comunio - 19813

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comunio

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  • La Revue cathol ique in ter na-t iona le C OMM U NIO es t publ i e six fois par an en franais par Corn-munio , association dclare but non lucrati f ( loi de 1901), indpen-dante de tout diteur ou mouvement. Prsident-directeur de la publica-tion : Jean Duchesne. Directeur de /a rdaction : Claude Bruaire ; rdacteur en chef : Jean-Luc Marion ; adjoint : Rmi Brague ; secrtaire de la rdaction: Franoise de Bernis.

    Rdaction, administration et abonnements (Mme S. Gaudefroy) : au s ige de l 'associat ion (28, rued'Auteui l , F 75016 Paris, t l . : (1) 5 27 . 46 . 2 7 ; C C P C om m u n i o 18.676.23 F Paris).

    Librairies et autres points de vente o Communio est disponible : voir page 26.

    C o n d i t i o n s d ' a b o n n e m e n t : voir page 95 ; bulletin d'abonnement en page 96.

    Une revue n'est vivanteque si elle mcontente

    chaquue foisun bon cinquime

    de ses abonns.La justice

    consiste seulement ce que ce ne soient pas

    toujours les mmesqui soient

    dans le cinquime.Autrement,

    je veux direquand on s'applique

    ne mcontenterpersonne,

    on tombedans le systme

    de ces normes revuesqui perdent des millions,

    ou en gagnent,pour ne rien dire,

    ou plutt ne rien dire.Charles PGUY, L'Argent,

    uvres en prose, tome 2,Pliade, p. 1136-1137.

    Comit de rdaction en franais : Jean-Robert Armogathe*, Guy Bedouelle, o.p. (Fribourg)*, Andr Berthon, Franoise et Rmi Brague*, Claude Bruaire*, Georges Chantraine, s.j. (Namur)*, Eugenio Corecco (Fribourg), Ol ivier Costa de Beauregard, Michel Costantini (Tours), Georges Cottier, o.p. (Genve), Claude Dagens (Bordeaux), Marie-Jos et Jean Duchesne*, Nicole et Loic Gauttier, Jean Ladrire (Louvain), Marie-Joseph Le Guillou, o.p., Marguerite Lena, s. f.x. , Corinne et Jean-Luc Marion*, Jean Mesnard, Jean Mouton, Jean-Guy Page (Qubec), Michel Sales, s.j., Robert Tous-saint*, Jacqueline d'Ussel, s.f.x.*.

    Membres du bureau.

    En collaboration avec :

    ALLEMAND : Internationale katholische Zeitschrih, Communie Verlag (D 5000 Kln 50, Moselstrasse 34) Hans-Urs von Balthasar (Suisse), Albert GSrres, Franz Greiner, Karl Lehmann, Hais Maier, Cardinal Joseph Ratzinger, Otto R Roegele.

    AMRICAIN : krternatianal Catholic Review Communie (Gonzaga University, Spokane, Wash. 99258, U.S.A.) Kenneth. Baker, s.j., Andre Emery, William J. Hill, o.p., James Hitchcock, Clifford G. Kossel, s.j., Thomas Langan, Val J. Peter, David L Schindler, Kenneth L Schmitz (Canada), John R Sheets, sj., John H. Wright, s.j.

    CROATE : Svesd Communie (Krscanska Sadasnjost, YU 41000 Zagreb, Marulicev trg 14, Yougoslavie) Stipe Bagaric, op., Vjekoslav Bajsic, Jerko Fucak, o.f.m., Tomislav Ivancic, Adalbert Rabic, Tomislav Sagi-Bunic, o.f.m. cap., Josip Turcinovic.

    ESPAGNOL : Revista catdica i ternersonal Communie )Edicio-nes Encuentro, Uruniea 8, Madrid 2, Espagne) Antonio Ardrs, Ricardo Blazquez, Ignacio Camacho, Carlos Diaz, Javier Elm, Flix GardaMoriyon, Juan-Maria Laboa, Jos-Miguel Oriol, Juan Martin-Velasco, Alfonso Perez de !aborda, Juan-Luis Ruiz de la Pena.'

    ITALIEN : &ramento irtecnazionale per un lavoro teologioo Cammulio (Jaca Book, via Aurelio Saffi 19, 120123 Milano) Zoltan Alszeghy, Sante Bagnoli, Carlo Caffarra, Gianfranco Dalmasso, Adriano Dell'Asta, Elio Guerriero, Massimo Guidetti, Luigi Mezzadri, Antonio M. Sicari, o.c.d., Guido Sommavilla.

