connaissance de l'homme

Upload: aici-si-acum

Post on 10-Oct-2015

34 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

  • @RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE

    TOME VI(1951)

    LA CONNAISSANCE DELHOMME AU XXe SICLE

    Marcel GRIAULE Henri BARUKMaurice MERLEAU-PONTY - Jules ROMAINSR. P. DANILOU - Charles WESTPHAL

    Jos ORTEGA Y GASSET

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    2

    dition lectronique ralise partir du tome VI (1951) des Textes desconfrences et des entretiens organiss par les Rencontres Internationalesde Genve. Les ditions de la Baconnire, Neuchtel, 1951, 368 pages.Collection : Histoire et socit d'aujourd'hui.

    Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    3

    deuxime de couverture

    Le propos : en centrant les dbats sur quelques

    aspects particulirement importants de la recherche et

    de la cration contemporaines , rechercher, dans les

    divers aspects de lhomme qui nous sont aujourdhui

    rvls, les lments communs susceptibles de le

    restaurer dans une unit cratrice renouvele .

    Les diverses phases : MARCEL GRIAULE,

    prospecteur de la mentalit africaine, nous dcouvre

    quelle complexe mtaphysique ordonne la vie de tels

    prtendus primitifs. Sur une subtile analyse des

    maladies mentales, le psychiatre HENRI BARUK fonde

    une vigoureuse dfense de la personnalit... ERIC WEIL

    dirige un dbat entre historiens pour ne pas laisser

    sans rponse la question quavait pose le professeur

    LABROUSSE : que peut lhomme sur son poque ?...

    Cet homme de notre demi-sicle, le philosophe

    existentialiste MERLEAU-PONTY, avec une rigueur qui

    fait songer aux clbres Regards de Paul Valry, nous

    le dpeint fort dsarm, en ses diverses ambiguts,

    pour affronter ladversit. Sur un ton plus familier,

    JULES ROMAINS aussi le montre bien perplexe, opr

    de la plupart des tabous auxquels ses prdcesseurs

    avaient d leur solidit morale et intellectuelle. Non

    moins impitoyablement, JOS ORTEGA Y GASSET

    dcrit le tragique dnuement de lhomme daujourdhui,

    redevenu un primitif, sans appui dans le pass. A quoi

    le pasteur CHARLES WESTPHAL et le R. P. JEAN

    DANILOU, dans un de ces duos de fervente loquence

    qui sont traditionnels aux Rencontres, ripostent que le

    fondement de tout vritable humanisme demeure la

    connaissance chrtienne de lhomme. Peut-tre, en

    effet, le dilemme se pose-t-il nettement sous cette

    forme, devant une situation sans prcdent historique :

    ou bien un chaleureux appel aux certitudes religieuses,

    ou bien un courageux effort de lucide innovation.

    (Ren LALOU, Nouvelles littraires.)

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    4

    TABLE DES MATIRES

    (Les tomes)

    Avertissement - Introduction

    Discours douverture : Albert PICOT Antony BABEL.

    *

    Marcel GRIAULE : Connaissance de lhomme noir. Confrence du 5 septembre 1951.

    PREMIER ENTRETIEN PUBLIC, le 7 septembre.

    Henri BARUK : Le problme de la personnalit humaine. Confrence du 7 septembre.

    PREMIER ENTRETIEN PRIVE, le 8 septembre.

    Maurice MERLEAU-PONTY : Lhomme et ladversit. Confrence du 10 septembre.

    DEUXIME ENTRETIEN PUBLIC, le 11 septembre.

    Jules ROMAINS : Connaissance de lhomme du vingtime sicle. Confrence du 11septembre.

    DEUXIME ENTRETIEN PRIVE, le 12 septembre.

    Jos ORTEGA Y GASSET : Le pass et lavenir pour lhomme actuel. Confrence du12 septembre.

    TROISIME ENTRETIEN PUBLIC, le 13 septembre.

    R. P. DANILOU : Humanisme et christianisme. Confrence du 13 septembre.

    Charles WESTPHAL : La connaissance chrtienne de lhomme. Confrence du 13septembre.

    TROISIME ENTRETIEN PRIVE, le 14 septembre.

    QUATRIME ENTRETIEN PUBLIC, le 14 septembre.

    CINQUIME ENTRETIEN PUBLIC, le 15 septembre.

    *

    Index : Participants aux entretiens.

    @

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    5

    AVERTISSEMENT

    @

    p.007 Comme on le sait, les Rencontres Internationales de Genve avaient

    dcid dorganiser cette anne leurs dbats autour du thme de La

    connaissance de lhomme au XXe sicle . Le prsent volume contient

    lensemble des confrences et des entretiens qui lui ont t consacrs.

    Lintroduction dont nous avons fait prcder ces textes et qui est

    emprunte au programme mme des Rencontres Internationales de Genve,

    prcise lorientation que le Comit dorganisation entendait donner la srie de

    ses manifestations.

    En ce qui concerne les confrences, nous rappelons que, conformment aux

    annes prcdentes, cest le texte in extenso que nous publions tel quil a t

    prononc par les confrenciers. Un seul dentre eux fait dfaut ici : celui dErnest

    Labrousse, qui le 6 septembre au soir devait traiter ce sujet : Que peut

    lhomme sur son poque ? accident le jour mme de son entre en Suisse,

    M. Labrousse na malheureusement pu donner sa confrence. Par la suite, son

    tat de convalescence et la reprise de ses nombreuses occupations ne lui ont

    pas permis de rdiger les notes quil avait prises en vue de son expos. Nous

    dplorons cette absence qui prive notre recueil dune brillante collaboration.

    Quant aux entretiens eux-mmes publics et privs ils ont t tablis

    sur la base du stnogramme de chaque sance. Le but que nous nous sommes

    assign en les publiant na pas chang ; nous essayons de restituer le vif des

    discussions, de dgager leurs lignes de forces, leur direction principale, den

    marquer les articulations, de rendre enfin significative et nette la confrontation

    des thses. Cest cette seule fin que des digressions, ici et l, ou des

    interventions qui navaient pas directement rapport avec le sujet des dbats ont

    t rsumes. Nous ajoutons, en dernier lieu, que, dans la mesure du possible,

    nous avons conserv aux textes des interventions leur caractre oral.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    6

    INTRODUCTION 1

    @

    p.009 En 1950, notre Comit stait demand sil ne convenait pas de

    faire le point des acquisitions culturelles au cours du demi-sicle coul : il y

    renona par crainte quun tel sujet ne maintnt les dbats dans le cadre dun

    inventaire trop ambitieux et par l mme superficiel. Cette anne, pour

    rpondre au dsir exprim par diffrents milieux genevois dun thme qui

    permette une large information, nous sommes revenus ce projet, mais avec le

    souci dviter lcueil dun simple bilan. Nous avons circonscrit le champ

    dinvestigation, qui a t limit aux sciences dites morales ; un champ par

    lui-mme dj si considrable que notre dessein na pas t de le parcourir

    entirement. Nous avons simplement voulu, dans quelques domaines

    particulirement importants de la recherche et de la cration contemporaines

    littrature, art, ethnologie, psychologie, mdecine, histoire ou philosophie ,

    donner la parole des personnalits de premier plan, en guise dintroduction

    un dbat susceptible douvrir de nouveaux horizons et de mettre en lumire les

    mthodes et les dcouvertes les plus rcentes.

    Bien quil soit ainsi dlimit, le sujet demeure extrmement vaste et

    complexe. Que lon considre la seule psychologie ! On sait comment, au

    sicle dernier, par prjug positiviste, elle stait rapproche intimement de

    la physiologie. Ce courant objectiviste est toujours vivant, qui saffirme

    aujourdhui notamment par la fameuse cole amricaine du comportement ;

    mais il a beaucoup gagn en subtilit. Par ailleurs, la psychanalyse

    freudienne, en dcouvrant chez lhomme toute une substructure dinstincts

    refouls, et sous les symboles du rve et de lart le travestissement ou la

    sublimation de dsirs ou de souvenirs oublis, a ouvert des perspectives

    insouponnes, dont certaines ont abouti aux vues galement importantes

    dAdler et de Jung. Et nous ne disons rien de la psychologie gntique, qui a

    fait apparatre lenfant comme un tre ayant sa propre reprsentation du

    monde, sa manire lui de juger et de raisonner ; ni de la sociologie, qui a

    donn droit de cit la notion dune mentalit primitive, fconde pour

    1 Thmes de rflexions proposs par les organisateurs des R. I. G. 1951 (programme).

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    7

    lexplication de nombreuses manifestations humaines.

    p.010 En bref, alors que la seconde moiti du XIXe sicle, imbue dune

    conception linaire et mcaniste de lvolution, prtendait retracer la gense de

    ltre humain partir dlments supposs simples, et laide de lois

    lmentaires, les recherches contemporaines ont montr que cette vision des

    origines de lhomme tait nave et superficielle. Cet ensemble defforts qui tend

    dgager lhomme dans son originalit foncire, en saisir la ralit sous ses

    aspects divers et apparemment les plus illogiques, fait apparatre un

    trfonds de lme humaine singulirement plus complexe quon ne

    limaginait.

    Le cycle des confrences prvues suffira sans doute pour montrer combien la

    notion de nature humaine sest approfondie et enrichie depuis une

    cinquantaine dannes, au point de rendre, sinon dsute du moins insuffisante,

    lide classique de lhomme comme animal raisonnable. On sait aujourdhui que

    cette raison est prcaire, quelle saccompagne dautres lments quon ne peut

    plus ngliger mais quil sagit d intgrer de quelque faon : lments

    dorigine sociale ou qui ont leur source dans le primitif, linfantile, voire dans le

    morbide.

    Pourtant, on ne peut parler, en langage biologique, de lhomme sur la terre

    sans que surgisse spontane et imprieuse linterrogation sur le sens de

    cette aventure cosmique, et le problme de la raison, en tant que celle-ci est

    inhrente toute vise dun quilibre, toute tentative dtablir un ordre des

    valeurs, demeure dune importance vitale. Il est donc lgitime de se demander

    si les multiples visages de lhomme que nous renvoie chaque science qui ltudie

    selon ses dmarches particulires peuvent sharmoniser, si la confrontation des

    diverses mthodes et dcouvertes permet de dceler certaines constantes

    capables de nous acheminer vers une nouvelle forme dhumanisme.

