concept de modele

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Page 1: Concept de Modele

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SCIENCE, HISTOIRE ET SOCIETE

Collection d i r i g e e pa r Domin i que Lecour t Enquete

sur Ie concept de modele

So u s la dir e c t io n de

Pa sc a l No uve l

Pr ifa c e de D om in iqu e L e c o ur t

Cet ouvrage a He realiseavec le concours

de la Fondation Gulbenkian

P re ss es U n iv er si ta ir es d e F ra n ce

tz..OO 2_

2.4~ p.

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Pre fac e

En 1970 , le p h ilo so p he fra n fa is A la in Badio u pub lia it un p e ti t livr e , Le

concept de modele", q ui s 'i nsc ri va it c la ir em e nt d an s l e c ha m p d es d is cu ssi on s

a ut ou r d u p rq je t st ru ct ur al ist e e n sc ie nc es so ci al es e t h um a in es. C et o u vr a g e a v a it

[ 'i nte re t de fa ir e a pp ar aftr e l e c on ce pt de m ode le c om me p or te ur d'u ne q ue sti on

p hi lo so ph iq ue su r l e r ap po rt in sti tu e p ar la sc ie nc e m ode me e ntr e e pist em olo gi e e t

o nt ol og ie . C 'e st c et te q ue st io n q ui a g ui de l a p re se nt e « enqui te N m e ne e p ar P asc al

No uve l da ns le c adr e de l'A sso cia iio n D ider ot a ve c le c on co ur s de la Fo nda tio n

G ul be nk ia n . Q ye st io n q ui s e d ec li ne e n u ne se ri e d 'i nt er ro ga ti on s:

Q y 'e st -c e q u'u n m o de le ? Q w signifie « m o de li se r u n p r ob le m e» ? E tJ e n p r e-

m ie r lie u, c es e xp re ssi on s o ni-e lle s l e m im e se ns d an s i ou s le s do ma in es da ns le s-

q ue ls o n le s tr ou ve e mp lo ye es? O nt-e lle s le m im e se ns e n lo gi qu e q u'e n p hysiq ue ?

En bio lo g ie que da ns le s sc ie n ce s de l 'in gen ie ur? En c lim ato lo g ie qu 'e n e co -

n om ie ? D an s l es sc ie nc es de l 'e no ir on ne me ni q ue da ns le s sc ie nc es p oli tiq ue s ?

C'es t Ii ce s q ue st io n s q u e s'auad« t ou t d 'a bo rd c et te Enquete sur le concept

de modele. O n y t ro uve s uc ce ss io em e nt e xp o si e, d e man i a e c l a ir e e t d id a c ti q ue ,

l a si gn ifi ca ti on p re ci se d u m o t « m o de ti se r» d an s c ha cu ne d e c es s pe ci al iM s sc ie n-

t ffi qu es. V ie nt e nsu it e le te mp s de fa r ifle xi on p hil oso pb iq ue : e st-it le git im e de

p e n s e r , c o m me l e p r e te n d l 'e p is te m o lo g ie s po n ta n ee d es s ci en t if iq ue s d 'a u jo u rd 'h u i,

q ue la c on st ru cti on d e m ode le s di stin gu e l a sc ie nc e de to ute a utr e de ma rc he i nte l-lec tue l le ? E t p eut-o n c on side re r q ue fa m ode lisa tio n d'un p ro blem e c orre sp on d

to t{ jours a sa sim plific atio n? us n otio ns de m eta pho re , d'a na lo gie e t de m odele

1. A. Badiou, L e c o n c e p t d e 'mad t l e , i n tr o duc t io n a un e tpirt t rrwlogic ma t ir i a li s te d e s ma t h ima t iq u c s, Paris,

Maspero, 1969.

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X ENQUtTE SUR LE CONCEPT DE MODELE

s on i a lo r s s oi gn e us em e nt e xa m in e es e t c a mp a re e s. L 'e ns em b le foit ressartir le s

m ult i pl es fa ce tt es d 'u n c on ce pt c en tr al en sc i e n c e . .

Cette en quete a a in si do nn e lie u a d es d is cu ss io n s p a ss io n na n te :. R e s~ a zt a

nous in terroger su r l es d om ai ne s de l ' ac t i vi t e et de la p e n se e huma z ne qUt son t

- o u devra ien t e tr e - e x c l u s d u c h am p d e l a m o de li sa ti on . La q ue s ti o n c o u rt t o ut

au lo ng du te xie qu'o n va l i re , t e m o i g n a g e de ce q u e l 'e p isMmo lo g ie e n a c te n e

r est e p as .fo rm ie a ux q ue st io ns q ui l 'e xc ed en t.

Dominique LECOURT

In t roduc t i on

Pasca l Nouvell

La question du modele et de la maniere de l'obtenir -la modeli-

sation - est centrale en science. Le fait de chercher it aborder un

probleme en le rnodelisant est parfois meme considere comme la

marque distinctive de l'esprit scientifique. A l'inverse, une etude qui

ne peut deboucher sur un modele est parfois regardee comme non

scientifique, un probleme qui ne se prete i aucune modelisation

comme un problerne qui echappe a la science.

Cependant, ces notions centrales de modele et de modilisationdemeurent obscures. Tout d'abord, ces termes designent des proce-

dures differentes selon les domaines auxquels ils s'appliquent, et

meme, a l'interieur d'un meme domaine, seIon les problernes aux-

quels ils repondent. Ensuite, ils occupent dans le raisonnement des

roles plus au mains determinants. Parfois Ie modele se presente

comme une synthese d'informations, parfois, au contraire, il cons-

. titue Ie soubassement de la reflexion tout entiere,

Est-il neanmoins possible d'identifier quelques traits caracteris-

tiques de la notion de modele et de preciser leurs rapport a la

science? C'est cette question generale que nous avons voulu aborder

par le biais de cinq questions plus specifiques :

I IPeut-on preciser Ies formes de modelisation existantes? On

cherchera a preciser ce que signifie «rnodelisation » pour un inge-

nieur, un mathernaticien, etc. ;

1. Maitre de conferences it l 'Univers it e Par is 7 - Denis Diderot , directeur de programmes au

College international de philosophic.

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2 ENQUJ!.TE SUR LE CONCEPT DE MODELE

2 / A quai sert un modele? On examinera des cas particuliers en

mathematique, physique, biologie, etc. ;

3 !La modelisation d'un problerne correspond-elle toujours a sa

simplification ? ;4 / La modelisation est-elle specifique it la science? On exami-

nera la question du rapport entre modele et metaphore ;

5 / Quels sont les domaines qui sont (au devraient etre) exclus duchamp de Ia modelisation ? On s'interessera tout partiwlierement au

cas de l'economie.Ces cinq questions ont forme le fil directeur d'une serie de reu-

nions qui ant regroupe une dizaine de scientifiques et de philosophes

de special ites variees organisees par l 'Association Diderot sous le

patronage de la Fondation Gulbenkian de Lisbonne. Le resultat de

cette enquete sepresente maintenant sous la forme de quatre themes

correspondant aux quatre part ies du present volume.

Dans la premiere partie sont abordees les questions qui ont trait

it la modelisation dans la logique et les sciences de la nature. Sur

quatre specialites scientifiques (logique, physique des particules, bio-

logie, cl imatologie) , on voit successivement se preciser la notion de

modele. Pour le logicien, le mot «modele» fait reference it une

partie tres precise et formalisee de la logique contemporaine, comme

le montre Pierre Wagner. Pour Ie physicien des particules qu'est Gil-

les Cohen- Tannoudji, c'est l'idee de «modele standard» qui cons-

t itue la reference spontanee d'une reflexion sur la notion de modele.

Ce modele apparait cependant tres different de ce que Ie logicien

entend sous le merne vocable. n s'agit plutot d'un tableau qui

regroupe et coordonne des donnees de divers ordres touch ant

l'organisation subatomique de la matiere. La preoccupation qui

domine la reflexion du biologiste Jd.hnStewart lorsqu'il aborde la

"''''''.'',,,n du modele n 'est pas immediaternent de preciser ce que sontmodeles en biologie mais, significativement, de situer les sciences

par rapport aux sciences des objets inanirnes, par rapport

,,,,,,dUA sCiencesphysiques. La reflexionsur le modele va alors tenter de

cdifthence dont le biologiste sent l'importance pour sa

«nscrpnne : Pour le climatologue Robert Kandel, enfin, le modele et

INTRODUCTION 3

Ia modelisation apparaitront comme la base de toute reflexion. Car

pour des phenomenes aussi complexes que Ie climatd'une region et

son evolution, le modele sera le moyen d'une simplif icat ion obligee

et le point de depart de toute comprehension. Ces quatre contribu-

t ions i llustrent les sens divers du terme «modele» pour les sciences

les plus avancees conceptuellement, L'absence d'unite entre les

divers emplois du .terme «modele» dans ces disciplines y apparaitde maniere frappante.

Les deux contributions suivantes se rattachent iun autre groupe

de sciences qui a ici ete nomme «sciences pratiques ». C'est-a-dire

les sciences qui n'ont pas d 'objectif de connaissance i proprement

parler rnais qui ont en revanche une grande importance pratique:

sciences de l'ingenieur avec Nicolas Bouleau, sciences de l'envi-

ronnement avec Bernard Baraque. Ici, le modele apparait comme

une approximation sciemment consentie, connue comme telle et

acceptee du fait de l'objectif pratique qu'elle pennet d'atteindre. La

problematique se deplace tres nettement du versant episternologique

vers le versant pragmatique des connaissances considerees. L'idee de

modele demeure toujours aussi centrale rnais acquiert un sens toutdifferent. Dans les sciences fondamentales, le modele etait central

parce qu' il permettait de comprendre que1que chose; dans les scien-

ces pratiques, Ie modele est toujours central, mais c'est cette fois

parce qu'i l permet d 'agir.

C'est justement le lien qui existe entre comprendre et agir qui est

aborde par le troisierne groupe d'etudes qui concerne les sciences de

l'homrne, ici illustrees par I'economie avec Bernard Walliser et par

les sciences politiques avec Emmanuel Picavet. Ces etudes se referent

a un domaine a u l'action de l 'hornme determine presque entiere-

merit l 'objet sur lequel ilreflechit, La reflexion y trouve done un ter-

rain a la fois privilegie et difficile. Privilegie parce qu'elle debouchedirectement sur l'action. Difficile paree qu'il est tentant d'y intro-

duire des preferences personnelles et parce que l' interet contradic-

toire des personnes y est en jeu. lei, la modelisation acquiert la

valeur d'une objectivation de la reflexion, Elle se presente comme

une clarification des parametres pris en compte dans le raisonne-

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4 ENQUETE SUR LE CONCEPT DE MODELE

ment. Sans doute n'est-elle pas a l 'abri des choix et des interets SUbR

jectifs de celui qui s'engage dans cette reflexion, rnais du moins aRt-

elle I'ambition de faire en sorte que ceux-ci apparaissent clairement

et que leur importance puisse etre nettement evaluee,

Le quatrieme et dernier groupe d'etudes possede une teneur cri-

tique. Il ne s'agit plus tant d'exposer ce qu'est un modele que

d'examiner les presupposes de ceux qui, plus ou mains consciem-

ment, en font usage. C'est sur la confrontation classique entre

modele et metaphore que s'engage la discussion avee Pascal Nouvel.

