéalisme ou
le matérialisme philosophique1008. Le processus que décrit Marx est un processus social,
mais, comme le précise le philosophe français P.-Y. Quiviger (1972-), les « lois
fondamentales de la philosophie sociale de Marx sont économiques et nullement
sociologiques : valeur-travail, théorie de la plus-value, reproduction élargie du capital,
baisse tendancielle du taux de profit »1009.
1007 Croce, B., 1981 [1901], Matérialisme historique et économie marxiste. Paris, Slatkine, p. 10.
1008 Cf. Kołakowski, L., 2005 [1978], Main Currents of Marxism. New York, W.W. Norton, p. 629.
1009 Quiviger, P.-Y., 2009, « La science de la société », in Pradeau, J.-F., (dir.), 2007, Histoire de la
philosophie. Paris, Seuil, p. 529n.
248
Marx, nous objectera-t-on, retient néanmoins de Hegel une conception émanatiste
(ou obstétrique) de l’histoire1010. Or, c’était là une conception tout à fait courante de
l’histoire chez les théoriciens anglais qu’a véritablement étudiés Marx, a fortiori Adam
Smith, et il n’y a en soi aucune de raison particulière d’identifier cette conception de
l’histoire à la philosophie de Hegel. Comme l’expliquait par exemple J.S Mill en 1843, le
« problème fondamental de la science sociale est de trouver les lois d’après lesquelles un
état de société produit celui qui y succède et qui le remplace. Il soulève la question
importante et controversée de la progressivité de l’homme et de la société, idée qui est
impliquée dans toute conception juste des phénomènes sociaux comme objets d’une
science » 1011. Marx a retenu les lois économiques énoncées par Ricardo afin d’expliquer le
passage d’un état de société à un autre. Son matérialisme n’est pas l’antithèse de
l’idéalisme philosophique ou de la conception idéaliste de l’histoire — il est l’économie
politique1012. Selon lui, ce sont d’ailleurs les économistes français et anglais qui ont
originellement donné à l’histoire sa base matérialiste en retraçant l’histoire du commerce et
de l’industrie, et non pas, justement, des philosophes matérialistes1013.
L’historien et philosophe kantien Friedrich-Albert Lange n’avait pas inclus le
matérialisme de Marx dans son étude séminale Geschichte des Materialismus und Kritik
seiner Bedeutung in der Gegenwart, paru en 1866. Certains socialistes s’étaient étonnés de
cette décision au milieu du XIXe siècle, mais Lange était « bien trop avisé pour confondre
le matérialisme métaphysique, dont il s’occupait, avec le matérialisme historique, qui n’a
avec lui aucune relation intrinsèque, et qui n’est qu’une simple façon de parler »1014. On
voit en effet plutôt mal comment ces différentes considérations métaphysiques sur
l’idéalisme et le matérialisme en philosophie auraient concrètement pu aider Marx à
distinguer le couple « capital constant - capital variable » du couple « capital circulant -
1010 Cf. Cohen, G., 2000, If You're an Egalitarian, How Come You're So Rich? Harvard, Harvard University
Press, p. 58-101.
1011 Mill, J.S., 1866 [1843], Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et
des méthodes de recherche scientifique, l. VI : de la logique des sciences morales. Paris, Librairie
philosophique de Ladrange, §2).
1012 Russel, B., 2011 [1945], Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les événements politiques
et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours, t.III. Paris, Les Belles Lettres, p. 894-895.
1013 Cf. Marx, K., F. Engels, 1976 [1845], L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, p. 27.
1014 Croce, B., 1981 [1901], Matérialisme historique et économie marxiste. Paris, Slatkine, p. 11.
249
capital fixe », ou encore de distinguer le taux de plus-value du taux de profit. Quel rapport
l’opposition séculaire entre l’idéalisme et le matérialisme pourrait-elle réellement avoir
avec la rente différentielle et la rente absolue ? Avec les lois économiques qui règlent
historiquement la distribution du revenu national ? Publiquement réduit à la défensive par
ses détracteurs, Marx a néanmoins été contraint de préciser son rapport à Hegel et
d’expliquer le style qu’il avait parfois employé dans le Capital :
J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à
une époque où elle était encore à la mode. Mais au moment même où je rédigeais, le
premier volume du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et médiocres, qui
font la loi aujourd’hui dans l’Allemagne cultivée, se complaisaient à traiter Hegel,
comme le brave Moïse Mendelssohn avait, du temps de Lessing, traité Spinoza,
c’est-à-dire en “chien crevé”. Aussi me déclarais-je ouvertement disciple de ce
grand penseur, et, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à
me trouver parfois en coquetterie avec sa manière de s’exprimer.1015
Les interprètes hégéliens du Capital isolent et rapportent invariablement ces
quelques phrases afin de faire de Marx un hégélien, sans tenir compte, là encore, du fait que
Marx répond expressément ici à ceux qui l’accusent d’être un hégélien. Que dit-il
véritablement ici en 1873 ? À quelle fin le dit-il ? Marx dit d’abord ici à ses détracteurs
qu’il a en réalité pris congé de la philosophie hégélienne il y a près de trente ans,
contrairement à ce qu’ils prétendent malicieusement. Il leur dit ensuite que les auteurs de
second rang qui faisaient de Hegel leur épouvantail théorique vers 1865, c’est-à-dire au
moment où il rédigeait le premier volume du Capital, l’exaspéraient profondément et que
la superficialité et la malhonnêteté des critiques qu’ils adressaient à Hegel avaient
finalement eu pour effet de le pousser à imiter la manière particulière qu’avait ce dernier de
s’exprimer. Mais il leur a déjà dit qu’il faut distinguer son procédé d’exposition et son
procédé d’investigation (ce que Kaufman et Zieber ont tous deux sagement su faire).
Les interprètes hégéliens du Capital négligent non seulement de nous dire pourquoi
Marx reprend ici et là la manière qu’avait Hegel de s’exprimer, mais ils négligent
également de nous dire qui sont les auteurs de second rang que Marx vise dans ce passage,
et qui se complaisent selon lui à traiter Hegel comme un « chien crevé ». Cette négligence
1015 Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le
capital, l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, p. 29.
250
donne erronément à croire que Marx défend soudainement Hegel sans raison particulière,
en plus de donner à croire qu’il se présente comme un disciple de Hegel dans la postface de
la seconde édition allemande du Capital (1873) alors qu’il se réfère explicitement à un
événement particulier qui se serait produit près de dix ans plutôt, au moment où il entamait
la rédaction du premier livre du Capital (1865).
Prudent, Marx lui-même n’identifie pas nommément les auteurs de second rang
qu’il vise dans la postface. Ses écrits épistolaires révèlent cependant que les « épigones
grincheux, prétentieux et médiocres » qui faisaient de Hegel leur épouvantail théorique à
cette époque et qui faisaient la loi en l’Allemagne étaient l’économiste Eugen Düring, le
psychologue Gustav Fechner, le naturaliste Ludwig Büchner et Friedrich-Albert Lange. Il
serait sans doute loisible ou possible aujourd’hui d’ajouter le nom de Lassalle à cette
liste1016. Celui de l’anarchiste Max Stirner aussi, puisque Marx et Engels ont consacré les
trois quarts du volumineux manuscrit de l’Idéologie allemande, peu ou prou, à dénoncer
Stirner, à l’injurier et à lui reprocher de singer Hegel. (Notons incidemment que Engels a
lui-même accusé, quelques années plus tôt, l’économiste Karl Heinrich Rau, l’historien
Lorenz von Stein et le folkloriste Wilhelm Heinrich Riehl d’être des « épigones grincheux,
prétentieux et médiocres » de Hegel)1017.
À tort ou à raison, Hegel était bel et bien généralement considéré comme un « chien
crevé » en Allemagne à l’époque de la publication du Capital, et les savants Allemands
l’accablaient régulièrement de railleries, bien qu’ils fussent eux aussi idéalistes
(= épigones). Une question s’impose alors à nous : dans un pareil contexte rhétorique et
intellectuel, pourquoi Marx s’en prend-il spécifiquement à Düring, Fechner, Büchner et
Lange ? Parce qu’ils diffusaient tous énergiquement en Allemagne les théories
économiques et populationnelles de Thomas Malthus qu’il combattait et non pas parce
qu’ils s’en prenaient à Hegel, à qui Marx lui-même s’en était très souvent pris une trentaine
d’années plus tôt1018. Historiquement, les adversaires de Marx ont en effet puissamment
contribué au développement du darwinisme social (« Sozialdarwinismus ») au cours de la
1016 Cf. Rider, J., 2008, L’Allemagne au temps du réalisme. Paris, Albin Michel, p. 58.
1017 Cf. Engels, F 1980 [1859], « Karl Marx, A Contribution to the Critique of Political Economy », Marx-
Engels Collected Works, vol. XVI. London, Lawrence & Wishart, p. 465.
1018 Sperber, J., 2013, Karl Marx : A Nineteenth Century Life. New York, W.W. Norton, p. 395-396.
251
seconde moitié du XIXe siècle1019. Dit autrement, Marx a continué à placer les classes
sociales au centre de ses analyses économiques et historiques tandis que ses contemporains
allemands et anglo-saxons étaient de plus en plus nombreux à placer la race au centre des
leurs1020.
Eugen Dürhing a longtemps inquiété Marx et Engels, les deux « “maîtres” de
Londres »1021. Mais c’est d’abord Friedrich-Albert Lange qui est visé ici1022. Pourquoi lui ?
Parce que Lange est personnellement entré en contact avec Marx en 1865, au moment
même où ce dernier entamait la rédaction du premier livre du Capital1023. Et pour autant
qu’il soit possible d’en juger, c’est à cet événement que fait discrètement allusion Marx
dans la postface de la seconde édition allemande du Capital. C’est suite aux échanges
tendus qu’il a eue avec Lange qu’il a décidé de se livrer à un pastiche de Hegel. Il est
d’ailleurs intéressant de noter que Marx employait autrement à cette époque un style
résolument ricardien dans ses écrits, et il suffit pour s’en convaincre de lire le rapport
intitulé Salaire, prix et profit, auquel nous avons déjà fait allusion. La lecture de ce rapport
montre la superficialité et la superfluité du langage hégélien que Marx a ensuite choisi
d’employer dans le Capital1024.
Contrairement à Marx, Engels a beaucoup écrit sur Hegel, sur le matérialisme, sur la
philosophie de la nature et sur la dialectique1025. Lange le considérait même comme un
spécialiste de Hegel (« Herrn F. Engels in Manchester, der als gründlicher Kenner der
Hegel’schen Philosophie und als Mitarbeiter von Karl Marx bekannt ist »1026). Mais pour
Engels, Lange était plutôt un simple « malthusien mâtiné de Darwin, faisant les yeux doux
1019 Cf. Weikart, R., 2004, From Darwin to Hitler : Evolutionnary Ethics, Eugenics, and Racism in Germany.
New York, Macmillan ; Williams, R., 2005 [1980], Culture and Materialism. New York, Verso, p. 86-102.
1020 Brown, R., 1991, Society and Economy in Modern Britain, 1700-1850. London, Routeledge, p. 364.
1021 Droz, J., 1974, « La social-démocratie allemande (1875-1914) », in Droz, J., (dir.), 1974, Histoire
générale du socialisme, t.II : de 1875-1918. Paris, Presses Universitaires de France, p. 23.
1022 Cf. Marx, K., 1964 [1870], « Marx à Kugelmann, 27 juin 1870 », Lettres sur le Capital. Paris, Éditions
Sociales, p. 261.
1023 Bloch, O., 1995, Le matérialisme. Paris, Presses Universitaires de France, p. 21-22.
1024 Cf. Wolff, R.P., 1988, Moneybags Must be so Lucky : On the Literary Structure of Capital. Amherts,
University of Massachussetts Press, p. 16.