    NERLANDAIS : krternationaal katholiek Tijdsdmft Communie (Hoogstraat 41, B 9000 Gent) Jan Ambaum (NI), Jan De Kok, o.f.m. (NI), Georges De Schrijver, s.j. (BI, Jos F. Lescrauwaet (NL), Klara Rogiers (B), Jacques Sdhepens (B), Peter Schmidt (B), Alexander EM. Van der Does de Willebois (NL), Herman P. Vonhgen INL), Jan H. Walgrave, op. (B), Grard Wilkens, s.j. (NI).

    En prparation : ditions arabe, sud-amricaine len espagnol et en portugais), polonaise.

    TOME VI (1981) n 3 (mai-juin) MIETTES THOLOGIQUES

    Quant mon autre leon, qui mle un peu plus de fruit au plai-sir, ...les livres qui m'y servent... ont tous deux cette notable com-modit pour mon humeur, que la science que j'y cherche est traite pices dcousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, de quoi je suis incapable... Il ne faut pas une grande entre-prise pour s'y mettre, et les quitter o il me plat .

    Michel de MONTAIGNE, Essais, II, 10 ( Des livres )

    Mon humeur ne jouit de ces volumes tout d'une pice, mais s esbaudit de penses foltres et disjointes : le dsordre les donne plus heureuses et libres, l'esprit y commerce plus commodment avec le vrai .

    Essais, 11,38 1 De l'invention )

    Aux socits ce que dit l'glise (2) Lothar ROOS page 2 ...................... Mgr Paul POUPARD page 17 ...................

    James HITCHCOCK page 27 .................................................

    L'glise et les glises ________ Yves CONGAR, o.p. page 33 . . Une reconnaissance catholique de la Confession d'Augsbourg ? Jan BOTS, s.j. page 38 ........................... Archiprtre Livery VORONOV page 51 .............................................. L'glise et l'Eucharistie la lumire de la Trinit

    La foi et les raisons ______ Elisabeth GUIBERT SLEDZIEWSKI

    page 64 Rmi BRAGUE Oh, ma foi... page 74 ...............................................................................................

    Signets ____________ Ren GALLET page 80 ............................. Evode BEAUCAMP, o.f.m . page 86 ................................ Ce que nous demandons pour nous-mmes dans le Pater

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    Doctrine sociale et action politique

    Respecter les droits de chaque nation (La pense internationale de Jean-Paul II)

    Dorothy Day et le catholicisme amricain

    Un an aprs le Synode particulier des vques des Pays-Bas

    ............................................................... La foi selon l'ordre des draisons

    Tout minence et matrise : G. M. Hopkins

  • Communio, n VI, 3 mai - juin 1981 Doctrine sociale et action politique

    Lothar ROOS

    Doctrine sociale et action politique

    Pour ne proposer aucun modle utopique de socit, la doctrine sociale de l'glise n'en intervient pas moins nettement dans la pratique politique : elle nonce troiscertitudes : la libert a un sens, l'histoire un srieux et l'homme une limite.

    I. Prolgomnes Quel peut tre le rendement pratique de la doctrine sociale catholique

    aujourd'hui ? Peut-elle vraiment tre de quelque secours l'homme politique d'aujourd'hui, accabl de problmes ? Le concile Vatican II s'est montr trs circonspect dans sa Constitution pastorale sur l'Eglise dans le monde d'aujourd'hui. Il n'a pas dissimul que l'glise, elle non plus, n'a pas de prceptes absolus proposer. Il n'y a pas de projet rvl d'organisation conomique ou sociale.

    Le message social de l'glise peut certes constater que tel ou tel tat de choses est contraire la dignit de l'homme voulue par Dieu. Elle peut et doit formuler les valeurs imprescriptibles d'un ordre social de paix et de justice. Elle proclame les principes de la justice et de l'quit (1) qu'enseignent l'criture et une exprience historique souvent longue, forme au contact de ralits temporelles dtermines. Le concile donne ces principes une telle importance qu'il dclare expressment que l'glise peut renoncer beaucoup de choses, mais jamais annoncer la foi et enseigner sa doctrine sociale (2).

