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Toutes les analyses de la presse étrangère 32 pages spéciales Après Charlie N° 1263 du 15 au 21 janvier 2015 courrierinternational.com Belgique : 5,00 € EDITION BELGIQUE (!4BD64F-eabaed!:K;N Cette semaine, votre exemplaire de Courrier international est vendu exceptionnellement au prix de 5€ au lieu de 3,90€. La différence sera reversée intégralement à Charlie Hebdo dans le cadre d’une action menée conjointement avec les AMP et les libraires.

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Courrier International du 15 janvier 2015

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Toutes les analyses de la presse étrangère

32 pages spéciales

AprèsCharlie

N° 1263 du 15 au 21 janvier 2015courrierinternational.comBelgique : 5,00 €

EDITION BELGIQUE�

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Cette semaine, votre exemplaire de Courrier international est vendu exceptionnellement au prix de 5€ au lieu de 3,90€.La différence sera reversée intégralement à Charlie Hebdo dans le cadre d’une action menée conjointement avec les AMPet les libraires.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 3

ÉDITORIALÉRIC CHOL

La fi n de l’innocence

Un peuple dans la rue, une planète à l’unisson. “Je suis 4 millions”, titrait lundi avec le sens de la formule un quotidien populaire britannique.

Tous les Charlie du monde derrière la France, dans un élan aussi fantastique qu’historique. Certes, Barack Obama a encore raté le coche. Tant pis, il n’aura donc décidément pas compris grand-chose à l’Europe. Et justement, cette Europe, prête il y a seulement encore quelques jours à s’entre-déchirer sur le cas de la Grèce, la voici aujourd’hui ressoudée. A Paris mais aussi à Madrid, Bruxelles, Londres ou Athènes, elle s’est ressaisie. On retiendra l’émotion d’Angela Merkel et l’image de ces dizaines de milliers de Charlie devant la porte de Brandebourg. On se souviendra du moment où David Cameron a glissé quelques mots de réconfort au président français. On gardera longtemps en tête l’image des visages blêmes de tous ces représentants européens, dont les prédécesseurs, il y a juste un siècle, se livraient une guerre barbare : dimanche, ils défi laient main dans la main contre la nouvelle barbarie du XXIe siècle, le djihadisme.A quelques mètres du peuple français, les dirigeants européens ont rendu un hommage émouvant aux 17 victimes des attaques terroristes. Leur présence était nécessaire : elle nous a rassurés sur le sens de l’Europe. Oui, cette journée du 11 janvier a marqué un sursaut historique, qu’il va falloir entretenir. Ce ne sera pas aisé, tant les paradoxes affl eurent déjà. N’a-t-on pas vu, au premier rang de cette marche républicaine, d’autres visages, moins avenants, parmi les dirigeants de la planète venus à Paris ? Pour être effi cace, la lutte contre le terrorisme doit passer par une coopération internationale plus poussée. La France et l’Europe sont-elles prêtes à coopérer avec les agences de renseignement de certains pays peu recommandables pour leurs pratiques démocratiques ? Au lendemain du 11 septembre 2001, les Etats-Unis avaient opté pour une riposte sécuritaire aux conséquences souvent hasardeuses, parfois désastreuses. Méfi ons-nous de ces voix qui réclament à cor et à cri l’adoption d’un Patriot Act version européenne. Mais, face à la menace terroriste, le statu quo n’est plus tenable. Les attaques perpétrées contre Charlie Hebdo, contre des policiers, contre des Juifs, marquent un tournant dramatique. Non que le terrorisme ne fût pas déjà une priorité absolue de nos gouvernements. Mais celle-ci n’était sans doute pas perçue à sa juste mesure. C’est pourquoi il y aura un après-Charlie. Nos sociétés vont se trouver confrontées à des choix très diffi ciles. Parce que, comme l’analysait après le 11 septembre 2001 le sociologue allemand Ulrich Beck, qui vient de disparaître, “les risques terroristes (…) ne peuvent être combattus que par des mesures qui mettent en question les fondements de l’ordre démocratique lui-même”*.

* “La société du risque globalisé revue sous l’angle de la menace terroriste”, Ulrich Beck, dans les Cahiers internationaux de sociologie n° 114, 2003/1.

En couverture :Marche républicaine en hommage aux victimes, dimanche 11 janvier à Paris. Photo Nicolas Tavernier/Réa.

APRÈ

S CHA

RLIE

SUR NOTRE SITE

Sommaire

p.8 Près de 4 millions de personnes ont défilé dimanche 11 janvier dans toute la France pour défendre la liberté d’ex-pression. Un  sursaut démocratique salué par la  presse étrangère, qui a consacré de très nombreuses pages aux attaques perpétrées en France. DOSSIER SPÉCIAL.

L’ONDE DE CHOC p.12Rester unis (Die Zeit)L’Europe est en guerre avec elle-même (Spiked)Répondre à la terreur (La Repubblica)

ISLAM : LE MALAISE p.24Le crime des manipulateurs (Asharq Al-Awsat)La faute à l’islamophobie (Seneplus)C’est dur d’être aimé par des cons (Shaff af)

L’HOMMAGE p.28De la nécessité du blasphème (The New York Times)La plume plus forte que l’épée (The Malaysian Insider)Lettre d’un cartooniste

Vendredi 9 janvier, Courrier international a publié une édition spéciale en  hommage aux victimes de la tragédie de Charlie  Hebdo. Une partie des  recettes sera reversée au magazine satirique. Plusieurs articles et dessins parus dans ce supplément “Je suis Charlie” sont repris dans ce n° 1263 de CI.

ÉDITION SPÉCIALE

ET APRÈS Réactions, analyses, décryptages de la presse internationale : les suites des attaques en France.DIAPORAMA Des dessins pour notre ami Charlie. Les hommages des dessinateurs de presse aux victimes de l’attaque du 7 janvier.À LA UNE Les unes de la presse internationale après la manifestation républicaine de dimanche.

COURRIERINTERNATIONAL.COM

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4. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Sommaire Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Janvier 2015. Commission paritaire n° 0717c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrier international.com Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (Edition, 16 58), Rédacteur en chef adjoint Raymond Clarinard Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación

7 jours dans le monde Caroline Marcelin (chef des infos, 17 30), Iwona Ostapkowicz (portrait) Europe Gerry Feehily (chef de service, 1970), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-manique, 16�22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Judith Sinnige (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16�86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34), Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, Pologne, 16 74), Emmanuelle Morau (chef de rubrique, France, 19 72), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Sabine Grandadam (Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Phi-lippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Virginie Lepetit (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Caroline Marcelin (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Corentin Pennarguear (Tendances, 16 93), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Clara Tellier Savary (chef d’édition), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Laura Geisswiller (rédactrice multimédia), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 16 87), Patricia Fernández Perez (marketing) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Hélène Rousselot (russe), Mélanie Liff schitz (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Luc Briand (chef de service, 16 41) Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scu-deller (16 84), Rollo Gleeson (développeur) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro : Torunn Amiel, Alice Andersen, Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Monique Devauton, Camille Drouet, Nicolas Gallet, Rollo Gleeson, Thomas Gragnic, Laurent Laget, Jean-Baptiste Luciani, Valentine Morizot, Polina Petrouchina, Eleonora Pizzi, Diana Prak, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Zaplangues

Gestion Administration Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13)Assistantes Frédérique Froissart (16 52), Sophie Jan Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Comptabilité 01 48 88 45 51 Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diff usion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89)

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

Asharq Al-Awsat Londres, quotidien. Business News (businessnews.com.tn) Tunis, en ligne. The Caravan New Delhi, mensuel. The Daily Beast (thedailybeast.com) en ligne. The Daily Telegraph Londres, quotidien. DarylCagle.com (darylcagle.com) Nashville, en ligne. Dawn Karachi, quo-tidien. Den Kiev, quotidien. The Diplomat (the-diplomat.com) Tokyo, en ligne. Expert Online (expert.ru) Moscou, en ligne. GkillCity (gkillcity.com) en ligne. Al-Hayat Londres, quotidien. History Today Londres, mensuel. Jyllands-Posten Copenhague, quotidien. Kapitalis (kapitalis.com) Tunis, en ligne. Mail & Guardian Johannesburg, quotidien. The Malaysian Insider (themalaysianinsider.com) Kuala Lumpur, en ligne. Al-Modon (https://fr-fr.facebook.com/AlModonNp) Beyrouth, en ligne. Al-Monitor (al-monitor.com) Washington, en ligne. Muftah (muftah.org) Scottsdale (Etats-Unis), en ligne. Nanfang Dushibao Canton, quotidien. The New York Times New York, quotidien. Novaïa Gazeta Moscou, bihebdomadaire.

Now. (now.mmedia.me/lb/ar) Beyrouth, en ligne. L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien. Oukraïnsky Tyjden Kiev, hebdomadaire. El País Madrid, quotidien. La Presse Montréal, quotidien. La Repubblica Rome, quotidien. Seneplus (seneplus.com) Dakar, en ligne. Shaff af (metransparent.com) Paris, en ligne. The Spectator Londres, hebdomadaire. Spiked (spiked-online.com) Londres, en ligne. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. Tengxun (news.qq.com) Pékin, en ligne. The Times Londres, quotidien. De Volkskrant Amsterdam, quotidien. Vzgliad (vzglyad.ru) Moscou, en ligne. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde6. Nigeria. Boko Haram : une terreur sans limite ?

A la une8. Après Charlie (+4 pages belges )

D’un continent à l’autre— ASIE42. Diplomatie. Une zone primordiale pour le pape

— AMÉRIQUES44. Equateur. La mine de la discorde

—AFRIQUE46. Libye. Comment sortir du naufrage ?

—EUROPE48. Crimée. Un enjeu clé pour Moscou en 2015

50. Pays-Bas. Prisons à louer, Belges bienvenus

Transversales52. Economie. L’“usine du monde” se robotise

54. Ecologie. Les trésors des forêts englouties

55. Signaux. Le silence n’est pas d’or

Les informés de France InfoUne émission de Jean-Mathieu Pernin, du lundi au vendredi, de 20h à 21h

Chaque vendredi avec

61. Voyage. Maputo, la belle incandescente

62. Tendances. Rendez-vous en pays inconnu

64. Histoire. Un si long embargo

360°56. Portfolio. Quand les villes du monde s’aff ichent

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GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

Goethe

Les hommes déprécient ce qu’ils ne peuvent comprendre.

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6.

7 jours dansle monde.

↙ “#JesuisChukwu, #jesuisGambo…”. Dessin de Mauro Biani, paru dans Il Manifesto, Rome.

NIGERIA

Boko Haram : une terreursans limite ?L’organisation terroriste massacre sans relâche et contrôle désormais un territoire grand comme la Belgique.

SOURCE

THE DAILY TELEGRAPHLondres, Royaume-UniQuotidien, 505 473 ex.www.telegraph.co.ukFondé en 1855, ce quotidien de qualité est le plus lu du pays. Il dispose d’un excellent réseau de correspondants à l’étranger.

—The Daily Telegraph (extraits) Londres

A près des jours passés à raser des villages et à massacrer sans merci, Boko Haram

a conclu la semaine passée par la plus abominable de ses atrocités. Le samedi 10 janvier, alors que la foule se pressait sur le marché de la ville de Maiduguri, au Nigeria, une bombe portée par une fi llette de 10 ans a explosé près de l’entrée juste avant l’heure du déjeuner.

D’après un témoin, la petite fi lle n’imaginait sans doute pas qu’elle avait une bombe sur elle. L’explosion a tué 20 personnes, dont la fi llette, et en a blessé 18, selon la police. Boko Haram n’a pas immédiatement revendiqué l’attentat, mais les insurgés isla-mistes ont de plus en plus souvent recours à des jeunes fi lles, comme autant de bombes humaines, dans leur off ensive qui vise à créer un “califat” africain dans les plaines du nord du Nigeria.

Aujourd’hui, le mouvement contrôle un territoire de près de 50 000 kilomètres carrés, soit l’équivalent de la Belgique. Dans cette zone, le drapeau noir du djihad fl otte sur des dizaines de bourgs et de villages qui s’étendent sur les Etats voisins de Borno et Yobe. Sa dernière conquête en date ? La petite ville de pêcheurs de Baga, sur les rives du lac Tchad, prise par les islamistes le 7 janvier. “Pendant 5 kilomètres, je n’ai pas arrêté de marcher sur des cadavres, jusqu’à ce que j’arrive au village de Malam Karanti, qui était lui aussi incendié et déserté”, raconte Yanaye Grema, un pêcheur qui en a réchappé [selon plusieurs sources, Boko Haram y aurait commis son massacre le plus sanglant. On parle pour l’heure de quelque 2 000 morts].

Les combattants de Boko Haram tiennent désormais 11 gouverne-ments locaux, ce qui représente une population totale de 1,7 mil-lion de personnes. Le domaine de

Boko Haram s’étend maintenant des monts Mandara, à la frontière orientale avec le Cameroun, au lac Tchad, dans le nord, et aux rives de la Yedseram à l’ouest. L’armée nigériane, rongée par la corruption et l’incompétence, s’est montrée incapable de résister à la progres-sion des djihadistes.

En septembre dernier, Abubakar Shekau, “émir” autoproclamé de Boko Haram, a fait savoir qu’il avait l’intention de conquérir un “califat” et de suivre l’exemple de l’Etat islamique (EI). De source diplomatique, on estime qu’il s’agit là d’une escalade logique dans la campagne du mouvement. “On ne saurait négliger l’importance de l’ému-lation dans ce cas précis, explique Andrew Pocock, haut-commis-saire britannique au Nigeria. Si l’Etat islamique peut déclarer l’avè-nement d’un califat, alors, nous aussi. Les gens de Boko Haram veulent être considérés par leurs pairs comme des

djihadistes dignes de ce nom.” Cette évolution a également des raisons pratiques. “Le succès – et ils en ont – est synonyme de nouvelles contin-gences, ajoute M. Pocock. Il leur faut un endroit qui peut leur servir de base arrière, où ils peuvent stoc-ker équipement et ravitaillement, et leurs prisonniers aussi.”

Shekau a établi le quartier géné-ral offi cieux du mouvement dans la ville de Gwoza, dans l’Etat de Borno. Une place forte choisie avec soin : elle est protégée des attaques par les hauteurs volcaniques des monts Mandara, qui se dressent à la frontière avec le Cameroun. Mais surtout, toute la région appartient à l’ethnie de Shekau, les Kanuris. A partir de cette base installée parmi les siens, Shekau envoie ses com-battants frapper sur un vaste ter-ritoire. Pour lui, la frontière avec le Cameroun n’a aucune impor-tance, car elle coupe en deux les terres des Kanuris. Ses hommes

attaquent régulièrement des vil-lages dans le pays limitrophe. Au cours du seul mois de décembre, ils ont tué 68 soldats camerounais.

Parfois, il se fi xe pour objectif de conquérir de nouveaux terri-toires – comme lors de l’assaut de Baga au début de janvier. Mais il est tout aussi capable de lancer ses hommes dans des opérations que l’on ne peut décrire que comme des raids de négriers. Boko Haram tire un profi t considérable du trafi c d’êtres humains. Et aujourd’hui, les antiques routes des caravanes partant vers le Sahara connaissent un regain d’activité.

Frontières invisibles. Boko Haram a pris de telles propor-tions qu’il défi e toute classifi cation simpliste. Sous certains aspects, c’est une branche du djihadisme tel que le pratique Al-Qaida. Outre la prise de villes, les hommes de Shekau eff ectuent des attaques suicides dans les agglomérations nigérianes. Comme les talibans en Afghanistan et l’Etat islamique en Irak, ce sont des spécialistes des engins explosifs improvisés. Ils maîtrisent plus particulière-ment la technique qui consiste à fabriquer des charges capables de détruire des véhicules blin-dés. Autrement dit, Boko Haram a appris les tactiques classiques d’Al-Qaida, grâce aux tentacules du réseau islamiste qui s’étendent dans toute la région du Sahel.

Mais, en même temps, Boko Haram est une insurrection tri-bale karuni. Et le mouvement fonc-tionne également comme un gang criminel, qui tire ses revenus du vol, de l’extorsion et de l’esclavage. Shekau est tout à la fois un apôtre de la guerre sainte planétaire, un patron du crime organisé et un chef rebelle tribal.

Ce n’est certes pas l’armée nigériane qui va s’opposer à ses ambitions. La 7e division a été spé-cialement créée pour lutter contre Boko Haram et a été déployée à Borno. Dans la pratique, elle ne fait guère plus qu’organiser une défense tactique autour de Maiduguri, la capitale de l’Etat. Tout comme le reste de l’armée, elle n’est pas assez mobile ni assez nombreuse pour défi er le mouvement et lui contester le contrôle des environs [le 10 janvier, le ministère de la Défense nigérian a appelé à une coopération internationale pour

lutter contre Boko Haram]. L’an dernier, le gouvernement fédéral a alloué 20 % de son budget aux forces armées – soit près de 5,1 mil-liards d’euros. Mais les soldats en première ligne n’en ont presque pas vu la couleur. Ils sont tou-jours aussi mal armés et équipés. Au lieu de cela, une copieuse por-tion de cette somme a tout sim-plement disparu dans les poches des offi ciers généraux.

Maiduguri, quartier général de la 7e division, vit dans la terreur constante d’une attaque. Quelque 10 000 catholiques s’y sont réfu-giés après avoir fui le nouveau domaine de Boko Haram, raconte Oliver Dashe Doeme, l’évêque catholique de la ville. Le président Goodluck Jonathan, qui espère être réélu le mois prochain, a déclaré l’état d’urgence dans les trois pro-vinces les plus menacées par les islamistes. Mais l’évêque Doeme n’a aucune confi ance dans la capa-cité de l’armée à reprendre le ter-ritoire perdu.

Au lieu d’être imposées par les militaires, les frontières du nouveau domaine de Boko Haram seront plutôt tributaires de la mosaïque ethnique du nord du pays. Shekau est sûr de pouvoir tenir le terri-toire où habitent ses frères kanuris, mais son pouvoir est plus faible là où d’autres groupes sont plus puis-sants. Il a récemment dû se reti-rer de plusieurs bourgs dans l’Etat d’Adamawa, peut-être parce qu’ils sont habités par d’autres ethnies que les Kanuris.

Boko Haram dispose de trans-ports blindés, de canons antiaériens et de lance-roquettes, autrement dit, des armes lourdes d’une armée conventionnelle. Mais en dépit de toute cette puissance de feu, son expansion pourrait bien être endi-guée par les frontières invisibles de l’ethnicité.

—David BlairPublié le 10 janvier

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7 JOURS.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 7

↑ Essayez la gravité de HD 40307g.Une super Terre.

↑ Kepler-186f. Là où l’herbe est toujours plus rouge chez le voisin.

↑ Détendez-vous sur Kepler-16b. Là où votre ombre n’est jamais seule.

Morts de froidPROCHE-ORIENT – Une terrible vague de froid touche la région depuis le 7 janvier. A Gaza, des milliers de Palestiniens dont les logements ont été détruits au cours de l’opération israé-lienne menée l’été dernier dans la bande de Gaza aff rontent des températures descendues sous la barre du 0 °C, dans des abris qui ne sont pas adaptés au froid ni à la pluie, rapporte Ha’Aretz. Dans la nuit du 9 janvier, deux enfants en bas âge sont morts d’hypothermie. Les Palestiniens dénoncent les retards pris dans la reconstruction des quelque 18  000  habitations (selon les chiffres de l’ONU) détruites l’été dernier. Au Liban, ce sont les réfugies syriens (1,1 million de personnes) qui sont les premières victimes, sous leurs tentes, des tempêtes de neige et du froid inhabituel.

La vie sans FidelCUBA –Des rumeurs sur la mort de Fidel Castro ont circulé en milieu de semaine dernière dans les médias et sur les réseaux sociaux. Pour le site dissident 14ymedio, l’absence du Líder Máximo est déjà une réalité dans l’esprit des Cubains. “Pour ceux qui sont nés ces dernières années, le comandante en jefe restera dans les mémoires comme un vieillard dont on publiait de temps en temps des photos, qui écrivait sur le Moringa oleifera [plante ‘mira-culeuse’] et portait une veste de sur-vêtement”, écrit le journal.

50  000C’est le nombre d’hommes supplémentaires que l’armée ukrainienne va mobiliser à partir du 20 janvier, annonce Ouriadovy Kourier. Le quotidien du gouvernement de Kiev précise que cette mobilisation s’étalera sur quatre-vingt-dix jours. Elle pourrait être suivie d’autres opérations de ce genre dans le courant de l’année, face à l’aggravation de la situation dans le Donbass, où, le 11 janvier, les forces séparatistes ont déclenché une nouvelle off ensive.

Les exoplanètes : des destinations de rêve

ESPACE — La Nasa a publié des affi ches touristiques au style vintage des années 1930 pour présenter trois des exoplanètes identifi ées par le télescope spatial Kepler de l’agence spatiale américaine, rapporte Business Insider. L’“agence de voyages” du Jet Propulsion Laboratory de l’Institut de technologie de Californie fait la promotion de trois des plus belles destinations : Kepler-16b, découverte en 2011, surnommée Tatooine en raison de ses deux soleils et de sa ressemblance avec la planète de Luke Skywalker dans La Guerre des étoiles ; Kepler-186f, située dans la “zone habitable” de son étoile, donc “ni trop froide ni trop chaude”, identifi ée en avril dernier, planète la plus semblable à la Terre ; enfi n HD 40307g, deux fois plus volumineuse que la Terre, identifi ée en 2012, située à 44 années-lumière de chez nous, devrait off rir aux touristes une expérience sans précédent de la gravité. Parallèlement à la diff usion de ces affi ches, une équipe internationale d’astronomes a annoncé, le 6 janvier, l’identifi cation de huit nouvelles planètes orbitant dans la zone habitable de leurs étoiles.

Non au gaz de schisteALGÉRIE – “Plusieurs villes du Sud ont marqué leur soutien à la protes-tation contre le gaz de schiste lancée il y a onze jours par la population d’In Salah”, rapporte El-Watan. Dans cette petite ville du Sud située à plus de 1 000 kilomètres d’Alger et déjà productrice de gaz naturel, des habitants ont rapi-dement réagi à l’annonce du lancement des premiers forages de gaz de schiste le 27 décembre par les autorités algériennes. Les protestataires (des centaines de jeunes, selon l’AFP), soucieux de l’environnement, réclament l’ar-rêt de l’exploitation des énergies non conventionnelles et la mise en place de projets de dévelop-pement alternatifs.

Des malades sans traitementESPAGNE –  Des milliers de personnes ont défilé samedi

10 janvier à Madrid, Cordoue, Malaga ou Grenade pour récla-mer un traitement pour les patients atteints de l’hépatite C. En tête des cortèges : des malades qui attendent, anxieux, la pres-cription d’une combinaison de médicaments de dernière génération permettant un taux de guérison de plus de 90  %. Le traitement à 50 000 euros n’est pour le moment adminis-tré qu’aux patients en danger de mort. Rassemblements et péti-tions se sont multipliés dans tout le pays ces derniers mois et, depuis quatre semaines, des malades occupent un hôpital madrilène. Certains ont entamé

une grève de la faim. Le ministère de la Santé estime à 500 000 le nombre de personnes contami-nées en Espagne.

Nouvelle èreSRI LANKA – A l’issue de la pré-sidentielle du 8 janvier, Mahinda Rajapaske a dû quitter le pouvoir après dix ans à la tête de l’Etat et laisser place à Maithripala Sirisena, du Sri Lanka Freedom Party (SLFP). Connu pour sa ligne très dure envers la rébel-lion des Tigres de libération de

l’Eelam tamoul (LTTE), qu’il avait vaincue en 2009, l’ex-pré-sident s’est également distingué par son extrémisme bouddhiste et le niveau de corruption de son gouvernement. Son mandat a été marqué par un regain de discri-mination contre les minorités ethniques et religieuses de l’île. Pour le Sunday Leader, “cette élection est la plus importante de l’histoire récente”. Un porte-parole du nouveau gouvernement a annoncé l’ouverture d’une enquête : l’ex-président aurait tenté un coup d’Etat pour ne pas quitter le pouvoir.

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8. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

APRÈS CHAà la une

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LES GRANDS DE CE MONDE, BOULEVARD VOLTAIRE, PARIS . Des dignitaires d’une cinquantaine de pays ont participé, aux côtés de François Hollande, à la marche républicaine du 11 janvier. Ce rassemblement exceptionnel

de personnalités comprenait divers chefs d’Etat et de gouvernement, dont l’Israélien Benyamin Nétanyahou, le Malien Ibrahim Boubacar Keïta, l’Allemande Angela Merkel, le Palestinien Mahmoud Abbas, l’Italien Matteo Renzi,

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 APRÈS CHARLIE. 9

ARLIEDes manifestations sans précédent, la plupart des grands de ce monde défilant ensemble à Paris… Le moment est historique, et la presse étrangère l’a bien compris qui, depuis le 7 janvier, consacre une place considérable aux attaques terroristes contre la France. Retour sur ces événements qui ont ébranlé le pays. L’onde de choc p. 12 Islam : le malaise p. 24 L’hommage p. 28

le Grec Antonis Samaras, le Belge Charles Michel, le Britannique David Cameron, l’Espagnol Mariano Rajoy, le Hongrois Viktor Orbán, l’Ukrainien Petro Porochenko, le Gabonais Ali Bongo, le Tunisien Mehdi Jomaa, le Turc Ahmet Davutoglu,

ainsi que les monarques jordaniens Abdallah II et Rania, et les représentants des institutions européennes Donald Tusk, Jean-Claude Juncker et Martin Schulz. Photo Julien Warnand/EPA/MAXPPP

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10.

À LA UNE

Courrier international —

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Paris, place de la Nation, lors de la marche républicaine, le 11 janvier. Photo Joël Saget/AFP

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12. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

L’OND

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Trois jours de terreur à Paris, plusieurs attaques sanglantes, 17 morts… et près de 4 millions de personnes dans la rue dimanche en France pour dire non au terrorisme. Que faire face à cette menace ? L’Europe est-elle préparée ? Réactions et analyses de la presse étrangère.

—El País Madrid

Les millions d’Européens qui sont descendus dans les rues pour condamner l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, des policiers

et des clients d’un supermarché casher ont été les acteurs d’un événement historique qui marque un tournant décisif dans l’attitude de la société euro-péenne envers la menace djihadiste.

Cette manifestation monstre à Paris, la plus importante depuis la libération de la capitale et la fin de l’occupation nazie, montre clairement que les citoyens des démocraties n’ont pas l’intention de rester les bras croisés pendant qu’une condamnation à mort est prononcée contre eux par des organisations qui considèrent la liberté d’expression et les droits de l’homme comme des aberrations justifiant toutes les cruautés. Paris a affirmé de manière catégorique que l’Europe, loin des stéréotypes qui la présentent comme une société décadente, apeurée et superficielle face à un prétendu dynamisme djihadiste, est bien vivante et qu’elle représente une formidable barrière qui se lève contre le terrorisme et son projet totalitaire. Comme dans tous les grands moments, l’Europe

a prouvé qu’elle sait réagir lorsque ses valeurs suprêmes, celles qui définissent notre mode de vie, se trouvent menacées.

Nul doute que l’Europe a elle-même perpétré tout au long de l’Histoire d’innombrables horreurs. Mais cela n’efface pas le fait que le continent a vu prospérer la civilisation la plus éclairée et la plus démocratique que l’humanité ait connue. Il faut aujourd’hui le rappeler contre ces barbares fanatiques qui entendent nous détruire et contre les démagogues ineptes qui voudraient faire passer leur frilosité pour de l’angélisme.

Le message envoyé de Paris a plusieurs destinataires. D’abord, les djihadistes eux-mêmes. Les manifestants qui ont envahi le centre de Paris l’ont fait à la française : loin d’être uniforme, la marche a fédéré des participants venus du monde entier. Chacun s’est rallié au drapeau, à la tenue et aux symboles (religieux ou non) qu’il voulait, et chacun a scandé le slogan qui lui parlait le plus. Et tous l’ont fait dans une ambiance pacifique, sans menace, sans agressivité. La condamnation des assassinats a pris la forme d’une grande affirmation, formulée par des participants de toutes les couleurs et de toutes les religions, pour qui le vivre-ensemble

Quand l’Europe se lèveLes manifestants qui ont massivement défilé ont montré que le Vieux Continent est prêt à défendre les valeurs suprêmes de la démocratie.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 13

est l’exercice de la liberté et la preuve de la diversité.Mais le message parisien s’adresse aussi aux

dirigeants. Au-delà du geste historique que représentait la présence de chefs d’Etat et de gouvernement de nombreux pays, cette vaste démonstration de civisme montre clairement à ces gouvernants, en particulier aux gouvernants européens, qu’ils auront le soutien de la population pour adopter des dispositions qui empêcheront, par exemple, qu’on meure parce qu’on dessine dans la presse ou qu’on fait ses courses dans un magasin juif. L’image de la foule demandant aux tireurs de la police postés sur les toits de se lever pour qu’elle puisse les acclamer et les applaudir résume bien la large approbation qu’obtiendront des initiatives permettant de protéger efficacement les démocraties européennes.

Les ministres européens de l’Intérieur se sont mis d’accord sur des mesures (notamment la création d’un registre européen des passagers aériens et le renforcement de la surveillance aux frontières pour contrer les djihadistes européens) dont les détails et l’entrée en vigueur seront soumis aux débats et aux délais propres à tout système démocratique. Mais les manifestations y ont déjà apposé le blanc-seing des citoyens.

Le monde politique a désormais le devoir de se montrer à la hauteur des circonstances, d’aller au-delà des images, si marquantes et si éloquentes soient-elles (telle cette chaîne humaine qu’ont formée entre autres, bras dessus bras dessous, les Hollande, Merkel, Cameron, Rajoy, Renzi, Juncker, Tusk et Samaras), pour construire cette Europe dont nous voulons tous pouvoir rester fiers.—

Publié le 12 janvier

ÉTATS-UNIS

L’absence

Barack Obama n’est pas Charlie, en tout cas, il ne l’était pas ce week-end”, c’est par ces mots que le site Internet américain Politico sou-

ligne l’absence du président américain à la grande marche du 11 janvier à Paris. “Pas la peine de cher-cher les visages du président ou du vice-président au milieu des 44 chefs d’Etat et de gouvernement rassem-blés dans la capitale française, note le site d’informa-tion, ils n’étaient pas non plus à la marche organisée par l’ambassade de France à Washington. Et même le ministre de la justice, Eric Holder, qui était pourtant à Paris, s’est abstenu”, conclut Politico. Le quotidien local New York Daily News y consacre même sa une : “Obama, Biden, Kerry… vous avez laissé tomber le monde”. Pour ce tabloïd de gauche, il s’agit d’une absence honteuse. “[Il n’était] pas à Paris, pas aux Etats-Unis, pas [du côté] du monde assiégé.”

MONDE ARABE

Sursaut musulman

L’éditorial du site panarabe Shaffaf oppose les condamnations hypocrites des reli-gieux sunnites et chiites à la présence des

musulmans de France à la manifestation. Ce qui est nouveau, c’est “la participation massive et inat-tendue des Français d’origine arabe et africaine à la manifestation contre le terrorisme… Nous avons vu de nos propres yeux une solidarité des musul-mans avec les Juifs dont quatre sont tombés vic-times d’un terroriste fou au supermarché casher. Les musulmans n’ont pas manifesté cette fois-ci comme une communauté à part contre la police, contre Israël ou pour une cause arabe ou musul-mane, ils ont manifesté comme des citoyens français ayant des droits et des devoirs, pour la défense de la république, et ont entonné la Marseillaise, comme tous les autres citoyens. Il serait peut-être précoce de parler d’un sursaut musulman en Europe. Mais ce qui s’est passé mérite qu’on y prête attention.”

ISRAËL

Coup de couteau

En encourageant l’émigration de masse, les politiciens israéliens pourraient très bien aider les fanatiques à finir le travail

entamé par le régime nazi et ses collaborateurs de Vichy : faire de la France une terre débarrassée de ses Juifs”, estime Ha’Aretz dans une réaction à l’appel de Benyamin Nétanyahou aux Juifs de France de partir pour Israël. Par ailleurs, “c’est un coup de couteau évident dans le dos d’une démo-cratie sœur, assiégée, alors qu’elle est en situa-tion de besoin désespéré”, poursuit le quotidien. “D’une main, Israël sort des platitudes sur la soli-darité avec la France mais, de l’autre, le message sous-jacent est clair : soit Paris ne veut pas, soit Paris est incapable de juguler la terreur islamiste et antisémite qui la menace.” Pour Ha’Aretz, il est évident qu’“Israël n’a aucun intérêt à promouvoir l’éradication de la présence deux fois millénaires des Juifs en Europe.”

ALLEMAGNE

Pour l’éternité

Les Français ont prouvé au monde entier que, lorsque le danger menace, ils sont là, peu importe leur couleur de peau, leur religion

et le parti politique pour lequel ils votent”, com-mente le quotidien économique Handelsblatt. En manifestant par millions, ils “ont écrit l’His-toire”. Et nous sommes avec eux, dit en subs-tance le tabloïd Bild, qui revient sur le “geste qui restera pour l’éternité” : celui d’une Angela Merkel, yeux fermés, penchée sur l’épaule de François Hollande dans un instant de compas-sion profonde, “un geste qui montre ce que l’Alle-magne ressent quand la France pleure”.

ITALIE

Leur guerre

Celle-ci est leur guerre. Une longue guerre, dans laquelle ils devront combattre avec intel-ligence, patience et fermeté”. “Ils”, ce sont

“les nouveaux Européens” nés ce 11 janvier 2015, écrit l’éditorialiste Beppe Severgnini (58 ans) dans le Corriere della Sera. “Nous avons vu une ville entière, représentant un pays, un continent,

le monde libre dire : ‘Ça suffit’.” Pour la généra-tion Erasmus, l’Europe est synonyme de voyage, d’études. “Une génération à qui il manquait une grande épreuve. Elle est arrivée : désamorcer l’at-taque du fondamentalisme.”

TUNISIE

Et maintenant ?

J’ai participé à la marche républicaine au milieu d’une marée humaine”, écrit Rachid Barnat sur le site tunisien Kapitalis. “La

composition de ce cortège émouvant montrait bien la diversité du peuple et son unité dans la défense de ces valeurs”, poursuit Barnat avant de souli-gner, concernant la présence de certains diri-geants de pays arabes : “Puissent ces chefs d’Etat indignes prendre une leçon de démocratie et de liberté auprès des Français.” Maintenant, les débats reprendront et les divisions politiques aussi, “mais la France devrait cesser de soutenir la thèse erronée d’un islamisme modéré, contrôler ce qui se dit dans les mosquées et se pencher sur le financement et la formation de certains imams pour mettre un terme au prosélytisme pour le wahha-bisme des pétromonarques”.

BURKINA FASO

…Et Boko Haram

L’Observateur Paalga avertit : “Le tout n’est pas de marcher, il faut agir.” Et le quotidien rappelle qu’après l’enlève-

ment des 200 lycéennes de Chibok, le 21 avril 2014, “une véritable coalition planétaire semblait s’être formée à grand renfort de publicité sur la Toile et de promesses de moyens militaires pour barrer la route à Abubakar Shekau [le leader de Boko Haram]. Et puis, plus rien. Tant et si bien que la pieuvre, inexorablement, étend ses tenta-cules au-delà des frontières de l’Etat fédéral pour menacer le Cameroun, le Tchad et le Niger, pre-nant ainsi petit à petit les contours d’un Etat isla-mique.” (lire aussi p. 6)

HONG KONG

Continuer

Certes, les discours racistes ou incitant à la haine doivent être condamnés, estime un chroniqueur du South China Morning

Post le 12 janvier. Mais quid du droit à ne pas être assassiné pour avoir exprimé son point de vue ? L’attentat de Paris n’a pas empêché les journalistes et humoristes de continuer à parler, de même que, “lorsque le gouvernement de Hong Kong a essayé de faire taire l’opposition en enlevant des banderoles jaunes géantes deman-dant le suffrage universel”, le jaune a fleuri dans toute la ville.

Le même jour, des cocktails Molotov ont été lancés contre l’immeuble du NextMedia Group, dont fait partie l’Apple Daily, et au domicile de son propriétaire Jimmy Lai. Le quotidien, très critique envers Pékin et le gouvernement de Hong Kong, avait pris position pour le mouve-ment Occupy.

LES RÉACTIONSDE LA PRESSE ÉTRANGÈRE

RIEN DE TEL DEPUIS L’ENTERREMENT DE VICTOR HUGO !Le quotidien à grand tirage Moskovski Komsomolets rappelle que dans l’histoire de la France moderne c’est seulement la deuxième fois qu’un président de la République participe à une manifestation. Il y a vingt-cinq ans, François Mitterrand avait pris part à la marche contre le racisme et la xénophobie, après la profanation du cimetière juif de Carpentras, en 1990. Le 11 janvier, c’était le tour de François Hollande, alors que la capitale française était le théâtre d’un rassemblement populaire “inédit depuis l’enterrement du grand écrivain Victor Hugo, en 1885”.

Vu de Russie

← Dessin de Schot, Pays-Bas.

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14. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

AL-HAYAT ARABIE SAOUDITE“3 millions de personnes dans l’Intifada française-internationale contrele terrorisme”.

JOURNAL DES RÉDACTEURS GRÈCE“Nous n’avons pas peur”.

LA STAMPA ITALIE“Paris capitale de la liberté”.

EL PAÍS ESPAGNE“Unis pour la liberté”.

AS-SAFIR LIBANQuotidien proche de la Syrie“La France se regroupe autour de ‘sa République’ et sonne le tocsin”.

Rester unis VU D’ALLEMAGNE. Les actes terroristes de Paris ne visaient pas seulement à détruire un symbole de la liberté d’expression. Leur objectif était aussi de nous diviser.

—Die Zeit Hambourg

I l y a des jours qui marquent un avant et un après. A l’heure où deux terroristes faisaient irruption dans les bureaux de Charlie Hebdo à Paris et tuaient 12 personnes, nous discutions entre journalistes de la rédaction du nouveau roman de Houellebecq, qui imagine la France

de 2022 sous un régime islamiste, du mouvement Pegida [Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident], des diff érentes perceptions de l’is-lam et de l’islamisme en Europe, et de la possi-bilité d’une forte radicalisation des citoyens de nombreux pays européens dans les dix années à venir. Puis la dépêche est tombée. Et l’après a commencé. L’atmosphère dans les bureaux de Charlie Hebdo ne devait pas être très diff érente de celle de nos locaux. Le ronronnement des impri-mantes, le grommellement des rédacteurs, un éclat de rire ici, un éclat de voix là. Le quotidien d’hommes et de femmes pour qui raconter ce qui se passe dans le monde est devenu leur métier. A Charlie Hebdo, ils le faisaient par le biais de la satire. Nous savons que nous pouvons être insul-tés à cause de notre travail, poursuivis en justice et quelquefois même menacés. Nous le faisons pourtant parce que c’est important et parce que nous aimons notre travail. Surtout lorsqu’il sus-cite une réaction, une opposition.

Mais ce qui s’est passé à Paris n’était pas la manifestation d’une opposition. C’était l’expres-sion d’une vision du monde dépourvue de toute argumentation et de toute idée, de tout humour et de tout débat. Cette vision du monde ne connaît que sa propre vérité et menace tous ceux qui ne la partagent pas. Ce qui s’est passé à Paris était la négation de notre plus belle conquête : la liberté

d’expression. Faut-il insister sur ce point ? Oui. Les terroristes ne visaient pas seulement ceux dont le travail dépend du droit à s’exprimer librement. Ils visaient tous ceux qui disposent de cette liberté en Europe et qui l’aiment. Musulmans compris, bien sûr. Le policier Ahmed Merabet, que les ter-roristes ont exécuté mercredi, était musulman.

Faut-il aussi insister là-dessus ? Oui. De nom-breux Européens considèrent l’islam comme une religion violente et incompatible avec la démo-cratie. En France, cela fait longtemps que Marine Le Pen fi gure parmi les candidats sérieux à l’élec-tion présidentielle. En Allemagne, cela fait déjà un certain temps que se manifeste dans les rues une hostilité inédite jusque-là envers l’islam. Tout cela alors que depuis des générations des millions de musulmans vivent en Europe, travaillent en Europe et votent en Europe. Ces hommes et ces femmes sont des citoyens.

A en croire les sondages, une majorité d’Al-lemands considéraient déjà l’islam comme une menace avant les attentats. Peu après l’annonce des attaques, le vice-président du parti AfD [Alternative pour l’Allemagne], Alexander Gauland, félicitait le mouvement Pegida pour la justesse de ses mises en garde contre le terrorisme islamiste.

Après une telle attaque contre la liberté d’ex-pression, il est certes cohérent mais aussi dange-reux de laisser s’exprimer ceux qui encouragent la haine de médias jugés “menteurs”. Mais cela pourrait fonctionner. Nul ne sait combien de per-sonnes rassemblera le mouvement Pegida à l’avenir.