Le statutde l'analogie est ensuite discute par Arild Utaker a travers

les notions d'analogie, de metaphore et de modele tel que la linguis-

tique et la reflexion sur la langue les ant fait apparaitre, L'analogie,

justement, apparait comme un profond ressort des modeles econo-

miques qui sont a leur tour repris sous un angle critique par

Jean Mathiot.

L'ensemble de ce parcours sur la notion de modele et de modeli-

sation fait apparaitre un paysage riche et varie, Bien loin qu'un

concept unitaire s'en degage, c'est au contraire une serie de facettes

qui ressortent successivement de l'analyse. Comme si, en voyageantpar le moyen du concept de modele dans les diverses regions des

sciences, on etait dans la situation du voyageur ferroviaire qui voit

successivement defiler par la fenetre de son compartiment des

coteaux, des plaines, des montagnes, des bordures littorales ou des

lacs, quoiqu'il soit toujours dans le rnerne train et observe ces divers

paysages it travers la meme fenetre, La notion de modele n'a pas

plus d'unite que ces divers paysages, bien qu'elle constitue la fenetre

unique qui permet de les decouvrir.

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MODELES ET MET APHORES

Pa sc a l N o uv e l' -

Je me propose d'examiner le rapport entre modele et metaphore

pour en venir ensuite it la question du transfert de certains modeles

scientifiques en philosophie. Pour preciser cerapport, tel qu'il est

traditionnellement concu, je partirai du livre de Paul Ricoeur intitule

L a metaphore vive2•

Le livre est compose d'une serie d'etudes sur la metaphore. La

quatrieme section du septieme chapitre s'intitule « Modele et meta-

phore ». Dans ce texte, Ricceur reprend et cliscutele rapprochement

propose par Max Black entre metaphore et modele. (un tel rappro-

chement entre modele et metaphore a ete plus d'une fois propose,

Max Black en fournit une etude detaillee, etude au sujet de laquelle

Ricoeur ecrit : « L'idee d'une parente entre modele et metaphore est

si feconde que, etc. » ; done une parente f lconde) . Cette parente per-

mettrait de montrer «que la metaphore est au langage poetique ee

que Ie modele est au langage sdentifique ». Mieux encore, que le

modele est la part la plus profonde de la metaphore : «Toute meta-

phore est le sommet d'un modele subme.rge.})3Ainsi, le modele

serait l'essence de la metaphore.

L Mai tre de Conferences a l 'Univers it e Par is 7- Denis-Diderot , directeur de programmes au

College international de philosophic.

2. P. Ricceur , La melaphorc v i v e , Par is , Le Seuil , 1975.

3. M. Bl ack, More abou t me taphor, i n Me taph o r a n d t ho u gh , Cambridge-MS (Etats-Unis), Cam-

bridge Univers ity Press , 1979; voi r aussi M. Black, M o de ls a n d A[c tapMrs, Ithaca·NY (Etats-

Unis), Cornell University Press, 1962.

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19 0 PHILOSOPHIE

Qu'en est-il alors du modele? Ricceur ecrit : «Dans le langage

scientifique, le modele est essentiellement un instrument heuristique

qui vise, par le moyen de la fiction, it briser une interpretation ina-

dequate et a frayer la voie a une interpretation nouvelle plus ade-

quate. »! A partir de la sont distingues (par Ricoeur, qui suit l'analyse

de Max Black) trois types de modeles qui couvrent les modes

d'utilisation du precede de modelisation :

~ Un premier type est qualifie de «modele a l'echelle » (Iorsque

le modele miniaturise ou agrandit un objet) : ce sera, par exemple, Ie

modele de la patte d'un insecte grandie mille fois qui permet

d'apercevoir les details de sa structure interne et de rendre apparent,

par la merne, le principe de son fonctionnement.

~ Un second type de modele est qualifie de «modele analo-

gique» (lorsqu'un phenomene est vu sous les traits d'un autre phe-

nomene) : ce sera, par exemple, l'analogie hydraulique d'un circuit

electrique.

~ Enfin, un troisieme type de modele est nomme «modele

theorique » (lorsqu'un langage nouveau, it travers lequell'objet peutetre apprehende d'une rnaniere inedite est introduit): ce sera par

exemple, un modele biologique de I'activite d'une enzyme O U Ies

enzymes sont representees par des formes geometriques stylisees, des

cercles, des carres, Le modele de la transition, allosterique de

Wyman, Changeux et Monod est un tel type de modele.

Je vais resumer en quelques mots ce modele qui est presente de

maniere succincte dans ce livre deJ. Monad, Le h a sa r d e t l a n e ce ss it i2 ,

et de maniere approfonclie dans un article publie dans la revue Jour-

na l ifMo le c ul ar b io lo g y en 19659• Void, tout d'abord, le problerne que

le modele resout, Jacques Monod a apporte une attention constante

it 1a question de la modification tie I 'activite physiologique de

l'activite des enzymes. On sait quell'une des des de l'activation

d'une enzyme est sa synthese elle-rrleme, dont la regulation a ete

I. P. Ricceur, La mi t aphore ViU8, Pa ri s, Le Se ui l, 19 75, p. 302.

2. J. Monod, Ls hasard et fa nicessiti , Pari s, Le Seuil, 1970, p. 82 et s,

3. J. Monod, J. Wyman, J .-P. Changeux, On the nature of a llos tevic trans it ions : A plaus ib le

model , in JOl lmal if Mo l ec u la r B io l og ie , 72 , 1 965, p. 81 -I IB .

MOnE-LES ET METAPHORES 19 1

eclairee par le modele de l'operon propose en 1961 par .Fr~n((o,i~

Jacob et Jacques Monod (contribution qui leur vaudra, am~l qu.a

Andre Lwoff, quelques annees plus tard, Ie prix Nobel de physiologic

au medecine). Mais une fois l'enzyme synthetisee, on constate encore

que son efficacite est plus ou moins importante selon la concent.ra-

tion de substrat' dans Ie milieu. Plus le substrat est en concentration

importante, plus l'enzyme est efficace pour Ie trans,former. T~ut sepasse comme si l'enzyme savait que Ie.substrat est la et ada~tru_tson

efficacite 11sa presence. Cette observation a longtemps constitue une

enigrne pour les biologistes. Le modele dit de l'« allosteri.e» resout

cette enigme. Ce modele est fonde sur deux hypotheses simples: la

premiere consiste a afIirmer que l'enzyme existe sous deux confor-

mations dont les activites sont differentes (rune sera representee par

un rond l'autre par un carre) et que la fixation du substrat sur

l'enzyme fait passer l'enzyme dans sa conformation active. La

seconde consiste a affirmer que l'enzyme est en fait presente sous

forme d'agregats (deux ou plusieurs rands au cartes) e: qu'a

l'interieur de ces agregats,' les changements de conformation se

transmettent d'une unite a l'autre de telle sorte que lorsque l'une des

unites est passee sous la conformation la plus active par suite d~ la

fixation d'une molecule de substrat, ce changement de conformation

entraine un changement de conformation. de l'ensemble de l'a~egat.

Les auteurs montrent qu'a partir de ces hypotheses, ilest possible de

rendre compte du comportement a p r io r i surprenant de ces enzym:s.

Je n'expose pas ici Ie detail du modele, Ie but e~tseule~ent. de faire

remarquer que.l'on parvient it resoudre une enigme biologique par

le moyen d'une modelisation qui met en jeu des precedes simples.'

Trois types de modeles done, trois categories, qui sont presentee

de maniere hierarchique, le troisieme type ,etant plus specifiquernent

celui qui correspond aux « modeles scientifiques ». ?ependant,.o,n

peut immediatement souIever l'objection ,suiv~te.: Sl n,~uscO,nsl.d:-

rons l'exemple du troisieme type de modele qU I vient d etre detaille,

J. On res erve l e t erme « snbst rat» it Lamolecule qu'une enzyme peut t ransf ormer et on

designe par «produit» le resultat de cette transformation.

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19 2 PHILOSOPHIE

exemple de «modele theorique », est-il bien evident qu'il se dis-

tingue nettement des deux autres? Dans le modele propose pour

rendre compte de la transit ion allosterique d'une enzyme, les formes

geometriques (rond, carre ...) sont certes des enzymes extremement

styl isees; elles n 'en sont pas mains des schernas mis a la place d'unerealite effective (materielle), et done, d'une certaine maniere aussi

une m i s e Ii F e c h e l l e d'objets de tai lle reduite , Le modele peut aussi etre

considere comme une « analogie» : analogie avec un changement de

fonction correlatif d'un changement de structure (on peut, 'par

exemple, songer au cas d'une chaise pliante qui ne peut avoir la

merne fonction selon qu'elle est pliee ou depliee), Autrement dit, ce

modele particulier effectue simultanement les operat ions qui ont ete

distinguees dans les trois categories citees precedemment : 1 / un

agrandissement ou retrecissement qui modifie l'echelle des phenome-

nes decrits par le modele; 2/ une analogie avec n'importe quel phe-

nomene au s 'observe une modificat ion de fonction liee a une modifi-

cation de structure; et 3 / une formalisation qui permet un

traitement theorique du phenomene (ici , en l 'occurrence, la determi-

nation des equations de vitesse des reactions qui pourront ensuiteetre confrontees a des donnees experimentales),

Le modele « theorique » realise une synthese des operations de

changement d'echelle, d'analogie et de formalisation, et produit ainsi

une version stylisee de la realite. Le s t y l e ici ne decrif pas un evene-

ment litteraire survenu dans Ie cours de l'enonciation d'une idee,

mais ce dont le modele est fait: symbole, dessins, fleches . .. Or, une

version stylisee de la realite, cela ne signifie pas une metaphore de la

realite, e'en est rneme, en un sens que je vais tout de suite preciser,

exactement l'inverse.