    De mme quun Malraux a voulu, dans sa psychologie de lart , montrer

    les constantes de lesprit artistique travers ses manifestations dissmines

    dans lespace et dans le temps, de mme on peut tenter de rechercher, dans les

    divers aspects de lhomme qui nous sont aujourdhui rvls, les lments

    communs susceptibles de le restaurer dans une unit cratrice renouvele.

    Cette fois encore, les Rencontres Internationales de Genve, fidles leur

    inspiration initiale, ne prtendent aucunement suggrer une solution. Elles

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    8

    visent seulement engager sur ces problmes en vue de leur clarification

    gnrale un dialogue dune vaste porte, dont la pleine validit ne peut tre

    assure que par son niveau lev et le degr de conscience qui lanimera.

    @

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    9

    MARCEL GRIAULE

    CONNAISSANCE DE LHOMME NOIR 1

    @

    p.011 Il a paru opportun au Comit des Rencontres

    Internationales de placer celles de 1951 sous le signe de lHomme

    en tant quobjet de connaissances. Signe immense qui couvre

    toute la terre et ldifice immatriel des sicles. Signe mystrieux

    aussi dont les sciences et les littratures, comme les cultures qui

    nont ni la science ni la littrature, cherchent le dchiffrement. Car,

    disons-le, ds labord, les Occidentaux nont pas seuls le privilge

    de la curiosit : ceux quon nomme avec tant de dsinvolture les

    primitifs , se posent aussi la question de la connaissance deux-

    mmes et du monde.

    Et cest prcisment certains de ces peuples je veux dire

    les Noirs desprit non scientifique, non littraire, du moins en

    apparence, que nous demanderons un tmoignage aujourdhui.

    Il fallait un cadre comme Genve, un public comme celui des

    Rencontres, pour permettre ces propos qui ne vont pas dans le

    sens de lopinion traditionnelle et auxquels, il y a deux ans, mon

    ami Ren Grousset avait fait une allusion prventive.

    Il tait admis jusqu ces derniers temps que les Noirs avaient

    dvelopp autrefois des civilisations considrables, sur la nature

    desquelles nous ne sommes dailleurs renseigns que par des

    documents morts (ruines, gravures, allusions de la littrature

    arabe). p.012 Mais on convenait quil ne restait rien de tout cela et

    1 Confrence du 5 septembre 1951.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    10

    que les peuples vivant actuellement en Afrique tropicale taient

    retombs un niveau trs bas, sinon au plus bas de tous ceux que

    nous croyons connatre.

    Il est acquis aujourdhui quil faut revenir sur cette dernire

    opinion : les Noirs ont une culture dont nous ne faisons

    quentrevoir les richesses, mais sur laquelle nous pouvons faire la

    lumire puisque nous disposons non de ruines ou dallusions, mais

    de documents vivants qui sont les hommes noirs eux-mmes.

    Et du fait que ces hommes sont vivants, du fait quils forment

    des Etats libres ou des peuples appels tt ou tard lautonomie, il

    est, pour les Occidentaux, aussi opportun du point de vue politique

    quindispensable du point de vue scientifique de nous tourner vers

    eux pour les interroger sur ce quils sont. La connaissance de cette

    manire de nouveau monde spirituel est en effet ncessaire ceux

    qui tort ou raison prennent le droit de le diriger vers je ne

    sais quel destin.

    Les Noirs nous apparaissent, en Afrique notamment, comme

    une mosaque de populations sans liens entre elles, incapables

    mme de se comprendre tant donn la multiplicit des langues,

    les diffrences des organisations sociales ou religieuses, la

    diversit des modes de vie. Et si nous pntrons dans lune delles,

    elle noffre aux yeux non avertis que lapparence de la pauvret ou

    de llmentaire.

    Les techniques sont restes des stades anciens, quil sagisse

    dagriculture, de tissage, de batellerie, ou de mdecine. Les

    techniques sociales car il existe des techniques de la vie en

    socit paraissent la fois frustes et compliques. Sur le plan

    des liaisons avec le surnaturel, lEuropen ne dcouvre que

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    11

    gesticulations disparates, formules banales ou incomprhensibles,

    reprsentations naves et multiplies linfini, fixes dans des

    lgendes ou des fables de peu de poids.

    Le monde noir, pour nous, est le rgne de leffrn, de la danse

    perdre haleine. Il est aussi le rgne de lapathique, des longues

    journes o le sol, dessch par le soleil ou incendi par les feux

    de brousse sur des milliers de kilomtres, ne permet aucun travail.

    p.013 Or cest justement en saison sche, quand les routes sont

    praticables, lorsque les ponts sont rtablis, que le Blanc se dplace

    dans larrire-pays et quil y rencontre des hommes flnant sous

    les arbres ou sous les rochers, des femmes devisant dans les

    villages et semblant vivre une ternelle paresse. Ce monde est

    aussi le rgne de lodieux : le Noir, dans nos dessins humoristiques

    comme dans nos catchismes moraux, est un cannibale vivant

    dans des contres sauvages de forts ou de savanes dont les fruits

    et les btes seraient sa nourriture de base.

    Ces ides correspondent-elles la ralit ? A cette question

    nous rpondons : non ! Ces ides ne reposent que sur une

    tradition occidentale dignorance des autres, de supriorit de soi,

    et, disons le mot, dincapacit concevoir une mentalit o notre

    pense, nous, ne soit comme naturelle, indispensable, la seule

    rationnelle, la seule possible.

    Dans ltat actuel des recherches, la pense du monde noir, (il

    sagit ici, en ralit, des populations Bambara, Mandingue, Dogon,

    Bozo, Minianka, Samogo, Mossi, Koul, Forgerons, Trouvres, soit

    3 4 millions dhommes) prsente les caractristiques suivantes :

    elle est oriente vers un savoir qui peut parfois se confondre avec

    une connaissance adquate, mais qui, le plus souvent, est une

    sophie. Cette pense fait de lUnivers un ensemble ordonn, o

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    12

    lide de loi est moins prsente que celle dharmonie prtablie,

    sans cesse trouble, et continment rordonne. Chaque partie de

    cet ensemble est un rsum du tout. Il ny a ni sujet, ni objet,

    mais des choses lies dans un seul rgne. En consquence du

    principe prcdent, lesprit des Noirs tablit un rseau

    dquivalences entre toutes les choses par le moyen dun appareil

    de symboles qui, par jeux harmonieux et glissements insensibles,

    conduit de la harpe au mtier tisser, du vtement au verbe

    crateur, du dmiurge au dtritus. Car il sagit en quelque sorte

    dune mtaphysique thorique et pratique qui, dune part, explique

    lUnivers, rpondant ainsi au besoin inn de comprendre, et qui,

    dautre part, forme larmature spirituelle de la vie des hommes.

    Il ny a donc pas l science proprement parler. Nous sommes

    ici encore la priode mythique. Mais il sagit de mythes

    coordonns, p.014 conjugus, expliqus, et non juxtaposs en cette

    sorte de dsordre grec auquel nous sommes habitus (le dsordre,

    dailleurs, nest pas le fait des Grecs, il est le ntre : nous ne

    comprenons pas encore bien des textes qui sont pour nous

    sotriques).

    Car ici, une rserve simpose, capitale : le mot mythe ne doit pas

    sentendre au sens ordinaire de forme potique, un peu absurde,

    fantaisiste ou enfantine. Le mythe nest, chez les Noirs, quune

    manire dexposer ; il est une affabulation volontaire dides

    matresses qui ne peuvent tre mises la porte de tous,

    nimporte quel moment. Il constitue une manire de connaissance

    lgre lexpression est bambara livrable au vulgaire. Il cache

    des noncs clairs et des systmes cohrents rservs aux initis

    qui, eux, ont accs la connaissance profonde .

    Les mythes se prsentent par couches, comme les enveloppes

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    13

    dune graine, et lune de leurs raisons dtre est prcisment de

    recouvrir et de drober aux profanes une prcieuse fcule qui, elle,

    semble bien appartenir un savoir universel et valable. Ils sont

    exprims de diverses manires et non seulement par la parole : ils

    sous-tendent toutes les activits : les institutions civiles,

    juridiques, familiales, religieuses, techniques. Jentends par l que

    les coutumes, au sens juridique, les rites civils ou religieux, les

    parents, les matriels, les gestes techniques et les agents eux-

    mmes de toutes les activits prsentent, soit furtivement, soit

    continment, des panneaux de la connaissance, panneaux qui

    sassemblent deux-mmes pour former le panorama du monde du

    point de vue de lesprit. Et cest pourquoi, au cours de cet expos,

    je reviendrai constamment au concret, au matriel, au geste, la

    pratique, qui sont, dans le visible, la projection de lide.

    Entrons, si vous le voulez bien, dans le vif du sujet, en nous

    rfrant surtout la mtaphysique des Dogons qui est, jusqu

    prsent, la plus connue.Fig. 1

    La reprsentation que les Noirs se font du monde

    repose sur le principe de la vibration interne de la

    matire dune part et dun certain mouvement

    gnral de lensemble du monde dautre part. Cette

    vibration hlicodale est dessine sur les faades des

    sanctuaires et sur divers matriels sous forme dune ligne de p.015

    chevrons (fig. 1). Quant au monde, il se dveloppe en spirale,

    matrialise par les fonds de vannerie des paniers et des greniers,

    comme par la disposition des autels et des champs. Les deux

    mouvements sont galement reprsents par certains

    dplacements des danseurs masqus et des officiants lors des

    grandes crmonies religieuses.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    14

    Il y a dj deux ides fondamentales exprimant symboliquement

    dune part la conservation de la matire, par alternance continuelle

    de la gauche et de la droite, du haut et du bas, du pair et de

    limpair, dautre part lextension continuelle de lunivers. Les

    docteurs soudanais nous enseignent que lorigine de ce

    mouvement est dans un corps infiniment petit, matrialis

    actuellement par une minuscule graine cultive, digitaria exilis,

    qui, avant la cration, avant mme le Crateur, contenait en

    puissance tout ce qui devait se dilater en univers.

