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LE CORPS SAINT Du déni à la jouissance Paul-Laurent Assoun L'Esprit du temps | Champ psy 2004/1 - no 33 pages 11 à 27 ISSN 1266-5371 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2004-1-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Assoun Paul-Laurent, « Le corps saint » Du déni à la jouissance, Champ psy, 2004/1 no 33, p. 11-27. DOI : 10.3917/cpsy.033.0011 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Esprit du temps. © L'Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.141.47.28 - 08/04/2013 22h02. © L'Esprit du temps Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.141.47.28 - 08/04/2013 22h02. © L'Esprit du temps

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LE CORPS SAINTDu déni à la jouissancePaul-Laurent Assoun L'Esprit du temps | Champ psy 2004/1 - no 33pages 11 à 27

ISSN 1266-5371

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2004-1-page-11.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Assoun Paul-Laurent, « Le corps saint » Du déni à la jouissance,

Champ psy, 2004/1 no 33, p. 11-27. DOI : 10.3917/cpsy.033.0011

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La sainteté ne peut-elle être envisagée comme l’expé-rience corporelle où culmine le déni du corps ? Tel esten effet son paradoxe. D’un côté, c’est la mise en acte

de l’extrême ascétisme ; de l’autre, c’est la sollicitation la plusintense du corps, afin d’accomplir son déni… Ce détour parl’expérience de sainteté permet de mesurer l’opération de dénidu corps, en sa dimension inconsciente et en sa forme accom-plie.

UN DÉNI QUI SERAIT DU CORPS ?

Sous l’expression de « déni du corps », on serait tentéd’entendre immédiatement une négation et un refus du corpsen sa réalité, physique et pulsionnelle. Ce serait méconnaîtrele poids du terme proprement freudien (Verleugnung). Celui-cidésigne assurément une négation, mais en forme de« démenti », voire de « désaveu ». Il faut y voir bien plusqu’une méconnaissance, soit une véritable opération psy-chique. Cette opération est inséparable de son contexte, soit la« castration ». Le déni, en son vif, dément la réalité de la diffé-rence sexuelle, mais du même coup il est expérience – trauma-tique – du réel impensable, celui de la castration.

C’est pourquoi il y a bien une « action psychique », sanscesse à re-produire, à distinguer de la « scotomisation »

Le corps saint,Du déni à la jouissancePaul-Laurent Assoun

Paul-Laurent Assoun – 146 bd du Montparnasse 75014 Paris

Champ Psychosomatique, 2004, n° 33, 11-27.

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(Laforgue) qui serait une action de négation réussie une foispour toutes ; et cette action laisse un reste, qui fait qu’elle esttoujours à refaire. C’est ce qui donne vue sur la question de laperversion1 et du fétichisme2.

Ce rappel vaut comme avertissement d’avoir à savoir ceque l’on dit, quand on parle de « déni ». Cela aiguise laquestion : y a-t-il une mise en déni du corps ? Comment penserl’opération psychique (inconsciente) qui viserait la corporéitémême?

L’expérience de mortification sanctifiante fait contrasteavec les figures contemporaines du corps, aux antipodes d’undéni du corps, soit de sa sur-affirmation. Mais précisément ona affaire à un chassé-croisé des plus éloquents : d’un déni quipourrait bien faire surgir le corps et d’une mise en avant ducorps qui en dissimulerait un déni secret. On interrogera doncen quoi cette stratégie peut éclairer les cliniques du corps,ressaisies par le sujet inconscient, jusque dans la conditioncontemporaine 3.

Il n’y a donc pas là que dépaysement historique : ce qui sedéploie dans l’expérience de la sainteté pourrait bien valoircomme un paradigme de cette sollicitation du corps, commelieu de déjection héroïque : ce que l’imaginaire moderne metà son programme, de façon plutôt laborieuse, se trouve iciporté à un point d’incandescence, avec un réalisme effrayant.

DU CORPS TENTÉ AU CORPS-TÉMOIN

Si la sainteté apparaît résolument du côté de l’expériencedite « spirituelle » – le terme sanctus signifie ce qui est« consacré » et « vénéré » –, il suffit de se référer auxchroniques hagiographiques pour qu’un constat s’impose : lasainteté affecte le corps de la façon la plus décisivementcharnelle – ce qu’illustre exemplairement le paradigmechrétien des « vies de saints ». La sainteté est d’abord unepropriété ou une vertu – celle d’un objet ou d’un lieu : pour quel’on puisse appliquer le mot à une «personne», incarnant cettevertu, il faut que celle-ci ait été l’actrice d’une opération desanctification. Or, ce qui « crève les yeux», à lire les récits desaints, c’est que celle-ci met le corps en acte.

D’abord en ce que le candidat à la sainteté subit les priva-tions et sévices qui en font un corps éprouvé. La « tentation »

1. P.-L.Assoun,Lepervers et la femme,

Anthropos/Economica,1989 ; 2e éd. 1995.

2. P.-L .Assoun,Lefétichisme, P.U.F.,Que

sais-je ?, 1994 ;2e éd. 2001.

3. P.-L.Assoun,« Jouissance dumalaise.

L’hypermoderne àl’épreuve de la psychana-

lyse », inL’Individuhypermoderne, sous la dir.

deNicoleAubert, Erès,2004, p. 103-118.

