connaissance de l'homme
TRANSCRIPT
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@RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE
TOME VI(1951)
LA CONNAISSANCE DELHOMME AU XXe SICLE
Marcel GRIAULE Henri BARUKMaurice MERLEAU-PONTY - Jules ROMAINSR. P. DANILOU - Charles WESTPHAL
Jos ORTEGA Y GASSET
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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dition lectronique ralise partir du tome VI (1951) des Textes desconfrences et des entretiens organiss par les Rencontres Internationalesde Genve. Les ditions de la Baconnire, Neuchtel, 1951, 368 pages.Collection : Histoire et socit d'aujourd'hui.
Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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deuxime de couverture
Le propos : en centrant les dbats sur quelques
aspects particulirement importants de la recherche et
de la cration contemporaines , rechercher, dans les
divers aspects de lhomme qui nous sont aujourdhui
rvls, les lments communs susceptibles de le
restaurer dans une unit cratrice renouvele .
Les diverses phases : MARCEL GRIAULE,
prospecteur de la mentalit africaine, nous dcouvre
quelle complexe mtaphysique ordonne la vie de tels
prtendus primitifs. Sur une subtile analyse des
maladies mentales, le psychiatre HENRI BARUK fonde
une vigoureuse dfense de la personnalit... ERIC WEIL
dirige un dbat entre historiens pour ne pas laisser
sans rponse la question quavait pose le professeur
LABROUSSE : que peut lhomme sur son poque ?...
Cet homme de notre demi-sicle, le philosophe
existentialiste MERLEAU-PONTY, avec une rigueur qui
fait songer aux clbres Regards de Paul Valry, nous
le dpeint fort dsarm, en ses diverses ambiguts,
pour affronter ladversit. Sur un ton plus familier,
JULES ROMAINS aussi le montre bien perplexe, opr
de la plupart des tabous auxquels ses prdcesseurs
avaient d leur solidit morale et intellectuelle. Non
moins impitoyablement, JOS ORTEGA Y GASSET
dcrit le tragique dnuement de lhomme daujourdhui,
redevenu un primitif, sans appui dans le pass. A quoi
le pasteur CHARLES WESTPHAL et le R. P. JEAN
DANILOU, dans un de ces duos de fervente loquence
qui sont traditionnels aux Rencontres, ripostent que le
fondement de tout vritable humanisme demeure la
connaissance chrtienne de lhomme. Peut-tre, en
effet, le dilemme se pose-t-il nettement sous cette
forme, devant une situation sans prcdent historique :
ou bien un chaleureux appel aux certitudes religieuses,
ou bien un courageux effort de lucide innovation.
(Ren LALOU, Nouvelles littraires.)
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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TABLE DES MATIRES
(Les tomes)
Avertissement - Introduction
Discours douverture : Albert PICOT Antony BABEL.
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Marcel GRIAULE : Connaissance de lhomme noir. Confrence du 5 septembre 1951.
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC, le 7 septembre.
Henri BARUK : Le problme de la personnalit humaine. Confrence du 7 septembre.
PREMIER ENTRETIEN PRIVE, le 8 septembre.
Maurice MERLEAU-PONTY : Lhomme et ladversit. Confrence du 10 septembre.
DEUXIME ENTRETIEN PUBLIC, le 11 septembre.
Jules ROMAINS : Connaissance de lhomme du vingtime sicle. Confrence du 11septembre.
DEUXIME ENTRETIEN PRIVE, le 12 septembre.
Jos ORTEGA Y GASSET : Le pass et lavenir pour lhomme actuel. Confrence du12 septembre.
TROISIME ENTRETIEN PUBLIC, le 13 septembre.
R. P. DANILOU : Humanisme et christianisme. Confrence du 13 septembre.
Charles WESTPHAL : La connaissance chrtienne de lhomme. Confrence du 13septembre.
TROISIME ENTRETIEN PRIVE, le 14 septembre.
QUATRIME ENTRETIEN PUBLIC, le 14 septembre.
CINQUIME ENTRETIEN PUBLIC, le 15 septembre.
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Index : Participants aux entretiens.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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AVERTISSEMENT
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p.007 Comme on le sait, les Rencontres Internationales de Genve avaient
dcid dorganiser cette anne leurs dbats autour du thme de La
connaissance de lhomme au XXe sicle . Le prsent volume contient
lensemble des confrences et des entretiens qui lui ont t consacrs.
Lintroduction dont nous avons fait prcder ces textes et qui est
emprunte au programme mme des Rencontres Internationales de Genve,
prcise lorientation que le Comit dorganisation entendait donner la srie de
ses manifestations.
En ce qui concerne les confrences, nous rappelons que, conformment aux
annes prcdentes, cest le texte in extenso que nous publions tel quil a t
prononc par les confrenciers. Un seul dentre eux fait dfaut ici : celui dErnest
Labrousse, qui le 6 septembre au soir devait traiter ce sujet : Que peut
lhomme sur son poque ? accident le jour mme de son entre en Suisse,
M. Labrousse na malheureusement pu donner sa confrence. Par la suite, son
tat de convalescence et la reprise de ses nombreuses occupations ne lui ont
pas permis de rdiger les notes quil avait prises en vue de son expos. Nous
dplorons cette absence qui prive notre recueil dune brillante collaboration.
Quant aux entretiens eux-mmes publics et privs ils ont t tablis
sur la base du stnogramme de chaque sance. Le but que nous nous sommes
assign en les publiant na pas chang ; nous essayons de restituer le vif des
discussions, de dgager leurs lignes de forces, leur direction principale, den
marquer les articulations, de rendre enfin significative et nette la confrontation
des thses. Cest cette seule fin que des digressions, ici et l, ou des
interventions qui navaient pas directement rapport avec le sujet des dbats ont
t rsumes. Nous ajoutons, en dernier lieu, que, dans la mesure du possible,
nous avons conserv aux textes des interventions leur caractre oral.
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INTRODUCTION 1
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p.009 En 1950, notre Comit stait demand sil ne convenait pas de
faire le point des acquisitions culturelles au cours du demi-sicle coul : il y
renona par crainte quun tel sujet ne maintnt les dbats dans le cadre dun
inventaire trop ambitieux et par l mme superficiel. Cette anne, pour
rpondre au dsir exprim par diffrents milieux genevois dun thme qui
permette une large information, nous sommes revenus ce projet, mais avec le
souci dviter lcueil dun simple bilan. Nous avons circonscrit le champ
dinvestigation, qui a t limit aux sciences dites morales ; un champ par
lui-mme dj si considrable que notre dessein na pas t de le parcourir
entirement. Nous avons simplement voulu, dans quelques domaines
particulirement importants de la recherche et de la cration contemporaines
littrature, art, ethnologie, psychologie, mdecine, histoire ou philosophie ,
donner la parole des personnalits de premier plan, en guise dintroduction
un dbat susceptible douvrir de nouveaux horizons et de mettre en lumire les
mthodes et les dcouvertes les plus rcentes.
Bien quil soit ainsi dlimit, le sujet demeure extrmement vaste et
complexe. Que lon considre la seule psychologie ! On sait comment, au
sicle dernier, par prjug positiviste, elle stait rapproche intimement de
la physiologie. Ce courant objectiviste est toujours vivant, qui saffirme
aujourdhui notamment par la fameuse cole amricaine du comportement ;
mais il a beaucoup gagn en subtilit. Par ailleurs, la psychanalyse
freudienne, en dcouvrant chez lhomme toute une substructure dinstincts
refouls, et sous les symboles du rve et de lart le travestissement ou la
sublimation de dsirs ou de souvenirs oublis, a ouvert des perspectives
insouponnes, dont certaines ont abouti aux vues galement importantes
dAdler et de Jung. Et nous ne disons rien de la psychologie gntique, qui a
fait apparatre lenfant comme un tre ayant sa propre reprsentation du
monde, sa manire lui de juger et de raisonner ; ni de la sociologie, qui a
donn droit de cit la notion dune mentalit primitive, fconde pour
1 Thmes de rflexions proposs par les organisateurs des R. I. G. 1951 (programme).
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lexplication de nombreuses manifestations humaines.
p.010 En bref, alors que la seconde moiti du XIXe sicle, imbue dune
conception linaire et mcaniste de lvolution, prtendait retracer la gense de
ltre humain partir dlments supposs simples, et laide de lois
lmentaires, les recherches contemporaines ont montr que cette vision des
origines de lhomme tait nave et superficielle. Cet ensemble defforts qui tend
dgager lhomme dans son originalit foncire, en saisir la ralit sous ses
aspects divers et apparemment les plus illogiques, fait apparatre un
trfonds de lme humaine singulirement plus complexe quon ne
limaginait.
Le cycle des confrences prvues suffira sans doute pour montrer combien la
notion de nature humaine sest approfondie et enrichie depuis une
cinquantaine dannes, au point de rendre, sinon dsute du moins insuffisante,
lide classique de lhomme comme animal raisonnable. On sait aujourdhui que
cette raison est prcaire, quelle saccompagne dautres lments quon ne peut
plus ngliger mais quil sagit d intgrer de quelque faon : lments
dorigine sociale ou qui ont leur source dans le primitif, linfantile, voire dans le
morbide.
Pourtant, on ne peut parler, en langage biologique, de lhomme sur la terre
sans que surgisse spontane et imprieuse linterrogation sur le sens de
cette aventure cosmique, et le problme de la raison, en tant que celle-ci est
inhrente toute vise dun quilibre, toute tentative dtablir un ordre des
valeurs, demeure dune importance vitale. Il est donc lgitime de se demander
si les multiples visages de lhomme que nous renvoie chaque science qui ltudie
selon ses dmarches particulires peuvent sharmoniser, si la confrontation des
diverses mthodes et dcouvertes permet de dceler certaines constantes
capables de nous acheminer vers une nouvelle forme dhumanisme.
De mme quun Malraux a voulu, dans sa psychologie de lart , montrer
les constantes de lesprit artistique travers ses manifestations dissmines
dans lespace et dans le temps, de mme on peut tenter de rechercher, dans les
divers aspects de lhomme qui nous sont aujourdhui rvls, les lments
communs susceptibles de le restaurer dans une unit cratrice renouvele.
