critique d'horace et de virgile par jean hardouin

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E. Galletier Un Breton du XVIIe siècle à l'avant-garde de la critique : le Père Jean Hardouin, de Quimper In: Annales de Bretagne. Tome 36, numéro 3, 1924. pp. 461-483. Citer ce document / Cite this document : Galletier E. Un Breton du XVIIe siècle à l'avant-garde de la critique : le Père Jean Hardouin, de Quimper. In: Annales de Bretagne. Tome 36, numéro 3, 1924. pp. 461-483. doi : 10.3406/abpo.1924.1591 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391X_1924_num_36_3_1591

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Critique d'Horace et de Virgile par Jean Hardouin

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E. Galletier

Un Breton du XVIIe siècle à l'avant-garde de la critique : le PèreJean Hardouin, de QuimperIn: Annales de Bretagne. Tome 36, numéro 3, 1924. pp. 461-483.

Citer ce document / Cite this document :

Galletier E. Un Breton du XVIIe siècle à l'avant-garde de la critique : le Père Jean Hardouin, de Quimper. In: Annales deBretagne. Tome 36, numéro 3, 1924. pp. 461-483.

doi : 10.3406/abpo.1924.1591

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391X_1924_num_36_3_1591

El). GALLETIEH

UN BRETON DU XVIIe SIÈCLE

à Pavant-garde de la critique :

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QU1MPER

I. — Le Père Hardouin et le pseudo-Horace.

Si l'on demandait à un lettré de citer parmi les éditeurs de textes anciens et parmi les philologues ceux qui représentent' à ses yeux les exagérations de la critique et du scepticisme, les noms de Bentley et de Peerlkamp viendraient sans aucun doute à ses lèvres. Bentley *, auteur d'une édition d'Horace qui connut une longue vogue, avait proclamé comme un dogme qu'il ne faut point se fier à la tradition manuscrite, mais s'inspirer d'une véritable faculté divinatrice pour rétablir çà et là dans toute sa pureté le texte d'un auteur qui ne pouvait être que parfait. Quant au Hollandais Peerlkamp 2, non content d'apporter à l'œuvre du vieux poète latin le secours de son génie personnel et de ses corrections, il prétendait y trouver un nombre considérable de vers apocryphes, dus à des contemporains ou à des successeurs d'Horace qui, sous le nom du poète de Venouse, s'étaient plu à abuser ainsi la postérité, et il

1. Edition publiée à Cambridge en 1711. 2. Peerlkamp publia les Odes à Harlem en 1834, Y Art Poétique à Leyde

en 1845, les Satires h Amsterdam en 1863. Grâce au ciel, il épargna les Epîtres.

462 UN BRETON DU XVIIe SIECLE

rejetait résolument plus de 700 vers des Odes au grand scandale des philologues de bon sens comme Madvig et Orelli. Faut-il ajouter que Bentley et Peerlkamp eurent des continuateurs ? la folie, comme la sagesse, fait école. Mais si l'on songe tout d'abord à eux quand on parle de l'hypercritique, il y aurait quelque injustice à méconnaître ou à oublier* que ce scepticisme outrancier est né en France. Dès la fin du XVIIe siècle, Tanneguy-Lefèvre de Gaen 3 et l'angevin François Guyet 4 avaient pratiqué la critique esthétique de Bentley, et à cette même époque le Père Jean Hardouin avait, de bien loin, et par avance, dépassé les audaces de Peerlkamp.

Singulière figure que celle de ce jésuite5 né à Quimper en 1646, professeur de rhétorique puis bibliothécaire au collège Louis-le-Grand, où il mourut en 1729 dans sa quatre-vingt- troisième année. Consacrant au travail plus de quatorze heures par jour, il fut un des plus grands savants de son temps, mais par un vice de son esprit, sa science fut à tout jamais frappée de stérilité. Après avoir donné une excellente édition de Pline l'Ancien 6 et d'importantes études de chronologie, il se sentit envahir par un scepticisme auquel rien ne sut résister. Il en vint à se persuader, et à persuader à quelques disciples, que la plupart des œuvres antiques, tant sacrées que profanes, provenaient d'une vaste officine de faussaires vivant au XIIP siècle. Il éprouva tout d'abord une certaine gène à énoncer en son nom personnel ces conceptions originales et, par un procédé qui sent les méthodes de Bayle et celles du XVIII* siècle, il les dissimula dans une savante dissertation

3. Edition publiée à Saumur en 1671. 4. Les notes de Guyet, sur Horace, furent publiées par l'abbé de Marolles

dans sa traduction d'Horace, Paris, 1660. 5. On trouvera toute la chronologie de son œuvre et la bibliographie

dans le recueil bien connu de Sommervogel. 6. Edition ad usum Delphini en cinq volumes, 1685. Il en donna par la

suite une deuxième édition in-f°, où il se laisse inspirer par le scepticisme et la négation. Il avait, en ouitre, donné en 168i une édition de Thémistius: sa Chronologie expliquée est de 1696.

LE PÈRE» JEAN HARDOUIN, DE QL IMPER. 463 sur les monnaies des Hérodes 7 et les attribua à un homme de ses amis. Cet ami ingénieux croyait à l'existence d'un cénacle d'écrivains qui entreprit de présenter l'histoire de l'humanité telle que nous la lisons aujourd'hui, alors qu'elle n'existait pour ainsi dire pas avant eux et qui s'aida, pour réaliser cette gigantesque supercherie, des rares écrivains authentiques que l'antiquité nous ait légués. Il est prodigieux en effet de voir quelle végétation d'œuvres apocryphes a envahi nos bibliothèques où les écrits authentiques sont aussi rares que l'or ou les perles précieuses ! Séparer le bon grain de l'ivraie, l'or du plomb vil, voilà la tâche des bons esprits.