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passe par le corps, elle le met par là même en acte de façon«hypercharnelle ». Elle n’est pas une vague inclination, maisune épreuve et une guerre, dont le corps est le lieu autant quel’acteur. La lutte avec les « démons » oblige le futur saint à uncombat physique acharné : le « démon » est précisément ceprincipe qui se sert du corps pour parvenir à ses fins, ce quiplace le corps pulsionnel lui-même en position d’altéritédémoniaque : le saint est amené à combattre, tel saint Antoinesoumis à d’infinies « tentations », son propre corps devenant« ennemi intime». Ces tentations ont le pouvoir quasi halluci-natoire d’actualiser l’objet de la pulsion, en un kaléidoscopedont Flaubert tirera toutes les ressources, entrevoyant que lemoine, c’est la pulsion, puisque l’objet de la pulsion ne prendjamais autant de relief que pour et par le corps tenté !

Le saint homme pourvoit à l’attaque démoniaque par ladouble arme du jeûne et de la prière, soit de l’ascèse qui opèrela réduction pulsionnelle, par une mortification sans pitié et del’appel à l’Autre divin, au bord de la détresse.

Mais c’est dans lemartyre que culmine la mise à l’épreuvedu corps, au bout de son combat ad majorem gloriam Dei : lesaint est un corps-témoin, conformément à l’étymologie quifait du «martyr » un témoin au sens le plus littéral. La Passionchristique en constitue assurément le modèle : le martyr atteintla sanctification sur le modèle d’imitation du Calvaire. Ce quesaint Pierre énonce au seuil de son martyr : « C’est vous,Seigneur, que j’ai souhaité d’imiter » (I, 422). Il y a pourtantune différence décisive : le Christ s’est vu imposer sa Passion,là où le saint la recherche et en fait une fin, au nom du Christcrucifié. C’est à ce titre qu’il « paie de sa personne ».

De l’épreuve de la tentation à l’épreuve du martyre, de lalutte avec le démon au combat avec le bourreau, le corps saintest impliqué, en ce que c’est le lieu de franchissement d’unseuil. La sainteté suppose le ravalement extrême, qui trouveson apothéose dans le martyr : là le saint est en quelque sorte« à son affaire ».

LE CORPS DANS LE DEVENIR-SAINT

Sur toute la longueur de l’histoire de saint, le corps 4

s’impose donc. Il faut y voir de plus près dans cette cliniquedu corps saint, qui pourrait éclairer en retour de façon

4. P.-L.Assoun,Corps etsymptôme. Leçons depsychanalyse,Anthropos-Economica, 2e éd. 2004.

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inattendue ce moment de sanctification dans les pathologiescorporelles modernes.

Cette clinique du corps sanctifié, nous la chercherons dansun document privilégié de la tradition hagiographique, laLégende dorée de Jacques de Voragine 5, compilation deshistoires qui « doivent être lues » (c’est le sens propre deLegenda) et s’inscrivent en caractères d’or dans la sagessechrétienne, en dictant la temporalité dans les calendriers : lenom du saint correspond, il ne faut pas l’oublier, à un événe-ment du corps, le saint recevant en quelque sorte son baptêmede son martyr (les « natalices » désignant le moment précis denaissance à la sainteté,une fois son martyre accompli).

On ne se préoccupera pas outre mesure, en compulsant ceLivre d’or de la sainteté en sa version chrétienne, de la véridi-cité de ces récits – réquisit d’objectivité historique déplacé enl’occurrence. Une «vie de saint » est faite pour être lue et crue,c’est-à-dire rendue crédible d’être livrée à la lecture et desoutenir la jouissance de la communauté à laquelle elles’adresse. Mieux : la « vie » réellement vécue du saint – sesexploits et ses épreuves – se complète nécessairement du récitqui le constitue – tant la jouissance se complémente dudiscours6. Ce discours dit « hagiographique » est donc légiti-mement caractérisable comme ce qui donne corps (d’écriture)à la jouissance sainte – expression dont nous nous assureronsen scrutant, dans ce texte foisonnant, le rôle du corps dans ladialectique du devenir-saint.

Cette lecture a pour nous un enjeu psychanalytique, articuléaux « cliniques du corps » articulées au savoir inconscient 7 :celui de saisir sous quelles figures se manifeste le retour dansle corps de l’expérience du saint. Ce qui surgit est une véritableanatomo-physiologie fantasmatique du corps saint.

De fait, la Légende dorée peut apparaître comme uneanthologie des supplices. Le dénouement de la vie de saintcomporte quasi fatalement le passage par le martyre (quoiquele « martyr » soit distingué, en toute rigueur, comme uneespèce du genre « sainteté », à côté des « apôtres », des« confesseurs » et des « vierges »). Ces derniers sont tous ettoutes des martyrs potentiels et réels. Comment le saintmourrait-il dans son lit ? Saint Antoine, l’un des rares saintsmajeurs à avoir échappé au martyre, semble s’excuser de cettedispense de martyre par une vocation d’ascèse exceptionnelle.

Pourquoi le martyre s’impose-t-il ? La raison en semble

5. Jacques deVoragine,dominicain (1225/1230-

1298) composa saLégende dorée avant

1264.On en trouve uneédition accessible, celle

publiée en 1967 (Garnier-Flammarion, 2 vol.).

6. J. Lacan,LeSéminaireXVII, L’envers de la

psychanalyse,LeSeuil, p. 91.

7. P.-L.Assoun,Leçonspsychanalytiques sur

Corps et symptôme, 1997,op. cit.