    Plusieurs figures reprsentent ce point de dpart et ces

    mouvements primordiaux. (Disons, en passant, que le Noir

    sexprime non seulement par le verbe, mais aussi par le dessin et

    lcriture.) Lune delles montre latome initial sous forme dun

    ovale lintrieur duquel se trouvent les germes des choses

    germes dj diffrencis et qui, par suite du mouvement spirale

    dextension, surgissent de lenveloppe en sept segments de

    longueurs croissantes. Ces segments, qui reprsentent 7 graines

    fondamentales (donc 8 au total, avec llment

    central), subsistance et substance de lHomme,

    constituent larmature de la premire spire

    extrieure au grain et qui va donner le branle au

    mouvement universel (fig. 2).Fig. 2

    Nous verrons comment cette notion de substance se projette

    dans lhomme. Mais et nous saisissons l un des aspects de cette

    pense cette reprsentation abstraite saccroche solidement et

    immdiatement au concret et lhumain. De ces 7 segments, deux

    forment la p.016 tte, quatre les membres, et le dernier le sexe de la

    crature par excellence qui est lHomme (fig. 3).

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    15

    Fig. 3 Fig. 4

    Une autre figure, plus explicite encore, montre lovale initial

    luf du monde do surgit un premier germe qui se dveloppe

    selon un segment droit. Il est suivi dun second qui se place en

    travers du premier, donnant ainsi les quatre directions cardinales,

    cest--dire lespace, la scne du monde (fig. 4). Un troisime

    germe, poussant le premier, se substitue lui, loblige se

    courber et prendre une position symtrique de lovale initial par

    rapport aux bras transversaux. Nous retombons l encore sur

    limage de lhomme, production directe des travaux de cration et

    aussi homologue de lunivers lui-mme.

    Mais ces transformations des germes ne sont pas exposes

    seulement dans des mythes ou dans des instructions donnes aux

    initis, ou dans des dessins de dmonstration. Elles se refltent

    dans linfrastructure matrielle sur laquelle vivent les Dogons, dans

    les difices privs comme dans les difices publics.

    Ainsi le plan de la maison de famille est compos de neuf

    rectangles ou carrs, figurant la tte, le corps et les membres dun

    homme couch sur le ct droit et procrant. Le tout sinscrit dans

    luf du monde (fig. 5). Quant aux divers volumes de la maison,

    qui se traduisent par des terrasses dingales hauteurs, ils

    campent chacun un tre original se dveloppant sur chaque partie

    du plan. Lensemble forme une famille architecturale homologue

    de la famille humaine. Une autre figuration de ce signe est donne

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    16

    sur un plan tout diffrent puisquil sagit de chorgraphie et de

    cosmtique : lun des plus anciens masques, sorte de croix de

    Lorraine aux branches gales, offre un schma encore plus

    abstrait. Laxe est surmont dune boule ou dun couple figurant

    lovale initial ou le pouvoir p.017 de procration dont il semble sorti.

    Les deux barres transversales sont les membres. Mais ici, nous

    assistons un glissement de la symbolique ou, plutt, une

    dmonstration de ce symbolisme effrn qui fait que chaque chose

    Fig. 5Maison de famille dogon. Les deux pierres du foyer sont les

    yeux ; les deux petits cercles des jarres centrales, les seins ; lesdeux carrs des pierres moudre, les rceptacles des germes. Lesquatre grands cercles marquent lemplacement des tours dangle.

    a plusieurs signes, et que chaque signe reprsente plusieurs

    choses. La forme actuelle du masque est drive dune srie

    dautres, dont la premire tait une branche verticale de svastika

    qui, elle-mme, tait la matrialisation dune attitude du dmiurge

    ds quil eut cr le ciel et la terre. Montrant p.018 son travail dun

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    17

    bras tendu vers le haut et lautre abaiss, il indiquait les rsultats

    de ses premiers efforts (fig. 6).Fig. 6

    Mais cette attitude de repos et de satisfaction fut

    trouble par le dsordre que rpandirent les cratures. Le

    dieu, dabord immobile, dut se mouvoir pour rorganiser

    son uvre ; il le fit en se dplaant selon une hlice

    matrialise par adjonction dune branche horizontale la

    Fig. 7 la premire (fig. 7). Dans la suite,

    lobjet devint ce quil est aujourdhui, cette

    diffrence prs que les mains taient disposes en

    sens inverse. Port par des hommes de la socit

    des masques, il fait partie dune cosmtique

    complique. En place publique, le danseur excute

    des figures rgles qui reproduisent les gestes

    primordiaux du dmiurge, et notamment le dplacement quil

    effectua pour rorganiser le monde.

    Ce masque est un premier exemple de la projection dans le

    matriel dune partie du mythe. Il serait trop long de ltudier en

    dtail et de montrer quen additionnant ce quil reprsente sur

    divers plans, il exhiberait, lui seul, lensemble de la mythologie

    noire.

    Prenons un autre exemple concernant cette fois lextension

    continuelle de lunivers. Sa matrialisation dans la vie courante

    est, pour ainsi dire, sans cesse inscrite dans le systme foncier. En

    effet, les premiers champs dlimits lors dune fondation de village

    sont disposs selon les quatre points cardinaux, reproduction de

    lespace initial.

    A partir de lun deux, les champs particuliers se multiplient

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    18

    selon un droulement spiral (fig. 8) qui recouvre les abords du

    village, puis la rgion et, thoriquement, la terre entire. Les

    points de repre, qui sont les autels levs sur les principaux

    lieux-dits, rappellent cette marche des terres cultives, qui

    rpandit les civilisations sur le sol vierge comme se rpandit la vie

    dans lespace.

    Fig. 8

    Cette hantise des champs ordonns se p.019 retrouve en maints

    dtails : champs en carrs, faade de maison, couverture.

    Avant de poursuivre lexpos de cette manire de penser,

    tudions le souci que montrent ces hommes de consigner leur

    savoir je veux dire de le mettre en signes. Et ne soyons pas

    tonns de constater quils ont invent des critures, des systmes

    de signes, qui nont dautre but que dexprimer, mais qui ont eu,

    lorigine, et dans lide du Noir, un rle plus important encore : la

    puissance du symbole est en effet telle quon lui attribue la

    cration elle-mme. A lorigine, avant lexistence des choses, tait

    le symbole, crit ou dessin. Pour certains Noirs, dessiner et crer

    se confondent dans le mme vocable.

    Le signe suscite la ralit.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    19

    Lcriture est la science dtre.

    Science dtre matriellement, dtre spirituellement, car les

    signes, thoriquement, sous-tendent sinon tous les tres, du

    moins les ttes de liste des catgories dtres et ils le font en

    constituant un vritable appareil danalyse et de synthse.

    p.020 Si nous reprenons limage du grain dunivers, nous voyons

    quen son centre les savants noirs placent une sorte de tableau

    oblong, divis en quatre secteurs dans chacun desquels sont situs

    les signes correspondant aux catgories de choses places sous la

    prsidence de chacun des quatre lments. Dans la rotation

    cratrice, ce tableau, en tournant sur lui-mme, projette dans

    lespace des signes qui vont se placer respectivement sur les

    choses quils symbolisent et qui, jusque-l, ne sont encore quen

    puissance. A ce contact, la chose est amene lexistence. De

    plus, en se dcomposant en quatre parties relevant des quatre

    lments, le signe prsente lanalyse de ce quil recouvre,

    permettant lesprit humain la comprhension des choses.

    Il sagit jusquici dexploration, de tentative de prhension de

    linfiniment petit ou du moins de ce qui peut se ramener

    lhumain. Linfiniment grand neffraie pas davantage les Noirs,

    puisquaussi bien, ils ne voient dans lun que le simple et invitable

    dveloppement de lautre. Selon ces hommes, ces phnomnes

    initiaux se sont dvelopps partir dun astre qui est encore pour

    nous un mystre et que nous ne connaissons que depuis le sicle

    dernier : je veux dire le compagnon de SIRIUS, dont le systme

    commande le calendrier noir. Ce compagnon, qui porte le nom de

    la Digitaria, est le plus petit des astres, le grain do tout est sorti

    et le centre de lespace stellaire. Sa rvolution de 50 ans,

    laquelle des calculs compliqus ajoutent dix ans, rythme des ftes

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    20

    soixantenaires, qui, chez de nombreux Soudanais marquent le

    renouvellement des personnes, des socits et du monde. Car elle

    est cense contenir tous les principes de vie ; elle est le grenier

    universel o puisent tous les tres et, de ce fait, elle passe pour

    tre la plus lourde des toiles.

    Mais si elle a le pouvoir de rnover les choses et notamment les

    personnes, cest que celles-ci sont construites son image. La

    personne humaine, en effet, est conue comme un grenier

    renfermant les huit graines de vie dont il a t question. Ces

    graines, entreposes dans les clavicules, caractrisent chaque

    peuple, chaque fonction, chaque mtier. Lhomme, en tant

    quhomologue de la constellation de Sirius, cest--dire de latome

    initial, est p.021 une combinaison de graines, symboles des forces de

    vie. Il est aussi un dispensateur de forces : dans lacte agricole, il

    met en terre les germes de ses clavicules ; avec sa houe dont le

    fer forg au feu a fix la chaleur du soleil, il aide la croissance

    des tiges, loffrande des prmices, il remet en lui les germes

    nouveaux. Semeur de lui-mme, le paysan moissonne sa propre

    vie et lengrange symboliquement en sa personne pour les

    germinations futures. Il est un champ vivant et un grenier anim

    des va-et-vient de la rcolte et de la semence. Il rpte

    annuellement la rnovation soixantenaire manant de lastre

    tournant au centre du monde. Il est limage et le rsum des

    donnes cosmiques et de leurs mouvements.

    Mon propos ntait pas de vous donner un panorama complet

    de la culture noire. Je nai rien dit des grandes ni des petites

    institutions que les Noirs nous montrent sous un jour nouveau :

    rien du totmisme, de la circoncision, de la parent, de la

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    21

    chefferie, rien de la parure qui pourtant nous enseignerait le

    vritable sens du mot cosmtique, dans lequel il y a cosmos. La

    parure dune femme est un monde exprim par ses anneaux, par

    son pendentif qui indique les 4 directions de lespace ; par ses

    boucles doreilles qui protgent les ouvertures de la tte. Le

    bandeau qui enserre le battement du sang dans les tempes

    rappelle que toute femme est reine parce quelle est orne des

    attributs du pouvoir.

    Je nai rien dit non plus de la musique, ce monde immense, o

    la mystique des nombres et des sons et des intentions rituelles

    jouent, plus que dans dautres domaines, o le plus humble des

    tambourinaires donne le branle aux travaux des semailles, en

    battant au-dessus du fumier familial les premiers rythmes

    irrguliers et hsitants du dbut de la cration. Je nai rien dit des

    rites minutieux de purification de lme, des pratiques divinatoires,

    rien de ldifice grandiose du sacrifice sanglant dun dieu unique,

    rien dune manire de rdemption qui annonce le christianisme,

    rien du rle essentiel du verbe.