Cette fois encore, les Rencontres Internationales de Genve, fidles leur
inspiration initiale, ne prtendent aucunement suggrer une solution. Elles
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visent seulement engager sur ces problmes en vue de leur clarification
gnrale un dialogue dune vaste porte, dont la pleine validit ne peut tre
assure que par son niveau lev et le degr de conscience qui lanimera.
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MARCEL GRIAULE
CONNAISSANCE DE LHOMME NOIR 1
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p.011 Il a paru opportun au Comit des Rencontres
Internationales de placer celles de 1951 sous le signe de lHomme
en tant quobjet de connaissances. Signe immense qui couvre
toute la terre et ldifice immatriel des sicles. Signe mystrieux
aussi dont les sciences et les littratures, comme les cultures qui
nont ni la science ni la littrature, cherchent le dchiffrement. Car,
disons-le, ds labord, les Occidentaux nont pas seuls le privilge
de la curiosit : ceux quon nomme avec tant de dsinvolture les
primitifs , se posent aussi la question de la connaissance deux-
mmes et du monde.
Et cest prcisment certains de ces peuples je veux dire
les Noirs desprit non scientifique, non littraire, du moins en
apparence, que nous demanderons un tmoignage aujourdhui.
Il fallait un cadre comme Genve, un public comme celui des
Rencontres, pour permettre ces propos qui ne vont pas dans le
sens de lopinion traditionnelle et auxquels, il y a deux ans, mon
ami Ren Grousset avait fait une allusion prventive.
Il tait admis jusqu ces derniers temps que les Noirs avaient
dvelopp autrefois des civilisations considrables, sur la nature
desquelles nous ne sommes dailleurs renseigns que par des
documents morts (ruines, gravures, allusions de la littrature
arabe). p.012 Mais on convenait quil ne restait rien de tout cela et
1 Confrence du 5 septembre 1951.
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que les peuples vivant actuellement en Afrique tropicale taient
retombs un niveau trs bas, sinon au plus bas de tous ceux que
nous croyons connatre.
Il est acquis aujourdhui quil faut revenir sur cette dernire
opinion : les Noirs ont une culture dont nous ne faisons
quentrevoir les richesses, mais sur laquelle nous pouvons faire la
lumire puisque nous disposons non de ruines ou dallusions, mais
de documents vivants qui sont les hommes noirs eux-mmes.
Et du fait que ces hommes sont vivants, du fait quils forment
des Etats libres ou des peuples appels tt ou tard lautonomie, il
est, pour les Occidentaux, aussi opportun du point de vue politique
quindispensable du point de vue scientifique de nous tourner vers
eux pour les interroger sur ce quils sont. La connaissance de cette
manire de nouveau monde spirituel est en effet ncessaire ceux
qui tort ou raison prennent le droit de le diriger vers je ne
sais quel destin.
Les Noirs nous apparaissent, en Afrique notamment, comme
une mosaque de populations sans liens entre elles, incapables
mme de se comprendre tant donn la multiplicit des langues,
les diffrences des organisations sociales ou religieuses, la
diversit des modes de vie. Et si nous pntrons dans lune delles,
elle noffre aux yeux non avertis que lapparence de la pauvret ou
de llmentaire.
Les techniques sont restes des stades anciens, quil sagisse
dagriculture, de tissage, de batellerie, ou de mdecine. Les
techniques sociales car il existe des techniques de la vie en
socit paraissent la fois frustes et compliques. Sur le plan
des liaisons avec le surnaturel, lEuropen ne dcouvre que
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gesticulations disparates, formules banales ou incomprhensibles,
reprsentations naves et multiplies linfini, fixes dans des
lgendes ou des fables de peu de poids.
Le monde noir, pour nous, est le rgne de leffrn, de la danse
perdre haleine. Il est aussi le rgne de lapathique, des longues
journes o le sol, dessch par le soleil ou incendi par les feux
de brousse sur des milliers de kilomtres, ne permet aucun travail.
p.013 Or cest justement en saison sche, quand les routes sont
praticables, lorsque les ponts sont rtablis, que le Blanc se dplace
dans larrire-pays et quil y rencontre des hommes flnant sous
les arbres ou sous les rochers, des femmes devisant dans les
villages et semblant vivre une ternelle paresse. Ce monde est
aussi le rgne de lodieux : le Noir, dans nos dessins humoristiques
comme dans nos catchismes moraux, est un cannibale vivant
dans des contres sauvages de forts ou de savanes dont les fruits
et les btes seraient sa nourriture de base.
Ces ides correspondent-elles la ralit ? A cette question
nous rpondons : non ! Ces ides ne reposent que sur une
tradition occidentale dignorance des autres, de supriorit de soi,
et, disons le mot, dincapacit concevoir une mentalit o notre
pense, nous, ne soit comme naturelle, indispensable, la seule
rationnelle, la seule possible.
Dans ltat actuel des recherches, la pense du monde noir, (il
sagit ici, en ralit, des populations Bambara, Mandingue, Dogon,
Bozo, Minianka, Samogo, Mossi, Koul, Forgerons, Trouvres, soit
3 4 millions dhommes) prsente les caractristiques suivantes :
elle est oriente vers un savoir qui peut parfois se confondre avec
une connaissance adquate, mais qui, le plus souvent, est une
sophie. Cette pense fait de lUnivers un ensemble ordonn, o
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lide de loi est moins prsente que celle dharmonie prtablie,
sans cesse trouble, et continment rordonne. Chaque partie de
cet ensemble est un rsum du tout. Il ny a ni sujet, ni objet,
mais des choses lies dans un seul rgne. En consquence du
principe prcdent, lesprit des Noirs tablit un rseau
dquivalences entre toutes les choses par le moyen dun appareil
de symboles qui, par jeux harmonieux et glissements insensibles,
conduit de la harpe au mtier tisser, du vtement au verbe
crateur, du dmiurge au dtritus. Car il sagit en quelque sorte
dune mtaphysique thorique et pratique qui, dune part, explique
lUnivers, rpondant ainsi au besoin inn de comprendre, et qui,
dautre part, forme larmature spirituelle de la vie des hommes.
Il ny a donc pas l science proprement parler. Nous sommes
ici encore la priode mythique. Mais il sagit de mythes
coordonns, p.014 conjugus, expliqus, et non juxtaposs en cette
sorte de dsordre grec auquel nous sommes habitus (le dsordre,
dailleurs, nest pas le fait des Grecs, il est le ntre : nous ne
comprenons pas encore bien des textes qui sont pour nous
sotriques).
Car ici, une rserve simpose, capitale : le mot mythe ne doit pas
sentendre au sens ordinaire de forme potique, un peu absurde,
fantaisiste ou enfantine. Le mythe nest, chez les Noirs, quune
manire dexposer ; il est une affabulation volontaire dides
matresses qui ne peuvent tre mises la porte de tous,
nimporte quel moment. Il constitue une manire de connaissance
lgre lexpression est bambara livrable au vulgaire. Il cache
des noncs clairs et des systmes cohrents rservs aux initis
qui, eux, ont accs la connaissance profonde .
Les mythes se prsentent par couches, comme les enveloppes
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dune graine, et lune de leurs raisons dtre est prcisment de
recouvrir et de drober aux profanes une prcieuse fcule qui, elle,
semble bien appartenir un savoir universel et valable. Ils sont
exprims de diverses manires et non seulement par la parole : ils
sous-tendent toutes les activits : les institutions civiles,
juridiques, familiales, religieuses, techniques. Jentends par l que
les coutumes, au sens juridique, les rites civils ou religieux, les
parents, les matriels, les gestes techniques et les agents eux-
mmes de toutes les activits prsentent, soit furtivement, soit
continment, des panneaux de la connaissance, panneaux qui
sassemblent deux-mmes pour former le panorama du monde du
point de vue de lesprit. Et cest pourquoi, au cours de cet expos,
je reviendrai constamment au concret, au matriel, au geste, la
pratique, qui sont, dans le visible, la projection de lide.
Entrons, si vous le voulez bien, dans le vif du sujet, en nous
rfrant surtout la mtaphysique des Dogons qui est, jusqu
prsent, la plus connue.Fig. 1
La reprsentation que les Noirs se font du monde
repose sur le principe de la vibration interne de la
matire dune part et dun certain mouvement
gnral de lensemble du monde dautre part. Cette
vibration hlicodale est dessine sur les faades des
sanctuaires et sur divers matriels sous forme dune ligne de p.015
chevrons (fig. 1). Quant au monde, il se dveloppe en spirale,
matrialise par les fonds de vannerie des paniers et des greniers,
comme par la disposition des autels et des champs. Les deux
mouvements sont galement reprsents par certains
dplacements des danseurs masqus et des officiants lors des
grandes crmonies religieuses.
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Il y a dj deux ides fondamentales exprimant symboliquement
dune part la conservation de la matire, par alternance continuelle
de la gauche et de la droite, du haut et du bas, du pair et de
limpair, dautre part lextension continuelle de lunivers. Les
docteurs soudanais nous enseignent que lorigine de ce
mouvement est dans un corps infiniment petit, matrialis
actuellement par une minuscule graine cultive, digitaria exilis,
qui, avant la cration, avant mme le Crateur, contenait en
puissance tout ce qui devait se dilater en univers.
Plusieurs figures reprsentent ce point de dpart et ces
mouvements primordiaux. (Disons, en passant, que le Noir
sexprime non seulement par le verbe, mais aussi par le dessin et
lcriture.) Lune delles montre latome initial sous forme dun
ovale lintrieur duquel se trouvent les germes des choses
germes dj diffrencis et qui, par suite du mouvement spirale
dextension, surgissent de lenveloppe en sept segments de
longueurs croissantes. Ces segments, qui reprsentent 7 graines
fondamentales (donc 8 au total, avec llment
central), subsistance et substance de lHomme,
constituent larmature de la premire spire
extrieure au grain et qui va donner le branle au
mouvement universel (fig. 2).Fig. 2
Nous verrons comment cette notion de substance se projette
dans lhomme. Mais et nous saisissons l un des aspects de cette
pense cette reprsentation abstraite saccroche solidement et
immdiatement au concret et lhumain. De ces 7 segments, deux
forment la p.016 tte, quatre les membres, et le dernier le sexe de la
crature par excellence qui est lHomme (fig. 3).