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évidente : les saints paient, avec une exaltation joyeuse, leurrésistance à l’impiété au prix le plus fort, celui de la torturesous les formes les plus invraisemblablement cruelles, qui, onle verra, finissent par épuiser … le bourreau, laissant la palmedu triomphe aux victimes. Le martyr ne serait donc que lecorrélat d’une conjoncture, celle de la lutte avec le pouvoirimpérial, obligeant celui qui confesse la foi à en être le résis-tant héroïque, dans un monde où cette foi est soumise à lapersécution. Cela ne suffit pourtant pas à établir l’essentiel : lemartyr comme événement est en fait la seule preuve possiblede la détermination sainte, mieux : il se révèle comme unimpératif catégorique de la jouissance du saint, dans la mesureoù, par le médium de l’arsenal des instruments de torture,s’accomplit l’action probatoire de sainteté.

Le futur saint amène son corps dans le martyre : il doitdonc, pour accomplir sa résistance héroïque, venir à bout dece corps vulnérable et exposé à la douleur. Mais au bout decette résistance, ce qui surgit c’est bien un autre corps.

C’est l’exhaustion d’un corps de la jouissance que réalisel’opération de sanctification. Il convient donc de décrire avecquelque précision clinique cette opération, avant de sedemander, avec les ressources de la métapsychologie, dequelle texture est fait ce corps-là.

LE CORPS MARTYRISÉ

Le tableau corporel des sévices infligés aux saints prend lesens d’un tableau à la Bacon. On a affaire à un corps flagellé,déchiqueté, décapité, lacéré, écorché, carbonisé, grillé,découpé …

La pluie de qualificatifs, comme en écho de la « surqualifi-cation» du corps masochiste dans le résumé freudien8, suggèreque le martyre (comme procédé) met le corps du martyre(comme sujet) dans tous ses états en le mettant en morceaux.Ce qui surgit dans ce tableau, c’est l’organe, en quelque sorte« isolé » et mis en relief par les sévices.

Quelques «morceaux de bravoure » de cette chronique del’horreur en illustrent les enjeux. A qui donner la palme ? Aucorps lacéré par les peignes de fer et désossé ou au corpsbrûlant dans les chaudières ?Après réflexion, Voragine sembletenté d’attribuer la palme du super-martyr à saint Laurent,

8. S. Freud,Leproblèmeéconomique dumasochisme. Cf.P.-LAssoun,Leçons psycha-nalytiques sur Lemasochisme,Anthropos/Economica,2003.

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soumis au supplice du gril et littéralement « rôti ». Distinctionparticulièrement prestigieuse, quand on a lu l’ensemble dessévices des saints « concurrents ».

Au-delà des arguments de circonstance, un élémentapparaît : c’est que la technique du «gril » permet de retournerles organes un par un. En le retournant, comme sur unbarbecue, chaque organe de ce corps se trouve brûlé et corrodéavec le maximum d’efficacité, décuplant ainsi l’expression desouffrance. On aura compris que le sadisme pourra trouverdans les Vies de saints un incomparable modèle et que Sade nefera que démarquer ces épreuves en les faisant appliquer à sesvictimes, tandis que les masochistes modernes y trouveraientune inspiration non négligeable.

Par la grâce terrifiante de ce corps hypermartyrisé, saintLaurent est promu «martyr des martyrs » : à lui, Laureus, leslauriers du martyr – preuve que les lauriers sont, autant que lesigne de l’idéal, le fruit de la sueur et du sang.

Il est clair que ce qui se révèle, c’est l’assimilation du corpsà une viande. Le bourreau se fait ici boucher. Mais il n’est pasmoins remarquable que c’est justement réduit à ce «paquet deviande » que le saint accomplit sa victoire.

Pour résister à cette torture inhumaine, il lui faut bien sedétacher de ce corps vulnérant, accédant à une extériorité elle-même inhumaine. Sainte Christine, l’une des saintes les plussuppliciées, est celle qui manifeste la rage la plus tenace enversson tortionnaire, qui n’est autre que son propre père qui la faitfouetter, lui fait racler les chairs avec des peignes au point dedisloquer ses membres : « Christine prit alors de sa chairqu’elle jeta à la figure de son père en disant : “Tiens, tyran,mange la chair que tu as engendrée” (I, 470). Voici ce quipourrait trahir le gain du supplice chez une fille révoltée contreson père et ses dieux : jeter à la figure du «paternel » indigneun fragment de son corps disloqué et lacéré. Même jetée dansune fournaise, les mamelles coupées (dont il coule du lait aulieu de sang), et la langue même sectionnée (qu’elle avait si« bien pendue»), elle y oppose la jouissance victorieuse de sesorganes, qu’elle peut jeter à la face de ses tortionnaires.

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AU-DELÀ DE LA DOULEUR

Le discours hagiographique est fait pour narrer une invrai-semblable résistance à la douleur. Il ne s’agit donc pas d’évo-quer la question même de sa vraisemblance. Quelles endor-phines ne devait sécréter le corps martyr, qui laisse loinderrière les automutilations ? La question est plutôt : où setrouve le martyr pendant l’extrême passivation à laquelle il estsoumis ?

On sait que, selon Freud, la douleur se distingue de lapulsion par le fait qu’elle ne se refoule pas : elle ne peut fairel’objet que d’un influencement toxique ou d’une diversionpsychique9. Le corps martyrisé pourrait bien inventer unetierce stratégie : le « toxique spirituel » agit là physiquement.