1025 Olsen, R., 1978, Karl Marx. Boston, Twaine, p. 78.
1026 Lange, F.-A., 1875 [1865], Die Arbeiterfrage: ihre Bedeutung für Gegenwart und Zukunft (dritte
umgearbeitete und erweiterte auflage). Winterthur, Bleuler-Hausheer, p. 401.
252
à tout le monde »1027. Marx craignait néanmoins de l’affronter ou de le confronter
publiquement, puisqu’il exerçait alors, comme Düring, une influence extrêmement
importante au sein du mouvement social-démocrate allemand, une influence que Marx
redoutait et qu’il ne pouvait pas contrer depuis Londres. Le 7 mars 1865, il demanda donc à
Engels de décliner poliment en son nom l’offre de Lange, qui était désireux de lancer un
journal politique avec leur aide1028. Engels s’exécute le 29 mars. Après avoir longuement
flatté Lange, il se porte prudemment à la défense de Hegel et conclut : « je ne suis bien sûr
plus un hégélien, mais j’ai toujours un profond sentiment de respect et d’attachement pour
ce vieux colosse »1029. Cela décrit sans doute aussi très bien les sentiments de Marx.
Les débats houleux qui opposaient Engels et Marx à des hommes tels que Dürhing
et Lange au sein du mouvement social-démocrate allemand n’avaient pas pour enjeu la
philosophie hégélienne, mais les théories populationnelles et économiques de Malthus1030.
Dans ce contexte, Marx ne se présente pas comme un disciple de Hegel dans la postface de
la seconde édition allemande du Capital. Il raconte plutôt qu’il s’est antérieurement
présenté par bravade comme un disciple de Hegel lorsque Lange l’a approché quelques
années plus tôt, au moment où il rédigeait le livre I du Capital. D’ailleurs, tandis que Marx
rédigeait ce texte, Engels, lui, rassemblait les matériaux de sa célèbre Dialectique de la
nature. Il interrompra alors ce travail afin de donner la réplique à Dühring. Son virulent
pamphlet Anti-Düring paraitra quelques années plus tard, en 1877. Entre temps, Marx s’en
était enfin publiquement pris à Lange et à Lassalle dans sa Critique du programme de
Gotha, publiée en 18751031.
Marx conclut donc finalement son plaidoyer en disant que chez Hegel la dialectique
« marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur ses pieds »1032. Ordinairement attribuée à
1027 Engels, F., 1981 [1865], « Engels à Marx, 11 mars 1865 », Correspondance, t. VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 95.
1028 Marx, K., 1981 [1865], « Marx à Engels, 7 mars 1865 », Correspondance, t. VIII. Paris, Éditions
Sociales, p. 87.
1029 Engels, F., 1981 [1865], « Engels à Friedrich-Albert Lange, 29 mars 1865) », Correspondance, t. VIII.
Paris, Éditions Sociales, p. 109.
1030 Cf. Charbonnat, P., 2013, Histoire des philosophies matérialistes. Paris, Kimé, p. 491.
1031 Cf. Marx, K., 1963 [1875], « Critique du programme du parti ouvrier allemand », Œuvres, t.I. Paris,
Pleaide, p. 1425.
1032 Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le
capital, l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, p. 29.
253
Marx, cette formule provient en réalité d’un compte rendu de la Contribution à la critique
de l’économie politique que Engels a fait paraitre dans le journal Das Volk en 1859, et dans
lequel il a élogieusement comparé Marx à Hegel. Selon Engels, Marx conjuguerait la
logique et l’histoire plus habilement encore que Hegel lui-même avait su les conjuguer, il a
magistralement renversé Hegel, qu’il a extrait le noyau rationnel de sa philosophie, etc.1033
En d’autres mots, Marx a textuellement repris en 1873 la formule hagiographique que
Engels avait d’abord employée quinze ans plus tôt afin d’épater le premier public allemand
de la Contribution à la critique de l’économie politique.
Les philosophes du XXe siècle ont reproché à Engels son « manque de formation
philosophique »1034. Ils le considérait presque tous d’une « platitude navrante »1035.
Ironiquement, c’est lui qui leur a fourni l’image qu’ils se font des rapports de Marx à Hegel
et les termes dans lesquels ils pensent le plus souvent ce rapport. Ce sont en outre ces
mêmes philosophes qui ont longtemps refusé de « reconnaitre que Hegel a fait aux
Marxistes un cadeau empoisonné. Ce n’est pas Marx, ni Engels, mais bien Hegel qui a parlé
le premier d’une dialectique de la nature »1036.
Marx n’a jamais rédigé le précis de philosophie hégélienne qu’il a distraitement
évoqué en 1858, dans une lettre adressée à Engels. Il n’a jamais expliqué les différents
usages qu’il fait ici et là du mot “dialectique”. Ses préoccupations ne sont pas celles de ses
interprètes hégéliens. Il a ainsi jugé plus judicieux à cette époque de consacrer une année
entière de travail à rédiger un pamphlet long de douze cahiers d’imprimeries (= 192 pages)
contre le naturaliste allemand Karl Vogt (1817-1895), un proche de Proudhon, que de
dévoiler à ses lecteurs le « fond rationnel » de la dialectique hégélienne en « 2 ou 3 placards
d’imprimerie » (= 6 à 9 pages aérées, imprimées par colonnes et d’un seul côté)1037. Hegel
était non seulement le cadet de ses soucis, mais, selon Marx, le « fond rationnel » de sa
philosophie se résumerait en quelques mots. Si la connaissance de la philosophie
1033 Cf. Engels, F., 1980 [1859], « Karl Marx, A Contribution to the Critique of Political Economy », Marx-
Engels Collected Works, vol. XVI. London, Lawrence & Wishart, p. 465-478.
1034 Kołakowski, l., 1987, Histoire du marxisme. Paris, Fayard, p. 595.
1035 Henry, M., 1976, Marx, t.I. Paris, Gallimard, p. 13.
1036 Planty-Bonjour, G.,1965, Les catégories du matérialisme dialectique. Paris, Presses Universitaires de
France, p. 192.
1037 Cf. Mehring, F., 2009 [1918], Karl Marx : histoire de sa vie. Paris, Bartillat, p. 334-335.
254
hégélienne était nécessaire ou utile à la compréhension du Capital, Marx aurait sans doute
consacré quelques minutes ou quelques heures à la rédaction de ces « 2 ou 3 placards
d’imprimerie » entre 1858 et 1883. Mais il ne l’a pas fait.
Depuis l’entre-deux-guerres, l’absence de ces « 2 ou 3 placards d’imprimerie »
justifie par avance toutes les études consacrées à l’énigmatique méthode dialectique que
Marx aurait supposément employée dans le Capital. L’économiste russe Ilarion Ignatévitch
Kaufman a pourtant donné une définition de la méthode dialectique que Marx a employée
dans le Capital, et, à la différence des innombrables définitions offertes par les
commentateurs du XXe siècle, cette définition a publiquement reçu l’approbation de Marx.
Marx rapporte en effet in extenso la définition de Kaufman dans la postface de la seconde
édition allemande du Capital, et il félicite Kaufman d’avoir bien compris sa méthode1038.
Cette définition montre que la méthode de Marx se laisse aisément formuler dans un
langage ordinaire, privant ainsi de tout argument ceux qui croient toujours en l’existence
d’une énigmatique méthode dialectique. Elle est absolument exempte de tout hégélianisme
et de toute référence à Hegel, fut-il renversé ou non. On n’y trouve ni concept, ni
syllogisme, ni Idée, ni conscience-de-soi, ni négation de la négation, ni transformation de la
quantité en qualité, ni aliénation, ni maitrise et servitude (etc.). À vrai dire, ce que décrit
Kaufman n’est pas une méthode du tout, mais une sorte de pétition de principe ou de
programme de recherche1039. Marx emploie en pratique dans le Capital la méthode
déductive de l’économie anglaise, comme Zieber et Kaumann l’avaient très bien compris.
1038 Cf. Marx, K., 1978 [1873], « Postface de la seconde édition allemande », in Marx, K., 1978 [1867], Le
capital, l.I, t. I. Paris, Éditions Sociales, 28.
1039 Rosenthal, J., 1998, The Myth of Dialectics : Reinterpreting the Marx-Hegel Relation. New York,
McMillan, p. 16-17.
255
4. La fausse piste hégélienne
Selon un témoin du XIXe siècle, Hegel a « exercé une grande influence, il a eu une
foule de disciples, il a remué l’Allemagne ; quelque chose de ses vues s’est même répandu
au-dehors, et a pénétré dans le domaine de la pensée moderne » 1040. C’est vrai. Et à l’instar
de plusieurs de ses contemporains, Marx a trouvé chez lui certaines idées ou certaines
intuitions, une certaine posture intellectuelle ou une certaine conception de la science et de
sa systématicité. Il est cependant faux d’affirmer qu’il a découvert dans les ouvrages de
Hegel une « partie de l’économie classique qui y est assimilée et philosophiquement
traduite »1041. En outre, Marx n’a tout simplement pas pu trouver chez Hegel l’idée qu’il se
fait des classes sociales.
Comme nous l’avons souligné en introduction, on a anachroniquement fait du jeune
Hegel un disciple de Smith et un précurseur de Ricardo au XXe siècle afin de rendre
plausible le rapport de Marx à Hegel. Or, la pensée économique et politique de Hegel est en
réalité tributaire du vénérable mercantilisme caméraliste (« Kameralwissenschaften »), la
science juridique, éthique et administrative qui a longtemps tenu lieu d’économie politique
dans les États allemands et d’Europe centrale, et non pas de l’économie politique
anglaise1042. Cela ne diminue aucunement l’intérêt de sa pensée. En contrepartie, cela
complique l’idée que l’on se fait habituellement du rapport de Marx à Hegel.
Hegel était un homme de son temps ; un homme de son lieu. Il pense l’économie,
ou plutôt la société civile, avec et contre la tradition caméraliste, à laquelle il espérait
substituer, complètement ou en partie, une science proprement spéculative du droit1043.
C’est d’ailleurs pourquoi sa propre pensée économique trouve sa « forme ultime et la plus
élaborée »1044 dans un ouvrage intitulé Principes de la philosophie du droit : droit naturel
et science de l’État en abrégé, et non pas dans un traité d’économie politique. Notons ici la
seconde partie de cet intitulé, qui échappe souvent aux commentateurs en dépit de son
importance capitale. Le droit naturel (« Naturrecht ») et la science de l’État
1040 Sherer, D., 1861 « Hegel et l’hégélianisme », Revue des Deux mondes, vol.31 : 812.
1041 Neville, P., 1957, De l’aliénation à la jouissance, Paris, Marcel Rivière, p. 11.
1042 Tribe, K., 1988, Governing Economy : The Reformation of German Economic Discourse, 1750-1840.
Cambridge, Cambridge University press, p. 15.
1043 Cf. Pinkard, T., 2000, Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, p. 117-180.
1044 Chamley, P., 1963, Économie et philosophie chez Steuart et Hegel. Paris, Dalloz, p. 15.
256
(« Staatswissenschaft ») : ce sont bel et bien là les véritables préoccupations de Hegel et de
son premier public.
Pour montrer un Marx hégélien, il faut présenter Hegel marxiste. C’est notamment
pourquoi on affirme encore aujourd’hui que l’influence de David Ricardo est « perceptible
dans certains développements des Principes de la philosophie du droit »1045. Hegel n’était
pas un économiste anglais, mais un métaphysicien allemand — le plus influent de son
temps. Enchâssée dans la tradition caméraliste allemande, sa pensée économique est fondée
sur une grille de lecture résolument étatiste, dont les implications scientifiques et politiques
sont aux antipodes de l’économie anglaise, fût-elle smithienne, ricardienne ou
marxienne1046.
Opposés au mercantilisme, qui n’était pas une théorie proprement économique, mais
bien plutôt une science de l’État, les économistes anglais contestaient et condamnaient à
l’unisson l’étatisme et ils défendaient la préséance de l’économie sur la politique1047. Dans
une perspective camérialiste, Hegel exigeait au contraire que la démesure et l’excès de
l’activité économique soient courbés par l’État1048. L’État devait selon lui « s’efforcer de
régler l’économie précisément parce que la rationalisation du travail et du commerce a
produit un “pouvoir incalculable” dans les griffes duquel l’individu est impuissant »1049.