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Fig. 3 Fig. 4
Une autre figure, plus explicite encore, montre lovale initial
luf du monde do surgit un premier germe qui se dveloppe
selon un segment droit. Il est suivi dun second qui se place en
travers du premier, donnant ainsi les quatre directions cardinales,
cest--dire lespace, la scne du monde (fig. 4). Un troisime
germe, poussant le premier, se substitue lui, loblige se
courber et prendre une position symtrique de lovale initial par
rapport aux bras transversaux. Nous retombons l encore sur
limage de lhomme, production directe des travaux de cration et
aussi homologue de lunivers lui-mme.
Mais ces transformations des germes ne sont pas exposes
seulement dans des mythes ou dans des instructions donnes aux
initis, ou dans des dessins de dmonstration. Elles se refltent
dans linfrastructure matrielle sur laquelle vivent les Dogons, dans
les difices privs comme dans les difices publics.
Ainsi le plan de la maison de famille est compos de neuf
rectangles ou carrs, figurant la tte, le corps et les membres dun
homme couch sur le ct droit et procrant. Le tout sinscrit dans
luf du monde (fig. 5). Quant aux divers volumes de la maison,
qui se traduisent par des terrasses dingales hauteurs, ils
campent chacun un tre original se dveloppant sur chaque partie
du plan. Lensemble forme une famille architecturale homologue
de la famille humaine. Une autre figuration de ce signe est donne
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sur un plan tout diffrent puisquil sagit de chorgraphie et de
cosmtique : lun des plus anciens masques, sorte de croix de
Lorraine aux branches gales, offre un schma encore plus
abstrait. Laxe est surmont dune boule ou dun couple figurant
lovale initial ou le pouvoir p.017 de procration dont il semble sorti.
Les deux barres transversales sont les membres. Mais ici, nous
assistons un glissement de la symbolique ou, plutt, une
dmonstration de ce symbolisme effrn qui fait que chaque chose
Fig. 5Maison de famille dogon. Les deux pierres du foyer sont les
yeux ; les deux petits cercles des jarres centrales, les seins ; lesdeux carrs des pierres moudre, les rceptacles des germes. Lesquatre grands cercles marquent lemplacement des tours dangle.
a plusieurs signes, et que chaque signe reprsente plusieurs
choses. La forme actuelle du masque est drive dune srie
dautres, dont la premire tait une branche verticale de svastika
qui, elle-mme, tait la matrialisation dune attitude du dmiurge
ds quil eut cr le ciel et la terre. Montrant p.018 son travail dun
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bras tendu vers le haut et lautre abaiss, il indiquait les rsultats
de ses premiers efforts (fig. 6).Fig. 6
Mais cette attitude de repos et de satisfaction fut
trouble par le dsordre que rpandirent les cratures. Le
dieu, dabord immobile, dut se mouvoir pour rorganiser
son uvre ; il le fit en se dplaant selon une hlice
matrialise par adjonction dune branche horizontale la
Fig. 7 la premire (fig. 7). Dans la suite,
lobjet devint ce quil est aujourdhui, cette
diffrence prs que les mains taient disposes en
sens inverse. Port par des hommes de la socit
des masques, il fait partie dune cosmtique
complique. En place publique, le danseur excute
des figures rgles qui reproduisent les gestes
primordiaux du dmiurge, et notamment le dplacement quil
effectua pour rorganiser le monde.
Ce masque est un premier exemple de la projection dans le
matriel dune partie du mythe. Il serait trop long de ltudier en
dtail et de montrer quen additionnant ce quil reprsente sur
divers plans, il exhiberait, lui seul, lensemble de la mythologie
noire.
Prenons un autre exemple concernant cette fois lextension
continuelle de lunivers. Sa matrialisation dans la vie courante
est, pour ainsi dire, sans cesse inscrite dans le systme foncier. En
effet, les premiers champs dlimits lors dune fondation de village
sont disposs selon les quatre points cardinaux, reproduction de
lespace initial.
A partir de lun deux, les champs particuliers se multiplient
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selon un droulement spiral (fig. 8) qui recouvre les abords du
village, puis la rgion et, thoriquement, la terre entire. Les
points de repre, qui sont les autels levs sur les principaux
lieux-dits, rappellent cette marche des terres cultives, qui
rpandit les civilisations sur le sol vierge comme se rpandit la vie
dans lespace.
Fig. 8
Cette hantise des champs ordonns se p.019 retrouve en maints
dtails : champs en carrs, faade de maison, couverture.
Avant de poursuivre lexpos de cette manire de penser,
tudions le souci que montrent ces hommes de consigner leur
savoir je veux dire de le mettre en signes. Et ne soyons pas
tonns de constater quils ont invent des critures, des systmes
de signes, qui nont dautre but que dexprimer, mais qui ont eu,
lorigine, et dans lide du Noir, un rle plus important encore : la
puissance du symbole est en effet telle quon lui attribue la
cration elle-mme. A lorigine, avant lexistence des choses, tait
le symbole, crit ou dessin. Pour certains Noirs, dessiner et crer
se confondent dans le mme vocable.
Le signe suscite la ralit.
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Lcriture est la science dtre.
Science dtre matriellement, dtre spirituellement, car les
signes, thoriquement, sous-tendent sinon tous les tres, du
moins les ttes de liste des catgories dtres et ils le font en
constituant un vritable appareil danalyse et de synthse.
p.020 Si nous reprenons limage du grain dunivers, nous voyons
quen son centre les savants noirs placent une sorte de tableau
oblong, divis en quatre secteurs dans chacun desquels sont situs
les signes correspondant aux catgories de choses places sous la
prsidence de chacun des quatre lments. Dans la rotation
cratrice, ce tableau, en tournant sur lui-mme, projette dans
lespace des signes qui vont se placer respectivement sur les
choses quils symbolisent et qui, jusque-l, ne sont encore quen
puissance. A ce contact, la chose est amene lexistence. De
plus, en se dcomposant en quatre parties relevant des quatre
lments, le signe prsente lanalyse de ce quil recouvre,
permettant lesprit humain la comprhension des choses.
Il sagit jusquici dexploration, de tentative de prhension de
linfiniment petit ou du moins de ce qui peut se ramener
lhumain. Linfiniment grand neffraie pas davantage les Noirs,
puisquaussi bien, ils ne voient dans lun que le simple et invitable
dveloppement de lautre. Selon ces hommes, ces phnomnes
initiaux se sont dvelopps partir dun astre qui est encore pour
nous un mystre et que nous ne connaissons que depuis le sicle
dernier : je veux dire le compagnon de SIRIUS, dont le systme
commande le calendrier noir. Ce compagnon, qui porte le nom de
la Digitaria, est le plus petit des astres, le grain do tout est sorti
et le centre de lespace stellaire. Sa rvolution de 50 ans,
laquelle des calculs compliqus ajoutent dix ans, rythme des ftes
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soixantenaires, qui, chez de nombreux Soudanais marquent le
renouvellement des personnes, des socits et du monde. Car elle
est cense contenir tous les principes de vie ; elle est le grenier
universel o puisent tous les tres et, de ce fait, elle passe pour
tre la plus lourde des toiles.
Mais si elle a le pouvoir de rnover les choses et notamment les
personnes, cest que celles-ci sont construites son image. La
personne humaine, en effet, est conue comme un grenier
renfermant les huit graines de vie dont il a t question. Ces
graines, entreposes dans les clavicules, caractrisent chaque
peuple, chaque fonction, chaque mtier. Lhomme, en tant
quhomologue de la constellation de Sirius, cest--dire de latome
initial, est p.021 une combinaison de graines, symboles des forces de
vie. Il est aussi un dispensateur de forces : dans lacte agricole, il
met en terre les germes de ses clavicules ; avec sa houe dont le
fer forg au feu a fix la chaleur du soleil, il aide la croissance
des tiges, loffrande des prmices, il remet en lui les germes
nouveaux. Semeur de lui-mme, le paysan moissonne sa propre
vie et lengrange symboliquement en sa personne pour les
germinations futures. Il est un champ vivant et un grenier anim
des va-et-vient de la rcolte et de la semence. Il rpte
annuellement la rnovation soixantenaire manant de lastre
tournant au centre du monde. Il est limage et le rsum des
donnes cosmiques et de leurs mouvements.
Mon propos ntait pas de vous donner un panorama complet
de la culture noire. Je nai rien dit des grandes ni des petites
institutions que les Noirs nous montrent sous un jour nouveau :
rien du totmisme, de la circoncision, de la parent, de la
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chefferie, rien de la parure qui pourtant nous enseignerait le
vritable sens du mot cosmtique, dans lequel il y a cosmos. La
parure dune femme est un monde exprim par ses anneaux, par
son pendentif qui indique les 4 directions de lespace ; par ses
boucles doreilles qui protgent les ouvertures de la tte. Le
bandeau qui enserre le battement du sang dans les tempes
rappelle que toute femme est reine parce quelle est orne des
attributs du pouvoir.
Je nai rien dit non plus de la musique, ce monde immense, o
la mystique des nombres et des sons et des intentions rituelles
jouent, plus que dans dautres domaines, o le plus humble des
tambourinaires donne le branle aux travaux des semailles, en
battant au-dessus du fumier familial les premiers rythmes
irrguliers et hsitants du dbut de la cration. Je nai rien dit des
rites minutieux de purification de lme, des pratiques divinatoires,
rien de ldifice grandiose du sacrifice sanglant dun dieu unique,
rien dune manire de rdemption qui annonce le christianisme,
rien du rle essentiel du verbe.