]'ai decrit un modele tire des sciences biologiques et essaye de

montrer comment il avait pu servir a *soudre un problerne part icu-

lier. Ce modele, je l'ai ensuite caractepse comme une stylisation de

Ia realite, Or, ce modele, en quai corisiste-t-il ? II s 'agit d'une c o n s -

t r u c t i o n elaboree dans le but de faire ressortir certains traits d'une

si tuat ion donnee. Que les modeles scient des constructions elabores

en vue de mettre l'accent, de souligner certains traits, c'est la uneI

MODELES ET METAPHORES 193

difference capitale avec la metaphore, La metaphore se caracterise

au contraire comme une rnaniere de voir une chose comme autre

chose, comme quand on dit par exemple: «La discussion, c'est la

guerre.» Dans cette metaphore militaire de la discussion, nous ne

stylisons pas du tout une situation en mettant l'accent sur certains

traits, nous faisons au contraire surgir une certaine facon de voir la

discussion, une facon xle voir qui peut eventuellement etre sugges-

tive, mais qui, de toute evidence, ne correspond pas a ce que nousavons nomme une stylisation. Cette facon de voir apportee par Ia

metaphore ne souligne pas certains traits, eile les invente. Et cela

entraine une serie de considerations au doivent se marquer la diJfo-

r e n e e de la metaphore et du modele.

Le modele n'est pas l'indication d'une relation inedite entre plu-

sieurs elements, il est bien plutot l'expression d'une strategic de la

negligence. A quoi sert le modele en effet? Non pas a «voir

cornme » a voir une situation sous les traits d'une autre situation

comme dans «la discussion c'est la guerre », mais a negliger une

grande quantite d' a s p e c t s d'une situation donnee pour cliriger l'atten-

tion sur un seul ou sur un petit nombre seulement d'entre eux. Parexemple, le fait de representer une enzyme par des cercles et des

carres, est sans doute une stylisation geometrique mais aussi une

maniere d'indiquer tout ce qu'il ne faut pas regarder dans l'enzyme.

La forme de l'enzyme, prise dans son detail, est beaucoup plus

complexe que ee que le modele laisse voir: elle ne ressemble ni it un

cerc1e ni it un carre, Pourtant si l'on veut y voir clair dans ces

aspects complexes de la real ite, ilfaut negliger un grand nombre

d'aspects et faire provisoirement comme S 1 l 'enzyme etai t s imple-

ment un cercle au un carre, Pour comprendre quelque chose, il faut

negliger beaucoup d'autres choses, et Ie, modele est l'expression

d'une telle operation, operation controlee d'une negligence: « Neregardez pas cela, regardez seulement ceei, et ainsi les chases

deviennent claires.» Une strategic de la negligence, done, qui se

trouve etre l iee au «comprendre ». n ne s'agit pas de faire appamf t re

des aspects (comme e'est la cas avec la metaphore), mais au con-

traire de les faire disparaitre pour n'en retenir qu'un petit nombre.

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194 PHILOSOPHIE

Le modele apparait ainsi comme l'operation retournee de Ia meta-

phore. Si la science se reconnait dans l'usage du modele (bien

davantage que dans celui de Ia metaphore), c'est parce qu'elle tient

dans son horizon l' idee d'une s impl i f ica t ion des phenomenes et qu'elle

trouve dans Ie modele l'allie important d'un tel projet (on pourrait

citer ici l'aphorisme celebre de Jean Perrin: «La science consiste a

expliquer du visible complique par de I'invisible simple. ») . La styli-sation que nous avons repe re dans Ie modele est un moyen de cette

simplification.

La mefiance du scientifique a I'egard de la metaphore n'est pas

seulement determinee par les risques de confusion auxqueis la meta-

phore l'exposerait, mais aussi, peut-etre surtout, par le sens dans

lequel la rnetaphore opere des accroissements de liens, des multipl i-

cations d'images, des mises en resonance de concepts et d'images.

Ce sens est exactement inverse de celui que suit la pensee scienti-

fique lorsqu'elle cherche a simplif ier une situation. Le modele sim-

plifie, la metaphore complique. Modeles et metaphores sont peut-

etre des operations qui ont une racine commune dans la pensee,

mais il est important de remarquer qu'elles fonctionnent en sens

oppose, un peu comme une pompe peut aussi bien servir a remplirqu'a vider : remplir les images d'une mult itude de connexions et leur

donner par la un accroissement d 'ambiguite (pour la metaphore) ou

au contraire, vider les images pour Ies faire approcher de l'univocite

(pour le modele).

J'en viens done a cette proposition qui me parait pouvoir tenir

lieu de resume de l'ensemble des considerations que je viens de

developper : le modele est une simplification qui se construit, la

metaphore une complicat ion qui surgit. :C'est done dans un sens plu-

tot paradoxal qu'on peut dire que le modele est a la science ce que

la metaphore est a la poesie, il est plutot ce que la rnetaphore n'estpa s a la poesie. Car s'il s'agit de clin~s implement que modele et

metaphore sont dans un rnerne rapport d'al liance respectivement ala science et a la poesie, une telle affirmation ne se tire pas d'une

reflexion sur la nature du modele et deJa metaphors, mais seule-

ment sur une constatation empirique, sur Ie fait qu'on trouve peu au

MODELBS ET METAPHORES 195

meme pas du tout de metaphores dans les textes scientifiques (au

mains contemporains), alors que les modeles y abondent, et

qu'inversement on trouve des metaphores rnais non des modeles

dans la litterature poetique. Une telle correlation est evidemment

tres insuffisante pour conclure a une simili tude de nature, et , meme,de fonction. L'analyse directe de la fonction des modeles et des

metaphores conduit bien plutot a les opposer.A partir de ces. reflexions je voudrais tenter une incursion dans

un probleme qui me parait etre le point central de toute une serie de

d€:bats interminables. Je n 'ai r ien contre les debats interminables,

mais aut ant faire en sorte que ces debars visent adequatement ce

dont ils parlent et qu'ils aient par la une chance de nous procurer un

accroissement de l i b e r t e . Et en prononcant ce terme de liberte, je vais

droit ou je veux en venir, puisque je voudrais parler de. Ia question,

dite philosophique, de la liberte, et de Ia facon dont elle s'est vue

traitee dans le debar desormais lancinant du deterrninisme. Si la dis-

tinction que je viens de chercher a etablir entre modele et meta-

phore peut servir a quelque chose, c'est Ie moment, pour elle, d'en

faire la preuve.

Pour engager Ie probleme, je partirai du livre d'Ilya Prigogine et

Isabelle Stengers, L a n o u ve l le a l li a n ce ',

L'une des principales questions abordee dans ce livre est la sui-

vante : le monde est-il regi par des lois deterministes, cornme

l'affirme la mecanique classique? Question presentee comme cru-

ciale dans la me sure ou s'y jouerait le sort de la Iiberte humaine,

laquelle serait dependante de notre conception du temps. Cette

conception aurait a etre revisee en profondeur a la lumiere d'un cer-

tain nombre de resultats de la physique contemporaines qui sont

presentee et discutes par 'les auteurs (resulfats qui touchent la ques-

tion clite du chaos). Conclusion de Prigogine et Stengers : le terme« temps» se trouve redefini par une branche au moins des progres

de la physique, et il est possible, de proche en proche, de redefinir a

1. I. Prigogine e t 1. Stangers, La n o u ve ll e a l li a nc e , m e ta m o lp h o se d e fa s c i enc e , Paris, Gallimard,

1979.

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196 PHILOSOPHIE

partir de I a d'autres tennes nevralgiques du vocabulaire de la philo-

sophie, en particulier celui de Iiberte,

Cela suppose cependant que l'on donne un sens univoque

- scientifique - a une notion philosophique. Je vais essayer de mon-

trer qu'on peut y arriver, en effet, mais seulement a condition de

confondre la fonction des modeles et celle des metaphores. Et pour

ce faire, je vais reprendre la question du deterrninisme la a u elle sereconnait generalement une origine, merne si le terme et Ie concept

de determinisme sont en fait plus tardifs, c'est-a-dire dans l'oeuvre de

Newton et dans celie de Laplace. C'est bien chez ces auteurs que

Prigogine et Stengers pensent pouvoir identif ier la racine du mythe

deterministe de la science classique, Newton et Laplace sont ici trai-

tes comme un unique auteur qui aurait eu deux signatures mais une

seule pensee, celie qui caracterise la science classique, Pourtant, a yregarder d'un peu pres, les operations auxquelies font r tference Pri-

gogine et Stengers pour chacun fie ces auteurs sont de nature bien

differente, De Newton, i ls retiennent la seconde loi du mouvement,

et de Laplace, l'affirmation selon laquelle le monde est regi par des

lois integralernent deterministes. Voyons tour a tour sur quoi

s'appuient ces references et examinons en detail le role qu'y joue le

modele mathernatique du mouvement des corps.

Lorsqu'on exprime la seconde loi de Newton' en ecrivant : F = rn a

(la force est Ie produit de la masse par I'acceleration), on fait un

modele. On simplifie une situation concrete pour ramener celle-ci aune situation simple. Newton dit : « Regardez seulement ceci et negli-

gez tout Ie reste, oubliez tout le reste : regardez seulement cet objet

qui accelere et Ie rapport qu'entretient cette acceleration avec la force

qui permet de produire cette accelerat ion. Observez seulement que si

la masse de l'objet est doublee, alors la tneme force produit une acce-

leration qui est deux fois moindre, c'est-a-dire qu'il faut deux foisplusde temps pour produire la meme variftion de vitesse, » Tout cela,

c'est un modele. C'est une modelisation de ce qui se passe dans la

L I . New ton, u s p r in ci pe s m a th em a ti qu es d e fa p hi lo so p hi e n a tu re ll c (1687), trad. fr o M.-F. Biarnais,

Paris , Chris tian Bourgois, 1985. II s 'agi t en fai t d 'une traduct ion tre s incomplete reprenant

assez arbitrairement lea passages que Ie traducteur. a juges irnportants. '

MOD.r?LES ET METAPHORES 197

.~."

nature. C'est un modele, paree que dans la nature, il ne se passe

jamais <;a(forces de frottement) et qu'i l faut simplif ier a l'extrernepour pouvoir dire qu' il sepasse toujours <;:a.Done, une simplification,

une mcdelisation. Un modele qui, comme dans le cas du modele de

l 'a llosterie, permet de progresser dans la comprehension d'une situa-

tion, qui, en elle-meme, peut etre passablement ~ompliquee. .