    Ce naurait pas t plus raisonnable que de prtendre rsumer

    les Grecs en une heure. Jai voulu seulement attirer lattention sur

    une partie peu connue de lhumanit ; veiller aussi une certaine

    p.022 inquitude sur lignorance occidentale concernant ces peuples

    qui, comme tous les autres, se font une reprsentation du monde

    et qui, plus que les autres, la placent au cur mme de leurs

    activits de tous ordres.

    La premire rflexion que nous inspire ce coup dil rapide

    concerne la mthode dobservation des peuples appartenant

    cette culture : nous retenons quil serait imprudent de les tudier

    des points de vue particuliers de la morale, de la langue, de

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    22

    lesthtique ou du religieux. Le phnomne culturel noir est total.

    Il lest dune manire flagrante. Il chevauche toutes les disciplines.

    Le technologue ne dcouvrira que le plus pauvre ct du

    matriel, sil le retire de son bain mythique ; lhistorien des

    religions ne verra quune faade de ldifice, sil se dsintresse

    dune mtaphysique et dune mathmatique qui connaissent des

    origines de la cration ; lastronome qui ne voudrait retenir que

    des connaissances adquates serait incapable de reconstituer le

    calendrier. Et ceci est une leon quil nous faut mditer une

    poque de spcialisation outrance.

    Une seconde rflexion porterait sur le manque dindividualisme

    de cette culture. Sa conception du monde fait de lhomme noir un

    rouage de lUnivers dont la valeur nest ni plus ni moins grande

    que celle des autres rouages. Pourtant, ceci ne veut pas dire que

    lindividu dans ces socits nexiste pas : en vertu du systme de

    correspondance, en vertu du totalisme dont je viens de parler, la

    partie est un rsum du tout. Elle est elle-mme mcanisme

    complet. Cest dire que lhomme est un univers et qu ce titre il

    joint lavantage prestigieux dexister et dexister ternellement,

    tant mort que vivant.

    Une autre leon est quune civilisation spirituelle na pas besoin,

    pour spanouir, daller de pair avec la culture matrielle. Les Noirs

    ne possdent que de pauvres industries, mais elles sont lourdes de

    sens et de nuances et leur dveloppement suppose lide de

    progrs, de dlivrances successives de lhomme par lexploitation

    des matriels, dlivrances que lui valut aussi linvention des

    techniques sociales et religieuses, comme la technique pure et

    simple de lesprit de spculation.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    23

    p.023 Il convient donc dviter de porter un jugement de valeur

    sur ces peuples en ne dcouvrant que leur activit extrieure et

    immdiatement efficace. Et ceci nous amne concevoir dautre

    faon le rle de guide que nous assumons encore vis--vis deux.

    Jusquici, les peuples colonisateurs nont envisag quun sens

    unique dans le mouvement intellectuel qui les relie aux coloniss.

    Ils nont pas encore fait montre de cette modestie si propice au

    bon fonctionnement des choses, qui leur ferait accepter de

    recevoir, eux aussi, quelques leons distingues sur la manire de

    regarder lunivers en face et sous toutes ses faces.

    Vous aurez dautre part reconnu, au cours de cet expos

    restreint, un certain nombre de constantes de lesprit que vous

    avez dj rencontres ailleurs. Je nai pas voulu en faire tat moi-

    mme pour ne pas dpasser le temps qui mtait imparti. Je nai

    pas pu, mme par simple allusion, voquer le Noir en tant que

    pythagoricien, utilisateur de bases multiples, claireur de

    larithmtique figure. Je nai pas dit ce quil fallait penser, la

    lumire des faits tropicaux, de lastronomie gyptienne,

    incompltement livre par ses scribes. Je nai pas os dire quils

    me faisaient mieux sentir, sinon comprendre, le logos platonicien,

    ou le johannique.

    Il semble bien que lon puisse retrouver dans le ddale de ces

    penses originales, le fil de la recherche humaine. Nous

    comprenons que le Soudanais, dans sa misre technique, sous un

    climat sans pardon, sur une terre difficile, ait cherch comme le

    Grec, comme le Chalden, comme le Chinois, une explication du

    monde dont il importe peu quelle ne soit pas entirement exacte.

    Cette explication permettra peut-tre dtablir un nouveau bilan de

    lapport fourni au patrimoine culturel de lhumanit par la notion

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    24

    de mentalit improprement nomme primitive.

    En effet, si nous suivons mon minent collgue, M. Pierre-

    Maxime Schuhl, dans la nouvelle dition de son Essai sur la

    formation de la pense grecque, il semble bien que les dernires

    investigations des chercheurs franais doivent appeler des

    synthses nouvelles et montrer quune influence indirecte des

    mythes grecs sur la mythologie soudanaise nest pas impossible. Il

    est galement permis de supposer que, dans son tat actuel, la

    culture noire p.024 archive vivante est mieux quun reflet des

    cultures anciennes ; elle serait bien plutt un ensemble

    dinstitutions originales qui, au moment de leur apoge, taient

    capables non seulement de recevoir des influences, mais encore

    den rpandre et de jouer dans les changes internationaux

    antiques, dont nous navons quune ide imparfaite, un rle quil

    est grand temps aujourdhui de dcouvrir.

    Allons plus loin, au risque de terminer sur un propos os, voire

    scandaleux. Lintroduction dune telle matire dans nos systmes

    universitaires ne serait-elle pas un procd de choix pour asseoir

    sur des bases relles notre enseignement de lhistoire de la

    philosophie ? En montrant nos tudiants comment des peuples

    vivent sur leurs connaissances, comment ils les poussent dans

    tous les replis de leur action et de leur pense, narriverait-on pas

    les intresser davantage et concrtement des programmes que

    beaucoup trouvent froids et quils poursuivent souvent dans

    lunique but dun parchemin ? Ny aurait-il pas l un remde un

    certain verbalisme dans lequel nous sommes nombreux nous

    complaire parce quil est, entre autres choses, une mthode pour

    chapper la ralit. Un enseignement qui tiendrait compte des

    mditations, quau cours des sicles les Noirs ont menes sur

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    25

    lUnivers et sur eux-mmes, cest--dire, aprs tout, sur lHomme,

    nous permettrait peut-tre de lier harmonieusement, comme ils le

    font, la philosophie, la mtaphysique et le rel. Je veux parler du

    rel journalier, de la charrue, si nous sommes paysans, de ltoile

    si nous sommes astronomes.

    Ainsi pourrait-on rompre avec les arrire-plans prims dune

    forme de pense par trop occidentale et nous acheminer vers un

    humanisme encore provisoire, mais constituant une tape nouvelle

    de la marche cosmique de lHomme.

    @

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    26

    HENRI BARUK

    LE PROBLME DE LA PERSONNALIT HUMAINE 1

    @

    p.025 Le sujet gnral donn ces Rencontres internationales,

    savoir la connaissance de lhomme au XXe sicle , est

    admirablement choisi. Il est dune importance capitale et a une

    grande valeur pratique ; il est lui-mme li de trs prs au

    problme de la personne humaine.

    Si lon considre en effet lhistoire de lhumanit, lon peut tre

    frapp du fait que les caractres spcifiques des diverses poques

    ont t presque toujours relis la conception quon se faisait de

    la personnalit humaine ces diverses poques. Il est troublant et

    curieux de noter que les conceptions et les croyances crent

    lhistoire. Lhistoire ne pousse pas toute seule. Les faits historiques

    et les vnements ne sont pas simplement des manifestations

    extrieures plus ou moins fortuites ; ils sont la rsultante des ides

    dominantes. Reste savoir si ces ides sont justes ou fausses, ou

    si elles sont partiellement justes. Cest lpreuve de la ralit qui

    permet de juger de la valeur des ides inspiratrices.

    En effet, si nous prenons le problme de la personnalit, nous

    constatons que nous sommes actuellement un tournant capital ;

    toutes les conceptions de la personnalit humaine, restes stables

    pendant prs de deux mille ans de lre actuelle, sont en plein p.026

    bouleversement. Cest prcisment en raison de ce

    bouleversement que se produisent aussi les bouleversements

    1 Confrence du 7 septembre 1951.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    27

    historiques terrifiants auxquels nous avons assist.

    Quelle tait, en effet, la conception de la personnalit jusqu il

    y a encore trs peu de temps ? La personnalit humaine tait

    considre comme forme de deux parties : le corps, partie

    matrielle, prissable, et lme, partie prcieuse entre toutes,

    partie immatrielle, ternelle, imprissable.

    Il va sans dire que ces deux parties avaient t considres

    avec un jugement diffrent. La partie vnre, considre comme

    particulirement prcieuse tait lme ; cest lme qui donnait

    lhomme sa physionomie spcifique et le corps ntait quun

    substratum ncessaire pour lhberger, pour lincarner , dune

    faon passagre, dans notre courte vie terrestre.

    Cette conception avait donc des consquences pratiques quil

    est facile de comprendre : puisque le corps tait la partie

    prissable, matrielle, le corps avait donc beaucoup moins de

    valeur. Il tait, de plus, le sige des passions, des instincts plus ou

    moins troubles et grossiers que lme devait dominer et rfrner.

    Toute la conception de cette priode tait donc de faire, comme

    disait Bossuet, une me forte, matresse du corps quelle anime ;

    cest--dire que tout le problme tait donc pour lme de

    contenir, de refouler les instincts grossiers qui taient dans le

    corps.

    Au point de vue mme de sa valeur, lme tait tellement

    vnre que, dans les poques passes de foi ardente, on prfrait

    parfois sacrifier le corps pour sauver lme.

    Voil la conception qui a domin pendant trs longtemps. Et

    comme la trs bien dit Ribot, le fondateur de la psycho-

    pathologie, la psychologie de cette poque tait une psychologie

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    28

    mtaphysique, une psychologie qui vient den haut, puisque lme

    tait elle-mme en quelque sorte le reflet de Dieu, de sa nature

    imprissable et immatrielle ! Comme bien des philosophes lont

    rappel, notamment Malebranche, plus lme, pensait-on, sloigne

    du corps, plue elle se rapproche de Dieu ! Seul Spinoza restait

    isol dans une conception uniciste, considrant sous le mme

    angle lesprit et la matire.

    p.027 Actuellement, tout est chang. Assez brusquement, on a

    compltement renvers le problme ; on admet bien toujours le

    dualisme de lme et du corps, mais lme a perdu une grande

    partie de sa valeur. Elle est maintenant plus ou moins nglige,

    parfois mme nie ; cest le corps qui a pris sa revanche et cette

    revanche se traduit par des ractions pratiques tout fait inverses

    des prcdentes. On disait autrefois : il faut que lme domine le

    corps, le matrise. On faisait un effort considrable pour lducation

    et le dveloppement de la volont. Que disent maintenant les

    psychologues de notre poque ? La volont, disent-ils, nest quune

    entit artificielle ; certains mme prtendent quelle nexiste pas.

