corinne frayssinet savy iberia, rythmes d’impressions et d

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- 1 - Corinne FRAYSSINET SAVY, « Iberia, rythmes d’impressions et d’images », dans Josiane MAS (dir.) Arts en mouvements. Les Ballets Suédois de Rolf de Maré. Paris 1920-1925, Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2008, p. 65-86. Résumé Iberia, rythmes d’impressions et d’images, consiste en une étude musicale et esthétique du ballet, Ibéria, scènes espagnoles en trois tableaux, présenté le 25 octobre 1920 lors de la première des Ballets Suédois au Théâtre des Champs Elysées. La musique de ce ballet est une orchestration méconnue des trois pièces, El Puerto, El Albaicín et El Corpus Christi en Sevilla de l’Iberia, 12 nouvelles « impressions » en quatre cahiers d’Isaac Albéniz, réalisée par Désiré Émile Inghelbrecht. Elle participe du projet chorégraphique de Jean Börlin de proposer sa vision de l’Espagne au public parisien coutumier de spectacles de danses espagnoles, flamencas et de ballets d’inspiration hispanique. En replaçant ces œuvres musicales dans leurs contextes et plus particulièrement celui des années vingt, au regard de l’orchestration officielle d’Enrique Fernandez Arbos, elles révèlent le parti pris artistique et esthétique de chaque compositeur, un Albéniz soucieux de donner à chaque pièce une identité musicale propre, un Arbos évocateur de la palette somptueuse et de sonorités orchestrales modernes ravéliennes sans pour autant se départir de l’hispanisme musical ambiant, et un Inghelbrecht fasciné par le langage albénizien au point d’en révéler les sources, le cante jondo, la guitare flamenca, la danse flamenca, les chansons populaires et la fête andalouse dans sa dimension sacrée, à travers une orchestration dépouillée, incisive, puissante, paradoxalement à la façon du Manuel de Falla de L’amour sorcier. En dévoilant images et visions de chaque « impression », Inghelbrecht sert par sa démarche musicale, la recherche d’une nouvelle expressivité du jeune chorégraphe Jean Börlin : « le théâtre réaliste dansé », afin de viser l’expérience de l’Autre en son altérité. Abstract Iberia, rhythms of impressions and of images, consists in a musical and aesthetic study of ballet music, IBERIA, Spanish scenes in three pictures, presented on October 25 th 1920 during the first night of the Swedish Ballets at the Champs Elysées Theatre. The music of this ballet is an underrated orchestration of the three pieces El Puerto, El Albaicín and El Corpus Christi en Sevilla, in Iberia, 12 new “impressions” in four books by Isaac Albeniz, made by Désiré Émile Inghelbrecht. It partakes of Jean Börlin’s choreographic project in which he offers his vision of Spain to Paris audiences already accustomed to shows of Spanish and flamenco dances and to Hispanic-inspired ballets. When putting these musical works back in their contexts, and more particularly in the twenties, according to Enrique Fernandez Arbos’s official orchestration, they reveal each composer’s artistic and aesthetic choice, i.e. an Albeniz who is anxious to grant each piece with its own musical identity, an Arbos who calls to mind the sumptuous range and the Ravelian modern orchestral tones without abandoning the pervading musical hispanicism for all that, and an Inghelbrecht who is fascinated by the Albenizian language to such an extent that he reveals its sources : the cante jondo, the flamenco guitar, the flamenco dance, popular songs and the Andalusian celebration in its sacredness, through a bare, incisive and powerful orchestration and paradoxically like the Manuel de Falla of Love, The Magician. By disclosing images and visions of each “impression” and through his musical reasoning, Inghelbrecht serves the young choreographer Jean Börlin’s search for a new expressiveness : “the Danced Realistic Drama” so as to consider the experience of the Other in its otherness. Mots clés : Ballets Suédois Rolf de Maré Isaac Albéniz Désiré Émile Inghelbrecht Enrique Fernandez Arbos orchestration d’Iberia flamenco. Keywords : Ballets Suédois Rolf de Maré Isaac Albéniz Désiré Émile Inghelbrecht Enrique Fernandez Arbos orchestration of Iberia flamenco.

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Page 1: Corinne FRAYSSINET SAVY Iberia, rythmes d’impressions et d

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Corinne FRAYSSINET SAVY, « Iberia, rythmes d’impressions et d’images », dans Josiane

MAS (dir.) Arts en mouvements. Les Ballets Suédois de Rolf de Maré. Paris 1920-1925,

Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2008, p. 65-86.

Résumé

Iberia, rythmes d’impressions et d’images, consiste en une étude musicale et esthétique du ballet,

Ibéria, scènes espagnoles en trois tableaux, présenté le 25 octobre 1920 lors de la première des Ballets

Suédois au Théâtre des Champs Elysées. La musique de ce ballet est une orchestration méconnue des

trois pièces, El Puerto, El Albaicín et El Corpus Christi en Sevilla de l’Iberia, 12 nouvelles