Ce qu’on aperçoit, c’est une ligne de franchissement qui,plutôt qu’une érogénéisation du corps, se présente comme undosage de la pulsion de mort par la destructivité du corps et del’érotique. Au nom de l’Autre, le saint endure le pire – d’oùjaillit un «drôle de plaisir ».

On en perçoit la résonance dans les formes d’autodestruc-tion – du kamikhaze aux stratégies d’immolation – qui réacti-vent une opération d’auto-déjection qui comporte unesemblable désintrication pulsionnelle. C’est celle-ci qui rendpossible un déni du corps de douleur torturé, non pas au nomd’un simple « courage » (qui en de telles épreuves visiblementne suffit plus), mais d’une jouissance supérieure, par l’intru-sion d’une jouissance autre, inaccessible au tortionnaire.

L’HAGIOGRAPHIE COMME «ORGANOLOGIE»

Il est clair que l’écriture des vies de saints nous approchede cette étrange équation : le saint, c’est l’organe. Ce quiarticule la martyrologie à une «organologie »10.

Réduit à ses extrémités, le saint l’est en effet littéralementpar le protocole du martyre – si l’on entend par « extrême» à lafois « ce qui est tout à fait au bout » et ce qui est « au plus hautdegré ». C’est en étant « à la dernière extrémité » que le corpsdu saint éprouve ses limites. Si le « moi » est, en tant que« projection d’une surface », un être de limite11, on peuts’aviser que le moi ne se sent jamais plus être que dans cetteexpérience-limite (la seule qui mériterait la mention border

9. S. Freud,Pulsions etdestins des pulsions. CfnotreCorps et symptôme.Leçons de psychanalyse,op.cit.

10. P.-L.Assoun,Corps etsymptôme. Leçons depsychanalyse, op.cit., p.129 sq.

11. op.cit., p. 157 sq.

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line que la psychopathologie paresseuse distribue dès qu’elleéchoue à penser la raison structurale du symptôme).

Le destin en est clairement fétichiste. Ainsi le doigt parlequel Jean Baptiste désigne le Seigneur résiste héroïquementà toute tentative de combustion.

L’organe (du) saint a vocation à se fétichiser, dès lors que,détaché du corps par l’action de grâce du martyre, il révèle sapuissance, au-delà de la mort. Par le supplice, l’organe en vientà exister pour lui-même. Il est clair qu’il s’érige par là-mêmeen équivalent du phallus et qu’il fonctionne comme tel dansl’hallucination de telle dévote, visionnant ce pouce d’uneblancheur éclatante. On ne peut mieux figurer « l’éclatphallique » dont est revêtu électivement l’organe sanctifié parle martyre. Reliquat précieux, il prend date pour son moded’emploi comme relique. C’est en effet sous la forme de larelique que se recycle la jouissance du saint déchet …

LE DIVIN MASOCHISME

L’air de famille entre le saint et le masochiste doit bien êtrefondé. Mais il serait stérile de réduire l’opération de la saintetéà une sorte de poussée de la perversion masochiste vers le haut.Le vrai point commun est cette rencontre du sujet avec unejouissance ineffable, par son advenue à une position d’objet.

On ne peut s’arracher à l’impression que, dans la versionqui en est donnée, c’est le saint qui organise son supplice, quidu moins le met en scène. La cruauté du bourreau suit l’esca-lade de la joie du martyr, en une synchronie suspecte. Chaquenouveau sévice (on sait que le terme ne s’écrit normalementqu’au pluriel, comme s’il avait vocation à faire série) ouvre desvoies inédites à la jouissance victimaire. Loin de se plaindre, lemartyr semble utiliser les sévices infligés aux fins de sonaccomplissement. Saint Augustin suggère que le tyran persé-cuteur offre au martyr l’accès à la sainteté. A la fin, aux portesde la mort, on trouve face à face le bourreau, inepte et sommetoute passif, face à un saint qui, « mis en pièces », semblemener le jeu, devenant l’acteur sublime d’une histoire sordide.Le bourreau aura ainsi été l’outil de la glorification de lavictime, son viatique vers la sainteté.

On sait que le sadique se soutient de l’idée de sévicesinfinis administrés à une victime, ce qui en suppose l’immor-

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talité virtuelle. Le saint semble lui-même virtuellementimmortel : plus exactement, il semble prendre une option surla pérennité dans une « autre vie », en sorte qu’il n’est pasexagéré de dire que son bourreau est l’instrument de cettebéatification par la souffrance et qu’ainsi il lui fait don del’immortalité, celle que le culte des reliques, esquissé sur letombeau du corps martyr, érige en pratique pérenne.

Abien y regarder, tout se passe comme si le bourreau réali-sait le démembrement et l’éviscération d’un corps, qui rendpossible sa réunification spéculaire et salutaire, celle du «corpsglorieux».

Ainsi Saint Pierre demande-t-il à être crucifié la tête en bas :c’est lui qui décide donc de la mise en scène de son supplice,semblant en rajouter à la cruauté du bourreau. En fait, il ysignifie un acte de modestie : « parce que je ne suis pas digned’être sur la croix de la même manière que mon Seigneur,retournez ma croix et crucifiez-moi la tête en bas » (Légendedorée, I, 422). Cette translation qui est littéralement uneperversio pourrait bien symboliser cette transmutation de lajouissance, espèce d’inversion du sens par le forcing même dela jouissance du calvaire, y ajoutant une embolie.

MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA SAINTETÉ

Que peut-on dire de précis sur cette opération, au-delà del’histoire racontée ? Ce qui est au centre, c’est bien l’organe etson insondable « plaisir ». Freud situe l’Organlust comme unedonnée basique autant qu’énigmatique.

Mais on n’a naturellement pas affaire à un simple auto-érotisme. L’organe est, au cœur du martyre, le point derencontre d’une douleur irreprésentable et d’une profondesatisfaction. Cette Befriedigung, acquise au prix et au cœurd’une douleur des plus térébrantes, s’obtient par la voie suprê-mement paradoxale d’une désunion pulsionnelle aiguë,produite par l’action avasive du tortionnaire. A l’arrière desactes destructifs, on trouve une élation narcissique, comme lepostule Freud. Il y a donc à penser, à l’arrière de cette formi-dable destruction organique, une décharge narcissique. C’estelle qui libère la puissance de l’organe.

On comprend comment le martyr peut suborner ses proprespulsions d’auto-conservation en ouvrant à la « libido du moi »

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les promesses d’une union avec les pulsions de mort. Au boutdu processus, par la victoire remportée sur le corps, se libèrela jouissance de l’autre corps.

LE PASSAGE À LA LIMITE

Si le masochiste, alors qu’il se fait l’objet docile de l’Autre,quête, en sa demande fantasmatique inconsciente, selon lamagnifique intuition clinique de Lacan, l’angoisse de l’Autre12,que quête au juste le saint ?

S’il se fait l’objet, rôti au feu du bourreau, n’est-ce pas pourfaire surgir l’objet cause du désir divin ? C’est à cette fin qu’ils’identifie au « déchet ». On comprend l’opération qui passepar le corps : s’il se fait « paquet de viande», aux mains de son« boucher », c’est qu’il veut déconnecter le corps putride del’incarnation de ce corps de jouissance et libérer « l’objet ».L’« objet a » se trouve subjectivé par le saint. Telle est la foliedu saint : il se prend pour l’objet a, il l’accomplit au point decroire le réaliser.

On sait que dans l’Ancien Testament, Job, sur son fumier,était sur cette pente de s’identifier au déchet et que la Paroledivine intervient pour le décoller de cette jouissance amère aumoyen du rappel simultané du primat du symbolique et ducaractère irréductible du réel, en tant que l’origine en estmasquée13. L’élection du Juif est de se porter candidat, pour lepire comme le meilleur, à cette fonction, mais c’est dans latranse permanente de ne pas l’incarner correctement – d’oùson rapport à la loi et aux médiations symboliques. Le saintchrétien, lui, prétend incarner l’objet, in corpore. La saintetéchrétienne opère un passage à la limite, dont l’Organlust, traitépar la pulsion de mort, est l’instrument (l’organon).

LE SAINT SELON FREUD : DU TABOU À L’AMOUR DUPROCHAIN

Chez Freud, il est plus question du saint comme caractère(das Heilige) que du saint comme personne (der Heilige).Rappel en soi intéressant qu’être ou devenir un saint, c’estincarner une propriété. Il faut donc repartir de ce qui fait attri-buer à une chose le caractère « saint ».

Le caractère « saint » apparaît en corrélation avec le

12. P.-L. Assoun,Leçonspsychanalytiques sur la

masochisme, op.cit.

13. LaBible.LeLivre deJob, commenté in P.-L.

Assoun,Leçons psycha-nalytiques sur lemasochisme,

Anthropos/Economica,2003.

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« renoncement pulsionnel » (Triebverzicht). Le cérémonialobsessionnel mérite la caractérisation d’« action sainte »(heilige Handlung)14. Est « déclaré saint » ce « morceau desatisfaction pulsionnelle auquel on a renoncé » et que « l’onoffre en sacrifice à la divinité »15.

Reste à comprendre comment un tel renoncement donneaccès à une telle jouissance. Freud situe cette jouissance ducôté de l’hystérie, comme l’atteste l’allusion des Etudes surl’hystérie aux «délires hystériques des saints et des nonnes»16.Cela pourrait situer l’endurance du martyr du côté d’une« auto-hypnose ». Mais c’est le « tabou » qui livre l’entréedécisive dans la question – soit l’interdit du toucher et l’ambi-valence corrélative. L’examen du tabou révèle sa double signi-fication, comme « saint » (heilig) et « impur » (unrein)17. Le« remarquable concept de sainteté » assigne donc l’importancedu « caractère d’interdit » (Verbotcharakter) inhérent au« saint » : «Le saint est avec évidence ce qui ne peut pas êtretouché »18.

Cela pourrait éclairer le paradoxe du saint comme «sujet » :c’est littéralement « l’intouchable ». Il a beau être traversé parles tentations et les sévices, son corps demeure intègre, séparéet impénétrable, aux démons comme aux bourreaux.

LA « TOUSSAINT » DE L’HOMME AUX LOUPS

Il est d’autant plus précieux de relever dans la dialectiquede la névrose ce moment de vénération des icônes saintes.Ainsi surprend-on chez l’Homme aux loups dans son enfance,pendant sa période religieuse et mystique, un étrange cérémo-nial : « Il avait aussi l’habitude, le soir, avec un fauteuil surlequel il montait, de faire la ronde devant toutes les images desaints (Heiligenbilder) qui pendaient dans la chambre et de lesembrasser une par une assidûment »19.