    Mais les principes ne sont pas un programme d'action. On peut en tirer souvent des applications pratiques trs diversifies, comme le prouve par exemple la discussion intrieure l'glise sur le thme de la cogestion

    (1) Vatican II, Constitution pastorale sur l'Eglise dans le monde de ce temps, 63,5. (2)Ibid., 76,5.

    (participation). Entre les principes et la pratique se place ce que le concile nomme : la juste autonomie (3) des domaines culturels concrets. Pour donner forme notre conomie selon les exigences de la dignit humaine, il ne suffit pas de lire la Bible. Il faut aussi (et srieusement) tre comptent en sciences conomiques. Non seulement le monde a besoin de la parole de l'glise, mais l'glise elle-mme doit, de son ct, connatre le monde profane les sciences de l'homme, disons-nous aujourd'hui (4) pour dire ce qui est rellement conforme la dignit humaine.

    Mais si l'glise ne peut proposer un modle global d'organisation du monde, ne devrait-elle pas plutt se taire ? A quoi bon des encycliques sociales sans contenu prcis ? Pourquoi une sociologie chrtienne, alors qu'il y a bien assez d'conomistes et de sociologues de par le monde ? Pourquoi un mouvement chrtien social, s'il est vrai que les syndicats sont bien plus comptents en la matire ? De telles objections et rserves,qui souvent ne sont nullement malveillantes, sont avances par ceux qui croient possder une thorie globale ; l'enseignement social de l'glise leur semble comme un courant importun sur la voie vers un homme nouveau et la socit nouvelle. Se prsente alors tout naturellement la tentation d'un compromis, de manire harmoniser une idologie avec ce qui est cens en tre une autre. Par voie de consquence, l'enseigne-ment social de l'glise doit. subir un inflchissement idologique ; il devient alors le lubrifiant qui facilite le fonctionnement de la courroie de transmission, par exemple vers un avenir soi-disant socialiste ; et il sera question de Chrtiens pour le socialisme ou de Thologie de la libration .

    Alors que, pour les idologues no-marxistes, l'enseignement social catholique se montre trop peu srieux dans le passage de la thorie la pratique, il semble, d'un autre ct, aux partisans du pragmatisme no-positiviste, messagers d'une socit intgralement ouverte , qu'il est beaucoup trop leste d'idologie. Ils se hrissent d'entendre parler de valeur absolue . Ils estiment que la reconnaissance, dans la loi constitutionnelle de Bonn, de principes et de droits humains inalinables, antrieurs toute forme d'tat, est une affirmation qui s'explique certes par les circonstances historiques de sa rdaction, mais fige une situation aujourd'hui dpasse. Comme on ne connat rien de certain sur rien, la socit doit rester ouverte toutes les virtualits.

    Tant que de telles considrations restent des jeux spculatifs d'intellec-tuels laissant aux autres les tches concrtes, on peut s'en accommoder et laisser faire. Mais la confusion de la libert et du jeu ne peut plus passer inaperue lorsque l'exprimentation alatoire se gnralise et atteint un point critique.

    Arnold Gehlen a fait la description de ce point critique, il y a quelques annes dj : Lorsque les garanties et les repres stables inhrents aux

    (3) Ibid.. 41,2. (4) Ibid.. 43 et 44.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    sres traditions disparaissent et sont dmantels, nos comportements sont perturbs, deviennent pulsionnels, incontrlables, hasardeux... La culture est ce qu'il y a d'improbable, c'est--dire le droit, la moralit, la discipline, la primaut de l'thique. Mais une culture trop riche, trop diffrencie, entrane un dlestage excessif et intolrable pour l'homme. Lorsque les saltimbanques, les dilettantes, les intellectuels prime-sautiers se poussent au premier pian, lorsque se lve un vent de bouffonnerie gnralise, se disloquent les plus antiques institutions et les corps professionnels les plus stricts : le droit se fait lastique, l'art s'nerve, la religion devient affaire de sentiment. Dj, l'il exerc peroit sous l'cume la tte de la Mduse, l'homme retourne l'tat de nature, et tout devient possible. Le mot d'ordre qui s'impose ds lors est : "retour la culture ", alors que la marche en avant est visiblement une marche grands pas vers l'tat de nature, et que la civilisation, mesure qu'elle avance, nous dmontre l'extrme faiblesse d'une nature humaine non protge par des formes svres (5).