« impressions » en quatre cahiers d’Isaac Albéniz, réalisée par Désiré Émile Inghelbrecht. Elle

participe du projet chorégraphique de Jean Börlin de proposer sa vision de l’Espagne au public

parisien coutumier de spectacles de danses espagnoles, flamencas et de ballets d’inspiration

hispanique. En replaçant ces œuvres musicales dans leurs contextes et plus particulièrement celui des

années vingt, au regard de l’orchestration officielle d’Enrique Fernandez Arbos, elles révèlent le parti

pris artistique et esthétique de chaque compositeur, un Albéniz soucieux de donner à chaque pièce une

identité musicale propre, un Arbos évocateur de la palette somptueuse et de sonorités orchestrales

modernes ravéliennes sans pour autant se départir de l’hispanisme musical ambiant, et un Inghelbrecht

fasciné par le langage albénizien au point d’en révéler les sources, le cante jondo, la guitare flamenca,

la danse flamenca, les chansons populaires et la fête andalouse dans sa dimension sacrée, à travers une

orchestration dépouillée, incisive, puissante, paradoxalement à la façon du Manuel de Falla de

L’amour sorcier. En dévoilant images et visions de chaque « impression », Inghelbrecht sert par sa

démarche musicale, la recherche d’une nouvelle expressivité du jeune chorégraphe Jean Börlin : « le

théâtre réaliste dansé », afin de viser l’expérience de l’Autre en son altérité.

Abstract

Iberia, rhythms of impressions and of images, consists in a musical and aesthetic study of ballet music,

IBERIA, Spanish scenes in three pictures, presented on October 25th 1920 during the first night of the

Swedish Ballets at the Champs Elysées Theatre. The music of this ballet is an underrated orchestration

of the three pieces El Puerto, El Albaicín and El Corpus Christi en Sevilla, in Iberia, 12 new

“impressions” in four books by Isaac Albeniz, made by Désiré Émile Inghelbrecht. It partakes of Jean

Börlin’s choreographic project in which he offers his vision of Spain to Paris audiences already

accustomed to shows of Spanish and flamenco dances and to Hispanic-inspired ballets. When putting

these musical works back in their contexts, and more particularly in the twenties, according to Enrique

Fernandez Arbos’s official orchestration, they reveal each composer’s artistic and aesthetic choice, i.e.

an Albeniz who is anxious to grant each piece with its own musical identity, an Arbos who calls to

mind the sumptuous range and the Ravelian modern orchestral tones without abandoning the

pervading musical hispanicism for all that, and an Inghelbrecht who is fascinated by the Albenizian

language to such an extent that he reveals its sources : the cante jondo, the flamenco guitar, the

flamenco dance, popular songs and the Andalusian celebration in its sacredness, through a bare,

incisive and powerful orchestration and paradoxically like the Manuel de Falla of Love, The Magician.

By disclosing images and visions of each “impression” and through his musical reasoning,

Inghelbrecht serves the young choreographer Jean Börlin’s search for a new expressiveness : “the

Danced Realistic Drama” so as to consider the experience of the Other in its otherness.

Mots clés : Ballets Suédois – Rolf de Maré – Isaac Albéniz – Désiré Émile Inghelbrecht –

Enrique Fernandez Arbos – orchestration d’Iberia – flamenco.

Keywords : Ballets Suédois – Rolf de Maré – Isaac Albéniz – Désiré Émile Inghelbrecht –

Enrique Fernandez Arbos – orchestration of Iberia – flamenco.

Page 2: Corinne FRAYSSINET SAVY Iberia, rythmes d’impressions et d

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IBERIA, rythmes d’impressions et d’images

Corinne Frayssinet Savy

1. Ibéria, un « ballet sage »

Au théâtre des Champs Elysées, le 25 octobre 1920 a lieu la première des Ballets Suédois, en

ouverture : Ibéria, scènes espagnoles en trois tableaux. Il s’agit d’un ballet chorégraphié par

Jean Börlin sur trois pièces d’Iberia d’Isaac Albéniz orchestré par Désiré Émile Inghelbrecht.

Cette soirée présente d’autres créations : Nuit de Saint-Jean et Derviches, ainsi qu’une

recréation de Jeux de Claude Debussy placée en deuxième ballet. Nancy Van Norman

rappelle que Rolf de Maré décrit ces premières productions comme des « ballets sages »,

alors qu’ensuite s’affirme au fil des créations, une « nouvelle formule de spectacle » centrée

sur « l’aspect visuel » né d’expériences entre des univers picturaux et la « chorégraphie

frontale de Börlin »1.

Au regard de la critique partagée entre défenseurs et adversaires, Ibéria, ballet dit « sage »,

révèle de certains choix artistiques de Jean Börlin fondateur d’une esthétique chorégraphique

nouvelle. Henry Février constate le 13 novembre 1920 :

La chorégraphie de Jean Börlin a cherché à exprimer la pensée d’Albéniz, à transformer l’art des

sons en une pensée dansée […] Ce sont des tableaux vivants ; et la technique des ballerines

disparaît complètement en faveur des états d’âmes et de l’atmosphère que le maître de ballet a

voulu créer » selon Louis Schneider, le 25 octobre 1920.

L’action scénique, mince, nulle, prétexte à la musique, atténue l’intérêt dramatique au bénéfice du

spectacle et de l’ambiance qui doivent dorénavant compter.2

1 Nancy VAN NORMAN BAER, Paris modern : the swedish ballet, 1920-1925, San Francisco, Fine arts museum

of San Francisco, 1995, p. 14. 2 Paris, B.N., Arts du spectacle, 4° RO 12795.

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Ibéria initie « une nouvelle expressivité : le théâtre réaliste dansé » au sens de Bengt Häger,

c'est-à-dire un « réalisme […] stylisé avec subtilité, juste ce qu’il faut pour passer au théâtre,

sans que le sentiment de réalité en soit altéré.3

Déjà en 1921, Robert Brunelle qui fait figurer Ibéria parmi « les classiques des Ballets

Suédois », en parle en terme de « drame coloré et vivant » grâce à sa mise en scène

puissante4.