Qu’est-ce qui fait que notre obsessionnel en herbe intègre leculte des saints dans sa religion privée ? C’est que cette « rondede saints » fournit l’iconologie idéale d’imagos protectrices.Il a donc soin de n’oublier personne dans son hommagevespéral. Les saints fournissent, au moment de commencer levoyage du sommeil et du rêve, les préservatifs sacrés contreles démons … et les loups. Cela lui permet de soutenir son« renoncement pulsionnel ».Ainsi les tentations masturbatoires

14. S. Freud,Actionsobsessionnelles etexercices religieux, 1908,GesammelteWerke,VII, 130.

15. S. Freud,La“moralesexuelle civilisée” et lanervositémoderne,G.W.VII, 150.

16. S. Freud,Etudes surl’hystérie,Communication prélimi-naire, § 2,G.W.I, 89.

17. S. Freud,Totemettabou, G.W.IX, 83.

18. S. Freud,L’hommeMoïse et la religionmonothéiste, G.W.XVI,268.

19. S. Freud,Àpartir del’histoire d’une névroseinfantile, sect. II,G.W.XII, 40.

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sont-elles déjouées par ces amulettes sacrées.On notera que les figures des saints ont un corps, sur lequel

il dépose son pieux baiser. Ces figures font série, ce qui offreau rituel compulsionnel une ligne de répétition précieuse. Pasquestion d’oublier, pour ce sage enfant, une seule vignette danssa ronde de baisers. Peut-être alors le démon qui en est l’enverspourrait-il se venger …

DE L’AMOUR DU PROCHAIN AU «FAIRE DÉCHET»

Quand Freud envisage le saint comme sujet, ce qu’il meten évidence est la question de « l’amour du prochain et de lacharité » – le modèle en est donc la sainteté assisienne.

Saint François d’Assise donne l’exemple de cette « organi-sation » qui consiste à mettre l’autre à la place de son principede plaisir.

Lacan corrige ou plutôt précise : «Un saint, pour me fairecomprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire ledéchet »20. Et pour qu’on comprenne mieux encore, il préciseque le saint, de s’identifier au déchet, « décharite » ! Il fautcomprendre qu’il vise et incarne un point au-delà de la charité.Il n’est pas que charitable, puisqu’il se fait le déchet de l’Autre.Le saint va en ce sens au-delà de la charité, qu’il n’accomplitqu’en la transgressant. Alors que le charitable met sonprochain à la place de sa « Chose », le saint va jusqu’à semettre, comme objet, à la place de la Chose.

Au fond, Lacan radicalise l’idée, déjà suggérée par Freud,d’un mélange intime du « saint » avec l’« impur ».

Ce passage par l’abjection absolue a un enjeu majeur : c’estde « l’objet a incarné » qu’il s’agit. Rien que ça ! S’il y a eneffet quelque chose qui répugne à l’incarnation empirique,c’est bien l’objet a 21, cet objet « cause du désir » – si ce n’estdans cette caricature qu’est le fétiche, prothèse laborieuse etartifice22. L’enjeu de l’opération de sainteté, sa folie, c’est del’incarner, cet objet a – ce qui le rapproche décidément dumasochiste 23 : « ça recoupe bien des étrangetés des vies desaints » dit Lacan avec pertinence (comme s’il avait luVoragine, qui regorge en effet de ces « étrangetés » canoni-sées !).

Il y a bien une excentricité de la vie de saint. On comprendcomment un nommé Oscar Wilde est passé de l’excentricité

20. J. Lacan,Télévision,Seuil, p. 28.

21. P.-L.Assoun,Lacan,P.U.F.,Que sais-je ?,

2003.

22. P.-L.Assoun,LeFétichisme.

23. P.-L. Assoun,Leçonspsychanalytiques sur lemasochisme, op. cit.

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cynique à la tentation de la sainteté, comme l’atteste son pathé-tique De profundis. Qu’est-ce qui donne vertu à la souffrancede mener le pervers de la veille vers la sainteté ? Ce n’est pas,comme on le pense, quelque métamorphose miraculeuse ouédifiante : sous la pression du persécuteur, c’est l’accomplis-sement d’un trajet, voire d’une vocation. Le pervers estpolarisé sur cet objet cause du désir dont il est le spécialiste enquelque sorte, sous sa forme imaginarisée qui en fait un« pousse-à-la jouissance » : sous l’effet de la souffrance, cetobjet qu’il soutient de son clivage et dans ses effets dans sesautres, séduits et complices, voilà qu’il en vient à l’incarner,lui prêtant chair.

Sur le versant du féminin, on comprend en quoi, de laprostituée à la sainte femme, il y a une translation possible, làencore moins par métamorphose de personnalité que parmutation de la fonction du déchet, qui donne la vraie mesurede la « conversion » de Marie Madeleine.