De nouveaux attentats sont à craindre en Europe. Cela fait longtemps que les autorités s’inquiètent du retour de citoyens européens embrigadés par l’Etat islamique (EI). Le pire serait toutefois que la défi ance prédomine désormais au sein d’une vaste majorité de gens, musulmans et non-musulmans, qui ne sont ni islamistes ni partisans de Pegida.

Cela s’est déjà produit. Il y a dix ans, les atten-tats de Madrid, de Londres et le meurtre du réa-lisateur néerlandais Theo van Gogh ont distillé la peur en Europe. Les partis d’extrême droite ont progressé dans de nombreux pays. Ils n’ont pas conduit à un apaisement mais à l’exacerba-tion des tensions.

Notre communauté se désagrège sous l’eff et d’un cercle vicieux de défi ance réciproque. Cette méfi ance est source de nouvelles violences, pas seulement de la part des islamistes. Jusqu’à pré-sent, en Allemagne, c’est d’abord les musulmans que les terroristes menaçaient. Les meurtres en série commis par des militants néonazis de la NSU [Clandestinité nationale-socialiste, grou-puscule accusé d’avoir tué huit Turcs, un Grec et une policière entre 2000 et 2007] ne remon-tent qu’à quelques années.

L’islam est présent en Europe et il ne disparaî-tra pas, en dépit de ce que certains espèrent. Il ne doit susciter ni la peur ni le rejet. Les musul-

mans et les non-musulmans doivent y veil-ler autant les uns que les autres. Toutes les questions doivent être posées, toutes

les peurs exprimées. La liberté d’expression est là pour ça. Nous devons aussi inlassable-ment apprendre à faire la diff érence entre l’islam et l’islamisme, entre les conserva-teurs et les néonazis. L’ennemi n’est pas l’islam, c’est le terrorisme. Les assassins

de Paris ne voulaient rien d’autre que nous diviser entre musulmans et non-musulmans. Serons-nous assez forts

pour éviter cela ?—Christian Bangel

Publié le 8 janvier

SOURCEDIE ZEITHambourg, AllemagneHebdomadaire, 500 000 ex.Fondé en 1946, “Le Temps” est l’hebdomadaire de l’intelligentsia allemande. Tolérant et libéral, c’est un grand journal d’information et d’analyse politique, qui paraît tous les jeudis. L’ancien chancelier Helmut Schmidt, un de ses éditeurs, signe régulièrement des articles dans ses colonnes.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 15

THE SUN ROYAUME-UNI“Je suis 4 millions” écrit en français.

AFTENPOSTENDANEMARK“Ils étaient tous Charlie”.

NANFANG DUSHIBAO CHINE “Des manifestants par millions en France contre le terrorisme. De nombreux chefs d’Etat étrangers participent”.

THE TIMES ROYAUME-UNI “Nous nous dressons unis”.

DIE TAGESZEITUNGALLEMAGNE“Tout le monde” écrit en français.

—Spiked (extraits) Londres

D ans toute l’Europe, les manifestations spon-tanées de solidarité avec les victimes du mas-sacre de Charlie Hebdo en sont la preuve : intuitivement, les gens comprennent qu’au-delà de cette tragédie quelque chose de fon-damental est en jeu – leur propre mode de

vie. Cependant, il est clair que les Français, et d’une manière générale les Européens, ont des difficul-tés à mettre des mots sur l’objet de leur anxiété.

Les dirigeants politiques et les commenta-teurs ont du mal aussi : ils sont désorientés, évasifs. A  la question de savoir qui sont les res-ponsables, les médias choisissent de spéculer sur le rôle de réseaux opérant depuis l’étranger. Le Yémen, la Syrie et même le Pakistan ont tous été désignés comme des pays où le complot a pu être ourdi. Certains pointent un doigt accusateur vers Al-Qaida. Pour d’autres, c’est l’Etat islamique. Même si l’on commence à en savoir plus long sur les tueurs, tout semble indiquer de plus en plus que la menace viendrait de “là-bas”.

Mais la vraie menace est ailleurs. Les tueurs parlaient parfaitement français. Ils connaissaient Paris comme leur poche. Ils savaient où fuir et où se réfugier. Ils ont peut-être passé un certain temps au Moyen-Orient, mais à l’instar de leurs vic-times ce sont des produits de la société française.

La France, comme de nombreuses sociétés d’Europe occidentale, a du mal à reconnaître

publiquement que des millions de ses citoyens se sentent coupés des traditions culturelles et du mode de vie de leur pays natal. Il est encore plus difficile à admettre, notamment en public, qu’un tel décalage se soit cristallisé en une haine de la patrie. Résultat : les leaders européens ont pris le parti d’éluder le problème ou de regarder vers l’étranger.

Les élites craignent qu’un débat public sur la menace à laquelle sont confrontées les sociétés européennes ne fasse le jeu à la fois des islamistes et des nationalistes d’extrême droite. C’est la prin-cipale raison pour laquelle les implications d’un sondage de l’institut britannique ICM Research ont été si peu commentées. Cette étude montrait que 16 % des Français avaient une opinion favo-rable de l’Etat islamique – parmi les 18-24 ans, cette position passait à 27 %. Elle révélait par ail-leurs que 7 % des Britanniques et des Allemands y étaient favorables.

Bien entendu, les sondages d’opinion sont sou-vent peu fiables et ne rendent compte que d’une partie de la réalité. Mais il suffit de quelques dis-cussions avec de jeunes musulmans pour perce-voir leur distance psychologique par rapport au mode de vie de leurs sociétés hôtes. Dans cer-tains cas, cette distance a viré à l’hostilité, à la haine. Les décideurs politiques et les commen-tateurs attribuent souvent cette hostilité émer-gente à l’influence des sites djihadistes, ainsi qu’à des organisations islamistes sévissant au Moyen-Orient. Mais le problème ne vient pas vraiment de “là-bas”. L’attrait qu’exercent les idées anti-occidentales sur de nombreux jeunes musulmans d’Europe traduit bien davantage l’incapacité de nos sociétés à socialiser ces jeunes.

Préjugés culturels. Pourquoi ? Parce que ces mêmes sociétés n’ont plus confiance en l’héri-tage intellectuel et moral de l’Europe. D’où le mal qu’ont les écoles à enseigner les valeurs des Lumières à certains élèves musulmans. Au début des années 1990, l’historien français Georges Bensoussan notait que les enseignants commen-çaient à se heurter à une violence verbale quand ils essayaient d’enseigner l’Holocauste dans des écoles à forte concentration d’élèves nord-africains. Bensoussan ajoutait que des étudiants interrom-paient leurs professeurs pour lancer : “C’est une

L’Europe est en guerre avec elle-mêmeVU DU ROYAUME-UNI. La haine de certains jeunes musulmans français envers leur pays montre la perte de confiance dans l’héritage intellectuel européen, s’inquiète ce site d’information indépendant.

invention.” “Je connais des cas où l’enseignant citait Auschwitz et Treblinka et où les élèves se mettaient à applaudir”, soulignait-il. Le fait que des élèves relativement jeunes tiennent déjà un contre-dis-cours face à celui de la société française sur son passé récent montre que la France est clivée de l’intérieur. Mais, au lieu de regarder le problème en face, l’establishment français a décidé de l’es-quiver. Les écoles britanniques adoptent la même attitude. Un rapport publié au lendemain des émeutes raciales de Bradford, en 2001, fait appa-raître que “certains enseignants de Bradford consi-dèrent que la Shoah est un sujet difficile à aborder avec les élèves musulmans”.

Ainsi, trop souvent, les écoles hésitent à com-battre les préjugés culturels et idéologiques des élèves musulmans. Si un débat sur la Shoah peut être évité, quels autres sujets vont pouvoir être ouverts à la négociation ? De tels rapports montrent aussi que l’école laïque a perdu confiance dans ses propres valeurs.

Tour simpliste. Malgré le silence officiel sur de si profonds antagonismes culturels, beaucoup sont conscients que quelque chose ne tourne pas rond. Faute d’un débat public adulte sur les divi-sions culturelles de nos sociétés, les réactions face à la menace des djihadistes prennent trop sou-vent un tour apocalyptique, autant dire simpliste. L’année dernière, avec la publication du Suicide français, Eric Zemmour a touché une corde sen-sible. Outrancier, alarmiste, le livre de Zemmour est typique de la manière dont la menace vis-à-vis de la culture française tend à s’exprimer. En Allemagne, un nouveau mouvement de contesta-tion “anti-islamisation”, les Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident (Pegida), est apparu. L’affirmation de Pegida selon laquelle l’Al-lemagne et plus généralement l’Occident étaient promis à un avenir islamique a frappé les esprits. Le fait que tant de gens puissent redouter l’avè-nement d’une Europe islamique révèle une pro-fonde insécurité quant au modèle de société de l’Allemagne.

L’idée d’une islamisation de l’Europe détourne des véritables problèmes, au même titre que le dis-cours officiel sur le multiculturalisme. L’Europe n’est menacée ni par une force extérieure ni par l’at-trait irrésistible de l’islam. Le vrai problème, → 16

← “J’ai plus goût à la vie. Je me jette sous un train ? Ou du haut d’un immeuble ?— Moi, je dessine des trucs sur Mahomet !”Deux caricaturistes suicidaires…Dessin de Klaus Stuttmann, Allemagne.

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16. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Gare au consensus ! VU DU ROYAUME-UNI. La pression sociale pour soutenir Charlie Hebdo laisse peu de place aux musulmans off ensés par ses caricatures.

Quand l’idéologie tue VU DU QUÉBEC. Rien ne sert d’incriminer le modèle français d’intégration : les djihadistes frappent partout.

—The Spectator Londres

Normalement la gauche libérale française et George W. Bush ne font pas bon ménage, mais aujourd’hui le discours de la pre-mière fait étrangement écho à celui du second. Les pancartes “Je suis Charlie” ne proclament en réalité rien d’autre que

le fameux slogan de l’ancien président améri-cain : “Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes avec les terroristes.” Cette attaque terroriste doit bien entendu être universellement condamnée. Le fait qu’elle ait ciblé un groupe particulier ne la rend ni plus ni moins grave que l’attentat du 11 septembre 2001 ou celui du métro de Londres [le 7 juillet 2005, faisant 56 morts et 700 blessés], qui avaient frappé aveuglément des victimes civiles.

Mais imaginez un instant que vous soyez un musulman français lambda et que, sans être tenté par des actes meurtriers ni animé d’un quelconque extrémisme, vous ayez tout de même été off ensé par les dessins de Charlie Hebdo. Peut-être pour-riez-vous penser, comme le pensent tant de libé-raux autoproclamés lorsque des dessinateurs s’en prennent aux gays ou se moquent d’eux, que le journal a dépassé les bornes de la décence et qu’il faudrait trouver un moyen de l’arrêter, soit par des mesures législatives, soit par la pression sociale.

Il n’y a apparemment pas beaucoup de place pour vous dans la France d’aujourd’hui. Vous êtes invité à manifester votre solidarité avec Charlie Hebdo et à cautionner sans réserve le droit des satiristes à brocarder inlassablement votre reli-gion – faute de quoi vous êtes suspect d’être du côté des terroristes.

Je suis en faveur de la liberté d’expression tant qu’elle ne va pas jusqu’à prêcher la haine. Je défends le droit de Charlie Hebdo à publier ses dessins humo-ristiques. Je défends aussi le droit de défi ler sur Oxford Street avec des banderoles s’opposant au mariage gay, et même le droit de nier la Shoah. Ce n’est pas à l’Etat de dicter la version offi cielle de l’Histoire ; il n’a pas à s’en mêler, les faits parlent d’eux-mêmes. Or je ne pense pas que tous les défenseurs de Charlie Hebdo étendraient le droit à la liberté d’expression à toutes ces questions.

Mais les musulmans qui sont moins attachés à la liberté d’expression, qui sont off ensés par des gens qui se moquent de leur religion, ne méritent pas d’être traités comme des gens qui approuve-raient le terrorisme. Les considérer de la sorte n’est pas une façon de combattre l’extrémisme, cela ne peut que l’attiser.

—Ross ClarkPublié le 8 janvier

—La Presse Montréal

A lors que les corps des victimes de Charlie Hebdo étaient encore chauds, des commentateurs s’interrogeaient sur la part de responsabilité du modèle français d’intégration des minorités. Cet examen est prématuré et simpliste. Il

repose sur une confusion entre trois concepts liés mais distincts. L’intégration des immigrants au marché du travail et à la société d’accueil ; la laïcité, qui sépare le religieux de l’Etat ; et enfi n l’intégrisme, la religion devenue militante et vio-lente. Ni la laïcité, trop molle ou stricte, ni l’inté-gration défi ciente ne causent l’intégrisme. Et elles ne suffi ront pas à l’éteindre.

Il n’existe pas de modèle d’intégration intrin-sèquement supérieur aux autres. Chaque Etat cherche une réponse adaptée à son histoire, sa langue et ses institutions. Le Québec opte pour

l’interculturalisme, le cousin du multiculturalisme canadien. La France mise sur l’approche républi-caine. Partout, il y a des tensions.

La ghettoïsation dans les cités françaises, cou-plée au chômage des jeunes et au passé colonial, y crée des problèmes particuliers. C’est par-fois la goutte ou le baril d’essence jetés sur le feu. Mais ce n’est pas parce que cela alimente la menace que c’en est la cause initiale. Etablir ce lien, c’est oublier un fait pourtant évident : l’isla-misme existe aussi dans des pays où l’intégration ne pose pas problème. Par exemple au Pakistan, où 141 écoliers ont été exécutés par les talibans en décembre 2014. D’où le génie de la caricature de Charlie Hebdo dans laquelle Mahomet se plai-gnait d’être “aimé par des cons”, les islamistes. On oublie que les musulmans forment les plus nom-breuses victimes des islamistes et que leur ras-le-bol augmente au Pakistan et ailleurs.

En France comme au Canada, l’intégrisme n’est pas seulement porté par des pauvres. Les djiha-distes ne correspondent pas à un profi l unique. Certains sont solitaires, d’autres sont organisés. Certains sont fous, d’autres sont diaboliquement rationnels.

Ce refus d’admettre le pouvoir meurtrier de l’idéologie découle peut-être de nos sociétés libérales. Quand on croit que toutes les idées se débattent, on ne conçoit pas que des zélotes veuillent tuer pour les leurs. L’extrême droite fran-çaise risque de récupérer l’attentat pour amalga-mer les islamistes à l’ensemble des musulmans qui pratiquent pourtant leur foi dans la paix. Il faut dénoncer sans relâche cette xénophobie. La bête théorie du choc des civilisations sert les islamistes, qui cherchent à polariser pour mieux recruter des fi dèles. Mais il existe aussi un autre danger. Celui non pas de récupérer, mais d’étouf-fer le débat sur l’islamisme.

Souvenons-nous que, même si le Canada et la France avaient dénoncé l’invasion américaine en Irak, en 2003, cela ne les avait pas préservés des menaces terroristes. Le pacifi sme et le plein-emploi ne suffi ront pas à éteindre la braise islamiste.

—Paul JournetPublié le 9 janvier

c’est que les élites politiques et culturelles de l’Europe ont toutes les peines du monde à donner un sens contemporain à leur héritage culturel et historique. L’adhésion européenne au multicultu-ralisme résulte de divers calculs. Mais sa principale motivation réside dans la diffi culté qu’a l’Europe à proposer un modèle de société qui soit porteur de valeurs positives et tournées vers l’avenir.

Dès lors, le multiculturalisme n’aura été qu’un cache-misère politique. Sans compter qu’il a encou-ragé la ségrégation culturelle. Avec une telle ségré-gation, le dialogue n’a plus lieu qu’au sein de communautés cloisonnées. Les jeunes qui gran-dissent au sein d’une communauté relativement à l’abri des valeurs dominantes verront leurs positions et leurs préjugés confortés, relayés par d’autres. Le système de valeurs auquel des millions de jeunes musulmans se réfèrent aujourd’hui est très diff érent de celui d’autres communautés. Des sondages indiquent que l’Etat islamique est sou-tenu par un bien plus fort pourcentage de jeunes musulmans en France et dans d’autres pays d’Eu-rope qu’au Moyen-Orient. Ce qui montre que la source du sentiment antioccidental est à recher-cher en Europe, et non “là-bas”.

—Frank Furedi*Publié le 8 janvier

* Professeur émérite de sociologie à l’université du Kent, Frank Furedi est connu comme étant le sociologue le plus souvent cité dans la presse britannique.

15 ←

CONTRÔLES AUX FRONTIÈRESRéunis le 11 janvier à Paris, 11 ministres de l’Intérieur européens et le ministre américain de la Justice, Eric Holder, ont appelé au renforcement du contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne. Ils ont également jugé indispensable une surveillance accrue d’Internet, rapporte le quotidien espagnol El País. Le but : identifi er et retirer rapidement les “contenus incitant à la haine et à la terreur”.

Contexte

↓ Dessin de Stephff , Thaïlande.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 17

Qui sont les musulmans de France ? VU D’INDE. Souvent stigmatisés, les Français de culture musulmane essaient de résister aux clichés tantôt en gommant leur identité, tantôt en se radicalisant. Un magazine culturel de New Delhi est allé à leur rencontre à Paris et en banlieue. Reportage.

—The Caravan (extraits) New Delhi

L es Français musulmans sont considérés par beaucoup de leurs compatriotes, dans le meil-leur des cas, comme des adeptes d’une culture régressive et, dans le pire des cas, comme des extrémistes en puissance. Selon le ministère de l’Intérieur, il y aurait dans l’Hexagone entre

5 et 6 millions de musulmans mais, la législation française interdisant les recensements sur des cri-tères religieux, il ne s’agit que d’une évaluation et certains estiment que la communauté serait au moins deux fois plus importante. Les citoyens français issus de l’immigration, originaires pour la plupart d’Afrique du Nord, sont marginalisés.

“La plupart des gens savent que mon frère Malik [Oussekine, dont l’assassinat par la police en 1986 à l’âge de 22 ans avait suscité une vague de manifestations] est le fils d’immigrés musulmans, mais très peu savent qu’il avait commencé des études pour devenir prêtre catholique”, me confie sa sœur, Sarah Oussekine, en ce jour d’octobre 2014 où elle me reçoit dans son bureau de Saint-Denis. C’est de ce petit apparte-ment qu’elle dirige Voix d’elles rebelles, une asso-ciation féministe qui aide les femmes issues de l’immigration exposées au sexisme, à la violence ou au racisme. Le père et le grand-père de Malik, tous deux algériens, ont combattu sous le drapeau

tricolore, l’un en 14-18, l’autre en 39-45 avant qu’une autre guerre, sanglante, ne débouche sur l’indépen-dance de leur pays, en 1962. Son père était parmi les nombreux ressortissants des anciennes colo-nies françaises au Maghreb et en Afrique subsaha-rienne venus s’installer en France pour travailler dans le bâtiment pendant les Trente Glorieuses.

Bon nombre d’immigrés de deuxième généra-tion ont changé de prénom pour optimiser leurs chances de décrocher un emploi et de louer un appartement. Sarah Oussekine, qui a maintenant 55 ans, a commencé à utiliser son prénom actuel à l’âge de 18 ans. Avant cela, elle s’appelait Nassera, mais on lui avait dit que “ça [faisait] trop arabe”. Ce changement lui reste encore en travers de la gorge. “ En France, l’intégration est synonyme d’as-similation forcée”, s’insurge-t-elle.

Souci sécuritaire. Quelques semaines plus tard, Nacira Guénif-Souilamas, une sociologue féministe d’origine algérienne, me donne rendez-vous dans un restaurant proche de chez elle. Elle a cosigné le livre Les Féministes et le garçon arabe [éditions de l’Aube, 2004], qui affirme que, dans l’imagi-naire national, l’homme français musulman est perçu comme “triplement étranger” à la moder-nité : étranger à l’idéal républicain de laïcité ration-nelle, étranger à l’ethnicité française et étranger

au féminisme égalitariste. Pendant notre déjeu-ner, elle m’explique qu’en plaidant pour l’émanci-pation universelle et en essayant de “faire ce qui est bon pour les jeunes filles et les femmes musulmanes”, les féministes françaises blanches propagent des notions de modernité uniformes comparables à celles qui servaient autrefois à justifier l’autorité coloniale. D’après elle, cette dynamique existe toujours dans la France actuelle, et en présentant les musulmans comme des emblèmes de régres-sion et de désordre public, l’Etat légitime un souci sécuritaire excessif.

Selon elle, les femmes musulmanes sont sou-vent perçues comme les victimes passives de pra-tiques culturelles arriérées, n’ayant aucun pouvoir. Du coup, la question du voile a été largement poli-tisée. Or ce que beaucoup ne comprennent pas, c’est que pour certaines femmes le port du foulard ou du voile est une façon radicale de “repolitiser le féminisme ou de réaffirmer leur identité postcolo-niale”. Par une douce soirée de fin septembre, je me suis entretenue avec l’une d’elles dans un café à la mode des environs du canal Saint-Martin. Quinze jours plus tôt, j’avais remarqué dans le métro une jeune femme portant le hidjab avec un sac en cuir assorti, pianotant furieusement sur son iPhone.

Prêche sur Internet. “Porter le foulard me vaut du respect et m’apporte la paix”, me confie cette jeune fille de 19 ans. Ses parents, de riches immi-grés marocains, lui ont laissé totale liberté et per-sonne ne l’a forcée à s’habiller comme elle le fait, assure-t-elle. “Je dois réserver mon corps à mon futur mari.” Elle refuse de boire ou de manger quoi que ce soit. Elle m’explique qu’elle rentre du Maroc, où elle a pris des bains de soleil au bord d’une pis-cine réservée aux femmes, à l’abri du regard des hommes. Elle a trouvé ça “super”.

La jeune femme étudie l’ingénierie dans l’une des plus grandes universités du pays, mais n’a aucune intention de devenir ingénieur. Elle souhaite sim-plement “[se] préparer à être une mère et une épouse instruite”. Elle en veut à sa propre mère de ne jamais porter le hidjab parce que, selon elle, elle a honte de ses propres racines et ne cherche qu’à se couler dans le moule des idéaux français d’intégration. Aucun de ses parents n’observe strictement l’is-lam ni ne fait le ramadan. Mais elle a commencé à prier à 16 ans et à porter le hidjab à 17 ans. C’est auprès de “sages” prêchant sur Internet qu’elle a fait toute son éducation religieuse.

C’est exactement le genre d’histoire qui, depuis quelque temps, déclenche les signaux d’alarme en France. Mon interlocutrice correspond parfaite-ment au profil des quelque soixante-dix jeunes femmes qui ont quitté l’Hexagone pour aller faire le djihad avec l’Etat islamique en Irak et en Syrie. Presque tous les cas répertoriés portent sur des enfants de parents non pratiquants, qui ont été endoctrinés sur Internet. Ces recrues ont surpris beaucoup de gens qui étaient à l’origine convaincus que leur dérive extrémiste était liée à l’orthodoxie religieuse de certains Français musulmans. Tandis que nous marchons vers une station de métro en parlant des films de Bollywood, je lui demande ce que signifie pour elle être française. “J’adore le fromage !” me répond-elle en riant. L’humour aide parfois à désamorcer les tensions.

—Noopur TiwariPublié le 1er janvier

SALMAN RUSHDIE“Lorsqu’elle est combinée avec l’armement moderne, la religion, cette forme médiévale de déraison, devient une véritable menace pour nos libertés. Ce totalitarisme religieux a causé une mutation meurtrière dans le cœur de l’islam et nous en voyons les tragiques conséquences à Paris aujourd’hui. Je soutiens Charlie Hebdo comme nous devons tous le faire, pour défendre l’art de la satire, qui a toujours été une force pour la liberté contre la tyrannie, la malhonnêteté et la stupidité. ‘Respect de la religion’ est devenu une expression type signifiant ‘peur de la religion’. Les religions, comme toutes les autres idées, doivent faire l’objet de critique, de satire et, oui, méritent que nous leur manquions de respect sans avoir peur.”En 1989, l’écrivain britannique a fait l’objet d’une fatwa lancée par l’ayatollah Khomeyni après avoir écrit Les Versets sataniques.Publié sur le site de l’English PEN, association d’écrivains qui défend la liberté d’expression.

Ils ont dit

← “Vous aussi, vous faites peur aux terroristes ?!!”Dessin de Deb Milbrath, Etats-Unis.

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18. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Un risque de libanisation VU DE BEYROUTH. La violence islamiste pousse l’éditorialiste Ziyad Makhoul à rappeler que vivre en France c’est obéir à ses lois.

—L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth

J ournaliste(s). Quelle drôle d’idée. Quoi qu’ils fassent, quelle que soit leur aire de je(u), qu’ils parlent de mode, de sport, d’environ-nement, peu importe, il y aura du politique dans leur geste, dans leur trajectoire, dans leur dynamique. C’est ainsi : un journaliste

—La Repubblica Rome

L ’Europe est perdue, prise au dépourvu après l’attentat contre Charlie Hebdo. En témoigne la réaction d’un responsable des services de ren-seignements, pris de panique en voyant le pré-sident de la République française marcher en pleine rue, à quelques mètres des lieux où la

tragédie s’était déroulée à peine deux heures plus tôt, au milieu de voitures n’ayant pas été contrô-lées par la police. Une imprudence inconcevable. Cela montre que, dans cette guerre déclarée par les djihadistes, l’Europe est cueillie à froid. Mercredi 7 janvier, en plein jour, au cœur d’une grande capi-tale dont la sécurité était et est toujours confiée à des services de police et de sécurité expérimen-tés, douze personnes ont trouvé la mort. Ce sont les victimes d’un conflit que les sociétés démocra-tiques ne savent pas comment aborder. Ces atten-tats ont pris tout le monde par surprise, alors même que de nombreux signes laissaient présager des attentats imminents en France ou ailleurs. Mais où ? Quand ? Par qui ? Les capitales européennes savent pertinemment qu’elles doivent faire face à une menace djihadiste de plus en plus intense, dif-fuse et souvent inéluctable. C’est une guerre asy-métrique. L’ennemi n’utilise pas les mêmes armes ni les mêmes méthodes. Les terroristes se cachent au sein de la population, ils n’ont pas de règle.

Mais les institutions des États démocratiques ont, elles, des lois qu’elles ne peuvent violer aisément.

Tout comme il est ardu de coordonner les poli-tiques économiques en Europe, il est tout aussi laborieux de mettre en place un échange régulier d’informations sur le terrorisme entre les diffé-rents gouvernements. La volonté existe, comme le prouvent les réunions fréquentes entre les respon-sables de différents pays, mais les lois ne sont pas les mêmes selon la couleur des gouvernements. Le massacre au sein de la rédaction de Charlie Hebdo marque probablement un tournant. Le 19 janvier, lors du prochain Conseil des ministres de l’Union européenne, le terrorisme sera à l’ordre du jour.

L’Europe du XXIe siècle n’est pas taillée pour les conflits, qu’ils soient conventionnels ou non. Et c’est une bonne chose, voire une victoire. Elle n’est pas davantage taillée pour prendre des mesures qui pourraient restreindre les libertés civiles, fût-ce pour des raisons de sécurité. A Bruxelles, la commission chargée de défendre ces libertés a récemment rejeté le principe d’un fichage systé-matique des passagers aériens. Ce registre devait permettre de retrouver les individus qui se rendent dans des zones sous l’emprise des djihadistes ou qui en reviennent. A ce jour, quelque 4 000 com-battants islamistes seraient revenus de Syrie.

D’autres projets ont été accueillis avec scep-ticisme, comme celui visant à étouffer la pro-pagande terroriste sur Internet, ou un autre qui proposait de rétablir le contrôle des frontières dans l’espace Schengen. Le massacre du 11e arrondis-sement de Paris a été comparé aux attentats du

Déboussolés face au djihadismeVU D’ITALIE. Les capitales européennes doivent mieux s’organiser pour affronter la menace d’attentats. Mais, si la lutte antiterroriste devait porter atteinte aux libertés civiles, ce serait une défaite.

11 septembre à New York. C’est assez vrai du point de vue symbolique, mais la réaction de l’Europe n’aura rien à voir avec celle du gouvernement Bush de l’époque. D’une part, nous n’en avons pas les moyens, mais c’est surtout que nous ne sommes pas disposés à accepter le moindre compromis sur notre démocratie. Si la lutte antiterroriste devait porter atteinte à nos droits civils, ce serait une défaite pour l’Europe.

Il n’existe pas de réponse miracle à la question de la sécurité. Malgré le traumatisme, la France a su réagir avec dignité. Dès les premières heures, les dirigeants ont affiché une union nationale exem-plaire. Mais cette union sacrée* n’a pas fait long feu. Et Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen ont tous deux appelé à des mesures sécuritaires plus fermes. Une manière de dénoncer entre les lignes le laxisme du gouvernement socialiste. Le Front national en a profité pour demander à nouveau le rétablissement de la peine de mort.

Il n’est pas simple d’élaborer une stratégie de défense sans connaître parfaitement son adver-saire ni ses ramifications sur le territoire national. Les assassins de Charlie se sont revendiqués d’Al-Qaida, mais leur mode opératoire laisse penser qu’ils appartenaient à une filière influencée par l’Etat islamique (EI), une mouvance concurrente d’Al-Qaida. Ce mouvement, humilié par les succès de l’EI en Syrie et en Irak, a créé Khorassan, un nouveau groupe dont la mission est de promou-voir le terrorisme en Europe, toujours en concur-rence avec l’EI. Sachant cela, les Etats-Unis ont ordonné des frappes aériennes contre des camps de Khorassan en Syrie, jugeant ces djihadistes plus dangereux encore que ceux de l’Etat islamique ou d’Al-Qaida. Le risque aujourd’hui est de voir l’Eu-rope devenir non seulement une victime, mais surtout un terrain de bataille entre bandes terro-ristes rivales. Pour l’heure, la France va tout faire pour comprendre à qui étaient affiliés les meur-triers de Charlie Hebdo.

—Bernardo Valli *Publié le vendredi 9 janvier

* Editorialiste, ancien correspondant de guerre. * En français dans le texte

↑ Dessin de Kal paru dans The Economist, Londres.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 19

n’est pas seulement un passeur, une courroie de transmission, mais il est aussi ce pont entre (au moins) deux rives ; il est aussi, surtout, pour le consommateur – lecteur, téléspectateur, audi-teur… –, ce double qui va, qui dit, qui fait, donc qui vit, ce Jekyll qui se lâche, stylo, crayon, cla-vier, micro ou caméra aux doigts, quand les Hyde n’osent pas – l’exutoire cathartique le plus abordable, le plus concret.

Ce n’est ni hallucinant ni aff reux que l’attaque terroriste contre les locaux de Charlie Hebdo à Paris et l’exécution de quelques-uns des journalistes les plus brillants qui soient aient bouleversé la France et le monde bien plus, par exemple, que l’hécatombe, également terroriste, de Peshawar il y a quelques semaines, celle qui avait emporté d’un coup 132 enfants. La mort, l’assassinat d’un enfant, est du ressort du monstrueux, de l’indicible. Dans la fusillade du 10, rue Nicolas-Appert à Paris, c’est moins la mort d’une douzaine d’hommes qui a chaviré la planète que le crime immonde perpétré contre une corporation qui défend chaque jour, avec plus ou moins d’intelligence, le fantasme universel absolu et ultime : la liberté de pensée et d’expression.

Intransigeance. Pauvre André Malraux. S’il savait que sa prédiction, si tant est qu’elle ait été la sienne, d’un XXIe siècle qui sera religieux ou qui ne sera pas, allait résonner de cette manière… Avant-hier, le fondamentalisme chrétien était une plaie. Aujourd’hui, il amuse Dan Brown et quelques autres. Aujourd’hui, c’est l’hypercancer bicéphale du fondamentalisme juif (le sionisme et ses lobbies) et musulman (l’islamisme, chiite puis sunnite) qui (dé)fait la planète. Deux métastases qui se nourrissent l’une l’autre, qui avaient pris l’habitude de s’attendre pour progresser, pour dynamiter et se dynamiter l’une l’autre, mais qui se retrouvent désormais, le plus souvent, à se regarder, haletantes, en chiennes de faïence. On dirait que la France, point d’intersection géographique et creuset historique de toutes les li bertés, donc de tous les racismes et de toutes les phobies, est en train de découvrir à la fois et son génome et ses mutations. Un œil encore un peu torve s’était entrouvert avec l’aff aire Mohamed Merah [le massacre de 2 soldats et de 4 enfants juifs à Toulouse en mars 2012]. Les deux yeux se sont écarquillés après l’horreur absolue de ce 7 janvier français. On dirait que la France n’est plus myope ni astigmate ; on dirait, pour la première fois depuis l’accouchement en mondovision de l’Etat islamique, qu’elle commence, lentement, à comprendre qu’elle pourrait se libaniser. Qu’elle pourrait entrer en guerre. De dedans : civile, la guerre. Communautaire, confessionnelle. Et plus si blanche que cela.

Si l’assassinat de ces crayons de génie qu’étaient Cabu, Wolinski, Charb, Tignous et les autres devait servir à quelque chose, ce ne serait pas à fabriquer cette union nationale génétiquement éphémère et presque mort-née avec la polémique autour de la participation du Front national au rassemblement républicain de dimanche, mais bien plutôt à une véritable dé/restructuration

Le prix sanglant du “politiquement correct”VU D’UKRAINE. Il est temps que l’Europe songe à se défendre, affi rme ce quotidien de Kiev. Car elle est menacée par une nouvelle vague de totalitarisme, même si elle ne veut pas le nommer.

—Den Kiev

P our l’heure, ni l’Europe, ni les Etats-Unis, ni l’Ukraine ne sont prêts à exprimer ouverte-ment les faits essentiels qui ont abouti aux attentats terroristes à Paris, ni la réalité fondamentale qui se dissimule derrière ces actes. Les réactions offi cielles de l’Ancien et

du Nouveau Monde nous amènent à cette triste conclusion. J’en veux pour preuve le fait que les médias ont commencé par nous parler d’“inconnus”, puis de “terroristes” abstraits, alors que depuis le début circulaient des vidéos où l’on entendait les coupables crier : “Allahu akbar !” et “Nous avons vengé le Prophète !” Selon moi, nous sommes là face à un exemple de “politiquement correct”. Bien sûr, on peut dire que la religion des terroristes n’est qu’une aff aire privée et qu’elle ne joue qu’un rôle secondaire dans leurs actions. Mais en fait on ne parle pas seulement de religion, mais de politique parée d’atours religieux. Nous sommes face à une chose digne de l’obscurantisme médiéval ou des Cent-Noirs [mouvement nationaliste, monarchiste et antisémite apparu dans l’Empire russe au début du XXe siècle]. Pour être plus précis, cette idéo-logie terroriste est un “fascisme islamiste”, qui s’appuie sur des idées totalitaires et nourrit des ambitions planétaires.

En dépit de cette réalité, la majorité des journa-listes et des dirigeants de l’Ancien et du Nouveau Monde préfèrent dépeindre cette menace en d’autres termes, et parlent d’“atteinte aux médias et à la liberté d’expression”. Or, ce terrorisme est très particulier, car il a pour objectif ultime la liquidation de la civilisation euro-atlantique (ou “judéo-chrétienne”, comme elle se défi nit elle-même). La mort au combat, les armes à la main, dans la lutte contre les “giaours” ou les “kafi rs”, les infi dèles, est honorable pour les islamistes. Sans cette explication essentielle, les attentats à Paris et l’exécution de célèbres journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo peuvent paraître, comme on l’a entendu, “insensés et absurdes”. Non, tout comme le meurtre de la policière parisienne le lendemain, ce sont des actes complètement rationnels qui s’inscrivent dans le cadre de cette vision du monde totalitaire.

Dans cette situation, certains suggèrent de ne pas irriter les musulmans et de ne pas publier de caricatures qui off ensent leurs sentiments

du traitement de la maladie. Les responsables et les autorités religieuses de France ne peuvent plus concevoir leur vision, leur appréhension et leurs (ré)actions face à l’islam (de France, déjà…) comme ils le faisaient avant le 7 janvier 2015. Parce que les musulmans sont absolument loin d’être tous des islamistes, mais que la minorité d’islamistes est musulmane – naturellement. Parce qu’à la pédagogie (tu n’aimes pas Charlie Hebdo alors utilise-le pour ramasser les crottes de ton chien ou nettoyer la litière de ton chat, sans menacer ni tuer qui que ce soit) et au bon sens (l’amalgame, tous les amalgames sont justes insupportables), il faut désormais adjoindre une fermeté, une intransigeance défi nitives, une rigidité politique, judiciaire, culturelle et morale ignifugée : vivre en France, c’est obéir à ses lois, à toutes ses lois. Loin, si loin, on ne le répétera jamais assez, de ce protofascisme marshmallow et bleu marine, loin de ces relents pseudo-intello des Zemmour en tout genre qui iraient jusqu’à épingler une étoile verte aux Français musulmans avant que de les dé/remporter chez eux.

—Ziyad MakhoulPublié le 9 janvier

→ 20

→ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

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20. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

religieux. Pourquoi pas, si elles sont aussi ordurières que ce qui se faisait aux premiers temps du bolchevisme ? Mais, du point de vue des fon-damentalistes islamiques, le Coran interdit toute représentation de l’être humain. C’est pour cela que les talibans, quand ils étaient au pouvoir en Afghanistan, avaient proscrit la télévision et le cinéma. Et représenter le Prophète est vraiment un crime, même dans les œuvres classiques. Autrement dit, la civilisation euro-atlantique (dont fait partie l’Ukraine) devrait refuser toute tenta-tive de produire des images du Prophète et de ses proches, au cinéma, à la télévision, dans la pein-ture, et pas uniquement en caricature. Une telle capitulation de l’Europe, et du monde entier, face à ce nouveau Moyen Age est-elle possible ? Le fait de céder aux exigences des islamistes ne revient-il pas à trahir les dizaines de millions de musul-mans qui veulent vivre dans le monde moderne, sans charia ni fatwas sauvages incompatibles avec les valeurs humaines universelles ?

L’Europe est donc aujourd’hui menacée par une quatrième vague de totalitarisme. Cette fois, elle ne vient pas de l’Europe elle-même, mais d’une autre région géoculturelle, l’espace méditerranéen et moyen-oriental, qui avait également donné nais-sance aux civilisations antiques et judéo-chrétienne. Il y a eu le bolchevisme, le fascisme et le nazisme, la vague de l’extrême gauche appelant à une révo-lution mondiale dans les années 1970, et mainte-nant il y a l’islam militant. Comme toujours, c’est une vision du monde en noir et blanc, fondée sur des idées primitives, une intolérance agressive envers tout autre point de vue, avec la terreur comme arme de lutte politique.

L’attentat contre Charlie Hebdo est une alerte sérieuse. Et il faut enfin y répondre de façon tout aussi sérieuse. A mon avis, cette réponse passe entre autres par la fin de toute “tolérance” face aux agissements des fondamentalistes et des tenants du fascisme islamiste. Comme l’a fait remarquer Vladimir Boukovski, ancien dissident et prisonnier politique russe à l’époque brejnévienne, ce “poli-tiquement correct” est pire que le léninisme, car il revient à saper les fondements de la démocra-tie européenne tout en donnant aux musulmans qui défendent les valeurs démocratiques le sen-timent d’être abandonnés face au totalitarisme. C’est pour cette raison qu’il est grand temps d’ap-peler les choses par leur nom et de ne plus se dis-simuler derrière des euphémismes qui faussent l’image de la réalité.

—Sergueï GrabovskiyPublié le 9 janvier

En finir avec les islamistes radicaux ! VU D’ISRAËL. Les Européens, qui invoquent les droits de l’homme, sont déconnectés du réel, affirme un éditorialiste israélien sur ce site d’information sur le Moyen-Orient.

—Al-Monitor (extraits) Washington

I l y a quelques années, j’ai eu une conversation avec un ancien haut responsable du service de sécurité intérieure israélien sous condition d’anonymat. La vie entière de cet homme était consacrée à la guerre contre le terrorisme, ce qui lui a valu un contact prolongé, personnel, voire

intime, avec l’islam radical. “Israël deviendra, au cours des dix prochaines années, l’un des endroits les plus sûrs au Moyen-Orient, m’a-t-il dit à l’époque. Ensuite, Israël deviendra l’un des endroits les plus sûrs en Europe.”

Je lui ai demandé des éclaircissements sur sa déclaration. “Nous sommes confrontés à l’islam radi-cal depuis plusieurs générations déjà, a-t-il précisé. Nous sommes préparés, nous sommes réalistes, nous comprenons et connaissons notre ennemi, contrai-rement à eux.”

Je lui ai demandé à qui il faisait référence. “‘Eux’, ce sont avant tout les régimes arabes traditionnels, mais pas seulement. La minorité musulmane d’Europe finira aussi par se faire remarquer, a-t-il expliqué. Ce jour-là, je préférerais ne pas être là. Les Européens subiront un tsunami, eux qui continuent de radoter sur les droits de l’homme et qui ne comprennent pas que l’islam radical vit dans une autre réalité, selon un autre ensemble de règles, sur une autre planète.”