La création de ce ballet n’échappe pas à la mode de l’hispanisme, mais elle s’inscrit dans un

projet chorégraphique « évitant l’ennuyeuse et facile symétrie, pour se rapprocher de la vérité,

de la vie » pour Nozière2. Inghelbrecht, chef d’orchestre des Ballets Suédois et orchestrateur

de la partition d’Albéniz, évoque son contexte :

L’une des plus grandes ambitions de Börlin avait été la réussite d’Iberia. – On ne peut

imaginer ce que les Nordiques peuvent être passionnés par l’Espagne ! – Steinlen avait fait des

maquettes magnifiques pour les décors et les costumes. Mais Börlin avait acheté en Espagne

un costume véritable, qu’il obtint de porter, bien que le bleu clair de son velours jurât

atrocement avec le décor ! Börlin avait appris la vraie danse espagnole avec un vrai danseur

espagnol. Mais tout cela étant mis au service de l’esthétique et de la corpulence suédoise, le

résultat fut décevant5.

Malgré ce constat, soulignons la recherche de réalisme, d’authenticité, d’identité forte au cœur

du travail de Jean Börlin, sa quête d’un rythme propre dans l’expérience de l’Autre. Or que

nous dit Henri Meschonnic au sujet du rythme, c’est « l’organisation même du sens dans le

discours »6. Notre propos consistera en l’étude d’interactions entre le rythme de l’œuvre

original d’Iberia, les rythmes de ses orchestrations, celle d’Inghelbrecht pour les ballets

Suédois et celle officielle d’Enrique Fernandez Arbos, et enfin le rythme de l’Iberia de

Debussy afin de saisir la vision des Ballets Suédois sur l’Espagne dans laquelle s’inscrit le

projet artistique d’un « théâtre réaliste dansé » de Jean Börlin et de sa quête d’identité forte

face à l’imposante création des Ballets Russes présente sur la scène parisienne depuis 1909.

3 Bengt HÄGER, Ballets suédois, Paris, Damase et Denoël, 1989, p. 15.

4 Paris, B.N., Arts du spectacle, 4° RO 12796.

5 Désiré Émile INGHELBRECHT, Mouvement contraire. Souvenirs d’un musicien, Paris, Domat, 1947, p. 131.

6 Geneviève MATHON citant Henri MESCHONNIC (Critique du rythme. Anthropologie historique du langage,

Lagrasse, Verdier, 1982) in Les Rumeurs de la voix, Université de Saint-Denis – Paris VIII, Thèse de doctorat,

1988, p. 222.

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2. Les rythmes de la forme

L’œuvre pour piano d’Albéniz s’intitule Iberia, 12 nouvelles « impressions » en quatre

cahiers parus entre 1906 et 1908. Elle évoque essentiellement des lieux, pour la plupart

andalous à l’exception de Lavapiés, nom d’une danse allègre, type « java », inspirée d’un

quartier populaire madrilène, ou des genres musicaux devenus flamencos comme la rondeña,

confondue ici avec la guajira citée abondamment dans les zarzuelas primitives, et diffusée

ensuite largement après 1892, dans un style flamenquisé. Ces Impressions reposent sur le

principe de la répétition et de la variation, le rythme déterminant leur identité musicale.

Les trois pièces choisies pour le ballet Ibéria sont El Puerto, El Albaicín et El Corpus Christi

en Sevilla. El Puerto, Le Port, est un lieu indéfini qui pourrait être Cadix, identifiable par les

emprunts mélodiques. El Albaicín, nom du quartier le plus ancien de Grenade, cœur

historique de la cité mauresque, est souvent confondu avec le quartier gitan du Sacromonte, ce

qui semble être le cas dans le ballet Ibéria comme dans La vie brève de Manuel de Falla où vit

le personnage principal, la gitane Salud et sa famille. El Corpus Christi en Sevilla, Fête-Dieu

à Séville, est une fête locale ; à cette occasion, une procession sort le matin à 8 heure 30, par

la porte San Miguel de la Cathédrale de Séville, et suit un itinéraire dans des rues jonchées de

romarins et d’herbes aromatiques. L’ostensoir est accompagné de quelques pasos, figures

saintes sculptées et portées à dos d’hommes, comme c’est l’usage lors de la Semaine Sainte.

Chaque pièce renvoie à une conception musicale originale porteuse en germe d’un synopsis

inspirateur des tableaux conçus par Jean Börlin. El Puerto est fondé sur trois

styles mélodiques :

- Tanguillo7, thème dominant qui n’est autre qu’une chanson flamenquisée liée au

folklore du carnaval de Cadix,

7 Nous proposons comme source musicale le tanguillo, mais celle-ci pourrait être également le zapateado,

comme le suggère Lola FERNÁNDEZ MARÍN dans son article « El flamenco en la música nacionalista española :

Falla y Albéniz », Revista Música y educación, n° 65, p. 15 et p. 30-31 ; ces deux genres dans leurs versions

flamencas partagent une polyrythmie superposant mesures binaire (2/4) et ternaire (6/8). L’identification de cette

source musicale nécessite de revenir sur le contexte culturel de l’époque. À partir de la mi-XIXe siècle, le

zapateado est la danse qui s’impose dans l’univers musical flamenco scénique. Isaac Albéniz, âgé de treize ans,

séjourne à Cadix avant de s’embarquer pour Cuba, nous sommes en 1873 d’après la biographie d’Henri Collet,

Albéniz et Granados, Paris, Aujourd’hui, 1982. Entre temps, le tanguillo devient à la mode dans toute

l’Andalousie entre la fin du XIXe siècle et le début du XX

e siècle, ce qui correspond à la période d’écriture et de

publication d’Iberia. Le guitariste flamenco Juan Manuel Cañizares parle notamment de tanguillo comme

référent musical à propos de cette œuvre d’Albéniz dont il vient d’enregistrer la dernière version pour guitare

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- bulería, chant flamenco festif qui, issu de Jerez, trouve une identité propre dans le

répertoire flamenco gaditan,

- seguiriya, chant d’expression dramatique ou jondo, dont les variantes primitives

apparaissent dans cette ville et Los Puertos.