On comprend surtout en quoi cela implique radicalementle corps. En détruisant la chair avec l’aide de son bourreau, lesaint se met en position d’incarner l’objet a, en ses « appen-dices corporels ». Il se peut que l’organe en vienne à débiterde l’objet a. N’est-ce pas ces «bouts de corps » que les adeptesviennent vénérer, comme fragments d’« objet a » ? Ce sont ces« extrémités » ou fragments appendiciels qui vont être adoréssous le nom de « reliques ». On sait que la « géniale tripière »,surnom lacanien de Mélanie Klein, a montré, voire exalté lapuissance de « l’objet partiel ». Parler de « tripes » n’est icinullement déplacé. C’est bien de cela qu’il s’agit : il y a bienun moment de « triperie » dans la sanctification, dès lors quel’objet partiel se trouve glorifié. Mais c’est un «objet a », dèslors qu’il soutient un désir collectif d’une puissance sidérante.C’est à cette sainte fin que le saint se fait littéralement é-triper,poussant le corps à la perfection … du déni.

Cette assimilation à l’objet partiel va si loin qu’elle dessinel’équation saint = sein, comme dans le cas de saint Françoisallaitant sainte Claire – preuve que le saint peut acquérir desmamelles. Mais dans la mesure où cela engage une phallicisa-tion du corps, comme le montre le priapisme hypocon-driaque24, on doit donc développer l’équation : saint = sein =phallus. La signification inconsciente du saint peut doncs’écrire comme déchet phallicisé.

On comprend où situer l’auréole du saint : à l’interface de

24. Propos de J.K.Huysmans à la vision de laTentation de saintAntoinedeGrünewald, inHuysmans : lesGrünewald duMusée deColmar.Des “Primitifs auretable d’Issenheim”,Hermann, 1988, p. 43.

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l’éclat spéculaire et de l’éclat d’objet a – ce dont le corps porteélectivement témoignage.

L’expérience de déréliction conduit les sujets dans unedialectique de l’effroi que l’expérience des saints éclaire.Ainsidu torturé et du déporté : l’action abjectante des bourreaux ouinquisiteurs modernes, en position d’acculer le sujet à se mettreen position de déchet, le pousse à une sainteté malgré lui, quidonne la version moderne du martyrologue.

LA TENTATION DE LA SAINTETÉ DANS LE MALAISEDE LA CULTURE

Cette traversée vertigineuse de l’univers des saints n’est pasqu’un dépaysement : elle permet d’avoir vue sur une lignerouge troublante du style actuel du malaise de la culture. Il y alà une vérité structurale : qui fait le déchet, de gré ou de force,a vocation potentielle à la sainteté.

Ainsi voit-on venir sur le devant de la scène de la psycho-pathologie moderne des figures en quelque sorte relookées dela sainteté. Il s’agit, pris en masse, de sujets qui, de s’envisagerélectivement « sur la face objet », font de leur préjudice unmode d’idéalisation25.

La porte-voix en est l’anorexique qui donne, à l’instar du« champion du jeûne » ou « artiste en faim» kafkaïen, l’imagesaisissante d’une identification au déchet. L’« anorexiesainte »26, voilà qui confine au pléonasme, tant l’anorexiquefait des épreuves imposées à son corps, pour triompher dudémon de la faim, un accès à une forme de sainteté. Le corpsvidé de son circuit de besoin se voit ouvert les vannes internesd’une jouissance. Ainsi l’anorexique, se faisant déchet, fait-elle la sainte…

Tous les « exclus » du système, qui en incarnent le déchet,ont donc vocation à être « recyclés » dans une économie dejouissance qui, hors du cadre symbolique de la religion, suren-chérit sur des figures de sainteté. Quitte d’ailleurs à trouverdans quelques figures charismatiques en odeur de sainteté unpatronage, d’Emmaüs à Calcutta.

Le déni du corps – au sens courant de « refus » – n’est ence sens que poudre aux yeux pour la véritable opération,ressaisie depuis la scène inconsciente, soit le surgissementd’un corps de la jouissance. Bref, le déni devient stratégie de la

24 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

25. P.-L.Assoun,Lepréjudice et l’idéal. Pourune clinique sociale du

trauma,Anthropos/Economica,

1999

26.Bell,L’anorexiesainte, P.U.F.

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jouissance. Elle fait surgir, au-delà de la castration, cette« jouissance de l’Autre » que Lacan situe du côté du Corps.Bref, le déni fait flamber le corps…

LE MÉDECIN, LE SAINT ET L’ANALYSTE

Etrange trilogie, qui est pourtant imposée à notre réflexionpar la dialectique précédente.

La pathologie organique ouvre les voies d’une telleadvenue du sujet en position d’objet. L’histoire de la maladiepar le malade n’est pas sans affinité avec l’histoire de saint, àcela près qu’elle est autographique : confirmation que l’on neparle jamais si bien de soi qu’en se plaçant en position d’objet.De « souffrir le martyr », le sujet retrouve la position dont nousavons décrit les modalités. Que l’expression ait désigné unesouffrance extrême, plaçant « le martyre » en superlatif dedouleur, revient à aligner le corps extrêmement souffrant danscette lignée.

Comment ne pas voir que la déréliction extrême du corpsdans les « fins de vie » répète le trajet de sanctification (malgrésoi), le sujet étant réduit à l’extrémité de sa résistanceorganique, jusqu’à se réduire à son propre organe ? Seulement,le dispositif dit « palliatif » prend le relais, avec l’idée d’unemort humanisée sous l’égide de la science, là où le saint faisaitde l’inhumain la condition même de la sublimation. La mortsainte, considérée en sa débâcle physiologique, était tout saufune «belle mort » : c’est de « souffrir mille morts » que le saintconvertit la laideur même en jouissance supérieure.