    On lui trouve trs difficilement une place dans la psychologie

    moderne et, en tout cas, le refoulement est tout fait condamn,

    la suite notamment de Freud et de la psychanalyse. Maintenant

    la mode est au dfoulement , par lequel ces instincts, qui ont

    t tellement comprims, doivent tre librs. En particulier

    linstinct sexuel, le dsir, les besoins, les ralisations, tout cela est

    de nouveau tout fait glorifi au dtriment de lme. Il en est

    mme rsult un mouvement qui va encore plus loin et qui est le

    suivant : lon sest mis tudier ce corps, mais dans ce corps on a

    surtout trouv des mcanismes, des automatismes, des

    instruments dexcution, et peu peu lon sest mis dire : il ny a

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    29

    que cela qui existe, il ny a mme pas de personnalit !

    Voil o nous en sommes. Notre corps ne serait que le

    rceptacle de machines automatiques trs perfectionnes, de

    rflexes conditionnels, de centres localiss, comme ces bureaux

    que nous connaissons assez bien, dans les ministres, o le

    ministre ne vient jamais, o il ny a pas de tte et o le bureau

    marche tout seul, par des dactylographes innombrables, qui tapent

    des papiers sans savoir ni pourquoi, ni comment !

    Telle est la conception actuelle.

    Lon va mme plus loin ; personne nignore quil y a une science

    nouvelle, la cyberntique, qui arrive fabriquer des robots, des

    automates qui donneraient, parat-il, une ide assez juste de notre

    propre personne.

    Etendons encore ces conceptions. Comme toutes les

    conceptions de la personnalit se refltent dans les conceptions

    mtaphysiques p.028 et philosophiques, le monde lui-mme que

    lon considrait autrefois comme dirig par Dieu nest plus

    considr maintenant que comme un agrgat dautomatismes qui

    marchent tout seuls, sans direction gnrale.

    Telle est la pense dominante lpoque o nous vivons.

    Toutefois je ne dis pas que cette pense est la seule. Il y a de

    nombreuses oppositions.

    Bien entendu, les consquences pratiques ne manquent pas.

    Jai signal tout lheure que dans la phase prcdente

    ladmiration extrme de lme allait quelquefois jusqu lui sacrifier

    le corps et allait vers le fanatisme et les erreurs affreuses quil a

    consommes dans les sicles du moyen ge. Mais nous voyons

    maintenant de nouvelles consquences non moins terribles ; si lon

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    30

    admet en effet que le corps est tout, et quil ny a plus de

    personnalit, on admet par l mme quil ny a plus en quelque

    sorte de spcificit de ltre humain. Lhomme peut tre rduit

    lanimal. Pourquoi alors ne pas le traiter comme lanimal ? Cest

    pourquoi lon a pratiqu les dportations, les expriences

    mdicales criminelles sur lhomme considr comme un cobaye.

    Ctait le mpris total de la personnalit des cratures humaines,

    danger terrible qui menace toute notre civilisation.

    Vous voyez que les conceptions relatives la personnalit ont

    des retentissements pratiques considrables. Les ides que nous

    forgeons ont une consquence directe sur lhistoire.

    *

    Maintenant que nous avons pos le problme, nous sommes

    obligs de dire : existe-t-il une personnalit ? Pour rpondre

    cette premire partie, je diviserai ma confrence en plusieurs

    fragments. Jtudierai les donnes psychiatriques et

    psychologiques, ensuite les donnes biologiques, puis les donnes

    morales, jtudierai enfin tous ces problmes par rapport aux

    anciennes traditions religieuses, et en particulier par rapport la

    tradition hbraque.

    *

    p.029 Puisque beaucoup desprits et non des moindres

    prtendent quil ny a pas de personnalit, je suis oblig de

    commencer par l et de voir avec vous sil existe une personnalit.

    Si lon suivait le bon sens, cette question naurait pas besoin

    dtre pose car je suppose que tous ceux qui sont ici et qui me

    font lhonneur de mcouter, ne doutent pas une minute de

    lexistence de leur personnalit. Lon peut remarquer que la notion

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    31

    de lexistence de la personnalit est une de ces donnes

    immdiates les plus certaines pour employer le terme

    bergsonien qui existent chez lhomme. Cest une notion

    dvidence qui ne fait pas de doute. Cette vidence est telle que,

    mme lorsque dans les maladies mentales la personnalit semble

    se dsagrger et que le sujet le sent, lorsquil a limpression de

    perdre sa personnalit, il ne peut pas ladmettre. Pour tout

    homme, notre personnalit est un lment permanent, stable,

    indestructible, et si lon constate que cette personnalit svanouit,

    cela ne peut tre, pense-t-on, que par une action extrieure

    extraordinaire, un malfice, laction dennemis, de phnomnes

    diaboliques qui ont renvers les lois de la nature ; cela ne peut

    tre que leffet de phnomnes miraculeux, car la conception du

    bon sens, cest que la personnalit est quelque chose qui existe de

    faon indestructible.

    Bien entendu, dhabiles dialecticiens pourront montrer que cest

    peut-tre l une illusion (nous verrons dailleurs si cette conception

    est justifie), mais nous remarquerons toutefois que cette

    certitude de lexistence de notre personnalit est la condition

    essentielle de notre action dans la vie sociale et de notre

    existence. Si nous navons pas le sentiment de la personnalit,

    nous ne sommes plus que des automates ou des tres passifs.

    Je dois dire que, peut-tre pour la premire fois dans lhistoire

    de lhumanit, les vnements effrayants que nous avons

    traverss et en particulier les horribles dportations de la

    dernire guerre ont fait apparatre, et jen ai vu des exemples,

    chez des personnes victimes de souffrances indicibles, tellement

    effrayantes que limagination mme ne peut les concevoir, une

    certaine attnuation du sentiment de lexistence de leur

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    32

    personnalit. Plusieurs mont, ce sujet, fait des confidences

    absolument nettes ; elles ne se p.030 sentent plus elles-mmes

    parce que, sous lempire de cette contrainte effrayante, elles

    avaient abandonn tout espoir, tout projet, elles taient passives

    entre les mains de leurs perscuteurs et il semblait quelles

    navaient plus de personne.

    Un autre fait trs curieux qui a favoris cette volution ce sont

    les changements de nom. On sait et lhistoire est trs nette ce

    sujet ladhrence extraordinaire de notre personnalit notre

    nom. Ici mme, Genve, des travaux trs intressants ont t

    faits sur ce sujet par Mlle Louisa Duss. Le nom et toute lhistoire

    hbraque en particulier en est un exemple le nom est

    vritablement ce qui consacre, ce qui cristallise lexistence dune

    personnalit.

    Un intellectuel minent, trs connu, occupant des fonctions trs

    importantes, ma avou un jour, ma grande stupfaction, alors

    que nous discutions trs vivement de ce problme de la

    personnalit : Je ne peux comprendre que vous croyiez la

    personnalit ; je crois, moi, quelle nexiste pas, parce que je ne

    sens pas la mienne, ayant d momentanment changer de

    nom !... Cest un fait trs curieux, qui nest pas trs rpandu, car

    il y a tout de mme beaucoup de personnes qui ont chang de

    nom et qui ont conserv leur personnalit.

    Pour entrer dans des faits plus prcis, il nous faut nous adresser

    aux malades mentaux, car cest dans la psychopathologie, dans les

    maladies mentales quon peut analyser les phnomnes de la

    psychologie normale. A ce sujet, je vais passer en revue tous les

    phnomnes ressentis au cours de certaines maladies de la

    personnalit. Il est malheureusement des cas trs dramatiques o

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    33

    la personnalit se dissocie, se dsagrge peu peu, lentement : ce

    sont les cas de schizophrnie, tudis par Bleuler, ici mme, en

    Suisse. Ces malades dont la personnalit se dsagrge nous

    permettent danalyser la ralit et de mieux comprendre les

    fondements de la personnalit.

    Ribot, dans ses premires tudes, pensait que la notion de

    notre personnalit repose sur les sensations manes de notre

    corps. Or il existe certaines maladies o ces impressions venant de

    notre corps sont trs troubles. Ce ne sont pas seulement des p.031

    sensations bizarres, dsagrables, images, comme de leau qui

    court, des modifications tout fait extraordinaires, cest surtout un

    fait trs particulier, la disparition du sentiment de lexistence de

    notre corps, ou dune partie de notre corps.

    Je mexplique. Bien entendu, vous tous qui tes ici, vous avez la

    certitude que vous tes en vie, et sans prouver dailleurs des

    sensations spciales, vous sentez vivre votre tte, vos bras, votre

    organisme.

    Or, dans certaines maladies, on prouve des sensations si

    bizarres quon a limpression quune partie du corps ou le

    corps entier est mort. Certains malades disent : Ma tte est

    comme du bois, comme une matire inerte ; ils se frappent la

    tte, ils ont limpression quelle nest plus en vie. Cest

    atroce , disent-ils. Ou ils disent encore : Mon bras, ou bien

    ma langue, ou mme le corps tout entier est inerte. Ces

    phnomnes ont t dcrits par les auteurs franais sous le nom

    de troubles de la cnesthsie. La cnesthsie reprsente ainsi

    une sensibilit gnrale de lexistence, sensibilit qui soppose

    aux sensibilits spciales de piqre, de tact, de froid, de chaud,

    cest--dire aux sensibilits particulires.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    34

    Ces phnomnes ont t galement tudis par les auteurs de

    langue allemande sous le nom de dpersonnalisation . Ces

    auteurs ont pens que lorsquon ne sentait plus son corps, on ne

    sentait plus sa personne. Certains de ces malades se regardent

    ternellement dans la glace et disent : Voyons, est-ce que cest

    moi ?... Je ne me sens plus. Je nexiste pas.

    Est-ce donc l la base de la personnalit ?