Comme le résume habilement la philosophe Catherine Larrère (1944-), le domaine de
rationalité du mercantilisme est le même que celui du droit naturel. Mais alors que le droit
naturel intègre l’utilité, ou la recherche physique de l’auto-conservation, dans le cadre
stoïcien de la sociabilité naturelle, le mercantilisme en rejette au contraire la forme la plus
vulgarisée, qu’on nommera socialitas : « elle consiste à trouver, dans la distribution
1045 Maspetiol, R., 2002, L’esprit objectif et sociologie hégélienne. Paris, Vrin, p. 88.
1046 Cf. Knowles, D., 2002, Hegel and the Philosophy of Right. London, Routeledge, p. 133 ; Losurdo, D.,
1992, Hegel et les libéraux. Paris, Presses Universitaires de France, p. 120.
1047 « Les mercantilistes ont manqué d’une théorie de la production. C’est sur ce point que leurs idées devaient
irrémédiablement être renversées parce qu’elles reposaient sur des observations inexactes et incomplètes,
même pour leur temps. Ils ne pouvaient d’ailleurs pas avoir une théorie de la production pour les mêmes
raisons qu’ils n’avaient point de théorie de la valeur : leur point de départ n’est pas une vision économique,
mais politique. Ils sont partis de l’intérêt du Prince » (Comby-Morini, J., 1930, Mercantilisme et
protectionisme : essai sur les doctrines interventionnistes en politique commerciale du XVe au XIXe siècle.
Paris, Félix Alcan, p. 72).
1048 Hegel, G.W.F., 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §236.
1049 Harris, H.S., 1988, Le Développement de Hegel, t.II. Lausanne, l’Âge de l’Homme, p. 165.
257
mondiale des ressources, l’indice de la commune dépendance des hommes pour la
satisfaction de leurs besoins »1050.
Oublié aujourd’hui, le caméralisme, rappelons-le, est une riche tradition
intellectuelle qui a initialement pris forme au cours du XVIe siècle et qui s’est
progressivement constituée dans la foulée de la réforme luthérienne et de l’effondrement de
l’économie médiévale1051. Philipp Melanchthon (1497-1560), le principal conseiller de
Martin Luther (1483-1546) en matière philosophique, recommandait fortement à cette
époque le respect de la philosophie aristotélicienne, et, suivant ses conseils, Luther
condamna non seulement la consommation de produits de luxe, mais il « dénonça comme
des péchés les pratiques bancaires et le crédit, la spéculation sur le change des monnaies,
les formes capitalistes de production, l’association, et le monopole, plus farouchement
encore que ne l’avaient fait les interprètes scolastiques du droit canon »1052. Ainsi, le
caméralisme a historiquement eu pour moteur la sécularisation des principautés
ecclésiastiques allemandes et la conception spécifiquement luthérienne de l’économie et de
la morale. Il s’est d’abord enraciné dans les États luthériens, en Saxe, notamment, qui a
longtemps été l’État le plus riche et le mieux organisé de tous les États du Saint-Empire
Roman Germanique (« Heiliges Römisches Reich »). Le Prince-Électeur Auguste de Saxe
(1526-1586) fut ainsi le premier à mettre en pratique les thèses du juriste Melchior von
Ossa (1506-1557), dont le testament politique contient la première formalisation du
caméralisme. C’est sous le règne d’Auguste de Saxe que l’on a officiellement codifié la
science caméraliste (1572) et que l’on a ensuite planifié son enseignement (1580). Le
Hessen-Kassel et le Wurtemberg s’engagèrent rapidement dans la même voie que la Saxe,
et, en 1655, au lendemain de la guerre de Trente Ans (« Dreißigjähriger Krieg »), Ludwig
von Seckendorff (1626-1692), qui se consacrait à l’étude de l’histoire et du droit, synthétise
la pratique constitutionnelle et économique des États luthériens dans un traité séminal
intitulé Der deutsche Fürstenstaat1053. Le caméralisme est subséquemment devenu la
1050 Larrère, C., 1992, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle. Paris, Presses Universitaires de France, p.
97.
1051 Cf. Tawney, R.H, 1961 [1922], Religion and the Rise of Capitalism. New York, Penguin, p. 95 et seq.
1052 Příbram, K, 1986, Les fondements de la pensée économiques. Paris, Economica, p. 59.
1053 Cf. Whaler, J., 2012, Germany and the Holy Roman Empire, vol. II : The Peace of Westphalia to the
Dissolution of the Reich, 1648-1806. Oxford, Oxford University Press, p. 194 et passim.
258
principale école de pensée économique de Prusse, sous l’initiative du roi Frédéric
Guillaume I (1688-1740). On systématisera ainsi au XVIIIe siècle la doctrine que
Seckendorff avait d’abord personnellement formalisée, afin d’en faire une discipline
universitaire aux proportions régulières. Le caméralisme s’introduit progressivement dans
les territoires catholiques de l’Empire à compter de cette époque, et tandis que la doctrine
du droit naturel (« Naturrecht ») colonisait la philosophie morale catholique de l’Empire, la
Bavière et l’Autriche s’imprégnèrent à leur tour des thèses caméralistes (la région
historique de Souabe où est né Hegel est à cheval sur la Bavière et le Bade-Wurtemberg).
C’est au cours de cette période que l’influent juriste Johann Heinrich Gottlob von Justi
(1717-1771) rénove et parachève le caméralisme en conjuguant les sciences financières,
administratives et économiques à la métaphysique de son temps. Justi s’inspire alors non
seulement de Leibniz, mais aussi des thèses morales et politiques de Christian Wolff (1679-
1754). En fait, Justi élabore une brillante synthèse de leurs théories métaphysiques et de la
théorie du droit naturel, qui avaient sorti les États allemands de l’emprise théocratique à la
fin du Moyen-Âge en faisant de la félicité le but de l’humanité civilisée. Si la félicité est le
sentiment qui doit accompagner la pratique du perfectionnement constant de l’Être, Justi
considère toutefois que c’est la richesse matérielle qui rend concrètement possible la
recherche de cette félicité. Et seul l’État possède selon lui les moyens de procéder au
perfectionnement de l’humanité, notamment dans sa capacité à encourager la prospérité
commune et à assurer la sécurité en encadrant l’économie. Justi, qui conçoit l’État selon les
principes de la monadologie leibnizienne, c’est-à-dire comme un organisme intégré
réunissant le pouvoir souverain et le peuple, fera du caméralisme une authentique science
de l’État. Ses enseignements sont à l’origine des innombrables réformes politiques,
administratives, juridiques, sociales, religieuses et morales entreprises par l’énergique
empereur Joseph II du Saint-Empire (1741-1790). Paru en 1760, son ouvrage Die Natur
und das Wesen der Staaten, als die Grundwissenschaft der Staatskunst, der Policey, und
aller Regierungswissenschaften est non seulement une référence intellectuelle obligée à
l’époque à laquelle le jeune Hegel menait ses études universitaires, mais il l’était aussi à
l’époque à laquelle il enseignait lui-même à l’Université de Berlin. Savoir pratique plutôt
que théorique, le caméralisme déterminait encore à cette époque l’orientation des facultés
universitaires de droit, alors nommées facultés de droit et des sciences caméralistes
259
(« Rechts- und Kameralwissenschaften Fakultät »). On l’enseigne dans la quasi-totalité des
universités de langue allemande, en particulier à Göttingen, à Leipzig, à Halle, à
Wittenberg, à Iéna, à Ingolstadt, à Heidelberg et à Vienne1054.
Si le bullionnisme espagnol et portugais, le commercialisme hollandais et anglais
ainsi que le colbertisme français ont tour à tour disparu au cours du XVIIIe siècle, le
caméralisme allemand prospère quant à lui jusqu’au milieu du XIXe siècle. Prolongé,
rénové et défendu par des économistes tels que Friedrich List et Karl Heinrich Rau, entre
autres, il conserve longtemps un statut privilégié au sein de l’université allemande. L’école
historique d’économie politique allemande lui accordait d’ailleurs une grande valeur
comme expression théorique de l’État moderne1055. Marx, lui, s’en gaussait plutôt
ouvertement1056.
Après avoir fait de Hegel un marxiste, les interprètes hégéliens du Capital ont
souvent affirmé que « peu de philosophes ont fait à l’activité économique une place aussi
grande dans leur système que Hegel »1057. Une telle affirmation étonne. Elle ne semble pas
trouver de confirmation dans le corpus hégélien, qui est dédié à des questions
philosophiques consacrées, telles que la métaphysique, la philosophie de la nature,
l’histoire de la philosophie, la théologie, l’esthétisme, etc. À la différence de Fichte, par
exemple, Hegel n’a d’ailleurs pas rédigé de traité économique, ou quasi-économique. Du
reste, il « n’y a dans la philosophie hégélienne aucune place pour l’économie en tant que
discipline indépendante »1058. Hegel a décrit cette discipline — l’économie politique —
comme « l’une de ces sciences qui sont apparues à une époque récente »1059 puisqu’elle
1054 Cf. Garnier, G., 2006, État, économie, territoire en Allemagne : l’espace dans le caméralisme et
l’économie politique, 1740-1820. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales ;
Lindenfeld, D., 1997, The Pratical Imagination : The German Science of the State in the Nineteenth Century.
Chicago, Chicago University Press ; Broyer, S., 2003, « Du caméralisme à l’ordolibéralisme : rupture et
continuité », in Commun, P., 2003, (dir.), L’Ordolibéralisme allemand : aux sources de l’économie sociale de
marché. Paris, Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine/Université de Cergy-
Pontoise ; Loughlin, M., 2010, Foundations of Public Law. Oxford, Oxford University Press ; Small, A.W.,
1909, The Cameralists : The Pioneers of German Social Policy. Chicago, Chicago University Press.
1055 Magnusson, L.G., 2003, « Mercantilism », in Samuels, W.J., J. Biddle, J.B. Davis (dirs.)., 2003, A
Companion to the History of Economic Thought. London, Wiley-Blackwell, p. 47-48.
1056 Cf. Marx, K., 1978 [1867], Le capital, l.I, t.I. Paris, Éditions sociales, p. 27.
1057 Chamley, P., 1963, Économie et philosophie chez Steuart et Hegel, Paris, Dalloz, p. 15.
1058 Přibram, K., 1986, Les fondements de la pensée économique. Paris, Économica, p. 215.
1059 Hegel, G.W.F., 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §189.
260
n’existait pas réellement comme discipline scientifique indépendante (ou autonome) dans
les États allemands. L’idée d’une science économique était d’ailleurs difficile, sinon
impossible, à concilier avec l’idée que l’on s’y faisait alors du rôle historique de l’État, qui
était pour Hegel la « réalité effective de l’Idée éthique »1060.
Au tournant du XIXe siècle, l’armée française occupe le Saint-Empire romain
germanique (« Heiliges römisches Reich »), qui est alors stratégiquement réduit par
Napoléon Ier à une marqueterie de petits États souverains entre lesquels ne subsiste aucun
lien. En formant la Confédération du Rhin (« Rheinbund ») en 1806, Napoléon a dissous
l’Allemagne qu’avait jusque-là connue Hegel. Alors que ce dernier achevait la rédaction de
la Phénoménologie de l’esprit, la Prusse était ainsi brutalement réduite par la France à une
« enclave solidement encadrée, encerclée de trois côtés par des voisins hostiles »1061.