    Il parait hors de doute que la doctrine sociale catholique, compte tenu de toutes les critiques qu'on a pu opposer la thorie institutionnaliste d'Arnold Gehlen, tient compte, avec une grande attention, de telles affirmations. Mais il parat tout aussi vident qu'avec les envols thrs de la deuxime poque des lumires , on n'a su que faire de tels avertis-sements. Il n'en est que plus intressant de noter que, soudain, on s'aperoit, aujourd'hui, de leur justesse.

    Voil donc circonscrit le cadre de ce que la doctrine sociale catholique ne peut pas fournir la politique pratique. Elle n'a pas en poche de grand projet , qu'il suffirait d'appliquer systmatiquement pour mettre un terme l're historique de l'inhumanit. Elle ne peut pas d'avance dire l'homme : vois ce qu'il est possible de raliser, tente ce qui marche ; il suffit de ta bonne intention, et tout sera bien pour finir. Mais une telle thique strictement de situation et de bonne volont, il faudrait objecter que souvent, l'oppos du bien n'est pas le mal , mais prcisment la bonne intention.

    II. Certitudes fondamentales du chrtien politiquement engag Quelle pourrait tre, entre ces deux maux, la bonne voie ? Plusieurs

    rponses sont possibles. Pour dterminer s'il y a moyen de jeter un pont rellement praticable entre la doctrine sociale catholique et les dcisions qu'appelle une action politique concrte, pour prciser ce qui peut faire l'objet d'un va-et-vient entre les deux rives, il importe d'examiner avant tout les prises de position de ceux qui, en raison de leur exprience et de

    (5) Arnold Gehlen, Anthropologische Forsehung, Reinbek, 1961, p. 59 s.

    leurs responsabilits politiques personnelles, sont quotidiennement confronts ce problme.

    Il me parat cependant tout aussi important de se demander quelles certitudes morales fondamentales, peut-tre souvent inconsciemment dterminantes, sont sous-jacentes de telles prises de position. Il se pourrait que l'importance spcifique de la doctrine sociale catholique pour la pratique de la politique consiste moins dans la proposition de modles immdiatement utilisables, que dans des convictions et des comportements qui imprgnent et prdterminent, sans confusion possi-ble, la responsabilit et l 'action politiques. Je voudrais esquisser quelques-unes de ces convictions fondamentales.

    1. La libert a un sens La premire convict ion fondamentale que la doctr ine sociale

    catholique procure l'homme politiquement engag, c'est la certitude morale que la libert a un sens. La doctrine sociale catholique n'a pu subsister, malgr les erreurs inhrentes son histoire, et garder un noyau essentiel de justesse travers toutes les idologisations particulires, que parce qu'elle a pu tirer du message chrtien un inbranlable fond de confiance ; et cette confiance est une donne trs concrte. A la diffrence de l'utopie, une telle confiance n'est pas faite seulement de ce qu'elle a devant elle, mais aussi de ce qu'elle a derrire soi, savoir la certitude que le monde n'est pas abandonn par Dieu. Dieu a dit oui ce monde, non seulement par sa parole cratrice, mais encore, et davantage, par le Verbe qui s'est fait chair et a habit parmi nous (Jean 1, 14).

    Il y a l un motif suffisant pour que l'homme son tour dise oui la ralit ; la vie (quelque menace ou vaine qu'elle soit) ; ce que nous nommons notre travail ; la lutte incessante que mne, avec des outils qu'il doit continuellement amliorer, l'homme engag dans l'activit conomique pour conjurer la pnurie des biens ; l'effort constant pour une juste rpartition des chances et des charges dans notre socit, mme si cet effort n'est pas toujours couronn de succs ; l 'activit de l'homme politique dans un contexte d'intrts contradictoires, d'invi-tables polmiques, aux prises avec beaucoup d'ignorance, de demi-savoir et de mchancet, afin de raliser malgr tout un tant soit peu d'ordre et d'quit capables d'assurer l'homme une vie conforme sa dignit.