Ce naurait pas t plus raisonnable que de prtendre rsumer
les Grecs en une heure. Jai voulu seulement attirer lattention sur
une partie peu connue de lhumanit ; veiller aussi une certaine
p.022 inquitude sur lignorance occidentale concernant ces peuples
qui, comme tous les autres, se font une reprsentation du monde
et qui, plus que les autres, la placent au cur mme de leurs
activits de tous ordres.
La premire rflexion que nous inspire ce coup dil rapide
concerne la mthode dobservation des peuples appartenant
cette culture : nous retenons quil serait imprudent de les tudier
des points de vue particuliers de la morale, de la langue, de
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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lesthtique ou du religieux. Le phnomne culturel noir est total.
Il lest dune manire flagrante. Il chevauche toutes les disciplines.
Le technologue ne dcouvrira que le plus pauvre ct du
matriel, sil le retire de son bain mythique ; lhistorien des
religions ne verra quune faade de ldifice, sil se dsintresse
dune mtaphysique et dune mathmatique qui connaissent des
origines de la cration ; lastronome qui ne voudrait retenir que
des connaissances adquates serait incapable de reconstituer le
calendrier. Et ceci est une leon quil nous faut mditer une
poque de spcialisation outrance.
Une seconde rflexion porterait sur le manque dindividualisme
de cette culture. Sa conception du monde fait de lhomme noir un
rouage de lUnivers dont la valeur nest ni plus ni moins grande
que celle des autres rouages. Pourtant, ceci ne veut pas dire que
lindividu dans ces socits nexiste pas : en vertu du systme de
correspondance, en vertu du totalisme dont je viens de parler, la
partie est un rsum du tout. Elle est elle-mme mcanisme
complet. Cest dire que lhomme est un univers et qu ce titre il
joint lavantage prestigieux dexister et dexister ternellement,
tant mort que vivant.
Une autre leon est quune civilisation spirituelle na pas besoin,
pour spanouir, daller de pair avec la culture matrielle. Les Noirs
ne possdent que de pauvres industries, mais elles sont lourdes de
sens et de nuances et leur dveloppement suppose lide de
progrs, de dlivrances successives de lhomme par lexploitation
des matriels, dlivrances que lui valut aussi linvention des
techniques sociales et religieuses, comme la technique pure et
simple de lesprit de spculation.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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p.023 Il convient donc dviter de porter un jugement de valeur
sur ces peuples en ne dcouvrant que leur activit extrieure et
immdiatement efficace. Et ceci nous amne concevoir dautre
faon le rle de guide que nous assumons encore vis--vis deux.
Jusquici, les peuples colonisateurs nont envisag quun sens
unique dans le mouvement intellectuel qui les relie aux coloniss.
Ils nont pas encore fait montre de cette modestie si propice au
bon fonctionnement des choses, qui leur ferait accepter de
recevoir, eux aussi, quelques leons distingues sur la manire de
regarder lunivers en face et sous toutes ses faces.
Vous aurez dautre part reconnu, au cours de cet expos
restreint, un certain nombre de constantes de lesprit que vous
avez dj rencontres ailleurs. Je nai pas voulu en faire tat moi-
mme pour ne pas dpasser le temps qui mtait imparti. Je nai
pas pu, mme par simple allusion, voquer le Noir en tant que
pythagoricien, utilisateur de bases multiples, claireur de
larithmtique figure. Je nai pas dit ce quil fallait penser, la
lumire des faits tropicaux, de lastronomie gyptienne,
incompltement livre par ses scribes. Je nai pas os dire quils
me faisaient mieux sentir, sinon comprendre, le logos platonicien,
ou le johannique.
Il semble bien que lon puisse retrouver dans le ddale de ces
penses originales, le fil de la recherche humaine. Nous
comprenons que le Soudanais, dans sa misre technique, sous un
climat sans pardon, sur une terre difficile, ait cherch comme le
Grec, comme le Chalden, comme le Chinois, une explication du
monde dont il importe peu quelle ne soit pas entirement exacte.
Cette explication permettra peut-tre dtablir un nouveau bilan de
lapport fourni au patrimoine culturel de lhumanit par la notion
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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de mentalit improprement nomme primitive.
En effet, si nous suivons mon minent collgue, M. Pierre-
Maxime Schuhl, dans la nouvelle dition de son Essai sur la
formation de la pense grecque, il semble bien que les dernires
investigations des chercheurs franais doivent appeler des
synthses nouvelles et montrer quune influence indirecte des
mythes grecs sur la mythologie soudanaise nest pas impossible. Il
est galement permis de supposer que, dans son tat actuel, la
culture noire p.024 archive vivante est mieux quun reflet des
cultures anciennes ; elle serait bien plutt un ensemble
dinstitutions originales qui, au moment de leur apoge, taient
capables non seulement de recevoir des influences, mais encore
den rpandre et de jouer dans les changes internationaux
antiques, dont nous navons quune ide imparfaite, un rle quil
est grand temps aujourdhui de dcouvrir.
Allons plus loin, au risque de terminer sur un propos os, voire
scandaleux. Lintroduction dune telle matire dans nos systmes
universitaires ne serait-elle pas un procd de choix pour asseoir
sur des bases relles notre enseignement de lhistoire de la
philosophie ? En montrant nos tudiants comment des peuples
vivent sur leurs connaissances, comment ils les poussent dans
tous les replis de leur action et de leur pense, narriverait-on pas
les intresser davantage et concrtement des programmes que
beaucoup trouvent froids et quils poursuivent souvent dans
lunique but dun parchemin ? Ny aurait-il pas l un remde un
certain verbalisme dans lequel nous sommes nombreux nous
complaire parce quil est, entre autres choses, une mthode pour
chapper la ralit. Un enseignement qui tiendrait compte des
mditations, quau cours des sicles les Noirs ont menes sur
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
25
lUnivers et sur eux-mmes, cest--dire, aprs tout, sur lHomme,
nous permettrait peut-tre de lier harmonieusement, comme ils le
font, la philosophie, la mtaphysique et le rel. Je veux parler du
rel journalier, de la charrue, si nous sommes paysans, de ltoile
si nous sommes astronomes.
Ainsi pourrait-on rompre avec les arrire-plans prims dune
forme de pense par trop occidentale et nous acheminer vers un
humanisme encore provisoire, mais constituant une tape nouvelle
de la marche cosmique de lHomme.
@
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
26
HENRI BARUK
LE PROBLME DE LA PERSONNALIT HUMAINE 1
@
p.025 Le sujet gnral donn ces Rencontres internationales,
savoir la connaissance de lhomme au XXe sicle , est
admirablement choisi. Il est dune importance capitale et a une
grande valeur pratique ; il est lui-mme li de trs prs au
problme de la personne humaine.
Si lon considre en effet lhistoire de lhumanit, lon peut tre
frapp du fait que les caractres spcifiques des diverses poques
ont t presque toujours relis la conception quon se faisait de
la personnalit humaine ces diverses poques. Il est troublant et
curieux de noter que les conceptions et les croyances crent
lhistoire. Lhistoire ne pousse pas toute seule. Les faits historiques
et les vnements ne sont pas simplement des manifestations
extrieures plus ou moins fortuites ; ils sont la rsultante des ides
dominantes. Reste savoir si ces ides sont justes ou fausses, ou
si elles sont partiellement justes. Cest lpreuve de la ralit qui
permet de juger de la valeur des ides inspiratrices.
En effet, si nous prenons le problme de la personnalit, nous
constatons que nous sommes actuellement un tournant capital ;
toutes les conceptions de la personnalit humaine, restes stables
pendant prs de deux mille ans de lre actuelle, sont en plein p.026
bouleversement. Cest prcisment en raison de ce
bouleversement que se produisent aussi les bouleversements
1 Confrence du 7 septembre 1951.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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historiques terrifiants auxquels nous avons assist.
Quelle tait, en effet, la conception de la personnalit jusqu il
y a encore trs peu de temps ? La personnalit humaine tait
considre comme forme de deux parties : le corps, partie
matrielle, prissable, et lme, partie prcieuse entre toutes,
partie immatrielle, ternelle, imprissable.
Il va sans dire que ces deux parties avaient t considres
avec un jugement diffrent. La partie vnre, considre comme
particulirement prcieuse tait lme ; cest lme qui donnait
lhomme sa physionomie spcifique et le corps ntait quun
substratum ncessaire pour lhberger, pour lincarner , dune
faon passagre, dans notre courte vie terrestre.
Cette conception avait donc des consquences pratiques quil
est facile de comprendre : puisque le corps tait la partie
prissable, matrielle, le corps avait donc beaucoup moins de
valeur. Il tait, de plus, le sige des passions, des instincts plus ou
moins troubles et grossiers que lme devait dominer et rfrner.
Toute la conception de cette priode tait donc de faire, comme
disait Bossuet, une me forte, matresse du corps quelle anime ;
cest--dire que tout le problme tait donc pour lme de
contenir, de refouler les instincts grossiers qui taient dans le
corps.
Au point de vue mme de sa valeur, lme tait tellement
vnre que, dans les poques passes de foi ardente, on prfrait
parfois sacrifier le corps pour sauver lme.
Voil la conception qui a domin pendant trs longtemps. Et
comme la trs bien dit Ribot, le fondateur de la psycho-
pathologie, la psychologie de cette poque tait une psychologie
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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mtaphysique, une psychologie qui vient den haut, puisque lme
tait elle-mme en quelque sorte le reflet de Dieu, de sa nature
imprissable et immatrielle ! Comme bien des philosophes lont
rappel, notamment Malebranche, plus lme, pensait-on, sloigne
du corps, plue elle se rapproche de Dieu ! Seul Spinoza restait
isol dans une conception uniciste, considrant sous le mme
angle lesprit et la matire.
p.027 Actuellement, tout est chang. Assez brusquement, on a
compltement renvers le problme ; on admet bien toujours le
dualisme de lme et du corps, mais lme a perdu une grande
partie de sa valeur. Elle est maintenant plus ou moins nglige,
parfois mme nie ; cest le corps qui a pris sa revanche et cette
revanche se traduit par des ractions pratiques tout fait inverses
des prcdentes. On disait autrefois : il faut que lme domine le
corps, le matrise. On faisait un effort considrable pour lducation
et le dveloppement de la volont. Que disent maintenant les
psychologues de notre poque ? La volont, disent-ils, nest quune
entit artificielle ; certains mme prtendent quelle nexiste pas.