Ce fut la mission que se donna le Père Hardouin. Avec cette assurance de conviction particulière aux intelligences fourvoyées, il soutint par exemple que le texte original du Nouveau Testament était le texte latin, que les évangélistes avaient écrit en cette langue, qu'au XIVe siècle seulement des faussaires'se mirent à forger des bibles hébraïques, syriaques ou grecques, que toute l'histoire ecclésiastique était un pieux roman, les écrits des Pères de l'Eglise autant de faux. Son ardeur d'iconoclaste n'épargnait point, on l'imagine aisément, la littérature païenne. De toute l'antiquité, il ne nous est rien parvenu d'authentique en dehors d'Homère, d'Hérodote, de quelques poètes, en dehors de Plante, de quelques œuvres de Cicéron,

7. Voici les deux passages les plus importants tirés du traité De nummis Herodiadum, 1(592, dans le recueil des Opéra Setecta publié en 1709, page 343-: A\leram hoc loco non inanis quidem semper conjectoris, sed nunc tamen plus justo fortassis suspiciosi ingenioque nimium indulgentis hominis conjecturant. Accipiet quisque ut volet. Deprehend.it ille, ut quidem mussi- tabat, nuper nobiscum, coetum certorum hominum ante saecula nescio quoi exstitïsse qui historiac veteris concinnandae partes suscepissent qualem nunc habemus, cum nulla tune exsiaret. Sibi probe notam illorum aetatem atque officinam esse. Inque eam rem istis subsidio fuisse Tullium, Plinium, Maronis Georgica, Ftacci Sermones et Epistolas, nam haec ille sola censet, quod vereor ut cuiquam suadeat, ex omni latma antiquitate sincem esse monum.enta, praeter inscriptiones admodum paucas — et page 345 : Incredi- bile enim ac simile portenti est quantam falsorum scriptorum segetem de rébus tum sacris tum profanis exsecranda et detestaMUs una quaedam, ut ceteras sileam, ante annos fere quingentos, officina effuderit; quanta sit e diverso, ut auri ac gemmarum, ita genuinorum operum paucitas. Aurum igitur a stipula plumbove secernere hoc opus, hic labor est.

464 UN BRETON DU XVII0 SIÈCLE

des Bucoliques et des Géorgiques de Virgile, des Satires et des Epîtres d'Horace, et de YHistoire Naturelle de Pline, naturellement. Tels sont les seuls matériaux, vraiment anciens, qui ont servi à d'ingénieux architectes à édifier ces trompeuses constructions que sont aujourd'hui les littératures grecque et latine. Quiconque ne pensait pas comme ce doux maniaque se voyait traiter d'âne à courte oreille et il s'entendait dire qu'un seul homme qui a deux bons yeux voit plus clair que tous les Quinze-Vingts, quoiqu'ils soient trois cents s. A un jésuite1 de ses amis qui lui représentait l'émotion soulevée par ses paradoxes 9, Hardouin répliquait brusquement : « Hé, croyez- vous donc que je me serai levé toute ma vie à quatre heures du matin pour ne dire que ce que d'autres avaient déjà dit avant moi ? »

L'Eglise s'inquiéta de certaines propositions qui n'étaient rien moins qu'orthodoxes et les supérieurs du Père Hardouin l'obligèrent à se rétracter dans les Mémoires de Trévoux de l'année 1707. Mais, suivant le mot du poète, ce furent les lèvres seules qui abjurèrent et l'entêté sceptique, au fond de son cœur, garda ses chimères. Prévoyant qu'au lendemain de sa mort l'autorité ecclésiastique confisquerait et détruirait, prudemment ses papiers, il prit soin de faire désormais deux copies de ses travaux, l'une qu'il gardait par devers lui, l'autre qu'il communiquait à un de ses amis, probablement l'abbé d'Olivet, pour en assurer la publication posthume. Et c'est ainsi que virent le jour à Amsterdam en 1733 le gros in-folio des Opéra Varia et en 1766 à Londres l'exposé complet de sa doctrine sous le titre Johannis Harduini jesuitae ad censurant scriptorum veterum prolegomena juxta autographurn. Les thèses qu'il avait soutenues de son vivant et celles qui sont exposées dans ses œuvres posthumes justifient pleinement l'épitaphe qui fut

8. Cf. R. P. Henri Griffet, L'insuffisance de la religion naturelle, Liège, 1770, t. II,- p. 236. Ce volume renferme de la p. 190 à la p. 267 uno longue « Dissertation sur les nouveaux systèmes du Père HarSouin ».

9. Lacombe, Dictionnaire des portraits historiques, t. II, p. 179.

LE PÈRE JEAN HARDOUIN. DE QUIMPER. 465

composée pour la tombe de cet homme étrange, admirateur et destructeur de l'antiquité, qui avait la crédulité d'un enfant, l'audace d'un jeune homme, les folles imaginations d'un vieillard 10.

En attendant qu'un travailleur breton nous donne quelque jour l'ouvrage d'ensemble que mérite cette originale et attachante figure de Quimpérois, il nous plaît d'étudier ici deux des opuscules qui forment le recueil des Opéra Varia et qui traitent l'un de Virgile, l'autre d'Horace11. La lecture de ces pages, écrites en latin, n'est jamais ennuyeuse et si, aujourd'hui, les conclusions ne nous paraissent même pas appeler la discussion, on est forcé de rendre hommage à la science, à l'ingéniosité spécieuse, à l'entrain du terrible démolisseur.

* * *

Le titre seul de l'étude consacrée à Horace est suggestif et nous révèle en quelques mots toute la pensée de l'auteur : <( Le pseudo-Horace ou remarques critiques qui prouvent que du poète Horace il ne reste rien d'authentique à l'exception des Epîtres et des Satires 12 ». L'idée fondamentale de la trentaine de pages qui suivent est celle-ci : l'œuvre d'Horace n'est pas une 13. Elle est partiellement authentique, partiellement fausse.

10. Voici cette épitaphe rapportée par l'abbé Irailh, Querelles littéraires, 1761, t. IV, p. 23 : In expectaiione iudicii | Hic jacet | Hominum ■nv.pa.loi6xu.Toti | Natione Gallus, religione Romanus | Orbis litterati por tentum : \ Venerandae antiquitatis cultor et destructor | Docte febricitans \ Somnia et inaudita commenta vigilans edidit | Scepticum pie egit; j Credulitate puer, audacia juvenis, deliriis senex.

11. Ce sont le Pseudo Virgilius, pp. 280-327 et le Pseudo Horatius, pp. 328- 362.

12. Pseudo Horatius sive animadversiones criticae quibus ostenditur Horatii poètae nihil superesse genuinum praeter Epistolas et Sermones.

13. Opéra Varia, p. 361 : Alterius vatis istud esse opus de Arte Poetica arbitramur quam sunt Ubri Carrninum vel Epodon ': ita ut, nisi me mea fallit conjectatio, non unum jam Horatium habeamus, sed omnino quattuor ■ primum, antiquissimum et genuinum qui Sermones scripsit el Epistolas, très reliquos récentes et supposititios, quamvis ejusdem ac\n, unum qui Carmina scripserit, alterum qui librum Epodon, tertium qui de Arte Poetica ad Pisones.

466 un BRETON DU XVIIe SIECLE

Le véritable Horace, l'ami de Mécène et d'Auguste, n'a publié que des Satires et des Epîtres. Un faux Horace, un Horace moderne, a composé et fait paraître, sous le nom du vrai, les Odes, les Epodes et VArt Poétique. A dire vrai, ce pseudoHorace n'est pas un seul et même individu, sa personnalité est triple; à une même date trois faussaires différents ont écrit les poèmes apocryphes que notre naïveté ou notre ignorance nous font prendre pour des œuvres antiques : l'un qui a fait les Odes et qui se révèle très médiocre écrivain, l'autre qui est l'auteur des Epodes et que le vertueux jésuite est tout près de traiter de pornographe 14, le troisième enfin qui a rédigé Y Art Poétique, inférieur sans doute au vrai Horace, très supérieur pourtant à ses deux compagnons de fraude 15.