    En rsum, l'homme politique chrtien a confiance que la libert humaine a un sens ; or la libert n'a de sens anthropologique que si elle se rfre la morale, que si mon choix se rpercute sur moi, sur mon tre-homme , sur celui d'autrui. Dieu n'est pas cruel au point de ne nous laisser que le choix entre une carte rouge et une carte verte pour entrer en enfer. L'affirmation centrale de la foi chrtienne est sans doute que Dieu a cr l'homme son image , c'est--dire comme un tre essentiellement dou d'une libert capable de sens, comme une personne en qui la libre parole de Dieu trouve une rsonance librement voulue, responsable et capable d'efficience. L'homme peut dans et par sa libert

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    russir ou manquer sa destine. Le sens ne peut tre atteint que dans le oui ou dans le non dans l'thique de la dcision.

    Une des tentations fondamentales de l'homme consiste luder de telles dcisions. Mais il en est ici comme au jeu du furet: il peut passer de l'un l'autre ; mais au bout du compte, il en est toujours un qui le garde. On peut truquer les bilans ; mais, quant aux choses, l'actif et le passif doivent s'quilibrer. Quelqu'un doit finalement en porter la responsabilit. Les hommes politiques disons mieux : nous tous cherchent constamment des remdes-miracles qui rendraient possible d'luder, de partager, 'de socialiser les responsabilits. Et il en est exactement de mme dans l'conomie. Nous esquivons volontiers les implications de la libert : le maximum de responsabilit est dtourn sur des lois tires de la nature des choses , sur des collectifs anonymes, sur le cours prtendment irrsistible de l'histoire. Pourquoi en est-il ainsi ? Pas seulement pour des raisons de mchancet, de paresse ou de commodit. Nous voudrions viter le risque d'une dcision errone, ou bien nous redoutons la lutte souvent extnuante pour les objectifs que nous avons reconnus bons, mais que d'autres combattent. Car qui donc peut nous dire quand nous usons correctement de notre libert, ou quel est l'ordre conomique juste , ou si nous ne ferions pas bien, somme toute, d'introduire un droit de cogestion galitaire des ouvriers dans les dcisions d'entreprises, ou si la planification des investissements ne devrait pas tre plutt du ressort de l 'tat, ou s'i l ne faudrait pas prconiser une nouvelle organisation conomique mondiale, conform-ment aux conceptions de plusieurs pays en voie de dveloppement, etc. ?

    Bon nombre de questions de cet ordre, qui surviennent quotidienne-ment dans l'action politique, peuvent recevoir des rponses diverses. Mais nous sommes constamment nouveau acculs des situations o l'on ne peut plus pratiquer la mise entre parenthses ou le choix ad libitum ; des situations o notre libert est interpelle en vue d'une dcision morale, c'est--dire d'une dcision concernant l'essence mme de la nature humaine ; o il s'agit d'un choix non pas entre des possibilits indiffrentes, mais entre le bien et le mal. Dans de telles situations, l'homme politique chrtien se sent port par la certitude intime que la libert a un sens : la libert a un sens, parce que le bien est discernable dans son sens vrai et rel, mme s'il se ralise au milieu de beaucoup de difficults, d'une manire souvent fragmentaire, mle mainte erreur, gnralement provisoire.

    Une telle conviction anime un conseil d'entreprise qui, plac entre deux fronts, ne se laisse pas simplement coincer dans une optique de lutte des classes. Elle inspire le patron, qu'il soit gestionnaire ou propri-taire, qui, par-del des facteurs du moment, travaille long terme pour un ordre conomique auquel puissent fondamentalement adhrer tous ceux qui doivent y prendre part. Elle inspire aussi tous les hommes politiques qui n'orientent pas leur mtier selon une thorie partisane de

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    l'action conflictuelle, mais fondent leurs efforts sur l'ide que les hommes peuvent ne pas seulement s'affronter, mais sont prts aussi cooprer sur la base d'un fonds commun de convictions thiques.

    Pour tous ces hommes, la politique ne consiste pas uniquement dans des conduites pragmatiques, dans l'art du possible, dans celui de .cana-liser les conflits et de crer un quilibre souple des intrts. Bien plutt, leur action est fonde sur la conviction qu' il y a un droit de l'homme (Albert Auer) (6). Il y a des ordres de choses, o se manifeste la volont divine de soutenir l'homme. L'action politique, c'est plus que s'accrocher au pouvoir, plus qu'viter la guerre civile ce n'est pas seulement obir une thique formelles (7). Il y a un droit inalinable et incessible de l'homme ; le consolider dans des institutions, c'est le service spcifique que l'homme politique doit rendre l'homme.