On lui trouve trs difficilement une place dans la psychologie
moderne et, en tout cas, le refoulement est tout fait condamn,
la suite notamment de Freud et de la psychanalyse. Maintenant
la mode est au dfoulement , par lequel ces instincts, qui ont
t tellement comprims, doivent tre librs. En particulier
linstinct sexuel, le dsir, les besoins, les ralisations, tout cela est
de nouveau tout fait glorifi au dtriment de lme. Il en est
mme rsult un mouvement qui va encore plus loin et qui est le
suivant : lon sest mis tudier ce corps, mais dans ce corps on a
surtout trouv des mcanismes, des automatismes, des
instruments dexcution, et peu peu lon sest mis dire : il ny a
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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que cela qui existe, il ny a mme pas de personnalit !
Voil o nous en sommes. Notre corps ne serait que le
rceptacle de machines automatiques trs perfectionnes, de
rflexes conditionnels, de centres localiss, comme ces bureaux
que nous connaissons assez bien, dans les ministres, o le
ministre ne vient jamais, o il ny a pas de tte et o le bureau
marche tout seul, par des dactylographes innombrables, qui tapent
des papiers sans savoir ni pourquoi, ni comment !
Telle est la conception actuelle.
Lon va mme plus loin ; personne nignore quil y a une science
nouvelle, la cyberntique, qui arrive fabriquer des robots, des
automates qui donneraient, parat-il, une ide assez juste de notre
propre personne.
Etendons encore ces conceptions. Comme toutes les
conceptions de la personnalit se refltent dans les conceptions
mtaphysiques p.028 et philosophiques, le monde lui-mme que
lon considrait autrefois comme dirig par Dieu nest plus
considr maintenant que comme un agrgat dautomatismes qui
marchent tout seuls, sans direction gnrale.
Telle est la pense dominante lpoque o nous vivons.
Toutefois je ne dis pas que cette pense est la seule. Il y a de
nombreuses oppositions.
Bien entendu, les consquences pratiques ne manquent pas.
Jai signal tout lheure que dans la phase prcdente
ladmiration extrme de lme allait quelquefois jusqu lui sacrifier
le corps et allait vers le fanatisme et les erreurs affreuses quil a
consommes dans les sicles du moyen ge. Mais nous voyons
maintenant de nouvelles consquences non moins terribles ; si lon
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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admet en effet que le corps est tout, et quil ny a plus de
personnalit, on admet par l mme quil ny a plus en quelque
sorte de spcificit de ltre humain. Lhomme peut tre rduit
lanimal. Pourquoi alors ne pas le traiter comme lanimal ? Cest
pourquoi lon a pratiqu les dportations, les expriences
mdicales criminelles sur lhomme considr comme un cobaye.
Ctait le mpris total de la personnalit des cratures humaines,
danger terrible qui menace toute notre civilisation.
Vous voyez que les conceptions relatives la personnalit ont
des retentissements pratiques considrables. Les ides que nous
forgeons ont une consquence directe sur lhistoire.
*
Maintenant que nous avons pos le problme, nous sommes
obligs de dire : existe-t-il une personnalit ? Pour rpondre
cette premire partie, je diviserai ma confrence en plusieurs
fragments. Jtudierai les donnes psychiatriques et
psychologiques, ensuite les donnes biologiques, puis les donnes
morales, jtudierai enfin tous ces problmes par rapport aux
anciennes traditions religieuses, et en particulier par rapport la
tradition hbraque.
*
p.029 Puisque beaucoup desprits et non des moindres
prtendent quil ny a pas de personnalit, je suis oblig de
commencer par l et de voir avec vous sil existe une personnalit.
Si lon suivait le bon sens, cette question naurait pas besoin
dtre pose car je suppose que tous ceux qui sont ici et qui me
font lhonneur de mcouter, ne doutent pas une minute de
lexistence de leur personnalit. Lon peut remarquer que la notion
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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de lexistence de la personnalit est une de ces donnes
immdiates les plus certaines pour employer le terme
bergsonien qui existent chez lhomme. Cest une notion
dvidence qui ne fait pas de doute. Cette vidence est telle que,
mme lorsque dans les maladies mentales la personnalit semble
se dsagrger et que le sujet le sent, lorsquil a limpression de
perdre sa personnalit, il ne peut pas ladmettre. Pour tout
homme, notre personnalit est un lment permanent, stable,
indestructible, et si lon constate que cette personnalit svanouit,
cela ne peut tre, pense-t-on, que par une action extrieure
extraordinaire, un malfice, laction dennemis, de phnomnes
diaboliques qui ont renvers les lois de la nature ; cela ne peut
tre que leffet de phnomnes miraculeux, car la conception du
bon sens, cest que la personnalit est quelque chose qui existe de
faon indestructible.
Bien entendu, dhabiles dialecticiens pourront montrer que cest
peut-tre l une illusion (nous verrons dailleurs si cette conception
est justifie), mais nous remarquerons toutefois que cette
certitude de lexistence de notre personnalit est la condition
essentielle de notre action dans la vie sociale et de notre
existence. Si nous navons pas le sentiment de la personnalit,
nous ne sommes plus que des automates ou des tres passifs.
Je dois dire que, peut-tre pour la premire fois dans lhistoire
de lhumanit, les vnements effrayants que nous avons
traverss et en particulier les horribles dportations de la
dernire guerre ont fait apparatre, et jen ai vu des exemples,
chez des personnes victimes de souffrances indicibles, tellement
effrayantes que limagination mme ne peut les concevoir, une
certaine attnuation du sentiment de lexistence de leur
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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personnalit. Plusieurs mont, ce sujet, fait des confidences
absolument nettes ; elles ne se p.030 sentent plus elles-mmes
parce que, sous lempire de cette contrainte effrayante, elles
avaient abandonn tout espoir, tout projet, elles taient passives
entre les mains de leurs perscuteurs et il semblait quelles
navaient plus de personne.
Un autre fait trs curieux qui a favoris cette volution ce sont
les changements de nom. On sait et lhistoire est trs nette ce
sujet ladhrence extraordinaire de notre personnalit notre
nom. Ici mme, Genve, des travaux trs intressants ont t
faits sur ce sujet par Mlle Louisa Duss. Le nom et toute lhistoire
hbraque en particulier en est un exemple le nom est
vritablement ce qui consacre, ce qui cristallise lexistence dune
personnalit.
Un intellectuel minent, trs connu, occupant des fonctions trs
importantes, ma avou un jour, ma grande stupfaction, alors
que nous discutions trs vivement de ce problme de la
personnalit : Je ne peux comprendre que vous croyiez la
personnalit ; je crois, moi, quelle nexiste pas, parce que je ne
sens pas la mienne, ayant d momentanment changer de
nom !... Cest un fait trs curieux, qui nest pas trs rpandu, car
il y a tout de mme beaucoup de personnes qui ont chang de
nom et qui ont conserv leur personnalit.
Pour entrer dans des faits plus prcis, il nous faut nous adresser
aux malades mentaux, car cest dans la psychopathologie, dans les
maladies mentales quon peut analyser les phnomnes de la
psychologie normale. A ce sujet, je vais passer en revue tous les
phnomnes ressentis au cours de certaines maladies de la
personnalit. Il est malheureusement des cas trs dramatiques o
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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la personnalit se dissocie, se dsagrge peu peu, lentement : ce
sont les cas de schizophrnie, tudis par Bleuler, ici mme, en
Suisse. Ces malades dont la personnalit se dsagrge nous
permettent danalyser la ralit et de mieux comprendre les
fondements de la personnalit.
Ribot, dans ses premires tudes, pensait que la notion de
notre personnalit repose sur les sensations manes de notre
corps. Or il existe certaines maladies o ces impressions venant de
notre corps sont trs troubles. Ce ne sont pas seulement des p.031
sensations bizarres, dsagrables, images, comme de leau qui
court, des modifications tout fait extraordinaires, cest surtout un
fait trs particulier, la disparition du sentiment de lexistence de
notre corps, ou dune partie de notre corps.
Je mexplique. Bien entendu, vous tous qui tes ici, vous avez la
certitude que vous tes en vie, et sans prouver dailleurs des
sensations spciales, vous sentez vivre votre tte, vos bras, votre
organisme.
Or, dans certaines maladies, on prouve des sensations si
bizarres quon a limpression quune partie du corps ou le
corps entier est mort. Certains malades disent : Ma tte est
comme du bois, comme une matire inerte ; ils se frappent la
tte, ils ont limpression quelle nest plus en vie. Cest
atroce , disent-ils. Ou ils disent encore : Mon bras, ou bien
ma langue, ou mme le corps tout entier est inerte. Ces
phnomnes ont t dcrits par les auteurs franais sous le nom
de troubles de la cnesthsie. La cnesthsie reprsente ainsi
une sensibilit gnrale de lexistence, sensibilit qui soppose
aux sensibilits spciales de piqre, de tact, de froid, de chaud,
cest--dire aux sensibilits particulires.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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Ces phnomnes ont t galement tudis par les auteurs de
langue allemande sous le nom de dpersonnalisation . Ces
auteurs ont pens que lorsquon ne sentait plus son corps, on ne
sentait plus sa personne. Certains de ces malades se regardent
ternellement dans la glace et disent : Voyons, est-ce que cest
moi ?... Je ne me sens plus. Je nexiste pas.
Est-ce donc l la base de la personnalit ?
Certainement, cela joue un rle, mais nous pouvons tout de
mme faire remarquer que ces malades, qui ne sentent pas la vie
de leur corps, ont la certitude absolue quils sont vivants. Il y a
donc une dissociation entre leur sensation de mort et leur certitude
intellectuelle quils sont vivants, exception faite toutefois pour
certains malades affaiblis intellectuellement, atteints de dmence,
chez lesquels aux troubles des impressions corporelles sajoute un
affaiblissement du jugement et de la critique.