Voyons maintenant la reference a Pierre Simon Laplace. On Salt

que, dans l'introduction de son Es s a i p h il o sO f) h iq ue s ur le s probabi l ius ' ,

Laplace propose une sorte de transposition au generalisation du

modele newtonnien : «Nous devons done envisager l'etat present de

l'univers comme l'effet de son etat anterieur et comme Ia cause de

celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donne,

connaitrait toutes les forces dont la nature est animee et la si tuation

respective de tous les etres qui la composent, si d'ailleurs elle etait

assez vaste pour soumettre ces donnees a l'analyse, embrasserait

dans la meme formule les mouvements des plus grands corps de

l'univers et ceux du plus leger atome : rien ne serait incertain pour

elle, et l 'avenir comme le passe seraient presents a ses yeux. »2

Il faut se rappeler que quand Laplace parle «du plus leger

atome » ilest bien loin de faire allusion a une theorie atomique de la

structure de la matiere qui, a l 'epoque, n'existe pas. Lorsque Laplace

dit« le plus leger atorne », il veut dire, d'une maniere vague et gene-

rale: la plus petite parcelle de matiere qui se puisse concevoir. II se

trouve que les progres ulterieurs de la physique ont- mais c'est une

coincidence, presque un hasard (dont Laplace n'aurait meme paspu

evaluer la probabilite avec sa theorie) - donne au terme d' « atome »

un contenu positif qui fait qu'aujourd'hui la phrase de Laplace est

certainement entendue dans un sens different, plus profond en un

sens, qu'il n'aurait pu lui-rneme le prevoir C'lU le vouloir,

Il faut se rappeler aussi que l'extrait que je viens de citer se situeau debut d'un essai sur les probabilites et qu'il s'agit, pour Laplace,

d'eviter qu'on interprete l'ensemble du texte comme I'expression

I. P. S . Lap lace , E s sa i p h il o Jo p h iq u e s ur l e s p r o b a bi li ti s (1825), Paris , Chris tian Bourgois, 1986.

2. Ibid., p. 32-33.

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19 8 PHrLOSOPHIE

d'un indeterrninisme essentiel des phenomenes. «Bien sur, di t- il en

substance, je vais traiter de phenomenes aleatoires, mais il ne faut

pas croire pour autant que j'affirme par U t que les phenomenes sont

par essence aleatoires, ils Ie sont seulement a cause de notre incapa-cite a atteindre la totalite des donnees necessaires pour cerner un

phenomene, et a operer Ia synthese de toutes ces donnees en un cal-

cuI complet des consequences du mouvement de chacune des parcel-les de matiere qui composent l'univers. » Ils'agit davantage de se

demarquer d'une interpretation possible de son discours que

d'aff irmer une position, meme si, ce faisant , ils'est trouve exprimer,

d'une manierc particulierement nette, ce qui sera ensuite identifie et

connu comme Ie point de vue du di t ermmisme. C'est Ia raison pour

laquel1e, sans doute, ce texte est si souvent repris, quoiqu'il succede aune declarat ion toute contraire, qui, el le , est rarement mentionnee :

«Je presence ici, [ .. .J , les principes et les resultats generaux de cette

theorie [des probabil ites] , en Ies,appliquant aux questions les plus

importantes de la vie, qui ne sont en effet, pour la plupart, que des

problernes de probabili te. On peut merne dire, a parler en rigueur,que presque toutes nos connaissances ne sont que probables. »1

Je crois qu'il faut garder en tete ces particularites du contexte,

meme si c'est au sens dans lequel ce texte est utilise par les auteurs

de La n o u ve l le a l li a n ce que je vais m' interesser , et done moins a ce que

Laplace veut dire precisement qu'a ce qu'on veut lui faire dire. Et

ainsi de comprendre comment ce qu'on a retenu de lui est surtout

cette m eta ph or e - car il s'agit d'une metaphore ; metaphore de

l 'univers comme ensemble de parcelles de matiere anirnee chacune

.d'une vitesse et d'une direction. ,

Que fait ~aplace ? 11ne fait pas ux:imodeIe de l'~ni;ers. n trans-pose un modele du mouvement (celuide Newton) a I ensemble de

l'univers. Transposer un modele, ce n'est pas la meme chose quefaire ou proposer un modele. Faire un F. :0dde, c'est, on I'a vu, sim-

plifier une situation. Transposer un m~dele, c'est faire ce qu'on fait

lorsqu'on emploie un mot dans un domaine etranger a son domaine

1. tus, p. 31.

MODELES ET METAPHORES 199

d'origine, c'est faire une metaphore, C'est pourquoi j'ai ecrit plus

haut au sujet du texte de Laplace: « Car ils'agit d'une metaphore. ~ >

Autrement dit , Ie discours de Laplace, tel qu 'i l est interprete par Pri-

gogine (et pas seulement par lui), :ntre dans une categori~ tres spe-

ciale celie des modeles qui fonctionnent comme des metaphores.

Tant qu'on ne fait pas la distinction entre metaphore et mo~ele (et a

for t ior i , bien sur, si l'on proclame qu'il n'y a pas lieu d'etab~r sur c~point une distinction, ainsi que Ie font Max Black et Paul Riceeur), il

n'y a aucun moyen de s'en rendre com~te. ., .

A partir dece point , on voit surgir diverses co.nfuslons.qui ~en-

nent de ce qu'une idee nee sur Ie terrain ~e Ia SClen?eagit .mamte-

nant de maniere metaphorique sur Ie terrain de la philosophie, Con-

fusion qui vient de ce que cette idee possede maintenant la puissance

de fascination, de seduction particuliere des metaphores.

Rene Thorn dans La q ue r el le d u d et er m in is me ', ecrit au sujet de

l'aleatoire pris' comme categorie generale: : «Je voudrais dire

d 'emblee que cette fascination de l 'aleatoire temoi~e d'~ne atti tude

antiscientifique par excellence. » 2 Cette formulation cm~la~te est

vraie en un sens et cependant tendancieuse : c'estla fascination en, , .general qui temoigne d'une attitude antiscientifique e.tn~n pas parti-

culierement la fascination de l'aleatoire. Une fascination pour le

determinisme est tout aussi antiscientifique. Tout ce qui fascine est

antiscientifique. Tout ce qui fascine, et en particulier les metaphores,

On peut remarquer, bien sur, que la pensee de tout scientifique

se nourrit en partie d'idees qui ont ce caractere fascinant. Lorsque

par exernple Albert Einstein profere son fameux «Dieu ne joue .pas

aux des », il exprime Ia une opinion personnelie passee che~ lui au

rang de conviction philosophique et qui,a ce titre, a certamement

determine une part au moins de ses trava'ux scientif iques. 11est cer-

tain cependant que si sa contribution a Ia science s'etait Iimitee a cegenre de declarations, il ne serait pas Albert Einstein. Il faut d?nc

dist inguer Ie mode effectif de production d'une connaissance qur se

l. K. Pomian (d ir .) , La q ue re ll e d u d Ne n ni lI is me , p hi lo so ph ic d e l a s ci en ce d 'a uj ou rd 'h ui , Paris, Galli.

rnard, 1990.

2. iu«, p. 62.

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2 00 PHILOSOPHIE

nourrit de toutes Ies ressources que la pensee peut lui fournir (meta-

phores y compris), et cette connaissance elle-merne, qui, si eIle est

scientifique, ne peut pas reposer sur une fascination personnelle et

singuliere (et done pas sur des metaphores) .

Lorsqu'un modele fonctionne cornme rnetaphore, lemodeIe

devient un objet de seduction pour la pensee'. Si on l'utilise alors

comme une suggestion pour la solution d'une question philoso-phique, on parviendra, a la faveur de cette confusion, a faire appa-raitre cette metaphore comme une «consequence philosophique» :

Ie deterrninisme integral des lois de la nature sera presente comme

une negation implicite de la liberte individuelle, inversement, on

affirmera que le seul moyen d'assurer les fondements d'une telle

liberte est d 'admettre une part d 'indeterminisrne fondamental dans

les phenomenes naturels . 11est manifeste que ces considerat ions ne

visent pas adequaternent leur objet, car nul n'est plus libre une fois

qu'on lui a enseigne que (pour reprendre les notions de Prigogine)

Ies structures dissipatives montrent que nous sommes a l'unisson

avec la nature. Nul non plus n'est affecte dans sa liberte si on lui

enseigne au contraire que tout dans la nature est determine par des

lois qu'il n'est pas en notre pouvoir de modifier. Rien de tout cela ne

touche a la question de la Iiberte entendue philosophiquement.

Les questions relatives au determinisme des phenomenes de la

nature ant leur pertinence dans Ie champ O U ces questions sont tra-

vaillees, c'est-a-dire dans celui des sciences. En revanche, eIles n'ont

pas de «signification philosophique ». n n'y a pas de signification

philosophique d'un resultat scientifique, meme sice resultat a ete lui-

meme obtenu par une demarche qui n'etait pas privee de presuppo-

ses philosophiques. Autrement dit, Ia question de Ia liberte ne se

regie pas dans le champ de la science.i

En fait, la question de la liberte ne se regie pas du tout, car telest le sort des questions philosophiques: el les ne connaissent aucun

« reglernent » autrement que dans les !experimentations singulieres

1. Ce point est analyse en detai l dans: P. Nouvel, L ' ar t d 'a im o r f a s ci en c e Paris PUF 2000. Voiren particulier chapitre 15. ' , ,

MOD.ELES ET METAPHORES 2 01

qu'effectuent a leur sujet des penseurs toujours individuels et tou-

jours exposes aux risques que comportent leurs audaces, Que signifie

etre libre pour un etre humain? Est-ce que c'est la physique qui va

repondre a cette question? EIle le peut, en effet, a condition de

confondre modeles et metaphores, it condition qu'un modele

devienne lui-rneme une metaphore,

C'est done ici que la distinction du modele et de la metaphorepeut nous eviter d'avancer vers une reponse inadequate: quand on

demande a la science de dire ce que c'est qu'etre libre, ce n'est pas

simplement une confusion, c'est une meprise, Une meprise, parce

qu'on ne voit plus du tout alors ce qu'il ya de philosophique dans Ie

mot «Jiberte », et merne, on ne comprend plus du tout ce que

signifie «philosophie ». C'est bien plutot quand elle cherche des

garanties dans la science que la philosophie s 'enchaine a de nouvel-

les servitudes et reliance par la a une part de sa liberte : on la trouve

alors desorientee, cherchant a confronter des arguments, a en eva-luer le pretendu sens pbilosopbique, alors que si eIle en est la, c'est

que ce sens est deja perdu. Une pensee quis'asservit a la science,meme si c'est pour s'en aller chanter le cantique de la liberte (c'est le

cas de Prigogine), est une pensee pour qui la l iberte devrait consister

d'abord a s 'affranchir des determinations qu'elle croit devoir rece-

voir de la science.

Le fait de distinguer modele et metaphore constitue un moyen

certes insuffisant (mais qui n'est pas a negliger cependant), pour evi-

ter que des resultats qui relevent du champ de la science ne soient

transposes dans le champ de la philosophie par le moyen de meta-

phores d'un genre particulier (les metaphores de modeles). Du fait

des seductions que declenchent ces evocations, la pensee s 'enchaine

a de nouvelles servitudes.