Comme tous les monarques de l’histoire, Napoléon est assoiffé d’or, de sang et de prestige
— il est une sorte de gangster. Les nations d’Europe qu’il a tour à tour vaincues et
détroussées l’ont vite compris. En Allemagne, les Guerres de libération nationale
(« Befreiungskriege ») de 1813-1815 donneront ainsi naissance à un nouveau nationalisme
prussien, qui se rapporte à l’État allemand dans son ensemble et non plus uniquement à la
région prussienne elle-même. Dans ce contexte, la Prusse indomptable et triomphante
apparaissait aux yeux des intellectuels allemands comme « l’État moderne et rationnel par
excellence »1062. Cette Prusse ne correspondait peut-être pas parfaitement à l’idée que
Hegel se faisait alors de l’Idée de l’État, mais elle était bel et bien pour lui l’incarnation de
l’esprit objectif1063. L’État hégélien n’est d’ailleurs pas une « abstraction qui se dresse face
aux citoyens, mais ceux-ci sont ses moments, comme la vie organique où aucun membre
n’est la fin ou le moyen d’un autre. Ce qu’il y a de divin dans l’État, c’est l’Idée telle
qu’elle existe sur terre »1064.
1060 Ibid., §257.
1061 Lafue, P., 1950, Histoire de l’Allemagne. Paris, Flammarion, p. 373.
1062 Pleitzing, C., 2010, « Nous voulons être Prussiens : le patriotisme à l’égard de l’État prussien en Prusse
Orientale et Occidentale entre 1831 et 1871», in Maurer, C., (dir.), 2010, Les espaces de l’Allemagne au XIXe
siècle : frontières, centres et questions nationales. Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, p. 139.
1063 Hegel, G.W.F, 1994 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.I. Paris, Vrin p. 145-146.
1064 Hegel, G.W.F, 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en
abrégé. Paris, Vrin, §347.
261
D’aucuns l’auront compris, Hegel et ses contemporains sont surtout préoccupés à
cette époque par la politique, le droit et la jurisprudence du nouvel État allemand, et non
pas par l’économie politique ou par la production industrielle — l’industrialisation de
l’économie et de la société allemande débutera trente ans après la mort de Hegel. Discipline
scientifique subalterne, l’économie politique appartenait selon eux au faisceau des sciences
caméralistes, qui ne comptait que quelques principes économiques élémentaires1065. On
s’imagine mal pourquoi Hegel, qui cherchait justement à élaborer une science de l’État, se
serait félicité de trouver dans l’économie politique anglaise — libérale, anti-étatiste, etc. —
une théorie de la « réalité sociale déjà présente constituée historiquement, théorie qui
cherche à atteindre les principes qui régissent intérieurement cette réalité »1066.
Pour Fichte, l’économie politique anglaise n’était pas une « science, mais une
analyse orientée de la réalité tendant à consolider l’avance de l’Angleterre »1067. Hegel lui
accordait davantage de valeur. Mais l’Angleterre faisait d’abord chez lui l’objet d’un
discours apologétique prussien : lorsque Hegel critique l’état des choses en Angleterre dans
son essai sur le Reform Bill anglais, il fait en réalité l’éloge des conditions en Prusse. Hegel
tentait en effet de miner le libéralisme et, en montrant l’insuffisance des tentatives de
réforme libérales, il espérait défendre la politique caméralistes des autorités en Prusse : les
développements économiques et politiques en Angleterre lui donnèrent fait l’occasion de
formuler des avertissements et des objections, ils lui fournirent une base à partir de laquelle
attaquer une idéologie politique qui lui déplaisaient1068.
Ernst Cassirer (1875-1945) a évidemment tort d’affirmer qu’aucun « autre système
philosophique n’a autant fait pour la préparation du fascisme et de l’impérialisme que celui
de Hegel »1069. Mais Hegel n’était ni libéral ni progressiste. Selon Marx, au contraire, le
« vide scientifique (gendankenlos), l’incohérence et le sens “autoritaire” de Hegel
1065 Cf. Samuelson, A., 1992, Les grands courants de la pensée économique. Grenoble, Presses Universitaires
de Grenboble, p. 21.
1066 Ritter, J., 1970, Hegel et la Révolution française ; suivi de Personne et propriété selon Hegel. Paris,
Beauchesnes Éditeur, p. 51-52.
1067 Daniel, J.-M., 2010, Histoire vivante de la pensée économique. Paris, Pearson, p. 130.
1068 Petry, M., 1984, « Propaganda and Analysis : The Background to Hegel’s Aticle on the Reform Bill », in
Pelczynski, Z.A., (dir.), 1984, The State and Civil Society. Cambridge, University Press, p. 137-159.
1069 Cassirer, E., 1946, The Myth of State. New Haven, Yale University Press, p. 335 (notre traduction).
262
deviennent vraiment écœurants »1070 dans la Philosophie du droit. Dans cet ouvrage
— insiste Marx —, Hegel va en fait « jusqu’à la servilité. On le voit totalement contaminé
par la misérable arrogance du fonctionnariat prussien, qui, dans son étroitesse
bureaucratique, regarde de haut la “confiance en soi” de “l’opinion subjective du peuple”.
Partout ici, Hegel identifie “l’État” avec le “gouvernement” »1071. Fondé ou non, le
jugement de Marx est sans appel.
Hegel avait conscience de la place de plus en plus importante qui revenait à
l’économie politique dans la philosophie politique et sociale de son temps1072. Il ne lui
attribue toutefois pas pour autant de rôle particulier au sein de son système de la science. Il
insiste plutôt sur ce qui distingue la philosophie et l’économie politique1073. Il exclut en
outre cette nouvelle science de ses leçons sur l’histoire de la philosophie1074. En fait,
lorsque Hegel parle de l’économie politique, c’est presque toujours pour en souligner les
limites inhérentes et indépassables1075. Il ne s’intéresse pas à la théorie économique
formelle. Il nomme plutôt didactiquement, au profit des auditeurs et des lecteurs de ses
Principes de la philosophie du droit, trois économistes politiques bien connus : Adam
Smith, David Ricardo et Jean-Baptiste Say. Il ne commente pas leurs théories respectives ni
le traitement différentiel qu’on leur réserve alors en Allemagne1076. À son époque, on y
refuse le droit de cité aux deux premiers, tandis que le troisième, ouvertement hostile à
Ricardo, y jouit au contraire d’une réputation enviable et ses idées sont largement diffusées.
L’économie politique anglaise n’a jamais véritablement pénétré les États allemands
au XIXe siècle : d’une part les idées de Smith gagnent l’Allemagne au lendemain de la
Révolution française, c’est-à-dire au moment même où le jacobinisme français y bousculait
les références scientifiques et politiques, ce qui a très longtemps freiné la pénétration de la
pensée anglaise sur le continent ; d’autre part, Smith est un adversaire implacable du
1070 Marx, K., 2010 [1842-1843], Critique du droit politique hégélien. Paris, Allia, p. 207.
1071 Ibid., p. 208.
1072 Hyppolite, J., 1987 [1949], Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Paris, Seuil, p. 96.
1073 Cf. Hegel, G.W.F., 1994 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.I. Paris, Vrin, §7.
1074 Cf. Hegel, G.W.F., 2004 [1825-1826], Leçons sur l’histoire de la philosophie. Paris, Vrin, p. 125-126.
1075 Cf. Rosenfield, D., 1984, Politique et liberté : structure logique de la Philosophie du droit de Hegel.
Paris, Aubier, p. 193.
1076 Cf. Hegel, G.W.F., 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §189.
263
mercantilisme, fût-il espagnol, portugais, français, anglais ou allemand. Les Recherches sur
la nature et les causes de la richesse des nations, pour autant qu’on leur fit initialement
attention, ont ainsi été mal reçues en Allemagne. Les économistes allemands Georg
Sartorius (1765-1828), August Ferdinand Lueder (1760-1819) et Christian Jacob Krause
(1753-1807) mettront plusieurs décennies à faire connaître et reconnaître les idées
smithiennes en Allemagne, qu’ils ont par ailleurs été contraints de réviser en profondeur
afin d’aménager à l’État une prédominance que refusait autrement de lui accorder
Smith1077. Les Principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo, quant à eux,
reçoivent un accueil glacial en Allemagne : en 1815, à l’époque à laquelle Hegel rédige ses
Principes de la philosophie du droit, les États allemands sont entièrement dominés par la
Prusse et l’Autriche de Metternich, qui s’attachent à éviter toute contestation politique, et
« l’économie politique de tradition libérale s’y heurte au maintien de références récurrentes
au caméralisme »1078. Hegel a lu Smith1079. Par opposition à ce que soutient curieusement
Bernard Bourgeois, Hegel ne justifie toutefois pas spéculativement l’économie politique
classique1080. Il n’avait tout simplement aucune raison scientifique ou politique de le faire.
Comme le sait chacun, le jeune Hegel a étudié le livre Inquiry into the Principles of
Political Economy (1767), de l’économiste anglo-écossais James Steuart (1713-1780)1081.
Et ce livre a eu sur lui un impact décisif :
Toutes les pensées de Hegel concernant l’essence de la société civile, le besoin et le
travail, la division du travail et le pouvoir des États, l’assistance publique et la
police, les impôts, etc., se concentrèrent pour finir dans un commentaire en forme de
glose de la traduction allemande de l’Économie politique de Stewart [sic], qu’il
rédigea du 19 février au 16 mai 1799 [...] on y trouve bien des vues magistrales sur
la politique et l’histoire, nombre de remarques subtiles. Stewart était encore un
tenant du système mercantiliste. Avec un noble emphase, une abondance
d’exemples intéressants, Hegel combattait ce qu’il comportait de stérile, en
1077 Hasek, C.W., 1925, The introduction of Adam Smith’s Doctrine into Germany. New York, Longman,
Green & Co., p. 61-94.
1078 Daniel, J.M., 2010, Histoire vivante de la pensée économique. Paris, Pearson, p. 129.
1079 Cf. Hyppolite, J., 1983, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Paris, Seuil, p. 117) .
1080 Cf. Bourgeois, B., 1969, La pensée politique de Hegel. Paris, Presses Universitaires de France, p. 119.
1081 Pinkard, T., 2000, Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, p. 53.
264
s’efforçant de sauver l’âme humaine prise dans la concurrence et dans le mécanisme
du travail aussi bien que de l’échange1082
Certes, Steuart provient d’Écosse, comme Smith. Mais il propose dans son ouvrage
une synthèse systématique du mercantilisme allemand1083. Il s’agit bien sûr là d’un point
capital. Bourgeois a tort, selon nous, de décrire distraitement Steuart comme un
« mercantiliste modéré, libéral »1084. Steuart, qui vit en exil à Tübingen de 1745 à 1763,
défend au contraire énergiquement les thèses caméralistes de Gottlob von Justi1085. Comme
les caméralistes et les historicistes, Steuart croyait que l’économie politique devait réfléchir
sur l’Esprit de la nation1086. Sa pensée économique étatiste, protectionniste et
interventionniste s’inscrit radicalement en faux par rapport à celle de Smith, à celle de
Ricardo et à celle de la majorité des autres économistes anglo-écossais ou encore à celle de
Marx1087.
En plus de s’intéresser à Steuart, Hegel s’est intéressé à la théorie des sentiments
moraux de Smith1088. Mais il est difficile d’établir avec certitude ce qu’il savait réellement
de sa théorie économique et ce qu’il en a véritablement retenu, ou pourquoi il serait
aujourd’hui utile, important ou souhaitable d’arrimer sa pensée à celle de Smith :
L’influence d’Adam Smith peut être décelée négativement dans le traitement que
Hegel réserve à la théorie formelle de l’économie politique. En d’autres termes,
l’évangile smithien de la liberté de commerce est la “doctrine réflexive” qu’il
cherche à dépasser. Le gouvernement doit s’efforcer de régler l’économie
précisément parce que la rationalisation du travail et du commerce a produit un
1082 Rosenkranz, K., 2004 [1844], Vie de Hegel (suivit de Apologie de Hegel contre le docteur Haym). Paris,
Gallimard, p. 200-201.
1083 Mitchell, W.C, 1967 [1926-1927], Types of Economic Theory : From Mercantilism to Institutionalism,
vol. I. New York, A.M. Kelley Publishers, p. 56.