On peut dire que si cette cnesthsie cette sensibilit du
corps joue un rle dans la dtermination du sentiment de la p.032
personnalit, ce nest pas le seul rle. Dans les travaux rcents,
lon a beaucoup discut sur cette sensibilit de lexistence, de la
vie, travaux sur lesquels il serait trop long dinsister, mais qui
montrent que cette sensibilit de la vie est lie en grande partie
la circulation. Cest lorsque des troubles lgers de lirrigation se
font sentir que lon a cette impression de mort.
Jai vu ainsi, avec mon ami le Dr Racine, une malade qui ne
sentait plus son menton, ni ses lvres, ni son cou et qui avait des
troubles de circulation localiss dans toute cette rgion du visage.
Ils ont abouti une rtraction de ses aponvroses du cou. Dans ce
cas, le sang, lactivit circulatoire conditionne le sentiment de la
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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vie ; cest un point extrmement important que nous retrouvons
dans cette vieille phrase biblique trs ancienne, qui dit : La vie
de la chair est dans son sang.
Parfois ces troubles que nous venons dindiquer sont
passagers ; dautres fois ils peuvent tre prmonitoires. Un
prjug actuel fait quon attache toujours moins dimportance aux
phnomnes subjectifs cest--dire raconts par le malade
quaux phnomnes qui se voient. On peut penser que le malade
raconte des erreurs, quil imagine, quil fabule. Cest une tendance
encore trs rpandue chez les psychiatres de ne pas accorder une
trs grande foi tout ce que disent les malades. En ralit, vous
verrez que leurs dclarations sont plus souvent quon ne le dit
concordantes avec la ralit. Il peut arriver quaprs ces
phnomnes prmonitoires pendant lesquels le malade dit : Je
ne vis pas, je sens que ma personnalit seffondre, je me sens
mort , les phnomnes aillent plus loin, et confirment ses dires.
Cest alors quon observe une mort apparente, relle, du sujet. Ces
phnomnes de mort apparente sont trs intressants et ils ont
soulev des discussions depuis la plus haute antiquit. Et jen
arrive au phnomne de la catalepsie.
Cette maladie, dcrite par les auteurs anciens, trs tudie en
Espagne, au moyen ge, en particulier par Pereira de Mdine, et
en France par Ambroise Par, trs tudie ensuite au XIXe sicle
par Charcot et ses lves, est toujours lordre du jour. Quest-ce
donc que cette catalepsie ?
p.033 Cest ltat de sujets qui sont tout fait immobiles comme
une statue. Ils nont plus aucun mouvement. Leur visage mme
est sans vie, il revt lapparence de la mort. Lorsquon assiste
une crise de catalepsie, au dbut on a quelquefois un recul car,
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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brusquement, la personne qui est devant vous et parat vivante,
prend lallure dune statue ; on a limpression de la mort qui passe.
Dans cet tat, le sujet est comme une poupe articule. On peut
lever son bras en lair, il le garde lev ; on peut le plier de toutes
les faons, le mettre dans les positions les plus tranges, il les
garde. Il nest pas mort puisquil garde ces positions, puisque son
pouls marche, puisque son cur bat, puisquil est bien color.
Comment peut-on expliquer ce phnomne trange, trs
curieux ?
A la fin du XIXe sicle, un grand nombre dauteurs comme P.
Janet, Maudsley, Despine et dautres, se figuraient que ces sujets
en tat de catalepsie navaient plus de conscience ; on pensait que
ctait un tat voisin du coma et dans lequel il ny avait plus de
personnalit. La personnalit, disait-on, tait morte, et le sujet,
pour employer lexpression des philosophes, tait transform en
activit de pantomime , suivant lexpression de Bergson. Il
navait plus que la forme extrieure (la tsoura de Maimonide), il
ny avait plus de psychisme.
Cette notion a t trs longtemps admise et jusque tout
rcemment. Or, voici vingt-cinq ans que je me consacre ltude
de cette maladie. Lorsquon ltudie fond, dabord
extrieurement, puis intrieurement, on est oblig de changer
totalement davis.
Lorsque lon applique extrieurement les procds de la
physiologie moderne ltude de ce qui se passe dans les muscles
dun sujet en tat de catalepsie et je nentre pas ici dans le
dtail lon saperoit que les courants lectriques et les tracs
que lon recueille ont tous les caractres dune contraction
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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psychique. Tout se passe daprs les examens
lectromyographiques, chronaxiques, et les examens techniques et
physiologiques les plus prcis, comme si ctait une contraction
volontaire. Le malade qui garde en lair le bras mis dans cette
position, tient son bras en lair comme sil se contractait
volontairement. Fait encore bien p.034 plus remarquable : si vous
parvenez driver lattention de ce malade qui a lair mort,
brusquement toute la catalepsie peut disparatre. Cest ainsi quun
de mes malades, ayant le bras en lair tandis que jinscrivais les
courants daction produits dans ses muscles, sortit brusquement
de sa catalepsie la suite dun bruit dans la pice voisine rsultant
de la chute inopine dune pile de livres ; alors le malade sursauta,
et immdiatement tout phnomne cataleptique disparut par le
rveil psychique. Tout se passe, daprs lexamen extrieur,
comme si le sujet tait moiti endormi et comme si, en le
rveillant, on le ramenait la ralit.
Voil ce que nous montrent les examens objectifs, les examens
extrieurs. Mais il ne faut pas non plus nous empcher dinterroger
les malades, car je ne vois pas du tout pourquoi il faut encore faire
le dualisme aussi dans la pratique de la mdecine, et dire : Moi,
je ne fais que lexamen objectif et je ne veux pas faire lexamen
subjectif. Il faut faire tous les examens. Nous avons vu ce qui se
passe par lexamen extrieur. Voyons ce que nous dclare le
malade, car si tous les malades nous dclarent la mme chose,
nous ne pouvons tout de mme pas penser quils sont tous des
menteurs et quils se sont tous donn le mot.
Or, quand ces malades sortent de leur accs de catalepsie (je
dois signaler que ces accs durent des temps variables : quelques
heures, plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois, et
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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mme plusieurs annes ; jai vu ainsi une jeune fille quon appelait
La Belle au Bois dormant qui est reste cinq ans dans cet tat
de catalepsie, dont elle a parfaitement guri), quand ces malades
sortent de leur accs de catalepsie, presque tous disent quils
entendaient parfaitement, que leur conscience ntait pas abolie ;
certains mont donn les prcisions les plus parfaites sur tout ce
que javais dit en leur prsence. Je me rappelle le cas suivant dun
de ces malades en catalepsie en prsence de qui javais dit devant
mes lves : On prtend quen pareil cas la conscience est tout
fait suspendue. Brusquement le malade sortit de sa catalepsie,
se leva, se planta devant moi et me dit : Non, ce nest pas
vrai. Ctait une belle rplique !
p.035 Nous avons donc maintenant des lments qui nous
montrent quen pareil cas la conscience peut tre conserve, alors
que la volont est engourdie, ou suspendue ; les malades disent :
Jentends tout, je comprends, mais je ne peux pas bouger ; je
pourrais si je voulais... Alors, pourquoi ne voulez-vous pas ?
Je ne peux pas vouloir . Cest l un point capital, cest pourquoi
beaucoup de ces malades croient quon leur a pris leur volont par
une action distance. Ils viennent dire : Cest une action
mystrieuse, cest le diable, cest la radio. On ma enlev ma
volont. En fait, leurs dclarations sont tout fait justes et
concordantes avec la physiologie ; cest la volont qui est
suspendue. Et lon sen aperoit trs bien dans les accs de
catalepsie mineurs, comme il sen produit chez certaines
personnes, au rveil. Certes, il est souvent pnible de se rveiller
et de se lever le matin lorsquon est trs bien dans son lit, mais
nanmoins on y arrive ds quon le veut. Mais il y a des personnes
qui font une petite catalepsie au rveil. Il leur est alors impossible
-
La connaissance de lhomme au XXe sicle
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de bouger, impossible de parler, mais en les secouant
vigoureusement on arrive les rveiller et de nouveau la volont
est restitue. Cest donc quelquun chez qui la personnalit nest
pas supprime, mais elle est comme endormie, comme engourdie.
Il sagit l dun trouble trs lger, mais si la suspension de la
volont est complte, profonde, on ne peut plus rveiller le malade
et il peut sinstaller dans son esprit un vritable dlire. Le malade
sent quil nest plus libre de lui-mme ; il croit alors quil est
command. Il est oblig, dit-il, de prendre des attitudes spciales.
Parfois, cet tat cataleptique sajoute une forte contraction
musculaire, une raideur active gnrale, un trouble du tonus
musculaire. Cest alors la catatonie. Cest justement dans ces cas de
catatonie quon observe souvent un dlire. Par exemple une de mes
malades en catatonie, malade quon ne pouvait approcher sans
quelle se dfende et se contracte de toutes ses forces, se croyait
dans une cabine davion, destine tre transporte en Russie pour
y tre fusille. Elle croyait que si elle faisait le moindre mouvement
cela attirerait la mort des siens, cest pourquoi elle se contractait.
p.036 En pareil cas, le malade est oblig de prendre une attitude,
et, comme me disait lun de mes malades, cest comme un
soldat qui doit obir la consigne .
Ltat de ces malades est donc le suivant : leur personnalit est
non seulement engourdie, mais elle est commande ; ils ont perdu
la libert, ils se trouvent dans la situation dun pays qui serait sous
une occupation trangre, comme par exemple quand la France
tait occupe par les Allemands. Ceux-ci donnaient lordre aux
prfets de police franais de faire ceci ou cela, mme si ctait
contraire aux intrts de la France. Et cela avait bien lair dtre
fait par les autorits franaises ; de mme, chez les malades, cela
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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a bien lair dtre fait par eux-mmes, mais cest fait par ordre.