Ce faisant, j'ai essaye de donner un tour radical a rna pensee afinde provoquer la discussion, d'at tiser Ie debat . II y a certainernent des

raisons d'etre d'un avis different de celui que je viens d'exprimer.

Mais je serais interesse de connaitre ces raisons pour voir jusqu'a

quel point il m'est possible d'y repondre sans m'embrouiller rnoi-

meme dans des contradictions.

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20 2 PHlLOSOPHill

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II:

ANALOGIES, METAPHORESET CONCEPTS

Arild Utaker l

Tout d'abord, je n'ai pas l' intention de proposer une liste des

definitions du terme «modele» pour y choisir, ensuite, celle qui deli-

mitera mon expose. Je souhaite plutot profiter du flou de ces defini-

tions pour avancer vers une problernatique qui donnera lieu, je

l'espere, a I'elaboration d'un aspect du concept du modele, a mOD

sens particulierement important pour la comprehension de ce qu'est

l'activite scientillque. Choisissons notre point de depart dans unconstat: a l'interieur de la philosophie des sciences, les modeles ne

sont pas un sujet important Les modeles, ne resument-ils pas ce que

les philosophes ant du mal a penser a propos des sciences? L'interet

d'une reponse affirmative, c'est qu'elle exigera de celui qui essaie de

parler de modeles une certaine prudence. En effet, il n'existe aucune

structure d'accueil pour un tel discours. Pour en parler, il faut des

questions ou des problemes, Je les tirerai de deux «faiblesses » inhe-

rentes a la philosophie des sciences. Premierement, une tendance asous-estimer la decouverte ou la formation specifique d'une connais-

sance nouvelle (appartenant a la «psychologie du chercheur » en

face d'une «logique de la justification », ou a une « revolution» en

face de la «science normale »), Deuxiemement, un partage entre,.

d'un cote, la perception (l'observation) ou l'objet empirique, de

l'autre, Ia theorie (l'explication) - souvent con<;:usur le modele d'un

rapport entre des enonces et des donnes empiriques. Qu'il y ait une

l. Professeur de philosophie a l'Universite de Bergen, Norvege,

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204 PHILOSOPHIEANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 20 5

visibilite au niveau theorique sera done meconnu, Ce qu'on voit, en

science, doit infirmer ou confirmer une hypothese - rnais l'hypothese

n'est pas, de son cote, consideree comme une possibilite qu'il faut

visualiser au comme une possibilite qui visualise - rend visible - des

aspects theoriquement interessants d'un objet. Une hypothese, dans

ce sens, pourra prendre la forme d'un modele. Plus generalement, ce

que je vais retenir, c'est qu'un modele ne suit pas le partage tradi-

tionnel entre theorie et perception. Un modele implique plutot une

imbrication entre le voir et la pensee ; instrument de visibilite et ins.

trument de I'intelligibilite. De merne, compris ainsi, il n'est pas sans

rapport avec une «Iogique de la decouverte».

Pour nous approcher d'une telle comprehension, il vaut sans

doute Ia peine de faire un detour. Le chemin que je propose, c'est

d'essayer d'arriver aux modeles par la voie des rnetaphores et des

analogies. Ce chemin n'est pas nouveau. nest suivi par Max Black

dans son livre Models and metaphors, paru en 1962, et par Thomas

Kuhn quand i1 essaie de preciser sa notion de paradigme en souli-

gnant qu'un paradigme est un modele « dont la fonction est de four.

nir aux scientifiques des analogies et des metaphores » (((Secondt h o u g h t s >i, Essent i a l t e n s i o n , p. 300 (1977)).Pourtant, ily a, a man avis,

une confusion entourant la comprehension des rnetaphores et des

analogies, et celle-ci ne peut manquer de faire sentir ses effets si ron

s'approche des rnodeles par un tel chemin. Un premier pas sera de

detacher les metaphores et les analogies de la rhetorique et de la

philosophie du langage. Tache trop grande pour un petit expose,

maisje vais faire mon chemin par des exemples en esperant pouvoir

developper mes arguments a partir des cas precis.

vegetal a un rayon de miel, ceuvre d'animal, elle.me~e assimilee aune ceuvre humaine, car une cellule c'est une petite chambre »

(G. Canguilhem, «La theorie cellulaire », La c on na issa nc e de la vie ,

p. 48). En nornmant ce qu'il n'a pas vu auparavant, Hooke,

en 1667, appelle ce qu'il voit «cellule» ; sous l'empire d'une image,

il fait un transfert d'un mot designant un rayon de miel a un objet

nouveau. Canguilhem ne parle pas de metaphore, mais, par l'imageet par Ie transfert, tout semble indiquer que Ie terme « cellule»

exprirne un sens transpose.

Telle est la lecture de ce passage chez Jacques Derrida dans L a

m yt ho lo g ie b la n ch e. En fait, Canguilhem, en. parl~nt ~e Hooke,

expIique l'introduction d'une rnetaphore dans la biologie : «. Cette

metaphore animale de la ruche, ici (dans le texte de Canguilhem)

analysee dans ses effets determines sur la theorie cellulaire » ( ~ a r ges

de la phi losophie , p. 312). La ou Hooke nomme .une chose, Derrida en

infere que toute une theorie, qui vient longtemps apres, sera

impregnee par unemetaphore. Peut-etre - mais dans quel se~s?

Selon la rhetorique classique, par exemple, la metaphore expn~e

une signification secondaire: un nom d'objet est appliqu~ a un objet

qui n'avait pas ce nom. n y a un transfert d'un nom qm est le nom

propre d'un objet a un autre objet it qui le nom n'appartient pas.

Mais le terme « cellule» n'est pas, par Hooke, applique a un objet

qui a deja un nom propre. Ce que voit Hooke n'a pas de nom, et la

condition pour faire une redescription (ou d'appeler l'~bj~t d'u~

nom qui n'est pas Ie sien) ne sera, en consequence, pas satisfaite. ! C l ,pas de sens propre (ou « litteral ») sur lequel un autre sens se sunm-

poserait ainsi que cela a lieu dans la metaphore,

Ce que Derrida analyse porte, dans la rhetorique, un nom. II

s'agit, en effet, d'une metaphore dans un'sens derive. Un nom est,

par analogie, applique a un objet qui n'a pas encore un nom. Ce

transfert s'appelle ka iakhres is . Le transfert est metaphorique, mais Ie

produit n'est pas une metaphore etant donne qu'un objet nouveau

recoit un nom, un nom qui par la suite va devenir le nom propre de

cet objet. Hooke decouvre une ressemblance, ce qu'il voit dans so~

microscope ressembIe it un rayon de miel. Or, parler de katakhresis

PREMIER EXEMPLE: «CECI EST; UNE CELLULE.»

1

«Ayant pratique une coupe fine dans un morceau de liege,

Hooke en observe la structure cloisonnee, C'est bien lui aussi qui

invente Ie mot sous l'empire d'une image, par assimilation de l'objet

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2 0 6 PHILOSOPHIEANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 2 0 7

presuppose, bien sur, la prernisse principale de Ia theorie classique

de la metaphore, a savoir, qu'un nom n'est defini que comme nom

d'un objet dont il est Ie nom propre. Par la suite, le nom peut

prendre une extension plus large en designant aussi des objets plus

ou mains semblables. Ainsi , les ressemblances au lesanalogies sont

secondaires au derivees par rapport a une identite donnee au prea-

lable ile nom par rapport a I'objet qui lui est propre. D'abord lerapport nom! objet, puis Ies rapports entre des objets qui se ressem-

blent au entre des noms (mots) qui, dans les descriptions differentes,

auront un sens qui devie plus ou mains en reference a une identitedonne au depart; Ie nom tel qu'il est defini par son objet.

Centre cette position, considerons l'argument suivant. Il fait

partie d'un mot de l'empIoyer dans des contextes nouveaux; savoir

employer un mot implique de pouvoir l'employer it des objets sem-

blables et dans des situationssembIables. L'enfant apprend, par

exernple, le terme « maison » tout d'abord par rapport a une maison

determinee et tout c~ qui ressernble plus au moins a cette maison, i lle nomme par le merne terme. S'il dit que sa maison a lui se trouvesous un arbre dans un jardin, on ne conclut pas qu'il n'a pas com-

pris l 'emploi du terme, bien au contraire . AIors l 'essentieI , ce sont les

rapports entre le terme et ses empIois dans les contextes differents (et

aussi nouveaux) et par rapport aux objets differents O U il apparait, n

y a des analogies ou des ressemblances plus ou moins grandes entre

tous les objets qui sont appeles «rnaison » ; en bois, en pierres, des

chalets, etc. Il n'est merne pas sur que tous ces objets aient une pro-

priete commune. Si le terme «cellule» est defini originairement

comme le nom d'une peti te chambre, i l s 'ensuit qu'appliquer ce nom

autrement revient a I'appliquer metaphoriquement, Par contre, si

l 'on dit qu 'un terme s 'applique a des pbjets qui se ressemblent plus

au moins, sans qu'il y ait ici une limi1 e tracee d'avance, nous pou-vons dire que le terme « cellule» - ayant l inguistiquement le merne

sens - s'applique it des objets semblabIes. «Ressemblance de

famille », dit Ie philosophe autrichien, Ji.udwigWittgenstein. Il prend

les jeux comme exemple. II y a des jeux bien differents, et il n'existe

pas un jeu particulier qui fait le referent du mot jeu. Ils se ressem-

blent comme des membres d'une famille se ressemblent entre eux

par des traits variables.

L 'interet theorique du deplacernent wittgensteinien, c'est qu'au

lieu de fixer un mot a un referent, ilporte a notre at tention des res-

semblances au des analogies entre des emplois divers d'un meme

mot sans presupposer que de telles analogies n'ont de sens que par

rapport a une identite donnee au prealable (le mot dans son sens

propre). De l 'autre cote, ily a, par le merne argument, les analogies

entre des objets semblables (teljeu ressernble, sous un certain aspect,

it un tel jeu different). D'ou sa'petite « revolution» : ne pas se focali-

ser sur le rapport mot-objet au image-objet - disons un «rapport

vertical» - mais sur les rapports des mots entre eux et des objets

entre eux. Les ressemblances et les analogies deviennent « horizonta-

les », c'est-a-dire entre eux-mernes, et non pas entre deux niveaux

differents, A cette condition, Ies analogies assument leur priorite :

elIes ne s 'ajoutent plus a une identite qui existe sans qu'intervienne

l'analogie.