C'est à l'Horace des Odes que le Père Hardouin a porté ses plus rudes coups et c'est cette partie de sa démonstration qu'il importe de suivre de plus près. S'il ne s'est pas soucié de la présenter avec une rigueur absolue, on peut néanmoins, après un examen attentif de ses remarques, la ramener à trois points essentiels :

1° Horace n'a pas' écrit les Odes parce que, de son aveu

même, son esprit n'était pas fait pour la poésie lyrique; 2° L'étude critique des Odes tant au point de vue de l'histoire

que de la langue et de la métrique trahit à maintes reprises les erreurs ou les maladresses d'un écrivain moderne;

3° Enfin il est aisé de découvrir dans ce recueil des pièces où des allusions à la religion chrétienne et à certains faits de l'histoire du moyen âge ne laissent pas le moindre doute sur la nature et l'époque de l'auteur.

14. Opéra Varia, p. 359, à propos de l'épode 8 : Spurcior iste in libro Epodon quam in superioribus, si tamen est idem, quod non arbitramur ; et p. 360, à propos de l'épode 11 : Vincit in hoc libro vates impuritatem superiorum, ut \am monuimus; nec videtur idem qui libros IV Carminum condidit. On voit que c'est un argument d'ordre moral qui lui fait distinguer l'auteur des Odes de l'auteur des Epodes.

15. Opéra Varia, p. 362 : Tametsi autem distat plurimum hoc opus (= l'Art Poétique) a vena ingenioque Horatii, tamen longe superat diligentia et dicendi facultate scriptores Carminum et Epodon : avt si scripsisse idem Carmina existimandus est, hic vicit se ipsum.

LE PÈRE JEAN HARDOTJIN, DE QTTIMPER. 467

I

Une première et très simple raison pour refuser à Horace la paternité des Odes, c'est, dit le Père Hardouin, qu'il n'en parle jamais, qu'il les désavoue même par avance16. Dans l'épître première du livre I qui est dédiée à Mécène, le poète débute par ce vers

Prima dicte mihi, summa dicende Camena,

qui fait hommage à Mécène de ses derniers poèmes, comme il a reçu l'hommage des premiers, et qui désigne nettement les deux seuls recueils qu'il ait jamais publiés, les Satires par l'épithète de prima, les Epîtres par celle de summa. Le mot Camena ne peut indiquer que les hexamètres de ces deux recueils, le terme ne saurait aucunement convenir aux mètres variés des Odes et des Epodes. D'ailleurs c'est ce premier vers d'une épîtxe véritable qui servit au pseudo-Horace à donner aux Odes un air de sincérité. Il suffisait de placer en tête du volume apocryphe une pièce en l'honneur de Mécène pour faire authentiquer en quelque sorte par Horace lui-même des poèmes dont il n'était pas l'auteur — et voilà pourquoi le premier livre des Odes et celui des Epodes, comme les Satires et les Epîtres, se présentent au lecteur sous la protection de Mécène 17.

En outre, si l'on veut bien analyser le tempérament d'Horace et écouter ses propres déclarations sur les difficultés de la poésie lyrique, on renoncera vite à lui imputer une œuvre qu'il se sentait impuissant à réaliser. Il y a un abîme entre la poésie lyrique et la poésie des Satires et des Epîtres. Avec un sens parfait de son génie et de ses limites, Horace ne s'est-i] pas lui-même retranché du nombre de ceux qu'une inspiration divine et la magnificence du langage rendent seuls dignes du

16. Ces considérations se trouvent dans une sorte de préface, Proludium, aux observations critiques (Opéra Varia, p. 388-330).

17. Ibid., p. 328 : Pseudo Horatius, occasione dicti huius, censuit Odas se posse Horatio adscribere, si primam a Maecenatis laude inchoaret.

468 UN BRETON DU XVII" SIECLE

nom de poètes, puisqu'il ne sait se plaire qu'aux œuvres qui frisent la prose et qui n'ont pas plus d'envolée que la conversation courante 18 ? Quand il s'est mis à écrire, il a trouvé représentés par des poètes de talent la plupart des genres littéraires, le drame par Pundanius et Pollion, l'épopée par Varius, la pastorale par Virgile : il ne lui restait que la satire, qui se faisait un peu oublier depuis Lucilius et qui convenait fort» bien à sa tournure d'esprit ainsi qu'à l'éducation qu'il avait reçue de son père 19. Comment un poète qui se juge avec tant de clairvoyance se serait-il fourvoyé dans la poésie lyrique, aurait-il marché sur les traces de Pindare, alors que dans l'épître adressée à Julius Florus 20 il affecte une admiration un peu railleuse pour l'audace de ce Titius qui, dédaignant les ruisseaux connus, n'a pas craint de puiser aux sources pinda- riques et d'adapter à la lyre romaine les mètres de la poésie dorienne ?

Dans ces mêmes épîtres dont le Père Hardouin tire si habilement parti, il y a pourtant un passage qui risque de gêner sa démonstration et de ruiner sa thèse, ce sont les fameux vers de la pièce 19, adressée elle aussi à Mécène 21 :

Parios ego primus ïambos Ostendi Latio, numeros'animosque seculus Archilochi, etc..

Le critique ne s'embarrasse pas pour si peu et dénie à ce passage le sens que le commun des mortels lui attribue d'ordinaire, ïforace ne dit pas qu'il a, sur le modèle d'Archiloque, Alcée et Sappho, composé des vers ïambiques, alcaïques et sâphiques : il avoue seulement avoir écrit dans l'esprit de ces auteurs et imité les vers hexamètres qu'ils ont aussi composés. Jamais il n'a eu l'audace de mutare modos et carminis artem 29, c'est-à-dire d'abandonner ce mètre pour s'essayer à la métrique

18. Satires, T. A. v. 38 et suivants. 10. Satires, I. 10, v. 36 à 50. 20. Epitres, I, 3, v. 0 à 15. 21. Epitres, I, 19 ; v. 23 à 34. 22. Même pièce, v. 27.

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QU IMPER. 469

savante de ce que nous appelons les Odes. Non ïgitur scripsit odas, conclut le Père Hardouin, dans une formule qui revient comme un refrain victorieux, et cette œuvre est due à des faussaires du XIIIe siècle, ingénieux et cultivés : il n'y a jamais rien eu de tel dans toute l'antiquité latine 23.