1084 Bourgeois, B., 2000, Hegel à Francfort : ou Judaïsme, christianisme, hégélianisme. Paris, Vrin, p. 98.
1085 Plant, R., 2013 [1973], Hegel. London, Routeledge, p. 114.
1086 Cf. Steuart, J. 1805 [1767], An inquiry into the principles of political oeconomy : being an essay on the
science of domestic policy in free nations. In which are particularly considered population, agriculture, trade,
industry, money, coin, interest, circulation, banks, exchange, public credit, and taxes. London, Millar &
Cadell, p. 3-4, 10).
1087 Tribe, K., R.E. Backhouse, 2014, « Economic Ideas and the Emergence of Political Economy », in Floud,
R., J. Humphries (dirs.), 2014, The Cambridge Economic History of Modern Britain, vol. I. Cambridge,
Cambridge University Press, p. 428-429.
1088 Hegel, G.W.F., 1985 [1825-1826], Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI. Paris, Vrin, p. 1707 et
seq.
265
“pouvoir incalculable” dans les griffes duquel l’individu est impuissant. Du point de
vue du gouvernement, cependant, le fonctionnement du système n’est pas
incalculable. Les exemples que Hegel donne de la planification économique sont
assurément primitifs : mais ils sont vivaces et pertinents. Ainsi, le gouvernement
peut faire quelque chose quand la récolte est mauvaise avant que ses effets ne soient
catastrophiques (et le cours des évènements en 1789 aurait peut-être été différent si
l’on avait pris des mesures positives pour faire face aux moissons déficientes de
1788). À part cela, la pensée économique de Hegel ne dépasse guère celle de
Platon : il faut éviter des extrêmes de richesses et de pauvreté, celui qui aspire à la
richesse ne peut être sage, et ainsi de suite1089.
Hegel ne s’aligne pas sur Ricardo, comme persistent à l’affirmer les interprètes
hégéliens du Capital1090. En fait, rien ne confirme que Hegel a lu l’ouvrage de Ricardo et il
n’en a tout bonnement jamais parlé1091. Le philosophe ne s’est d’ailleurs jamais arrêté à la
théorie de la valeur-travail, puisque cette théorie n’a aucune incidence directe sur le
« terrain intemporel des rapports juridiques abstraits »1092 qui l’intéresse. Il souscrit en
contrepartie à la vénérable théorie aristotélicienne de la valeur-utilité1093. La valeur est ainsi
pour lui la « possibilité permanente de satisfaire un besoin »1094. Elle n’a donc aucun
rapport avec la théorie ricardienne de la valeur ni avec la théorie marxienne et elle ne peut
pas expliquer l’antagonisme des intérêts de classes.
Les différents rapprochements que les interprètes hégéliens du Capital tentent
d’opérer entre le travail chez Marx et le concept hégélien du travail nous semblent à la fois
laborieux et peu convaincants1095. Et pour cause : le travail qu’évoque ici et là Hegel dans
ses ouvrages n’est pas le travail productif des ouvrières et des ouvriers auquel
s’intéressaient tous deux Ricardo et Marx. Comme le signale au contraire ce dernier, le
« seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse, c’est le travail abstrait de l’esprit »1096.
1089 Harris, H.S., 1981, Le Développement de Hegel, t.II. Lausanne, Âge de l’Homme, p. 165.
1090 Cf. Boucher, G., 2012, Understanding Marxism. London, Routeledge, p. 24.
1091 Cf. Blaney, D. L, Inayatullah, N., 2010, Savage Economics : Wealth, Poverty and the Temporal Walls of
Capitalism. London, Routeledge, p. 117 .
1092 Kervégan, J-F., 2007, L’Effectif et le rationnel. Paris, Vrin, p. 120-121.
1093 Hegel, G.W.F, 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §63.
1094 Ibid., §63add.
1095 Cf. D’Hondt, J., 1986, « Marx et le concept hégélien du travail » in Labica, G. M. Delbraccio (dirs.),
1986, De Marx au marxisme. Paris, CNRS (25-24).
1096 Ibid., p. 133.
266
En d’autres termes, on surestime trop souvent l’importance, la cohérence et
l’originalité des quelques pages que Hegel a consacrées à l’économie. Il suffit aujourd’hui
pour s’en convaincre de se familiariser avec la pensée économique allemande de son
époque1097. Le commentaire doit enregistrer sine ira et studio l’écart historique,
épistémologique, théorique, méthodologique et politique qui existe réellement entre la
pensée économique de Hegel et celle de Marx1098. Il doit également enregistrer que Marx
n’a tout simplement jamais commenté ni critiqué la pensée économique de Hegel1099.
Jamais Marx n’a crédité Hegel d’une théorie de la lutte des classes1100. Du reste, il n’a pas
pu lire ni connaître les manuscrits dans lesquels le jeune Hegel aurait supposément exploité
les ouvrages des économistes anglais afin d’analyser le « travail moderne en sa réalité
socio-économique-politique la plus concrète »1101. Ces manuscrits ont été publiés pour la
première fois plusieurs années après la mort de Marx.
Selon Lukács, David Ricardo aurait été le « guide le plus éminent des conceptions
économiques de Hegel »1102. Mais le philosophe — poursuit Lukács — aurait toutefois été
incapable de « parvenir jusqu’aux forces véritablement motrices de l’histoire parce que, à
l’époque où son système est né, ces forces n’étaient pas encore assez visibles ; il fut ainsi
contraint de voir dans les peuples et dans leur conscience (dont le substrat réel n'a pas été
vu dans sa composition hétérogène et a été mythologisé en “Esprit du peuple”) les porteurs
1097 « La pensée économique allemande est alors fondamentalement centrée sur les institutions sociales et les
principes d’organisation du pouvoir des princes (ou de l’empereur). L’intérêt principal est porté, non sur les
individus, mais sur les relations et les réseaux d’appartenance : famille et liens de parenté, dépendances
diverses, corporations territoriales professionnelles, privés ou publiques. Le moyen-âge germanique y est
toujours prégnant avec la tradition de famille patriarcale, le servage ou le semi-servage, le corporatisme,
l’étatisme... l’individu y trouve peu sa place entre les princes et les institutions. L’individualisme du droit
romain, celui sur lequel repose la réglementation des contrats dans les foires et les marchés ouest-européens,
n’est pas devenu le fondement de l’action économique. En conséquence, l’économie ne se détache ni de la
sociologie, ni de l’histoire » (Baslé, M., 1991, Quelques économistes allemands: De “l'Etat commercial
fermé” (1800) à “l'économie sociale de marché” (1950-1990). La Garenne-Colombes, Éditions de l’espace
européen, p. 10-11).
1098 Cf. Ruben, D.H., 1979, « Marxism and Dialetics », in Mepham, J., D.H. Ruben (dirs.), 1979, Issues in
Marxist Philosophy, vol. I. Brighton, Hervester Press, p. 37-87.
1099 Cf. Oakley, A., 1984, Marx’s Critique of Political Economy : Intellectual Sources and Evolution, vol. 1
(1844-1860). London, Routeledge, p. 241.
1100 Jordan, Z.A. , 1967, The Evolution of Dialectical Materialism : A Philosophical and Sociological
Analysis. New York, St-Martin Press, p. 95.
1101 Bourgeois, B., 2001, Hegel : les actes de l’esprit. Paris, Vrin, p. 67.
1102 Lukács, G., 1981 [1948], Le jeune Hegel : sur les rapports de la dialectique et de l’économie, t.II. Paris,
Gallimard, p. 120.
267
effectifs du développement historique »1103. Or, Hegel ne commet pas d’erreur, il défend
plutôt une autre théorie. Il n’est pas le précurseur de Marx. Il ne possédait pas de
connaissance particulière de la théorie économique ricardienne et il était tout à fait rationnel
et légitime à son époque de concevoir les peuples comme les porteurs du développement
historique. Hegel n’a pas connu la révolution industrielle, qui s’amorce beaucoup plus
tardivement en Allemagne qu’en Angleterre. Il a toutefois connu la Révolution française et
ses contrecoups. Il a aussi connu la fin du Saint-Empire romain germanique, défait, occupé
et dissous par Napoléon Ier. Voyant ce gangster passer à cheval dans Iéna occupé, il avait
cru apercevoir l’Esprit du monde sortir de la ville pour aller en reconnaissance, comme
l’historien grec Polybe (v. 208 av. J.-C - v. 126 av. J.-C.) avait cru voir en la personne du
consul Lucius Aemilius Paullus (v. 229 av. J-C. - v. 160 av. J.-C.) vainqueur du dernier roi
de Macédoine, un instrument de l’histoire universelle1104. Hegel a également connu la
naissance de l’Allemagne du Congrès de Vienne, au lendemain des Guerres de libération
nationale. On trouve chez lui et chez ses compatriotes, Carl von Clausewitz (1780-1831),
par exemple, une « tonnante glorification de la guerre »1105 entre les nations. Mais on ne
trouve aucune mention de la lutte des classes. Hegel ne rompt pas avec la tradition dont il
est issu et dans laquelle il a toujours évolué :
Son œuvre traduit essentiellement les aspirations de la bourgeoisie allemande en
voie de formation, désireuse de s’affranchir du système féodal prépondérant, mais
impuissant à le renverser et obligée de ce fait de s’accommoder de ce régime ainsi
qu’à celui de la monarchie [...] acquis au début aux idées révolutionnaires, Hegel
incline de plus en plus, particulièrement sous la Restauration, vers un conservatisme
réactionnaire, qui fait finalement de lui un apologiste de la monarchie prussienne, ce
qui explique le caractère contradictoire de sa doctrine, qui présente un mélange
d’éléments progressistes et conservateurs1106.
La plupart des thèmes que l’on associe spécifiquement à Hegel aujourd’hui, tels que
la dialectique, la critique immanente et l’identité de l’identité et de la différence, par
1103 Lukács, G., 1960 [1923], Histoire et conscience de classe. Paris, Éditions de Minuit, p. 37
1104 Hartog, F., 2005, Évidence de l’histoire. Paris, Gallimard, p. 113-114.
1105 Philonenko, A., 1988, Essai sur la philosophie de la guerre. Paris, Vrin, p. 66.
1106 Cornut, A., 1955, Karl Marx et Friedrich Engels, t. I : les années d’enfance et de jeunesse ; la gauche
hégélienne 1818/20-1844. Paris, Presses Universitaires de France, p. 38.
268
exemple, ou encore la liberté ou l’absolu, sont plutôt des topos philosophiques de l’époque
à laquelle il vécut1107. Hegel et ses contemporains luttaient les uns contre les autres afin de
s’imposer et d’imposer leurs systèmes philosophiques, ils employaient tous les mêmes
armes et ils participaient tous aux mêmes batailles métaphysiques1108. Hegel conçoit ainsi
philosophiquement (ou spéculativement) la société civile, et non pas économiquement. Ses
analyses ne donnent d’ailleurs pas non plus lieu à une sociologie des institutions1109.
Selon Hegel, donc, la société civile se divise en états (« Stände »), mais les
individus eux-mêmes se répartissent entre ces états de manière parfaitement aléatoire, selon
le « talent naturel, le savoir-faire, le libre arbitre et le hasard »1110. Hegel se montre assez
peu soucieux des déterminismes et des mécanismes économiques. Il rend plutôt l’individu
responsable de son destin: « le naturel, la naissance et les circonstances ont leur part
d’influence, mais la détermination ultime et essentielle réside dans l’opinion subjective et
dans le libre arbitre particulier »1111. Dans cette perspective, Hegel décrit la société civile
comme un « champ de bataille où s’affrontent les intérêts individuels privés de tous contre
tous »1112. Il s’agit là d’un point capital, puisque Hobbes posait en principe que
l’universalité de la lutte entre les individus (« Bellum omnium contra omnes » ) abolissait
« toutes les inégalités de classes et toute cohésion de classe »1113. Les états hégéliens ne
luttent pas entre eux et Hegel lui-même ne conçoit pas les classes sociales sur le modèle de
la lutte pour la reconnaissance : « de la même façon que la dialectique maître-serviteur n’a
pas de sens politique, de même la pensée politique hégélienne n’a rien à voir directement
avec cette fameuse dialectique »1114. Le célèbre texte de Hegel ne peut tout simplement pas
1107 Leopold, D., 2007, The Young Karl Marx : German Philosophy, Modern Politics and Human Flourishing.
Cambridge, Cambridge University Press, p. 17-19 ; Beiser, F., 2002, German Idealism. Cambridge, Havard
University Press, p. 10-11.