Cest pourquoi ces malheureux malades sont pris trs souvent
pour des simulateurs parce que lon ne peut pas imaginer quune
volont soit commande.
Et lorsque laltration de la personnalit va plus loin, alors la
personnalit sengourdit encore plus et apparaissent des
automatismes. A ce moment, le malade fait des mouvements, des
gestes ; ce nest plus sa personnalit qui agit par ordre, mais cest
son corps qui se meut tout seul, et il assiste plus ou moins
impuissant ces mouvements qui se produisent tout seuls. Ce
sont ces phnomnes dautomatisme qui peuvent dailleurs se
dsagrger et se simplifier de plus en plus : au dbut, ce sont
encore des mouvements coordonns, avec une composante
psychique, autrement dit des gestes complexes. Mais lorsque la
maladie saccentue, on a ensuite limpression que la personnalit
est presque disparue. Les mouvements sont simplifis et prennent
la forme de simples ractions motrices strotypes, vritables
mcanismes lmentaires. Puis le sujet devient inerte, ne parle
plus, ne bouge plus, est comme un tre purement vgtatif.
Pendant trs longtemps lon a pens que, dans cet tat, la
personnalit tait morte. Mais lorsque lon observe bien les
malades, lon saperoit quil nen est rien. Mme dans cet tat de
dchance, on voit que le malade a souvent gard le souvenir de
ce qui lindigne et le sentiment du juste et de linjuste, de ce qui lui
plat ou de ce qui lui est dsagrable. Et ses ractions, mme
minimes, traduisent encore p.037 une personnalit qui est
conserve, mais qui est mure. Cest ce que jai dsign sous le
nom de personnalit profonde.
Vous voyez donc que ltude des maladies mentales nous
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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montre que la personnalit est bien plus rsistante que nous ne le
pensions. Non seulement elle existe, mais elle rsiste mme
lorsquelle parat effondre ; mme dans les tats de dmence, de
dchance, nous voyons encore des signes de cette personnalit
qui na pas pu tre dtruite. Elle ne peut mme pas tre
compltement dtruite dans les dmences les plus graves, avec
des lsions du systme nerveux, dans ces cas de dmence
organique, comme par exemple les dmences sniles.
Ces malheureux dments sniles paraissent au premier abord
des ruines de lge. Leur mmoire, leur intelligence paraissent
vraiment englouties. Nanmoins lexprience suivante que jai
souvent faite montre chez ces malades un phnomne trs
tonnant. Trs souvent, le malade est conduit par sa famille
lhpital, et la famille, avec beaucoup de scrupules, me dit : Je
vous lamne parce quil est totalement inconscient et je pense que
je peux navoir aucun scrupule me sparer de lui. Le malade
ne sait pas o il est. Il me dit : Je suis toujours chez moi. Et
brusquement, ds que sa famille est partie, il se met pleurer
chaudes larmes. Il ne sait pas o il est, mais il a senti quil ntait
plus chez lui. La personnalit na plus dintelligence, mais elle a
toujours le sentiment. Cest ce que Scipion Pinel le neveu du
grand Pinel avait appel la conscience de cur, car la
conscience desprit peut tre supprime et la conscience de cur
demeurer.
Vous voyez la rsistance extraordinaire de la personnalit. En
outre il ne faudrait pas croire que toutes les manifestations de
dsagrgation que je viens de vous dcrire soient des stades
statiques. Pas du tout. Ce sont des stades qui peuvent sarrter
tout moment. Certains malades, mme arrivs la plus extrme
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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dchance, peuvent reparcourir les stades en sens inverse et
revenir la gurison. On ne croit plus maintenant que tous ces
stades taient des maladies spares. Nous savons que la gurison
est possible. Cest l la loi des stades.
*
p.038 Voil les donnes psychiatriques. Abordons maintenant
quelques lments dordre biologique. Les donnes psychiatriques
nous ont bien montr lexistence incontestable de la personnalit.
Que nous montrent les donnes biologiques ? A quoi correspond
cette personnalit ?
Tout le monde est daccord pour reconnatre que le systme
nerveux et le cerveau jouent un trs grand rle dans notre
psychologie, mais il nest pas si sr, comme on le dit, que ce rle
soit exclusif. Examinons dabord ce que peut nous apporter la
physiologie crbrale au point o elle en est actuellement.
La physiologie crbrale repose avant tout sur les localisations
crbrales, cest--dire sur la dcouverte dans le cerveau de centres
qui commandent tel ou tel phnomne ; par exemple, telle zone
excite va provoquer les secousses de tels muscles du membre
suprieur, infrieur ou de la face. Telle zone crbrale dtruite va
amener la paralysie de tel segment du corps. Ce sont des zones trs
prcises, mais lorsque ces zones localises sont atteintes, on peut
avoir une paralysie, mais lon na aucun trouble du psychisme. Et
voil le fait capital sur lequel on a beaucoup insist. Vous pouvez tre
paralys de tout un ct, tre hmiplgique du ct gauche, ne plus
vous servir du bras ni de la jambe gauche, mais vous avez toujours
la volont dtre mu, seuls les membres ne rpondent plus,
linstrument est bris. Le faisceau pyramidal est bris. Comme ce
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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genre de paralysie est en rapport avec une localisation anatomique,
on lappelle une paralysie organique.
Mais prenons le cas maintenant dun sujet qui na plus la
volont de faire marcher la moiti de son corps, il na rien de
paralys. Ici seule linitiative du mouvement, lordre initial ne vient
plus. Que vous veniez inciter ce sujet par un fort courant
lectrique, ou limpressionner, et voil brusquement que sa
volont est rtablie. Nous tombons donc dans des phnomnes qui
ne sont plus les mmes que les prcdents et nous dirons quil
sagit dune paralysie psychique, dune paralysie hystrique.
Pendant longtemps on a considr que lon pourrait, sous lempire
du dualisme, faire une distinction absolue entre ces deux ordres de
paralysie. Les p.039 premires tant lies seulement, pensait-on,
un tat du corps, les secondes nayant aucun substratum matriel,
lesprit seul tant touch.
Mais si, au lieu de prendre lhypothse dune lsion qui a dtruit
une partie du systme nerveux, nous envisageons une intoxication
comme celle que provoque lalcool, une intoxication digestive ou
autre, alors lintoxication qui va toucher tout le systme nerveux
va toucher le psychisme et la volont ; la volont elle-mme nest
donc pas une entit mtaphysique.
Voil les dernires nouvelles scientifiques. Pendant trs
longtemps, lon a considr que lon pouvait distinguer, dune part,
le corps, qui ne comportait que des instruments dexcution
automatiques, et, dautre part, la volont, daspect mtaphysique,
entit suprieure venant don ne sait o, lme, pure en quelque
sorte, trangre toute personnalit corporelle. Cest ce qua
soutenu notamment Bergson dans sa conception des souvenirs
purs et des phnomnes purs de la conscience.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
44
Nous savons maintenant que ce dualisme ne peut plus tre
soutenu au point de vue scientifique ; les phnomnes quon
appelait organiques ne sont que des phnomnes de
localisation, mais notre personnalit elle-mme nest pas trangre
et indpendante de notre corps. Elle peut tre touche dans ses
fonctions les plus leves, par des poisons, par des toxiques, et
cest l tout ce chapitre nouveau quon peut appeler le chapitre des
poisons de la volont . Il y a des poisons lectifs qui touchent la
personnalit, qui vous enlvent votre volont et qui sont capables
de faire de vous un cataleptique, un mort vivant, comme ceux
dont je parlais plus haut.
On peut tudier ces poisons scientifiquement, chez les animaux
chez les animaux suprieurs, bien entendu mais vous pouvez
observer, par exemple chez un chat, chez un singe, animaux qui
ont beaucoup dinitiative, quils peuvent tre transforms
instantanment en animaux empaills, aprs une simple injection.
Je pourrais trs bien vous prsenter un chat, un chien, un singe,
qui resteraient absolument ptrifis, immobiles, devant moi. Cest
un genre dexercice que jai fait plusieurs fois et encore tout p.040
rcemment. Quand laction du poison est termine, les animaux
reprennent leur initiative, parfois brusquement 1.
Il existe des poisons de la volont, et cest probablement dans
ltude de ces poisons que rsideraient les plus grands progrs de
la psychiatrie venir. Tous les psychiatres, tous les psychologues,
tous les mdecins, sont unanimes reconnatre que la folie nest
autre chose, comme le disait Baillarger, que lexercice
1 Cest toute la question de la catatonie exprimentale que jai tudie au dbut avec H.de Jong (dAmsterdam) en 1928 avec un alcalode, la bulbocapnine, et qui a fait lobjetensuite dtudes nombreuses avec dautres poisons.
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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involontaire de nos facults . Ce que nous appelons lalination
mentale, cest un tat dans lequel les ides arrivent en foule, et ne
peuvent plus tre enregistres. Les actes marchent, et il ny a plus
de direction, il ny a plus de volont qui slectionne. Lorsque le
contrle revient, cest que la raison est revenue.
Or, il est impressionnant que des poisons puissent raliser
exprimentalement un tel tat, et il est vident que si nous
connaissions trs bien ces poisons, un champ immense souvrirait
nous.
Ces recherches, que nous avons menes depuis de trs longues
annes, sont poursuivies sur une trs grande chelle, en Suisse
mme, Ble, en Allemagne, Tubingue et aussi en Italie, en
Amrique, etc. Elles ont permis dj didentifier un certain nombre
de poisons sortis surtout du tube digestif, poisons prsents dj en
Italie par Buscaino. Il semble bien que cest notre tube digestif qui
soit lorigine de la plupart de ces poisons qui agissent sur notre
psychisme. Je mentionne en particulier lintestin et le foie. De la bile
on peut tirer des poisons ayant une action extraordinaire, mme de
la bile de gens normaux, mais surtout de la bile de gens malades.