Telles sont les raisons qu'avec quelques dehors de vraisemblance expose tout d'abord l'impitoyable critique et qui précèdent en quelque sorte l'examen interne de l'œuvre suspectée. Mais on peut aller plus loin : si les affirmations d'Horace, si la pleine connaissance de ses qualités d'esprit ne suffisent pas à nous faire revenir de nos erreurs, la lecture attentive des Odes permet de surprendre à tout instant les gaucheries d'un écrivain moderne qui ne sait très bien ni son histoire ancienne, ni sa langue latine, ni sa métrique.

II

Port de sa science, historique et numismatique, le Père Hardouin souligne sans indulgence tout ce qui dans les Odes lui apparaît comme erroné ou lui semble trahir la maladresse d'un auteur qui rapporte faussement à l'époque d'Auguste des événements ultérieurs. La dernière strophe de la belle ode Jam satis terris (I, 2) nous offre, selon lui, un exemple évident de ces anticipations historiques. Le poète supplie Octave de demeurer longtemps sur la terre pour assurer le bonheur des hommes :

... Hic magnos potius triumphos, Hic âmes dici pater atque princeps2*.

Or chacun sait qu'Octave fut nommé en l'an 28 princeps scnatus, mais en 2 seulement avant J.-C. pater patriae, c'est-à- dire six ans après la mort d'Horace. Un poème qui unit en un

23. Opéra Varia, p. 329 : ab improba, sed ingeniosa nec inerudita certc cohorte excogitatos esse saeculo decimo tertio; nec simile aliqvid exstitis.ïe in omni antiquitate saltem Latin a.

24. Vers 49-50.

470 FN BRETON DU XVIIe SIÈCLE

môme vers deux événements historiques aussi éloignés l'un de l'autre ne peut donc pas être issu de la main d'Horace. Pas un instant le docte jésuite ne songe à se demander si dès l'époque où fut composée cette ode le poète ne se fait pas l'interprète des vœux de tous, si, dans son affectueuse admiration pour Auguste, il ne lui décerne pas par avance un titre que beaucoup réclament déjà pour le restaurateur de la patrie romaine. Les exemples abondent, au cours des remarques du Père Hardouin, de cette critique littérale, parfois peu intelligente et stérile. A deux reprises différentes25, Horace parle des guerres qu'Auguste aurait eu l'intention de conduire contre les Bretons — et Hardouin triomphe bruyamment, alléguant qu'aucun historien digne de foi ne mentionne semblables entreprises et que le faussaire fait honneur à Auguste de guerres qui furent l'œuvre de ses successeurs. Pour justifier Horace, les commentateurs ont imaginé, dit-il 26, qu'Auguste avait été obligé de renoncer à ces expéditions, mais que le poète les tenait pour achevées, à l'heure où elles se préparaient, et a chanté victoire avant que les trompettes n'eussent sonné. Qu'est-ce qui est le plus sot, conclut-il, de l'erreur ou de la justification de l'erreur ? Ce sont de bien gros mots pour un pauvre texte où Horace recommande seulement à la Fortune le prince qui s'apprête à marcher contre les Bretons :

Serves iturum Caesarem in ultimos Orbis Britannos.

Que l'expédition n'ait jamais eu, lieu, tout le monde en conviendra avec le Père Hardouin, mais l'historien Dion Gas- sius témoigne dans deux passages différents27 qu'Auguste projeta cette campagne et qu'il fut arrêté une première fois par une révolte des Pannoniens, une seconde fois par un

25. Odes, I, 35, v. 29-30 (ce sont les vers que nous citons plus loin), et III, 5, 3, adjectis Britannis Imperio gravibusque Persis, passage à propos- duquel Hardouin écrit : Nec de Britannis Augustus nec de Persis imperio adiungendis unquam cogitavit.

26. Opéra Varia* p. 338. 27. Dion Cassius, li, 38; lui, 22 et 25.

LE PÈRE JEAN HAEDOUIN, DE QUIMPEB. 471

soulèvement des Salasses. Le mot latin iturum exprime justement ces intentions que les événements firent avorter. Pour ne pas abuser de l'attention du lecteur28, nous citerons une dernière remarque du critique sur une difficulté qui, dans l'ode 8 du livre IV, a souvent embarrassé les commentateurs. Le poète évoque en effet l'incendie de la perfide Garthage dans un passage qui, de toute évidence, vise le premier Africain et l'on pourrait être tenté de croire qu'il a confondu les deux Scipions29. La chose paraît assez improbable. Le Père Har- douin en tire cette conclusion : An sic homo ltalus Augusti aevo in historia Romana turpiter aberraret ? un Italien de l'époque d'Auguste pourrait-il commettre une erreur historique aussi honteuse ? 30 II n'y a peut-être pas d'erreur du tout et le Père Hardouin, comme certains autres commentateurs, pourrait bien sur ce point méconnaître la liberté de la poésie. Le dernier éditeur des Odes d'Horace31 fait ingénieusement observer qu'il y a ici « superposition, pénétration de souvenirs, non une confusion entre les deux Africains et entre des événements qui se passèrent à plus d'un demi-siècle de distance. C'est comme une synthèse épique des exploits des Scipions et des désastres de Garthage ».

La langue et le style des Odes ne sont pas jugés par le Père Hardouin avec une moindre sévérité. Quelle critique étroite et quelle exagération de purisme ! Ses remarques sont infinies et nous devons lui savoir pourtant quelque gré de n'avoir présenté que la centième partie32 à peine de toutes celles qu'il aurait pu faire ! Les dieux nous préservent de le

28. Selon le P. Hardouin l'expression beatae Romae, Odes, III, 2i>, 11-12, proviendrait d'une monnaie des Flaviens marquée Urbs Roma beata et l'épithète de manentem\ (même ode, v. 53) appliquée à la Fortune, d'une monnaie de Commode portant Fortunae manenti!

29. Vers 17-19. 30. Opéra Varia, p. 355. 31. Edition F. Plessis, Hachette, 1924, p. 296, note 17. 32. Opéra Vaiia, fin du Proludium, p. 330: Vix cenlesimam attigimus

partent eorum quae sint obelo configenda. Nam quis enumemre possit versus modulations sive numerosi soni expertes, alios sine caesura in medio; plurimos prosae sirniliores quam. poesi... Latina denique vocabula aut {actitia plurima aui secus intellecta quam ab Horatio in Epistolis Satirisque?