1108 Stern, R., 2011, Hegelian Metaphysics. Oxford, Oxford University Press, p. 143 ; Heinrich, D., 2003
[1973], Between Kant and Hegel : Lectures on German Idealism. Cambridge, Harvard University Press, p.
74. ; Inwood, M. 1998 [1983], Hegel. London, Routeledge, p. 93-94.
1109 Ruby, C., 1991, L’individu saisi par l’État : lien social et volonté chez Hegel. Paris, Éditions du félin, p.
85
1110 Hegel, G.W.F, 2006 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.III. Paris, Vrin, §527.
1111 Hegel, G.W.F, 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §206.
1112 Ibid., §289.
1113 Macpherson, C.B, 2004 [1962], La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke.
Paris, Gallimard. p. 161.
269
être valablement lu comme la matrice de la lutte des classes chez Marx1115. En soi, il n’a
aucun contenu sociologique ou historique1116.
Certes, Hegel sait que les « intérêts différents des producteurs et des consommateurs
peuvent entrer en conflit les uns avec les autres »1117 au sein de la société civile. Il sait
également que le libéralisme anglais a engendré une classe de démunis que sa misère même
excluait de la société, et qu’il avait simultanément concentré les richesses dans un petit
nombre de mains roturières1118. Il n’envisage cependant pas pour autant l’antagonisme
nécessaire des intérêts de classes. Hegel était au contraire persuadé que la bourgeoisie
allemande pouvait « rester subordonnée à la noblesse et que l’économie nouvelle des
fabriques dont il reconnait pourtant qu’elle va mettre en coupe réglée “la terre entière”, peut
s’harmoniser avec l’économie agraire de l’Ancien Régime »1119.
Les auteurs européens du XVIIIe et du XIXe siècle aimaient mesurer leur monde au
monde antique1120. À titre de philosophe, Hegel était ainsi tout autant que Platon attaché à
l’idée de positions sociales différentes et nettement déterminées au sein de l’État de façon à
« permettre une répartition harmonieuse des tâches, et à l’idée d’une élite, qui est la classe
pensante »1121. Il distingue trois états, sur le modèle platonicien, et cette tripartition répond
chez lui à la distinction de la nature spirituelle du travail1122. Elle ne répond pas à la théorie
économique anglaise. L’état substantiel (= agriculteurs, paysans, propriétaires terriens),
l’état industriel (= artisans, fabricants, commerçants) et l’état universel (= fonctionnaires)
1114 Vieillard-Baron, J.L., 2006, Hegel penseur du politique. Paris, Éditions du Félin, p. 14.
1115 Cf. Jarczyk, G., P.-J. Labarrière, 1987, Les premiers combats de la reconnaissance. Paris, Aubier,
p. 23-25, 130.
1116 Fink, E., 1977, Hegel. Klostermann, Frankfurt am Main, p. 177.
1117 Hegel, G.W.F, 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §236.
1118 Ibid., §§236-246.
1119 Taminiaux, J., 1972, « Présentation », in G.W.F Hegel, 1992, Le Système de la vie éthique. Paris, Payot,
p. 97
1120 « Notre système d’éducation, qui nous fait vivre dès l’enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous
habitue à les comparer sans cesse à nous, à juger leur histoire d’après la nôtre et à expliquer nos révolutions
par les leurs. Ce que nous tenons d’eux et ce qu’ils nous ont légué nous fait croire qu’ils nous ressemblaient ;
nous avons quelque peine à les considérer comme des peuples étrangers ; c’est presque toujours nous que
nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d’erreurs » (Coulanges, F. de, 2009 [1864], La Cité antique.
Paris, Champs libre, p. 7-8).
1121 Vieillard-Baron, J.-L., 1979, Platon et l'idéalisme allemand (1770-1830). Paris, Beauchenes, p. 368.
1122 Cf. Hegel, G.W.F, 2006 [1827-1830], Encyclopédie des sciences philosophiques, t.III. Paris, Vrin, §528.
270
composent selon lui la société civile moderne. Pour autant qu’il soit raisonnablement
possible d’en juger, l’état substantiel est ainsi l’en-soi, l’adhésion immédiate à la donnée
naturelle, avec une réflexion pauvre sur son être social et historique ; l’état industriel
représente le pour-soi, ou autoconscience immédiate de la particularité, qui oppose son
action et ses intérêts à ceux d’autrui, à travers la médiation d’un type de travail dans lequel
résulte plus haut le degré de séparation et de maîtrise envers l’immédiateté naturelle ; l’état
universel, enfin, représente l’en-soi-et-pour-soi, la forme la plus haute d’autoconscience
collective à l’intérieur de la formation nationale1123. Désintéressés et voués à l’État, les
membres de l’état universels rappellent bien sûr ici les Gardiens de la république
platonicienne1124. Il n’y avait pas de classe ouvrière ni capitaliste industriels en Prusse à
l’époque de Hegel et il n’y en a pas non plus en tant qu’état dans le système hégélien de la
science1125. Hegel subsume ou regroupe ainsi au sein du même état les travailleurs et les
commerçants qui étaient plus tard appelés à s’opposer en tant que prolétaires et des
bourgeois1126.
On affirme couramment aujourd’hui que Hegel aurait inauguré le discours
philosophique de la modernité, et qu’il aurait découvert le « principe des temps
nouveaux »1127. Marx n’était pas de cet avis. Hegel était au contraire pour lui le penseur de
la féodalité : « Hegel l’avoue lui-même » — écrit-il ainsi — « le summum de l’identité
hégélienne (de la vie civile et de la vie politique) était le Moyen-Âge »1128. On devine en
effet aisément les origines féodales de la conception hégélienne des classes sociales. À côté
des trois ordres traditionnels qui composaient alors la société — oratores, bellatores,
laboratores —, il a fallu en pratique aménager une place à la bourgeoisie à compter du XVe
siècle, mais la bourgeoisie sera longtemps « confondue dans la classe de ceux qui
travaillent, afin de ne pas perturber un ordre voulu par Dieu »1129. Comme nous l’avons vu
1123 Cazzaniga, G.M., 1986, « l’analyse des classes sociales dans la société civile hégélienne », Hegel-
Jahrbuch. Fernwald, Germinal Verlag Bochum, p. 88.
1124 Plant, R., 2010, The Neo-Liberal State. Oxford, Oxford University Press, p. 129-130.
1125 Rosenzweig, F., 1991 [1920], Hegel et l’État. Paris, Presses Universitaires de France, p. 322.
1126 Cf. Hegel, G.W.F, 1998 [1821], Principes de la philosophie du droit. Paris, Vrin, §289.
1127 Habermas, J., 1988, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, p. 19.
1128 Marx, K., 2010 [1842-1843], Critique du droit politique hégélien. Paris, Allia, p. 135.
1129 Icher, F., 2000, La société médiévale : codes, rituels et symboles. Paris, Éditions de la Martinière, p. 157.
271
plus tôt, l’Allemagne commence à s’industrialiser modestement à partir de 1835. Avec son
mode de production agraire, ses puissants propriétaires fonciers, ses serfs et ses petits
artisans, l’Allemagne hégélienne était foncièrement féodale1130. À plusieurs égards, la
pensée économique de Hegel l’était aussi1131.
La « tradition interprétative inaugurée par Lukács a contribué à faire de Smith et de
Ricardo les interlocuteurs essentiels de la philosophie de Hegel »1132. Cette tradition
interprétative ne résiste pas à l’examen des textes de Hegel. Nous devons donc aujourd’hui
conclure que Marx n’a pas pu trouver chez Hegel l’idée qu’il se fait de classes sociales et
de leur antagonisme nécessaire. En fait, il n’a pas pu trouver chez lui sa pensée
économique. Il affirmait d’ailleurs lui-même dès 1846 que sa pensée économique
1130 « Au total, les legs hérités de l’ordre traditionnel perdurèrent aux côtés de divisions de classes
caractérisées par l’inégalité, surtout en Prusse, État qui domina la vie politique sous l’Empire et sous la
république de Weimar. À partir des réformes agraires mises en place en Bavière dès 1778-1779, les liens
féodaux furent peu à peu remplacés par la propriété privée et la liberté individuelle. Mais après les guerres
révolutionnaires et napoléoniennes conclues par la victoire des forces réactionnaires, beaucoup de
propriétaires furent indemnisés pour la perte de leurs droits féodaux. À l’image des lois promulguées dans les
États du Bade et du Wurtemberg, la réforme agraire lancée en Bavière fit son chemin lentement : les autorités
craignaient les pertes de revenus consécutives à l’abandon des corvées et des prélèvements féodaux. En
Prusse, le décret du 9 octobre 1807 mit fin aux liens héréditaires et accorda la liberté individuelle et la
citoyenneté aux serfs. Quatre ans plus tard, l’accès à la propriété privée leur fut ouvert. Ce droit fut cependant
largement restreint pas un décret du 29 mai 1816, qui obligeait également les paysans à dédommager leurs
anciens seigneurs au moyen de versement d’une certaine somme ou par la cession d’une partie de leurs
nouvelles terre » (Bauerkämper, A., 2005, « La modernisation négligée : la société rurale allemande entre
changement économique et politiques agraires (1830-1920) », in Pigenet, M., G. Pécout (dirs.), Campagnes et
sociétés en Europe : France, Allemagne, Espagne, Italie, 1830-1930. Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, p.
19).
1131 « La “pensée économique” du haut Moyen Age ne dépassait pas l’horizon de l’économie naturelle. De
même, lorsque les théoriciens de la société féodale en formation la décrivaient comme un système tripartite
avec un monarque à sa tête, ils distinguaient seulement le clergé (“ceux qui prient”), la chevalerie (“ceux qui
se battent”) et les paysans (“ceux qui labourent la terre”). Ils passent sous silence la population urbaine, les
artisans et les marchands ; s’ils ne les citent pas, ce n’est pas, bien entendu, parce que leur rôle aurait été
parfaitement insignifiant, mais parce que dans la société des XIe et XIIe siècle, dominée par la tradition, les
vieux schémas conceptuels avaient à ce point conservé leur vigueur qu’ils pouvaient ignorer la complexité
vivante de la réalité concrète. Si le travail du cultivateur était aussi indispensable au fonctionnement de
l’organisme social que les prières des moines et des clercs et les exploits des guerriers, les activités urbaines
et, en particulier, le commerce gardaient, pour l’éthique dominante, un caractère équivoque et suspect. La
méfiance que nourrissaient les paysans à l’égard des marchands et le dédain méprisant que leur témoignaient
les nobles trouvaient, sur le plan idéologique, à la fois un parallèle et un fondement dans la doctrine de
l’Église » (Gourevitch, A.J., 1989, « Le marchand », in Le Goff, J. (dir.), 1989, L’homme médiéval. Paris,
Édition du Seuil, p. 269-270).
1132 Caboret, D., 1998, « Économie Marchande et classes sociales chez J. Steuart et G.W.F Hegel », Économie
et Société, vol. 27(11-12) : 95.
272
« s’oppos[ait] diamétralement »1133 à la pensée allemande, et qu’elle était « toute entière
tirée de matériaux recueillis en Angleterre »1134.
1133 Marx, K., 1977 [1846], « Marx à Karl Wilhelm Leske, 1er aout 1846 », Correspondance, t.I. Paris,
Éditions Sociales, p. 396.