Ces deux derniers chants sont de type libre ou non mesuré comportant un accompagnement

mesuré fondé sur une séquence de douze temps. Ces thèmes fonctionnent comme trois entités

fortes, créatrices chacune d’un espace expressif propre, d’une atmosphère particulière.

El Albaicín évoque l’univers sonore du cante jondo, - ensemble de genres flamencos gitans

les plus anciens -, par le langage guitaristique et son articulation au chant présenté soit de

façon alternée comme dans le cante con toque libre, chant flamenco de type libre ou non

mesuré associé à un accompagnement ad libitum, soit de façon superposée comme dans le

cante a compás, à l’image de la seguiriya ou de la soleá par exemple.

El Corpus Christi en Sevilla est la translittération instrumentale de la saeta qui s’efface ou

s’impose devant l’air de La Tarara, se manifestant tantôt sous la forme d’une marche jouée

par les harmonies, tantôt sous la forme d’une danse, lorsque le rythme passe de la mesure 2/4

à la mesure 3/8. Cette confrontation d’univers musicaux étrangers entre le chant de la saeta et

La Tarara suscite le surgissement d’une théâtralité ; pour servir son imaginaire, Albéniz

décontextualise, autrement dit déterritorialise à la fois La Tarara, chanson enfantine

interprétée également devant la crèche lors de la Nativité, pour la reterritorialiser en tant

qu’air d’orphéon, et la saeta, chant paraliturgique de la Semaine Sainte andalouse pour

illustrer la Fête-Dieu à Séville, et prisé pour ses versions flamencas réalisées surtout à partir

des modèles du martinete ou de la seguiriya.

Iberia d’Albéniz est un hymne à l’Andalousie à travers le flamenco ce qui est somme toute

assez provocateur à cette époque où ce genre musical est déprécié par les couches sociales

élevées et cultivées de la société espagnole. Manuel de Falla en fit les frais quelques années

plus tard, en 1915 à Madrid, lorsqu’il subit un échec cuisant lors de la présentation de sa

première version de L’amour sorcier, Gitanerie, dans laquelle participaient des danseurs et

flamenca. Juan Manuel CAÑIZARES, Suite Iberia Albéniz [CD], SONY BMG Music Entertainment España-

Columbia-JMC Music Productions, 2007/88697071172.

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des musiciens flamencos gitans, parents de la danseuse flamenca Pastora Imperio,

protagoniste et inspiratrice de l’argument.

Iberia d’Albéniz célèbre le rythme dans sa dimension chorégraphique ou vocale en déjouant

tout caractère anecdotique par sa connaissance profonde de la musique populaire espagnole.

La présence et l’articulation d’univers rythmiques distincts permettent d’éviter tout argument

à la différence des ballets d’inspiration espagnole montés par les Ballets russes, car elles

restituent en creux de vraies scènes de vie suscitant l’intérêt de Jean Börlin en recherche de

« théâtralité de la réalité ».

3. Rythmes et timbres

Inghelbrecht, émerveillé par les IBERIA d’Albéniz, les orchestra et les soumit à l’appréciation

de l’auteur. Celui-ci se déclara enchanté, et les choisit exclusivement pour l’édition. Mais il

décida peu après autrement, et Inghelbrecht n’avait aucune confirmation écrite de cette

décision. Ce fut l’orchestration d’Arbos qui fut éditée. La version d’Inghelbrecht fut souvent

exécutée aux concerts de l’Orchestre national. Tous les musiciens et mélomanes qui

l’entendirent furent unanimes à en apprécier les qualités, la finesse, la justesse de la traduction

harmonique. C’est une œuvre d’une indiscutable et rare qualité8

ainsi qu’en témoigne Germaine Inghelbrecht.

Les deux orchestrations d’Iberia d’Albéniz datent de la même période et sont antérieures à

1909, année de sa disparition. Celle d’Inghelbrecht précède le projet du ballet Ibéria. Il faut

aussi rappeler que :

Debussy et Albéniz ont conçu pratiquement au même moment […], et sans qu’il y ait eu une

quelconque influence directe de l’un sur l’autre, une œuvre portant le même titre, » Iberia,

selon Jean-Jacques Velly.9

8 Germaine INGHELBRECHT, D. É. Inghelbrecht et son temps, Neuchâtel, La Baconnière, 1978, p. 187.

9 Jean-Jacques VELLY, « Iberia : rencontre de deux visions d’une Espagne idéalisée », dans Louis JAMBOU (dir.),

La musique entre France et Espagne. Interactions stylistiques 1870-1939, Paris, Presses de l’Université de Paris-

Sorbonne, 2003, p. 307. Nous rappelons qu’Iberia d’Albéniz paraît entre 1906 et 1908, qu’Iberia d’Images

(1905-1912) de Debussy est conçu entre 1905 et 1908, sa première audition date du 20 février 1910.