UN BRETON DU XVII* SIECLE

suivre jusqu'au bout dans cette affligeante revue des tares qui d'après lui déshonorent les Odes et les Epodes, mais qu'il nous soit permis tout au moins de donner quelques échantillons de sa critique esthétique et de grouper sous quelques rubriques les observations disséminées au cours de longues pages in-folio. On croirait entendre Malherbe fustigeant Ronsard. Solécisme, déclare-t-il, que d'écrire liburnis navibus (Epode i, 1) quand Pline l'Ancien emploie l'adjectif liburnicus, de dire pavidae damae (Ode I, 2, 11-12) quand Virgile fait de dama un substantif masculin, d'employer le génitif dans des expressions comme flos rosae (II, 3, 14) ou Galesi flumen (II, 6, 10). Cette fois le bon jésuite était en défaut et il oubliait que le génitif explicatif a dans la meilleure langue beaucoup plus d'extension qu'il ne le croyait33. Après les solécismes qu'il croit caractérisés, il pourchasse les tours qui, à ses yeux, ne sont pas latins et il prodigue les « barbare dictum ». Quelle latinité ! s"exclame-t-il à propos de ces vers de l'ode Jam satis terris :

Terruit gentes grave ne rediret Saeculum Pyrrhae

quelle latinité d'écrire terruil gentes ne rediret au lieu de sic terruit gentes ut limèrent ne rediret ! Le pauvre homme n'a pas l'air de se douter que, par définition, un poète n'écrit pas en prose et que les raccourcis vigoureux, les hardiesses d'expression sont parmi les secrets de son art. Ineptie encore que l'image solvilur acris hiems qui ouvre l'ode 4 du livre I, « car se relâche seulement ce qui a été serré et non point ce qui serre. Or l'hiver et le froid resserrent : la terre resserrée par la gelée se relâche au retour du printemps, les mottes se relâchent, mais non pas l'hiver34 ». Pas latine non plus la devise qu'Horace propose à Leuconoë et qui résume son

33. Virgile a bien dit urbem Patavi, mais dans Y Enéide, I, 247, et Y Enéide est pour Hardouin entièrement apocryphe !

34. Opéra Varia, p. 332 : Dictum inepte : Solvitur enim quod adstrictum fuit, non quod adstringit. Hiems et frigus adstringit: terra gelu adstricta veris adventu solvitur, glebae solvuntur, non hiems.

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QUIMfER. 473 aimable épicurisme 35, Carpe diem ! Et partout que d'impropriétés dans le choix des épithètes! impropriété que de qualifier la mer de trux, farouche (I, 3, 10), Ulysse de duplex, rusé (I, 6, 7), la rosé et l'homme de brevis, éphémère (II, 3, 13 et 14, 24); impropriété que de parler des nigri colles Arcadiae, des sombres collines de l'Arcadie (IV, 12, 12), de l'Océan peuplé de monstres, belluosus Oceanus (IV, 14, 47), des eaux babil- lardes de la fontaine Bandusie, loquaces lymphae (III, 13, 10- 11). On croit rêver quand on voit proscrire les épithètes les plus colorées, les trouvailles les plus charmantes d'un poète chez qui les anciens eux-mêmes admiraient le bonheur et la justesse de l'expression. On se demande aussi ce qu'il peut bien y avoir de ridicule dans l'emploi de nivis, au début de l'ode 2 du livre I. « Quoi d'étonnant, dit Hardouin 36, que la neige et la grêle tombent en hiver ? » Rien évidemment, mais l'aveugle censeur oublie sans doute que Rome n'est pas à la même latitude que Paris et que des chutes de neige prolongées n'y sont pas très normales. Qui de nous songerait à rire de l'éloge décerné par Horace à Varius, l'aigle de la poésie épique, Maeonii carminis alite (I, 6, 2) ? Il soulève pourtant un rire inextinguible chez notre auteur qui pose la question : « Sed quid est aies carminis ? l'oiseau du poème, Sive le coq du poème héroïque ! » Le dernier grief que nous adresserions à Horace serait celui d'abuser des mots et de cultiver la redondance- : bien au contraire nous lui reprocherions presque une excessive concision. Croirait-on que le Père Hardouin l'accuse d'aimer les redoublements d'expression, d'écrire par exemple per vetitum nefas (I, 3, 25), de répéter sottement le nom de Postumus au début de cette ode, toute pleine d'une grâce mélancolique :

Eheu fugaces, Postume, Postume, Labuntur anni !

35. lbid., p. 333 : iMtinum. non est. sed metri causa fictum ab audaculo vate.

36. lbid., p. 331. Et il ajoute plaisamment : 0 gentes sone de facili pavidae.

474 UN BRETON DU XVII0 SIECLE

Nous ne dirons que quelques mots des remarques faites par le Père Hardouin sur la métrique du pseudo-Horace. La quantité de certaines syllabes 37 l'étonné, à tort, mais il incrimine surtout les vers qui finissent par un pronom relatif38 ou par une épithète qui se coupe en deux laissant une partie d'elle- même à la fin du premier vers et commençant le second vers par l'autre partie39. Il n'a pas compris que dans ces poèmes lyriques l'unité n'était point le vers, mais la strophe et que les vers saphiques ou alcaïques ne pouvaient avoir les contours nets et l'individualité de l'hexamètre40.

III

Pour nous faire oublier ces énumérations et ces discussions un peu arides, reste la dernière partie de la thèse soutenue par le hardi novateur — et c'est à coup sûr ce qu'il y a dans son opuscule de plus réjouissant et de plus fou. Les preuves qui ont été entassées jusqu'ici pourraient à la rigueur suffire à nous convaincre que les Odes ne sont point l'œuvre d'un écrivain aussi parfait que l'auteur des Satires et des Epîtres. Mais si nous avons quelque perspicacité nous verrons que le faussaire dissimule mal sa personnalité : dans l'emploi de certains mots il trahit sa foi, sa nationalité, sa résidence même et, dans certains poèmes, il fait allusion à de grands événements contemporains qu'un œil clairvoyant sait discerner sous les voiles de l'allégorie.

Malgré lui, en effet, le faussaire reste un homme de son temps et, bien qu'il s'amuse à composer des poèmes soi-disant

37. Par exemple, Odes, II, 15, 6, il voit un trochée dans myrtus. Mais le mot est ici de la quatrième déclinaison. Par contre, il signale avec raison dans Y Art Poétique, v. 65, Yu bref de palus, qui fait difficulté.

38. Par exemple, Carmen Saeculare, v. 1, Odes, IV, 9, 1 — et in à la fin du vers 14, Odes, I, 21.

39. Ainsi II, 16, 7-8 : purpura ve-nale. 40. Il raille aussi l'abus des sifflantes dans Odes, I, 12, 55-56 : les Latins

ne s'en sont jamais préoccupés.