1134 Ibid.
273
Conclusion
Nous nous sommes efforcés de démontrer dans cette thèse que Marx a
intentionnellement employé la théorie économique ricardienne dans le Capital afin de
convaincre son premier public, principalement composé des membres de l’école historique
d’économie politique allemande, de l’antagonisme nécessaire des intérêts de classes. Nous
avons voulu par là rappeler, revaloriser et revendiquer positivement l’héritage ricardien de
Marx, un héritage aujourd’hui négligé ou répudié par la majorité des philosophes et
condamné par la majorité des économistes.
La théorie économique ricardienne ne vise pas à déterminer quelle part de la
production nationale devrait idéalement ou justement revenir à chaque classe sociale ou à
chaque individu — elle n’est pas une théorie normative. Sulfureuse, belliciste et subversive,
cette théorie permet plutôt de montrer que :
a. La valeur susceptible d’être répartie entre les différentes classes sociales est
entièrement produite par le travail des ouvrières et des ouvriers ;
b. Ce qu’une classe sociale reçoit, elle le prend nécessairement à l’autre.
Historiquement, la théorie économique ricardienne a d’abord été mise à profit par
les socialistes (ricardiens) pour démontrer l’iniquité du salariat et pour donner une base à un
système socialiste de production et d’échange. Marx l’a ensuite développée à titre
d’explication de l’ensemble du processus de la production capitaliste. En somme, Marx a
employé les idées de Ricardo comme armes dans le combat que menait le mouvement
socialiste. Il les a affutées, aiguisées et fourbies. Le Capital contient la théorie de Ricardo
transformée en machine de guerre, et c’est précisément pourquoi Marx a finalement été
« refoulé hors des frontières de la science économique »1135.
Pour ne citer qu’un exemple, Axel Honneth (1949-) se méprend lorsqu’il affirme
que Marx s’appuie sur la “dialectique du maitre et de l’esclave” décrite dans la
Phénoménologie de l’esprit afin d’interpréter les « conflits sociaux de son époque comme
une lutte morale que les travailleurs opprimés mènent pour rétablir les conditions sociales
1135 Pouch, T., 2001, Les économistes français et le marxisme : apogée et déclin d’un discours critique.
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p.124.
274
d’une pleine reconnaissance »1136. Cette idée ne trouve malheureusement pas de
confirmation dans le corpus marxien : le jeune-Marx n’en fait aucune mention ; le Marx de
la maturité, non plus. Du reste, cette idée répandue ne semble pas non plus trouver de
confirmation dans le corpus hégélien. Tout se passe en réalité comme si les philosophes de
l’entre-deux-guerres avaient rétrospectivement prêté à Hegel et à Marx leurs propres
préoccupations philosophiques et leurs propres angoisses existentielles1137.
Achevés ou non par Marx, ou en partie achevés par lui, les quatre livres du Capital
ont été écrits dans l’ordre inverse de leur publication et ce n’est qu’au moment où Marx
retouchait finalement le style du livre I qu’il a soudainement pris la décision de reprendre
ici et là la manière particulière qu’avait Hegel de s’exprimer, un style affecté absent de ses
autres écrits. Au XIXe siècle, les adversaires de Marx ont invoqué cette décision stylistique
afin de disqualifier le Capital ; paradoxalement, au XXe siècle, ses partisans l’ont plutôt
invoqué afin de disqualifier les critiques de Marx, qui seraient tout simplement incapables,
selon eux, de comprendre la philosophie de Hegel. Selon Robert Heilbroner (1919-2005),
le mot “dialectique” n’est qu’un « mot mystificateur, très souvent employé comme pour
asperger d’une sorte d’eau sacrée un sujet ou pour garantir la bonne foi de l’auteur »1138.
Heilbroner exagère-t-il ? Peut-être ; peut-être pas. Une chose semble toutefois certaine : ce
mot mal défini et galvaudé est un topos de la rhétorique hégélienne et de la rhétorique
marxienne, mais sa valeur heuristique reste encore à vérifier. Comme nous l’avons déjà dit,
les interprètes hégéliens du Capital semblent surtout l’employer afin de donner à leur
discours la forme familière et réconfortante que l’on s’attend a priori qu’il ait ou afin de
creuser l’écart qui existerait supposément entre la pensée (théorie, méthode, etc.) de Marx
et celle de Ricardo.
1136 Honneth, A., 2000 [1992], La lutte pour la reconnaissance. Paris, Gallimard, p. 245.
1137 « La dialectique “mystifiée” donne précisément à la bourgeoisie les concepts “tragiques” de la crise où
elle retrouve son propre monde, les seuls concepts qui justifient les derniers degrés de sa dictature : ceux de la
violence et de la guerre. Ce n’est en particulier pas un hasard si nos modernes hégéliens ont mis au centre de
leur pensée la “robinsonnade” hégélienne du maître et de l’esclave, si Fessard, Riquet, Hyppolite, Kojève et
Cie. font leur joie de ce mythe. Ils y retrouvent en effet l’idée que la “condition humaine” a pour fond
l’angoisse et la violence, la “lutte pour le prestige”, une nouvelle “volonté de puissance” qui devient tout
bonnement la clé universelle de tous les problèmes humains. En cela ils ne font que projeter dans le mythe
hégélien les thèmes fascistes contemporains » (Althusser, L., 1951, « Le retour à Hegel », in Althusser, L.,
1994, Écrits philosophiques et politiques, t.I. Paris, Stock, p. 262)
1138 Heilbroner, R., 1984, Marx pour et contre. Paris, Économica, p. 11.
275
Les interprètes hégéliens du Capital affirment à l’unisson que « la démarche
marxienne “colle” littéralement au mouvement dialectique hégélien »1139. Pourtant, la
littérature consacrée à la question des rapports de Marx à Hegel montre que nul consensus,
même élémentaire, n’a encore été trouvé sur la signification de l’œuvre de Hegel. En dépit
de l’assurance qu’affichent certains commentateurs, on ne comprend toujours pas le
mouvement dialectique hégélien, un mouvement si complexe que Hegel lui-même l’aurait
d’ailleurs mal compris selon Marx (!). Il est essentiellement impossible de vérifier si la
démarche marxienne “colle” ou non à ce mouvement1140. En revanche, nous pouvons
montrer hors de tout doute raisonnable que la démarche de Marx “colle” bel et bien à la
démarche de Ricardo. N.I. Zieber et I.I Kaufman, les seuls commentateurs du Capital qui
ont publiquement reçu l’approbation de Marx lui-même, ignoraient d’ailleurs absolument
tout de la philosophie hégélienne.
La méthode de Marx — Zieber l’avait parfaitement compris — est celle de toute
l’économie anglaise, c’est la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients
sont communs aux plus grands théoriciens. Marx vivant a non seulement entériné
l’interprétation ricardienne du Capital offert par Zieber, mais il se moquait
systématiquement de la méthode hégélienne et de ses apories1141. Hostile envers la
philosophie, Marx a violemment attaqué Hegel, les vieux- et les jeunes-hégéliens dans ses
écrits, en plus d’attaquer tous ceux qui ont réellement tenté de conjuguer la philosophie
hégélienne et l’économie politique, tels que Lassalle et Proudhon. Encouragée et
récompensée, l’interprétation hégélienne du Capital possède assurément un panache
philosophique que son interprétation ricardienne ne possède pas, mais elle ne résiste à
aucune interrogation théorique ou historique sérieuse. Pis encore : « pendant qu’était en
débat la question de savoir ce qui était hégélien ou pas chez Marx, la mondialisation dont
celui-ci avait été le premier théoricien l’emportait dans tous les domaines et achevait
d’unifier la planète »1142.
1139 Touboul, H., 2010, Marx avec Hegel. Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, p. 276.
1140 Cf. Jackson, L., 1994, The Dematerialisation of Karl Marx. London, Longman, p. 49-106.
1141 Cf. Marx, K., 1972 [1845], La sainte-famille. Paris, Éditions sociales, p. 73-77.
1142 Godin, C., 2000, La totalité, t.III : la philosophie. Paris, Champ Vallon, p. 475.
276
Ricardo et Marx ont tous deux été condamnés pour des raisons politiques, et non pas
tellement pour des raisons scientifiques, méthodologiques ou philosophiques. Juste ou non-
juste, ou moins juste qu’une autre, la théorie économique ricardienne est foncièrement
irrecevable. Et pour cause : elle permet de dévoiler l’antagonisme nécessaire des intérêts de
classes.
La classe capitaliste universalise ses intérêts particuliers et ceux qui lui résistent
(ouvertement ou souterrainement) passent par suite pour des individus irrationnels,
dangereux ou passéistes. C’est presque toujours là le sort réservé à celles et à ceux qui
refusent de reconnaitre la rationalité de la raison intéressée que l’on cherche à leur imposer
en invoquant une quelconque raison historique, humaine ou divine désincarnée. En soi, il
n’est évidemment pas plus rationnel de rechercher l’argent que de se soumettre à une norme
éthique1143. Mais un conflit social est toujours aussi une lutte sur « les concepts, sur le
“pouvoir de définition”, c’est-à-dire sur la façon dont les problèmes sont perçus »1144. Le
savoir et le pouvoir sont indissociables. Nous parlons ainsi spontanément de l’économie en
employant le vocabulaire et les catégories qu’endossent, que reconnaissent et qu’enseignent
les classes dominantes, c’est-à-dire les classes qui possèdent les moyens de production
matériels et intellectuels1145. Or, la bourgeoisie triomphante a toujours nié « l’existence
des classes — cette négation étant le premier article de sa doctrine de classe »1146.
En refoulant la dangereuse théorie économique ricardienne à compter de 1830, puis
la théorie marxienne, la bourgeoisie a graduellement remplacé l’analyse économique en
termes de classes sociales par une « analyse du comportement de l’individu, agent
souverain à la fois auto-déterminé et déterminant de l’univers économique »1147. On a
ensuite rétrospectivement accusé Marx d’ignorer l’individu et de lui préférer indument la
classe1148.
1143 Demeulenaere, P., 2003 [1996], Homo Oeconomicus : Enquête sur la constitution d’un paradigme. Paris,
Presses Universitaires de France, p. 279.
1144 Kurz, R., 2005, Avis aux naufragés. Paris, Lignes et manifestes, p. 91.
1145 Cf. Ste-Croix, G.E.M., 1981, The Class Struggle in the Ancient Greek World. Ithaca, Cornell University
Press, p. 69.
1146 Lefebvre, H. N. Guterman, 1974 [1933-1935], La conscience mystifiée. Paris, Le sycomore, p. 208.
1147 Samuelson, A., 1997, Les grands courants de la pensée économique. Grenoble, Presses de l’Université de
Grenoble, p. 133.
1148 Cf. Wood, A., 2004 [1981], Karl Marx. London, Routeledge, p. 87 et seq.
277
L’auteur du Capital emploie en effet parfois des formules équivoques, dans
lesquelles l’individu semble entièrement assujetti à sa classe et impuissant face à elle. Il n’a
toutefois jamais intentionnellement hypostasié ou réifié les classes sociales et jamais il ne
leur a intentionnellement conféré de statut métaphysique ou ontologique. Contrairement à
certains de ses plus célèbres interprètes, il n’a pas commis cette erreur. Ce sont les
individus qui possèdent des intérêts et non pas les classes sociales elles-mêmes — la classe
ne possède aucune intentionnalité, aucune volonté ; elle ne peut pas prendre conscience
d’elle-même et elle n’agit pas dans l’histoire à la place des individus. Comme nous l’avons
cependant souligné en introduction, Marx lui-même reprochait expressément aux
philosophes de son temps d’avoir incorrectement affirmé la préexistence de la classe par
rapport aux individus qui la composent. C’est à ces individus que s’intéresse le plus
souvent Marx1149. C’est « justement parce qu’il accorde une très haute valeur à l’individu
que Marx rejette les ordres sociaux qui, tout en célébrant en théorie la valeur de
l’individualisme, réduisent en pratique leurs membres des deux sexes à n’être rien de plus
que des unités de production anonymes et interchangeables »1150.