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- 7 -

Or, une dizaine d’années plus tard, à partir du 15 février 1921, l’Iberia des Images de

Debussy, sert d’intermède musical aux Scènes espagnoles en trois tableaux du ballet Ibéria :

- 1er

tableau, El Puerto,

- 1er

intermède musical, « Par les rues et par les chemins », est un miroir musical d’El

Puerto, par la présence et les interactions rythmiques de thèmes musicaux évocateurs

de la danse et du chant andalou.

- 2ème

tableau, El Albaicín,

- 2ème

intermède musical, « Les parfums de la nuit » et « Le matin d’un jour de fête »,

s’enchaîne en une transition naturelle, évocatrice du passage de la nuit au jour,

transition idéale pour quitter la fête nocturne à Grenade et se plonger dans l’univers

sonore de la Fête-Dieu à Séville. Il est important de rappeler que la chute en tutti de la

coda d’ El Albaicín résonne en écho avec celle de « Matin d’un jour de fête ».

- 3ème

tableau, Fête-Dieu à Séville.

La mise en abîme de ces deux visions musicales de l’Espagne témoigne de la pertinence

artistique des Ballets Suédois dès leur début, car elle révèle cette « rencontre passée

inaperçue » lors de leur création et « pourtant de la plus haute importance » comme le

souligne Jean-Jacques Velly10

.

Par la voie du ballet Ibéria, l’orchestration d’Inghelbrecht nous dévoile une Espagne, qui au

regard de celle d’Arbos, est révélatrice de choix compositionnels modernes.

Les effectifs instrumentaux sont sensiblement les mêmes chez Inghelbrecht et chez Arbos

(tableau synoptique 1). Ce dernier introduit un instrument peu courant à l’époque, le

saxophone ténor dans El Albaicín et exclut les castagnettes. Ces deux effectifs sont assez

proches de l’orchestre de la Rhapsodie espagnole de Maurice Ravel et de celui d’Iberia de

Debussy, œuvres composées entre 1907 et 1908 (tableau synoptique 2). La présence forte de

percussions métalliques atteste la modernité orchestrale d’Arbos ; son choix d’intégrer tam-

tam, célesta, jeu de timbres, cymbales, triangle, rappelle l’esthétique ravélienne. Cette

orientation est confirmée par l’ajout des cloches dans Fête-Dieu à Séville. Inghelbrecht à

l’image de Debussy, est plus mesuré dans sa démarche en créant un équilibre sonore entre les

différentes percussions. Il le confirme par sa préférence pour le gong et le glockenspiel dans

10

Jean-Jacques VELLY, « Iberia : rencontre de deux visions d’une Espagne idéalisée »…, p. 318.

Page 8: Corinne FRAYSSINET SAVY Iberia, rythmes d’impressions et d

- 8 -

Fête-Dieu à Séville, bien que dans cette troisième pièce, les percussions métalliques dominent

en nombre.

IBERIA

El Puerto

Albéniz/

Arbos

IBERIA

El

Albaicin

Albéniz/

Arbos

IBERIA

Fête-Dieu

à Séville

Albéniz/

Arbos

IBERIA

El Puerto

Albéniz/

Inghelbrecht

IBERIA

El Albaicin

Albéniz/

Inghelbrecht

IBERIA

Fête-Dieu

à Séville

Albéniz/

Inghelbrecht Grandes

flûtes 2 3 3 2 3 2

Petites flûtes 1 1 1 1 1 1 Hautbois 2 2 2 2 2 2 Cors anglais 1 1 1 1 1 1 Clarinettes 2 en la 2 en la 2 en la 2 en si b 2 en sib 2 en la Petites

clarinettes 1 en ré

(Requinto)

1 en mi b

Clarinette

basse 1 en la 1 en la 1 en sib

Bassons 2 3 2 3 3 3 Contre basson 1 1 Saxophone

ténor 1 en si b

Cors 4 en fa 4 en mi 4 en fa 4 en fa 4 en fa 4 en fa Trompettes 3 en ut 3 en ut 4 en ut 2 en ut 3 en ut 2 en ut Pistons 2 en si b 2 en la Trombones 3 3 3 3 3 3 Tuba 1 1 1 1 1 1 Timbales 3 3 3 3 2 3 Triangle 1 1 1 1 1 Cymbales 1 1 1 2 et 1

suspendue

2 1 et 1

suspendue Tambours 1 caisse

claire

1 caisse

claire

1 petite

caisse

claire

1 tambour

militaire

Grosse caisse 1 1 1 1 Cloches 3 ou 4

petites

6

Tambour de

basque 1 1 1 1

Castagnettes 1 1 1 Carillons 1 jeu de

timbres

1 célesta

1 célesta

1 célesta

1 glockenspiel

1 célesta

Gong 1 tam-tam 1 gong Harpes 1 2 2 1 1 2 Cordes Quintette Quintette Quintette Quintette Quintette Quintette

Tableau synoptique 1 : Effectifs orchestraux et instrumentaux de Iberia d’Albéniz, orchestré

par Arbos et par Inghelbrecht.