LE PÈRE JEAN HARDOTJIN, DE QUIMPER. 475

datés du siècle d'Auguste il ne peut se défaire de sa façon de penser ou de parler, qui est celle d'un homme du XIII siècle, vivant dans une société chrétienne. Sans qu'il y prenne garde, il nous révèle sa religion quand il use par exemple dans Tépode 13, 7 et dans l'Ode I, 3, 21 du terme Deus, pris absolument41, et dans l'Ode II, 7, 12 du mot ciboria au lieu de pocula ou de tout autre. Ce sont là des aveux inconscients; par ailleurs le pseudo-Horace témoigne volontairement de la connaissance du dogme chrétien et des livres sacrés. Dans toutes les mémoires chantent les derniers vers de la belle ode écrite pour le vaisseau de Virgile 42, où le poète gourmande l'audace de l'homme qui renverse toutes les barrières et qui, à la suite de Dédale et d'Icare, songe même à escalader le ciel : Caelum ipsum petimus stultitia. Nous ne cherchons pas mystère dans ces quelques mots qui s'expliquent tout naturellement après le souvenir des exploits d'Icare. En quoi nous avons bien tort, car, nous affirme le Père Hardouin, il faut les entendre au sens chrétien 43. Ce ciel auquel nous songeons dans notre folie, dans nôtre inconscience de nos fautes, c'est le ciel où la religion nous enseigne que des récompenses infinies sont préparées pour ceux qui sur terre auront mené une vie pieuse. Pour qui sait lire encore, les prédictions de Junon sur le sort de la seconde Troie (ode III, 3) annoncent la grandeur de Jérusalem, et les mystères de Gérés, Cereris sacrum arcanae (ode III, 2, 26-27) dissimulent le mystère de la Transsubstantiation 44\ Dans l'ode à Sallustius Grispus (II, 2) le. poète développe à l'aide d'exemples cette idée que l'argent n'a de valeur que par l'usage qu'on en fait et que le bonheur vrai n'appartient qu'à la vertu. C'est ainsi, dit-il, que méritera de survivre dans la postérité

41. Odes, I, 3, 21 : Deus sic absolute posilum ex Christiana religione est, quae sola Deum terrae et maris conditorem ac divisorem novit et Epode 13, 7 : Deus sic absolute positum nomen eoo Christianae religionis sensu est.

42. Odes, I, 3, 34 et suiv. 43. Opéra Varia, p. 332 : Ex christiana religione hic sensus est quae

copiosam pollicetur mercedem in coelis his qui vitam sancte composuerint. 44. Ibid., p. 344: nimirum Sacrificium Christianum, quod pane constat

mutato iû corpus Christi.

476 UN BRETON DU XVII1" SIECLE

le nom de Proculéius, si connu pour son affection envers ses frères 45 :

Vivet extenio Proculéius aevo, Notus in fralres animi paterni.

« Le commentaire du Père Hardouin à ces deux vers est un chef-d'œuvre de fantaisie ahurissante. Les annales romaines, aifirme-t-il, n'ont point retenu le nom d'un Proculéius aussi dévoué à ses frères. Par contre nous connaissons tous l'histoire du patriarche Joseph et sa bonté pour les siens. C'est à lui sans nul (Joute qu'a pensé notre faussaire en écrivant ces vers et il a désigné le patriarche sous un pseudonyme qui reste . lumineux pour quiconque sait son histoire sainte : comme Joseph a vécu longtemps loin (procul) de la maison paternelle et de ses frères, il se présente tout naturellement à nous sous le nom de Proculéius ! Et le bon jésuite de conclure : c'est lui assurément qu'a visé ici un poète qui avait lu les Ecritures.

Nous voilà donc renseignés sur la religion du pseudo-Horace, mais nous aimerions à faire plus ample connaissance avec lui, nous voudrions bien que d'autres indiscrétions nous livrent un peu plus de lui-même. L'ode 16 du livre III, si nous sommes ingénieux, va combler nos désirs. Elle est adressée à Mécène ot celle-ci encore traite ce thème cher au cœur d'Horace que la richesse ne donne point le bonheur, qu'il faut, pour être heureux, modérer ses ambitions et aimer la médiocrité.

Crescenlem sequitur cura pecuniam . Majorumque famés. Jure perhorrui Late conspicuum tollere verticem,

Maecenas, equitum decus.

45. Vers 5-6. Et voici le texte du P. Hardouin Opéra Varia, p. 33î> : Proculéius hic alius probabiUter dici non potest esse quant Patriarcha Joseph. Qui procul vixit a domo paterna et fratribus. Cetebratissimus est Me certe ob paternum erga fratres animum et erit ob id efusdern aetema memoria. Hune vates haud dubie spectavit qui Scripluras legit. Non talem unquam Proculeium habet Romana ipsa historia fabulosa. L'affirmation du jésuite est d'ailleurs erronée : il s'agit ici de? C. Proculéius Vairon Murena que nous connaissons fort bien.

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE Q.UIMPER. 477 Paut-il voir dans ces vers 46, comme il semble au premier

abord, l'aveu fait par Horace à Mécène, honneur de l'ordre équestre, qu'il a toujours pour son compte suivi cette ligne de conduite ? Cela n'est pas aussi simple : Mécène ici n'est point Mécène et ces chevaliers ne représentent pas l'ordre équestre 47. Mécène n'est autre que le Christ, et les chevaliers, dont l'auteur est un des plus marquants, decus, ne sont autres que l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, voué à la pauvreté, ou l'ordre des Templiers — ou les deux «à la fois !

Que notre faux Horace, ou plutôt que nos trois faussaires soient de nationalité française, cela est clair comme le jour, car ils se trahissent par d'évidents gallicismes : l'auteur des Odes avait osé écrire flos rosae pour la rosé, ce qui est un solécisme, nous l'avons vu, au jugement du Père Hardouin, mais ce qui est aussi une expression latine calquée sur l'expression française « fleur de lys » 48, et pour rendre cette idée « tu donnes au pauvre la confiance » il dit ailleurs 49 addis cornua pauperi, tour calqué, paraît-il, sur le proverbe français « lever, montrer les cornes » ! Le faussaire des Epodes n'est pas plus habile et il se décèle par exemple dès la seconde pièce, quand il représente l'usurier Alfius en quête de placements avantageux, pecuniam Quaerit Kalendis ponere, tour qui ne signifie rien en latin ou qui est un gallicisme, d'ailleurs assez malheureux, car nous ne disons pas « mettre son argent »

46. Vers 17-20. 47. Opéra Varia, p. 348 : Maecenas Christus Dominus est, oui dicit iste

ut pauperum amatori pertimuisse se magnas opes unde conspicuus fieret, et ipsum esse equitum decus, nempeordinis Sancti Joannis Hierosolymitani qui et ipsi vovent paupei totem vel Templariorum vel utrorumque. On voit que le Père Hardouin fait de equitum decus non point un vocatif en apposition à Maecenas, comme le bon sens l'exige, mais un nominatif en apposition, au sujet du verbe perhorrui : moi qui suis l'honneur des chevaliers...