On comprend que la représentation littéraire et plastique dela déréliction sainte ait contribué à faire émerger l’imageprémédicale du corps ravagé – celui décrit comme « l’hosannade la gangrène, le chant triomphal des caries », corps sur lequel«mamelonnent des furoncles et percent des clous »27.

Le médecin lui-même a pris, à l’ère de la science, le relaisde la médication sainte – ce qu’indique la médiation de saintCôme, le saint médecin, espèce d’Hippocrate chrétien. Larelique est investie, il ne faut pas l’oublier, des vertus dupharmacon, puisque le morceau de corps sanctifié a pouvoirde guérison. Il convient d’y reconnaître l’effet thaumaturgiquede l’objet.

On sait que, pour Lacan, l’analyste est mis en position de« déchet ». Il est donc mis de facto en position de « saint » !

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27. Propos de J.K.Huysmans à la vision de laTentation de saintAntoinedeGrünewald, inHuysmans : lesGrünewald duMusée deColmar.Des “Primitifs auretable d’Issenheim”,Hermann, 1988, p. 43.

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Mais – différence décisive – c’est de ne pas jouir de cetteposition, contrairement à son collègue, le « vrai » saint, c’estde n’être que « semblant d’objet a », qu’il donne chance ausujet (analysant) de se confronter à la partie déjectueuse et laplus précieuse de lui-même et de séparer « l’objet » de« l’idéal ». C’est le seul et le plus radical moyen pour l’analystene pas faire la charité, c’est-à-dire de se défaire de l’illusiond’une fonction pastorale, modèle d’« oblativité ». Ce n’est pasinutile de le rappeler, au moment où cet idéal caritatif reprenddu service, sous la forme des idéaux néo-pastoraux de« résilience »28.

Le sujet doit, au cours de l’analyse, lâcher la jouissanceenkystée de ses « symptômes de souffrance ». C’est pourquoi« comprendre » ne suffit nullement à « guérir » : ce à quoi lesujet « s’accroche bec et ongles » (on ne peut plus « physique-ment »), c’est aux bénéfices (primaires et secondaires) de samaladie », donc à sa position de «petit saint ». N’est-ce pas defaire chuter cette jouissance paradisiaque qu’il trouve lesressources de ne pas céder sur son désir ? …

RÉSUMÉ

La sainteté semble l’expérience corporelle où culmine le déni du corps.Le retour à cette figure, dans l’après coup de la condition contemporaine dela corporéité, permet de saisir le sens de ce recours mortifiant au corps. Unexamen clinique de “l’opération de sainteté”, sur le fondement d’un texte deréférence, la Légende dorée de Voragine, révèle le sens de l’épreuve infligéeau corps, de la tentation au martyr, soit la mise au supplice du corps pouraccomplir la cause de l’Autre divin. Ce qui vient alors au premier plan, dansle corps littéralement mis en pièces, c’est l’organe. “Le saint, c’est l’organe”,dans la mesure où c’est par cet “objet partiel” que s’accomplit la sanctifica-tion. Le bourreau participe à cette opération de clivage entre le corpsorganique, soumis aux tourments et le corps physique, assurant le passage àune jouissance supérieure. Les formes extrêmes de supplices décrites permet-tent d’atteindre un “au-delà du principe de plaisir”, véritable forçage de larésistance masochique. La “clinique du corps saint”, avec les ressources dela métapsychologie, révèle l’exhaustion, à partir du refus du corps organique,d’un véritable corps de la jouissance, qui pourrait situer le déni du corpscomme pratique de la jouissance. Ce paradoxe rend lisibles en miroir lesfigures du malaise de la culture contemporaine où le corps est impliqué, lesujet se faisant déchet – soit le “moment de sainteté” dans les pathologies dela modernité, tel ce “martyr pour rien” qu’est “le champion du jeûne”.

28. P.-L.Assoun, «Larésilience à l’épreuve de la

psychanalyse », inSynapsen°198, octobre

2003, pp. 25-28.

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SUMMARY

Sanctity seems to be the bodily experience in which denial of the bodyculminates. The return to this figure in the aftermath of the contemporaryexperience of bodiliness makes it possible to grasp the meaning of such amortifying recourse to the body. A clinical examination of the ‘operation ofsanctity’based on a text of reference, theGolden Legend by Voragine, revealsthe meaning of the ordeal inflicted on the body, of the martyr’s temptation,that is, the subjection of the body to torture to accomplish the cause of thedivine Other. What stands out, then, in the body that is literally in pieces, isthe organ. ‘The Saint is the organ’, inasmuch as it is by virtue of this ‘partobject’ that sanctification is accomplished. The torturer participates in thisoperation of splitting between the organic body, subjected to torments, andthe physical body, assuring the transition to a higher level of pleasure (jouis-sance). The extreme forms of torture described make it possible to attain a‘beyond the pleasure principle’, a real forcing of masochistic resistance. The‘clinical study of the holy body’, drawing on the resources of metapsycho-logy, reveals the exhaustion, starting from a rejection of the organic body, ofa real body of pleasure, which could situate the denial of the body as a pleasu-rable practice. This paradox reflects the different forms of the discontents ofcontemporary culture in which the body is implicated, the subject makinghimself a waste product – consider, for instance, ‘the moment of sanctity’ inthe pathologies of modernity, such as ‘the champion of fasting’ who is a‘martyr for nothing’.

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