On voit dans le Capital des bourgeois et des petits-bourgeois rejoindre
volontairement les rangs de la classe ouvrière pour lutter à ses côtés, ainsi des ouvrières ou
des ouvriers qui parcourent la trajectoire inverse après un coup de bourse ou un coup de
chance. Comme le précise en outre Marx, nul doute que « maint chef de corporation,
beaucoup d’artisans indépendants et même d’ouvriers salariés, ne soient devenu d’abord
des capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus étendue du
travail salarié, suivi d'une accumulation correspondante, ils ne soient enfin sortis de leur
coquille, capitalistes de pied en cap »1151. Dans une perspective historique, la genèse de la
production capitaliste offre d’ailleurs selon lui les mêmes phases que la genèse de la cité au
Moyen-Âge, où la question de savoir lequel des serfs évadés serait maitre et lequel
serviteur était finalement décidée par la date plus ou moins ancienne de leur fuite, et non
pas par une quelconque lutte pour la reconnaissance, serions-nous tentés d’ajouter1152.
1149 Cf. Touboul, H., 2004, Marx, Engels, et la question de l’individu. Paris, Presses Universitaires de France.
1150 Eagleton, T., 2000, Marx. Paris, Seuil, p. 36.
1151 Marx, K., 1977 [1867], Le capital, l.I, t.III. Paris, Éditions Sociales, p. 192.
1152 Ibid.
278
Quoi qu’il en soit, la philosophie a beaucoup discouru sur les pauvres, envers qui
elle s’est malheureusement montrée très dure — elle a tantôt fait d’eux son repoussoir,
elle s’est tantôt orgueilleusement placée à leur tête, mais elle a souvent refusé de
reconnaitre leur rationalité et leur agencivité propre1153. Mais la lutte marxienne des classes
n’oppose pas les riches aux pauvres. Conformément aux exigences de la théorie
économique ricardienne, elle oppose travailleurs et non-travailleurs, titulaires de salaires et
percepteurs de plus-value, hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et
serfs, maitres de jurande et compagnons, etc.
La misère de la vie ouvrière se redouble d’un rapport d’humiliation face à ce
capitaliste « qui “donne” de l’ouvrage et dont le regard continuellement disqualifie la
pauvreté matérielle en indignation morale »1154. L’antagonisme des intérêts de classes n’est
pourtant pas une opposition morale, mais une opposition proprement économique. Hormis
l’opposition entre le capital et le travail, les innombrables oppositions socio-logiques qui
traversent historiquement la société civile sont dalleurs pour Marx des oppositions
contingentes. Il n’ignore pas leur existence ni leur importance, comme le prouvent ses
observations sur la rivalité qui existe, par exemple, entre les ouvriers irlandais et les
ouvriers anglais. Bégnines ou tragiques, manifestes ou latentes, ces oppositions n’ont
cependant pas pour lui la prégnance de la lutte des classes et il ne leur accorde pratiquement
aucune attention dans ses écrits. Le marxisme est un économicisme.
Méfiant à l’endroit des intellectuels qui refusent de se salir les mains dans la cuisine
de l’empirie, fussent-ils philosophes ou non, le célèbre historien anglais E.P. Thompson
(1924-1993) regrettait l’économicisme du Marx de la maturité :
Marx était pris au piège — le piège tendu par “l’économie politique”. Ou plus
exactement, Marx est aspiré dans un tourbillon théorique et, il a beau agiter
vigoureusement les bras et nager à contre-courant, il est peu à peu pris par le
mouvement circulaire d’un vortex qui menace de l’engloutir. Valeur, capital,
travail, argent, valeur réapparaissent encore et encore, il les interroge, il refond les
catégories, mais elles reviennent sans cesse, portées par les courants
tourbillonants, dans les mêmes vieilles formes, pour être intérrogées de la même
manière. Je ne veux pas même admettre qu’il devait nécessairement en aller
ainsi, que la pensée de Marx ne pouvait se développer que de cette manière.
1153 Cf. Rancière, J., 2007 [1983], Le philosophe est ses pauvres. Paris, Fayard.
1154 Rancière, J., 1981, La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier. Paris, Fayard, p. 176
279
Quand on considère la percée philosophique des années 1840 et les propositions qui
structurent L’Idéologie allemande et le Manifeste Communiste, on peut
discerner des signes de stagnations, et même de régression, dans les quinze
années qui suivent. Et malgré l’importance de la confrontation avec l’économie dans
les Grundrisse, malgré les hypothèses fécondes qui apparaissent entre les lignes (à
propos des formations pré-capitalistes, etc.), il y a dans la confrontation de Marx
avec l’économie politique quelque chose d’obsessionnel.1155
Quand le piège tendu par l’économie politique se serait-il refermé sur Marx, selon
Thompson ? Lorsque Marx a finalement endossé la « conception de l’économie comme
activité de premier ordre, susceptible d’être ainsi isolée, comme objet d’une science à
même de dégager des lois qui prévalent sur les activités de second ordre »1156. Que nous
partagions ou non les inquiétudes de Thompson au sujet de l’économicisme de Marx, nous
devons reconnaitre que le Capital est la réponse que Marx a intentionnellement donnée au
principal problème en économie politique, et qu’il y propose un développement, dans un
sens strictement logique, des idées de David Ricardo. La conception marxienne des classes
n’a ni le fondement ni la portée philosophique qu’on lui a souvent prêtés, et elle est tout
simplement indissociable de la théorie économique ricardienne. La conception marxienne
des classes ne fait pas appel à l’expérience vécue des ouvrières et des ouvriers ni à la
conscience, par exemple. Les ouvrages de Marx sont extraordinairement féconds, ils sont
inépuisables. Nous devons néanmoins nous assurer de distinguer les idées qu’ils nous
inspirent au sujet des conflits sociaux des idées que Marx lui-même a bel et bien exprimées
et défendues au milieu du XIXe siècle.
Rompant avec l’économicisme, Thompson nous a bien sûr lui-même laissé une
définition exceptionnellement féconde et évocatrice des classes sociales. Cette définition
quasi- ou para-phénoménologique, qui valorise l’expérience vécue des ouvrières et des
ouvriers, reste sans doute la plus saisissante que nous possédions aujourd’hui :
J’entends par classe un phénomène historique, unifiant des évènements disparates et
sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans la
conscience. J’insiste sur le caractère historique du phénomène. Je ne conçois la
classe ni comme une “structure” ni même comme une “catégorie”, mais comme
quelque chose qui se passe en fait — et qui, on peut le montrer, s’est passé — dans
1155 Thompson, E.P., 2015 [1978], Misère de la théorie. Paris, L’échappée, p. 128-129.
1156 Ibid, p. 130-131.
280
les rapports humains. De plus, la notion de classe implique celle de rapport
historique. Comme tout autre rapport, c’est un phénomène dynamique qui échappe à
l’analyse dès lors qu’on tente de le figer à un moment particulier pour en dégager
les composantes. La grille sociologique la plus fine ne saurait mettre en évidence un
pur modèle de classe, pas plus qu’un pur modèle de déférence ou d’amour. Ce
rapport doit toujours s’incarner dans des hommes et un contexte réels. En outre,
nous ne pouvons avoir deux classes distinctes, ayant chacune une existence
indépendante, que l’on met ensuite en rapport l’une avec l’autre. L’amour n’est pas
concevable sans amants, ni la déférence sans squires et paysans. On peut parler de
classe lorsque des hommes, à la suite d’expériences communes (qu’ils partagent ou
qui appartiennent à leur héritage), perçoivent et articulent leurs intérêts en commun
et par opposition à d’autres hommes dont les intérêts diffèrent des leurs (et en
général s’y opposent). L’expérience de classe est en grande partie déterminée par les
rapports de production dans lesquels la naissance ou les circonstances ont placé les
hommes. La conscience de classe est la manière dont ces expériences se traduisent
en termes culturels et s’incarnent dans des traditions, des systèmes de valeurs, des
idées et des formes institutionnelles. Au contraire de l’expérience de classe, la
conscience de classe ne se présente pas comme déterminée. On peut certes discerner
une certaine logique dans les réactions de groupes d’hommes aux métiers similaires
face à des expériences similaires, mais nous ne pouvons pas formuler de loi.
La conscience de classe nait de la même façon en des lieux et à des époques
différentes, mais jamais tout à fait de la même façon1157.
Aux yeux de Thompson, la distinction entre classe en soi et classe pour soi
popularisée au XXe siècle par les théoriciens “marxistes” est une « dichotomie bien pauvre
pour rendre compte de la diversité des manifestations des cultures populaires dans un
conflit de classes »1158. À l’instar du philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), dont
il cite avec approbation les travaux, Thompson conçoit plutôt la conscience comme un
réseau « d’intentions significatives, tantôt claire pour elle-même, tantôt au contraire vécues
plutôt que connues »1159. Il affirme par suite que la classe est vécue concrètement avant de
devenir (ou non) l’objet d’une volonté délibérée ou d’une intention : à l’instar de la nation,
par exemple, la classe est donc comparable à un stimulus qui est là et auquel l’individu
adresse ordinairement des réponses distraites ou confuses1160 . Une situation révolutionnaire
1157 Thompson, E.P., 2012 [1963], La formation de la classe ouvrière anglaise. Paris, Point, p. 14-15.
1158 Lafrance, X., 2013, « Edward Palmer Thompson », in Martineau, J., 2013, Marxisme anglo-saxon :
figures contemporaines. Montréal, Lux, p. 79.
1159 Merleau-Ponty, M., 2006 [1942], La structure du comportement. Paris, Presses Universitaires de France,
p. 187.
1160 Merleau-Ponty, M., 2009 [1945], La phénoménologie de la perception. Paris, Presses Universitaires de
France, p. 420-421.
281
transforme éventuellement en « prise de position consciente les rapports préconscients
avec la classe et avec la nation qui n’étaient jusque-là que vécus, l’engagent tacite devient
explicite. Mais il s’apparait à lui-même comme antérieur à la décision »1161. La définition
thompsonnienne des classes sociales est inspirante et utile à la fois, et ses origines
phénoménologiques lui confèrent un intérêt philosophique évident. Mais ce n’est pas la
définition que Marx lui-même employait et, contrairement à certains lieux communs
tenaces, ce dernier n’a tout simplement jamais parlé de conscience de classe comme l’ont
fait ses interprètes au XXe siècle1162. Marx n’est pas notre contemporain. Il ne possédait
aucune connaissances des courants de pensées (féconds ou stériles) que ses travaux ont
inspirés et il n’a jamais lu les auteurs modernes qui dominent aujourd’hui notre le paysage
intellectuel et qui orientent la pré-compréhension que nous nous faisons ordinairement de
ses ouvrages. Ses repères intellectuels et politiques n’étaient pas les nôtres ; ses ambitions
non plus. Marx ne considérait pas les classes sociales comme Honneth ni comme
Thompson, par exemple. Il ne les considérait pas en termes existentiels ou
phénoménologiques. Il ne les considérait pas non plus en termes socio-culturels, comme on
le fait souvent aujourd’hui dans la foulée d’auteurs tels que Max Weber (1864-1920) ou
encore Pierre Bourdieu (1930-2002). Il les considérait en termes ricardiens. La lecture des
trois premiers livres du Capital ne conduit pas fortuitement le lecteur de la marchandise à la
question l’antagonisme des intérêts de classes. Comme David Ricardo, son maitre à penser,
Karl Marx considérait les classes sociales comme des phénomènes purement économiques,
et « étant donné le point précis de son schéma d’analyse où il les a introduites, il n’avait
pas d’autre choix »1163.
1161 Ibid., p. 421-422.
1162 Balibar, E., 2001, La philosophie de Marx. Paris, La découverte, p. 53 ; Cohen, G., 2000 [1978], Karl
Mar’s Theory of History. Princeton, Princeton University Press, p. 73 ; Little, D., 1986, The Scientific Marx.
Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 52.
1163 Schumpeter 1990 [1942], Capitalisme, socialisme et démocratie. Paris, Payot, p. 36.
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