48. Opéra Varia, p. 339: Ab imperito id esse scriptum sexto qui quos vulgo vocam.ua fleurs de lis arbitratus est sic appellatos quasi flores liUi. cum reipsa flores Lisii amnis. sint (! !) pariterque dicere se posse credidil flores rosae. JEtatem hinc disce poetae {Odes, II, 3).

49. Ode, III, 21, 17; Opéra Varia, p. 340: Addere cornua pro dare auda- ciam ex Gallico fortassis proverbio est lever, montrer les cornes.

' 2

478 UN BRETON BU XVII0 SIÈCLE

mais « placer son argent » 50. Quant à l'auteur de Y Art Poétique qui, on s'en souvient, trouve quelque grâce auprès de l'impitoyable .critique, lui aussi parsème son latin de tours bien français, écrit par exemple versus maie tornatos pour des vers mal tournés51 et se révèle assidu promeneur dans la grande Salle du Palais, où se tiennent les libraires au 3e ou au 4e pilier, quand il énonce cette vérité : ,

Mediocribus esse poetis Non homines, non di, non concessere columnae 52.

Telles sont les observations qu'un lecteur attentif peut faire au cours de ces poèmes apocryphes, à l'occasion d'un mot, d'un groupe de mots qui nous livrent quelque chose de l'âme, de la personnalité des auteurs. Mais il y a encore dans les Odes quatre pièces entièrement symboliques et qui nous fixent définitivement sur leurs préoccupations et sur l'époque où ils vécurent. Dans l'ode qu'il adresse au poète et grammairien Aristius Puscus ̂ , Horace conte comment, dans les bois de la Sabine, il fut épargné par un loup bien qu'il fût sans armes,

50. Epode 2, v. 69-70; Opéra Varia, p. 358 : Item quaerit ponere pro quaerit ubi locei fenori Kalendis proximis obscurum est, alienum nec Latinum. Nam ponere pecuniam per se aut nihil significat aut certe galli- cismus est; nec ilte quidem ex usu optimo : neque enim dicimus mettre son argent sed placer son argent.

51. Vers 441. 52. Vers 372-372, et voici la glose du P. Hardouin : Paris lis credns

scriptum poema, ubi in Aula Palatii quae dicitur columnae sunt. quitus tabernae sunt librariae a,pplicitae, au troisième ou quatrième pilier de la grande salle du Pala:'s. Sed et Romae fuere, non columnae tamen. sed pllae.

53. Odes, I, 22, v. 23-24 et voici le commentaire (Opéra Varia, p. 336) : Haec ode commendationem continet verae et christianae pietatis quae graece Qto?i$ii.v. dicitur et eux cornes sit integritas, comitas suavitasque morum. Nam Lalage hoc loco non alia est quam ipsa Pietas christiana. Haec in homine probo dulce ridet, dulce loquitur, hoc est conjuncta cum hilaritate, comitate et urbanitate est. Pone me, Christe, inquit vates, (hoc enim est, Fusce) pone me sub alterutra zona, frigida torridave, in Syrtibus vel in silvis ubi sunt lupi leonibus immaniores, ubique meam cantabo Lalagcn, Pietatem amabo cum hilantate conjunctam. Eccui enim- vero alteri dicere potesl vaies, qui sobrius sit, quam Deo et Christo : Pone me sub zona allerulra vel in Syrtibus vel in silvis plenis luporum?

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QUIMPER. 479 car l'homme qui a la conscience pure est protégé des dieux. Et îl poursuit en disant que partout, même dans les pays les plus sauvages et les plus déshérités, il chantera ses amours et Lalagé :

Dulce ridenlem Lalagen amabo, Dulce loquentem.

Nous reconnaissons bien là le ton habituel d'Horace, un certain goût pour l'idéal moral tempéré par une bonne dose d'épicurisine. Mais nous ne voyons pas clair : toute la pièce est une exhortation à la vraie piété, à la piété chrétienne qui se cache sous le nom de Lalagé où des mortels aveugles ne voient qu'une courtisane. C'est elle seule qui, dans l'homme vertueux, charme par son doux sourire et par son doux langage; c'est elle seule qui s'allie à la gaîté et à la politesse. Et ce que nous prenons pour un poème d'amour et pour une déclaration d'insouciance est un véritable acte de foi, une solennelle promesse au Christ de vivre selon la piété chrétienne. C'est ce même souci d'apologie que nous allons retrouver clans l'ode vingtième du livre II, dédiée à Mécène. Cette pièce nous apparaît comme un éloge du poète lui-même, comme une affirmation de son génie et de l'immortalité qui lui est due. Pour renouveler ce thème qui l'a inspiré plusieurs fois, Horace imagine qu'aussitôt après sa mort il sera métamorphosé en cygne et volera ainsi jusque chez les peuples les plus lointains. Voilà l'interprétation courante et voici la véritable : ce n'est pas le poète qui parle ici à Mécène, c'est le Christ ressuscité et annonçant aux Juifs le triomphe de son église M. Est-ce l'ami de Mécène qu'il faut voir dans cet homme issu de parents pauvres, pauperum sanguis parentum ou le Christ,

5ï. On trouvera le commentaire que nous résumons à la page 343 des Opéra Varia. Voici le début : Prosopopeia haec est Christi triumphantis et Judaeos alloquentis statim ac resurrexit — et la conclusion : Neque horum collectionem carminum lucem aspexisse ante annum circiter 1250. haud gravate assentiar (p. 344).

480 TJN BEETON DU XVIIe SIÈCLE

fils d'un artisan et d'une vierge humble et pauvre ? Est-ce Horace qui peut se promettre d'échapper au Styx, nec Stygia cohibebor unda ou celui qui a connu la mort et la résurrection ? Est-ce vraiment le poète qui se croit transformé en cygne, prêt à voler à travers les nations les plus reculées et les plus sauvages? N'est-ce pas plutôt le Christ qui entrevoit les missions accomplies à travers le monde par ses disciples et par les frères prêcheurs, fils de saint Dominique ? C'est à ces derniers en effet que le poète fait allusion quand il cite les noms de la Colchide, de la Dacie, du pays des Gelons, toutes régions où s'est portée l'activité des Dominicains à partir de l'année 1222, et, quand il mentionne l'Ebre et le Rhône qui connaîtront un jour son œuvre, il songe évidemment aux bienfaits de l'Inquisition dominicaine qui s'est exercée en Aragon, en Catalogne et dans la Narbonnaise. C'est donc à peu près au milieu du XIIIe siècle que nous venons d'être transportés par ce poème allégorique adressé à Mécène : c'est à la même époque que vont nous ramener les deux dernières pièces qu'il nous reste à étudier, l'ode I, 14 au vaisseau de la république, l'ode 111, 27 à Galatée. Toutes deux sont écrites en effet à l'occasion d'un seul et même événement sur lequel nous allons nous expliquer en quelques mots. On sait que les Croisés fondèrent en 1204 à Gonstantinople un empire latin qui devait être renversé en 1261 par Michel Paléologue : le premier empereur fut Beaudoin de Flandre, et après lui vinrent Henri, Pierre de Courtenay, Robert de Courtenay mort en 1229 et qui eut pour successeur un enfant très jeune, Beaudoin II. Or, pendant la minorité de ce prince l'administration de l'Empire fut confiée aux mains du comte Jean de Brienne qui eut à repousser une invasion bulgare et qui mourut en 1237. Ce sont ces événements des environs de l'année 1230 qui ont laissé un écho dans les deux odes que nous venons de citer. Ce navire auquel le poète témoigne tant de sollicitude, ce n'est point le vaisseau de la république romaine ballotté par les tempêtes de la guerre civile, c'est celui qui vient d'annoncer la mort de