Le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo à Paris s’est produit alors qu’Israël se trouvait au cœur d’un différend féroce et sensible portant sur la décision de l’avocat général des armées, Danny Efroni, d’ouvrir une série d’instructions judiciaires sur certaines des batailles les plus bru-tales de l’opération Bordure protectrice [à Gaza en juillet-août 2014].

La première semaine de janvier, les médias israéliens débordaient de pétitions et d’excla-mations d’officiers et de soldats qui s’opposaient aux instructions judiciaires visant Tsahal et qui luttaient pour défendre l’Etat et ses citoyens. Un haut responsable du commandement régional du sud d’Israël m’a demandé : “Qui acceptera de se porter volontaire pour lutter contre le Hamas à Gaza s’il sait que personne ne le soutient et qu’à un moment ou à un autre, après les batailles, quelqu’un cherchera à l’incriminer ? Notre force vient de notre solidarité et de la certitude que l’ensemble du peuple israélien soutient ses combattants. Maintenant, alors que des juristes se mettent à lister toutes sortes d’er-reurs et de fautes commises dans le feu de l’action, nombreux sont ceux qui réfléchiront à deux fois [avant de s’engager].”

C’est au beau milieu de cette polémique qu’a eu lieu le massacre de Paris.

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NE NOUS EXCUSONS PAS“Je souhaite que les musulmans ne s’excusent pas pour la mort des journalistes en France”, écrit sur son compte Twitter Abdallah Al-Athbah, nouveau rédacteur en chef d’un des principaux journaux du Qatar, Al-Arab. “La France veut envahir la Libye. Elle a déjà occupé le Mali, soi-disant pour lutter contre le terrorisme. Cet attentat lui fournit un prétexte pour tuer des musulmans.” Le Qatar, proche des Frères musulmans et grand investisseur en France et ailleurs en Europe, est souvent accusé de soutenir les groupes islamistes les plus radicaux, notamment en Syrie et en Irak, et de diffuser des thèses “complotistes” dans ses médias tels qu’Al-Jazira.

Ils ont dit

→ Dessin de Bado paru dans Le Droit, Ottawa.

→ Dessin de Schneider, Suisse.

SOURCEDENKiev, UkraineQuotidien, 39 000 ex.www.day.kiev.ua/uk“Le Jour”, publication lancée en 1996, se veut le fer de lance de la nouvelle génération de la presse ukrainienne, plus critique, plus moderne et plus professionnelle. Ce journal est résolument engagé dans la défense de l’indépendance du pays.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 21

L’attentat contre le supermarché casher à Paris change radicalement la donne pour la communauté juive, estiment les journaux israéliens.

●●● Pour le quotidien populaire (centre droit) Yediot Aharonot, “les attentats à Paris ne constituent pas un choc des civilisations, ni même des religions. Il s’agit plutôt d’une intolérance vis-à-vis de valeurs, au nom de laquelle il est possible de commettre n’importe quel crime. La France le savait fort bien, longtemps avant l’établissement de l’Etat islamique.” Désormais, l’autodéfense juive est devenue nécessaire en France, explique le journal. “Si la communauté juive de Paris avait mis en place des vigiles, même non armés, dans les quartiers, on aurait pu savoir plus tôt qu’un terroriste s’était introduit dans le supermarché armé d’une kalachnikov et vêtu d’un gilet pare-balles, et on aurait pu le mettre en difficulté. Il y a beaucoup de jeunes Juifs très motivés et en bonne condition physique, qui auraient pu être déployés dans le secteur où a eu lieu la tragédie.” Le quotidien propose l’aide de l’Etat hébreu aux Juifs de France. “Israël peut [les] faire profiter de son expérience, de son savoir-faire et de son équipement électronique, y compris pour l’entraînement et les connaissances en matière de sécurité. On ne peut pas se contenter de dire aux Juifs français de venir s’installer en Israël et que tout ira bien ; il faut les aider à se protéger.”The Jerusalem Post, premier quotidien anglophone d’Israël, assez marqué à droite, rapporte les propos du président de l’Agence juive, Natan

Sharansky (célèbre ex-dissident soviétique des années 1970, devenu homme politique israélien), qui, quelques jours avant cette série d’attentats, déclarait que le “malaise éprouvé par les Juifs français dans leur propre pays devrait constituer un signal fort pour l’Europe quant aux dangers qui la menacent”.“Comment M. Sharansky est-il informé de ce malaise ? interroge le journal. Parce que plus de 7 000 Juifs français ont immigré en Israël l’an dernier ; parce que 50 000 d’entre eux se sont renseignés sur l’alya [le départ des Juifs vers Israël] en 2014 ; et parce que, sur les quelque 600 000 Juifs qui vivent en France, des centaines de milliers envisagent de quitter le pays. Selon lui, ces chiffres ne devraient pas présenter un intérêt uniquement pour Israël et pour les Juifs, mais aussi et surtout pour les Européens eux-mêmes : s’ils ne sont pas prêts à fermer les mosquées où des individus prêchent la haine, alors l’Europe est condamnée.”Natan Sharansky ajoute : “Les Juifs français sont confrontés à un choix : ils peuvent faire partie d’une France libérale qui ‘hait Israël’, d’une France conservatrice qui ne considère pas les Juifs comme faisant partie de sa culture, ou d’une Europe islamique, ce qui est manifestement impossible. Ou bien, alors, ils peuvent partir… Ce qu’ils sont en train de faire.”“Plus vite l’Europe libérale entrera en lutte, plus elle aura de chances de préserver ses valeurs, poursuit-il. Car l’Europe non libérale, elle, sera prête à lutter. Plus la France continuera de fermer les yeux sur la menace et refusera de se préparer à défendre ses valeurs

libérales et nationales, plus les forces ultranationalistes et intégristes représenteront l’unique défense.”Sur un ton plus sobre, le quotidien de gauche Ha’Aretz écrit : “La prise d’otages dans une épicerie juive où quatre innocents ont trouvé la mort s’inscrit dans la continuité des attentats meurtriers perpétrés ces trois dernières années par des djihadistes français contre des sites juifs européens.”“La tuerie au Musée juif de Bruxelles l’an dernier et celle à l’entrée de l’école juive Otzar Hatorah de Toulouse en 2012 étaient l’action de loups solitaires. Cette fois, le degré d’organisation, les armes, l’équipement et la planification sont d’un ordre différent. Le cauchemar que vit la communauté juive française, cible d’une série d’attaques récentes qui n’ont pas été très médiatisées parce qu’elles n’ont pas fait de victimes, n’en est que plus grand. Les gros titres sur l’immigration croissante de Français en Israël sont exacts, mais ils ont occulté que 98 % de la communauté juive française est restée en France,

s’accrochant à une vie confortable et relativement sûre – du moins l’espérait-elle. Jusqu’à cette semaine.”Pour Ha’Aretz, les démons du passé sont de retour. “L’ordre donné vendredi 9 janvier de fermer des dizaines de magasins et restaurants juifs parisiens [notamment rue des Rosiers], la présence policière autour des écoles juives et les appels des représentants de la communauté juive à faire preuve de prudence et à rester chez soi dans la soirée de vendredi, jour du shabbat, sont l’expression d’un climat de siège que les Juifs d’Europe occidentale n’avaient pas connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous devons veiller à ne pas paniquer, ni à tirer dès maintenant des conclusions populistes. Il est en outre important de ne pas oublier que cette vague de terreur a commencé par un attentat qui n’était pas dirigé contre les Juifs, et que tous les citoyens français sont confrontés à une nouvelle menace, dont des millions de musulmans qui craignent un retour de flamme.”

Revue de presse“J’espère que les Européens comprendront mainte-nant à quel point ils sont déconnectés de la réalité en parlant de droits de l’homme, de droit de la guerre et de principes moraux exaltés. L’islam radical ne recon-naît rien de tout cela. A cet égard, le Hamas n’est pas très différent de l’Etat islamique ou d’Al-Qaida. Ils obéissent tous à la même charia, ils militent pour un califat au Moyen-Orient puis dans le reste du monde, et ils partagent la même brutalité inhérente, affirme un haut responsable de sécurité israélien qui sou-haite rester anonyme. Notre combat contre le Hamas répond à cette logique – c’est sous cet angle que les Européens voient maintenant qu’il faut combattre Al-Qaida et l’Etat islamique sur leur propre terrain. ”

Oui, certains jubilent en Israël du sort des Européens après l’attentat du 7 janvier. D’autres sont toutefois préoccupés. Etant donné que l’Eu-rope prend systématiquement la défense des Arabes lors des conflits ou des différends avec Israël, le terme “Europe” est presque devenu un gros mot dans les rues israéliennes. Par conséquent, nom-breux sont les Israéliens qui interprètent l’ef-froyable massacre de Paris comme une sorte de tournant décisif qui pourrait annoncer un rema-niement de la stratégie européenne.

—Ben CaspitPublié le 8 janvier

ContexteUNE GUERRE D’INFLUENCE●●● L’attentat contre Charlie Hebdo semble avoir été planifié et perpétré par un réseau terroriste existant ou par une cellule dormante. Selon des témoins, les frères Kouachi ont affirmé agir au nom d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (Aqpa), un groupe installé depuis des années au Yémen. Stéphane Charbonnier a été publiquement identifié comme une cible à abattre par Al-Qaida en 2013. Cela coupe court aux premières rumeurs parues sur Twitter, selon lesquelles l’attentat était peut-être une réaction spontanée de sympathisants de l’organisation Etat islamique (EI ou Daech) après la publication dans Charlie Hebdo, le 7 janvier, d’une caricature du calife Abou Bakr Al-Baghdadi. Cette information était d’autant plus invraisemblable que les dirigeants d’Al-Qaida en Afghanistan ne désirent rien tant que d’éliminer Al-Baghdadi, leur ennemi juré. De fait, il est tout à fait possible que l’attentat parisien soit plus un défi lancé à l’Etat islamique qu’une guerre sainte contre l’Occident. Depuis qu’Al-Qaida a renié l’Etat islamique, en février 2014, les deux organisations se livrent une concurrence féroce pour dominer le monde djihadiste. Le résultat est une guerre sanglante entre l’Etat islamique et la branche d’Al-Qaida en Syrie, le Front Al-Nosra. Depuis la spectaculaire offensive de l’Etat islamique en Irak et en Syrie, l’été dernier, Al-Qaida est sur la défensive face à l’Etat islamique, qui lui vole toutes les unes mondiales. Le principal mouvement djihadiste se retrouve soudain en deuxième place alors que l’Etat islamique s’attire les louanges des djihadistes en puissance.—Antoun IssaAl-Monitor (extraits) WashingtonPublié le 8 janvier

Pour les Juifs de France, rien ne sera plus pareil

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22. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

“Ils ont tiré, mais qui a armé les tireurs ?”VU DE RUSSIE. François Hollande a aidé les Etats-Unis à créer “l’opposition syrienne”. Il est coupable d’avoir donné naissance à l’Etat islamique, s’indigne cet éditorialiste russe.

ContexteCROYANTS ET MÉCRÉANTSTuer, c’est bafouer tous les commandements. Mais que reste-t-il comme commandements en Occident ? Si le pouvoir et la société ne réagissent pas face aux provocations, face à ceux qui offensent les croyants, ont-ils le droit de parler d’infraction à la loi par ceux qui ont décidé de tuer leur offenseur ? De quelle loi parlent-ils ? Divine, humaine, juridique ?Les musulmans français vivent dans un pays où au niveau de l’Etat et à travers les médias on promeut non seulement l’abandon de Dieu, mais aussi la déshumanisation de l’homme, où une large part de la population a renoncé à la foi catholique, à la famille traditionnelle et aux autres valeurs éternelles. Les musulmans de France se sentent entourés de mécréants, faibles, complexés et néanmoins de plus en plus agressifs à l’égard des croyants.Oui, les musulmans sont des immigrés, mais ce sont les Français qui les ont fait venir, après avoir eux-mêmes investi les terres musulmanes par le feu et le glaive, après les avoir conquises et asservies. Et aujourd’hui, installés en Europe, les musulmans sont sidérés par le degré de décadence de leurs anciens colonisateurs. Et c’est dans cette atmosphère que la France entame une nouvelle croisade au Moyen-Orient.—Piotr Akopov Vzgliad (extraits) Moscou. Publié le 9 janvier

—Vzgliad (extraits) Moscou

A u lendemain de la tragédie survenue à Paris, la plupart des commentateurs russes sur les réseaux sociaux se sont malheureuse-ment contentés de discuter de la nature de la punition que certains propos ou certaines images méritent. Selon eux, ces Français

“ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes” – ils ont trop longtemps joué au multiculturalisme et gâté les musulmans, avant de décider d’insulter tout le monde. Ceux qui tiennent de tels propos vivent

dans un pays touché par les terroristes plus grave-ment encore que l’Europe. Chez nous, la plupart du temps, on les encercle avant de les exterminer. Et nous avons raison.

Mais si une simple caricature représentant le chef de l’Etat islamique Abou Bakr Al-Baghdadi accompagnée des mots “Meilleurs vœux, au fait” pouvait vraiment justifier une attaque terroriste, cela justifierait aussi que les Etats-Unis envoient leurs drones sur les rédactions russes pour leurs caricatures de Barack Obama. Vous qui défen-dez l’idée selon laquelle “il ne fallait pas dessiner de caricatures”, c’est cela que vous voulez ? Moi, non. Heureusement qu’à Paris on peut se moquer d’Al-Baghdadi, et, à Moscou, rire d’Obama ou de Merkel.

Néanmoins, il serait naïf de se rallier à l’élan pathétique “pour la défense de la liberté d’expres-sion” qui a déferlé sur Paris. On peut les com-prendre, ces Français sortis dans la rue sous le coup de l’émotion : des gens ont été tués, vic-times d’une barbarie assumée et cynique. Mais la bonne question à leur poser est celle-ci : d’où vient l’Etat islamique (EI) ? La France n’aurait-elle pas un lien avec la création de cette organi-sation terroriste qui ne reconnaît que les armes dans le dialogue avec les nations ? Car il n’est pas question ici de salopards tombés du ciel pour pro-voquer une bataille sanglante.

Faire tomber Assad. Quelle curieuse liberté d’expression que celle qui, bizarrement, ne com-mence pas par le long récit détaillé de ces temps pas si anciens où les Etats-Unis avaient décidé de jouer leur tour préféré au leader syrien : “Si on fai-sait tomber cet homme, auquel on aurait collé pour l’occasion l’étiquette de dictateur ?”

Mais Assad s’est avéré coriace et, pour que les Syriens ne se fassent pas de fausses idées, une guerre sanguinaire a été déclenchée, dans laquelle ces bandits parfaitement équipés et entraînés – que la presse occidentale, va savoir pourquoi, a quali-fié d’“opposition” ou de “société civile syrienne” –, ont occupé une place de choix. Quand la guerre se jouait à des kilomètres de Damas, cela n’inquiétait personne : pour faire tomber un tyran, on pou-vait bien verser un peu de sang. Mais on a perdu le contrôle sur les combattants, et les plus fana-tiques d’entre eux ont justement créé l’Etat isla-mique. Les voilà aujourd’hui qui décapitent des otages devant des caméras et tirent à la mitrail-lette sur les journalistes français.

Ils ne sont donc pas tombés du ciel.Mais laissons la parole au président François

Hollande. Voici ce qu’il déclarait le 2 juin 2012 : “Le régime de Bachar El-Assad s’est conduit de manière inacceptable, intolérable. Il a commis des actes qui le disqualifient.(…) Il n’y a de sortie de cette situation qu’avec le départ de Bachar El-Assad.” Et voici ses mots le 28 août 2014 : “Bachar El-Assad ne peut pas être un partenaire dans la lutte contre le terro-risme. C’est de facto l’allié des djihadistes. Il n’y a pas de choix possible entre deux barbaries parce qu’elles s’entretiennent mutuellement.”

La Syrie est devenue, en deux ans, le théâtre d’une guerre qui oppose Assad aux radicaux isla-mistes du monde entier. En aidant les Etats-Unis à créer “l’opposition syrienne”, le président fran-çais est coupable d’avoir donné naissance à l’Etat islamique et il en porte la responsabilité. Cela ne justifie en rien le terrorisme, mais le fait que les

Etats-Unis et l’Otan ne puissent pas contrôler “l’Etat Islamique” n’enlève rien à la responsabi-lité de ces derniers quant aux événements qui ont secoué Paris ces derniers jours. Vous avez voulu jouer avec la vie de millions de Syriens ? Vous avez perdu. Les Parisiens, complaisants, ne vous en ont pas tenu rigueur ? Non. Et ces médias qui parlent aujourd’hui de liberté d’expression ont-ils donné la parole à Bachar El-Assad ? à Muammar Kadhafi ? à Hosni Moubarak ?

Je peux comprendre que l’émotion soit à son comble à Paris. Mais il est vain d’en tenir pour seuls responsables les terroristes. Les terroristes ont pour destin d’être exterminés. En revanche, il serait bon de se demander qui a décidé d’utiliser un peuple pour se battre contre ceux qui barraient la route à ces terroristes. Demandez à Hollande pourquoi il a voulu faire tomber Assad ? Je suis certain qu’il aura bien des choses à vous dire. Car n’est-ce pas l’argent des contribuables français qui a servi à créer l’opposition syrienne, devenue l’Etat islamique ? Et enfin, s’agissant non plus de l’EI mais de toutes les organisations terroristes isla-mistes, n’est-il pas frappant de constater que, sans le soutien du monde occidental qui a fait naître le chaos en Afghanistan et en Irak, qui a provo-qué la chute du régime libyen et qui a attaqué la Syrie, les fanatiques islamistes auraient été étran-glés par les régimes militaires laïques de ces pays ?

Car tout cela a commencé bien avant l’appari-tion de l’Etat islamique et, maintenant plus que jamais, il s’agit d’en parler.

—Mikhaïl BoudaraguineParu le 8 janvier

SOURCE

VZGLIADMoscou, Russiewww.vzgliad.ruCréé en mai 2005, “Regard” est un site d’information russophone basé à Moscou, qui se distingue par une grande réactivité à l’actualité. Sans doute la clé de son succès. Partageant les vues du régime actuel sur les grandes questions de société et de géopolitique, il mêle avantageusement actu et analyses.

↑ Dessin de Demirci paru dans Radikal, Istanbul.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’ONDE DE CHOC. 23

Peshawar-Paris : même combat VU DU PAKISTAN. Les extrémistes frappent partout au nom d’Allah. Les musulmans ordinaires, pour qui l’Europe est aussi une terre d’accueil, doivent défendre un islam tolérant et indulgent.

—Dawn Karachi

L ’attentat qui, à Paris, a tué 12 personnes au siège de l’hebdomadaire Charlie Hebdo a eu lieu [deux] jours seulement après la manifestation de milliers d’Allemands venus défiler à Berlin et à Cologne pour soutenir les musulmans. Cette marche était elle-même une réponse

à un rassemblement antimusulman qui avait un peu plus tôt attiré des milliers de personnes à Dresde. En dépit des difficultés économiques qu’elle connaît depuis 2009, l’Europe reste pour l’essentiel une terre d’accueil pour les musulmans. Mais Al-Qaida et ses affiliés ont un autre objec-tif. Ils entendent définir la relation entre l’islam et l’Occident. L’attentat de Paris aurait été per-pétré en représailles à la publication dans l’heb-domadaire de caricatures de personnages sacrés de l’islam. Stéphane Charbonnier, le rédacteur en chef, qui est au nombre des tués, avait reçu des menaces de mort par le passé.

De Paris à Peshawar [où les talibans ont tué 141 personnes, dont 132 écoliers, le 16 décembre dernier], le fléau de l’intolérance se répand dans certains secteurs de la société musulmane. Sans aucun remords, les talibans assassinent des enfants

au nom d’Allah. Chez nous, la police, elle, a même abattu un suspect qu’elle était censée protéger. Dès que l’on touche à ses sensibilités religieuses, l’homme de la rue bascule dans la violence. Dans la province du Pendjab, des émeutiers ont brûlé vifs une femme enceinte et son mari après les avoir accusés de blasphème. L’enfant du couple, qui était présent, a décrit toute la scène, qui le hantera à jamais.

Si, au Pakistan, la misère sert d’excuse au fanatisme de masse, derrière quel prétexte va se réfugier l’Iran, sur le point d’exécuter Soheil Arabi, âgé de 30 ans, pour avoir “insulté le Prophète” sur sa page Facebook ? Il y a quelques décennies, c’était le leader spirituel du pays, l’ayatollah Khomeyni, qui avait émis les mêmes accusations à l’égard de Salman Rushdie et lancé contre lui une fatwa le condamnant à mort. Qui daignera prendre le temps de réfléchir et de se demander pourquoi les musulmans tuent au nom du Prophète (QPSSL), qui a toujours pardonné à ceux qui lui manquaient de respect ? Les enseignements de l’islam avec lesquels nous avons grandi sont clairement à l’opposé de ce que proclament aujourd’hui les hommes barbus, cagoulés et armés. Enfants, on nous a appris comment le Prophète (QPSSL) s’était

SOURCEDAWNKarachi, PakistanQuotidien, 145 000 ex.Dawn a été créé en 1947, lorsque le Pakistan est devenu indépendant, par Muhammad Ali Jinnah, père de la nation et premier président. Figurant parmi les premiers journaux pakistanais de langue anglaise, il jouit d’un lectorat d’environ 800 000 personnes. Il appartient au groupe Pakistan Herald Publications, fondé également par M. A. Jinnah. Dawn prend fréquemment position contre l’extrémisme religieux et le sectarisme, et plus généralement en faveur des droits de l’homme.

occupé de cette vieille femme qui avait pourtant coutume de lui jeter des ordures. Comment le Prophète honorait les accords passés avec ses ennemis, même si cela était synonyme d’épreuves. Il n’y a pas de sens à assassiner au nom de celui qui pardonnait à ses pires ennemis.

Cette attaque contre la liberté d’expression sera probablement encore plus douloureuse pour les Français, qui incarnent la liberté, l’égalité et la fraternité. Il y a à peine une semaine, la Fédération internationale des journalistes nous annonçait que le Pakistan était le pays le plus dangereux pour la presse, 14 journalistes y ayant perdu la vie en 2014. En un seul attentat à Paris, plusieurs journalistes ont été tués, au cœur de l’Europe, de la main de musulmans. Et les musulmans auront beau se chercher des boucs émissaires, cela ne leur permettra pas pour autant de rejeter la faute sur les “errements d’une minorité” au sein de la communauté des fidèles. Il serait naïf de croire que ceux qui ont défilé pour soutenir les musulmans contre l’extrême droite en Allemagne étaient inconscients de la menace que représente l’extrémisme islamique. Un sondage effectué en 2013 par le Pew Research Global Attitudes Project, cabinet de consultants américain, montre que 95 % des Allemands considèrent les islamistes comme un danger pour leur pays. Et pourtant, quand des éléments racistes de leur société s’en sont pris aux musulmans et aux immigrés, les Allemands issus du peuple ont défilé en signe de solidarité. 94 % des Français et 88 % des Britanniques disent ressentir la même chose à propos des islamistes.

Malgré ces réserves, les musulmans d’Europe vivent en toute liberté et font carrière dans le monde universitaire, la fonction publique et l’économie. Non qu’il n’y ait pas de préjugés racistes en Europe – mais le Pakistan et d’autres pays musulmans sont-ils exempts de tels préjugés alors que des minorités ethniques ou religieuses font ouvertement l’objet de discriminations ? Les massacres à Peshawar et à Paris, les attentats à la bombe quotidiens au Yémen, en Syrie et en Irak doivent pousser les sociétés musulmanes à favoriser l’avènement d’un islam tolérant et indulgent, où la majorité doit cesser de se chercher des excuses ou de se taire, pour refuser d’une voix forte que l’on tue au nom de sa foi.

—Murtaza HaiderPublié le 8 janvier

LE LAXISME FRANÇAIS “Cet acte terroriste a une fois de plus démontré la vulnérabilité de la civilisation européenne contemporaine face à un ennemi qui n’est pas concerné par les limites politiques et morales propres à cette civilisation. Or la question des limites de la tolérance demeure un tabou”, estime le site Lenta.ru dans un article au titre lapidaire : “La tolérance à l’égard de l’intolérance”. “Entre liberté et sécurité”, titre pour sa part Expert. Selon l’hebdomadaire, “cet attentat revêt une coloration religieuse, et il a fait la quasi-démonstration que la politique de tolérance à l’égard des musulmans, le renoncement à les contraindre à l’intégration au sein de la société française ont conduit à la dégradation du pays.”

Vu de Russie

← Serre-livres…Extrémistes, Islam. Sur le livre : Culture et valeurs occidentales.Dessin d’Adam Zyglis paru dans The Buffalo, Buffalo (Etats-Unis).

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24. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

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Le crime des manipulateurs VU DU MONDE ARABE. Ceux qui justifient le terrorisme et abusent des millions de musulmans sont plus criminels que les terroristes, souligne le directeur du plus important quotidien panarabe.

—Asharq Al-Awsat Londres

I l n’y a pas de différence entre ceux qui ont massacré les membres d’une tribu sunnite syrienne [qui s’était opposée à Daech], ceux qui ont offensé les femmes yézidis en Irak ou encore ceux qui ont tué les soldats saoudiens à la frontière saoudo-irakienne, d’une part, et

ceux qui ont tué les journalistes à Paris, d’autre part. Il s’agit du même constat : l’extrémisme est le fait de musulmans. Les lieux du crime sont différents, mais la source du crime est la même.

Nous traversons une énorme épreuve. C’est le début d’une avalanche de violences. Elle tire son origine de certaines idées, est organisée par des terroristes et dispose de beaucoup de moyens. Nous assisterons probablement à des crimes allant encore au-delà de ce que nous avons déjà vu. Mais ce ne sont pas les terroristes que nous voulons blâmer ici. Eux, ils assument leurs crimes et la haine qu’ils vouent au monde entier. Ceux que nous blâmons, ce sont tous ceux qui les justifient et qui abusent des millions de musulmans par leurs “explications” et par leurs mensonges. Il y en a par exemple qui expliquent que ce crime abject

a été manigancé par le gouvernement français lui-même. Quelle bêtise de nous rabaisser à de telles foutaises !

Ces “justificateurs” couvrent les terroristes et leur donnent une légitimité, alors que nous devrions être aux premières loges pour condamner et désavouer. Ils devraient se rendre compte de l’énormité du crime qu’ils commettent à leur tour. Ce sont eux qui, depuis des années, ont permis au terrorisme de s’implanter dans notre région. De couverture médiatique en justifications politiques et soutiens financiers, leur crime n’est pas moindre que celui des terroristes eux-mêmes. Ils ont abusé des millions de gens en présentant Daech et Al-Qaida comme s’ils étaient des groupes de défense pour les droits des musulmans.

Paris est pris pour cible par les mêmes idées, armes et médias qui pourrissent notre région, de l’Irak et de la Syrie au Yémen, à la Somalie et à la Libye. En passant par Riyad et New York. Et même par Doha. Les capitales arabes n’échappent pas à ce mal engendré par des idées religieuses extrémistes et des médias manipulateurs.

—Abderrahman Al-RachedPublié le 8 janvier

“Je suis libre contre ceux qui hurlent ‘Je suis Allah’”, écrit l’intellectuel algérien Kamel Daoud. Si des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer les dérives des islamistes, d’autres mettent d’abord en cause l’islamophobie en Occident, qui ferait le lit de l’extrémisme. Ce qui est sûr, écrit le site tunisien Kapitalis, c’est que le monde arabe et les musulmans devront affronter la question religieuse.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 ISLAM : LE MALAISE. 25

La faute à l’islamophobie VU DU SÉNÉGAL. En France, le délit de faciès participe d’une culture sécuritaire dirigée contre de paisibles musulmans.

—Seneplus (extraits) Dakar

Dans le contexte français, cette tuerie inqua-lifiable renforce dans leur absurde posture les tenants de thèses racistes, discrimina-toires, antimusulmanes. Cet aveuglement ouvre une voie royale au Front national, qui s’alimente de la haineuse philosophie dont

des pans entiers d’Européens, en Allemagne, en Italie, en Autriche, se réclament ouvertement.

Enfin, pourquoi ne pas le dire ? cet attentat brûle des espaces de liberté, puisqu’il s’agit bien de journalistes nantis de leur devoir d’informa-tion et de leur obligation à satisfaire le droit à l’information du public. Ce n’est pas faire du cor-poratisme à la petite semaine que de défendre le droit pour un organe, même répugnant comme Charlie Hebdo, de s’exprimer par les moyens de l’écrit et de l’image. La liberté d’expression ne se négocie pas.

Mais il ne fait aucun doute que les musul-mans, dont des franges entières subissent la folie meurtrière de ces extrémistes, sont touchés dans leur chair et leur foi. L’amalgame fait il y a plusieurs années déjà par Samuel Huntington [politologue américain influent] dans sa Guerre des civilisations sera relayé, amplifié, réactua-lisé jusque dans les bureaux de vote, pour faire émerger des formations bêtement et systémati-quement antimusulmanes. Parce que dans ces “démocraties”, la différence n’existe pas. Seules l’assimilation et l’autonégation sont validées socialement et institutionnellement.

Déjà, partout dans le monde, et en France particulièrement, Huntington a fait des émules dont le radicalisme dépasse de loin la théorisa-tion de la “guerre entre l’islam et l’Occident”. Ils sont de plus en plus nombreux, les sulfureux anti-islamistes, Eric Zemmour (Le Suicide fran-çais), Michel Houellebecq (Soumission), Bernard-Henri Lévy, Natacha Polony, entre autres, à se transbahuter partout dans les amphithéâtres, les plateaux de radio, les télés, les salles de rédaction, pour s’attaquer sans retenue aux musulmans. Charlie Hebdo, Minute ne ménagent aucune ingéniosité pour s’installer dans ce fonds de commerce, devenu pour eux comme pour Zemmour une marque de fabrique. Alors que leurs contradicteurs, comme Tariq Ramadan, sont traînés dans la boue, vitupérés et jetés aux orties et à la vindicte populaire, les théori-ciens de l’anti-islamisme accumulent marques d’adulation, couronnes de laurier et prix litté-raires. Des politiciens de droite, Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, Brice Hortefeux, Bruno Le Maire, Jean-François Copé, s’approprient ouvertement des idées du Front national. Premier parti de

Le poing du fascisme VU DU LIBAN. S’autocensurer lorsqu’on évoque la religion, c’est renoncer à la démocratie et vivre sous l’emprise de l’Etat islamique.

—Now. Beyrouth

L es rues de Paris, qu’ont autrefois foulées Descartes, Diderot et Voltaire, ont été ensan-glantées. Une fois de plus, l’esprit humoris-tique, ironique et intellectuel est frappé en pleine face par le poing du fascisme. Mais, cette fois, le coup est plus dur que d’habi-

tude – à vrai dire, il est difficile de songer à une attaque plus directe et plus sanglante contre la liberté d’expression en Europe depuis plusieurs décennies. Il n’est pas difficile de comprendre pour quelles raisons la cible, l’hebdomadaire

France depuis les dernières européennes, celui-ci est devenu fréquentable, courtisé, socialisé.

Au nom de quelle liberté de la presse devrait-on laisser des journalistes, chroniqueurs et autres caricaturistes s’attaquer à la foi isla-mique, blasphémer le Prophète, présenté sous les formes les plus avilissantes ? En quoi la liberté d’informer (ou plutôt de désinformer) est-elle plus légitime que la liberté de culte ? Pourquoi le voile islamique est-il interdit dans les lieux publics en France ? La liberté de créer des lieux de culte censurée ?

En France, il se construit chaque semaine une mosquée ou un lieu de culte, démonstration de la vitalité d’une foi manifestement gênante pour des esprits chagrins. Comment accepter que le moindre acte antisémite soulève l’ire de la classe politique alors que des agressions antimusul-manes sont à la limite légitimées comme les conséquences d’une immigration envahissante ?

A force de vouloir nourrir et entretenir une culture sécuritaire, rédemptrice et anti-islamiste, cette cohorte de penseurs de mauvais aloi fait le lit de la violence sauvage et aveugle, comme celle qui a tué 12 journalistes de Charlie Hebdo. Cette folie meurtrière ne grandit pas les assassins, bien au contraire. Elle fait la triste et macabre démonstration de leur ignorance de l’essence de la foi islamique, fondée sur la paix et la recherche constante de cette paix indispensable, pour que les hommes vivent ensemble en s’aimant. N’en déplaise à Eric Zemmour, qui demande aux musulmans de renier le Coran pour justi-fier leur sociabilité dans un monde moderne.

Ceux qui confondent islam et islamisme (idéologie politique et djihadiste) sont aussi responsables que ceux qui propagent la désola-tion meurtrière. Ils participent tous de la même logique : la tentative de défiguration de l’islam.

—Momar Seyni NdiayePublié le 9 janvier

satirique de gauche Charlie Hebdo, a été choisie. Le magazine s’est rendu célèbre ces dernières années pour avoir publié des dessins représen-tant le prophète Mahomet en dépit de menaces répétées (les locaux du journal ont été incendiés en 2011, sans que l’attentat fasse de victimes).

Charlie Hebdo a été l’un des rares organes de presse à oser publier les caricatures du journal danois Jyllands-Posten en 2006 et à mettre à nouveau le Prophète en couverture lors de la polémique sur le film L’Innocence des musulmans en 2012. (Peut-être convient-il de préciser que le journal n’épargne pas non plus les chrétiens et les juifs – récemment il publiait en une un dessin de la Vierge Marie à demi-nue accouchant d’un Jésus à nez de cochon.)

Insondables illusions. Certains, bien entendu, verront dans ce qui s’est passé une sorte de justice expéditive à l’égard du passé colonial de la France ou de ses interventions récentes au Mali ou en Libye. Peu importe aux yeux de ces gens que la seule “vengeance” invoquée par les tueurs l’ait été au nom du Prophète – et pas au nom, par exemple, des enfants de Gaza. Il est intellectuellement dégradant de débattre avec des gens qui vivent dans de telles insondables illusions – la seule réponse digne à leur apporter est de les laisser avec leurs tweets à la George Galloway [homme politique britannique proarabe et qui fut l’ami de Saddam Hussein] dans les poubelles de l’Internet, où ils grouillent.

Plus dangereux sont ceux qui diront que ce qui s’est passé aujourd’hui prouve la nécessité de montrer plus de “sensibilité” ou (de façon plus paternaliste) de “sens commun” dans ce que les médias publient au sujet de la religion. Ce sera un nouvel épisode dans un débat qui se poursuit depuis au moins l’affaire Rushdie, en 1989, alors que la réalité a toujours prouvé exactement le contraire : ceux qui répondent à la satire par le meurtre doivent être non pas moins, mais encore plus critiqués, et on doit faire preuve à leur égard de plus de fermeté, et non pas de plus d’indulgence. Les libertés ne peuvent survivre qu’autant que les individus se battent pour elles, et il n’existe aucune liberté pour laquelle ce principe est plus vrai que la liberté d’expression. Plus peut-être que tout autre organe de presse dans le monde, Charlie Hebdo comprenait ce principe et agissait en fonction de lui. Comme Rushdie, ses journalistes “savaient parfaitement ce qu’ils faisaient”.

Si nous devions laisser la violence brute fouler aux pieds les valeurs qui nous définissent, alors autant renoncer tout de suite à la démocratie libérale et prendre l’avion dès demain pour Mossoul ou Raqqa [deux villes irakienne et syrienne aux mains de l’Etat islamique]. L’alternative est d’honorer les victimes en tentant d’être à la hauteur des formidables principes qu’ils ont fixés pour nous : “L’objectif est de faire rire, disait le journaliste de Charlie Laurent Léger. Nous voulons rire des extrémistes – de tous les extrémistes. Qu’ils soient musulmans, juifs ou catholiques. Tout le monde peut avoir une religion, mais les idées et les actes des extrémistes, nous ne pouvons les accepter.”

—Alex RowellPublié le 7 janvier

L’auteur

MOMAR SEYNI NDIAYEest l’un des plus célèbres éditorialistes sénégalais. Formé à l’école de journalisme de Dakar et à l’Institut français de presse à Paris, Ndiaye a dirigé pendant vingt ans le service politique du quotidien national Le Soleil. Depuis sa retraite du service public, il mène une seconde carrière dans la presse privée.

↖ Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

SOURCE

NOW.Beyrouth, Libanwww.now.media.me/lb/arCréé en 2007, Now Lebanon se voulait un site d’information en arabe et en anglais largement consacré au Liban. Fin 2012, Now Lebanon devient Now. et couvre toute l’actualité du Moyen-Orient.

SOURCE

SENEPLUSDakar, Sénégalwww.seneplus.comSite d’information sénégalais qui fait une revue de presse des meilleurs titres nationaux, Seneplus publie également des grandes plumes.

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26. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Non, la France n’a pas mérité ça ! VU DU MONDE ARABE. Un journaliste du quotidien panarabe Al-Hayat dénonce ces intellectuels arabes qui trouvent des justifications aux attentats parisiens.

—Al-Hayat Londres

L es auteurs du crime contre la revue sati-rique Charlie Hebdo ont eu comme seules paroles, d’après ce qu’on en sait, les cris “Allahu Akbar” et l’affirmation qu’ils vou-laient “venger le Prophète”. En revanche, des éditorialistes [arabes] et des militants

des réseaux sociaux se sont efforcés de trouver des raisons auxquelles les criminels eux-mêmes n’auraient pas pensé et qui sont très loin de leur univers mental simpliste de terroristes.

Cette ambiguïté, voire complaisance, dont ces éditorialistes font preuve face au crime s’explique par le sentiment que dans nos contrées

le réflexe de faire l’unité [entre musulmans] prime les autres considérations. Alors qu’en un clin d’œil on voit les multiples guerres civiles qui déchirent le monde arabo-musulman, ce qui donne à cette “unité” un côté pathologique.

Mettons de côté les accusations contre le sionisme, les mises à l’index de la France, des Etats-Unis et des puissances occultes, ainsi que les discours oiseux selon lesquels “eux-mêmes” [la France] l’ont cherché. Il y a aussi ceux qui [pour justifier les attentats] rappellent la guerre au Mali, l’occupation de l’Algérie [au XIXe siècle], sans parler de la Palestine, qui retrouve évidemment sa place habituelle dans les discours.

—Kapitalis Tunis

L es fascistes qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo sont les mêmes qui égorgent des policiers et des soldats en Tunisie, et sèment la désolation en Irak, en Syrie et en Libye. Ainsi donc deux ou trois sinistres indi-vidus, parce que le hasard les a fait naître dans

une famille musulmane, s’autoproclament porte-parole des musulmans et s’érigent en représen-tants de Mahomet voire d’Allah sur terre. Quelle prétention ! Quelle fatuité ! Quelle suffisance !

Ces minables, ces merdes, ces moins que rien prétendent venger le Prophète et agir au nom de Dieu et s’autorisent à ôter la vie à des personnes qui ne leur ont rien fait. Ces criminels, ces salauds, ces fascistes se permettent de détruire l’intel-ligence, l’humour, la culture, le talent en criant “Allahu Akbar”, oubliant ou ignorant qu’Allah est surtout “le très miséricordieux”, comme il le rap-pelle au début de chaque sourate de son saint livre, le Coran. En assassinant Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Maris et les autres, ces criminels fana-tiques et imbéciles prennent en otage les musul-mans de France et d’ailleurs. En commettant leur acte ignoble, ils ignorent peut-être qu’ils ont privé la communauté musulmane de France de ses alliés et de ses défenseurs les plus sincères et les plus constants et les plus anciens. Mais ils n’ignorent nullement qu’ils s’attaquent ainsi au cœur de la démocratie, au cœur de la République : la liberté d’expression et la liberté de conscience.

Car ces fascistes sont les agents et les promo-teurs autoproclamés d’un ordre totalitaire, le même qui émet une fatwa contre Kamel Daoud en Algérie. L’autoproclamation, voilà la malédiction du monde arabe et musulman. L’absence d’inter-médiaire et l’autonomie voire la liberté donnée au croyant dans sa relation à Dieu, ces qualités spéci-fiques de l’islam se trouvent paradoxalement per-verties par une demi-alphabétisation qui donne un accès superficiel aux écrits : le Coran et le hadith. Cette “sainte ignorance”, selon l’heureuse trou-vaille d’Olivier Roy [politologue spécialiste de l’is-lam], autorise tout un chacun à s’autoproclamer “cheikh”, “imam”, “émir”, “calife”…

Le génial journaliste algérien Kamel Daoud a mille fois raison lorsqu’il affirme : “Si l’on ne tranche pas dans le monde dit arabe la question de Dieu, on ne va pas réhabiliter l’homme, on ne va pas avancer… La question religieuse devient vitale dans le monde arabe. Il faut qu’on la tranche, il faut qu’on la réfléchisse pour pouvoir avancer.”

—Slaheddine Charlie DchichaPublié le 8 janvier

Des imbéciles qui se réclament d’Allah VU DE TUNISIE. Ces criminels fanatiques ont pris en otages les musulmans de France et du monde.