J 'emploie le terme « analogie » pour souligner que Wittgensteinest un penseur de l 'analogie. Selon Wittgenstein, nous comprenons,

nous pensons par analogie. Quand il construit «des jeux des langa-

ges », il construit des analogies, et une analogie est definie comme

un fait comparatif. Pourtant, historiquement, l'analogie a ete com-

prise comme une representation - un peu comme un symbole qui,

avec les moyens de ce monde, exprime un rnonde superieur; Ie

triangle comme une analogie a la trinite divine. Centre cette concep-

tion, nous devons avec plus de raison considerer l'analogie comme

un rapport horizontal . Les analogies entre des jeux differents consti-

tuent un exemple de ce type de rapport. Un mot ne s'applique pas a

un objet, mais a des objets qui se ressernblent plus au moins. nest

comme une ligne de variation qui traverse des analogies entre des

objets.

11 s'ensuit qu'il faut abandonner la definition classique de la

rnetaphore qui presuppose un rapport «vertical» entre un mot et

un objet et qui definit Ie mot en tant que nom propre d'un objet. Si

Ia metaphore cree une analogie, elle n'est pas formellement une

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2 0 8 PHILOSOPHIEANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 2 0 9

deviation par rapport au «cas normal », car les analogies (ou res-

semblances) jouent deja leur role «au depart ». Voyons cela de plus

pres a part ir de notre deuxieme exemple.

celle qui cree une analogie qu'on n'a pas vu auparavant; qui Jette

une lumiere nouvelle sur un objet. Elle introduit une nouvelle des-

cription de l 'objet : on fait une redescription. De plus, a ce niveau-ci,

un enonce ne sera pas evalue en fonction de sa capacite a etre

infirme ou confirme, n n'y a pas non plus - en general - de condi-

tions de verite qui donnent le sens d'un enonce, Par contre, une des-

cription « visualise ». un dornaine avec ses moyens propres. Et on yadhere, comme s'il s'agissait des proprietes memes de l'objet en

question. D'ou l'importance des metaphores dans lamesure ou elles

permettent de «visualiser » autrement. Elles se mesurent en fonction

de leur fecondite ; qu'est-ce qu'elles nous font voir? Est-ce qu'elles

introduisent des perspectives nouvelles?

Par rapport aux analogies «de base» evoquees ci-dessus, une

metaphore cree des analogies en rompant avec idesdivisions usuelles.

Les analogies entre les jeux sont une chose. Autre chose est de faire

Ia remarque qu'un langage est un jeu ; de decrire metaphoriquernent

le langage ainsi. De meme que nous avons compare le cerveau a un

ordinateur, Wittgenstein compare le langage a un jeu. Repetons-le,une telle description n'est pas metaphorique parcequ'elle s'ajoute

- comme supplement ou comme illustration - aux descriptions deja

existantes et etablies, Elle l'est parce qu'elle vise a changer notre atti-

tude, nos manieres usuelles de decrire le langage. En effet, la des-

cription metaphorique ne s'appuie pas sur une description non

metaphorique preexistante. On ne peut pas dire que la metaphore

du jeu decrive le langage tel qu'il est. Pas davantage que lorsqu'on

rut que le langage est «communication », ou bien «representation

de la pensee », Dans ce contexte, «communication» est aussi une

rnetaphore ~ mais une metaphore qui est devenue «lieu commun » .

On le voit, une bonne metaphore, une metaphore neuve, vive, peut

ainsi reveiller des metaphores qui dorment, les descript ions figees ennous faisant prendre conscience qu'el les sont des «lieux communs »

et non des « descriptions adequates »,

Pour conserver l'efficacite d'une metaphore, il faut assumer la

difference entre les objets compares: le cerveau n'est pas un ordina-

teur, l'homme n'est pas un loup. Pourtant, tout se passe comme si

DEUXIEME EXEMPLE:«LE CERVEAU EST UN ORDINATEUR.»

Remarquons tout de suite la difficult€: de la theorie classique par

rapport A une telle metaphore, Le terme « ordinateur » n'est pas ici

un nom transfere de son objet -I'ordinateur - vers un objet different

dont Ie nom propre est « cerveau ». Le terme -x ordinateur » ne

devient pas le nom metaphorique de l 'objet « cerveau », C'est plutot

l'enonce qui est metaphorique., Pas Ie terme. Pour qu'il y ait une

rnetaphore - ou pour que cette phrase' en exprime une -, ilfaut bien

sur que le terme «cerveau» signifiecervean et que Ie terme «ordi-

nateur » signif ie ordinateur. Dire qu'un mot exprime une metaphore

s'il ya un double sens, c'est suivre la theorie classique de la meta-

phore ; c 'est-a-dire d 'abord le sens referentiel de l 'ordinateur, puis Ie

sens surajoute ou secondaire - cerveau comme sens.secondaire. Par

contre, l'essentiel, c'est la description. «Le cerveau est un ordina-

teur » est'une description metaphorique, Or, iIn'y a pas de descrip-

tion~p~maires ' .Un ordinateur s 'appelle « ordinateur », mais on peut

le decnre de mille facons dans des discours bien differents.

n faut faire un pas de plus, car il est bien evident que Ia meta-

ph?re ici ne se joue pas entre des mots mais entre des objets. Un

objet est compare avec un autre objet. Dans «L'homme est un

loup », l'homme est compare au loup, comme Ie cerveau est corn-pa~e a l 'o:-dinateur. De teUes metap~ores c r e e n : des analogies. On

VOltun objet avec un objet different. Qn voit un objet en prenant un

autre objet comme perspective. Ainsi, on est amenea decouvrir des

re8se~blances. Et decouvrir des ressemblances implique la possibilite

de VOIrun phenomena differemmenr, La bonne metaphore, c'est

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210 PHILOSOPHIE

une rnetaphore perdait sa force en fonction de la frequence de sa

repetition. Eile devient cliche, lieu commun, metaphore rnorte,

Quand la metaphore de l'orclinateur se repete, on finit par oublier

qu'il s'agit d'une metaphore. Le cerveau devient litteralement un

ordinateur. Au l ieu meme de la metaphore, se subst itue une identi te,

l' identite entre le cerveau et l'ord ina teur: «Je suis un ordinateur »,

et si cela se ru t sans ironie, on s'approche it coup sur de la folie. Au

lieu de faire travailler une image, une analogie - la rnetaphore

comme perspective -, l'image se renferme autour de l'objet d'une

maniere qui arrete la pensee : «c'est a insi », et I'ordinateur devient

l 'image qui recouvre le cerveau, L'ordinateur se substi tue a.un objet

et peut meme devenir un point de depart pour la theorie de l'objet

en question. Ce qui pourrait se passer - qui se passe peut-etre -,

c'est que Ia terminologie liee a l'ordinateur - des termes comme

code, information, mernoire, etc., des termes techniques l ies au fonc-

tionnement de l'ordinateur - cherche son application dans un

domaine qui n 'es t p lus celui de l'orclina teur. L'ana logie cherche a .

s'etendre. Le terme « code », ayant un sens bien prec is par rapport al'ordinateur.. devient (avec le meme sens) une metaphore quand il

s'applique a un objet different. Ainsi, une terminologie technique se

transforme en terminologie theorique, Cette transformation de la

terminologie de l 'ordinateur (il y a des codes dans le cerveau comme

il y a des codes dans l'ordinateur) reste, le plus souvent, occultee.

Car, a vrai dire, ils'est institue un cercle qui ne peut que nuire a lavisee scientifique de l'approche. Le cerveau est un ordinateur. La

terminologie de l'ordinateur doit done etre appropriee pour le

decrire.

Pour la meme raison, l'ordinateur peut etre ernpeche d'avoir la

theorie qu'il merite, Car la terminologie technique qui lui est associe

constitue un obstacle epistemologique pour la construction desc~ncepts dans ce domaine. L'ordinateur devient la metaphore qui

fait obstacle a sa propre theor ie ; i1 abolit la distance necessaire entre

l 'objet (I'ordinateur) et une perspective theorique,

D'une rnaniere genera le , s i une metaphore conf inne Ie rapport

spontane que le chercheut entretient a son objet , ils 'agi t d 'une mau-

ANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 211

vaise metaphore. Voila pourquoi une bonne metaphore. ~e cesse d~

creuser la distance qu'elle entretient avec son objet . VOIla pourqum

l'imaginaire spontane qui est associe ~ un ~bjet se, dis~ipe dans la

metaphore au lieu de s'y renforcer. A cet egard, lorclin.ateur sera

probablement une mauvaise metaphore du cerveau, sunplement

parce qu'eIle s'impose trap rapidement et qu'elle se repete. Au li:u

d'ouvrir a une perspective nouvelle , l'image qui bloque la pensee.

Pour echapper a un te l cul-de-sac, un soupcon general des images

est necessaire (on trouve un tel soupcon chez C. Bachelard, par

exemple). .Un recul par rapport aux images qui imposent leur automansme

dans nos pensees peut etre obtenu si on les place dans une pe~spe~tive

historique c'est -a-dire sion considere ces images comme «faits histo-

riques » e~« faits culturels ». On acquiert ainsi vis-a.-vis~'e~es u~e dis-

tance que leur familiarite semble nier. En tant que «~aIt .hlstOTIqu~»,

la metaphore de l 'ordinateur s 'insere dans la longue histoire des meta-

phores de l'e~prit. CeIles-ci proviennent ? O U r laplupart ~es t~chnolo-

gies du langage . L'espr it es t comme un livre sur lequel s mscnvent les

images du monde ou comme une ((t ab ul a r a sa », ,Le c:rveau, en t~~t

qu'organe du corps est decouvert au moment au est mvente le tele-

graphe. Tres vite, il sera compare a un systeme telegraphiq~e, a.un

reseau telegraphique. Quant aux « engrammes » de Freud, ils vren-

nent bien siir de l 'invention du gramophone. Ainsi, pour comprendre

notre metaphore - Ie cerveau est un ordinateur -, il faut l'inscrire

dans une histoire comparative des metaphores semblables.

Une metaphore, en consequence, doi t etre trai tee avec prudence.

D'un cote, e lle peut ouvrir une perspective nouvelle, de ~ 'autre elle

peut arreter la pensee s i eIle devient une image f igee. MaIS elIe peut

aussi - c'est une troisieme possibilite, un ttoisieme «destin» de la

rnetaphore - n'avoir qu'une valeur d'illustratio~, une ~eur heuris-t ique. Pour Bache1ard, au mieux, eile sera une il lust ratIon (elle rend

un concept plus comprehensib le), au pire, elle s 'ins tituera cornme

une image qui nous aveugIe. En fa it, la cr itique des metaphores chez

Bachelard fait echo a la critique des modeles mecaniques chez

Duhem. Si elles se substi tuent aux explications et aux concepts, elles

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21 2 PHILOSOPHIE

bloquent Ia recherche. Mais merne si ron a raison de faire valoir

qu'il y a des metaphor-s, et des modeles qui ne servent que comme

des illustrations, cela ri'exclue pas qu'il y a aussi des metaphores et

des modeles dans un sens different. Ainsi, les metaphores pourraient

etre une etape indispensable aux elaborations des concepts (en pro-

posant, comme inilique ci-dessus, des «redescriptions» d'un

dornaine) et qu'un modele puisse egalement etre cornpris commeintegralement donne dans la construction d'un objet scientifique.