    Certainement, cela joue un rle, mais nous pouvons tout de

    mme faire remarquer que ces malades, qui ne sentent pas la vie

    de leur corps, ont la certitude absolue quils sont vivants. Il y a

    donc une dissociation entre leur sensation de mort et leur certitude

    intellectuelle quils sont vivants, exception faite toutefois pour

    certains malades affaiblis intellectuellement, atteints de dmence,

    chez lesquels aux troubles des impressions corporelles sajoute un

    affaiblissement du jugement et de la critique.

    On peut dire que si cette cnesthsie cette sensibilit du

    corps joue un rle dans la dtermination du sentiment de la p.032

    personnalit, ce nest pas le seul rle. Dans les travaux rcents,

    lon a beaucoup discut sur cette sensibilit de lexistence, de la

    vie, travaux sur lesquels il serait trop long dinsister, mais qui

    montrent que cette sensibilit de la vie est lie en grande partie

    la circulation. Cest lorsque des troubles lgers de lirrigation se

    font sentir que lon a cette impression de mort.

    Jai vu ainsi, avec mon ami le Dr Racine, une malade qui ne

    sentait plus son menton, ni ses lvres, ni son cou et qui avait des

    troubles de circulation localiss dans toute cette rgion du visage.

    Ils ont abouti une rtraction de ses aponvroses du cou. Dans ce

    cas, le sang, lactivit circulatoire conditionne le sentiment de la

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    35

    vie ; cest un point extrmement important que nous retrouvons

    dans cette vieille phrase biblique trs ancienne, qui dit : La vie

    de la chair est dans son sang.

    Parfois ces troubles que nous venons dindiquer sont

    passagers ; dautres fois ils peuvent tre prmonitoires. Un

    prjug actuel fait quon attache toujours moins dimportance aux

    phnomnes subjectifs cest--dire raconts par le malade

    quaux phnomnes qui se voient. On peut penser que le malade

    raconte des erreurs, quil imagine, quil fabule. Cest une tendance

    encore trs rpandue chez les psychiatres de ne pas accorder une

    trs grande foi tout ce que disent les malades. En ralit, vous

    verrez que leurs dclarations sont plus souvent quon ne le dit

    concordantes avec la ralit. Il peut arriver quaprs ces

    phnomnes prmonitoires pendant lesquels le malade dit : Je

    ne vis pas, je sens que ma personnalit seffondre, je me sens

    mort , les phnomnes aillent plus loin, et confirment ses dires.

    Cest alors quon observe une mort apparente, relle, du sujet. Ces

    phnomnes de mort apparente sont trs intressants et ils ont

    soulev des discussions depuis la plus haute antiquit. Et jen

    arrive au phnomne de la catalepsie.

    Cette maladie, dcrite par les auteurs anciens, trs tudie en

    Espagne, au moyen ge, en particulier par Pereira de Mdine, et

    en France par Ambroise Par, trs tudie ensuite au XIXe sicle

    par Charcot et ses lves, est toujours lordre du jour. Quest-ce

    donc que cette catalepsie ?

    p.033 Cest ltat de sujets qui sont tout fait immobiles comme

    une statue. Ils nont plus aucun mouvement. Leur visage mme

    est sans vie, il revt lapparence de la mort. Lorsquon assiste

    une crise de catalepsie, au dbut on a quelquefois un recul car,

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    36

    brusquement, la personne qui est devant vous et parat vivante,

    prend lallure dune statue ; on a limpression de la mort qui passe.

    Dans cet tat, le sujet est comme une poupe articule. On peut

    lever son bras en lair, il le garde lev ; on peut le plier de toutes

    les faons, le mettre dans les positions les plus tranges, il les

    garde. Il nest pas mort puisquil garde ces positions, puisque son

    pouls marche, puisque son cur bat, puisquil est bien color.

    Comment peut-on expliquer ce phnomne trange, trs

    curieux ?

    A la fin du XIXe sicle, un grand nombre dauteurs comme P.

    Janet, Maudsley, Despine et dautres, se figuraient que ces sujets

    en tat de catalepsie navaient plus de conscience ; on pensait que

    ctait un tat voisin du coma et dans lequel il ny avait plus de

    personnalit. La personnalit, disait-on, tait morte, et le sujet,

    pour employer lexpression des philosophes, tait transform en

    activit de pantomime , suivant lexpression de Bergson. Il

    navait plus que la forme extrieure (la tsoura de Maimonide), il

    ny avait plus de psychisme.

    Cette notion a t trs longtemps admise et jusque tout

    rcemment. Or, voici vingt-cinq ans que je me consacre ltude

    de cette maladie. Lorsquon ltudie fond, dabord

    extrieurement, puis intrieurement, on est oblig de changer

    totalement davis.

    Lorsque lon applique extrieurement les procds de la

    physiologie moderne ltude de ce qui se passe dans les muscles

    dun sujet en tat de catalepsie et je nentre pas ici dans le

    dtail lon saperoit que les courants lectriques et les tracs

    que lon recueille ont tous les caractres dune contraction

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    37

    psychique. Tout se passe daprs les examens

    lectromyographiques, chronaxiques, et les examens techniques et

    physiologiques les plus prcis, comme si ctait une contraction

    volontaire. Le malade qui garde en lair le bras mis dans cette

    position, tient son bras en lair comme sil se contractait

    volontairement. Fait encore bien p.034 plus remarquable : si vous

    parvenez driver lattention de ce malade qui a lair mort,

    brusquement toute la catalepsie peut disparatre. Cest ainsi quun

    de mes malades, ayant le bras en lair tandis que jinscrivais les

    courants daction produits dans ses muscles, sortit brusquement

    de sa catalepsie la suite dun bruit dans la pice voisine rsultant

    de la chute inopine dune pile de livres ; alors le malade sursauta,

    et immdiatement tout phnomne cataleptique disparut par le

    rveil psychique. Tout se passe, daprs lexamen extrieur,

    comme si le sujet tait moiti endormi et comme si, en le

    rveillant, on le ramenait la ralit.

    Voil ce que nous montrent les examens objectifs, les examens

    extrieurs. Mais il ne faut pas non plus nous empcher dinterroger

    les malades, car je ne vois pas du tout pourquoi il faut encore faire

    le dualisme aussi dans la pratique de la mdecine, et dire : Moi,

    je ne fais que lexamen objectif et je ne veux pas faire lexamen

    subjectif. Il faut faire tous les examens. Nous avons vu ce qui se

    passe par lexamen extrieur. Voyons ce que nous dclare le

    malade, car si tous les malades nous dclarent la mme chose,

    nous ne pouvons tout de mme pas penser quils sont tous des

    menteurs et quils se sont tous donn le mot.

    Or, quand ces malades sortent de leur accs de catalepsie (je

    dois signaler que ces accs durent des temps variables : quelques

    heures, plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois, et

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    38

    mme plusieurs annes ; jai vu ainsi une jeune fille quon appelait

    La Belle au Bois dormant qui est reste cinq ans dans cet tat

    de catalepsie, dont elle a parfaitement guri), quand ces malades

    sortent de leur accs de catalepsie, presque tous disent quils

    entendaient parfaitement, que leur conscience ntait pas abolie ;

    certains mont donn les prcisions les plus parfaites sur tout ce

    que javais dit en leur prsence. Je me rappelle le cas suivant dun

    de ces malades en catalepsie en prsence de qui javais dit devant

    mes lves : On prtend quen pareil cas la conscience est tout

    fait suspendue. Brusquement le malade sortit de sa catalepsie,

    se leva, se planta devant moi et me dit : Non, ce nest pas

    vrai. Ctait une belle rplique !

    p.035 Nous avons donc maintenant des lments qui nous

    montrent quen pareil cas la conscience peut tre conserve, alors

    que la volont est engourdie, ou suspendue ; les malades disent :

    Jentends tout, je comprends, mais je ne peux pas bouger ; je

    pourrais si je voulais... Alors, pourquoi ne voulez-vous pas ?

    Je ne peux pas vouloir . Cest l un point capital, cest pourquoi

    beaucoup de ces malades croient quon leur a pris leur volont par

    une action distance. Ils viennent dire : Cest une action

    mystrieuse, cest le diable, cest la radio. On ma enlev ma

    volont. En fait, leurs dclarations sont tout fait justes et

    concordantes avec la physiologie ; cest la volont qui est

    suspendue. Et lon sen aperoit trs bien dans les accs de

    catalepsie mineurs, comme il sen produit chez certaines

    personnes, au rveil. Certes, il est souvent pnible de se rveiller

    et de se lever le matin lorsquon est trs bien dans son lit, mais

    nanmoins on y arrive ds quon le veut. Mais il y a des personnes

    qui font une petite catalepsie au rveil. Il leur est alors impossible

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    39

    de bouger, impossible de parler, mais en les secouant

    vigoureusement on arrive les rveiller et de nouveau la volont

    est restitue. Cest donc quelquun chez qui la personnalit nest

    pas supprime, mais elle est comme endormie, comme engourdie.

    Il sagit l dun trouble trs lger, mais si la suspension de la

    volont est complte, profonde, on ne peut plus rveiller le malade

    et il peut sinstaller dans son esprit un vritable dlire. Le malade

    sent quil nest plus libre de lui-mme ; il croit alors quil est

    command. Il est oblig, dit-il, de prendre des attitudes spciales.

    Parfois, cet tat cataleptique sajoute une forte contraction

    musculaire, une raideur active gnrale, un trouble du tonus

    musculaire. Cest alors la catatonie. Cest justement dans ces cas de

    catatonie quon observe souvent un dlire. Par exemple une de mes

    malades en catatonie, malade quon ne pouvait approcher sans

    quelle se dfende et se contracte de toutes ses forces, se croyait

    dans une cabine davion, destine tre transporte en Russie pour

    y tre fusille. Elle croyait que si elle faisait le moindre mouvement

    cela attirerait la mort des siens, cest pourquoi elle se contractait.

    p.036 En pareil cas, le malade est oblig de prendre une attitude,

    et, comme me disait lun de mes malades, cest comme un

    soldat qui doit obir la consigne .

    Ltat de ces malades est donc le suivant : leur personnalit est

    non seulement engourdie, mais elle est commande ; ils ont perdu

    la libert, ils se trouvent dans la situation dun pays qui serait sous

    une occupation trangre, comme par exemple quand la France

    tait occupe par les Allemands. Ceux-ci donnaient lordre aux

    prfets de police franais de faire ceci ou cela, mme si ctait

    contraire aux intrts de la France. Et cela avait bien lair dtre

    fait par les autorits franaises ; de mme, chez les malades, cela

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    40

    a bien lair dtre fait par eux-mmes, mais cest fait par ordre.