SOURCE

KAPITALISTunis, Tunisiewww.kapitalis.comLancé en mars 2010, ce portail d’information en langue française est dédié à la Tunisie et aux autres pays du Maghreb. Ouvert aux contributions extérieures, sous forme de tribunes libres, il publie aussi des textes d’écrivains et de spécialistes tunisiens et maghrébins.

→ Dessins de Khalid, Maroc.

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OPINION

Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 ISLAM : LE MALAISE. 27

C’est dur d’être aimé par des cons VU DU YÉMEN. Un hommage à la liberté d’expression par la militante des droits de l’homme Elham Manea.

—Shaffaf (extraits) Paris

Que Dieu te maudisse, mécréante ! Tu connaî-tras le même sort que les dessinateurs, si Dieu le veut. Tu seras tuée, espèce de chienne.” Des menaces comme celle-là (j’en passe et des meilleures), j’en ai reçu après avoir publié deux caricatures de mon Prophète que je

chéris. Mercredi 7 janvier a été un jour doulou-reux. Il a commencé par l’annonce de la mort de trente-trois jeunes Yéménites à la faculté de police de Sanaa, au Yémen. Un attentat terro-riste à la voiture piégée. Des corps déchiquetés. Apparemment commis par Al-Qaida. L’information est chassée par une autre. L’assassinat de douze personnes à la rédaction de Charlie Hebdo.

Je suis co nsciente que ce sont les mêmes idées qui ont tué les jeunes au Yémen et les journalistes à Paris. Je sais absolument que, pour faire face à ces idées extrémistes, il faut commencer par prendre la parole et par agir nous-mêmes. Oui, nous devons commencer par exprimer nos propres idées. Souvent, nous disons des choses que nous ne pensons pas. Nous disons “je respecte la liberté d’opinion”, puis nous murmurons tout bas qu’ils l’ont peut-être bien mérité. Nous sommes comme les Frères musulmans [qui ont condamné l’attentat contre le journal Charlie Hebdo], alors qu’en même temps leur site Internet en arabe met à l’honneur Sayyid Qutb [idéologue islamiste égyptien pendu en 1966]. Celui-là même qui expliquait dans ses écrits que l’on pouvait tuer des musulmans et des non-musulmans [afin d’instaurer un ordre islamique].

J’ai publié deux caricatures de Mahomet, dont celle où Mahomet dit : “C’est dur d’être aimé par des cons.” Pourquoi est-ce que je l’ai fait ? Non pas pour insulter quiconque ni pour inciter à la haine.

KAMEL DAOUD“Deux jours de silence. Mots épars dans la tête. Dessiner tue, penser tue, écrire tue, être libre tue, être digne tue, jouer tue, danser tue, rire tue, dénoncer tue, aimer tue. Deux jours à penser à la mort en soi, aux siens, aux autres, aux dessinateurs de Charlie Hebdo, aux deux journalistes tunisiens [qui auraient été] exécutés [le 8 janvier par la branche libyenne de l’Etat islamique], aux morts d’ailleurs. L’enjeu ? ‘Je suis libre’ contre ceux qui hurlent ‘Je suis Allah’. A nous de décider quel monde nous voulons face à la fin du monde que les tueurs veulent pour nous.”Ce journaliste et écrivain algérien, sous le coup d’une fatwa appelant à son meurtre lancée le 16 décembre par l’imam intégriste Hamadache, a publié ce texte le 9 janvier sur sa page Facebook.

Ils ont dit

Vu d’Allemagne

Dialogue bien fragile●●● Jamais nous n’avons autant dialogué, et jamais nous ne nous sommes aussi mal compris. Jamais l’Allemagne n’a connu autant d’initiatives rassemblant des chrétiens et des musulmans : de merveilleux ouvrages et manuels sont récemment parus sur le dialogue entre chrétiens et musulmans, fruits de longues années de

travail pour des spécialistes des deux religions. Et pourtant, une étude de la Fondation Bertelsmann nous apprend que, loin de gagner en force, les instruments du dialogue et de la tolérance en Allemagne sont de plus en plus insuffisants. Les attentats terroristes, en premier lieu ceux du 11 septembre 2001, étaient des signaux d’alerte. L’Etat a encouragé et fait la promotion du dialogue depuis. Mais les adversaires de l’islam se sont aussi montrés de plus en plus agressifs. De toute évidence, tous les forums

d’experts, toutes les brillantes analyses et les visions éclairées, tous les congrès académiques et tout le dialogue interreligieux flottent comme du persil sur un bol de soupe. Ils sont bien incapables de modifier la consistance et la composition du bouillon de nos préjugés. Le venin des livres de Thilo Sarrazin [son pamphlet antimusulman Deutschland schafft sich ab (2010), paru en France sous le titre L’Allemagne disparaît (éditions Toucan, 2013), s’est vendu à plus de 1,5 million d’exemplaires en Allemagne] a visiblement plus d’effet

que tous les forums de dialogue pris ensemble. Les attentats – celui qui vient de se produire en France le montre justement – font le jeu des fauteurs de troubles tant chez les fondamentalistes islamistes que chez les pourfendeurs de l’islam en Allemagne. C’est extrêmement dangereux. Cela anéantit la coopération naissante entre les cultures et les religions et entretient le poison du “chacun chez soi”.

—Heribert Prantl Süddeutsche Zeitung Munich

Publié le 9 janvier

Mais quand bien même on ramène les raisons de ce crime à la colonisation, dont l’époque est bien révolue, pourquoi ce sont des journalistes qui ont été pris pour cibles, et non pas des militaires, des fonctionnaires ou des diplomates ?

Dans un sens, les terroristes qui se limitent à dire “Allahu Akbar” et “vengeance pour le Prophète” sont plus francs que ceux qui leur fournissent des prétextes. Et ils sont moins racistes. Car les seconds renvoient, plus franchement et plus nettement, la France tout entière dans le camp du mal. Alors qu’eux-mêmes se voient [avec tous les Arabes et tous les musulmans] dans le camp du bien, un camp qui ne cesse de subir des injustices.

Frustration. Certains Arabes disent que les caricaturistes se sont moqués de l’islam mais pas de l’Holocauste. Le fait est qu’il y a une différence profonde entre les deux. Selon les dessinateurs de ce journal et selon les lois de leur pays, on a le droit de heurter les sensibilités religieuses et d’attaquer les symboles du sacré. Les prophètes n’ont-ils pas eux-mêmes heurté les sensibilités dominantes de leur époque ? Est-ce que leurs prédications auraient pu aboutir s’ils avaient pris soin de l’éviter ?

C’est tout autre chose que de se moquer de drames humains récents, ayant fait des victimes dont des proches sont encore en vie. On peut se moquer de Moïse, mais pas de l’Holocauste. De même, on peut se moquer des dirigeants qui ont mené des guerres civiles, mais pas des victimes de ces guerres.

D’autres veulent “que les Juifs dégustent un peu, eux aussi, des souffrances que nous subissons” ! Or les Juifs ont bien assez dégusté au cours des dizaines de siècles, bien plus que nous Arabes. Personne, pas même les racistes parmi les Juifs, ne dit que les Arabes devraient subir la même chose.

Certes, l’islamophobie existe dans les pays occidentaux. Mais il ne faut pas oublier que ces pays sont les seuls qui débattent de ce phénomène, l’analysent et le condamnent. C’est probablement la frustration que nous ressentons depuis [l’échec] des révolutions, échec qui nous prive de la liberté qui nous aurait permis, à nous aussi, de débattre de ces phénomènes, de les analyser et de les condamner. C’est cette frustration qui entretient cette ambiance moisie, dans laquelle nous nous plaisons à nous vautrer.

—Hazem SaghiehPublié le 10 janvier

Je suis et je reste déterminée à continuer à me situer à l’intérieur de l’islam, la religion que j’ai choisie. Si je l’ai fait, c’était pour rappeler que la liberté d’expression n’était pas négociable. C’est un droit de l’homme qui doit être respecté même si ce qui s’exprime nous heurte ou nous blesse. Et, pour ceux qui auraient oublié, ce journal a également publié un numéro entier consacré au Christ. Et personne n’avait proféré de menaces. Il se moquait de Jésus, de Moïse, du pape exactement comme il se moquait de Mahomet.

Je l’ai fait pour rappeler que la liberté d’expression est le fondement de toutes les libertés. En Arabie Saoudite, un certain Raïf Badaoui a été condamné

à dix ans de prison [et mille coups de fouet, à raison de cinquante par semaine, chaque vendredi, sur la place publique, à la sortie d’une mosquée à Djeddah]. Et cela parce qu’il avait critiqué les institutions wahhabites de son pays. Au Soudan, Meriam Ishag a été condamnée à mort parce

qu’elle s’était convertie au christianisme. Ce n’est que grâce à la mobilisation de la société civile soudanaise et internationale qu’elle n’a pas été exécutée. En Tunisie, des blogueurs sont en prison parce qu’ils ont ouvertement déclaré leur athéisme. D’autres sont condamnés parce qu’ils sont homosexuels. Et les prisons dans beaucoup de pays arabes débordent de journalistes et d’avocats qui ont pris telle ou telle position, ont défendu une opinion ou se sont battus par des moyens pacifiques pour un principe.

Ce que d’aucuns appellent les limites de la liberté d’expression ne sont en réalité que des chaînes qui nous empêchent de réfléchir, de nous interroger, de revendiquer des changements et des réformes. En Occident, ils ont fait l’expérience de l’Inquisition. Nous, nous la vivons aujourd’hui.

—Elham ManeaPublié le 8 janvier

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28. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Pourquoi nous avons besoin du blasphème VU DES ÉTATS-UNIS. Le droit de critiquer et même d’offenser est inhérent à la démocratie. Il doit être défendu, en particulier lorsqu’il est menacé par la violence.

—The New York Times (extraits) New York

A la suite du terrible massacre dans les locaux de Charlie Hebdo, permettez-moi d’exposer trois ébauches de prin-cipe quant à la place du blasphème dans une société libre.1. Le droit de blasphémer (et à toute autre

forme d’offense) est essentiel dans une démocratie.2. Le blasphème n’est pas un devoir, la liberté

d’une société n’est pas proportionnelle à la quan-tité de blasphème qu’elle produit, et dans bien des situations il est légitime de critiquer la volonté d’of-fenser, de la dénoncer comme inutilement pro-vocatrice, cruelle ou tout simplement imbécile.

3. En règle générale, plus le danger que court le blasphémateur est mortel, moins il est justifié et sage de critiquer son discours offensant.

Le premier point sous-entend que les lois contre le blasphème sont intrinsèquement

antidémocratiques. Le deuxième point signifie que faire preuve de retenue, en termes culturels, sur l’expression du blasphème est tout à fait com-patible avec les règles d’une démocratie et qu’il n’y a rien d’antidémocratique au fait de remettre en question la sagesse, l’adéquation ou la décence de dessins, d’articles ou de quoi que ce soit visant, de façon intolérante ou grossière, ce qu’une partie de la population considère comme sacré. Il est cer-tain que cette remise en question peut effective-ment friser l’hostilité à la démocratie – ce qui est trop souvent le cas – selon le degré de pression qui s’exerce et le flou qui finit par entourer la défini-tion de l’“offense”. Mais nos libertés fondamen-tales ne sont pas forcément menacées quand, par exemple, la Ligue catholique américaine condamne des œuvres d’art comme Immersion (Piss Christ, d’Andres Serrano, 1987). Pas plus qu’elles ne sont mises en danger par l’absence de caricatures gro-tesques de Moïse ou de la Vierge Marie dans les pages du Washington Post et du New York Times.

Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, les réactions se sont multipliées dans le monde. Pour défendre la liberté de la presse, le droit au blasphème et, surtout, rendre hommage aux journalistes assassinés et à toutes les victimes.L’H

OMM

AGE

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’HOMMAGE. 29

Une attaque contre l’humanité VU DE TUNISIE. C’est la presse mondiale qui est en deuil après cet attentat empreint de bêtise et de barbarie.

—Business News (extraits) Tunis

L ’attaque a certes visé le journal français Charlie Hebdo, mais elle a aussi atteint tous les défenseurs des libertés, tous ceux qui écrivent, dessinent, diff usent ou commen-tent. Ces gens ont été exécutés à bout por-tant à cause de simples dessins. Des dessins

qui ne plaisent pas à tout le monde, qui suscitent des polémiques et des colères, mais ça reste des dessins ! Rien ne peut justifi er un acte d’une telle violence, d’une telle barbarie. Nous avons choisi de ne pas diff user la vidéo du meurtre du policier devant le siège de Charlie Hebdo mais nous l’avons regardée. La rédaction est sous le choc et on ne peut comprendre les motivations d’un tel acte.

Les assassins ont crié : “Nous avons vengé le prophète !” Tant de bêtise et d’ignorance sont non seulement révoltantes mais aussi désar-mantes. Comment considérer ces gens-là ? Sur quelle base pouvons-nous comprendre et assi-miler pour essayer de réparer ? Quel triste pro-phète pensez-vous venger en perpétrant un tel acte ? Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le pro-phète de l’islam ! S’il existe un prophète qui pour-rait se délecter de la mort de 12 personnes, il ne mérite pas d’être vénéré.

Comme en Tunisie on commence à s’habituer aux morts et aux martyrs, on peut considérer les victimes de Charlie Hebdo de ce matin comme des martyrs de la liberté d’expression. Bien sûr, leur liberté ne plaît pas, elle dérange puisque ce n’est pas la première fois que Charlie Hebdo est atta-qué. Aujourd’hui, Charlie a payé le prix de cette liberté et c’est un prix trop élevé. Douze vies ont été prises, des dizaines de familles détruites, un pays et une profession choqués, des millions de personnes touchées par l’horreur de cet acte. Une grande tristesse nous a envahis quand nous avons appris la terrible nouvelle et nous avons décidé de traiter cet attentat comme s’il était arrivé sur notre sol. La raison en est simple : c’est une attaque contre l’humanité, contre ce que nous avons de plus noble. Cette attaque dépasse les nationa-lismes et touche à l’essence même de l’universalité.

Les assassins ont aussi crié : “Nous avons tué Charlie Hebdo !” Bêtise donc, encore une fois. Tant qu’il y aura des personnes habitées par la liberté, Charlie Hebdo vivra. Ce n’est pas unique-ment le deuil de la presse française mais aussi celui de la presse mondiale. Le combat contre la bêtise et l’ignorance, avec pour armes les plumes et les dessins, reprendra. Nous sommes de tout cœur avec Charlie Hebdo. Aujourd’hui est un jour de tristesse et d’horreur. #jesuischarlie

—Marouen AchouriPublié le 7 janvier

Vu du Royaume-Uni

Je suis Charlie ? C’est trop tard●●● Sur son blog Pandaemonium, l’auteur britannique Kenan Malik écrit : “‘Je suis Charlie.’ La phrase est dans tous les journaux, sur tous les fi ls Twitter, dans toutes les manifestations. Ces marques de solidarité envers ceux qui ont été massacrés sont impressionnantes. Elles arrivent aussi trop tard. Si les journalistes, les artistes et les militants politiques avaient pris position de manière plus ferme sur la liberté d’expression depuis vingt ans, peut-être n’en serions-nous jamais arrivés là. Au lieu de cela, ils ont contribué à créer une culture de l’autocensure. En partie à cause de la peur, de la réticence à prendre le genre de risques que couraient les journalistes de Charlie Hebdo et pour lesquels ils ont payé un prix si élevé. Mais la peur n’explique pas tout. Ces vingt dernières années, un engagement moral favorable à la censure s’est développé, la croyance que, parce que nous vivons dans une société plurielle, nous devons policer le discours public sur les diff érentes cultures et croyances, et restreindre la parole pour ne pas off enser.”

La liberté implique certes celle d’off enser, mais elle autorise également les gens, les institutions et les communautés à réclamer de la retenue et à en faire preuve.

Mais, aujourd’hui, nous sommes dans une situa-tion où s’applique mon troisième principe, car le genre de blasphème que commettait Charlie Hebdo risquait d’avoir des conséquences mortelles, et tout le monde le savait. Et ce blasphème-là est justement celui qui doit être défendu, parce qu’il sert évidemment le bien de tous dans une société démocratique. Si un groupe assez important d’in-dividus est prêt à vous tuer pour quelque chose que vous avez dit, c’est que ce quelque chose doit fort probablement être dit. Sinon, cela revient à donner aux apôtres de la violence un droit de veto sur la civilisation démocratique, et dans ce scé-nario la civilisation en question n’est en réalité plus démocratique.

Une fois encore, la liberté ne se mesure pas à la capacité de tout un chacun d’off enser tout le monde tout le temps, et il n’y a rien de répréhen-sible à préférer une société où le blasphème gra-tuit est limité. Mais quand au blasphème répond le meurtre, il nous faut plus d’insolence, et non moins, car on ne saurait laisser croire aux assas-sins que leur stratégie pourrait s’avérer payante.

Sous cet angle, beaucoup de ceux qui, en Occident, ont critiqué les journalistes de Charlie ont pris très exactement le problème à rebours. Que ce soient la Maison-Blanche d’Obama et le

31C’EST LE NOMBRE DE PAYS dans lesquels le blasphème reste passible des tribunaux, selon un rapport de Reporters sans frontières publié en décembre 2013. Dans 86 Etats, la “diff amation des religions” relève du domaine pénal. Seuls les Etats islamiques les plus durs prévoient des peines – parfois de mort – pour “apostasie”.

magazine Time par le passé, ou le Financial Times et (que Dieu nous vienne en aide) la Ligue catho-lique américaine aujourd’hui, tous ont reproché à l’hebdomadaire d’avoir suscité la violence en se montrant inutilement off ensant et “incendiaire”, alors qu’en réalité c’est précisément la violence qui justifi e le contenu incendiaire. Dans un autre contexte, où les dessins et autres provocations ne feraient qu’entraîner des communiqués de presse ulcérés et des commentaires outrés sur les blogs, je pourrais comprendre le rédacteur en chef Europe du Financial Times, Tony Barber, quand il écrit que des publications comme Charlie “prétendent se battre pour la liberté en provoquant les musulmans, alors qu’en fait elles sont juste stupides”. Mais si, en publiant quelque chose, vous prenez le risque d’être massacré, et que vous le faites malgré tout, vous êtes en train de vous battre pour la liberté, et c’est justement dans ce contexte que vous avez besoin que vos concitoyens passent outre à leur malaise et se mobilisent pour vous défendre.

Bien trop souvent, c’est au contraire que l’on assiste en Occident : les gens sont prompts à invo-quer la liberté d’expression pour justifi er à peu près toutes les agressions et les provocations, avant de se défi ler à la moindre menace. Preuve qu’en fi n de compte il faut bel et bien du courage pour repousser les limites.

Faut-il donc, quel que soit le contexte, célébrer, honorer et louer toutes les off enses délibérées ? Je ne pense pas. Mais, face aux canons des fusils, il faut les saluer et les défendre, au nom de la liberté et de la démocratie.

—Ross DouthatPublié le 7 janvier

↘ Dessin de Hajoparu dans As-Safi r, Beyrouth.

↖ Dessin d’Antonio, Portugal.

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30. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

—Jyllands-Posten (extraits) Copenhague

L ’attentat contre le magazine Charlie Hebdo nous rappelle que la menace d’une dérive reli-gieuse est concrète et réelle. Il porte un nou-veau coup à un magazine et à sa rédaction, mais aussi à la société démocratique, ce pilier de la culture occidentale. Pas plus tard que mardi

soir, une émission télévisée de la chaîne DR était justement consacrée à l’existence, dans notre pays, de forces convaincues d’être investies de pouvoirs divins, désireuses d’abolir la démocratie pour la remplacer par un califat islamique, avec tout ce que cela implique comme répression et comme avilissement. [L’attentat de Paris] rappelle aussi à notre pays – et à notre journal – la réalité de la menace. Souvenons-nous de l’attentat contre le dessinateur Kurt Westergaard, qui faillit réussir, et des projets d’attaque déjoués contre les locaux de Jyllands-Posten à Copenhague. Et il y a tout ce que nous ne savons pas.

Charlie Hebdo avait fait l’objet d’un incendie criminel en 2011 et avait, depuis, déménagé dans des locaux plus sûrs – mais pas assez. Il est évi-dent que l’attentat est directement lié au ton sati-rique de Charlie Hebdo vis-à-vis du prophète des musulmans et aux douze caricatures publiées par notre journal en 2005, dont deux avaient été reproduites dans Charlie Hebdo, par solidarité.

L’attentat contre le magazine français est devenu l’un des nombreux symboles de l’isla-misme fou, justement parce que la presse libre est indispensable à la société démocratique tant exécrée par les islamistes. Chaque attaque comme celle qui vient d’être perpétrée contribue à mettre en avant la portée journalistique des caricatures de Mahomet en 2005 : elle témoigne

—El País Madrid

M ichelle de Vérout, retraitée de 68 ans, s’est rendue samedi devant le siège de Charlie Hebdo pour rendre hommage au journal. “Nous n’aurions jamais cru que la bêtise pouvait aller aussi loin”, regrette-t-elle. Michelle possède chez elle la col-

lection complète de Charlie depuis le premier numéro, “et notamment le fameux ‘bal tragique à Colombey’“. Cette édition du 16 novembre 1970 de l’Hebdo Hara-Kiri avait été censurée pour avoir tourné en dérision la mort du général de Gaulle. De cette interdiction est né Charlie Hebdo. Pourtant il manque un numéro à sa collection, le 1177, qui devait sortir le jour où les frères Kouachi ont assas-siné la plupart des dessinateurs de la publication.

“On le trouve à 350 euros sur eBay* mais je ne suis pas prête à débourser une telle somme. C’est une question de principe. C’est contraire à l’esprit de Charlie Hebdo.” Un coup d’œil sur le site d’enchères montre que Michelle est bien au-dessous de la réalité : les enchères pour cet exemplaire vont de 800 à 2 200 euros. “Nous ne nous sommes pas précipités dans les kiosques parce que d’habitude le journal n’était jamais épuisé. Et nous demeurons sans lui”, poursuit-elle.

Michelle n’a que des paroles de gratitude à l’égard d’un journal fondamental pour la défense de la liberté en France. “Ils incarnaient la résistance face à la connerie. Ils sont irremplaçables”, affirme-t-elle.

Cette retraitée de l’Education nationale a travaillé de nombreuses années dans l’une des plus prestigieuses institutions universitaires de ce pays, le Collège de France ? “Vous savez ce qu’on lisait au Collège de France ? Le Monde, Charlie Hebdo et le Canard enchaîné, la revue jumelle. C’est une publication capable de tout résumer en un seul dessin. Ils ont toujours été les défenseurs de la France laïque, ils ont lutté pour le droit au blasphème. Et aujourd’hui je n’arrive pas à croire qu’ils ont été assassinés.”

—Guillermo AltaresPublié le 11 janvier

* Depuis, eBay a annoncé que les commissions perçues par la plateforme seront reversées à Charlie Hebdo.

de la menace contre la liberté d’expression, des pressions exercées sur le débat public par la vio-lence et la terreur.

L’attentat est une atteinte à la liberté d’expres-sion, c’est vrai, mais pas au sens où il en est ques-tion dans notre Constitution, dans la Constitution française et dans la Convention européenne des droits de l’homme. La Constitution protège la liberté d’expression contre les interventions de l’Etat, mais ce n’est pas l’Etat qui, mercredi, a porté un coup à cette liberté. Ce sont des forces crimi-nelles qui ont voulu miner le fondement même de l’Etat, à savoir la démocratie, de laquelle la liberté d’expression est indissociable.

Forces obscures. L’attaque terroriste nous rappelle également que le monde libre partage le projet de préserver notre société démocra-tique contre la folie religieuse dont les repré-sentants sèment la violence, la terreur, la peur et la répression au nom d’une prétendue légiti-mité divine. Le monde libre et toutes ses ins-titutions doivent aujourd’hui manifester leur solidarité avec Charlie Hebdo, avec le peuple français et l’Etat français en appelant à ne pas se laisser intimider par les forces obscures. Celles-ci doivent avant tout être contrées par des arguments. S’ils ne suffisent pas, la société démocratique doit utiliser les pouvoirs qui sont à sa disposition. Car une société ouverte et tolé-rante doit aussi être en mesure de se défendre. Ce n’est pas en cédant à l’intimidation qu’elle subira moins de violence. Bien au contraire. C’est aussi l’un des enseignements tirés des atteintes à la liberté d’expression au cours de ces dix der-nières années.— Publié le 8 janvier

Résister au fanatisme VU DU DANEMARK. Ne nous laissons pas intimider, écrit un journaliste de ce quotidien de Copenhague au centre d’une controverse après la publication, en 2005, de caricatures de Mahomet.

Le numéro manquant VU D’ESPAGNE. Une professeure retraitée avait la collection complète de Charlie, mais il lui manque le dernier, vendu désormais jusqu’à 2 200 euros sur Internet.

← Cabu. Dessin de Glez, Burkina Faso.

→ Dessin de Samuca, paru dans Diario de Pernambuco, Recife.

HÉLAS, NOUS NE SOMMES PAS TOUS CHARLIEEtonné de découvrir autant de “Charlie” dans son pays, le journaliste João Quadros fustige, dans le Jornal de Negócios, l’hypocrisie de la presse portugaise. “Aujourd’hui nous sommes tous Charlie Hebdo, demain nous redeviendrons ce que nous étions.” Et d’ajouter : “Amis journalistes ne déclarez pas que vous êtes Charlie alors que, pardonnez mon langage, vous n’avez jamais eu les c… d’affirmer votre indépendance vis-à-vis des différents gouvernements de votre propre pays.” Il revient aussi sur l’attitude du pouvoir à l’égard de la liberté d’expression : “Combien de temps aurait survécu Charlie Hebdo au Portugal avant d’être fermé à cause de problèmes avec l’Eglise, l’Angola ou le gouvernement ?”

Vu du Portugal

→ “Il n’y a qu’une seule riposte à la peur, au terrorisme, à la violence, à la haine, à l’intolérance… un sourire.” Dessin de Kap, Espagne.

Chaque attaque contribue à mettre en avant la portée journalistique des caricatures de Mahomet en 2005

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’HOMMAGE. 31

l’épreuve des millions de croyants. Je pense que l’un des objectifs des terroristes est justement d’aboutir à l’aff rontement fi nal des religions. Nous ne voulons pas les aider dans cette tâche. Nous séparons totalement les terroristes et les croyants. Il faut absolument poursuivre les premiers et respecter les droits des seconds, et maintenir cette posture de justice jusqu’au bout.

On me dit que la reproduction massive de caricatures est le moyen de revendiquer le droit à la liberté, à l’indépendance et que c’est même une action chrétienne. Mais, dans le Sermon sur la montagne [sermon de Jésus-Christ dans l’Evangile selon saint Matthieu], il est clairement question de la nature inaliénable des droits humains. Ces droits aujourd’hui comportent bien sûr le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté de conscience. Ces droits ne doivent pas être érigés l’un contre l’autre. Ils doivent être absolument respectés.

Impunité. Nous avons reproduit la une du dernier numéro de Charlie Hebdo comme illustration de ce journal, mais nous ne sommes pas mus par le désir d’offenser une fois de plus les adeptes de l’islam. “Agis comme tu voudrais qu’on agisse à ton égard” : le principe fondamental du christianisme doit être appliqué, dans notre situation actuelle. Historiquement, notre politique rédactionnelle ne prévoit pas la publication de caricatures à caractère religieux, quelles qu’elles soient. Cela n’a rien à voir avec une quelconque peur du terrorisme – bien au contraire. Je le répète : nous ne voulons pas les aider à atteindre leur objectif, qui vise l’aff rontement entre les grandes religions du monde.

Chaque publication – et chaque journaliste – doit songer à ces lecteurs. Et nous avons en tête que dans notre pays vivent plus de 20 millions de musulmans. Poursuivre les terroristes et ne pas livrer les croyants à leur infl uence, voilà à mes yeux le plus important.

Et j’ajouterai un élément substantiel. Enfermés dans les lieux de culte, les prédicateurs jouissent d’une totale impunité quand ils incitent des gens parfois peu éduqués à défendre leur foi par le meurtre, la terreur et la violence. Ceux qui passent à l’acte terminent dans les prisons ou dans les cimetières, tandis que les “leaders spirituels” continuent de recruter pour leurs

méfaits sanglants toujours plus de chair à canon. Il est désormais

v ita l d ’ int rodu ire la responsabilité pénale pour les prosélytes de la terreur, qui jouissent de l’impunité

et se considèrent comme couverts par cette immunité.

—Dmitri MouratovPublié le 8 janvier

Novaïa Gazeta est l’hebdomadaire lequel écrivaitet enquêtait la jourpour naliste russe et militante des droits de l’homme Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006. Le “nouveau journal” est l’un des symboles de l’opposition au pouvoir et de la liberté d’expression en Russie.

Rire de tout sauf des religions VU DE RUSSIE. Pour le rédacteur en chef de cet hebdomadaire d’opposition, la liberté d’expression ne doit pas aller jusqu’à off enser les croyants.

—Novaïa Gazeta Moscou

J ’adresse mes plus sincères condoléances, ainsi que celles de notre rédaction, aux journa-listes, policiers et lecteurs de Charlie Hebdo. J’estime que les grands journaux internatio-naux pourraient et doivent mettre en place une récompense pour toute information sur

les minables qui ont assassiné des gens désar-més. Novaïa Gazeta a l’expérience de la traque et de la capture des terroristes, et nous sommes prêts, une fois de plus, à participer à cette action.

Concernant la reproduction de caricatures, personnellement je doute que sur le plan éthique cette initiative soit juste. Cela ressemble à une punition collective : l’attentat a été commis par un groupe d’assassins, et nous mettons à

Contrepoint

Si la plupart des médias arabes ont condamné l’attentat contre Charlie Hebdo, la presse égyptienne s’est illustrée par sa condamnation du blasphème.

●●● “Des extrémistes ont été tués par d’autres extrémistes. Des gens qui ne respectaient rien ont été tués par d’autres gens tout aussi irrespectueux. Les uns et les autres se valent. Même si ce n’est jamais une solution de verser le sang.” C’est ainsi que le présentateur de télévision Youssef Al-Husseini sur la chaîne de télévision On-TV [chaîne privée égyptienne pourtant anti-Frères musulmans] a commenté le massacre des dessinateurs de Charlie Hebdo.Curieuse contradiction entre sa condamnation des idées extrémistes à la Daech, qui amènent à tuer au nom d’une certaine conception de la religion, et la façon de présenter les victimes comme si elles étaient coupables d’un crime tout aussi grave que celui des assassins. La couverture des autres médias égyptiens est à l’avenant. Les journaux condamnent l’attentat tout en le justifi ant, ne cessant, à longueur des pages, de répéter ces mots : “provocation”, “outrage”, “haine”, “crime par la plume”, etc. Le site du journal Al-Ahram [plus grand tirage de la presse égyptienne] s’est ainsi interrogé : “Liberté de critiquer ou volonté de provoquer les assassins ?” Et de reprocher à Charlie Hebdo les “atteintes au Prophète” et “les aff rontements avec la communauté musulmane devant les tribunaux français”. Comme si le message à lire entre les lignes était le suivant : les moyens pacifi ques contre Charlie Hebdo n’ayant pas abouti, voilà le résultat.

“Ils l’ont bien cherché”

Le correspondant à Paris du même journal, interrogé par une télévision égyptienne, a qualifi é Charlie Hebdo de “sale journal” puisque non seulement il s’en prenait à tous les prophètes de toutes les religions, mais encore il allait jusqu’à défi er Dieu. De son côté, le journal Al-Shourouk [journal libéral] a surenchéri en publiant l’historique des dessins “anti-islam” dans la presse européenne [mais évidemment pas les dessins]. Le journal Al-Watan [libéral] a publié un article sur le rédacteur en chef de Charlie Hebdo : “Il était fi er de son islamophobie. Il se vantait d’avoir publié des dessins portant atteinte à Mahomet. Il s’ingéniait à provoquer les musulmans du monde entier depuis qu’il avait pris les rênes du journal il y a six ans. Son but dans la vie était de se moquer de l’islam.” Quant au journal Al-Dostor [violemment anti-islamiste et pro-armée], il a trouvé une formule curieuse pour vanter la tolérance de l’institution religieuse égyptienne Al-Azhar : “Nonobstant les caricatures, Al-Azhar condamne l’attentat.”Et ainsi de suite. Des condamnations de pure forme de l’acte terroriste, mais qui ne manquent jamais d’être accompagnées d’un rappel des “provocations” dont Charlie Hebdo aurait été coupable. Ibrahim Eissa [éditorialiste de renom] a quant à lui déclaré, toujours sur On-TV, que le gouvernement français payait ainsi le prix de son soutien au parti islamiste Ennahda en Tunisie et aux Frères musulmans en Egypte. Quelques traits de crayon ont valu à leurs auteurs d’être tués à la kalachnikov. Et les médias égyptiens n’ont rien de mieux à faire que de rappeler les “fautes” et “provocations” du journal. Est-ce que cela veut dire qu’ils estiment que ce crime terroriste est un juste retour des choses, comme s’ils pensaient, au fond, que Charlie Hebdo l’avait bien cherché ? —Ahmed Nada Al-Modon Beyrouth Publié le 8 janvier

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32. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

La plume plus forte que l’épée VU DE MALAISIE. Coup de gueule du rédacteur en chef d’un site indépendant au moment où la Malaisie connaît une poussée de conservatisme religieux.

—The Malaysian Insider Kuala Lumpur

P armi les 12 personnes tuées mercredi, 4 dessinateurs et leurs collègues du maga-zine satirique Charlie Hebdo étaient des journalistes qui exprimaient leurs idées. On ne doit pas répondre à ces idées en brandissant un fusil. Et si certains pen-

sent venger ou défendre leur foi, leur dieu ou leur prophète en tuant des gens, ils ont tort.

La vie ne fonctionne pas ainsi, quoi qu’en disent certains religieux. Ne savent-ils pas que la plume est plus puissante que l’épée, qu’au-cune armée ne peut arrêter une idée quand son heure est venue ? Qu’une idée est comme un virus, résistante et extrêmement contagieuse ?

Si les tueurs pensaient mettre fin à la satire par la terreur, ils se trompent. Le monde en sait davantage aujourd’hui sur Charlie Hebdo. Le monde sait aujourd’hui que le seul argument utilisé par ces gens qui prétendent défendre leur religion, c’est de tuer leurs adversaires. Leurs actes relèvent du terrorisme et du meurtre pur et simple. S’il est confirmé que les tueurs sont des musulmans agissant au nom de l’islam, ce sont les pires musulmans qui soient, ceux qui utilisent la religion pour justifier leur soif de sang, leur haine et leur ignorance.

Nous ne pouvons pas dire que l’islam est une religion de paix tant qu’il y a des soi-disant musulmans qui tuent, blessent, terrorisent et tyrannisent les autres. A moins que nous ne les condamnions pour leurs actes. A moins que nous ne déclarions sans équivoque que l’islam n’accepte pas ces actes de terrorisme et ces meurtres. Que l’islam parle de raison, d’amour, de charité et considère toute vie comme sacrée.

Il est temps pour nous de nous dresser contre ces groupes marginaux qui sont convaincus que la mort de leurs ennemis est le seul moyen de conserver la pureté et la perfection de l’islam ou de toute autre religion.

Dieu n’a pas besoin de défenseurs, les pro-phètes non plus. Ma foi s’exprime dans l’exercice de mon métier de journaliste, dans ma manière d’informer les gens pour qu’ils prennent des décisions éclairées. Je suis Charlie.

—Jahabar SadiqPublié le 8 janvier

Des libertés chèrement acquises VU DE CHINE. La liberté de parole est venue avec la démocratie, souligne une chercheuse chinoise installée aux Etats-Unis, dans un des rares commentaires publiés par un quotidien de Canton.

—Nanfang Dushibao (extraits) Canton

Douze hommes sont morts sous les fusils de terroristes. Leur assassinat constitue pour l’humanité la perte d’esprits brillants, c’est une perte pour tous les hommes qui chérissent la liberté.

Quand j’ai appris la nouvelle en milieu de journée, je n’ai pu m’empêcher de mettre le commentaire suivant sur [le système de conversation électronique chinois] WeChat :

les actes de ces extrémistes islamistes ne sont pas ceux d’individus isolés, mais ils sont représentatifs d’une force, une force réactionnaire de plus en plus puissante qui menace désormais la sécurité de la vie démocratique en Occident.

La France est la patrie de la devise “Liberté, égalité, fraternité”. Un de ses grands philosophes, Voltaire, a affirmé : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire.” La liberté de parole et d’expression est une tradition française et une

SOURCE

THE MALAYSIAN INSIDERKuala Lumpur, MalaisieSite Internetthemalaysianinsider.comCréé en février 2008, ce site d’information en bahasa et en anglais publie reportages, analyses et commentaires. Il traite de sujets politiques et sociétaux comme des sports et de la culture. Il se veut très ouvert et indépendant.

→ Dessin de Ruben, Pays-Bas.

Dieu n’a pas besoin de défenseurs, les prophètes non plus

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’HOMMAGE. 33

Des limites à tout !En Asie, la plupart des éditorialistes posent la question de l’équilibre à trouver entre liberté d’expression et responsabilité.

En Chine, le quotidien offi ciel Huanqiu Shibao laisse entendre que la liberté d’expression a des limites. “Un nombre non négligeable de musulmans vivant en Occident ont le sentiment de ne pas être respectés. Une minorité de médias occidentaux ridiculisent l’islam, ce qui est considéré comme faisant partie de la ‘liberté d’expression’, que quelques-uns présentent même comme une défense des valeurs occidentales. […] Les dirigeants occidentaux, pour des raisons électoralistes, n’ont souvent pas envie de conseiller aux médias de se contrôler et vont parfois même jusqu’à les soutenir”, estime Huanqiu Shibao. C’est dans des termes mesurés au millimètre que le rédacteur en chef du site économique libéral Caixin, Wang Shuo, s’engage dans la direction diamétralement opposée. Dans son éditorial, il lance un message d’ouverture à l’autre. “La lutte contre

le terrorisme, la victoire sur la violence par la violence, c’est le rôle d’un gouvernement. En dehors de cela, de chaque vie prise par une attaque terroriste, il faut rappeler l’éclat et la force vitale ; face aux forces nauséabondes qui tentent de tout précipiter dans l’obscur, persévérer à s’ouvrir soi-même et respecter l’épanouissement d’autrui : telle est la réponse éclatante de chaque individu au terrorisme.”En Indonésie, le quotidien Kompas se demande où se situe la limite entre la liberté de pensée et d’expression et la provocation. “Car, si pour tel groupe humain relié à un contexte culturel et idéologique précis une certaine forme de liberté est l’expression même des valeurs de la démocratie, pour un autre groupe humain cette même liberté peut être perçue comme une provocation humiliante. Certes il n’y a pas de démocratie sans liberté, mais il n’y a pas non plus de démocratie sans responsabilité. C’est peut-être pourquoi quand, en Occident, on parle de liberté tout court, en Indonésie, on parle de ‘liberté responsable’”, ajoute Kompas. A Manille, la question est d’une actualité brûlante, une journaliste

philippine ayant été tuée le 8 janvier. L’éditorial du Philippine Daily Inquirer revient sur les diffi cultés de l’archipel à faire appliquer la liberté de la presse. Depuis 1986 et le retour de la démocratie dans le pays, 145 journalistes ont été tués dans l’exercice de leur profession. Ce qui se passe à Paris “doit rappeler à nos juges que notre Constitution défend la liberté d’expression. Et que, si Paris peut se lever pour protéger le droit de Charlie Hebdo à être sarcastique, Manille devrait pouvoir se lever pour protéger” le droit de l’artiste cubain Carlos Celdran à proposer des métaphores provocantes au sujet du clergé. L’artiste a été condamné pour avoir mis en cause par des créations la loi interdisant d’“off enser les convictions religieuses”.

tradition des régimes démocratiques occidentaux. Elle ne remonte qu’à deux cents ans environ. En eff et, la longue histoire de l’Occident a d’abord été marquée par la domination du clergé, qui n’autorisait aucune opinion contraire. Ce n’est qu’avec l’avènement des régimes démocratiques, et même pourrait-on dire seulement après la Seconde Guerre mondiale, tout particulièrement depuis les années 1960, que la liberté de parole a été garantie en Occident.

Esprit français. L’attaque contre Charlie Hebdo par des terroristes est une attaque contre le fondement de la démocratie occidentale : la liberté d’expression. La démocratie et les libertés, en particulier celles de pensée et d’opinion en France, aux Etats-Unis et plus généralement en Occident, ont été chèrement acquises, mais ces libertés peuvent être facilement perdues. Les principes de liberté, d’égalité et de fraternité sont inscrits dans la Constitution française et expriment l’esprit de cette nation. Ce sont trois mots qui ont profondément bouleversé le cours de l’histoire mondiale moderne.

Notre politique d’apaisement à l’égard des forces extrémistes a débouché sur toujours plus de fanatisme. Le multiculturalisme n’a jamais consisté à se servir d’une religion ou d’une idéologie pour écraser toute autre forme d’expression. Il ne peut tolérer les attaques excessives contre les libertés et la démocratie. Je suis Charlie.