Dans le premier cas, rnetaphores et rnodeles seront comparables it

des ornements rhetoriques ; utiles, mais non indispensables. Dans Ie

second cas, il faudra Ies rapprocher d'une «logique de la decou-

verte» ou d'une «logique de l'invention» dont elles constitueront

des pieces essentielles. Raisonner par analogie a justement ete Ia

maniere traditionnelle de decouvrir des faits nouveaux. De plus les

modeles et les metaphor-s, sont, comme je I'ai brievernent rnontre,

associes it une procedure de raisonnement analogique au compara-

tive. Si la philosophie des sciences, aujourd'hui, neglige tant Ia

«Iogique de la decouverte» pour promouvoir la «logique de la jus-

tification », ce n'est sans doute pas sans rapport avec une certain

defaut de reflexion sur ce qu'est l' analogie que j'ai rente de pointer.

Comparer revient a decouvrir par analogies et diffhences. Si l'on dit

que faire de Ia recherche c'est comparer et se donner Ie moyen des

comparaisons, nous aurons sans doute une autre image de Ia science.

TROISIEME EXEMPLE

« Could there re .ally ~e a gene tied ~o something as speci fic as gram-

ma: ? .The very Idea 18 an assault Olli the deeply rooted bele if that the

brain 18 ~ general-purpose learning device, void and "Withoutform prior

to expenence o f the surrounding ctVture. And if there are grammar

genes, what do they do? Build the I?,rammar organ, presumably - a

~etaphor, f rom Chomsky, that many 'f indjus t as preposterous» (StevenPmker, T h e l a n gu a g e i n st i nc t , p. 299).

ANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 21 3

L' «organe grammatical» qu'evoque Pinker est line metaphore,

Mais, curieusement, ilne se demande pas en quel sens ils'agit d'une

metaphore. I l semble qu'il nous mette plutot devant un « slip of the

pen ». Quand il parle de la metaphore dans son livre, ille fait pour

denoncer une maniere usuelle de concevoir le iangage: «In this

metaphor, ideas are objects, sentences are containers, and cQ~mu-

di W" I" .d t" t" th "Into"ication is sen ng. e gat rer our 1 eas 0 pu em

words... But as we have seen, the metaphor is "misleadint'»

(p . 230). Done Pinker ne se propose pas de nous convaincre que le

langage est produit par un organe grammatical construit par des

genes grammaticaux. II admet que la metaphore est trompeuse, et

pour lui, l'homme de science est justement celui qui ne fait pas des

metaphores (les autres les font, mais lui, non). L'organe (l'organe de

la vue, par exernple) n'est pas ici une image qui se projette it un

objet different (comme l'ordinateur projete au cerveau), l'organe est

un tenne qui se prete a une construction linguistique nornmee

« organe grammatical ». Une expression est cree par analogie, au

metaphoriquement : nous avons un organe de la vue, done, par ana-

logie, aussi un organe grammatical. Mais, ce qui est creee ici, c'est

une expression verbale. Voila pourquoi on a du mal a voir qu'une

metaphors est prise pour un concept etantdorme que cela se fait par

l'intermediaire d'une expression qui semble designer un concept; .

c'est-a-dire un concept purement verbal. lei, nous n'avons pas affaire

a une image bloquant la pensee, nous avons quelque chose de bien

plus redoutable : la transparence de l'expression simule un concept.

Car aussi Iongtemps que ron presuppose que de telles expressions

expriment des concepts, on se prive de la possibilite de les considerer

comme des constructions metaphoriques, Ce n'est pas que sous

l'apparence d'un sens litteral il y a un sdns metaphorique cache

(l'organe linguistique comme metaphore), mais que Iitteralement,l'enonce est vide. 11 ne fait que refleter sa propre construction

metaphorique,

Mais s'agirait-il alors d'un concept theorique dont une expression

en tiendrait lieu? Non, car il n'y a pas ici de metaphores pouvant

ouvrir sur l'elaboration de concepts theoriques, Pour comprendre

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214 PHILOSOPHIE ANALOGIES, METAPHORES ET OONCEPTS 215

theoriquement la «fonction linguistique », on peut essayer de la

comparer ~ux autres fanctions de l'homme - par exemple en faisant

de la fonction de l.~vue une metaphore de la fonction de Ia parole

(en voyant la dernrere sous les traits de la premiere). A partir d'une

te~~ comparaison s'ouvre peut-etre la possibilite d'aborder le pro-

bl?me concernant du rapport entre fonction et organe, Un tel pro-

bleme ~st conceptuel, mais chez Chomsky et Pinker,il

n'est mernepa~ pose, comme s'~ allait de soi qu'on peut parler d'un organe sans

~rticule: l~rapport a une (ou des)fonction. On rabat la cornprehen,

Sl?n the?nque du Iangage sur les organes et sur .les genes, qui a ce

nrvcau-cj ne sont pas des.concepts theoriques - mais des concepts

pure~ent v~rb~ux -, magtques, pour ainsi dire. n en decoule que Ies

ques~ons theoriques sont interdites. Qu'est-ce que, par exemple, une

fonction Iinguistique, comment comprendre theoriquement Ie rap-

port e~tre un org~ne et sa fonction ? Meme pour la vue, on ne peut

pas u~lquement dire que la fopction - voire des chases - est inscritedans lorgane, les yeux.

, Et s~l'on ~t que Ie cerveau est cornrne l'organe de la pensee,

c est metaphonquement que nous parlons ainsi. En plus parler de

la pense~ metaph~riquement ne veut pas dire qu'une ~elle meta-

phore sort comparee a un «sens litteral » plus pres de la verite de

ce, dont on parle. De toute facon, il vaut rnieux se tenir aux

metaphores que de tomber dans Ie piege d'un « sens litteral » - tel

«un ?rgane grammatical» qui designerait un organe reel, effacant

~ar l,a '" pro~re c~n~truction metaphorique, O'est Ie statut de Ia

linguistique qUI est lCI en jeu, Car on pourrait etendre la critique

qUI vient d'etre menee sur les declarations de Pinker 0. drai . . , .., . n par-

VI~nrait .amsl a la concluslOn que '11alinguistique est une sciencemetaphonque. !

Mais si la lin~istique est une «science metaphorique» qui nepeut pas, reconnattr.e sa pro~re construction, Ie danger signale sera

propre a toute SCIence qUI n'est i.pas experimenrala 0'· t .I' ,. ,. : ' es parexpene~ce.qu une SCiences'accroche au reel-l'experience, c'est Ia

fa~on SClen1:I~qu:de. fair~ parler Ie reel. Par cantre, au niveau des

metaphores, 11n y a jamais d'erreurs (il n'y a que de bonnes au des

mauvaises rnetaphores), Seule I'experience pennet de faire exister un

reel auquel s'ajuste ensuite une theorie. Si une science n'est pas de la

sorte accrochee dans Ie reel, le « scenario linguistique» ne sera pas

exclu. La ou une science experimentale fait parler un segment du

monde, une science non experimentale court constamment le risque

de faire parler ses prop res rnetaphores. Oe n'est peut-etre pas un

hasard si le cognitivisme aujourd'hui a rernplace la metaphysique

- ou une certaine metaphysique. Dans les deux discours, en fait, on

retrouve la meme procedure; la construction rnetaphorique des

objets. Si de tels objets sont construits par analogie, ils'agit toujours

d'une analogie verticale, proche de l'analogie theologique, De cette

maniere, pour prendre un exemple banal, les peres differents sont un

point de depart pour creer par analogie un pere nouveau, le pere

supreme. Il y a des organes, done ily aura aussi, par analogie, un

organe grammatical, merne si un tel organe - tout comme le pere

supreme - n'est visible.que par ses effets.

II ne suffitpas d'affirmer des metaphores pour faire une science,

J'ai signale deux dangers: L e danger de l'image qui se substitue it

un objet si la metaphore se fige, et le danger du mot qui fait sem-blant d'exprimer un concept. Dans les deux cas, ce qui est bloque,

c'est la possibilite de developper des concepts. Si une bonne meta-

phore nous fait voir des perspectives nouvelles, c'est elle qu'il faut

faire travailler pour obtenir un benefice theorique, un progres vers

la conceptualisation. Quelle est done la difference entre concept et

metaphore, entre concept et image, entre concept et mot? Je laisse

de cote la reponse traditionnelle selon laquelle le concept exprime

une generalite. Envisageons plutot Ie rapport de la maniere sui-

vante: une metaphore donne libre cours aux associations. Par

contre, un concept renvoie a d'autres concepts; il ne donne pas

libre cours aux associations mais fixe un parcours regIe aux

concepts qui l'entourent. Le concept est done l'inverse de la meta-

phore, dans le sens ou il arrete les associations. Si Ies metaphores

relevent de l'imaginaire, les concepts relevent du relationnel. TIs

fonctionnent en reseau, Man dernier exemple cherche a preciser le

parcours qui va de la metaphore au concept.

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216 PHILOSOPHIE

QuATRIEME EXEMPLE

«Le signe linguistique est un ballon » (Ferdinand de Saussure) :

« On ne peut vraiment maitriser le signe, le suivre cornme un ballon

dans les airs, avec la certitude de le rattraper, que lorsqu'on s'est

rendu completemenr compte de sa nature... Le ballon c'est le s e m e , et

l'enveIoppe Ie s om e , mais cela est loin de la conception qui dit que

l'e.nv~oppe est Ie s ig ne et l'hydrogene la signif ication) sans que le ba l lon

sort nen pour sa part » (p. 40).

Notons tout de suite Ia difference avec notre deuxierne exemple.

La metaphore de Saussure ne s'impose pas. A premiere vue eIle

nous dhoute; quel sera Ie rapport entre le signe et Ie ballon?

- Pourquoi comparer l'un it l 'autre? L'objectif de Saussure c'est

d'elaborer un concept theorique du signe linguistique. II renconrre

deux obstacles. Le premier, c'est le mot. Le signe, c'est aussi un mot. ,et, en tant que mot, ilne donne pas acces it un concept theorique.