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QUIMPER. 481

Gourtenay et qui va repartir avec un nouvel empereur 33. Ne vient-il pas de Byzance, ce bateau dont on rappelle les origines orientales, Pontica jrinus, et ce port qui l'abrite pour l'heure, n'est-il pas celui d'Ostie où va s'embarquer Jean de Brienne ? Et si nous ne sommes pas convaincus, nous le serons quand nous aurons lu l'ode à Galatée prête à partir pour une longue traversée. Cette Galatée n'est autre que la noblesse française décidée à suivre Jean de Brienne à Constantinople et les tempêtes qu'annonce Orion, penché à l'horizon, Pronus Orion, ce sont les malheurs do l'Empire d'Orient, déjà chancelant et proche de son déclin 53. Et c'est ainsi que l'on pénètre le sens vrai d'Horace par l'allusion et le calembour.

Telle est la synthèse que l'on peut présenter des idées originales du Père Hardouin en ce qui -touche les œuvres lyriques et Y Art Poétique d'Horace. On voit d'où il est parti et où il est arrivé/ Puisque Horace ne cite jamais ses Odes et que son tempérament même répugne à ce genre de poèmes, un moderne seul peut être responsable de cette supercherie littéraire. Les bévues historiques, les maladresses de style le trahissent aisément. Les préoccupations religieuses, l'écho des grands événements contemporains qu'on retrouve dans son œuvre font indéniablement de lui un homme du milieu du XIIIe siècle. — Le simple bon sens suffit à faire justice de ce-* stupéfiantes conclusions et il n'est plus besoin de lancer avec Klotz un pamphlet vengeur pour la défense d'Horace57. Ce n'était pas la première, ce ne devait pas être la dernière attaque

55. Opéra Varia, p. 334. Le Père Hardouin. date le poème de la fin dr 1233 ou du début de 1234.

56. Voici quelques remarques, entre autres, du commentaire d'Hiirdouln , sub nomine GaJateae Gallicam nobilitatem clehortatur a Byzantina sch Constantinopolitanai navigatione cum Joanne Brennensi Comité siiscepta anno 1234, ut diximus ad lib. 1, od. H quae est eiusdem argumenti inscripta ad navim. Ut GaJatcam iste pro Gallia poneret didicit iste ex Virgilio in Egloga prima. Et à propos du v. 18 pronus Orion : dixit inge- niose et tecte pro labante et inclinato et .proximo occasui Imperio Orientis.

57. C.-A. Klotz, Vindiciae Q. Horatii, Brème, 1764.

432 UN BRETON DU XVII9 SIÈCLE

contre l'œuvre du bon poète, mais jamais elle n'eut à subir pareille amputation, jamais elle n'eut à redouter les assauts d'un scepticisme plus destructeur et plus radical. Il serait bien facile de faire à notre tour la critique du critique, de lui reprocher ses exagérations, ses ignorances, son inintelligence de certains passages58, sa recherche abusive de l'allusion. Ce serait peine perdue, puisque semblables hardiesses se déconsidèrent d'elles-mêmes. Au reste il n'est pas sans profit de relire parfois ces pages un peu oubliées : il y a toujours. un grain de sagesse dans les têtes les plus folles et une parcelle de vérité dans les thèses les plus absurdes. A force de pourchasser l'erreur et les fautes de goût, les censeurs les plus intrépides signalent, à l'occasion, des difficultés véritables, et nous devons, pour une part, aux Bentley, aux Peerlkamp et aux Hardouin de mieux aimer Horace, d'en mieux sentir la grâce parfaite et l'élégance. Et puis ce n'est pas une société banale que celle du Révérend Père Hardouin. Au cours de sa conversation jaillissent les idées, les souvenirs, les rapprochements inattendus, et sa conviction est si entraînante ! Il écrit dans un latin probe et clair, nerveux et alerte, qui sait démontrer et railler ou piquer jusqu'au vif. Le pauvre Dacier en sait bien quelque chose, pour avoir publié sur Horace ses Remarques critiques avec traduction 59 qui ne sont pas méprisables du tout, mais qui exercent particulièrement la verve satirique de notre auteur et lui font, à maintes reprises, répéter que l'admiration de Dacier s'adresse toujours aux passages les plus ineptes60. L'excellent jésuite cultivait volontiers le paradoxe, il ne prati-

58. Et encore son incompréhension totale des figures de pensée ou de mots. Un exemple entre cent : Odes, I, 3, 40, Iraeunda falmina pro Jovem iracundum commutatio casuum barbara est, Latio indigna.

59. Dix volumes, Paris, 1681. 60. Voici le ton habituel sur lequel il parle de Dacier. Dans l'ode I, 9, il

incrimine les mots stet et laborantes de la première strophe et il ajoute : Et tamen Dacerius. « Ce laborantes est fort beau ». Centies sic exdamat nec tamen fere alibi quant ubi culpandus est vates et inepte scribil. Même remarque, dépourvue d'aménité, aux odes I, 12, 45, IV, 14, 47, etc.

LE PÈRE JEAN HARDOUIN, DE QtlMPER. 483

quait peut-ctre pas assez l'humilité et la charité chrétiennes. Il était né pour éditer et commenter V Histoire naturelle de Pline, pour classer et expliquer des monnaies ou des médailles, pour écrire l'histoire de ces conciles dont il contestait l'existence 61, mais la fleur de poésie était un peu frêle pour ses mains rudes, et la Muse, qui s'était plu à ceindre d'une couronne de laurier les tempes du poète de Venouse, avait oublié de sourire au berceau de ce Breton.

(A suivre.)

61. Collection des Conciles, 1715, 12 volumes in-folio.