—Shen RuiPublié le 9 janvier

L’Etat islamique en accusation “L’élément le plus important de la démocratie a été criblé des balles de l’extrémisme”, n’hésite pas à écrire Javad Heydarian, éditorialiste du quotidien réformateur Ebtekar. Il pose toutefois la question de la liberté d’expression. “Dans quelles limites autoriser la publication de dessins et de textes qui tournent en dérision les croyances d’un groupe de gens ?” Par ailleurs, ajoute-t-il, le radicalisme de Daech, fruit des “actions militaires et sécuritaires des Etats européens dans les sociétés islamiques”, est “en train d’engendrer les actes terroristes les plus violents,mettant en danger la sécurité internationale”.

Revue de presse

↑ Dessin de Côté paru dans Le Soleil, Québec.

← Dessin de Kroll paru dans Le Soir, Belgique.

Vu d’Iran

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34. À LA UNE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Une satire typiquement française VU DU ROYAUME-UNI. Brutales, crues et férocement laïques, les caricatures de Charlie Hebdo se moquent des politiques de tous bords comme des religions.

—The Times (extraits) Londres

Nous sommes tous Charlie. Sauf que ce n’est pas tout à fait vrai, car Charlie Hebdo s’ins-crit dans une tradition satirique spéci-fiquement française qui remonte à la Révolution et qui est plus directe, cruelle et souvent plus courageuse que la nôtre.

En Grande-Bretagne, la satire est divertissante aux deux tiers et véritablement indignée pour un tiers. En France, ridiculiser l’autorité et la religion est, et a toujours été, une affaire bien plus sérieuse – brutale, crue, intensément politique et férocement laïque, c’est un combat à mains nues souvent vulgaire, indélicat et, du point de vue britannique, pas particulièrement drôle.

La moquerie à la française est différente de la britannique. Et prendre conscience de cette différence donne un aperçu essentiel de l’horreur qui a eu lieu à Paris le mercredi 7 janvier, ainsi que du dégoût ressenti par le public français face au massacre de Charlie Hebdo.

Quand je vivais en France dans les années 1990, j’avais du mal à comprendre le sens de l’humour français. Les Français se délectaient des traits d’esprit, des jeux de mots élaborés, des bouffonneries et de la farce (une invention française). Il a toutefois fallu attendre 1932 pour que la sévère Académie française accepte à contrecœur l’entrée au dictionnaire du mot “humour” pour décrire ce qui est drôle.

Le rationalisme strict de l’enseignement français milite contre les blagues absurdes ou illogiques. Les aspects de l’humour anglo-saxon les plus admirés par les Français étaient, à mon avis, les moins drôles : Jerry Lewis, l’un des comiques les moins amusants de l’Histoire, était surnommé “roi du crazy” et il a reçu la Légion d’honneur. Les blagues françaises semblaient limitées à l’adultère et aux toilettes.

Les Français trouvent souvent l’humour anglais tout aussi obscur. Mme de Staël a noté avec dédain que “la langue anglaise a créé un mot, humour, pour exprimer cette gaîté qui est une disposition du sang presque autant que de l’esprit”.

La satire française et la caricature, la dérision ou l’humour engagé que représente Charlie Hebdo sont complètement détachés du ridicule astucieux et espiègle du magazine satirique Private Eye. Les dessinateurs britanniques, selon les termes de Chris Beetles, galeriste spécialiste du cartoon, ont tendance à être des “humoristes sociopolitiques” dont l’objectif est de taquiner et d’amuser plutôt que d’enrager et de conspuer.

Les caricaturistes français, au contraire, ne font pas de quartier et attaquent avec la même

férocité les politiques de tous bords sans épargner aucune religion. Cette démarche s’inscrit dans la continuité d’une longue tradition révolutionnaire et anticléricale.

L’Ancien Régime a ainsi toujours été pris pour cible par les caricaturistes : avant, pendant et après la Révolution française. Honoré Daumier, grand caricaturiste du XIXe siècle et fondateur de son propre journal satirique, fut ainsi jeté en prison en 1832 pour avoir dessiné Louis-Philippe sous les traits du géant Gargantua, boursouflé et gavé de nourriture. Le gouvernement français a ensuite essayé d’interdire la caricature en 1835, sans succès. Les satiristes français ne se placent pas au-dessus de la mêlée, ils sont en première ligne : ils pratiquent la provocation et l’outrage, avec un trait acerbe, impitoyable et enragé.

Un combat contre le conformisme. Et c’est justement cette tradition satirique déchaînée qui a permis la naissance de Charlie Hebdo. Créé en réaction au conservatisme religieux et au patriarcat des années de Gaulle, le magazine menait un combat acharné contre le conformisme sous toutes ses formes. Hostile à l’autorité et à la religion, la détermination de Charlie Hebdo n’a fait que redoubler à mesure que la menace islamiste grandissait. Sa volonté de leur rire au nez n’était que plus féroce.

Toujours impertinent, parfois de mauvais goût et parfois même franchement ignoble, Charlie faisait rarement dans la dentelle.

Si les unes de Private Eye font pouffer de rire, les unes de Charlie Hebdo étaient clairement destinées à choquer : le prophète Mahomet dans son plus simple appareil ; une édition spéciale “Charia Hebdo, 100 coups de fouets si vous n’êtes pas morts de rire”, “Bienvenue au pape de merde” à l’occasion de la visite du souverain pontife. Il ne fallait pas longtemps pour comprendre le sens des dessins de Charlie Hebdo. Et c’était justement l’effet escompté.

En 2003, le grand dessinateur de presse Plantu, dont les dessins figurent en une du Monde depuis plus de trente ans, avait défini la différence essentielle entre les Anglo-Saxons et les Français en matière de satire. “Nous avons encore la naïveté de croire en certaines choses. Nous n’avons pas ce détachement qui caractérise l’humour anglais, nous sommes plus militants. Si nous avons des raisons de protester, nous descendons dans la rue et nous crions ‘Tuez-moi !’“

Et c’est exactement ce qu’a fait Charlie.—Ben MacintyrePublié le 9 janvier

LIAO YIWU“As-tu déjà tremblé ?Oui, j’ai tremblé. Je continue à trembler. Mais je continue à prendre mon stylo. (…)Hier, des terroristes ont fait preuve d’une folie meurtrière contre des confrères parisiens qui ne se soumettaient pas à l’examen des fondamentalistes. (…)N’avaient-ils pas déjà tremblé ?Si, je le crois. Leurs tremblements agissent comme un virus, qui est en train de me contaminer.Peut-être vais-je continuer à trembler, et pour longtemps, mais je continuerai à prendre le stylo.Comme, il y a vingt-six ans, la nuit du massacre de Tian’anmen.”Poète, écrivain et ancien prisonnier politique chinois exilé en Allemagne, Liao Yiwu a publié ce texte sur sa page Facebook.

Ils ont dit

A la une

Pour CharlieL’hommage de la presse étrangère au lendemain de l’attaque du 7 janvier.

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Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 L’HOMMAGE. 35

“ Mes amis, mes héros” VU DES ÉTATS-UNIS. La communauté des dessinateurs de presse vient de subir un coup très dur, déplore le cartooniste américain Daryl Cagle. Mais, après le deuil, il faudra reprendre les crayons. Pour eux.

—DarylCagle.com Nashville

A mon réveil, le matin du mercredi 7 janvier, j’ai appris qu’il y avait eu un attentat contre Charlie Hebdo à Paris. Douze personnes ont été tuées et onze autres blessées, dont deux de mes amis, Tignous et Wolinski. Les des-sinateurs du monde entier sont en deuil.

Pour les Américains, la caricature est une blague insignifi ante qu’ils trouvent tous les jours dans le journal – en France, c’est une pratique aimée et respectée. Le Louvre a même une section consacrée au dessin de presse – imaginez si le Smithsonian en faisait autant. Voilà le respect que suscitent les cartoons en France.

Charlie Hebdo est un nom un peu bête : ce magazine rempli de caricatures paraît toutes les semaines et on le trouve facilement dans tous les kiosques français. “Hebdo” est une abréviation du mot “hebdomadaire” et “Charlie” vient de l’amour français pour la BD Peanuts et pour son héros Charlie Brown. Les plus grands dessinateurs du pays rivalisent pour paraître dans ses pages.

Il existe des festivals de dessins dans toute la France. Pour les caricaturistes politiques, le meilleur est organisé dans la petite ville de Saint-Just-le-Martel. Je m’y rends depuis des années avec d’autres dessinateurs que je soutiens. Les habitants de la ville se cotisent pour organiser le Festival international de la caricature, du dessin de presse et d’humour, ils accueillent les dessinateurs chez eux et ils font chaque année gagner une vache vivante à l’artiste au meilleur “humour vache”. L’un des gagnants les plus estimés était Georges Wolinski, un caricaturiste brillant au style magistralement libre, indigné et bavard

– une personnalité extrêmement respectée des Français. Nous avons tous deux remporté une vache et pris une bière ensemble en octobre 2014. J’ai du mal à imaginer qu’il est parti.

Les dessinateurs de Charlie Hebdo sont un groupe hétéroclite de personnages savoureux. Ils sont au cœur de la communauté française du dessin de presse. Il n’y a pas tant de caricaturistes que ça dans le monde, alors on fi nit par se connaître et ces assassinats nous portent à tous un coup dur.

Les caricaturistes français ont une attitude macho et se voient en première ligne du débat sur la liberté d’expression. Un numéro de Charlie Hebdo, présenté comme l’œuvre de “Mahomet, rédacteur en chef”, était uniquement composé de pages blanches. Un dessin de une, signé par Luz, a montré Charb en plein baiser baveux avec un musulman sous le titre “L’Amour plus fort que la haine”. Charb fait partie des victimes de l’attentat.

Les terroristes n’ont aucun sens de l’humour. Il n’est pas étonnant que nos dessins dérangent plus les terroristes que nos écrits. Attablé autour d’une bière avec les dessinateurs de Charlie Hebdo, j’ai souvent discuté des extrémistes islamiques et de leurs attaques contre la liberté de la presse. Plus personne ne peut douter que les caricaturistes sont en première ligne de la lutte pour cette dernière.

Aujourd’hui, nous sommes en deuil, mais, à terme, j’espère que nos dessins ne seront pas paralysés par ces assassinats et que la communauté des dessinateurs abordera ce défi avec un travail d’autant plus intelligent et perspicace. Je suis certain que ce sera le choix des dessinateurs français. Ils sont mes héros.

—Daryl CaglePublié le 7 janvier

L’auteurCourrier international collabore au quotidien avec le cartooniste américain Daryl Cagle et les dessinateurs de son agence, Cagle Cartoons Newspaper Syndicate. Le 7 janvier, peu après l’attaque menée contre Charlie, Daryl Cagle nous a fait parvenir cette lettre, également publiée sur son blog.

→ “Où est la ligne rouge ?— Peut-on parler de ligne rouge ?— Les caricaturistes ont-ils franchi la ligne rouge ?— Ligne rouge ? Ligne rouge ?— Franchissez-vous la ligne rouge ?— Doit-il y avoir une ligne rouge pour les caricaturistes ?” Dessin de Daryl Cagle, Etats-Unis.

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Belgique.Je suis AhmedParmi ceux qui sont morts pour Charlie Hebdo,il y avait aussi un policier de confessionmusulmane. L’auteur, fondateur de la Ligue arabeeuropéenne et chroniqueur au Standaard, tente denous faire voir les choses de son point de vue.

—De Standaard Bruxelles

Je ne suis pas Charlie, jesuis Ahmed, le flic quiest mort.

Charlie s’est moqué de mafoi et a ridiculisé ma culture. Etj’ai été assassiné parce que j’aidéfendu son droit de le faire.

Je suis Ahmed, le flic qui estmort, et donc je suis dans lecamp de Charlie, contre les ter-roristes.

Je suis prêt à prendre les ar-mes pour protéger Charlie con-tre les extrémistes qui ont lamême culture et la même foique moi.

Et je suis prêt à mourir pourça. Parce que moi, Ahmed, jesuis aussi un citoyen. Un ci-toyen !

Je tiens en haute estime lesvaleurs de Voltaire : je détestetes opinions mais je suis prêt àmourir pour ton droit à les ex-primer.

Il est dommage que, dans machère république, il y ait telle-ment peu de gens qui pensentla même chose de mes opinionsà moi.

Il est dommage que dansmon pays, la France, il y ait sipeu de gens qui, tout en haïs-sant peut-être aussi mes opi-nions et en ayant une piètreopinion de ma culture, sontprêts à mourir pour mon droit àles exprimer et à la vivre.

Des gens qui détestent peut-être le voile de ma sœur maisqui seraient prêts à risquer leurvie pour défendre son choix etqui, malgré cette répugnance,trouvent qu’elle ne doit pasêtre privée de ses chances defaire des études ou de trouverun emploi pour autant.

Il est dommage que certainssentiments de haine semblentplus respectables que d’autres.

Je suis Ahmed et je détesteles terroristes tout autant quetoi, encore plus maintenantqu’ils m’ont tué. Je hais les ter-roristes parce qu’ils représen-tent un danger pour moicomme pour toi. En fait, ilssont même plus dangereuxpour moi que pour toi.

S’ils commettent un attentatici, je serai touché, vu que moiet mes enfants, nous emprun-tons les mêmes rues que toi,nous utilisons les mêmestrains, les mêmes bus et les mê-mes avions.

Mais si je rends visite à mafamille dans mon pays, jen’échapperai pas non plus à cesterroristes parce que c’est là,dans le monde musulman,qu’ils commettent le plus deforfaits, contre des musulmans.

Et si là-bas, dans mon paysd’origine, j’échappe à leurs cou-teaux, je risque encore d’être tuépar une de nos bombes ou un denos drones, victime collatéraled’une “frappe chirurgicale”.

Si, finalement, j’en réchappeet que je reviens en Europe, onme haïra à cause de leurs agis-sements. Ceux-ci rendront leracisme acceptable. Les islamo-phobes diront que ce racismeest normal parce que l’islam estune religion absurde.

Et donc j’aurai encore plusde raisons que n’importe qui decombattre les terroristes, fût-ceau péril de ma vie. Mais cela nechangera toujours rien au faitque je me sens toujours insultépar ces dessins de mauvais goûtqui n’ont rien de drôle et qui nesont là que pour me provoquer.Et, bien sûr, ils doivent êtreautorisés mais mon indignationégalement parce que, elle aussi,

elle relève de la liberté d’ex-pression.

Malgré toute mon indigna-tion, je ne te considère pascomme un ennemi, cher Char-lie. Je comprends bien que tun’épargnais personne, que tut’en prenais à tout le monde,aux églises de tout poil commeaux mosquées.

Je sais très bien aussi, cherCharlie, que tu n’épargnais pasla police dans tes dessins. Ça,ça ne me plaisait pas. Maisj’étais là, devant ta porte, pourfaire mon devoir de citoyen etde soldat de la république et,oui, cela comportait des ris-ques, des risques que j’avais ac-ceptés en devenant agent depolice.

Alors que toi, Charlie, tuétais un dessinateur, un métierqui ne devrait pas comporter derisques dans une démocratie.Te viser, t’abattre, ce n’est pasun meurtre comme un autre,même pas un attentat commeun autre.

Pardonne-moi, Charlie,c’était plus fort que moi. Maissois certain qu’ils ont déjàéchoué. Ni les extrémistes mu-sulmans ni les islamophobes neréussiront à utiliser ce forfaitcontre notre société car, cherami, l’ironie de la réalité et laréalité de notre société si di-verse ont fait que nous sommestous les deux morts hier.

C’est notre sang, notre sang àtous les deux, qui tache leursépées. Et il condamne à la foisles chevaliers des ténèbres quiles brandissent et ceux qui veu-lent récupérer à leur compte lacolère suscitée par leurs actes.

Nous sommes unis pourl’éternité dans la mort. Espé-rons que ceux qui nous ont sur-vécu arrivent maintenant à vi-vre ensemble.

—Dyab Abou JahjahPublié le 9 janvier

↙ Dessin de Gaëlle Grisardparu dans La Libre Belgique.

Si je rends visiteà ma familledans mon pays,je n’échapperaipas non plus à cesterroristes parceque c’est là,dans le mondemusulman, qu’ilscommettent le plusde forfaits, contredes musulmans.

À LA UNE. Courrier international – n° 1263 du 15 au 21 janvier 201536.

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—De Morgen Bruxelles(extraits)

De son propre aveu, lesimages de cette tragédielui ont été loin. “Ce qui

vient de se passer, c’est le pire quipouvait nous arriver. Le fossé quisépare les différentes communautésde cette société est déjà énorme. Etlà, il ne peut que s’agrandir.”

Il y a eu les attentats de Lon-dres et de Madrid. Ici, il s’agitd’une violence à échelle plusréduite mais ce n’en est pasmoins angoissant pour autant.

L’impact d’un tel acte pourraitbien être encore plus grand. Lesgrands attentats de Madrid, Lon-dres ou New York créaient unecertaine distance par l’ampleuret la complexité de leur modeopératoire. On avait le senti-ment qu’il s’agissait d’événe-ments exceptionnels, alors quemaintenant la violence se rap-proche.

Une rédaction à Paris ou unmusée à Bruxelles, ce sont descibles qui sont mentalement trèsproches de nous. Il n’y a pas be-soin de technologie sophistiquéepour les viser mais seulement dequelques armes de guerre, qu’onpeut malheureusement se pro-curer très facilement sur le mar-ché noir.

Quelle place occupent cesterroristes dans l’ensemble dela communauté musulmane?

Il faut être clair : il ne s’agit pasde l’appel au secours de chô-meurs discriminés et sans édu-cation. On parle d’un groupe degens, à la fois très restreint ettrès dangereux, avec un profiltrès spécifique, combinant fana-tisme et banditisme.

Il est trop tôt pour dire si cesont des combattants revenusd’Irak ou de Syrie mais il s’agitbien de jeunes ayant ce profil-là.Tout comme ceux qui combat-tent là-bas, ils sont autant moti-vés par la perspective de la vio-lence armée que par des convic-tions religieuses. Qu’ils seréclament ou non d’Al-Qaeda nechange pas grand-chose. Cegenre d’attentat peut parfaite-ment être mis sur pied de ma-nière isolée sans stratégie globaleet sans commanditaires.

Ce constat n’est pas très ras-surant.

Il y a un point de non-retourqui a été franchi. Nous sommes àl’aube de l’implantation du sala-fisme violent dans nos contrées.On avait déjà eu le tueur de Tou-louse, l’attentat du musée juif deBruxelles et quelques incidentsisolés dans des villes françaises.

Cette attaque-ci a un impactbeaucoup plus fort. Il est à crain-dre que ce ne soit pas un point fi-nal. Il y a environ un millier decombattants islamistes qui sontpartis de France pour la Syrie,dont plus ou moins deux centsseraient revenus. Ce ne sont pastous des terroristes potentielsmais il ne paraît pas exagéré dedire qu’il doit roder en Franceune dizaine d’individus aussidangereux que les auteurs de latuerie à Charlie Hebdo. Et mêmes’il devait s’avérer que ceux-cin’ont rien à voir avec l’islam, cerisque-là n’en resterait pas moinsréel.

Ce n’est pas un hasard si c’estsurtout la France qui est visée.C’est un pays qui s’est mis à me-ner une politique très interven-tionniste à l’étranger sous Fran-çois Hollande, notamment dans

Un fossé grandissantPour le politologue Bilal Benyaich (VUB), le risque de voirse multiplier des attentats comme celui du 7 janvier est bien réel.

Edito

Quelle communautémusulmane ?●●● On aurait pu* espérer que les bouchers de CharlieHebdo soient très vite arrêtés et qu’ils vivent longtemps.Assez longtemps pour comprendre un jour pourquoi leurEtat islamique n’a aucune chance de s’implanter en Franceni en Belgique.On peut espérer que les combattants revenus de Syrie et leclown de Sharia4Belgium seront bientôt sévèrement punis.Assez sévèrement pour comprendre un jour que ça ne sertà rien d’aller chercher la terre promise dans des payslointains quand on a eu la chance d’y grandir : ici, cheznous.On peut toujours espérer amener à la raison tous lesextrémistes, au repentir tous les abrutis et sur le droitchemin tous les égarés, mais il reste cette questiondélicate : la ligne de démarcation entre radicaux etmodérés est-elle si nette que cela ? Et suffit-il decondamner la violence pour faire partie, en tant quemusulman convaincu, de la société française, belge ouflamande ? On peut l’espérer mais il semblerait que ce soitpécher par naïveté.L’attaque contre Charlie Hebdo rouvre de vieilles blessures.Après les raids meurtriers de Hans Van Themsche etd’Anders Breivik, la droite politique s’est empressée dequalifier les auteurs de “loups solitaires”, de fous isoléssans la moindre conviction politique et non de ce qu’ilsétaient réellement : les produits d’une idéologie d’extrêmedroite.Et cette fois-ci, on nous dit que les meurtriers de CharlieHebdo sont des criminels ou des terroristes maiscertainement pas des musulmans, même si ceux-ci seréclament explicitement d’Allah. C’est tout à l’honneur desimams et des organisations musulmanes de Belgiqued’avoir directement, et de manière unanime, condamnél’attentat de Paris, bien plus vite et plus fermement quelors d’attentats précédents. Tout comme on doit applaudirle fait qu’ils n’aient nullement invoqué les discriminationsdont les musulmans peuvent faire l’objet pour justifier cetteviolence de quelque manière que ce soit.Mais la communauté musulmane n’existe pas. Pas plus que“les catholiques” ou “les jeunes”. Que se passe-t-ilaujourd’hui dans la tête des jeunes musulmans qui viventchez nous ? Il est clair qu’il n’y a qu’une petite minoritépour éprouver ouvertement de la sympathie pour les tueursdu XIXe arrondissement. Il serait beaucoup plus intéressantde savoir combien sont ceux qui condamnent la violencetout en estimant que les dessinateurs de Charlie Hebdo ontsuscité cette violence par “des caricatures inappropriées”.Et de savoir combien d’entre eux éprouvent ouvertement ousecrètement de la sympathie pour ceux qui se révoltentcontre ces valeurs occidentales qu’ils perçoivent eux aussicomme une provocation. Malheureusement, nous ne lesavons pas.Mais il y a deux ans, la Gazet van Antwerpen avait effectuéun sondage auprès des jeunes de 15 à 25 ans d’originemarocaine sur leur idée de la religion. La moitié d’entre euxtrouvaient qu’une femme a le droit de se promener en rueen burqa. 85 % d’entre eux déclaraient être contrel’extrémisme mais 10 % estimaient qu’un prédicateur avaitle droit de propager la haine. Et 16 % des garçonstrouvaient le terrorisme musulman acceptable.Il faudrait beaucoup de bonne volonté, voire d’aveuglementpour trouver ces chiffres rassurants ou encourageants. Ausein de la communauté musulmane aussi, il y a unefrontière entre le “nous” et le “vous”. Malheureusement,cette frontière est vague, bien plus vague qu’on ne lesouhaiterait.* nous modifions le temps utilisé, cet éditorial a été publiéavant la capture des auteurs.

Jan SegersHet Laatste Nieuws (extraits)

Publié le 9 janvier

des pays musulmans commel’Irak, la Syrie et aussi le Mali. Jene le dis certainement pas pourjustifier quoi que ce soit mais celapourrait expliquer pourquoi c’estce pays qui doit maintenant faireface à un acte terroriste.

Ce qui frappe en tout cas,c’est la condamnation rapide etquasi générale de cet acte parla communauté musulmane.

Le fait que des voix diverses etinfluentes comme celles del’imam parisien ou de Tariq Ra-madan ont directement con-damné l’attentat est une bonnechose. Ils auraient déjà pu le fairelors d’attaques précédentes. Onvoit aussi une série de gens se ré-jouir sur les réseaux sociaux maisil ne s’agit que d’une petite mino-rité marginale.

La majorité des musulmanscomprend très bien qu’elle estégalement victime de ce genred’agissements impardonnables.On sait que l’extrême droite, déjàflorissante en France et qui re-prend du poil de la bête en Alle-magne, va récolter les fruits decette affaire. La pression qui pèsedans le sens d’une polarisation dela société va donc s’accentuer, ycompris chez nous.

Que faire dans ce cas ?Comme société, nous allons

devoir parler les uns avec lesautres, sur pied d’égalité et élimi-ner toutes les formes de ségréga-tion. Cela aurait dû être fait de-puis longtemps mais cela n’a pasde sens de ressasser les erreursdu passé. Maintenant, cela de-vient vraiment une nécessité.C’est ça ou abandonner le terrainaux extrémistes des deux bords.

—Bart EeckhoutPublié le 9 janvier

↓ Dessin de Clou parudans La Libre Belgique.

BELGIQUECourrier international – n° 1263 du 15 au 21 janvier 2015

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38.

—De Morgen Bruxelles

Depuis la publication des fameusescaricatures de Mahomet en 2005, ledébat satire contre islam n’est plus

jamais vraiment retombé. Cette année-là, lequotidien danois Jyllands-Posten publieune série de caricatures mettant en scène leprophète Mahomet, ce qui déclenche, demanière quasi instantanée, une vague deprotestation dans l’ensemble des pays mu-sulmans. Une série d’émeutes violentes faitau total plus d’une centaine de morts. KurtWestergaard, l’un des dessinateurs concer-nés, est menacé avec une hache à son pro-pre domicile et fait depuis l’objet d’une sur-veillance policière constante.

Charlie Hebdo s’implique de manièretrès consciente dans la controverse en pu-bliant les caricatures en question. De ma-nière remarquée, le président français del’époque, Jacques Chirac, s’offusque decette publication en la qualifiant de “provo-cation manifeste”.

Les musulmans ne tolèreraient aucunesatire et seraient même prêts à expri-mer leur indignation par de la vio-lence meurtrière : dès le 7 janvier,cette déduction un peu trop rapides’est invitée dans le débat. On dis-posait pourtant déjà des indicesd’une vérité bien plus nuancéecomme la déclaration de l’imam deDrancy.

Christopher Parker, du Middle Eastand North Africa Research Group del’Université de Gand souligne qu’il existejustement une longue tradition de sa-tire et de caricature dans le mondearabe. “En Egypte et en Palestine, c’est

un sport national de soumettre les leaders poli-tiques à la satire et au sarcasme. Et on necompte plus les dessins et les vidéos humoristi-ques sur les combattants de l’Etat islamique.”

Il rappelle que l’écrasante majorité desmusulmans d’Europe a appris à vivre avecles caricatures de Mahomet, même s’ils lestrouvaient dégoûtantes. “En France et enBelgique, beaucoup de musulmans trouvent cesdessins choquants. On les entend souvent direqu’elles manquent de respect pour le prophète.Mais ce rejet n’a jamais conduit l’ensemble dela communauté à se rebeller contre elles. Cesdessins ont été tolérés.”

Il fait aussi remarquer que la culture oc-cidentale a ses propres tabous. “Quand leleader de Ligue arabe européenne Abou Jahjaha osé faire des plaisanteries sur Anne Frank il ya quelques années, les réactions ont été très vi-ves. Chaque communauté a ses propres lignesrouges.”

Autocensure. Pour Christopher Parker, lefait que tout cela n’a pas empêché un petitnombre de meurtriers de prendre des ar-mes lourdes pour assassiner des journalis-tes et des dessinateurs est dû à la radicalisa-tion extrême d’un petit groupe de jeunes.“Cela ne m’étonnerait pas qu’il s’agisse dehome grown terrorists. Des jeunes qui se sen-tent en permanence menacés dans leur identitépar toutes sortes de tendances opposées à l’is-lam. Ils se radicalisent et finissent par déciderde passer à l’offensive. Ce sont les jeunes qui

sont les plus réceptifs à la propagande demouvements extrémistes comme l’Etat isla-mique.”

Ces assassins vont-ils finir par réussir àfaire taire les caricaturistes et les journalis-tes ? Pas le comédien Arbi El Ayachi entout cas : “Que ce soit dangereux ou pas, jecontinuerai toujours à faire des sketches. Je visdans un pays libre et je n’évite aucun sujet.”

Son collègue Nigel Williams est moinsoptimiste : “Je crains qu’une série de jour-naux et de magazines – y compris en Belgique– ne deviennent plus prudents à l’avenir. Jetrouverais cela très grave. Cela signifieraitque les meurtriers ont gagné. J’espère qu’onn’en arrivera pas à de la censure. Mais déjà

maintenant, j’entends des gens dire que les gensde Charlie Hebdo allaient quand même beau-coup trop loin. C’est une faute! La lutte pour laliberté d’expression a pris des siècles et nousn’avons pas le droit de baisser les bras. J’appelle

tout le monde à placer dans les réseaux so-ciaux un dessin de Charlie Hebdo.”

—Koen VidalPublié le 8 janvier

Islam et humourLes pays arabes sont habitués aux caricatures et à la satire,mêmesi celles-ci concernent davantage la politique que la religion.

—La Libre BelgiqueBruxelles

Malek Chebel est philoso-phe et anthropologuedes religions. Auteur

d’une traduction du “Coran”, ilpublie aujourd’hui “L’incons-cient de l’islam” (CNRS Edi-tions).

Les tueurs de CharlieHebdo ont crié “Allahu akbar”et proclamé avoir “vengé leprophète”. S’agit-il de fanati-ques religieux et à quoi se ré-fèrent-ils ?

Pour moi, ce sont des garsisolés qui n’ont rien compris àl’islam. L’islam est une religionde paix qui prêche le respect detout le monde, la concorde del’ensemble de l’humanité. Cestypes-là tuent en leur nom. Ilsne représentent qu’eux-mêmeset ne peuvent être des porte-pa-role de la communauté musul-mane. Quand ils se réclamentde l’islam, c’est abusivementparce que le prophète n’a jamaisdonné de directives allant dansle sens de tuer des innocents.Cela n’existe pas dans notre re-ligion.

Le Coran n’est pourtant pasexempt de violence, deguerre…

L’islam connaît et pratique laguerre depuis longtemps mais laseule guerre légitime, c’est laguerre de défense. Quand l’is-lam parle de la guerre, c’estdans le cadre d’un rapport ausacré. Il y a eu des guerres sain-tes au départ de l’islam, vis-à-visdes païens, pour imposer l’islamaux sans-religion. Nous n’avonsaucun problème avec les juifs etles chrétiens. Une petite mino-rité salit l’islam et les premièresvictimes sont les musulmans.L’islam n’y est pour rien. Etpuis, il faut séparer l’islam desmusulmans. Ce sont eux quifont des bêtises et pas l’islam.

Pourquoi peut-il être insup-portable à certains que l’onreprésente ou plaisante avecdes figures sacrées ? Car c’estbien pour cela qu’on a attaquéCharlie Hebdo.

Absolument. Les musulmanscroient en une chose : la parolerévélée d’Allah. Vous pouvez at-taquer Dieu librement. Dieu,

c’est celui de tout le monde. Lesmusulmans ne se sentent paspossesseurs uniques de Dieu.Par contre, ils sont des fidèles et

ils croient au message du pro-phète. Le prophète et son mes-sage tiennent du sacré. Rappe-lez-vous l’une des caricatures oùl’on présente Mahomet étant so-domisé par quelqu’un : c’est unscandale absolu, c’est de la ni-troglycérine. Faut pas jouer avecles émotions des gens. Alors,bien sûr, c’est la liberté d’expres-sion. Charlie Hebdo savait quec’était dangereux de toucher àces matières-là. Il n’en a pastenu compte. Sans justifier l’actebarbare qui consiste à tuer, je disque je ne suis pas d’accord, quec’est choquer et provoquer lesgens inutilement. Nous ne som-mes pas dans le contexte de lalaïcité française et du sécula-risme européen, où il y a une sé-

paration des deux corps, spiri-tuel et temporel.

Ce manque de respect vis-à-vis du sacré au nom de la li-berté est le problème de fond…

Oui. En islam, c’est le choixdes musulmans, ils ne font pascette séparation pour le mo-ment. C’est tout le problème quenous n’arrivons pas à compren-dre d’ici parce que nous considé-rons que tout est profane, bana-lisé, déritualisé, que tout lemonde est athée ou laïc. Ici ontient à pas mal de valeurs et onn’aime pas qu’elles soient ba-fouées. Là-bas, c’est pareil parrapport au sacré.

—Vincent BraunPublié le 9 janvier

“Ce qui est sacréne peut être bafoué”Le prophète et son message tiennent du sacré pour les musulmans,rappelle Malek Chebel.

↙ Dessin de Alecos Papadatosparu dans Libération.

À LA UNE. Courrier international – n° 1263 du 15 au 21 janvier 2015

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—De Standaard Bruxelles

En cette semaine qui voitl’Europe frappée en pleincœur par le terrorisme,

sort la traduction néerlandaisede Fields of Blood, un volumineuxouvrage d’une autorité en ma-tière d’Histoire des religions,Karen Armstrong. Un livre depoids dans lequel elle entendcorriger l’idée largement répan-due selon laquelle ce sont les re-ligions qui sont responsablesdes bains de sang qui ont ja-lonné l’Histoire de l’humanité.Elle en a eu assez de se voir tou-jours confrontée à ce préjugéaux quatre coins de la planètechaque fois qu’elle donne uneconférence. Cette idée risquebien de ressurgir de plus belleaprès les événements de Parismais elle ne se laisse pas démon-ter pour autant. “L’élément reli-gieux est certainement présentdans ce genre d’attentat”, dit-elle.“Mais je maintiens que la religionn’est jamais la raison unique nimême la plus importante. Si nousvoulons trouver une réponse perti-nente à la violence dans ce mondepolarisé, il nous faut prendred’autres facteurs en compte.”

Lesquels dans ce cas ?La politique et l’économie ont

toujours joué un rôle importantdans la “violence religieuse” etc’est encore le cas pour les ré-cents actes de terrorisme. En cequi concerne la tuerie de Paris,je trouve qu’il est trop tôt pourdonner une explication précise.Mais, lors de la fusillade au Par-lement canadien, par exemple, ils’est avéré que l’auteur avait desproblèmes mentaux. Et puis,même si un terroriste affirmeêtre mû par des impératifs reli-gieux ou idéalistes, les expertsdiront que le terrorisme revêttoujours et inévitablement uncaractère politique.

Il s’agit toujours d’enjeux depouvoir et de faire basculer unstatu quo. L’armée française par-ticipe aux bombardements del’Etat islamique et les nouvellesde Palestine restent mauvaises :ce sont des éléments qui peu-vent avoir inspiré les terroristesà Paris. Chercher à rendre res-

ponsable la religion ne nousaidera pas beaucoup. Tout lemonde parle de “changer lescœurs et les esprits” dans lemonde musulman. Mais si nousvoulons y parvenir, nous devonscomprendre ce qui est en jeudans ces cœurs et ces esprits etnon nous laisser guider par ceque nous imaginons.

Même s’il n’y a pas de liendirect entre violence et reli-gion, la religion exerce ungrand pouvoir d’attraction surles gens qui sont armés demauvaises intentions.

Regardez, nous, occidentaux.Notre conception moderne de lareligion date environ de l’an1700. A l’époque, on s’est mis àjeter un regard radicalementneuf sur ce concept. Nous consi-dérons désormais la religioncomme une activité totalementdéconnectée du reste. Maisavant 1700, la religion était liéede manière indéfectible à tousles aspects de la vie, y compris lapolitique et la guerre. On nepouvait pas séparer politique etreligion, c’était comme essayerd’extraire le gin d’un cocktail.Historiquement, la religion adès lors été à la base de toutessortes de choses.

Mais alors d’où vient cepouvoir d’attraction de la vio-lence ?

Il ne s’agit pas seulement d’unpouvoir d’attraction de la vio-lence. La recherche de la com-passion et de la justice a joué unrôle aussi important dans l’His-toire des religions que les croi-sades ou le djihad. Et, au XXesiècle, la religion a été unesource d’inspiration pour plu-sieurs activistes de la paix parmiles plus influents, commeMartin Luther King, Gandhi,Desmond Tutu ou le Dalaï-Lama, alors que, parallèlement,l’athéisme a pu être une source

d’inspiration pour des person-nes mal intentionnées, commeJoseph Staline.

N’empêche que l’islam atrès mauvaise presse en cemoment en Occident. Pour-quoi cette religion semble-t-elle particulièrement sujette àdes tentatives de récupérationviolentes ?

D’abord, n’oublions pas quesur l’ensemble de l’Histoire, l’is-lam a un meilleur palmarès quele christianisme en matière detolérance. Mais les musulmansont connu une entrée dans lamodernité très douloureuse. Ilsont d’abord été colonisés, aprèsquoi la sécularisation leur a étéimposée par une série de leaderspolitiques exceptionnellementbrutaux. Tous les groupes reli-gieux fondamentalistes, que cesoit au sein du judaïsme, duchristianisme ou de l’islam, sontnés parce qu’ils se sentaient bri-

més par l’establishment libéralet séculier.

Des enquêtes menées par despsychiatres et par la CIA ontmontré que seuls 20 % des ter-roristes impliqués dans des at-tentats depuis le 11 septem-bre avaient reçu une éducationreligieuse. La plupart d’entreeux étaient non-croyants, ré-cemment convertis ou étaientautodidactes de l’islam. L’un desenquêteurs est même arrivé à laconclusion que le problèmen’était pas l’islam mais plutôt lemanque de connaissance de ce-lui-ci.

L’Occident séculier doit-ilparler un ton plus bas pourapaiser les tensions avec lesmusulmans ?

Chacun, qu’il soit croyant ounon-croyant, doit traiter lesautres avec attention et respect.Nous devons tous prendre cons-cience de ce que nous connais-sons tellement mal les autres.Nous nous laissons beaucouptrop guider par des préjugés. Lerespect et la volonté de chercherla vérité sont essentiels si nousvoulons créer un monde globalvivable et pacifique.

Beaucoup d’Européens crai-gnent que l’islam soit une me-nace pour les valeurs occiden-tales. Ont-ils raison ?

Non. L’islam prêche l’impor-tance de la justice, de l’égalité,du respect des autres traditionset du dialogue. Le problème,

c’est aussi que l’Occident n’apas toujours respecté ses pro-pres valeurs et cela a rendubeaucoup de musulmans mé-fiants. Ils n’ont pas confiance ences “valeurs modernes”. Desgouvernements qui font desgrands discours sur la démocra-tie ont soutenu des dictateursqui foulaient au pied les Droitsde l’homme : le shah d’Iran, Sad-dam Hussein, le président égyp-tien Hosni Moubarak et la fa-mille royale saoudienne.

L’islam n’aurait-il pas be-soin d’un siècle des Lumières ?

Le siècle des Lumières a étéextraordinaire pour l’Occident,une étape essentielle vers la mo-dernité. Mais il n’a pas pourautant été parfait ni exempt deviolence. Les fondateurs del’Amérique disaient déjà fière-ment que “tous les hommessont égaux” mais cela n’empê-chait pas certains de tolérer l’es-clavage. Beaucoup pensaientque les Lumières feraient dispa-raître la barbarie à partir du mo-ment où tout le monde avaitdroit à une bonne éducation.Mais l’holocauste a montréqu’on pouvait construire uncamp de concentration à côtéd’une université. Il faut doncgarder à l’esprit les échecs desLumières. Tout le monde a desgrands idéaux mais malheureu-sement tout le monde ne les res-pecte pas.

—Dominique MintenPublié le 10 janvier

Religion et violencePour l’historienne Karen Armstrong, cela n’a aucun sens de chercher la sourcedu terrorisme islamique dans le Coran. Et, en plus, cette vision des choses esttrès inefficace.

Humeur

Le bal des faux-culs●●● Ah ça, où qu’ils soient, ils doivent rire bien jaune les p’tits gars de “Charlie” en voyant défilermain dans la main – enfin, n’exagérons rien, côte à côte, c’est déjà pas si mal –, une jolie panopliede dirigeants politiques, pas tous connus pour leur souci immodéré de la liberté d’expression etdes droits fondamentaux en général.Prenez le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu, par exemple, dont le pays vient de mettrederrière les barreaux une trentaine de journalistes opposés au président Erdogan et où certainscaricaturistes sont inquiétés par la justice. Prenez son collègue grec Antonis Samaras qui ademandé la démission d’un journaliste qui l’avait traité de con. Prenez le Hongrois Viktor Orban,hypercréatif dans l’élaboration de législations restreignant les libertés des médias. Prenez lereprésentant de M. Poutine dont le pays emprisonne avec entrain chanteuses punks et opposantspolitiques. Prenez les Etats-Unis qui n’ont toujours pas mis un terme définitif à cette zone de non-droit qu’est Guantanamo et dont les services de renseignement ont organisé une surveillance demasse sans précédent. Prenez le chef de la diplomatie israélienne, Avigdor Lieberman, qui nepasse pas vraiment pour être un homme de paix. Prenez le président gabonais Ali Bongo, dont lepays figure à la 98e place du classement mondial de la liberté de la presse réalisé par Reporterssans frontières. Prenez la Jordanie, 148e dans ce même classement. Prenez, prenez, prenez…Holà ! On entend d’ici les pourfendeurs patentés de la bien-pensance nous rétorquer qu’on ne vitpas dans un monde de Bisounours, que nous sommes en guerre, que la sécurité des peuplesjustifie certains sacrifices ou encore que tout l’art de la diplomatie consiste à fermer les yeux surles petites et grosses vilenies de ses partenaires pour faire progresser les choses par petitestouches. Certes, certes.Mais tant qu’à rêver, qu’il nous soit permis d’espérer que, de retour dans les capitales, tout ce belaréopage aura à cœur de respecter un peu mieux les valeurs portées ce dimanche dans les ruesde Paris. Et que le prix payé par Charlie Hebdo servira réellement à mieux défendre ces principeset non de prétexte pour restreindre la liberté tout court.