Page 9: Corinne FRAYSSINET SAVY Iberia, rythmes d’impressions et d

- 9 -

IBERIA

Par les rues

et par les

chemins

Debussy

IBERIA

Les

parfums

de la nuit

Debussy

IBERIA

Le matin

d’un jour

de fête

Debussy

Rhapsodie

espagnole

Prélude à

la nuit

Ravel

Rhapsodie

espagnole Malagueña

Ravel

Rhapsodie

espagnole

Habanera

Ravel

Rhapsodie

espagnole

Feria

Ravel Grandes flûtes 3 2 2 2 2 2 2

Petites flûtes 1 2 2 2 2 2 2

Hautbois 2 2 2 2 2 2 2

Cors anglais 1 1 1 1 1 1 1

Clarinettes 3 en si b 3 en la 3 en si b 2 en si b 2 en sib 2 en la 2 en si b

Petites

clarinettes

Clarinette basse 1 en si b 1 en sib 1 en la 1 en si b

Bassons 3 3 3 3 3 3 3

Contre basson 1 1 1

Sarrussophone 1 1 1 1

Cors 4 en fa 4 en fa 4 en fa 4 en fa

3 en fa 4 en fa

4 en fa

Trompettes 3 en do 3 en ut 3 en ut 3 en ut 3 en ut 3 en ut 3 en ut

Trombones 3 3 3 3 3 3

Tuba 1 1 1 1 1 1

Timbales 2 2 2 2 3 2 4

Triangle 1 1 1

Cymbales 1 1 1 1 1

Tambour 1 tambour

militaire

1 tambour

militaire

1 tambour

militaire

1 tambour 1 tambour

Grosse caisse 1 1 1 1

Cloches 3

Tambour de

basque

1 1 1 1 1 1

Castagnettes 1 1 1 1

Xylophone 1 1 1

Carillon 1 célesta 1 célesta 1 célesta 1 célesta 1 célesta 1 célesta

Gong 1 tam-tam

Harpes 2 2 2 2 2 2 2

Cordes Quintette Quintette Quintette

Quintette Quintette Quintette Quintette

Tableau synoptique 2 : Effectifs orchestraux et instrumentaux de Iberia d’Images de Debussy

et Rhapsodie espagnole de Ravel.

Le choix des couleurs fait par Inghelbrecht, correspond à une recherche sonore relative à la

guitare flamenca par la restitution incisive, voire même puissante de sa sonorité dans El

Albaicín. Cette recherche concerne également le cante jondo qui désigne un ensemble de

genres flamencos gitans les plus anciens. Dans El Albaicín, les inflexions vocales et le son

non tempéré sont traduits par l’association de deux flûtes, produisant un effet de phasing,

renforcé par le couplage « clarinette basse - bassons », créateur d’un grain particulier qui est

proche du timbre du saxophone utilisé par Arbos dans les parties imitant à la fois la guitare et

Page 10: Corinne FRAYSSINET SAVY Iberia, rythmes d’impressions et d

- 10 -

le chant. Dans Fête-Dieu à Séville, Inghelbrecht recherche l’authenticité encore à travers

l’imitation de la respiration du cante jondo, suggérée par les indications très précises de

tempi dès la mesure 110, ou à travers l’annotation des points d’orgues virgules qui « doivent

être considérés comme des véritables respirations » lors du passage dédié à la saeta11

.

Cette recherche sonore revêt un caractère descriptif quand il s’agit d’imiter l’orphéon

rythmant le déplacement d’une procession. Dans Fête-Dieu à Séville, le détournement de La

Tarara en un thème musical d’accompagnement des processions est confirmé dès le début de

la partition par le choix instrumental des bois et percussions dans la version orchestrale

d’Inghelbrecht, alors qu’il est atténué par la présence des cordes dans celle d’Arbos.

Inghelbrecht fait sonner l’orchestre symphonique comme un orchestre de chambre en isolant

les timbres à des fins réalistes. Il impose un son d’harmonie dès le début de Fête Dieu à

Séville en hommage au jeu pianistique conçu par Albéniz, ou encore un toucher guitaristique

pour la harpe seule grâce à l’indication : « très près de la table un peu des ongles en évitant

d’employer le pouce » dès les premières mesures d’El Albaicín.

Cette recherche d’économie de moyen est obtenue :

- par l’alternance des plans sonores produisant une sonorité incisive et seiche d’autant

plus quand elle s’applique à toutes les mesures comme c’est surtout le cas dans El

Albaicín (ex. mus. 1),

11

Désiré Émile INGHELBRECHT, « Fête-Dieu à Séville », Iberia (musique d’Albéniz), Paris, Salabert (partition

d’orchestre), mesures 113-129.

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Ex. mus. 1 : El Albaicín, orchestration d’Inghelbrecht

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- par l’opposition des plans sonores renvoyant aux familles instrumentales ou à des

combinaisons de timbres instrumentaux subtiles participant de l’identité musicale des

thèmes (ex. mus. 2),

Ex. mus. 2 : El Puerto (thème 1 zapateado / tanguillo, thème 2 bulerías),

orchestration d’Inghelbrecht

- par plan sonore à géométrie variable afin de restituer les intentions expressives du

chant phrasé par phrasé comme le requiert le cante jondo et donc la saeta de la Fête

Dieu à Séville (ex. mus 3). Inghelbrecht confère une couleur à chaque phrasé, alors

qu’Arbos fait joué les cinq premiers phrasés par le cor anglais et les 4 derniers

alternent au sein des bois.