    Cest pourquoi ces malheureux malades sont pris trs souvent

    pour des simulateurs parce que lon ne peut pas imaginer quune

    volont soit commande.

    Et lorsque laltration de la personnalit va plus loin, alors la

    personnalit sengourdit encore plus et apparaissent des

    automatismes. A ce moment, le malade fait des mouvements, des

    gestes ; ce nest plus sa personnalit qui agit par ordre, mais cest

    son corps qui se meut tout seul, et il assiste plus ou moins

    impuissant ces mouvements qui se produisent tout seuls. Ce

    sont ces phnomnes dautomatisme qui peuvent dailleurs se

    dsagrger et se simplifier de plus en plus : au dbut, ce sont

    encore des mouvements coordonns, avec une composante

    psychique, autrement dit des gestes complexes. Mais lorsque la

    maladie saccentue, on a ensuite limpression que la personnalit

    est presque disparue. Les mouvements sont simplifis et prennent

    la forme de simples ractions motrices strotypes, vritables

    mcanismes lmentaires. Puis le sujet devient inerte, ne parle

    plus, ne bouge plus, est comme un tre purement vgtatif.

    Pendant trs longtemps lon a pens que, dans cet tat, la

    personnalit tait morte. Mais lorsque lon observe bien les

    malades, lon saperoit quil nen est rien. Mme dans cet tat de

    dchance, on voit que le malade a souvent gard le souvenir de

    ce qui lindigne et le sentiment du juste et de linjuste, de ce qui lui

    plat ou de ce qui lui est dsagrable. Et ses ractions, mme

    minimes, traduisent encore p.037 une personnalit qui est

    conserve, mais qui est mure. Cest ce que jai dsign sous le

    nom de personnalit profonde.

    Vous voyez donc que ltude des maladies mentales nous

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    41

    montre que la personnalit est bien plus rsistante que nous ne le

    pensions. Non seulement elle existe, mais elle rsiste mme

    lorsquelle parat effondre ; mme dans les tats de dmence, de

    dchance, nous voyons encore des signes de cette personnalit

    qui na pas pu tre dtruite. Elle ne peut mme pas tre

    compltement dtruite dans les dmences les plus graves, avec

    des lsions du systme nerveux, dans ces cas de dmence

    organique, comme par exemple les dmences sniles.

    Ces malheureux dments sniles paraissent au premier abord

    des ruines de lge. Leur mmoire, leur intelligence paraissent

    vraiment englouties. Nanmoins lexprience suivante que jai

    souvent faite montre chez ces malades un phnomne trs

    tonnant. Trs souvent, le malade est conduit par sa famille

    lhpital, et la famille, avec beaucoup de scrupules, me dit : Je

    vous lamne parce quil est totalement inconscient et je pense que

    je peux navoir aucun scrupule me sparer de lui. Le malade

    ne sait pas o il est. Il me dit : Je suis toujours chez moi. Et

    brusquement, ds que sa famille est partie, il se met pleurer

    chaudes larmes. Il ne sait pas o il est, mais il a senti quil ntait

    plus chez lui. La personnalit na plus dintelligence, mais elle a

    toujours le sentiment. Cest ce que Scipion Pinel le neveu du

    grand Pinel avait appel la conscience de cur, car la

    conscience desprit peut tre supprime et la conscience de cur

    demeurer.

    Vous voyez la rsistance extraordinaire de la personnalit. En

    outre il ne faudrait pas croire que toutes les manifestations de

    dsagrgation que je viens de vous dcrire soient des stades

    statiques. Pas du tout. Ce sont des stades qui peuvent sarrter

    tout moment. Certains malades, mme arrivs la plus extrme

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    42

    dchance, peuvent reparcourir les stades en sens inverse et

    revenir la gurison. On ne croit plus maintenant que tous ces

    stades taient des maladies spares. Nous savons que la gurison

    est possible. Cest l la loi des stades.

    *

    p.038 Voil les donnes psychiatriques. Abordons maintenant

    quelques lments dordre biologique. Les donnes psychiatriques

    nous ont bien montr lexistence incontestable de la personnalit.

    Que nous montrent les donnes biologiques ? A quoi correspond

    cette personnalit ?

    Tout le monde est daccord pour reconnatre que le systme

    nerveux et le cerveau jouent un trs grand rle dans notre

    psychologie, mais il nest pas si sr, comme on le dit, que ce rle

    soit exclusif. Examinons dabord ce que peut nous apporter la

    physiologie crbrale au point o elle en est actuellement.

    La physiologie crbrale repose avant tout sur les localisations

    crbrales, cest--dire sur la dcouverte dans le cerveau de centres

    qui commandent tel ou tel phnomne ; par exemple, telle zone

    excite va provoquer les secousses de tels muscles du membre

    suprieur, infrieur ou de la face. Telle zone crbrale dtruite va

    amener la paralysie de tel segment du corps. Ce sont des zones trs

    prcises, mais lorsque ces zones localises sont atteintes, on peut

    avoir une paralysie, mais lon na aucun trouble du psychisme. Et

    voil le fait capital sur lequel on a beaucoup insist. Vous pouvez tre

    paralys de tout un ct, tre hmiplgique du ct gauche, ne plus

    vous servir du bras ni de la jambe gauche, mais vous avez toujours

    la volont dtre mu, seuls les membres ne rpondent plus,

    linstrument est bris. Le faisceau pyramidal est bris. Comme ce

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    43

    genre de paralysie est en rapport avec une localisation anatomique,

    on lappelle une paralysie organique.

    Mais prenons le cas maintenant dun sujet qui na plus la

    volont de faire marcher la moiti de son corps, il na rien de

    paralys. Ici seule linitiative du mouvement, lordre initial ne vient

    plus. Que vous veniez inciter ce sujet par un fort courant

    lectrique, ou limpressionner, et voil brusquement que sa

    volont est rtablie. Nous tombons donc dans des phnomnes qui

    ne sont plus les mmes que les prcdents et nous dirons quil

    sagit dune paralysie psychique, dune paralysie hystrique.

    Pendant longtemps on a considr que lon pourrait, sous lempire

    du dualisme, faire une distinction absolue entre ces deux ordres de

    paralysie. Les p.039 premires tant lies seulement, pensait-on,

    un tat du corps, les secondes nayant aucun substratum matriel,

    lesprit seul tant touch.

    Mais si, au lieu de prendre lhypothse dune lsion qui a dtruit

    une partie du systme nerveux, nous envisageons une intoxication

    comme celle que provoque lalcool, une intoxication digestive ou

    autre, alors lintoxication qui va toucher tout le systme nerveux

    va toucher le psychisme et la volont ; la volont elle-mme nest

    donc pas une entit mtaphysique.

    Voil les dernires nouvelles scientifiques. Pendant trs

    longtemps, lon a considr que lon pouvait distinguer, dune part,

    le corps, qui ne comportait que des instruments dexcution

    automatiques, et, dautre part, la volont, daspect mtaphysique,

    entit suprieure venant don ne sait o, lme, pure en quelque

    sorte, trangre toute personnalit corporelle. Cest ce qua

    soutenu notamment Bergson dans sa conception des souvenirs

    purs et des phnomnes purs de la conscience.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    44

    Nous savons maintenant que ce dualisme ne peut plus tre

    soutenu au point de vue scientifique ; les phnomnes quon

    appelait organiques ne sont que des phnomnes de

    localisation, mais notre personnalit elle-mme nest pas trangre

    et indpendante de notre corps. Elle peut tre touche dans ses

    fonctions les plus leves, par des poisons, par des toxiques, et

    cest l tout ce chapitre nouveau quon peut appeler le chapitre des

    poisons de la volont . Il y a des poisons lectifs qui touchent la

    personnalit, qui vous enlvent votre volont et qui sont capables

    de faire de vous un cataleptique, un mort vivant, comme ceux

    dont je parlais plus haut.

    On peut tudier ces poisons scientifiquement, chez les animaux

    chez les animaux suprieurs, bien entendu mais vous pouvez

    observer, par exemple chez un chat, chez un singe, animaux qui

    ont beaucoup dinitiative, quils peuvent tre transforms

    instantanment en animaux empaills, aprs une simple injection.

    Je pourrais trs bien vous prsenter un chat, un chien, un singe,

    qui resteraient absolument ptrifis, immobiles, devant moi. Cest

    un genre dexercice que jai fait plusieurs fois et encore tout p.040

    rcemment. Quand laction du poison est termine, les animaux

    reprennent leur initiative, parfois brusquement 1.

    Il existe des poisons de la volont, et cest probablement dans

    ltude de ces poisons que rsideraient les plus grands progrs de

    la psychiatrie venir. Tous les psychiatres, tous les psychologues,

    tous les mdecins, sont unanimes reconnatre que la folie nest

    autre chose, comme le disait Baillarger, que lexercice

    1 Cest toute la question de la catatonie exprimentale que jai tudie au dbut avec H.de Jong (dAmsterdam) en 1928 avec un alcalode, la bulbocapnine, et qui a fait lobjetensuite dtudes nombreuses avec dautres poisons.

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    45

    involontaire de nos facults . Ce que nous appelons lalination

    mentale, cest un tat dans lequel les ides arrivent en foule, et ne

    peuvent plus tre enregistres. Les actes marchent, et il ny a plus

    de direction, il ny a plus de volont qui slectionne. Lorsque le

    contrle revient, cest que la raison est revenue.

    Or, il est impressionnant que des poisons puissent raliser

    exprimentalement un tel tat, et il est vident que si nous

    connaissions trs bien ces poisons, un champ immense souvrirait

    nous.

    Ces recherches, que nous avons menes depuis de trs longues

    annes, sont poursuivies sur une trs grande chelle, en Suisse

    mme, Ble, en Allemagne, Tubingue et aussi en Italie, en

    Amrique, etc. Elles ont permis dj didentifier un certain nombre

    de poisons sortis surtout du tube digestif, poisons prsents dj en

    Italie par Buscaino. Il semble bien que cest notre tube digestif qui

    soit lorigine de la plupart de ces poisons qui agissent sur notre

    psychisme. Je mentionne en particulier lintestin et le foie. De la bile

    on peut tirer des poisons ayant une action extraordinaire, mme de

    la bile de gens normaux, mais surtout de la bile de gens malades.