Gilles ToussaintLa Libre BelgiquePublié le 12 janvier

Les musulmansont connu uneentrée dans lamodernité trèsdouloureuse.

BELGIQUECourrier international – n° 1263 du 15 au 21 janvier 2015

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II. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

unioneuropéenne

RussieUnion européenne

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↙ Dessin de Martin Sutovec, Slovaquie.

Moldavie. Deux fêtes de Noël, deux héritages inconciliablesUn mois après la victoire des pro-européens aux législatives, le pays n’a toujours pas de gouvernement. Et reste comme paralysé, coincé entre ses aspirations occidentales et un “modèle oriental” encore très lourd.

—Ziarul de Garda Chisinau

Les fêtes de fin d’année battent leur plein… depuis près d’un mois déjà. Que

l’on soit ou non en paix avec soi-même et avec le monde, le temps vient chambouler nos vies et nos foyers, nous mettant devant un fait accompli : une année de plus s’est envolée. En Moldavie, la pre-mière fête arrive le 24 décembre avec le réveillon de Noël, puis vient le nouvel an. Le soir du 6 janvier on célèbre Noël selon le calendrier

entre calendriers, styles et Eglises, c’est que les gens s’adaptent très difficilement aux changements et continuent de désirer vivre “comme [ils] en [ont] l’habitude”. L’Europe “s’est ouverte”, mais les Moldaves, eux, “se sont fermés”.

Cette habitude de vivre selon des règles calendaires qui datent de 400 ans, parce que “c’est comme ça qu’on a fait toute sa vie”, a trouvé sa continuité dans la politique mol-dave, avec la seule différence qu’il est plus risqué de rester fidèle à l’“ancien modèle” en politique que dans les affaires ecclésiastiques. L’URSS a disparu de la scène en 1991. Qu’en est-il des nostalgiques ? En 1940, puis en 1944, l’URSS a envahi la Bessarabie [nom rou-main de la région correspondant à la république de Moldavie actuelle]. Trois vagues de déportations s’en sont suivies, ainsi que d’autres horreurs : les caves de la mort, les fosses à chaux, la famine organi-sée, les camps de redressement, les asiles de fous. Et, après tout cela, à quel discours avons-nous droit ? On nous affirme : “C’était difficile au début, mais, une fois habitués, nous vivions plutôt bien sous les Russes.”

Il est vrai que l’habitude est une seconde nature chez l’homme. Mais depuis vingt-trois ans nous ne faisons que choisir entre l’Est et l’Ouest. Où en sommes-nous aujourd’hui ? 2014 a été une très bonne année pour ce qui est du rap-prochement avec l’Europe et de la possibilité de changer notre mode de vie. Au printemps, le régime des visas avec l’UE a été aboli et au cours de l’été les accords d’as-sociation et de libre-échange avec l’UE ont été signés. En d’autres termes, nous nous sommes engagés sur le chemin de l’Europe. Après l’abolition du régime des visas, les Moldaves peuvent désormais se rendre sans visa dans 68 pays, et le volume des exportations vers le marché européen a triplé. Ce qui est essentiel, dans la mesure où Moscou cherche la petite bête aux Moldaves qui travaillent en Russie et aux produits moldaves qui sont devenus du jour au lende-main “toxiques” pour le consom-mateur russe.

Mais que pense le simple citoyen de tous ces changements

de situation ? Rien. Les sondages montrent que les Moldaves font du surplace, un pied à l’Est, l’autre à l’Ouest. Et les dernières élections législatives ont abouti, au fond, au même résultat, avec un peu d’avance pour l’Ouest : 55 sièges pour les partis pro-UE, contre 46 pour la gauche prorusse. Le fait que le parti socialiste moldave d’Igor Dodon (qui n’a jamais été aussi peu représenté au Parlement) ait obtenu le plus de sièges (25) simple-ment parce qu’il plaidait en faveur de l’union avec la Russie est déjà le signe que quelque chose ne va pas dans la société moldave.

Pourquoi les Moldaves ne veulent-ils pas rejoindre l’Eu-rope ? Parce qu’ils ne la connaissent pas et que personne ne les aide à la connaître. 90 % des infor-mations “pro-européennes” qui parviennent au Moldave moyen se rapportent aux visites de leurs dirigeants en Europe ou de diri-geants européens en Moldavie, et aux déclarations officielles de chefs de délégations, de responsables de partis politiques et d’ONG. Tout ce qui concerne l’“expérience européenne” à proprement parler (la protection sociale, le déve-loppement rural, le système de santé, la justice, les infrastruc-tures, etc.) reste, malheureuse-ment, au second plan.

Or, pour que le citoyen lambda vote pour l’Europe, il faut qu’il puisse la voir. Mais personne ne la lui montre. Les gens qui ont passé la cinquantaine ont l’expérience pra-tique d’un système soviétique qui offrait des garanties sociales à vie. Et c’est ce qui manque aujourd’hui le plus aux Moldaves – un contact

julien, et, enfin, la nuit du 13 au 14, l’“ancien” nouvel an, associé dans la tradition et le vocabulaire popu-laire à la Saint-Basile, clôture la saison des fêtes hivernales*.

Une longue période (21 jours), rendue excessivement complexe par les contradictions séculaires entre les deux calendriers – le julien (qui date de 46 av. J.-C.) et le grégorien (adopté en 1582 ap. J.-C.). L’Eglise orthodoxe demeure elle aussi divisée et, bien évidem-ment, cela vaut également pour les chrétiens orthodoxes. Le cas de la république de Moldavie ne

fait pas exception, d’autant que l’on trouve sur son territoire deux Eglises orthodoxes, la roumaine et la russe. Elles ont fait tant bien que mal la paix ces dernières années, même si l’Eglise russe (politique-ment engagée dans les projets expansionnistes du Kremlin) a tenté, en particulier au début des années 1990, de provoquer des troubles et de soulever les croyants les uns contre les autres.

Si les chrétiens ont su faire preuve de sagesse, ils n’en sont pas moins restés divisés. Ce qui ressort surtout de cette zizanie

Repères

Las des déclarations et des “valeurs”, les Moldaves réclament du concret

40.

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UNION EUROPÉENNE.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 III

↙ Dessin de Hagen, Norvège.

—The Guardian Londres

L’étiquetage des produits d’alimentation est un sujet controversé, qui ne cesse

de revenir sur le tapis depuis des décennies. Il s’agit souvent d’aider le consommateur à s’y retrouver, comme avec le sys-tème britannique des feux trico-lores consistant à étiqueter les plats préemballés pour indiquer le pourcentage de matières grasses qu’ils contiennent : rouge pour “élevé”, orange pour “moyen”, vert pour “faible”. Il reste de nombreux problèmes à résoudre, notam-ment dans des domaines comme l’autorégulation de l’étiquetage ou la participation du National Health Service [NHS, système de santé publique britannique] à notre consommation alimen-taire. Ce dernier point est par-ticulièrement litigieux du fait de

ALIMENTATION

Du jambon de Parme “made in the USA”Les producteurs de spécialités régionales authentiques, comme le champagne ou le célèbre jambon italien, ont raison de s’inquiéter du Traité de libre-échange transatlantique.

la présence dans de nombreux hôpitaux de chaînes de café bien connues qui proposent des muf-fi ns hautement caloriques.

Un autre problème d’étiquetage qui fait périodiquement la une des journaux concerne les appellations d’origine en vigueur dans l’UE – pour des articles comme les Cornish pasties [chaussons à la viande et aux légumes, spécialité de Cornouailles], le jambon de Parme ou le champagne  –, destinées à protéger l’authenticité et la provenance des produits. Toutefois, on apprend maintenant que ces protections pourraient disparaître, dans la mesure où les négociations de l’UE avec les Etats-Unis sur la libéralisation des échanges commerciaux – souvent appelées PTCI (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, aussi connu sous le nom de Traité de libre-échange

transatlantique) – progressent vers un accord.

Christian Schmidt, le ministre de l’Agriculture allemand, a déclaré que les protections de spécialités régionales allaient peut-être devoir être sacrifiées dans l’intérêt général : “Si nous voulons profi ter des possibilités qu’off re le libre-échange avec l’immense marché américain, nous ne pouvons plus avoir tous les types de saucisses et de fromages, chacun étant protégé en tant que spécialité.”Si les producteurs de cheddar ont de quoi être eff arés à l’idée que leur fromage soit fabriqué à New York, les fabricants allemands paraissent encore plus inquiets. Ainsi, le journal Bild s’est demandé si le jambon de la Forêt-Noire serait bientôt importé des Etats-Unis – car apparemment ce produit y est déjà fabriqué.

Etiquetage clair ? Au-delà du fait que ces protections, consacrées par la législation européenne, peuvent être supprimées avec une certaine légèreté, est-ce important pour le consommateur ? Cela revêt sans doute la plus grande importance aux yeux de ceux qui attendent un message clair sur l’origine des produits et ne veulent pas chaque fois retourner un pasty pour s’assurer qu’il ne porte pas l’étiquette “made in China”. Mais, par principe, l’information des consommateurs étant la règle depuis plusieurs décennies, un étiquetage clair et informatif paraît plus que jamais indispensable.

Cela risque toutefois de poser quelques problèmes de mise en œuvre. Ajouter “-style” [façon] après tout et n’importe quoi, une invention britannique omniprésente, ne suffi ra pas. Vous devrez vous frotter les yeux après avoir lu “Cornish pasty-style Cornish pasty” [Cornish pasty façon Cornish pasty]. On pourrait rebaptiser subtilement certains produits –  Kor nish pasties ou Shampagne des Etats-Unis –, mais les industriels risquent de ne pas être d’accord. Des étiquettes “made in the USA”

ne seront peut-être pas adaptées, pour peu que les pasties soient fabriquées par une filiale d’un fabricant américain établie dans une zone franche de Dublin.

La ségrégation serait-elle une méthode réaliste ? On pourrait mettre toutes les marques géographiquement protégées ensemble sur un seul rayon, comme on le fait pour les produits bio ou sans gluten. Mais les deux camps auraient alors beau jeu de dire que cela nuit à leurs produits.

Aff aire compliquée. La solution serait peut-être d’inventer une nouvelle étiquette que les marques protégées colleraient à leurs produits. Les fabricants pourraient y inscrire “Le seul, l’unique”, “Méfi ez-vous des imitations” ou, si l’on tient à quelque chose de plus officiel, “Protégé par la réglementation UE n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, réglementation non appliquée par de puissants marchés”. Blague à part, les consommateurs qui y attachent de l’importance vont sans doute devoir plus que jamais vérifi er le vrai lieu de fabrication de leur Cornish pasty ou de leur cheddar.

Et, surtout, ce problème montre à quel point il est délicat de mettre en pratique les appellations d’origine protégée (AOP), les indications géographiques protégées (IGP) et les spécialités traditionnelles garanties (STG). Ces labels ont été mis en œuvre au sein de l’UE et se sont peu à peu étendus internationalement, via des accords bilatéraux entre les pays de l’UE et des Etats hors UE. Dès lors, que se passera-t-il dans les pays qui ont déjà adopté ces appellations ? L’aff aire devient carrément compliquée. D’un autre côté, c’est le genre de choses qui arrivent quand on se met à trafi quer un Cornish pasty…

—Isabelle SzmiginPublié le 8 janvier

avec les expériences positives de l’Europe. Ce contact, on ne le leur off re pas. Leurs dirigeants et leurs représentants leur “administrent” leur dose quotidienne de déclara-tions pro-européennes dont tout le monde est las, parlent devant les micros de valeurs européennes, puis continuent à s’occuper de leurs propres intérêts. Alors, pour-quoi les Moldaves troqueraient-ils leur “modèle oriental” contre la version occidentale ?

—Petru GrozavuPublié le 25 décembre 2014

* Les chrétiens roumains et moldaves sont de rite orthodoxe, mais les premiers (comme les Grecs)ont adopté le calendrier grégorien, tandis qu’en Ukraine, en Arménie, en Géorgie, en Moldavie et en Russie, on suit le calendrier julien.

ZIARUL DE GARDAChisinauHebdomadaire, 6 000 ex.www.zdg.md/Paru en 2004, avec le slogan “Dis toujours la vérité”, le “Journal de garde” est un hebdomadaire moldave reconnu pour la qualité de ses enquêtes et de ses reportages. Le travail de ses journalistes a été récompensé par de nombreux prix nationaux. Fondé et dirigé par des journalistes, il ne fait pas de bénéfi ces commerciaux etil est désigné dans la profession comme un exemple d’indépendance. Il est notamment apprécié pour son travail dans le domaine de la corruption, qui lui vaut des procès à répétition de la part des députés ou des hommes d’aff aires moldaves.

SOURCE

Arthur C. Clarke

C’est le propre du barbare de détruire ce qu’il ne peut comprendre.

Daniel Pennac

Être libre, c’est d’abord être libéré du besoin de comprendre.

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36. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Diplomatie.Une zone primordiale pour le papePar son prochain voyage au Sri Lanka et aux Philippines, le chef de l’Eglise catholique souligne l’importance de la région pour l’Eglise. Un Birman et un Vietnamien viennent d’être nommés cardinaux.

Amériques ..... 38 Afrique .......40Europe ........42

d’uncontinentà l’autre.asie

↙ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

—The Diplomat Hong Kong

Dans son interview du 30 décembre sur Radio Vatican, le porte-parole du Saint-Siège, Federico Lombardi,

a déclaré que l’intérêt accru porté par le pape François à l’Asie reflétait l’impor-tance de cette région pour l’Eglise catho-lique. “L’Asie est une région du monde très importante […]. Ces grands voyages du pape François refl ètent le nouvel intérêt de l’Eglise pour ses populations”, a-t-il dit à propos des visites du pape en Corée du Sud, en août dernier, au Sri Lanka, du 12 au 15 janvier, et aux Philippines, du 15 au 19 janvier.

Ces propos témoignent de la place centrale que le pape François accorde à l’Asie – un continent que son prédécesseur n’a pas visité – dans ses eff orts pour se rapprocher du monde en développement, où le catholicisme est en plein essor, et pour manifester sa solidarité avec de petits diocèses confrontés à des diffi cultés. L’Asie du Sud-

Est, en particulier, aura une importance cruciale

dans le calendrier du souverain pontife en 2015.

La visite dans les Philippines, troisième pays catholique du monde, permettra au pape, comme Federico Lombardi l’a souligné, de découvrir la “présence humaine impressionnante” de l’Asie dans l’Eglise catholique. Aux Philippines, plus de 80 % des 75 millions d’habitants appartiennent à l’Eglise catholique, alors que la moyenne n’est que de 3 % pour l’ensemble de l’Asie. Depuis plusieurs semaines, le pays se prépare fiévreusement à la visite du souverain pontife : durant son séjour, des routes seront fermées, des vols suspendus, des vacances imposées et le niveau de sécurité relevé.

“Il est possible d’accroître le nombre de chrétiens, et les Philippines, qui sont un pays catholique, sont à l’évidence un bon endroit pour commencer”, a déclaré en septembre dernier le porte-parole adjoint du Vatican, Ciro Benedettini, au site d’information philippin Rappler.

Le pourcentage d’Européens dans la communauté catholique mondiale serait tombé de 65 % à 24 % au cours du siècle dernier, déclin qui a été rapidement compensé par les conversions en Afrique subsaharienne, en Amérique latine et dans les Caraïbes, ainsi que dans la région Asie-Pacifi que, où le pourcentage a plus que doublé, passant de 5 % (14 millions) à 12 % (131 millions) au cours de la même période.

Le pape François porte également un grand intérêt à des pays d’Asie du Sud-Est où les catholiques sont minoritaires et victimes de persécutions. Ce faisant, il attire l’attention sur les “situations culturelles, sociales et politiques très diverses” qui prévalent en Asie et qui rendent une pratique religieuse “extrêmement diffi cile”, ainsi que l’a souligné

son porte-parole.Les récentes nominations de

cardinaux en sont la preuve. Sur les vingt nouveaux membres du

Collège cardinalice nommés le 4 janvier, trois sont asiatiques –plus précisément originaires de Birmanie, de Thaïlande et du Vietnam. Pour la Birmanie, pays majoritairement bouddhiste qui ne compte que 500 000 catholiques, cette décision est historique, car c’est la première fois qu’un ressortissant de ce pays est nommé cardinal.

La nomination d’un car-dinal birman survient à

un moment intéressant. Le pays doit tenir des élections dans le courant

de l’année, après une ouverture sans précédent qui a suscité chez les nationalistes bouddhistes des discours de haine et des actes de violence contre d’autres communautés

Solidarité avec de petits diocèses en diffi culté

444648

42.

Page 43: Courrier 20150115 courrier full 20150223 143158

ASIE.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 37

INDE10,6

CHINEDe 9 à 12

TAIWAN0,32

PHILIPPINES76

MALAISIE1,33SINGAPOUR

0,36

BANGL.0,11

INDONÉSIE7,23

BIRMANIE(MYANMAR)

0,5

THAÏLANDE0,24

VIETNAM5,6

Principales communautés (en millions de pers.)

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Les catholiques en Asie

Asie du Sud Discrimination●●● Depuis l’arrivée des nationalistes hindous au pouvoir en mai dernier, les quelque 24 millions de chrétiens

indiens, comme toutes les autres minorités religieuses du pays, redoutent de nouvelles discriminations. Des violences antichrétiennes se sont déjà produites dans le passé, notamment au Karnataka, au Gujarat et en Orissa. Chaque fois, les violences ont été orchestrées par des groupes de fanatiques hindous proches du pouvoir actuel. En décembre dernier, plusieurs d’entre eux ont cherché à convertir de force des populations tribales chrétiennes à l’hindouisme sous le prétexte d’opérer des “ghar waspi”, littéralement des “retours” dans le giron hindou. Au Pakistan, les 2,5 millions de chrétiens forment la plus importante minorité religieuse non musulmane. Ils sont souvent harcelés, tout comme de nombreux musulmans, au nom des lois antiblasphème. Par ailleurs, ils sont aussi victimes des islamistes. En mars 2013, 100 maisons appartenant à des chrétiens ont été attaquées en représailles de propos blasphématoires à Lahore. En septembre 2013, 75 personnes ont trouvé la mort lors de l’attaque

ethniques et religieuses, notamment les musulmans rohingyas et, dans une moindre mesure, les Kachins, à majorité chrétienne.

L’Eglise catholique a suivi de près l’évolution du pays. Dans le nouveau contexte d’ouverture, elle a décidé de célébrer, avec quelques années de retard, ses cinq siècles de présence en Birmanie. Mais elle a également exprimé sa solidarité avec l’opposition en encourageant le développement et la démocratisation, comme l’a illustré la rencontre du pape François avec Aung San Suu Kyi au Vatican en octobre 2013.

Selon des responsables du Saint-Siège, l’attention portée par le pape à la Birmanie met en évidence son intérêt pour l’Asie et témoigne de son aff ection pour les petites églises confrontées à des diffi cultés. En Birmanie, les tensions sont particulièrement importantes, et ce n’est pas un hasard si le cardinal qui a été nommé – Charles Maung Bo – est l’une des personnalités qui plaident le plus en faveur d’un apaisement.

“Si l’on veut que la Birmanie connaisse réellement la paix, la liberté et la prospérité, il faut protéger les droits de tous les groupes ethniques et de toutes les confessions religieuses”, écrivait-il en juin dernier dans The Washington Post. Benedict Rogers, de Christian Solidarity International, une ONG basée en Grande-Bretagne, décrit le nouveau cardinal comme “l’un des dignitaires religieux birmans qui s’expriment le plus directement sur des questions comme les droits de l’homme, la liberté religieuse […] et d’autres injustices”.

La nomination du cardinal vietnamien n’est pas aussi exceptionnelle : Pierre Nguyen Van Nhon est le troisième ressortissant de ce pays à être nommé cardinal depuis la guerre

du Vietnam, il y a une quarantaine d’années, et il succède au cardinal Jean-Baptiste Pham Minh Man, qui a pris sa retraite l’an dernier.

Mais la communauté catholique du Vietnam, qui est en progression et qui compte aujourd’hui 6 millions de personnes (environ 7 % de la population), est elle aussi soumise à des pressions. Dans son rapport de 2014, la Commission des Etats-Unis sur la liberté religieuse internationale note que le gouvernement vietnamien cherche encore à endiguer l’essor du catholicisme par “des discriminations, des violences et l’obligation d’abjurer”, même si on constate un allégement des mesures répressives.

D’aucuns affi rment que la nomination de Pierre Nguyen Van Nhon pourrait contribuer à renforcer les liens entre le Vatican et Hanoï, qui n’ont pas de relations diplomatiques depuis la fi n de la guerre du Vietnam, en 1975, même si une normalisation est en cours. Le pape François a envoyé des signaux de bonne volonté aux pays asiatiques avec lesquels le Vatican n’a pas de relations diplomatiques [notamment la Chine, mais aussi la Corée du Nord, le Laos, la Birmanie et le Bhoutan].

En dépit de l’intérêt manifeste du pape François pour l’Asie, The Wall Street Journal soutient que la nouvelle proportion de cardinaux électeurs asiatiques est en rapport avec le pourcentage de catholiques dans la région, alors qu’elle est deux fois plus importante pour leurs homologues européens. Cette disparité donne à penser que, malgré tous ses efforts, l’Eglise catholique a encore beaucoup à faire pour refl éter le monde en développement.

—Prashanth ParameswaranPublié le 6 janvier

d’une église à Peshawar. Au Sri Lanka, 1,2 million de personnes, soit 6 % de la population, sont chrétiennes, catholiques pour la plupart. Plus de 150 attaques contre des chrétiens ont été recensées sur l’île depuis 2012. Elles sont généralement perpétrées par des extrémistes. bouddhistes.

Chine Les craintes du pape François●●● “Les observateurs de la Chine, les amis du Tibet et les admirateurs du pape François ont été étonnés et déçus lorsque le pape a annoncé qu’il ne rencontrerait pas le dalaï-lama, de passage à Rome au début du mois de décembre”, écrit l’historien et journaliste Jonathan Mirsky dans la New York Review of Books. Le leader spirituel tibétain s’y trouvait pour une rencontre avec d’autres Prix Nobel de la paix. “Vu la réputation d’ouverture du pape François, comment ce refus a-t-il été possible ?”

Le dalaï-lama a rencontré bien des chefs de l’Eglise catholique successifs. Mais cette fois-ci, lui a-t-il été dit, cela “pourrait causer des problèmes”, allusion aux relations entre Pékin et le Saint-Siège. Le pape François s’inquiète du sort des quelque 12 millions de catholiques et des 3 000 prêtres en activité en Chine. La moitié d’entre eux sont liés à l’Eglise dite “patriotique”, sous contrôle de l’Etat. Les autres sont affi liés à ce que l’on appelle l’Eglise souterraine, fi dèle au pape, qui a subi en 2014 des mesures répressives telles que des destructions d’églises.Le pape François a craint, en rencontrant le dalaï-lama, une plus grande détérioration de leur situation, explique l’auteur. Mais aussi, Pékin ayant récemment laissé entendre qu’une amélioration des relations était envisageable, Rome risquait de compromettre cet espoir. Bref, voilà “une nouvelle preuve de la capacité croissante de Pékin à terrifi er et punir ceux qui la défi ent”, conclut Mirsky.

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38. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Equateur. La mine de la discorde Après avoir combattu à l’unanimité l’activité minière dans leurs montagnes, certains opposants d’hier la défendent aujourd’hui.

—GkillCity (extraits)Guayaquil

Le 11 avril 2014, le téléphone d’Ileana Torres a sonné à 1 heure du matin. “C’est

Javier, j’ai été arrêté, je finirai bien par sortir un jour.” Javier Ramírez, militant de la lutte contre le projet de mine nommé Llurimagua, a été incarcéré pour rébellion et sabo-tage. La compagnie nationale des mines d’Equateur (Enami) l’ac-cuse d’avoir lancé, avec d’autres paysans, des pierres contre une camionnette qui emmenait des ingénieurs dans le périmètre de la concession de la mine. La zone définie pour l’exploration et l’ex-traction de cuivre recouvre près de 5 000 hectares dans la vallée de l’Intag, dans l’Imbabura, une petite province du nord de la

ce revenu aurait été perdu pour les familles de Junín. Oscar, un trentenaire à l’attitude fuyante, garde les yeux baissés et, lorsqu’il les lève, on lit la méfiance dans son regard. Il est accompagné de Víctor Calvache. Il fut un temps où tous deux étaient farouche-ment opposés à la mine. Víctor fait partie de ceux qui ont mis le feu au campement de Bishi Metals en 1997. En 2006, Ascendant Copper l’a accusé d’avoir retenu ses employés en otages.

Mais aujourd’hui, les deux hommes soutiennent le projet de mine. Oscar dit s’être “converti” parce que les organisations éco-logistes les ont trompés en leur remettant des informations biai-sées et incomplètes sur les consé-quences de l’activité minière. Des représentants des villages ont accompagné le président Rafael Correa au Chili, où opère la com-pagnie Codelco [qui exploite le cuivre]. Ils y ont vu les retombées positives de l’industrie minière, ce qui les a convaincus qu’elle leur apporterait des avantages. Pour couronner le tout, l’Enami a offert en contrepartie à la vallée un investissement social de plus de 5 millions de dollars. “Le gouver-nement mérite notre confiance, il a apporté des emplois, la santé et l’édu-cation à d’autres communautés”, déclare Oscar avec conviction.

Víctor affirme que, durant les vingt années où ils ont résisté à la mine, les organisations éco-logistes n’ont proposé aucune solution économique alterna-tive. Il ne croit pas non plus au tourisme, qui selon lui ne pro-fite qu’à quelques familles, parce que l’activité se concentre dans un petit nombre de mains. Il a proposé de développer l’élevage de bétail, mais les écologistes ont dit que ce ne serait pas bon pour la forêt.

Vu les circonstances, i ls devraient être contents de ce qui se passe dans l’Intag, mais ce n’est pas le cas. Oscar, qui est un cousin de Javier, et Víctor, un de ses anciens compagnons de lutte, font non de la tête. Víctor ferait tout pour que Javier soit libéré. Il pense que les gens doivent cesser de s’opposer à la mine pour que Javier retrouve la liberté. “Il faut une solution politique, car

amériques↙ Roches cuprifères. Photo Pete Oxford/Minden Pictures/Corbis

montagne équatorienne. Les mois ont passé, et Javier n’est toujours pas rentré chez lui.

Javier vit à Junín, l’un des 76 vil-lages de la vallée de l’Intag. Le chemin qui y mène traverse des rivières et passe devant des fermes entourées d’arbres. Sa population s’est opposée à l’industrie minière pendant vingt ans. Elle a forcé deux multinationales, la japonaise Bishi Metals dans les années 1990 et la canadienne Ascendant Copper dans les années 2000, à se retirer de la zone. Mais aujourd’hui l’In-tag est divisée. Des affiches sur les murs de certaines maisons vantent les bénéfices de l’exploi-tation minière ou, au contraire, la refusent.

Ileana Torres raconte qu’elle a demandé à son mari de ne pas aller à Quito [la capitale] pour

participer à la réunion de tra-vail avec le ministre de l’Inté-rieur, José Serrano, qui, il y a dix ans, était l’avocat des paysans dans leur lutte contre la mine. La police a arrêté Javier sur le chemin du retour. Une plainte a également été déposée contre son frère, Víctor Hugo, qui a dû entrer dans la clandestinité.

En attendant le procès, Ileana a besoin de 250 dollars par mois [212 euros] pour acheter de la nourriture et des affaires de toi-lette pour son mari. Elle obtient cet argent grâce à son travail et au soutien de la communauté. Elle en dépose une partie au maga-sin de la prison pour que Javier puisse compléter le piètre régime alimentaire carcéral, qui, dit-elle, se limite à un plat de riz et une banane verte ou un peu de salade.

Des policiers jouent sur le ter-rain de volley de Junín. Au milieu du terrain, un gendarme à l’air très sérieux s’arrache les cheveux quand son équipe perd des points et rugit quand elle marque. Depuis le 8 mai 2014, la police assure une présence quotidienne à Junín.

Après l’arrestation de Javier, 120 agents ont été détachés pour protéger l’Enami. Une marée noire d’uniformes avançant au pas de l’oie est apparue sur le chemin. Soixante-quinze habitants du vil-lage ont tenté de les arrêter, mais le combat était inégal. Deux trac-topelles et une équipe d’experts de l’Enami sont venus prélever des échantillons de terre et d’eau pour l’étude d’impact environne-mental. Junín a sombré dans le silence gris du non-sens : plus de 100 policiers pour un village d’à peine 260 habitants.

Convertis. La surveillance est devenue asphyxiante, surtout pour les opposants à la mine. Le véhicule de Polibio Pérez, un représentant du village, a été arrêté cinq fois dans la même jour-née. Les policiers lui ont demandé ses papiers, ont fouillé ses valises et ses poches. Ils lui ont demandé ce qu’il fabriquait avec un appareil photo et ont insinué qu’il l’avait volé. Puis ils l’ont photographié. Eux avaient le droit de prendre des photos. Pas les villageois.

La présence policière a com-mencé à diminuer en juin. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une vingtaine d’agents. Les habitants se sont habitués, et la surveillance est moins stricte. Après le match de volley, une vieille dame nourrit les policiers tous les jours, avec des pâtes et des pommes de terre accompa-gnées de tranches de saucisse.

Si certains habitants de Junín ont été gênés par la présence des policiers, d’autres en ont tiré profit. La famille Cultid en a hébergé une trentaine pendant un mois. Chacun payait 19 dollars par jour, 10 pour le logement et 3 pour chaque repas, assurant aux Cultid un revenu supérieur aux 230 dollars par mois que gagne en moyenne une famille de l’In-tag. Pour les Cultid, recevoir les policiers chez eux, même s’ils ont dû dormir entassés sur le sol, a été une bonne affaire. Bien sûr, ils ont été critiqués par les oppo-sants à la mine, mais Oscar, le fils, fait valoir que s’ils n’avaient pas nourri les policiers des habitants d’autres villages l’auraient fait, et

Les organisations écologistes les ont trompés

44.

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AMÉRIQUES.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 39

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Javier est un prisonnier politique”, affi rme-t-il.

Il n’existe pas de chiff res offi -ciels, mais les gens disent que la moitié des habitants de Junín sont aujourd’hui en faveur de la mine. Oscar estime que la com-munauté va devoir comprendre que, d’une manière ou d’une autre, le gouvernement obtient toujours ce qu’il veut.

Contamination. Ce qui se passe dans l’Intag est une manifestation d’un problème politique moderne. Selon le philosophe français Michel Foucault, l’objectif n’est plus que le souverain obtienne l’obéissance de ses sujets même lorsqu’ils ne sont pas d’accord. Ce que l’on cherche désormais, c’est à instaurer des conditions qui amèneront la population à souhaiter ce qui est dans l’inté-rêt de l’Etat, à souhaiter ce que veulent ses dirigeants. Dans l’In-tag, ces conditions vont de l’em-prisonnement d’un représentant de la communauté, comme Javier, à l’occupation par les forces de police, en passant par les pro-messes d’investissement social. Ce contexte a poussé Oscar et Víctor non seulement à cesser de

s’opposer à la mine, mais aussi à la défendre activement.

A Junín, il y en a encore qui, comme avant, refusent la mine. Ils maintiennent leur position, même si cela les oblige à couper les liens avec leur famille. Olga Cultid, la sœur aînée d’Oscar, s’est éloignée de lui et de ses parents lorsqu’ils ont hébergé les poli-ciers. Elle ne supportait pas de les voir occuper la maison alors que sa famille avait lutté pen-dant des années contre la mine.

J’ai croisé par hasard cette femme menue d’une quaran-taine d’années dans un petit bois près de chez elle. Elle était en train de tisser debout, profi tant des derniers rayons de soleil qui perçaient entre les arbres. Elle a toujours été très proche d’Oscar : elle a pris soin de lui lorsqu’il était enfant, et une fois adulte Oscar s’est occupé des enfants d’Olga. Ils ont milité ensemble contre l’ex-ploitation du cuivre. Aujourd’hui, elle ne le reconnaît plus. Il sou-tient le projet de mine et, selon

elle, le fait que leur cousin soit en prison l’indiff ère.

Quelques jours après l’arri-vée des policiers chez Oscar, sa famille l’a appelée pour lui off rir 600 dollars si elle cuisinait pour eux. C’était quatre fois son salaire. Elle a refusé. Ses enfants vont à l’école et ont de quoi manger. “Je n’avais pas besoin de ça”, dit-elle.

Pour elle, être pour ou contre la mine n’est pas une question de goût, semblable à la sympathie éprouvée pour un courant poli-tique ou un autre. Elle m’explique que, selon une étude d’impact environnemental réalisée dans les années 1990 dans l’Intag par la compagnie minière Bishi Metals, l’extraction du cuivre entraînera la contamination des rivières par des substances toxiques, le dépla-cement de certaines communau-tés et la désertifi cation. Ce qui est en jeu avec la mine, ce n’est pas ce que possèdent ou non les habi-tants, mais leur identité.

L’Enami a promis de prendre des mesures pour réduire au maxi-mum les conséquences de l’acti-vité minière et éviter les dégâts évoqués par Olga.

Mais lorsqu’on pense à la catastrophe environnementale

survenue il y a quelques mois au Mexique [en août 2014, 40 000 m3 d’acide sulfurique se sont déver-sés dans le fl euve Sonora, dans le nord du pays, générant une pol-lution qui a aff ecté 20 000 rive-rains et les cultures], l’optimisme est sérieusement ébranlé.

Promesse non tenue. Polibio Pérez, président du Conseil com-munautaire pour le développement de l’Intag, est l’une de personna-lités de la vallée qui s’opposent toujours au projet Llurimagua. Il me reçoit dans son restaurant, où il a l’habitude de se réunir avec des paysans de la région. Oscar a été un pilier de la résistance à la mine, raconte-t-il. Tous deux s’étaient même promis que “si la mine est une mort lente, alors mieux vaut mourir en luttant avec l’espoir que notre combat permettra à nos enfants de survivre”. Oscar n’a pas tenu sa promesse, ajoute-t-il avec tristesse.

Polibio dit qu’il est en train de réunir les troupes pour montrer “le refus massif” de la mine, comme auparavant. Il exige que durant la phase d’exploration, qui précède celle de l’exploitation et peut durer plusieurs années, l’Enami donne

à la population un droit d’accès à toutes les informations et qu’une équipe d’experts indépendants soit constituée. Tout le monde pourra ainsi comprendre les consé-quences réelles de l’exploitation minière. Si les gens disposent de ces informations, “même ceux qui soutiennent la mine aujourd’hui s’y opposeront”, affi rme-t-il d’un ton confi ant.

L’Enami poursuit son travail dans une ambiance tendue. La condamnation de Javier pour-rait faire exploser le confl it. “Nous prendrons des mesures radicales, prévient Polibio. Nous savons que nous serons nombreux à aller en prison et que nous risquons de mourir. Le gouvernement ne doit pas y voir une menace, mais un fait.”

Javier n’est pas rentré chez lui, mais il n’est pas seul. Un cama-rade de détention lui a appris à tailler l’ivoire végétal. Sa femme lui rend visite chaque semaine. A Junín, des militants réunissent de l’argent pour aider sa famille. En novembre, sa mère, Rosario Piedra, s’est rendue au Chili pour exposer le cas de son fi ls devant la Commission des droits de l’homme de la Chambre des députés. Cent mille personnes à travers le monde ont signé une pétition sur Internet. L’emprisonnement de Javier inti-midera peut-être les opposants à la mine mais ce qui est sûr, c’est qu’elle a attiré l’attention du monde entier sur l’Intag.

—Pablo KamchatkaPublié le 17 novembre 2014

← En 2006, des militants de Junín opposés à la société minière canadienne Ascendant Copper avaient pris en otage 57 gardes de sécurité de la compagnie.

↑ Un journaliste jette un œil par la serrure pour apercevoir les otages. A Junín, un village situé dans la réserve écologique de l’Intag, les habitants accusaient la société minière d’avoir créé un groupe paramilitaire pour les faire taire.

Photos Rodrigo Buendia/AFP

Etre pour ou contre la mine n’est pas une question de goût

Repères

SOURCE

GKILLCITYGuayaquil, Equateurhebdomadairewww.gkillcity.comCréé en 2011 à Guayaquil, la deuxième ville de l’Equateur, ce site de journalisme narratif ambitionne d’être “la première proposition progressiste, numérique et alternative du journalisme en Equateur”.Il a été lancé par le journaliste José León Cabrera. Gkillcity mêle enquêtes et reportages, analyses et articles prospectifs. Il revendique le parti pris du récit dans la droite ligne de la veine latino-américaine du journalisme narratif lancé par l’écrivain Gabriel García Márquez.

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40. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

Libye. Comment sortir du naufrage ?Des institutions défaillantes, des milices en guerre… et pourtant de nombreux Libyens croient toujours en un avenir meilleur pour ce pays dont le potentiel de croissance est énorme.

—Muftah (extraits) Scottsdale

La situation politique du pays est presque aussi bizarre et opaque aujourd’hui que pendant les qua-

rante ans du règne de Kadhafi. Deux gou-vernements, l’un basé à Tripoli, l’autre à Tobrouk, dans l’est, se battent pour le pou-voir. A Tobrouk, le Parlement revendique la légitimité démocratique. Elu en juin 2014, il était censé remplacer le Conseil national général [CNG, le Parlement libyen élu en juillet 2012], mais le scrutin a été marqué par la violence et un faible taux de partici-pation. Certains bureaux de vote, comme celui de Derna [ville côtière de l’est du pays, affiliée à l’organisation Etat islamique] ou celui de Koufra [oasis isolée située dans le sud-est du pays], n’avaient même pas ouvert,

Pour compliquer encore les choses, la Cour suprême a récemment déclaré illégi-time le Parlement, ce qui fait du CNG de Tripoli le gouvernement constitutionnelle-ment valide. Mais, étant donné que le siège de la Cour suprême se trouve à Tripoli, cer-tains observateurs considèrent que sa déci-sion résulte de pressions.

La résolution du conflit entre le Parlement et le CNG et la formation d’un gouverne-ment unique, centralisé, sont des premiers pas essentiels pour régler les défis de la Libye, mais ils ne feront qu’effleurer le sujet.

Le pays grouille d’armes. Il est impos-sible de fournir une estimation précise de leur nombre, car elles circulent constam-ment dans le pays et à travers les frontières. L’Egypte, les Emirats arabes unis [qui sou-tiennent le gouvernement de Tobrouk], le Qatar et la Turquie [proches de la coalition Aube de la Libye] en livrent à leurs alliés libyens. Chose curieuse, ce sont des orga-nisations non gouvernementales – mais que signifie “gouvernemental” au point où on en est ? – qui contrôlent l’immense majo-rité des stocks.

Marginalisation. Le pays n’a pas de Constitution. Résultat, certaines questions essentielles comme la répartition des pou-voirs entre autorités locales et centrales et la représentation des minorités ne sont tou-jours pas réglées. La réconciliation politique entre les diverses factions est également une question délicate. En 2013, le CNG avait été contraint, presque sous la menace des armes, d’adopter une loi interdisant à pra-tiquement tous les anciens fonctionnaires du régime Kadhafi, même s’ils avaient fait défection vingt ans auparavant, d’occuper un poste public. Nombre des personnes qui ont rallié l’opération Dignité seraient d’anciens partisans de Kadhafi et auraient rejoint cette organisation à la suite de cette marginalisation politique.