De plus, le sens d'un mot n'est pas un concept. Dire qu'on com-prend le mot « signe » si ron comprend qu'un signe remplace

~uelque chose releve,de la maniere spontanee de comprendre des

signes au des mots. Le deuxieme obstacle est le suivant : si l'on

cherche des analogies pour les signes du Iangage, il semble qu'on soit

spontanernent porte a choisir des analogies plus ou moins proches

du langage comme par exemple un tableau, une carte, une trace

dans Ie sable, un ordinateur, etc. Done, des analogies qui confirment

une con;prehension prethe~rique et,!a ce titre, s'imposent presque

spontanement. Ces analogies sont aussi theoriquemenr mauvaises,

parce qu'elles nous font adherer a ce qu'on connait deja. .

Le ballon comrne metaphore du ~igne linguistique est bien diffe-

rent: pas de ressernblance, a premierd vue, entre nos mots et un bal-

Ion. Mais pourquoi un tel choix ? Tout d'abord ilfaut bien sur queI ' "a metaphore reponde it un probleme, a une question. Comme Ie

souligne Gill~sDeleuze, Ie sens d'une phrase est donne en rapport

avec la question dont elle est la reponse, de merne un concept est

ANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 2 1 7

une reponse a un probleme. Quel problerne pousse Saussure a choi-

sir un tel objet - un ballon pour parler du langage?

Celui qui invente, c'est celui qui voit un probleme lit a u les

autres ne voit qu'une evidence. Voici le probleme : comment expli-

quer qu'entendant quelqu'un parler, ee qu'on entend estjustement

ee qu'on comprend, un contenu, un sens - et que ce sens est donne

dans une suite sonore -, si Pan entend un mot, on entend a la foisun sens et un son. Le problerne de Chomsky, par exemple, est tout

different: comment comprendre la production de phrases nouvel-

les ? Saussure en construisant son probleme oriente sa theorie dans

une direction particuliere.

Pour defricher son chemin, ilne peut que chercher des objets qui

donnent a penser. La raison en est que les mots, dans ce contexte,

sont des obstacles. S'il soupconne que le signe est double, qu'il a une

dualite, il ne trouvera pas de concept de dualite qui suive de ce mot.

Car une dualite est un rapport antinomique, et Saussure sait qu'il

cherche bien autre chose qu'un rapport antinomique. De l'autre cote,

l'objet metaphorique doit lui servir a contourner des representations

spontanees, Si nous reprenons l'image du ballon, la conception spon-

tanee l'interprete de la facon suivante: Ie signe correspond al'enveloppe et la signification a l'hydrogene. Le signe enveloppe une

signification, un peu comme un contenant recoit un contenu. Mais

c'est ici que la metaphore fournit une objection a la conception spon-

tanee : Ie ballon n'est ni I'enveloppe, ni l'hydrogene, mais un rapport

entre les deux dements (heterogenes l'un a l'autre) qui prcduisent un

objet qualitativement nouveau par rapport a ces deux elements. nfaut les deux pour faire un ballon sans que Ieballon ne soit reductible

ni it l 'un, ni a I'autre. Pour que Ie linguiste attrape theoriquement le

signe, ilfaut attraper Ieballon qui s'envole. Qland Ie signe est pense a

partir du ballon, nous avons la possibilite de decouvrir des analogies

qui nous font voir un signe autrement. Le signe n'est pas necessaire-

ment uncontenant, ilest un etre double cornme le ballon, Mais il est

egalement une unite irreductible - si un ballon creve, iln'est plus un

ballon -, plus precisernent une unite qui englobe deux faces hetero-

genes, qui, en complernentarite, rendent possible ce qui qualitative-

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218 PBILOSOPHIE

ment n'est ni l'un ni l'autre. On Ie voit, un concept nouveau de dua-

lite (comme double) qui n'est ni un rapport antinomique, ni un

rappor t dialectique, ni un concept d'un ombre , es t en train de nai'tre

sous la plume de Saussure. Le ballon ne sert plus, l'image a fait son

travail : L'eclipse de Ia metaphore et surgissementdu concept.

Tandis qu'une metaphore - comme objet ou comme image - peut

etre donnee en elle-meme (on compare le ballon avec le signe, celasuff it), un concept n'a pas un suppor t en lu i-mente. Autrement dit, le

concept de duali te s 'applique au signe a condi tion que Saussure puisse

penser un concept de signe suscept ible de « recevoir » une telle deter-

mination. On Ie voit, le concept de dualite excIue, dans ce contexte ,

de penser le signe en tant que representation (comme « double» dans

Ie sens de l'ombre au de reflet) . La metaphore abandonnee , la ques-

tion se pose aussi de savoir dans que! sens eIle vise a cote du signe.Dans le ballon, le rapport entre les deux elements es tun rapport phy-

sique. Dans le signe, par contre, iln 'y pas un te l rappor t. Cela amene

Saussure a penser une uni te qui n'existe pas en depit de son arbit raire

(I'arbi trai re en tant que negat ivite au cornme limite), mais en vertu de

son arbitra ire. Et a partir d'un concept de dualite applique a une

unite, une telle unite est arbitraire justement dans le sens au un

concept de l 'arbit raire peut s 'ajuster ala « geographic des concepts»

qui Ie comrnande - et, nous pouvons continuer, par exemple, un

concept de l 'arbit raire dans ce sens donnera un rel ief bien different ace que nous appelons le hasard. L'essentiel, c'est qu'il n'y a plus un

rapport entre deux objets , l'un la metaphore de l'autre, mais entres

des concepts les uns par rappor t aux autres . L'un n'est pas Ia lumiere

de l'autre, mais l'un n'a pas de sens qu'en vertu du systeme des

concepts dont ils'insere.

CONCLUSION

Par rapport aux modeles, mon theme se situe sur deux axes. Les

analogies e t les rnetaphores sont, d'un cote, des pieces dans la cons-

tructions des modeles , de l'autre, leurs traits distinctifs (et les pro-

ANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 21 9

blemes qui y sont lies) concernent en genera l - it des titres divers -

les modeles.Premierernent, en ayant parle des rnetaphores d 'une maniere qui

les degage du langage, comparer le modele avec la mftaphore a le

mente suivant : Ie modele ne renvoie pas a une science en tant que

discours ( langage) au en tant que « pensee abstraite ». Le modele est

une figurat ion (ni cliscours ni objet d'un discours : une representat ionpar f igures au sens large). Il cree done une visibilite rheorique ,

Deuxiemement, la difference entre modeles et metaphores t ient

principalement a ceci : la figurativ ite d 'une metaphore es t une ~~-

rativite du contenu. La figurat ivite d'un modele _est une figuratnTlte

formelle. Si l'on dit qu'un modele simplifie, c'est justement pour

signifier qu'il fai t abstraction du « contenu » en faisant ressorti r u?~

construction possible du domaine etudie, A cet egard, Ie formel ICI

est autre chose que le formel logique. Comme si Ie forrnel, en ce

sens, s 'approche de ce qui es t Ie propre d'une .carte geographique .

Le modele, c'est le mapp ing o f elements du domaine etudie.

Troisiemement, j'ai signale Ia confusion possible entre les termes

de metaphore et de concept (3C exemple). Pourtant en montrant unparcours d'une metaphore a un concept (4 " exemple) je n'ai pas pualors dire ni le statut des concepts dans l'activite scientifique ni la

possibilite .de pouvoir considerer un modele comme un « reseau

conceptuel » , La raison, bien sur , c'est qu'ici il serait impossible de

par ler des modeles en general.

Enfin, j'ai parle des rapports «horizontaux» entre des objets,

en tre des termes, entre des concepts en essayant d'echapper aux pro-

blemes qui se posent si l'on parle d'un cote des termes (au des ima-

ges) , de l'autre des objets ou du ree l. On objec tera, peut-e tre, que Ie

propre d'un modele est de proposer une representation d'un

dornaine, d'un objet reel. Mes remarques sur les analogies et les

metaphores r isquent ains i de tomber a cote de notre sujet. Mais une

chose est la maniere concrete de construire une representa tion d 'un

objet (un modele d'un objet), une autre est le discours qu'on peut

proposer sur cette operation. Le discours dominant aujourd'hui

consiste a penser le rapport entre une theorie et son objet comme

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PHILOSOPHIE

rapport «entre le langage et la realite », Done, toutes les quest ions

concernant les references d'un terme theor ique (es t-ce que l'objet

designe par tel terrne au tel concept existe reellement, au est -ce qu'il

s'agit plutot d'un rapport metaphorique, etc.), et les reponses

(comme Ie «realisme» et « antirealisrne ») ne peuvent que partager

les memes premisses. Dans son article «Metaphor in science », Tho-

mas Kuhn souligne que les modeles, cornme theme pour mieux

comprendre les sciences, ont ete negliges de la phi losophie des scien-

ces. Mais quand il essaie de faire le pont entre le modele et la meta-

phore, il tombe dans la maniere la plus traditionnelle de penser la

metaphore de sorte qu'il ne peut que repeter le probleme de la refe-

rence ou la designation (qui est designe par le nom «Walter

Scott» ?). Bien sflr, nous pouvons dire qu'un modele est une repre-

sentation, sans etre submerge par de tels problemes, «Representa-

tion » dans le sens de {(presentation»: Un «Darstellung » et non

pas un «Vorstellung ». Et sans que la question a poser soit necessai-rement : «Que! est le rapport entre le modele et l'objet reel? » Car

un modele nous «donne» un objet (« reel» ) tel qu'il est pense et

«manipule » par Ie chercheur. Une rnodelisation d'un objet nous

donne un objet a la fois cornme une possibilite ~e modele comme

« un monde possib le ») et comme une realite, dans le sens O U le

modele produit des effets reels (les inferences verifiees, les experien-

ces, etc.). Ainsi, Ie modele en tant que representation se jugera en

fonction de ses effets et non en fonction d'une analogie entre le

modele e t ce dont ilrend compte. Pour revenir a Wittgenstein, com-

parez les analogies, les metaphores et les concepts a des outi ls ser-

vant a fabriquer des faits scientifiques. Par la us sont aussi reel par

leur effets. Ces outils forment, d'autre part, un systeme, un «pat-

tern» (modele). Je cite un phi losophe rmericain bien plus interessant

que Thomas Kuhn: «Physical theories provide patterns withinwhich data appear in telligible. They constitute a "conceptual Ge-

sta lt". A theory is not pieced together form observed phenomena; it

is rather what makes it possib le to observe phenomena as being of a

certain sort, and as related to other phenomena. Theories put phe-

nomena into systems» (Norwood Russell Hanson, p. 90).

ANALOGIES, METAPHORES ET CONCEPTS 221

Notans que ce qui importe pour Max Bla :k .es: d'essayer de pen-

er la metaphore d'une maniere nouvelle. AiUSI, It la compare avec

~e modele, et par consequent n n'appartient pas a la metaphore

(pour lui) d'eclairer un modele.

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