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Ex. mus. 3 : El Corpus Christi en Sevilla (saeta),

orchestration d’Inghelbrecht

Inghelbrecht, chef d’orchestre spécialiste de Debussy, se nourrit des orientations orchestrales

de ce compositeur dans Iberia par rapport au traitement thématique des plans sonores. Il

s’inspire de la sonorité orchestrale de chambre dans Jeux, musique du deuxième ballet de

cette première des Ballets Suédois. Cette recherche sonore évocatrice de Jeux, marque

presque dans son entier l’orchestration d’El Puerto, d’El Albaicín, et d’une large partie de

Fête-Dieu à Séville à l’exception du grand tutti orchestral mêlant les réminiscences de La

Tarara à l’écho du chant de la saeta. Si tutti il y a dans El Albaicín, ils sont incisifs et brefs à

l’image des rasgueados, balayage du grave à l’aigu ou de l’aigu au grave des cordes de la

guitare flamenca, ou des zapateados, percussions des pieds propres à la danse flamenca.

Moins coloriste que Debussy, Inghelbrecht recherche une traduction sonore réaliste de la

guitare flamenca, du cante jondo ou plus largement du flamenco, de l’orphéon des

processions. Il s’inscrit en résonance de la démarche de Manuel de Falla dont le style vise la

guitare flamenca dans L’amour sorcier, et s’en distingue par le style évocateur de la guitare

savante dans Le Tricorne, ballet monté en 1919 par les Ballets Russes12

.

12

Jaime PAHISSA cité par Yvan NOMMICK, « L’évolution des effectifs instrumentaux dans l’œuvre de Manuel de

Falla : continuité ou discontinuité ? », dans Louis JAMBOU (dir.) Manuel de Falla. Latinité et universalité, Paris,

Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 331.

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4. De l’impression à l’image

Malgré un effectif instrumental habituel à l’évocation musicale de l’Espagne, Inghelbrecht

réalise l’intention d’Albéniz (ex. mus. 4) : faire sonner l’orchestre comme une guitare

flamenca et retrouver le souffle du cante. Il élabore sa sonorité orchestrale à partir d’une

palette très contrastée de timbres épurés afin d’atteindre l’essentiel sans ambages. Ses choix

divergent profondément de l’orchestration d’Arbos dans laquelle la subtilité des combinaisons

de timbres s’allie à la somptuosité sonore évocatrice de la partition de Daphnis et Chloé de

Ravel. Arbos donne à entendre des impressions de rythmes et de couleurs par une stylisation

du discours musical d’Albéniz jusqu’à prendre la liberté d’inventer un passage dans El Puerto

(mesures 108-115).

A la différence, le défi d’Inghelbrecht est à la fois dans le respect scrupuleux du matériau

original et dans la traduction du caractère propre à chaque pièce. Ainsi touche-t-il plus encore

avec El Albaicín (ex. mus. 5), l’essence même d’une autre musique, le flamenco, son art « est

l’expérience de l’Autre en son altérité qui n’est ni belle, ni laide »13

. Il situe son œuvre du côté

de la quête musicale d’un folklore imaginaire à la manière de Manuel de Falla, - admiratif

avec Debussy de cette pièce -, alors que la démarche d’Arbos s’inscrit dans l’esthétisme de

l’hispanisme (ex. mus. 6).

13

Michel BERNARD, De la création chorégraphique, Paris, Centre national de la danse, 2001, p. 166.

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Ex. mus. 4 : El Albaicín, Isaac Albéniz

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Ex. mus 5 : El Albaicín, orchestration d’Inghelbrecht

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Ex. mus. 6 : El Albaicín, orchestration d’Arbos

L’écriture incisive d’Inghelbrecht transcende l’impression en image :

- par le traitement individué des rythmes servant la fresque populaire du ballet Ibéria,

- par le découpage des plans sonores dessinant des espaces ouverts à la danse,

- par la recherche de réalisme sonore répondant au projet de « théâtralité de la réalité »

de Jean Börlin qui transparaît déjà dans le programme :

IBÉRIA, scènes espagnoles en trois tableaux

Tableau I El Puerto, durée 4’30

Deux jeunes marchandes de fruits : Margareta Johanson et Astrid Lindgren

Des jeunes filles, des pêcheurs, etc.

Danses par Carina Ari, Jean Börlin et le corps de ballet

Tableau II El Albaicin, durée 8’15

Cinq jeunes filles : Jenny Hasselquist, Carina Ari

Margareta Johanson, Klara Kjellblad

Margit Wablander

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Quatre jeunes gens : Jean Börlin, Axel Witzansky

Holger Mehnen, Paul Witzansky

Tableau III La Fête-Dieu à Séville, durée 9’

Une chanteuse de Café Concert : Jenny Hasselquist

Une procession, la foule, etc.

Danses par Carina Ari, Jean Börlin et le corps de ballet

L’orchestration d’Inghelbrecht « projette des visions » à la fois par la mise en jeu d’une

temporalité qui sert la danse et ne la submerge pas comme le ferait celle d’Arbos, et par

l’expérience d’une Altérité étrangère à toute sublimation14

. Elle rejoint en ce sens l’Ibéria de

Jean Börlin décrit comme un mélange de danses voluptueuses » traduisant « l’activité d’un

port espagnol, la fièvre d’un quartier gitan et le plaisir voluptueux de la Séville religieuse »15

.

Dans la veine du naturalisme de Fokine dont Jean Börlin reçut un enseignement durant les

années 1913-1914 à Stockholm, et en 1918 à Copenhague, ses recherches fondées sur la

recréation du matériau chorégraphique traditionnel, le conduisent à étudier en Espagne durant

l’hiver 1919 auprès de José Otero (1860-1934). Ce danseur sévillan, spécialiste de danse

espagnole et danse flamenca, fonde sa propre école et crée avec ses élèves le premier cuadro

flamenco – tableau flamenco réunissant sur scène l’ensemble des artistes qui interviennent à

tour de rôle pour présenter leur numéro de chant, de danse ou de guitare soliste -, nouvelle

forme de spectacle flamenco conçu pour les touristes étrangers. Il exporte les cuadros en

Europe, lors de l’exposition universelle de Paris, à l’occasion du couronnement du roi

Georges V d’Angleterre… Son Traité de danses publié en 1912, fait de lui un acteur

privilégié de l’histoire de la danse flamenca.