Par ailleurs, des milices armées qui ne soutiennent aucun des deux gouvernements détiennent un pouvoir important dans plu-sieurs villes. C’est le cas du groupe Ansar Al-Charia [les Défenseurs de la religion] à Benghazi et d’une milice affiliée à l’organi-sation Etat islamique à Derna. Qu’en est-il de ces Libyens dont la détermination et l’en-gagement pour un avenir meilleur pour leur pays inspiraient même les observateurs les plus cyniques ? S’ils représentent peut-être l’immense majorité de la population, ceux qui osent s’exprimer sur la crise actuelle sont de plus en plus réduits au silence. On compte pour le moment plus de 214 meurtres poli-tiques rien qu’à Benghazi et Derna en 2014. Ces affaires n’ont donné lieu à aucune arres-tation. Hors de ces villes qui sont au cœur de la crise, les Libyens ont en général plus de liberté de parole. Cependant, l’accrois-sement des tensions commence également à redéfinir les limites de la liberté d’expres-sion dans ces zones. Une jeune femme de Misrata, qui souhaite conserver l’anony-mat, a déclaré lors d’un entretien que nul,

afrique

pour des questions de sécurité. Le contexte politique était déjà polarisé. Les élections ont cristallisé ces divisions et donné la vic-toire à des élites établies. La plupart de ces vainqueurs étaient vaguement alliés à des milices de Zintan [dans le nord-ouest] ou à l’opération anti-islamiste baptisée Dignité et dirigée par le général à la retraite Khalifa Hafter. L’évolution ultérieure a officialisé l’alliance entre le Parlement, la milice de Zintan et l’opération Dignité.

Les perdants de l’élection étaient membres de factions pro-islamistes et alliés des puis-santes milices de Misrata, la troisième ville du pays. Décidés à conquérir le pouvoir, ces groupes ont formé la coalition Aube de la Libye et réussi à chasser les milices de Zintan de Tripoli en juillet dernier, en détruisant la plus grande partie de l’aéroport de la ville

par la même occasion. Certains éléments de la coalition Aube de la Libye ont ensuite reformé le CNG et proclamé un gouverne-ment à Tripoli le 25 août 2014.

La communauté internationale avait au début reconnu le gouvernement formé à l’issue du scrutin législatif de juin et ins-tallé à Tobrouk, mais la légitimité de cet organe est, depuis, de plus en plus confuse. Et rien ne montre que l’un des deux gouver-nements jouisse du soutien de la majorité des Libyens. Les alliés des deux gouverne-ments ont tous recouru à la violence contre des civils et les instances élues. Outre leurs liens avec diverses milices, les deux gouver-nements ont utilisé l’argent et les armes à leur disposition pour nouer des alliances avec des puissances étrangères et un réseau de tribus et de villes pour asseoir leur pouvoir.

↙ Les milices armées en Libye.Dessin de Haddad paru

dans Al-Hayat, Londres.

46.

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AFRIQUE.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 41

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Z o n e p e u h a b i t é e

La coalition islamiste (Aube de la Libye)

Territoires toubous

Les alliés du général HafterUne milice affiliéeà l’Etat islamique (EI)Le groupe Ansar Al-Charia

Territoires berbèreset touaregs

LES ACTEURS DU CONFLIT

dans cette métropole alliée à la coalition Aube de la Libye, ne reconnaîtrait publique-ment avoir des sympathies pour l’opération Dignité du général Hafter. L’“Etat sans Etat” de Kadhafi a cependant à maints égards préparé les Libyens à l’anarchie actuelle. L’absence d’institutions effi caces a renforcé les réseaux fondés sur les autorités locales et tribales. Comme à l’époque de Kadhafi , les Libyens comptent toujours plus sur la famille, les voisins ou les amis pour régler les confl its ou obtenir un soutien psycho-logique que sur les institutions offi cielles.

Le système éducatif, indispensable à la formation des futurs dirigeants, demeure d’une faiblesse chronique. Il a toujours été mauvais, et la plupart de ceux qui avaient les moyens d’étudier à l’étranger ont quitté le pays. Mais le confl it actuel présente de nou-veaux défi s. Près de la moitié des établisse-ments d’enseignement ont été endommagés pendant la révolution de 2011. Aujourd’hui, un quart d’entre eux ne peuvent fournir d’eau potable aux élèves.

Ce sont ceux de l’est du pays qui ont été frappés le plus durement. Selon les estima-tions, les combats entre les milices y ont empêché 60 000 jeunes de faire leur ren-trée scolaire cette année.

Le coût de la liberté a été brutal pour cer-taines communautés. Comme pour la mino-rité tawergha, particulièrement vulnérable parce qu’elle est perçue comme affi liée à Kadhafi . Les déplacements de personnes prennent de l’ampleur, on estime à 16 % le nombre de Libyens qui ont dû quitter leur domicile. La violence continue et perpétue cette réalité : le nombre de personnes dépla-cées entre mai et novembre 2014 devrait atteindre les 400 000.

Il est pratiquement impossible de concep-tualiser le défi herculéen qui attend la popu-lation libyenne. Celle-ci doit non seulement créer une nation à partir du naufrage de

Kadhafi , mais elle doit le faire dans la ten-sion psychologique forgée par des décen-nies de chamboulement.

Les Libyens demeurent malgré tout déter-minés à piloter leur pays vers un avenir positif. En dépit de la faiblesse du système éducatif et du système de santé, la plupart des élèves continuent à aller à l’école et les médecins à travailler jour après jour dans les hôpitaux du pays. On répare les bâtiments et on en construit de nouveaux. La famille d’un ingénieur en BTP de Misrata explique qu’à Misrata et à Tripoli on construit telle-ment vite qu’il a toujours du travail malgré l’instabilité.

Pétrole. Les Libyens risquent fréquem-ment leur vie pour manifester contre la pré-sence des milices armées. Les habitants de Benghazi ont protesté contre Ansar Al-Charia en 2012 après l’implication de cette orga-nisation dans un attentat contre le consu-lat américain qui a provoqué la mort de Christopher Stevens, l’ambassadeur des Etats-Unis. Plusieurs manifestations contre les milices ont eu lieu par la suite à Tripoli comme à Benghazi. Les fonctionnaires per-çoivent encore leur salaire, ce qui constitue un gage essentiel de stabilité puisque 84 % des emplois se trouvent dans la fonction publique. La Banque centrale et la National Oil Corporation (NOC) demeurent relative-ment neutres dans la bataille entre les deux gouvernements, ce qui empêche chacun des camps d’utiliser les grandes réserves de pétrole du pays à son avantage.

Cette neutralité ne durera cependant peut-être pas. La plupart des institutions gouvernementales se trouvent à Tripoli et il est fort possible que la coalition Aube de la Libye tente de prendre le contrôle de la Banque centrale et de la NOC pour couper le fi nancement du gouvernement installé à l’est et de ses alliés. Ce scénario serait catas-trophique pour la Libye : il priverait nombre de personnes de leurs revenus et inciterait certaines organisations à attaquer les infra-structures pétrolières. Pour le moment celles-ci ont été relativement épargnées, car les deux camps entendent maintenir les revenus du pétrole [le 25 décembre, un

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SOURCE

MUFTAHScottsdale, Etats-Unismuftah.orgLancé en mai 2010, le webzine Muftah (“Clé”) propose des dossiers concernant les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Le site privilégie une approche analytique afi n de mieux saisir l’évolution de ces pays.

incendie s’est déclaré dans le terminal pétro-lier d’Al-Sedra, causant de graves dégâts].

Il est malheureusement probable que la situation empirera avant de s’améliorer. Le pays a atteint un point où la violence et l’in-timidation constituent le moyen le plus effi -cace d’atteindre les objectifs politiques pour la plupart des acteurs les plus puissants. Les négociations entre les deux gouvernements ne semblent pas progresser, et des frappes aériennes d’origine contestée ont récem-ment repris à Tripoli. Le soutien apporté aux diverses factions rivales par l’Egypte, les Emirats arabes unis, le Qatar et la Turquie risque d’approfondir et de prolonger ces divisions. Aucun des deux gouvernements ne semble contrôler Benghazi, la deuxième ville du pays, ni Derna, qui est un centre his-torique de l’extrémisme islamique.

Les perspectives à long terme laissent néanmoins place à l’optimisme. Avec ses vastes réserves de pétrole, sa situation géo-graphique stratégique proche de l’Europe et sa population peu nombreuse, moins de 7 millions de personnes, la Libye présente un gros potentiel de croissance économique. Même s’il existe des clivages ethniques et régionaux, le pays est relativement homo-gène sur le plan religieux, la population est sunnite à plus de 95 % et les divisions n’y

constituent pas un obstacle infranchissable à l’unité nationale. Si le trou noir des quarante années de règne de Kadhafi n’a pas laissé grand-chose permettant de construire une idée de normalité ou de défi nir un avenir, certains désirs demeurent clairs. Comme le déclare la jeune femme de Misrata, “j’es-père la stabilité. J’espère que dans dix ans, voire cinq ans, je pourrai circuler de ville à ville sans avoir peur. Que je pourrai aller dans un hôpital où je sais que les médecins sont bons. J’espère que je saurai que les enfants pourront aller à l’école et recevoir une bonne formation. Voilà ce que j’espère.”

—Elizabeth AllanPublié le 18 décembre 2014

Contexte

Un défi herculéen attend la population libyenne

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE42. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

UKRAINE

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RUSSIE

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—Expert Online Moscou

Si on laisse la Crimée s’ap-pauvrir et qu’on favorise ainsi des revendications

antirusses, le principal argument brandi par Moscou concernant la légitimité du rattachement – à savoir la volonté de ses habitants – sera invalidé. Et défendre ses posi-tions concernant la Crimée au niveau international deviendra quasi impossible. Par ailleurs, la Crimée est en train de se transfor-mer en vitrine pour une Ukraine qui s’achemine vers le krach finan-cier. Si Moscou parvient à faire prospérer la presqu’île, il n’est pas exclu que les régions du sud-est conservent leurs dispositions pro-russes. Si au contraire le niveau de vie en Crimée s’effondre, les gens seront plus enclins à faire crédit à la propagande ukrainienne, qui ne prédit rien de bon sous la gouver-nance russe. Ainsi, concernant sa politique ukrainienne, le véritable “trophée” de la Russie est bien la Crimée et non le Donbass. Et elle ne peut en aucun cas risquer sa perte ou même envisager une dévaluation de sa valeur.

Cependant, Kiev peut sérieu-sement compliquer la réalisation de cet objectif. Il est clair que l’Ukraine ne peut pas reprendre purement et simplement la Crimée à la Russie. Au mieux, elle peut convaincre sa propre population

que les Criméens sont accablés par le joug de Moscou (ainsi, le leader des Tatars de Crimée, Mustapha Djemilev, interdit de territoire par Moscou, a déclaré que 90 % des feux d’artifice du nouvel an avaient été tirés à l’heure de Kiev [une heure plus tard] et non de Moscou). Cependant, à Kiev, on espère que, après avoir entravé la tâche de la Russie dans la satis-faction des besoins de la Crimée, le mécontentement des habitants poussera Moscou au compromis sur la question du statut de l’en-tité. Pour cela, Kiev ne manque pas de leviers. Ni Moscou pour contrecarrer ces tentatives.

Canal asséché. Le premier pro-blème concerne les voies de com-munication. Par voie de terre, on ne peut gagner la presqu’île qu’à travers le territoire de l’Ukraine, et Kiev a déjà fermé les com-munications ferroviaires. Si la situation reste en l’état, la saison touristique en Crimée sera réduite à néant et les revenus pour la Crimée diminués en conséquence (en 2014, les Russes ont été nom-breux à se rendre en Crimée par esprit de patriotisme, mais il n’est pas certain qu’en 2015 ils soient à nouveau prêts à payer des bil-lets d’avion à un tarif rédhibitoire ou à attendre un ferry pendant des jours). D’un point de vue stratégique, cette question sera

facilement réglée par la construc-tion d’un pont (ou d’un tunnel) entre la Crimée et la région du Kouban. Mais ce sera l’affaire de plusieurs années. En attendant, la Russie dispose de quelques solu-tions tactiques pour éviter l’iso-lement du territoire. Si Moscou échoue à contraindre Kiev de res-taurer les communications fer-roviaires, la question peut être réglée en augmentant significati-vement le nombre de ferrys. Des avancées ont déjà été effectuées

Crimée. Un enjeu clé pour Moscou en 2015Après avoir repris le contrôle de la presqu’île, Moscou doit y enrayer d’urgence la dégradation des conditions de vie, sous peine de devoir faire face au mécontentement croissant de la population.

en ce sens, avec notamment le projet de mise en place d’un pont de bateaux militaires pendant la saison touristique.

Le deuxième problème concerne l’approvisionnement en eau douce. L’Ukraine a pratiquement assé-ché le canal de Crimée du Nord, qui assure à 85 % les besoins en eau de la presqu’île. Il y a toutes les raisons de penser que l’eau ne reviendra pas en 2015 et que le sec-teur agricole, tout comme le tou-risme, en pâtira durement. Dans ce domaine, les solutions alterna-tives sont plus difficiles à mettre en place. Voici celles qui sont actuel-lement à l’étude par les autorités russes : installer une canalisa-tion partant du Kouban, activer la prospection d’eau douce sur la presqu’île, installer des stations de désalinisation. Les trois pistes devront sans doute être exploitées parallèlement. Le problème réside

ici cependant dans la faiblesse du rendement et le niveau élevé du coût. C’est pourquoi du point de vue stratégique il n’y a qu’une solu-tion : restaurer l’approvisionne-ment en eau à partir de l’Ukraine, et cela ne pourra être envisagé qu’après la stabilisation des rela-tions russo-ukrainiennes. Ce qui devrait d’une manière ou d’une autre se produire à moyen terme. Tout le monde comprend parfai-tement que, dans les conditions d’un conflit de grande ampleur avec la Russie, l’Ukraine ne pourra pas survivre longtemps en tant qu’Etat unifié.

Electricité. Enfin, troisième pro-blème, l’électricité. Aujourd’hui, l’approv isionnement de la presqu’île dépend à 70 % des livrai-sons ukrainiennes, et à 90 % dans les périodes de pointe de consom-mation. Et l’Ukraine ne s’est pas privée, avant les fêtes de fin d’an-née, de procéder à des coupures en cascade, et ce sans aucun aver-tissement. A nouveau, comme dans le cas de l’eau, la Russie a trouvé une parade temporaire. Ukrinterenergo a signé avec la compagnie russe Inter RAO un accord-cadre d’une durée d’un an sur la livraison par cette der-nière de 1,5 gigawatt d’électricité, accord incluant l’alimentation de la Crimée par l’Ukraine. A la diffé-rence de ce qui se passe avec l’eau, la Russie bénéficie d’une alterna-tive stratégique – elle consiste à relier le réseau électrique de la Crimée au réseau russe en tirant un câble sous la mer.

Les habitants de la Crimée sont apparemment condamnés à rester encore quelques années les otages du conflit entre Moscou et Kiev. Toute personne sensée comprend bien, par ailleurs, que les actions de Kiev visant à isoler la péninsule peuvent certes susciter la montée des sentiments antirusses, mais ne pourront en aucun cas renforcer l’amour pour l’Ukraine – en fin de compte les habitants de Crimée ne sont pas dupes, ils savent fort bien qui leur coupe l’eau et l’élec-tricité. C’est pourquoi, concernant la Crimée, la politique de Kiev se résume à une forme élémentaire de chantage vis-à-vis de la Russie sur les questions du Donbass et de la survie de l’Etat ukrainien. Seulement voilà, quand la Russie aura réglé les problèmes d’infra-structures de la presqu’île, le levier du chantage aura disparu.

—Guevorg MirzaïanPublié le 3 janvier

europe↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

Les habitants de la Crimée sont condamnés à rester les otages du conflit entre Moscou et Kiev

48.

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EUROPE.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 43

transports et le commerce ne ces-saient de progresser. Tout comme la richesse des habitants. Par consé-quent, les nouvelles attractions tou-ristiques se multipliaient, beaucoup étant gérées par de petites sociétés et des entrepreneurs individuels. Dans le cadre d’ambitieux projets d’infrastructures, il était prévu de transférer les marchandises des ports criméens en eau profonde à la fois vers l’Ukraine continentale et vers d’autres pays. Le contraste avec la situation en Crimée depuis l’occupation est frappant. Dans la plupart des secteurs de l’économie, on enregistre un déclin brutal. Et,

par rapport à 2013, il ne faut pas espérer de reprise, pour ne rien dire d’une éventuelle accélération du développement.

La production d’aliments et de boissons était le poste essentiel de l’industrie criméenne de retraite-ment. Depuis l’été, elle est en chute libre. Elle représentait 40 % du ren-dement économique total de la péninsule avant l’occupation. De juin à octobre, elle a baissé pour atteindre 64,3-69 % de son niveau à la même période l’année précé-dente. Cette dégringolade s’ex-plique avant tout par les barrières douanières imposées à la livrai-son de vins et de spiritueux de la presqu’île à destination de l’Ukraine continentale, qui était son plus gros marché. De mars à octobre 2014, la Crimée a produit 10,8 millions de litres de spiritueux, 6,4 millions de litres de cognac et 20,2 millions de litres de vin, pour, respective-ment, 38,4 millions, 6,4 millions et 20,2 millions en 2013. Les viti-culteurs espèrent toujours obte-nir un meilleur accès au marché ukrainien à l’avenir. Dans le cas

contraire, ils devront limiter leur production. Quoi qu’il en soit, leurs ventes baissent et les perspectives sont peu réjouissantes. Le marché russe n’off rira pas pour autant de solution de remplacement digne de ce nom, car cette niche-là est d’ores et déjà occupée par certains producteurs criméens.

Sanctions. L’industrie de la pêche se trouve elle aussi dans une situa-tion critique. Si elle est désormais privée de son débouché ukrainien, elle peine également à en trouver sur le marché russe, déjà abon-damment pourvu en poisson et en fruits de mer. Les pêcheurs de Crimée se battent pour s’y faire une place, mais ils se heurtent à des obstacles considérables. Ce qui a entraîné une chute de 90 % de leurs prises et de leurs ventes. Les sanc-tions internationales, par ailleurs, ont causé une baisse sensible des exportations de produits criméens vers la plupart de leurs clients habi-tuels [autres que russes]. Selon les services de douanes de la pénin-sule, la Crimée aurait exporté des

marchandises pour un montant de 90,67 millions de dollars [76,1 mil-lions d’euros] au deuxième et troi-sième trimestre 2014, soit 3,3 fois moins qu’en 2013.

L’occupation russe, enfin, a brisé le potentiel touristique de la presqu’île. Selon des chiff res communiqués par Oleksandr Liyev, ancien ministre du Tourisme de Crimée, près de 4 millions d’Ukrainiens, 1,3  million de Russes, 250 000 Biélorusses et 500 000 touristes de l’UE, de Turquie et d’autres pays seraient venus en Crimée en 2013. En 2014, on n’aurait recensé que 370 000 Ukrainiens [du Donbass] et 1,15 million de Russes.

Coupée de l’Ukraine, la Crimée va désormais avoir besoin d’un apport fi nancier aussi constant qu’important prélevé sur le budget russe. Or la capacité de la Russie à dépenser est aujourd’hui réduite. Le rêve de transformer la pénin-sule en une vitrine du succès à la russe semble compromis.

—Oleksandr KramarPublié le 4 janvier

—Oukraïnsky Tyjden Kiev

Avant que la Russie occupe la Crimée, la péninsule dis-posait d’un robuste secteur

industriel et des transports, bien souvent plus prospère que ses équi-valents ailleurs en Ukraine. Chaque année, les touristes s’y pressaient, au point d’être trois fois plus nom-breux que la population locale, et la presqu’île leur fournissait services, restauration et divertis-sements. Certes, le mode de déve-loppement de l’économie pouvait fournir matière à critique, mais le tourisme, l’activité portuaire, les

La vitrine brisée du succès à la russeL’économie de la Crimée ne peut que continuer à se contracter si l’occupation russe perdure, estime pour sa part un hebdomadaire ukrainien.

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EUROPE44. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

semaines avec deux chaussures gauches aux pieds.

“Dans une prison belge, les détenus sont traités comme des animaux, et les surveillants se comportent comme des gardiens de bétail. A Termonde par exemple, les surveillants étaient tellement agressifs, tellement gros-siers ! Du coup, ils créent des monstres, qui vont se retrouver en liberté un beau jour. Ce seront tous des bombes à retardement.

“Aux Pays-Bas, les gardiens sont vrai-ment engagés vis-à-vis des détenus. Ils nous donnent beaucoup de responsabilités, ils nous laissent faire nous-mêmes la cuisine. Beaucoup d’hommes ici ne savaient pas faire la cui-sine avant, ils avaient deux mains gauches. Quand on sort d’ici, il faut qu’on puisse vivre de manière autonome.”

La prison “belge” de Tilburg existe depuis bientôt cinq ans. L’initiative “Nova Belgica” a été lancée le 1er janvier 2010. Une expé-rience unique pour lutter contre la surpopu-lation dans les prisons belges, qui atteignait

—De Volkskrant (extraits) Amsterdam

D epuis qu’Abdelkarim est incarcéré à la prison de Tilburg, il revit : il a arrêté de fumer, commencé à faire

du sport, appris à faire la cuisine. Bref, il s’occupe de lui. Quand il était en prison en Belgique, c’était diff érent. “Là-bas, on vous sert à manger directement dans la cel-lule, dit-il. On ne fait pas la cuisine, on ne fait pas de sport, on ne bouge pas. Dans une prison belge, on devient handicapé.”

Nous rencontrons Abdelkarim dans la cour de promenade de la prison de Tilburg, un petit terrain de basket avec quelques bancs. Il est belge, a 35 ans, est intelligent et s’exprime bien, mais un jour il a voulu gagner de l’argent trop vite. Il connaît les prisons de Belgique comme sa poche. Il y a dormi par terre, il a vu des rats passer à côté de lui, il a dû faire ses besoins dans un seau. A Anvers, il a marché pendant des

PAYS-BAS

Prison à louer, Belges bienvenusComme ses propres prisons se vident, la Hollande a mis à disposition un établissement pénitentiaire pour des détenus venus de Belgique.

20 %. Elle a permis également aux Pays-Bas de garder ouvert un établissement excédentaire, qui représente 409 équiva-lents plein temps. C’était une situation gagnant-gagnant, disait-on.

Plusieurs politiciens, aux Pays-Bas et en Flandre, sont enthousiasmés par l’expé-rience. Ces dernières années, ils ont aussi proposé que des détenus belges soient transférés dans les prisons menacées de fermeture à Maastricht et à Breda. La Norvège elle aussi, confrontée à une pénu-rie de places en prison, souhaite louer un établissement pénitentiaire néerlandais.

Traverser la frontière. Mais l’expé-rience de Tilburg vaut-elle vraiment d’être renouvelée ? Les discussions avec les déte-nus, les avocats, les gardiens et la direc-tion de la prison de Tilburg montrent que ce n’est pas forcément le cas. Certes, pour beaucoup de détenus belges, l’établisse-ment pénitentiaire de Tilburg est une immense amélioration. Mais il y a tout de même un inconvénient de taille, qui est irrémédiable : il se trouve de l’autre côté de la frontière.

Après avoir quelque peu insisté auprès du ministère belge compétent, nous avons obtenu l’autorisation de visiter la prison de Tilburg, située dans l’ancienne caserne Guillaume II. Le complexe de bâtiments en brique rouge, avec ses auvents à rayures devant les fenêtres et ses parterres de fl eurs dans la cour, ressemble plutôt à un inter-nat de garçons, mais avec des barreaux. Il est doté d’un grand atelier, d’une salle de sport et d’une bibliothèque.

Son plus grand avantage, ce sont les gar-diens, ou surveillants pénitentiaires. “Aux Pays-Bas, les relations avec les détenus sont dif-férentes, beaucoup plus humaines”, dit Frank Schoeters, le directeur belge de la prison. “Je ne dis pas qu’en Belgique l’approche n’est pas humaine, mais ici on est bien plus atten-tif au comportement. Cela dit, étant donné la surpopulation carcérale en Belgique, il y est quasiment impossible d’engager la conver-sation avec un détenu.”

“Ici, on fait la diff érence entre les agents de la sécurité, qui interviennent de manière répressive si besoin est, et les surveillants, qui attachent plus d’importance aux rela-tions personnelles.”

Mais, aux yeux de nombreux détenus, l’emplacement de la prison eff ace tous les avantages de Tilburg. “Les transports [entre les Pays-Bas et la Belgique] sont pénibles et chers, dit Abdelkarim. Certains détenus sont

prêts à être emprisonnés vingt-quatre heures sur vingt-quatre si seulement ils pouvaient rentrer en Belgique. Ils ont une famille. Il est très douloureux de ne pas pouvoir voir ses enfants, vous savez ?”

Les autorités belges se défendent : Tilburg n’est qu’à 40 kilomètres de la frontière. En Belgique aussi, certains détenus se retrouvent dans une prison éloignée de leur domicile. Mais, implicitement, les autorités semblent tout de même recon-naître le problème : elles ont sélectionné des détenus qui de toute façon reçoivent peu de visites et n’ont pas le droit de partir en congé. En gros, ce sont souvent des détenus qui n’ont pas de permis de séjour.

Alors qu’en Belgique les prisons comptent en moyenne 30 % de détenus sans permis de séjour, ce pourcentage est d’environ 58 % à Tilburg. De plus, 6 % ont une demande de titre de séjour en cours. Le nombre de sans-papiers à la prison Guillaume II de Tilburg est donc deux fois supérieur à celui des établissements pénitentiaires en Belgique. “Ces gens-là [sans papiers] se retrouvent dans une situation encore plus diffi cile [par rapport à leur illégalité]”, sou-ligne Jurgen Miller, un avocat de la région frontalière, qui a eu ces dernières années quelque 150 clients à Tilburg. “Aux Pays-Bas, ils sont coupés des contacts avec les ser-vices belges qui défendent leurs intérêts.”

Excellents résultats. Le regard que por-tent les détenus belges sur Tilburg dépend en grande partie, selon Frank Schoeters, du lieu où ils étaient incarcérés aupara-vant. S’ils devaient dormir par terre dans une prison surpeuplée avec des gardiens sur les dents, ils sont forcément détendus à Tilburg. S’ils étaient dans un établissement ouvert, proposant de nombreuses forma-tions et activités, en venant à Tilburg ils ont peut-être fait un pas en arrière.

Mais lui non plus n’est pas en faveur de la multiplication des prisons de l’autre côté de la frontière. “Ce n’est pas souhaitable, dit-il. A présent, les autorités belges inves-tissent beaucoup aux Pays-Bas. Cet argent aurait pu servir à construire des établisse-ments en Belgique et à embaucher des gar-diens belges, dans un environnement bien plus adapté. Quant à la prison de Tilburg, je pense que nous avons obtenu d’excellents résultats, mais les circonstances seront tou-jours loin d’être idéales. Cela reste une solu-tion provisoire.”

—Leen VervaekePublié le 30 octobre 2014

franceculture.fr

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↙ Dessin de Sondron paru dans L’Avenir, Namur.

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46. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

—Tengxun (extraits) Pékin

T ous les ans, dès le mois de novembre, les usines du delta de la rivière des

Perles [près de Canton] et du delta du Yangtsé se mettent à recher-cher frénétiquement des ouvriers. D’année en année, alors que le manque d’ouvriers s’accentue, les entreprises de ces centres indus-triels multiplient les annonces, et les plus grandes vont recruter jusque dans le centre du pays, dans les régions intérieures.

Mais les usines chinoises accueillent désormais en leur sein

la société d’électronique Jiateng, de la ville de Shunde, décrit le sort des ouvriers non qualifi és : “Ce sont les manutentionnaires qui exercent le travail le plus pénible. Beaucoup ne restent pas plus d’une semaine. On a un taux très important de renouvel-lement du personnel. Dans le temps, on avait de meilleurs ouvriers, mais maintenant il y a des jeunes qui ne tiennent même pas une journée !”

“Les ouvriers de la nouvelle géné-ration ont suivi au moins neuf années de scolarité obligatoire ; ce sont des enfants uniques, qui préfèrent aller travailler dans des bureaux pour 3 000 yuans plutôt qu’en usine pour un salaire de 4 000 yuans, renché-rit M. Nong. De plus, les cotisa-tions sociales et le salaire moyen ne cessent d’augmenter au fi l des ans [sous la pression des revendi-cations ouvrières et du manque de main-d’œuvre], et, robot ou pas, on manque de personnel !”

Depuis 2013, la quantité de main-d’œuvre disponible est en baisse. Tous les gérants d’entreprise ren-contrés dans le cadre de notre enquête ont reconnu avoir des problèmes de rupture de classes d’âge dans leur force de travail [la jeune génération actuelle est née alors que s’exerçait la loi sur l’en-fant unique].

Liao Yuchan, 26 ans, est une ouvrière qui travaille à la chaîne dans une usine de LED. Elle raconte la monotonie de ses journées, assise devant la chaîne de montage à répéter plusieurs fois par minute le même geste (prendre des pièces et les brancher), son salaire dépen-dant de sa rapidité d’exécution.

Dans le secteur de la fabrica-tion en Chine, les ouvriers, sur-tout ceux qui ne sont pas qualifi és, ont longtemps assumé des tâches très intensives et répétitives. “A l’usine, quoi que vous fassiez, vous fi nissez toujours par devenir comme un robot”, conclut Mlle Liao.

Durant de longues années, les responsables de la production en Chine se sont interrogés sur la manière de rendre plus rapide et plus précis le travail d’ouvriers non qualifi és et leurs gestes répétitifs. C’est aussi ce qui a favorisé l’émer-gence du “fabriqué en Chine” dans le monde.

Ecologie ......... 48Signaux .......... 49

L’“usine du monde” se robotiseAutomatisation. De plus en plus chère, de plus en plus rare, la main-d’œuvre chinoise est peu à peu remplacée par des robots. Dans les bassins industriels, ce sont les autorités qui subventionnent cette mutation.

trans-versales.

économie

de nouveaux éléments : les robots et autres automates. Leur “recru-tement” est fondé sur le critère de “rémunération” suivant : un robot (ou automatisme) ne doit pas coûter à l’achat plus de 1,5 à 5 fois le salaire annuel de l’em-ployé qu’il remplace.

Cette transaction implique le départ immédiat de l’ouvrier. Ainsi, dans le secteur de l’emboutissage, très développé dans la région du delta des Perles, un ouvrier gagne environ 4 000 yuans [250 euros] par mois ; le prix du robot qui le remplacera doit donc se situer dans une fourchette comprise entre

50 000 et 250 000 yuans. C’est sur cette base que les usines cal-culent désormais les possibilités de réduction de leurs eff ectifs.

Depuis 2013, la Chine est deve-nue le pays achetant le plus de robots industriels au monde. Au cours du premier semestre 2014, elle a importé pas moins de 34 714 robots industriels, soit une hausse de 92 % en un an. Chaque jour, au moins une entreprise chinoise ou étrangère spéciali-sée dans l’automatisation ouvre ses portes en Chine.

“Ici, avant, il n’y avait que des ouvriers ; c’était noir de monde”,

rappelle Nong Baile, le fonda-teur de la société Irobotauto, de Foshan, qui propose des conseils aux entreprises désirant robo-tiser leurs lignes de production. Il décrit ce qu’étaient les ateliers d’emboutissage, parmi lesquels ceux des usines du groupe Midea. Les plaques de tôle [destinées par exemple à l’automobile ou à l’élec-troménager] passaient de mains en mains pour être embouties, décou-pées, détourées, pliées et poinçon-nées… Les ouvriers accumulaient les heures supplémentaires et tra-vaillaient par roulement.

Depuis la publication en 2008 de la loi sur le contrat de travail [rendant ce dernier obligatoire], le salaire des ouvriers des usines d’emboutissage du delta de la rivière des Perles, où 90 % des usines sont implantées, a forte-ment augmenté, passant de 1 800 yuans à 4 000-4 500 yuans men-suels aujourd’hui.

“Pour ce genre de tâches, la vitesse absolue d’exécution des humains est supérieure à celle des robots, mais les hommes ne peuvent maintenir un tel rythme. On ne peut leur demander de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De plus, la nature humaine a un côté incontrôlable, constate M. Nong, Il y a aussi le problème de l’indemnisation des acci-dents du travail : il faut verser 10 000 yuans pour un doigt, 20 000 pour deux, 50 000 pour une main… Pour une petite usine, c’est toute la tréso-rerie qui peut y passer !”

Manutentionnaires. Henry Ford s’étonnait en son temps : “Pourquoi faut-il que, chaque fois que j’ai besoin de deux mains, elles m’arrivent avec un cerveau ?” De nos jours, les robots industriels, avec leurs mains multifonctions, dont les mouvements sont contrôlés automatiquement et reprogram-mables, avec au moins trois axes de mouvement, s’apparentent à un membre supérieur humain.

“Avec eux, fi ni les accidents du travail et les plaintes !” : telle est la publicité d’une entreprise chinoise de robots que l’on pouvait voir au Salon de l’industrie de Shanghai l’an dernier. De fait, c’est surtout l’augmentation du risque d’acci-dent humain qui pousse les indus-triels chinois à acheter des robots. Et ce sont les postes les plus répé-titifs et aux conditions de travail les plus diffi ciles, comme les sta-tions de peinture par pulvérisa-tion ou les stations de polissage, qui sont automatisés en premier. Chen Hongbo, directeur adjoint de

“A l’usine, quoi que vous fassiez, vous fi nissez toujours par devenir comme un robot”

↙ Gains de productivité. “Ta participation, c’est de ne pas être viré tout de suite.” Dessin de Joel Pett paru dans le Lexington Herald-Leader, Lexington (Etats-Unis).

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 47

Deng Qiuwei, directeur adjoint de [la société de Shenzhen] Rapoo Technology, exerçait auparavant ses fonctions dans une usine taïwa-naise. Il y a longuement étudié comment réduire les mouvements inutiles des ouvriers et accroître les cadences. Ces dernières années, il a été un pionnier en matière de substitution de certains postes par des robots.

“Lorsqu’une souris d’ordinateur passe entre les mains de cinquante ouvriers, une perte de temps d’une seconde par personne fait gaspiller au total cinquante secondes. Beaucoup de secondes peuvent être gagnées grâce aux robots”, souligne M. Deng. Conséquence directe : le nombre d’employés dans les usines Rapoo a chuté en deux ans, passant de 3 000 à environ 800 aujourd’hui, tandis que le nombre de robots dépasse désormais les 100 unités.

Moteur de croissance. Deng Qiuwei avoue avoir été impres-sionné par les changements sur-venus dans les usines du groupe Midea. Tous les postes de tra-vail élémentaires et répétitifs ont été remplacés en deux ans par des robots ou des automatismes. D’après notre enquête, des géants implantés en Chine, comme [le fabricant taïwanais de matériel électronique] Foxconn, ont agi de même.

Durant l’automne 2013, le direc-teur adjoint de la section clima-tiseurs de Midea, Wu Wenxin, avait annoncé vouloir diminuer de moitié les eff ectifs ouvriers des usines de clima-tiseurs en 2014, en remplaçant par des robots tous les postes de manutention, d’em-ballage et de collage d’éti-quettes. Dans ces usines s’est alors posée la question de l’ajustement des indica-teurs de performance et de la reconversion pro-fessionnelle des ouvriers.

Dans les provinces du Zhejiang et du Guangdong [où sont concen-trées les industries manufactu-rières], les autorités accordent actuellement des subventions pour favoriser la robotisation des postes. L’argent sert la plu-part du temps aux usines pour acheter des machines automati-sées, dont 10 à 15 % – voire 20 % – de robots. Les entreprises les plus à l’aise fi nancièrement en ont profi té pour accélé-rer le départ des ouvriers des chaînes de production.

Chez Midea, on nous a indiqué que le nombre de robots présents dans les usines du groupe devrait dépasser les 800 cette année, et devrait ensuite augmenter d’envi-ron 30 % par an. Il est prévu que le budget consacré à l’automatisa-tion dépasse les 300 millions de yuans en 2016. Quant au dépar-tement petit électroménager de la fi rme, l’objectif en interne serait une réduction annuelle des eff ec-tifs de 200 personnes, sans pour autant diminuer la production.

Les professionnels s’accordent à reconnaître que l’apparition des robots n’a pour l’instant conduit que très rarement à des licencie-ments, car le mouvement ne fait que commencer et ne réussit pas à compenser la pénurie de main-d’œuvre. Dans la grande majorité des usines où des robots ont pris la place des hommes, les chaînes de montage sur lesquelles inter-vient une grande quantité de mains humaines restent bien présentes.

Les fabricants de robots ont vite compris le profi t qu’ils avaient à tirer de cette situation et ont même été propulsés au rang de nouveaux moteurs de croissance de l’économie réelle par les pou-voirs publics locaux et par le capi-tal industriel. Il est trop tôt pour dire si les robots parviendront à

supplanter les hommes, mais la fabrication de robots tourne actuel-lement à plein régime et semble suivre la recette bien connue du “fabriqué en Chine”.

Les autorités des régions du delta de la rivière des Perles et du delta du Yangtsé soutiennent de tout leur poids le mouvement de robo-tisation en décernant des primes aux usines automatisées, en favo-risant leurs demandes de prêts bancaires, en leur accordant des subventions ou des prêts à taux très avantageux pour la location des équipements. Ainsi, les munici-palités de Dongguan et de Shunde [dans la province du Guangdong] prennent en charge 10 % du prix d’achat des installations, avec un plafond de 1 million de yuans par entreprise, tandis que dans la pro-vince du Zhejiang les entreprises qui louent des équipements pour robotiser leurs usines peuvent rece-

voir des subventions couvrant 15 % de leurs frais.

Ces deux dernières années, la Chine a vu se créer plus de 40 parcs industriels consacrés à la fabrica-tion de robots, et la bataille fait rage pour attirer ces sociétés. A Canton, une entreprise phare du secteur a été démarchée par la municipa-lité de Shanghai, qui lui a proposé 300 millions de yuans de subven-

tions pour venir s’installer chez elle. Finalement, pour la

conserver dans sa circonscription, Canton a non seule-ment dû accepter les

mêmes conditions fi nan-cières, mais a aussi promis

de lui céder des terrains.Chen Qizhong, responsable

du département recherche et développement de la société GSK CNC Equipment, de Canton, a calculé que, vu le coût d’installation d’une

usine de robots (au moins 200 mil-lions de yuans), il fallait vendre plus de 1 000 unités chaque année pour être bénéfi ciaire. Alors que les capitaux affl uent en direction des fabricants d’intelligence artifi -cielle, de nombreux robots indus-triels commencent à se vendre à prix bradé.

“Pour faire du chiff re, beaucoup de sociétés d’automatismes mettent

rapidement sur le marché des sys-tèmes sur lesquels elles gagnent tout au plus 10 000 yuans par unité, voire 5 000”, indique M. Nong.

En fait, les robots chinois empruntent les mêmes voies de développement que le “fabriqué en Chine” : dans la plupart des cas, les produits sont seulement assemblés sur place, les compo-sants (comme les décélérateurs) étant encore importés de pays tels que le Japon ou l’Allemagne ; par ailleurs, les marques étrangères ont un avantage concurrentiel très net sur le marché grâce à leur solide réputation, tandis que les robots fabriqués en Chine misent sur leur prix de vente pour percer.

Malgré tout, les usines chinoises sont en train d’expérimenter le remplacement de l’homme par la machine, à plus ou moins grande échelle. Ainsi, en 2014, la munici-palité de Wenzhou devait orches-trer l’introduction de robots dans 500 entreprises. Selon une enquête offi cielle, à Dongguan, près de 70 % des entreprises ont investi pour mener à bien leur “roboti-sation industrielle”, et 92 % des sociétés envisagent ou souhaitent poursuivre leur automatisation au cours des deux prochaines années.

Montée en gamme. Pour les bas-tions de l’industrie manufacturière, la robotisation est la clé de l’adap-tation aux nouvelles techniques et même de la montée en gamme de la production des entreprises. Toutefois, pour les PME, l’auto-matisation n’est pas forcément le choix le plus approprié.

Pour de nombreux chefs d’en-treprise n’employant pas plus de 200 salariés, les investissements nécessaires pour prétendre aux subventions gouvernementales sont trop élevés. Et leur carnet de commandes sur les deux à trois années à venir ne leur off re pas une très bonne visibilité ; ils pré-fèrent donc se monter prudents.

Dans les grosses entreprises qui ont franchi le pas, les responsables de la production essuient un peu les plâtres : les robots ont du mal à utiliser la molette d’une souris pour insérer quelque chose, les mains mécaniques ne parviennent pas à attraper les objets en porcelaine, à la fois lourds et fragiles, les tapis roulants ne sont pas adaptés pour de grandes déclivités, etc. “Même monter un mur, un robot n’y arrive pas, pour peu que les briques ne soient pas de la même hauteur.”

—Xu ShiwenPublié le 10 novembre 2014

Repères

36%C’est l’augmentation annuelle du nombre de robots industriels vendus en Chine entre 2008 et 2013, selon l’IFR, la Fédération internationale de la robotique. De fait, l’Asie (Australie et Nouvelle-Zélande incluses) est de loin la région la plus en pointe dans ce domaine, avec près de 100 000 robots vendus en 2013.

SOURCE

TENGXUNPékin, Chinehttp://news.qq.com/L’article ci-contre est issu de la page économique du portail d’information Tengxun. Fondé en 1998, ce site est devenu en quelques années l’un des plus prisés des internautes chinois, surtout grâce à une off re de jeux en ligne, de vidéos et de musique, ainsi que des forums sociaux et de nombreux services. En particulier dans la communication instantanée : le dernier service en date, WeChat, est en pleine expansion.

“Avec les robots, fi ni les accidents du travail et les plaintes !”