    Cest l une ouverture tout fait importante, qui nous montre quil

    ne sagit pas de shypnotiser uniquement sur le cerveau, mais que

    dans le corps, et bien loin du cerveau, on peut trouver des causes

    qui vont endormir notre esprit et perturber notre raison. Et les

    consquences sont considrables, parce quil sagit de consquences

    dhygine. Cest lhygine de lalimentation, de lappareil digestif,

    cest lhygine de la vie. Cest l une des p.041 mthodes prventives

    et curatives les plus importantes des troubles mentaux et des

    maladies de la personnalit.

    Ainsi, notre personnalit est trs rsistante, mais aussi trs

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    46

    fragile ; elle ne disparat pas, mais elle est trs facilement

    obscurcie par le moindre poison qui lendort, et transforme son

    action en rve ou en automatisme. Do lextrme importance de

    lhygine alimentaire, de lhygine des toxiques. Vous voyez les

    consquences au point de vue social. Il me suffira de vous rappeler

    quune des causes les plus redoutables des maladies mentales

    cest lalcool et aussi les innombrables toxiques, malheureusement

    si rpandus actuellement. Si les mfaits de lalcool disparaissaient,

    comme on la vu parfois dans des circonstances exceptionnelles,

    on fermerait au moins un tiers des asiles dalins et je suis

    peut-tre au-dessous de la vrit !

    *

    Mais il ne faudrait pas croire que les causes de ces troubles qui

    atteignent la personnalit sont uniquement biologiques. Il y a aussi

    des causes morales. Vous voyez quon ne peut pas tre dualiste,

    quon ne peut pas opposer le corps et lesprit. Ces causes morales

    peuvent jouer un rle norme, et nous ne sommes plus au temps o

    lon supposait que les fonctions morales taient des fonctions

    spares du corps et inaccessibles. Des souffrances morales peuvent

    perturber lorganisme entier et attirer des maladies graves, et mme

    mortelles. Je vous en citerai de nombreux exemples. Nous savons

    depuis Freud que le refoulement de certains dsirs peut avoir des

    consquences dans la production de certaines nvroses. Mais le

    refoulement de la conscience morale peut avoir des consquences

    infiniment plus graves. Je vous en citerai quelques exemples.

    Je me rappelle le cas dun officier de la guerre 1914-1918 qui,

    lors dun bombardement terrifiant, avait donn ses hommes

    lordre de sortir de la tranche. Les hommes hsitaient, se

    rebiffaient, mais il les a obligs sortir. Il est sorti avec eux, mais,

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    47

    pouvant lui-mme par le bombardement, il sest blotti dans un

    abri, alors que les hommes continuaient davancer. Tous ont t

    tus ; lui seul est rest indemne. Cet vnement lavait beaucoup

    p.042 affect sur le champ, puis il lavait, semble-t-il, oubli pendant

    une vingtaine dannes. Cest vingt ans aprs, la suite de fatigues

    et de troubles dune amibiase contracte aux colonies, que le

    remords est devenu tellement excruciant, que le malheureux a fait

    un tat mlancolique. Cet tat rsistait en apparence tout

    traitement. Il a t trait par llectro-choc, qui a produit

    immdiatement une fracture de la colonne vertbrale. Cette

    fracture, pour paradoxal que cela paraisse, lui a fait beaucoup de

    bien moralement. A la suite de cette fracture, ce malheureux sest

    senti soulag, non par le fait mme de la fracture, mais parce quil

    avait limpression dexpier. Ds que la fracture fut gurie, et que

    ses souffrances physiques furent calmes, il retomba dans la

    mlancolie. Je le perdis de vue, mais jappris plus tard quil avait

    mis fin ses jours, toujours sous lempire de son mal.

    Je me rappelle encore le cas dune malade, bien plus grave, qui

    prsentait un tableau dalination mentale avance, rappelant un

    peu les scnes de Macbeth, regardant avec terreur ses mains

    quelle croyait souilles, et parfois poussant des lamentations

    pathtiques rappelant la tragdie antique.

    Il sagissait dune femme qui avait t recueillie et soigne par

    ses beaux-parents aprs son veuvage. Elle stait laiss sduire

    par son beau-pre, et avait ensuite pris horreur de cette faute,

    dont elle ne pouvait se consoler. Le sentiment de cette faute tait

    tellement excruciant quun grand nombre dannes aprs, elle en

    tait encore marque.

    Je pourrais citer de trs nombreux exemples qui montreraient

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    48

    laction extraordinaire de la conscience morale qui, lorsquelle est

    perturbe, arrive quelquefois disloquer des personnalits, et

    mme inhiber la volont.

    Jai observ ainsi un malade qui, ayant eu des relations

    incestueuses avec sa tante, et devant partir avec elle en voyage,

    eut, le jour du dpart, limpression dinfluences extraordinaires.

    Une force la empch de se lever et de sortir de chez lui. Il na

    pas pu prendre le train. Ces phnomnes se sont ensuite

    dvelopps, et ont quelque peu dsagrg sa personnalit avec

    des phnomnes dlirants et hallucinatoires trs complexes.

    p.043 Cest vous dire que ces conflits moraux ont une importance

    norme et peuvent dissocier la personnalit. Ils peuvent non

    seulement la disloquer, mais encore la pousser au paroxysme.

    Cest ainsi quarrivent les haines pathologiques. Je me souviens

    dun jeune homme qui, se trouvant dans mon service, avait un

    sentiment, dailleurs tout platonique, pour un autre garon, qui se

    trouvait non loin de l, dans un pavillon voisin. Ce garon mourut

    dune affection intercurrente, dune tuberculose. La mort de ce

    garon rvla chez mon malade comme une sorte de culpabilit, la

    culpabilit dun sentiment qui tait cependant trs rel. Accabl

    sous ce sentiment de remords, il passa brusquement la haine,

    car laccablement dont il souffrait, il le transposa sur lextrieur. Il

    accusait les infirmiers, le mdecin, les Juifs, de le considrer

    comme un homosexuel. Il fit un vritable dlire de perscution,

    dune violence extrme.

    Il en est ainsi de beaucoup de ces tats de perscution et de

    haine, quils sobservent dans la vie sociale ou dans les asiles

    dalins. Ce sont des tats qui sont trs souvent la consquence

    de ces conflits moraux, de ces sentiments daccusation interne

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    49

    rejets sur lextrieur. On comprend que lorsque de tels tats

    surviennent chez des sujets qui se trouvent dans la vie sociale et

    qui disposent dune force assez puissante, on puisse voir venir des

    convulsions sociales terrifiantes. Il suffit de quelques sujets de ce

    genre pour bouleverser une socit entire.

    Il faut reconnatre dailleurs quun certain nombre de sujets

    sont, plus que dautres, sensibles ce genre de maladie, ce sont

    des sujets qui ont peu dvelopp en eux le sentiment dhumanit,

    qui vibrent trs difficilement, qui ragissent par des phnomnes

    dorgueil monstrueux ce sentiment de culpabilit quils

    ressentent, et qui arrivent des orgueils agressifs. Cest ce que

    nous avons tudi sous le nom de nietzschisme , mentalit

    spciale, et qui a beaucoup dintrt dans ltude de la vie sociale.

    *

    Je mexcuse de la longueur de cet expos, mais vous voyez que

    les donnes scientifiques sur la personnalit sont trs abondantes.

    p.044 Malheureusement, les ides nont pas volu paralllement aux

    faits. Nos ides actuelles sont restes en arrire, elle en sont restes

    aux localisations crbrales, cest pourquoi on nie la personnalit et

    on veut la ramener simplement quelques automatismes,

    quelques instruments dexcution, aux sujets-robots.

    Mais les faits nouveaux que je viens de vous exposer, et

    dautres trs nombreux, nous montrent de toute vidence

    lexistence de la personnalit, sa rsistance, sa sensibilit aux

    facteurs toxiques, et aux facteurs moraux.

    Il faut donc bien reconnatre cette personnalit et bien

    distinguer les instruments dexcution mcaniques quelle a sa

    disposition, et son existence mme. Mais cette personnalit est

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    50

    autant physique que psychique. On ne peut plus vivre dans le

    dualisme, on ne peut pas sparer lme du corps, les deux ne font

    quun ; ils se prsentent dans une unit complte. Cest l la

    troisime conception, tout fait diffrente des prcdentes :

    ct du dualisme prdominance spiritualiste, et ct du

    dualisme prdominance corporelle et matrialiste, il y a une

    troisime conception qui est la vraie, la conception synthtique.

    Une personnalit est un tout. Corps et me ne font quun, cest

    indissoluble. Cette notion est capitale, mais nest pas encore

    entre dans nos esprits. Au contraire, toutes les tendances de

    notre poque sont, semble-t-il, braques contre la personnalit,

    non seulement pour la nier, mais pour la dtruire. Ceci est plus

    grave. Il semble quil existe chez une srie de sujets, si acharns

    contre cette notion de personnalit, comme une sorte de mauvaise

    conscience, qui les pousse dtruire cette personnalit qui les

    agace et quils ne peuvent plus supporter. Cest pourquoi un

    certain nombre de courants actuels de la psychiatrie visent la

    destruction de la personnalit.

    Jaborde ici un sujet dlicat. Chacun sait ma position et je sais

    aussi quelle entranera de vigoureuses oppositions que je suis prt

    affronter. Quels sont ces moyens de destruction ? On a dabord

    essay de provoquer des comas, de plonger les malades dans le

    nant, pour soi-disant renouveler leur personnalit. Mais comme

    ces mthodes vont toujours en se perfectionnant, la tendance

    dominante est actuellement, dans la folie, de dtruire une p.045

    partie du systme nerveux pour rduire la personnalit. En effet,

    la personnalit est trs rduite, aprs ces oprations, dont on a

    maintenant malheureusement une triste exprience, et que les

    tentatives faites par nous et bien dautres sur les animaux auraient

  • La connaissance de lhomme au XXe sicle

    51

    d empcher. Ces oprations montrent une diminution, une

    caricature, une atteinte de la personnalit, quelque chose de

    tellement effrayant, qu mon avis de telles oprations, qui ont t

    vulgarises de faon excessive et imprudente, sont un vritable

    danger pour les individus comme pour la socit.

    Lorsque je me suis lev avec force contre ces oprations,

    parce que je les avais pratiques sur les animaux, et en particulier

    sur les singes, et que jen avais vu les tristes rsultats, on ma

    rpt : Vous tes le seul, vous tes une exception, par un souci

    excessif dhumanit dont vous avez vraiment une sorte de

    passion. On a dit galement, dans une soc