14

Michel BERNARD, De la création chorégraphique…, p. 172. 15

Nozière cité par Nancy VAN NORMAN BAER, Paris modern : the swedish ballet, 1920-1925…, p. 15.

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Document 1 : Carina Ari et Jean Börlin16

De cette expérience de danses espagnoles et flamencas, Jean Börlin retiendra des postures

prises à l’époque par des danseurs flamencos (document 1). Son esthétique de « théâtralité de

la réalité, celle de la vie populaire espagnole »17

est un prolongement du genre nouveau initié

par Fokine préconisant la fidélité aux sources associée à une sensibilité exacerbée18

, inhérente

à l’art flamenco et cultivée par la gestuelle de la danse flamenca. Elle constitue une réaction

contre l’anti-naturalisme de Massine, chorégraphe du Tricorne, aux « mouvements brefs,

saccadés, mécaniques » et au style comparable à un perpetuum mobile selon André

Levinson19

.

Les photographies de presse du ballet Ibéria attestent une conception chorégraphique

évocatrice :

- de l’école bolera, inspiratrice dans les années 20-30 d’une stylisation de la danse

flamenca dans les premiers ballets flamencos, par l’importance accordée au corps de

ballet exécutant les mêmes figures dans le Tableau I El Puerto,

16

Paris, B.N., Arts du spectacle, 4° Ro 12795. 17

Bengt HÄGER, Ballets suédois…, p. 43. 18

Lynn GARAFOLA, « The Ballets Suédois and the Ballets Russes : rivals for the new », dans Nancy VAN

NORMAN BAER (dir.), Paris modern : the swedish ballet, 1920-1925, San Francisco, Fine arts museum of San

Francisco, 1995, p. 66. 19

Lynn GARAFOLA, Diaghilev’s Ballets Russes, New York – Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 86-87.

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- du cuadro flamenco dans le Tableau II El Albaicin, instaurant un dialogue musical

entre danseurs et musiciens – ici un guitariste –, une esthétique gestuelle centrée sur la

posture expressive appréhendée dans la dynamique d’un « mouvement fixe », car le

mouvement évolue de point en point sur le corps dansant flamenco qui, par son

maintien, impose une verticalité, et reste implacablement vissé au sol,

- d’une scène de danse populaire andalouse reconstituée dans le Tableau III La Fête-

Dieu à Séville, à l’image du ballet Nuit de Saint-Jean, extrait présent dans le film

L’Inhumaine de Marcel L’Herbier, et illustration du rôle des Ballets Suédois dans la

création du ballet folklorique moderne20

.

La comparaison avec les Ballets Russes est inévitable pour Jean Börlin. Avec Ibéria, il

affirme au début des années 20 une alternative à l’esthétisme « néo » de Massine, par

l’absence d’argument, par la présentation de scènes de vie, par la restitution plus ou moins

aboutie de danses andalouses et flamencas. Jean Börlin est en quête d’une danse inspirée du

quotidien, d’une danse à la confluence d’altérités, d’une danse défiant toute virtuosité pour

mieux atteindre la signifiance du geste. La presse à propos d’Ibéria témoigne de cette

démarche :

Si les danses sont brèves, leur intensité est remarquable, et donne une meilleure impression du

caractère symbolique de la danse espagnole, à mon avis, que le Tricorne des Ballets Russes .21

Il n’y a pas ici la stylisation géniale des Ballets Russes : mais à la place, une ingénuité géniale,

une interprétation saine et d’un naturel exquis, qui constitue la note fondamentale de ce

délicieux ballet.22

20

Bengt HÄGER, Ballets suédois…, p. 13. 21

Extrait d’un article publié le 6 janvier 1921 dans The Dayly, Dossier 4° RO 12796, Paris, B.N., Arts du

spectacle. 22

Extrait d’un article publié le 27 mars 1921 dans Las Provincias, journal de Valence, Dossier 4° RO 12796,

Paris, B.N., Arts du spectacle.

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Références bibliographiques

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GARAFOLA, Lynn, Diaghilev’s Ballets Russes, New York-Oxford, Oxford University Press,

1989.

– « The Ballets Suédois and the Ballets Russes : rivals for the new », Nancy VAN NORMAN

BAER (dir.), Paris modern : the swedish ballet, 1920-1925, San Francisco, Fine arts

museums, 1995, p. 66-85.

HÄGER, Bengt, Ballets suédois, Paris, Damase et Denoël, 1989.

INGHELBRECHT, Désiré Émile, Mouvement contraire. Souvenirs d’un musicien, Paris,

Domat, 1947.

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1978.

MATHON, Geneviève, Les rumeurs de la voix, Université de Saint-Denis – Paris VIII, Thèse

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Falla : continuité ou discontinuité ? », dans Louis JAMBOU, Manuel de Falla. Latinité et

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Louis JAMBOU (dir.), La musique entre France et Espagne. Interactions stylistiques 1870-

1939, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p 307-318.

Dossier 4° RO 12795, Paris, B.N., Arts du spectacle.

Dossier 4° RO 12796, Paris, B.N., Arts du spectacle.