ARCHIVES courrierinternational.com

“Les ouvriers chinois font désormais la loi”. En Chine, après les grèves historiques de 2010, le rapport de force est en faveur des jeunes ouvriers, un éditorial du New York Times à lire dans CI n° 1029, du 22 juillet 2010. Et une analyse de The Economist, “Quand les ouvriers chinois se rebiff ent”, à lire dans CI n° 1033, du 19 août 2010. “Plus de robots, moins de boulot”. Dans les pays occidentaux, les robots vont aussi conquérir le secteur des services, annonce Le Temps. Une enquête à lire dans CI n° 1218, du 6 mars 2014.

↙ Dessin de Belle Mellor paru dans The Economist, Londres.

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Lac de Brokopondo

TRANSVERSALES48. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

—Süddeutsche Zeitung Munich

Un million de mètres cubes de béton retiennent les masses d’eau du lac de

Brokopondo. Inondée il y a cin-quante ans, cette large vallée du Surinam, en Amérique du Sud, forme l’un des plus grands lacs arti-ficiels du monde. Et le fond recèle un trésor : des arbres, mais pas n’importe lesquels ! Des essences extrêmement précieuses, comme l’acajou et le courbaril. Certains s’emploient désormais à les récu-pérer et à les commercialiser, en mettant en avant leur résistance et leur durabilité. L’activité est lucra-tive. En Europe, c’est Barth & Co., un importateur de Korschenbroich

[près de Düsseldorf, en Allemagne], qui exploite ce bois précieux. Le Brokopondo contient encore 14 mil-lions de mètres cubes d’arbres propres à une exploitation classique, estime Marko Schulze, acheteur chez Barth & Co. “De quoi être occupé pendant vingt-cinq ans.” L’abattage est effectué sous l’eau par des entre-prises locales, comme Brokopondo Watra Woods International, qui a commencé l’exploitation en 2004. Une partie de la valeur créée reste donc dans le pays.

Abattre des arbres sous l’eau, ce n’est pas une partie de plaisir. Moins à cause des piranhas – “totalement inoffensifs”, d’après Schulze – que de la mauvaise visibilité, qui rend le maniement de la tronçonneuse extrêmement dangereux. On

ÉCOLOGIE

Les trésors des forêts engloutiesExploitation. Dans les lacs de retenue du Surinam dorment des bois précieux. Des forêts entières que débitent des robots et des plongeurs armés de tronçonneuses.

descend à tâtons le long du tronc dans l’eau boueuse, on coupe près de la racine, et le bois remonte à la surface sous l’effet de la poussée d’Archimède. S’il est trop gorgé d’eau pour flotter, il faut le remonter avec un treuil. Et parfois y fixer des flotteurs remplis d’air sous pression.

Les plongeurs travaillent en général à 25 mètres de profondeur. Plus bas, il faut rester trop longtemps sous l’eau à cause des paliers de décompression. Les arbres qui se trouvent en profondeur sont donc abattus à la saison sèche, lorsque le niveau du lac baisse de 6 mètres. “Mais les zones les moins profondes sont alors difficiles à atteindre en canot : la cime des arbres est juste sous la surface, ce n’est pas sans danger”, indique Schulze, qui se rend régulièrement au Surinam.

Une fois le bois apporté à la scierie et travaillé, il est mis dans des conteneurs et exporté. Sur le marché européen, il se retrouve en général sous la forme de meubles de jardin et de plancher pour terrasse. Il se prête parfaitement à ces “usages extérieurs”. Gerald Koch, de l’Institut Thünen de l’exploitation forestière internationale et de l’éco nomie de la sylviculture à Hambourg, a étudié en laboratoire le bois du Brokopondo. “Comme les arbres sont restés immergés dans l’eau douce, ils n’ont pas été attaqués par les champignons et les insectes. L’eau les conserve.”

“Un poisson-scie”. Cette lon-gue immersion donne au bois des propriétés particulières, fait remarquer Schulze. “Les bois de lac se déforment beaucoup moins et sont nettement plus durables que les bois de forêt. Mieux, l’eau a fait disparaître certains éléments qui provoquent parfois des décolorations indésirables.” Est-ce bien vrai ? Les chercheurs de l’Institut Thünen se sont penchés sur la question, car il y a beaucoup d’argent en jeu. “Chaque mètre cube peut coûter jusqu’à 3 000 euros”, explique Ulrich Bick, chercheur en sylviculture. Leur conclusion ? “Les expériences permettent de confirmer que le séjour dans l’eau fait disparaître du bois les tensions naturelles provoquées par la croissance, ce qui améliore son comportement pendant le séchage et sa stabilité.” Mais on ne peut affirmer que le bois présente des propriétés nettement supérieures au bois tropical ordinaire.

Outre le Brokopondo, il existe d’innombrables autres lacs de retenue qui contiennent d’énormes

quantités de bois. On en compte 52 000 dans le monde, qui, selon les spécialistes, abritent des réserves équivalant à 500 millions de mètres cubes. On trouve ces forêts englouties au Canada et en Afrique, mais il n’y a plus rien à tirer des lacs de retenue d’Europe, où les arbres sont en général abattus avant la construction du barrage.

Le Panama, par exemple, produit beaucoup de bois mouillé. Il y a cent ans, lors de la construction du canal de Panama, le barrage sur la rivière Chagres a formé le lac Gatún, tout en noyant 352 kilomètres carrés de forêt primaire et des centaines de milliers d’arbres. Leur cime gêne parfois la circulation des navires. Mais l’entreprise canadienne Coast Eco Timber, qui a acquis le droit d’exploiter ces réserves, commercialise désormais ce bois comme un produit écologique, essentiellement en Amérique du Nord. Elle compte bientôt en exporter 50 conteneurs par an.

Triton Logging, une autre so ciété canadienne, a fait les gros titres il y a quelques années pour avoir mis au point un robot plongeur baptisé Sawfish, “poisson-scie” en français. Cet appareil, qui pèse 3 tonnes et fait 3,5 mètres de long, est un hybride entre un sous-marin et une abatteuse [un véhicule lourd employé par les bûcherons]. Il est piloté par un technicien depuis la surface et envoie des images en temps réel. Il peut plonger à 300 mètres de profondeur et atteindre des arbres inaccessibles aux plongeurs. Le “poisson-scie” entoure le tronc de l’arbre à abattre de ses pinces, fixe un ballon gonflable dessus et le scie à l’aide d’une lame de 1,5 mètre de long. Le ballon entraîne ensuite le tronc vers la surface. L’appareil ne peut toutefois saisir que des troncs relativement minces, les arbres géants de la forêt primaire

sont trop gros pour lui. La société se concentre donc sur les lacs de retenue d’Amérique du Nord, où elle exploite des conifères.

Et en ce qui concerne le bilan en vi ronnemental ? Schulze est convaincu qu’utiliser du bois issu des lacs de retenue soulage les forêts primaires. Bick est du même avis : “D’un point de vue écologique et environnemental, il est non seulement logique, mais aussi correct d’utiliser du bois déjà mort au lieu d’abattre des forêts vivantes.” Après tout, les troncs engloutis sont des bombes à retardement : “Le bois finira par se décomposer, ce qui dégagera du méthane dans l’atmosphère, [un puissant gaz à effet de serre] extrêmement nuisible au climat.”

Label social. Les spécialistes sont en revanche divisés quand il s’agit de savoir si ce bois mérite bien le label écologique, par exemple celui du Forest Stewardship Council (FSC). Certains bois, par exemple ceux du canal du Panama, l’ont obtenu. C’est sans grand intérêt pour le bois du Surinam, déclare Marko Schulze : le plus important, ce sont les aspects sociaux, et tout va bien de ce côté-là. “Nous ne pouvons accorder notre label au bois des lacs de retenue, car nous nous intéressons uniquement à l’exploitation de forêts existantes. Le bois provenant de lacs de retenue peut cependant entrer en petite quantité dans la fabrication de produits certifiés FSC”, déclare Lars Hoffmann, porte-parole du FSC.

Bick est sceptique. Pour lui, un certificat de durabilité ne devrait être accordé qu’à une exploitation raisonnable de matières premières renouvelables : “Le bois des lacs de retenue ne repoussera pas, il est donc aussi limité que les matières premières fossiles comme le charbon et le pétrole.”

—Daniel HautmannPublié le 18 décembre 2014

Repères

↙ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 49

signaux

-3-MAIS LE MOT SE RÉPANDIT COMME UN VIRUS ET FINIT PAR ENFERMER TOUTES LES ÉMOTIONS. Ce qui ne pouvait être nommé n’existait pas. Les sentiments et les émotions ne trouvaient pas le mot approprié pour se manifester. Enfermés, ils se transformaient en confusion et en douleur.

Pouvoir, rêve, désir, froid, sexe, terreur, faim, plaisir, c

haud

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-2-PUIS L’HOMME CRÉA LE MOT. LE MOT ÉTAIT UNE BONNE CHOSE. C’était un outil pour comprendre et dire le monde.

-1-AU COMMENCEMENT, LE MOT N’ÉTAIT PAS. Les sentiments et les émotions vaguaient sans entraves.

-4-La plupart des hommes se retrouvèrent enfermés par le mot tout en étant incapables de vivre sans lui, car son absence rendait visible la terreur qu’il contenait. LE SILENCE ÉTAIT DEVENU LE PIRE DES CAUCHEMARS.

Chaque semaine, une page visuelle pour présenter

l’information autrement

Le silence n’est pas d’orLe développement du langage a fini par vider les mots de leur sens et par rendre le silence insupportable.

JAIME SERRA. Directeur artistique à La Vanguardia, il publie chaque semaine un éditorial sous forme d’infographie dans le quotidien barcelonais. La page ci-dessus a été publiée le 2 novembre 2014. Jaime Serra décrit la dépendance

des hommes à la parole, à ces mots censés dire les sentiments et pourtant inappropriés pour les exprimer pleinement. Incapable de vivre sans des mots qui le plongent dans le désarroi, l’homme ne supporte plus le silence.D

R

L’auteur

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Quand les villes du

MAGAZINEMaputo, la belle incandescente Voyage ..............55

Rendez-vous en pays inconnu Tendances..........56 Cuba, un si long embargo Histoire...........58

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u monde s’affichent

Cet hiver, les meilleurs graphistes du monde entier ont rendez-vous à Paris. Jusqu’au 4 mars, la capitale française accueille la deuxième édition de la Fête du graphisme. L’Alliance française, dont Courrier international est partenaire de longue date, s’associe à l’événement. Ses Alliances à l’étranger ont invité des créateurs locaux, étudiants ou professionnels, à réaliser des affiches sur leur ville. Voici une sélection de leurs travaux.

← Colombo, Sri Lanka. Poornima Jayasinghe

→ Dubaï, Emirats arabes unis. Arfa Rehman→ → Barquisimeto, Venezuela. Marianela Tolosa↘ Bangkok, Thaïlande. Jackkrit Anantakul ↘↘ Nagoya, Japon. Hiroyo Matsumura

PORTFOLIO

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↑ Djeddah, Arabie Saoudite. Ajeenah Lama ↑ Quito, Equateur. Esteban Salgado

↑ Moramanga, Madagascar. Roland Pascal Rakotondravelo

↑ Vérone, Italie. Liviana Osti↑ La Havane, Cuba. Adrian Aguero Zardon

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360°.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 53

↑ Taipei, Taiwan. Hung Hsuan Lee

↑ Saint-Georges, Grenade. Teddy Dwight Frederick

↑ Chittagong, Bangladesh. Irtifa Ali

↑ La Paz, Bolivie. Daniel Uria

↑ Halifax, Canada. Emma Fitzgerald ↑ Nanjing, Chine. Bingging Xue

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360°

Utopies et réalités à l’afficheLe Japonais Kazumasa Nagai est un affichiste fameux. L’exposition “Utopies et réalités” permet de survoler sa carrière exigeante.

Les affiches qu’il a réalisées pour le compte d’entreprises et d’établis-sements culturels sont aujourd’hui

exposées au museum of Modern Art, à New York, au musée national de Varsovie, au musée national d’Art moderne de Tokyo – entre autres. Cofondateur de la célèbre agence Nippon Design Center, qu’il a pré-sidée jusqu’en 2001, Kazumasa Nagai vit et travaille à Tokyo (affiche ci-dessus). A 85 ans passés, cette figure du graphisme japonais continue à faire ce qu’il a toujours aimé faire

La Fête du graphisme, c’est aussi…

et ce pourquoi il est reconnu internationa-lement : du design. Au Japon, impossible de passer à côté de ses créations. C’est lui qui, par exemple, a composé le logo des Jeux olym-piques d’hiver de Sapporo, en 1972, ainsi que ceux de la compagnie électrique Tepco et du groupe brassicole Asahi. Son talent à marier travail de commande et création person-nelle exigeante lui a valu de nombreux prix et récompenses.Fin 2013, le graphiste a été victime d’une crise cardiaque. “A peine était-il remis de son opération qu’il n’avait qu’une obses-sion : dessiner le contenu de son cœur”, rigole aujourd’hui son fils, Kazufumi, designer lui aussi, dans la revue spécialisée Axis. Quelques semaines avant cet incident, son père résu-mait dans le magazine Designculture l’évo-lution de son style, au fil de plus de soixante ans de carrière : “Au début, j’étais dans l’abs-trait et le géométrique. Puis cela a évolué vers un mélange entre des paysages imaginaires et des photographies bien réelles, avant de deve-nir plus concret avec les animaux. J’aspire à montrer, par le travail de mes mains, ce que je perçois de la nature.” —

Partenariat

Hommage

Les livres et leurs visagesL’exposition “We love books” braque les projecteurs sur les designers de couvertures de livres. Et le plus grand d’entre eux, l’Américain Chip Kidd.

Son nom ne vous dit sans doute rien. Pourtant, dans sa discipline, cet homme est une star incontestée. Chip

Kidd, né en 1964, est designer de couvertures de livres. Haruki Murakami (ci-dessous), Bret Easton Ellis, Cormac McCarthy, David Sedaris, Donna Tartt… : les plumes les plus illustres font appel au talent de l’Américain, créateur prolifique et un brin fantasque, grand fan de comics et de superhéros. Vous connaissez sans doute certaines de ses œuvres sans savoir qu’il en est l’auteur. Comme ce squelette de T. Rex qu’il avait croqué pour Jurassic Park, le roman de Michael Crichton paru en 1990. La silhouette noire sur fond blanc, reprise pour définir l’identité du film réalisé en 1993 par Steven Spielberg, compte parmi les icônes incontournables de la décennie.

A longueur d’interviews et de conférences, Chip Kidd a souvent disserté sur son art, sur ses relations avec les écrivains et celles, parfois tendues, avec des éditeurs et des commerciaux enclins à confondre design de couvertures et marketing. Lui tient à une stricte distinction entre ces deux activités, comme il l’expliquait en 2012 au site spécialisé Smashing Magazine : “La couverture fait partie du livre. Au sens littéral du terme, elle est votre première impression – le visage du livre. Une bonne couverture est censée vous amener à ouvrir le livre et à commencer à le lire. Et à ce stade, c’est le livre qui se vendra à vous, ou pas.” —

La première édition de la Fête du graphisme, en 2014, avait accueilli près de 25 000 visiteurs à Paris. De quoi imposer ce festival comme l’une des plus grandes manifestations mondiales consacrées aux arts graphiques sous toutes leurs formes.C’est le 7 janvier qu’a été donné le coup d’envoi de la deuxième édition, dont Courrier international est partenaire. Des expositions, des conférences et des événements sont organisés aux quatre coins de la capitale française. Les trois rendez-vous suivants ont lieu du 16 janvier au 8 février à la Cité internationale des arts (Paris, 4e arrondissement) :

AILLEURS. LES ALLIANCES FRANÇAISES S’AFFICHENTDes graphistes étrangers illustrent leur ville. Une centaine d’affiches réalisées à l’invitation des Alliances sont exposées dans le jardin de la Cité internationale des arts.

UTOPIES ET RÉALITÉSPour (re)découvrir les travaux de l’Allemand Henning Wagenbreth et du Japonais Kazumasa Nagai, deux grands maîtres du design.

WE LOVE BOOKS ! A WORLD TOUR IN PARISDe la Nouvelle-Zélande au Pérou, du Japon à la Norvège : un passage en revue des images, typographies et formats qui font la vitalité du livre.

Pour découvrir le reste du programme, très riche et varié :www.fetedugraphisme.org

Pour CharlieAprès l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, la Fête du graphisme s’associe avec la Friche la Belle de mai, à Marseille, ainsi qu’avec la section française de l’Alliance graphique internationale (AGI) et l’Alliance française des designers (AFD), pour convier graphistes et dessinateurs du monde entier à concevoir une image pour la liberté d’expression. Ces créations seront exposées sur le site Internet de la Fête du graphisme et à la Friche la Belle de mai à partir du 30 janvier.

360°54. Courrier international — no 1262 du 8 au 14 janvier 2015360°54. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 201560.

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Maputo

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—Mail & Guardian Johannesburg

Dans leur rapport d’août 2014 sur l’indice de développement humain, les Nations unies ont classé le

Mozambique au 178e rang sur 187 pays. Personne n’imaginerait pourtant cette sombre réalité au regard de l’extraordinaire programmation culturelle de la capitale du pays, qui a récemment accueilli le DJ sud-africain Euphonik, le compositeur angolais Filipe Mukenga et la chanteuse béninoise Angelique Kidjo, lors de la dernière édition du More Jazz Series, et qui vient de clôturer la 8e édition de Xiquitsi, son festival inter-national de musique classique.

Pour une agglomération de 2,5 millions d’habitants, Maputo affi che un dynamisme culturel digne des grandes métropoles du continent. La capitale du Mozambique pétille d’énergie créatrice, même si elle ne bénéfi cie de presque aucun fi nancement culturel. La densité du tissu urbain y est pour quelque chose. “Tout est accessible, ici. Il est très facile de naviguer entre les exposi-tions et les manifestations culturelles, car tout se trouve littéralement à deux pas”, fait remar-quer Jane Flood, qui anime des visites tou-ristiques dans la ville.

Contrairement à ce qui s’est produit dans les capitales africaines conçues par les colons

britanniques – tentaculaires, avec au cœur un quartier fi nancier qui se vide dès 17 heures et de lointaines banlieues où sont reléguées les classes moyennes –, les Portugais ont doté Lourenço Marques [ancien nom de Maputo] d’une trame serrée d’immeubles, d’espaces à usage mixte, et lui ont légué leur culture des cafés. Après l’indépendance, en 1975, les Mozambicains se sont approprié les édifi ces et les rues de la capitale, y ins-tillant diversité et désordre. Dans le centre de Maputo, les riches, les pauvres et la classe moyenne, les Noirs, les Indiens, les Blancs et les expatriés se côtoient et se parlent. La fl ambée des loyers a certes chassé les plus pauvres du centre-ville, mais ce n’est pas encore une zone exclusive comme Sandton à Johannesburg ou Karen à Nairobi.

Nouvelle identité. L’amour de la ville pour les arts est profondément enraciné. Dans les années 1950, Maputo a vu naître un mouvement intellectuel local, avec des revues littéraires, des ciné-clubs, des poètes et artistes révolutionnaires, des bœufs avec des musiciens de jazz de passage. “Tout cela était révélateur d’un puissant désir de renouveau esthétique”, analyse l’écrivain Luís Bernardo Honwana. Parallèlement, la contestation politique enfl ait. L’indépendance a donné des ailes au mouvement artistique. En dépit

de la guerre civile [de 1976 à 1992], le gou-vernement a créé la Compagnie nationale de chant et de danse, ainsi que des écoles de photographie et de cinéma. “Le Frelimo [Front de libération du Mozambique, parti unique au pouvoir jusqu’en 1990] a contribué à forger une nouvelle identité mozambicaine, un homme nouveau, et à ancrer l’idée que la culture était une composante du développement”, assure Chude Mondlane. Cette chanteuse, qui vit entre New York et Maputo, est la fi lle du héros de la libération Eduardo Mondlane.

Faire la fête. Vivre dans la capitale assié-gée pendant les dures années de guerre, à l’époque où l’on ne pouvait quitter le pays qu’en avion, a renforcé le lien social. “Chacun apportait ce qu’il avait et nous fai-sions la fête. Il n’y avait pas grand-chose à faire après le couvre-feu”, se souvient Teresa Amaral. Après l’accord de paix de 1992, elle a ouvert avec son mari le bar le plus branché des années 1990 à Maputo, le Chova Chita Duma (en xit-songa, “Pousse le chariot et emporte”), qui devint le grand rendez-vous des musi-ciens, des travailleurs humanitaires, des diplomates et des jeunes qui avaient envie de s’amuser. A mesure que l’activité éco-nomique a repris, les arts sont revenus sur le devant de la scène.

Les salles de spectacle de Maputo sont petites et intimistes, tout comme sa com-munauté artistique. Inocencio Albino, responsable de la rubrique culturelle de l’hebdomadaire populaire Verdade, a assisté cette année au Festival inter-national de jazz du Cap, en Afrique du Sud. “Le Cap a été remarquablement pro-fessionnel, commente-t-il. Mais à Maputo nous avons davantage de contacts avec les artistes, moins de barrières.” Dans n’im-porte quelle salle de la ville, le public peut en eff et accéder aux coulisses.

A Maputo, on se déplace à pied (malgré les trottoirs encombrés de voitures et d’étals de marchands) et la ville est un lieu de sociabilité où les diverses classes, races et nationalités se rencontrent et échangent. “C’est l’esprit des villes côtières”, estime Amancio Miguel, auteur d’un ouvrage de référence sur la marrabenta, genre musi-cal très en vogue qui associe des rythmes de danse traditionnels mozambicains à la musique populaire portugaise, et qui avec le temps a évolué pour intégrer d’autres sons et styles, dont le rhythm and blues, le reggae et le blues.

Revers de la médaille, les infrastructures des salles de spectacle de la ville sont dans un état affl igeant. L’éclairage est mauvais. De vieux projecteurs ternissent la lumière et les couleurs des fi lms. Le son est parfois déplorable. Les spectacles commencent tard. Le théâtre Avenida (dirigé six mois par an par le romancier et dramaturge suédois Henning Mankell) est infesté de moustiques et de cafards. Tout Arts déco qu’il soit, le théâtre Africa fuit de partout. Le Centre culturel français n’a de papier

toilettes que les soirs de concert – un rou-leau à l’entrée. “Nous avons besoin de gale-ries d’art bien équipées et bien organisées, capables de juger si les œuvres sont bonnes ou pas”, souligne Gonçalo Mabunda, qui expose dans le monde entier ses étranges sculptures réalisées à partir de vieilles AK-47 et de lance-roquettes.

Les artistes ont du mal à gagner leur vie, précise Jane Flood. “Il n’est pas dans l’ha-bitude des Mozambicains d’acheter de l’art mozambicain. Le marché tourne grâce aux expatriés.” Sergio Chusane, comédien qui joue depuis quinze ans dans les troupes populaires Mbeu et Mutumbela Gogo tout en travaillant à plein-temps pour fi nancer sa passion pour le théâtre, déplore le peu de soutien que le gouvernement concède aux arts : “Nous faisons vivre le théâtre tout seuls, sans aucune aide.” Pourtant, il voit de plus en plus de salles ouvrir, et pas seule-ment dans le centre de Maputo.

La plupart des festivals proposent une composante pédagogique, organisant avec les artistes de passage des master class à l’intention des Mozambicains. Le festival Xiquitsi est en train de mettre en place un “orchestre de la jeunesse de Maputo” pour développer la musique classique. “Des gens qui il y a peu n’avaient jamais vu un violon écoutent maintenant des violonistes”, s’en-thousiasme Henny Mathos, directrice de l’association Kulungwana, qui organise le festival Xiquitsi et a ouvert une galerie d’art dans ses locaux, établis au cœur de la légen-daire gare centrale de Maputo.

L’artiste zimbabwéenne Berry Bickle, qui travaille au Mozambique depuis 1991 et s’est installée à Maputo en 2003, utilise souvent dans ses œuvres numériques l’iconographie de la capitale, des murs jusqu’aux azulejos en passant par les paysages et la collection de fœtus d’éléphants du musée néogothique d’histoire nationale. “A Maputo, la culture est une valeur qui n’est pas enfermée dans des modes élitistes, mais traverse comme un cou-rant le cadre urbain”, résume-t-elle.

—Mercedes SayaguesPublié le 17 octobre 2014

Maputo, la belleincandescenteLa capitale du Mozambique peut se prévaloir d’une vie culturelle intense et éclectique. Ni la guerre civile ni la défaillance des infrastructures n’ont pu entamer son allant.

↙ Lors d’une compétition de skateboard, en 2013. Photo Adam Hintonvoyage.

Repères

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360°56. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

—The Daily Beast (extraits) New York

En pleine nuit de Noël, la nouvelle s’est répandue à la vitesse de l’éclair sur Facebook parmi les membres

d’un groupe privé de citadins voyageurs. A cause d’une erreur informatique, des billets d’avion aller-retour avec Etihad Airways entre les Etats-Unis et Abou Dhabi étaient en vente au prix ridicule-ment bas de 187 dollars [159 euros]. Sans escale, taxes et autres frais inclus. Oui, vous avez bien lu.

Les occasions de ce genre sont la raison d’être de Nomadness Travel Tribe, une équipe secrète de 9 000 globe-trotters, majoritairement africains-américains, âgés de 25 à 40 ans. Au dernier décompte, ce groupe de voyageurs étroitement soudé a visité une douzaine de pays, se donnant rendez-vous dans des villes du monde entier, de New York à Dubaï. Ils ont même des tatouages assortis. Et en l’espace de quelques heures ils ont réservé des cen-taines de billets. “Il faut compter avec nous”, déclare Evita Robinson, 30 ans, fondatrice de Nomadness Travel Tribe. “Nous sommes peut-être les seuls Noirs

à aller en Inde, mais nous y allons. Nous sommes peut-être les seuls Noirs à Tokyo, où nous attirons tous les regards, mais nous y sommes aussi.”

Grâce à une nouvelle génération de com-munautés en ligne, parcourir le monde est devenu une possibilité plus réelle que jamais pour les Africains-Américains calés en médias sociaux, une population qui, comme le faisait remarquer The New York Times l’année dernière, constitue un marché largement inexploité par l’industrie multimilliardaire du tourisme. Un coup d’œil rapide sur le compte Instagram de Travel Noire, une autre communauté de voyageurs, confirme que la demande est pourtant là. Pour beaucoup d’Africains-Américains de la génération Y, voir sa photo de voyage sélectionnée et postée sur le compte Instagram de Travel Noire est vécu comme un honneur.

Rapidité. Nomadness n’est pas en reste question vantardise. Au sein de la tribu, on plaisante souvent en disant que le groupe est comme une discothèque où 100 personnes attendraient d’entrer, tous leurs amis à l’intérieur leur disant à quel point l’ambiance y est géniale. Sauf

Le meilleur ami temporaire de l’hommeALLEMAGNE —Louer un chien pour un week-end, comme on loue une voiture, c’est déjà possible à New York ou au Japon. Et en Allemagne ? Katrin Rösemeier vient d’y créer Bluebello, la première entreprise de location de chiens à durée déterminée outre-Rhin, rapporte la Süddeutsche Zeitung. Avec toutefois cette nuance : les animaux ne sont pas confiés à des clients pour quelques jours seulement, mais pour plusieurs années. Magdalena Schmedes, 84 ans, est l’une des clientes. Quand son chien est mort, elle ne se voyait pas en reprendre un : qu’en adviendrait-il quand elle-même disparaîtrait ? Grâce à Bluebello, elle a trouvé la solution. Pour 150 euros par mois, elle loue Leila. La nourriture, les soins vétérinaires et une assurance sont inclus dans les frais de location ; l’impôt local sur les chiens de compagnie reste à sa charge. Pour l’heure, Bluebello revendique un nombre de clients à deux chiffres, répartis dans tout le pays. Il y aurait une liste d’attente.

Fondus de chocolatINDONÉSIE —  Malgré leur rang de troisième producteur mondial de cacao, les Indonésiens n’étaient pas très friands de chocolat jusqu’à il y a peu, avec seulement 200 grammes consommés par personne et par an. Mais, depuis quelques années, des hommes d’affaires indonésiens et belges ont lancé des marques de chocolat locales et ouvert des cafés de dégustation. Ce produit est ainsi devenu le nouveau péché mignon de la classe moyenne, rapporte Koran Tempo. Un problème se pose néanmoins pour les gourmets locaux : la qualité inférieure des fèves disponibles sur le marché, les agriculteurs indonésiens les vendant aux grossistes trop rapidement, et surtout avant fermentation. Mais rien ne semble plus vouloir arrêter cette nouvelle vague du chocolat qui déferle sur le plus grand archipel du monde.

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tendances.

Rendez-vous en pays inconnuIls traquent les bugs des sites Internet de voyage pour partir groupés, loin et à moindres frais. Les jeunes Africains-Américains sont de plus en plus nombreux à utiliser les réseaux sociaux pour découvrir les joies du tourisme.

que Nomadness compte actuellement 3 000 demandes d’adhésion. Et que l’at-tente est d’environ trois mois, le temps nécessaire au “haut conseil” pour exami-ner les candidatures.

Pour Travel Noire, il s’agit de sortir de sa zone de confort pour explorer le domaine du possible. “Au lieu d’aller à Miami ou à Las Vegas, vous pouvez sauter sur une offre de vol et vous retrouver à Johannesburg pour le même prix”, fait valoir Zim Ugochukwu, 26 ans, la fondatrice de la plateforme. Elle apprend aux novices les ficelles du voyage au cours de “formations Travel Noire”. “A terme, ils savent comment repérer les offres anormalement intéressantes – ils en savent aussi long que moi, pour ainsi dire.”

“Je suis parfois sidérée de voir avec quelle rapidité nous pouvons réagir”, poursuit Evita. Ses complices de voyage sont capables de se présenter à un aéroport sac sur le dos et passeport à la main quelques heures à peine après avoir repéré une offre. Après que certains de ses membres ont manqué un vol aller-retour Washington-Nairobi proposé à moins de 400 dollars, la tribu a lancé des “chaînes téléphoniques” sur WhatsApp afin d’alerter tout le monde en cas d’offre à saisir. Il existe actuellement sept chaînes de 100 membres chacune, régies par une règle stricte : pas de bavar-dage – pas de “merci” ni de “ouaaais !!! ” –, juste des offres à communiquer.

Marché juteux. Dans les cinq minutes qui ont suivi le bug informatique de Noël sur le site d’Etihad, Diamond Tokuda, à la tête de deux chaînes Nomadness, a réservé un vol de Chicago à Abou Dhabi pour 208 dol-lars [177 euros]. Une heure plus tard il achetait un second vol, cette fois à desti-nation de Johannesburg, pour 380 dollars [323 euros]. “Honnêtement, je n’ai pas pensé aux détails logistiques”, explique Diamond, qui est japonais (Nomadness Travel Tribe accueille tous les voyageurs qui ont un mode de vie citadin). “J’ai juste réservé.” Le reste de la tribu a fait la même chose. A la fin de la journée, les noms de plus de 200 membres qui avaient profité de l’offre étaient listés clairement dans un document partagé sur Facebook et triés par date de départ, permettant aux voyageurs de se répartir en petits groupes et de s’organi-ser pour se retrouver en novembre 2015 à Abou Dhabi, Johannesburg, Bombay, Manille et New Delhi (toutes des desti-nations “buguées”).

D’autres développements sont atten-dus pour 2015. Des marques telles que Lo & Sons et Delsey ont déjà commencé à utiliser Travel Noire pour toucher les voyageurs noirs. “Beaucoup de marques pensaient que les gens de couleur n’allaient pas plus loin que les îles des Caraïbes, Miami, Atlanta ou encore Las Vegas. Alors elles ne dépensaient pas d’argent en publicité pour eux, constate Zim. Elles passeraient à côté d’un juteux marché si elles ne revoyaient pas leur stratégie.”

—Charlie Ferguson

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360°.Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015 57

La couleur de l’argentUn sou est un sou. Certes, mais pas uniquement. Le designer Travis Purrington voit aussi de la poésie dans nos billets de banque. “Je les considère comme le socle qui rend notre civilisation possible,

alors pourquoi ne serviraient-ils pas à renforcer notre lien patriotique avec l’humanité plutôt que celui avec notre pays ?” explique-t-il dans Wired. Le jeune homme a donc décidé de donner un coup de neuf aux bons vieux dollars américains. Résultat : plutôt que des fi gures politiques, on retrouve sur ses créations des réalisations technologiques, des prouesses scientifi ques, des paysages bien réels, et surtout beaucoup de couleurs.

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Bières de quartier

CANADA — “Au rythme où vont les choses, chaque quartier de Montréal et de Québec devrait

fi nir par avoir sa microbrasserie et sa bière locale”, s’enthousiasme Le Devoir. Cet engouement pour la bière ultralocale serait dû à une nouvelle génération d’entrepreneurs, des trentenaires qui ont découvert la bière avec l’arrivée des premières microbrasseries

à Québec, il y a une dizaine d’années. “Dans les grandes villes, les microbrasseries cultivent un sentiment d’appartenance au secteur où elles sont implantées”, estime le quotidien canadien. Cet engouement est d’autant plus étonnant que le Québec n’a pas de forte tradition brassicole, comme la Belgique ou l’Allemagne, mais cela se révèle être un atout, assure le journal, parce que ainsi les Québécois sont forcés de se montrer “plus innovateurs”.

Malades et tremblementsROYAUME-UNI — Lourde fatigue physique, diffi cultés à articuler, douleurs dans l’épaule, sentiment de gêne… Ce sont quelques-uns des symptômes ressentis par un journaliste du New Scientist ayant testé l’installation Transports, créée par l’inventeur britannique Liam Jarvis pour simuler la maladie de Parkinson. Le dispositif, constitué d’un gant à enfi ler sur une main et d’un écran à tenir dans l’autre, provoque des tremblements à une fréquence de 6 hertz, “la fourchette haute de ce qui peut être ressenti par les malades”, indique l’hebdomadaire scientifi que. Le but : créer de l’empathie, notamment chez les professionnels de la santé, “qui pourront ainsi ressentir ce que leurs patients endurent”. Le système a été conçu avec l’aide de neuroscientifi ques britanniques et d’associations de patients.

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A méditer cette semaine : A quel pan de ton passé restes-tu enchaîné(e) ? Que peux-tu faire pour t’en libérer?

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360°58. Courrier international — no 1263 du 15 au 21 janvier 2015

—History Today (extraits) Londres

Nous allons mettre un terme à une approche dépassée qui, des décennies durant, n’a en rien défendu nos intérêts. Cette politique rigide, qui

s’appuie sur des événements ayant eu lieu bien avant que la plupart d’entre nous soient nés, ne rend service ni au peuple américain ni au peuple cubain.” C’est en ces termes que, le 17 décembre, le président Barack Obama a expliqué sa volonté de réorienter l’atti-tude des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba. Son initia-tive ne fait pas l’unanimité. Or, pour comprendre pourquoi les républicains en premier lieu sont opposés à une libéralisation des échanges avec La Havane, il faut remonter longtemps avant la mise en place de l’embargo, décrété en 1961. Le déséqui-libre dans les relations américano-cubaines date en réalité du tournant du XXe siècle.

Les Américains ont sans doute, pour beaucoup, oublié les soixante premières années d’interven-tion de Washington dans les affaires cubaines – de la fin du XIXe siècle au milieu du suivant –, mais les Cubains, eux, n’ont pas la mémoire courte. Quand Fidel Castro a pris le pouvoir, en 1959, ce n’était pas au nom de fervents principes anticapi-talistes légitimés par la guerre froide. A l’époque, il avait plutôt invoqué une période antérieure dans les relations américano-cubaines, et le droit de l’île à commercer librement avec qui elle sou-haitait. Dans un discours daté de janvier 1959, il avait prévenu que Cuba ne tolérerait plus que les Etats-Unis empiètent sur sa souveraineté, une réalité qui durait depuis la fin du XIXe siècle. Devant les Nations unies, en 1960, il avait égale-ment dénoncé la politique économique nationa-liste de Washington envers Cuba. Aussi, quand le gouvernement Eisenhower s’est montré peu enclin à normaliser les relations bilatérales, Castro s’est tourné vers l’autre grand acteur géopolitique, l’Union soviétique, “pour vendre [ses] produits”.

En janvier 1961, conséquence entre autres de l’accord commercial soviéto-cubain, les Etats-Unis ont imposé leur embargo de sinistre mémoire et rompu toutes relations diplomatiques avec La Havane. Pourtant, il suffit de s’intéresser à la poli-tique commerciale américaine envers d’autres Etats communistes pour comprendre que cette mesure était, et est toujours, bien plus qu’un ves-tige de la guerre froide. Comment expliquer que les échanges avec la Chine communiste aient été libéralisés pendant la guerre froide alors que, vingt-cinq ans après la fin de cette dernière, le commerce avec Cuba est toujours gelé ?

L’embargo cubain se fonde sur quelque chose de beaucoup plus émotionnel et irrationnel qu’une vague peur démodée du communisme dans l’arrière-cour des Etats-Unis. Une chose qui remonte à plus d’un siècle dans le passé impérial de l’Amérique, profondément ancrée dans la psyché américaine : le soutien collec-tif et inconscient à la doctrine de Monroe, ce droit aussi unilatéral qu’autoproclamé des Etats-Unis à intervenir dans les deux Amériques. Plus précisément, l’embargo est une manifestation moderne de l’impérialisme et du nationalisme économique traditionnel du Parti républicain.

Au lendemain de la guerre de Sécession [1861-1865], le Parti républicain défendait fièrement un programme économique extrêmement protection-niste. Et, à la fin du XIXe siècle, il avait tout aussi

fièrement appelé au développement d’un colonia-lisme américain. Deux principes qui ont fini par devenir indissociables.

C’est sous William McKinley, président répu-blicain, surnommé le “Napoléon du protection-nisme”, que les Etats-Unis se sont officiellement dotés d’un empire, à la suite d’une guerre victo-rieuse contre l’Espagne en 1898. Parmi les colo-nies toutes neuves de l’Amérique se trouvaient les Philippines, Porto Rico et, de façon moins nette, Cuba. L’indépendance de cette dernière avait été ostensiblement garantie par Washington, mais l’amendement Platt de 1901 a donné aux Etats-Unis le “droit d’intervenir” dans les affaires cubaines, au besoin par l’occupation, pendant toute la première moitié du XXe siècle. Grâce au Traité de récipro-cité de 1903, Teddy Roosevelt, lui aussi républi-cain, a un peu plus sapé la souveraineté cubaine en imposant à l’île une politique protectionniste sur ses exportations afin de protéger les intérêts croissants du secteur sucrier américain.

Les libéraux cubains, eux, réclamaient simple-ment des accords de libre-échange avec les Etats-Unis. Ainsi, en 1902, les Corporaciones Económicas, groupe influent d’hommes d’affaires créoles, avaient fait pression sur le Congrès en ce sens.

Mais les républicains ne se sont jamais vérita-blement souciés de ce que voulaient les Cubains. Et quand Marco Rubio, sénateur républicain de Floride, affirme aujourd’hui que “ce changement de politique dans son ensemble […] repose sur une illusion, un mensonge, l’idée fausse que davantage de commerce et d’accès aux marchandises et à l’argent se transformeront en liberté politique pour le peuple cubain”, il se fait l’écho d’un discours républicain d’autrefois, qui servait à justifier l’impérialisme américain à Cuba. Rubio et les autres détracteurs républicains de la politique cubaine d’Obama feraient mieux de se défaire des oripeaux démo-dés du passé impérial de l’Amérique. Et la fin de l’embargo serait un bon début.

—Marc-William PalenPublié le 21 décembre 2014

histoire.

Un si long embargo

1898-2015 Cuba En décidant de rouvrir l’ambassade des Etats-Unis à La Havane,

Barack Obama a suscité un tollé dans les rangs des républicains. Pour eux, il ne

s’agit pas tant de manifester leur opposition au régime castriste que de défendre la

mainmise de Washington sur l’île.

ContexteL’ÎLE DES RÉVOLTÉSLa révolution qui porte Fidel Castro au pouvoir n’est ni la seule ni la plus violente qu’ait connue Cuba. Déclenchée en 1953 contre la dictature du colonel Fulgencio Batista, elle s’achève en 1959 par la victoire des castristes, au prix de 5 000 tués. Au XIXe siècle, cependant, les Cubains s’étaient déjà soulevés contre la puissance coloniale espagnole. En 1868, une révolte de créoles et d’esclaves se transforme en guerre des Dix Ans, un carnage qui fait près de 300 000 morts dans la population, sans parvenir à chasser les Espagnols. Après une nouvelle tentative pendant la Petite Guerre de 1879-1880, c’est en 1895 qu’éclate la guerre d’indépendance. L’intervention des Etats-Unis en 1898 permet aux Cubains de l’emporter, mais ils ont une fois de plus perdu 300 000 des leurs. Côté américain, 385 soldats ont été tués au combat.

↙ Dessin d’Ares, Cuba.

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