Cest l une ouverture tout fait importante, qui nous montre quil
ne sagit pas de shypnotiser uniquement sur le cerveau, mais que
dans le corps, et bien loin du cerveau, on peut trouver des causes
qui vont endormir notre esprit et perturber notre raison. Et les
consquences sont considrables, parce quil sagit de consquences
dhygine. Cest lhygine de lalimentation, de lappareil digestif,
cest lhygine de la vie. Cest l une des p.041 mthodes prventives
et curatives les plus importantes des troubles mentaux et des
maladies de la personnalit.
Ainsi, notre personnalit est trs rsistante, mais aussi trs
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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fragile ; elle ne disparat pas, mais elle est trs facilement
obscurcie par le moindre poison qui lendort, et transforme son
action en rve ou en automatisme. Do lextrme importance de
lhygine alimentaire, de lhygine des toxiques. Vous voyez les
consquences au point de vue social. Il me suffira de vous rappeler
quune des causes les plus redoutables des maladies mentales
cest lalcool et aussi les innombrables toxiques, malheureusement
si rpandus actuellement. Si les mfaits de lalcool disparaissaient,
comme on la vu parfois dans des circonstances exceptionnelles,
on fermerait au moins un tiers des asiles dalins et je suis
peut-tre au-dessous de la vrit !
*
Mais il ne faudrait pas croire que les causes de ces troubles qui
atteignent la personnalit sont uniquement biologiques. Il y a aussi
des causes morales. Vous voyez quon ne peut pas tre dualiste,
quon ne peut pas opposer le corps et lesprit. Ces causes morales
peuvent jouer un rle norme, et nous ne sommes plus au temps o
lon supposait que les fonctions morales taient des fonctions
spares du corps et inaccessibles. Des souffrances morales peuvent
perturber lorganisme entier et attirer des maladies graves, et mme
mortelles. Je vous en citerai de nombreux exemples. Nous savons
depuis Freud que le refoulement de certains dsirs peut avoir des
consquences dans la production de certaines nvroses. Mais le
refoulement de la conscience morale peut avoir des consquences
infiniment plus graves. Je vous en citerai quelques exemples.
Je me rappelle le cas dun officier de la guerre 1914-1918 qui,
lors dun bombardement terrifiant, avait donn ses hommes
lordre de sortir de la tranche. Les hommes hsitaient, se
rebiffaient, mais il les a obligs sortir. Il est sorti avec eux, mais,
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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pouvant lui-mme par le bombardement, il sest blotti dans un
abri, alors que les hommes continuaient davancer. Tous ont t
tus ; lui seul est rest indemne. Cet vnement lavait beaucoup
p.042 affect sur le champ, puis il lavait, semble-t-il, oubli pendant
une vingtaine dannes. Cest vingt ans aprs, la suite de fatigues
et de troubles dune amibiase contracte aux colonies, que le
remords est devenu tellement excruciant, que le malheureux a fait
un tat mlancolique. Cet tat rsistait en apparence tout
traitement. Il a t trait par llectro-choc, qui a produit
immdiatement une fracture de la colonne vertbrale. Cette
fracture, pour paradoxal que cela paraisse, lui a fait beaucoup de
bien moralement. A la suite de cette fracture, ce malheureux sest
senti soulag, non par le fait mme de la fracture, mais parce quil
avait limpression dexpier. Ds que la fracture fut gurie, et que
ses souffrances physiques furent calmes, il retomba dans la
mlancolie. Je le perdis de vue, mais jappris plus tard quil avait
mis fin ses jours, toujours sous lempire de son mal.
Je me rappelle encore le cas dune malade, bien plus grave, qui
prsentait un tableau dalination mentale avance, rappelant un
peu les scnes de Macbeth, regardant avec terreur ses mains
quelle croyait souilles, et parfois poussant des lamentations
pathtiques rappelant la tragdie antique.
Il sagissait dune femme qui avait t recueillie et soigne par
ses beaux-parents aprs son veuvage. Elle stait laiss sduire
par son beau-pre, et avait ensuite pris horreur de cette faute,
dont elle ne pouvait se consoler. Le sentiment de cette faute tait
tellement excruciant quun grand nombre dannes aprs, elle en
tait encore marque.
Je pourrais citer de trs nombreux exemples qui montreraient
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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laction extraordinaire de la conscience morale qui, lorsquelle est
perturbe, arrive quelquefois disloquer des personnalits, et
mme inhiber la volont.
Jai observ ainsi un malade qui, ayant eu des relations
incestueuses avec sa tante, et devant partir avec elle en voyage,
eut, le jour du dpart, limpression dinfluences extraordinaires.
Une force la empch de se lever et de sortir de chez lui. Il na
pas pu prendre le train. Ces phnomnes se sont ensuite
dvelopps, et ont quelque peu dsagrg sa personnalit avec
des phnomnes dlirants et hallucinatoires trs complexes.
p.043 Cest vous dire que ces conflits moraux ont une importance
norme et peuvent dissocier la personnalit. Ils peuvent non
seulement la disloquer, mais encore la pousser au paroxysme.
Cest ainsi quarrivent les haines pathologiques. Je me souviens
dun jeune homme qui, se trouvant dans mon service, avait un
sentiment, dailleurs tout platonique, pour un autre garon, qui se
trouvait non loin de l, dans un pavillon voisin. Ce garon mourut
dune affection intercurrente, dune tuberculose. La mort de ce
garon rvla chez mon malade comme une sorte de culpabilit, la
culpabilit dun sentiment qui tait cependant trs rel. Accabl
sous ce sentiment de remords, il passa brusquement la haine,
car laccablement dont il souffrait, il le transposa sur lextrieur. Il
accusait les infirmiers, le mdecin, les Juifs, de le considrer
comme un homosexuel. Il fit un vritable dlire de perscution,
dune violence extrme.
Il en est ainsi de beaucoup de ces tats de perscution et de
haine, quils sobservent dans la vie sociale ou dans les asiles
dalins. Ce sont des tats qui sont trs souvent la consquence
de ces conflits moraux, de ces sentiments daccusation interne
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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rejets sur lextrieur. On comprend que lorsque de tels tats
surviennent chez des sujets qui se trouvent dans la vie sociale et
qui disposent dune force assez puissante, on puisse voir venir des
convulsions sociales terrifiantes. Il suffit de quelques sujets de ce
genre pour bouleverser une socit entire.
Il faut reconnatre dailleurs quun certain nombre de sujets
sont, plus que dautres, sensibles ce genre de maladie, ce sont
des sujets qui ont peu dvelopp en eux le sentiment dhumanit,
qui vibrent trs difficilement, qui ragissent par des phnomnes
dorgueil monstrueux ce sentiment de culpabilit quils
ressentent, et qui arrivent des orgueils agressifs. Cest ce que
nous avons tudi sous le nom de nietzschisme , mentalit
spciale, et qui a beaucoup dintrt dans ltude de la vie sociale.
*
Je mexcuse de la longueur de cet expos, mais vous voyez que
les donnes scientifiques sur la personnalit sont trs abondantes.
p.044 Malheureusement, les ides nont pas volu paralllement aux
faits. Nos ides actuelles sont restes en arrire, elle en sont restes
aux localisations crbrales, cest pourquoi on nie la personnalit et
on veut la ramener simplement quelques automatismes,
quelques instruments dexcution, aux sujets-robots.
Mais les faits nouveaux que je viens de vous exposer, et
dautres trs nombreux, nous montrent de toute vidence
lexistence de la personnalit, sa rsistance, sa sensibilit aux
facteurs toxiques, et aux facteurs moraux.
Il faut donc bien reconnatre cette personnalit et bien
distinguer les instruments dexcution mcaniques quelle a sa
disposition, et son existence mme. Mais cette personnalit est
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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autant physique que psychique. On ne peut plus vivre dans le
dualisme, on ne peut pas sparer lme du corps, les deux ne font
quun ; ils se prsentent dans une unit complte. Cest l la
troisime conception, tout fait diffrente des prcdentes :
ct du dualisme prdominance spiritualiste, et ct du
dualisme prdominance corporelle et matrialiste, il y a une
troisime conception qui est la vraie, la conception synthtique.
Une personnalit est un tout. Corps et me ne font quun, cest
indissoluble. Cette notion est capitale, mais nest pas encore
entre dans nos esprits. Au contraire, toutes les tendances de
notre poque sont, semble-t-il, braques contre la personnalit,
non seulement pour la nier, mais pour la dtruire. Ceci est plus
grave. Il semble quil existe chez une srie de sujets, si acharns
contre cette notion de personnalit, comme une sorte de mauvaise
conscience, qui les pousse dtruire cette personnalit qui les
agace et quils ne peuvent plus supporter. Cest pourquoi un
certain nombre de courants actuels de la psychiatrie visent la
destruction de la personnalit.
Jaborde ici un sujet dlicat. Chacun sait ma position et je sais
aussi quelle entranera de vigoureuses oppositions que je suis prt
affronter. Quels sont ces moyens de destruction ? On a dabord
essay de provoquer des comas, de plonger les malades dans le
nant, pour soi-disant renouveler leur personnalit. Mais comme
ces mthodes vont toujours en se perfectionnant, la tendance
dominante est actuellement, dans la folie, de dtruire une p.045
partie du systme nerveux pour rduire la personnalit. En effet,
la personnalit est trs rduite, aprs ces oprations, dont on a
maintenant malheureusement une triste exprience, et que les
tentatives faites par nous et bien dautres sur les animaux auraient
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La connaissance de lhomme au XXe sicle
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d empcher. Ces oprations montrent une diminution, une
caricature, une atteinte de la personnalit, quelque chose de
tellement effrayant, qu mon avis de telles oprations, qui ont t
vulgarises de faon excessive et imprudente, sont un vritable
danger pour les individus comme pour la socit.
Lorsque je me suis lev avec force contre ces oprations,
parce que je les avais pratiques sur les animaux, et en particulier
sur les singes, et que jen avais vu les tristes rsultats, on ma
rpt : Vous tes le seul, vous tes une exception, par un souci
excessif dhumanit dont vous avez vraiment une sorte de
passion. On a dit galement, dans une soc