    La manire de vivre de l'homme n'est pas indiffrente. Une politique visant instituer un ordre ne peut certes pas la dterminer de manire exhaustive, mais elle peut assumer sa part d'actualisation du bien. S'interroger sur la dignit de l'homme, sur la justice, sur la libert, a un sens, car cette dignit existe. La valeur de l'homme et le sens de sa libert varient suivant qu'ils se prtent ou non la distinction du bien et du mal. Autant il est vrai que l'action politique. ne doit fournir que des cadres et des prsupposs pour cette dcision et cette alternative, autant il est impossible qu'elle se dsintresse compltement de la dcision elle-mme, sous peine de devenir pure politique du pouvoir et de la souverainet ; et la distinction entre pouvoir et autorit deviendrait superflue. De nos jours, de telles conceptions se rpandent volontiers sous l'tiquette de la non-ingrence dans les affaires intrieures d'tats trangers .

    Contre une extension immorale de ce principe, raisonnable dans certaines limites, mais qui, ainsi conu, trahit finalement la libert et donc l'homme, Soljenitsyne s'est, il y a peu aux tats-Unis, dress avec vhmence. Certes, l'action politique parat plus aise lorsqu'on met entre parenthses la rfrence au bien. Elle se rduit alors la question pratique : comment parvenir au pouvoir .et s'y maintenir ? -Dans le cas contraire, la finalit du pouvoir devient la question essentielle : le pouvoir acquiert son sens lorsqu'il garantit l'homme cette portion de justice sans laquelle l'tat n'est plus qu'un tat-fourmilire.

    2. Foi dans le srieux contraignant de l'histoire L'homme politique chrtien, disions-nous, croit que la libert a un

    sens. Mais la libert n'a de sens que par rfrence une thique, lors donc qu'il y a une distinction discernable du bien et du mal. Et voil donc pose la question : comment discerner le bien ? La rponse est donne par (6) Albert Auer, DerMensch hat Recht, Graz-Vienne-Cologne, 1956. (7) Lothar Roos, Freiheit, Gleichkeit, Brderlickeit : Formule Prinzipien und Materiale Gehalte in der Democratie , dans Jahrbuch f it christliche Sozialwissenscha/ten, 10 (1969), p. 9-43.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    une deuxime certitude intrieure du chrtien politiquement engag : la croyance au srieux contraignant de l'histoire, son sens perdurable.

    Le marxisme lui aussi croit un sens de l'histoire, qui consiste pour lui dvoiler toute l'histoire antrieure au marxisme comme une succession d'alinations et mettre fin celle-ci. L'histoire s'est construite dans cette perspective sur un pch originel : l'appropriation prive des moyens de production ; elle est l'histoire des luttes des classes et des superstructures idologiques. La vritable histoire, enfin digne de l'homme, commence avec la voie ouverte vers le socialisme, qui trouve son aboutissement dans le communisme. Avec lui, comme on sait, l'histoire s'achve. Elle se rtrcit un schme unidimensionnel : le pass n'est qu'un rcit d'horreurs, et le prsent est uniquement un chantier ouvert sur la seule ralit qui compte, l'avenir.

    En face de quoi l'esprance chrtienne repose sur la foi en un sens continu de l'histoire, qui englobe la totalit de l'histoire humaine o pass, prsent et avenir ont chacun leur qualit irrductible et spcifique. Une telle thologie de l'histoire se rsume dans la formule : l'histoire est histoire du salut. Dieu ralise le salut de l'humanit non pas au-del de l'histoire, mais au milieu d'elle , travers elle. Et il ne s'agit pas l seulement d'une mdiation ngative , dans laquelle le salut ne se raliserait jamais que contre et malgr l'action constructrice ou destruc-trice que l'homme exerce sur le monde. Sans doute faut-il reconnatre (et cette vrit doit tre constamment redite aux utopistes et aux rvolu-tionnaires chrtiens de la socit) qu'il n'existe pas de modle intra-mondain disponible pour runir dans une mme systmatisat ion l'histoire profane et l'histoire du salut. Mais Dieu a, pourrait-on dire, conserv au monde, tout tiss qu'il est de pch et d'iniquit, assez de clairvoyance et d'aptitude l'action pour que, par leur usage, il soit ds prsent, comme dit le concile, possible de raliser tout le moins quelque bauche d'un ordre social digne de l'homme (8).

    Une telle confiance dans le sens de l'histoire ne doit cependant pas se confondre avec l'illusion nave que tout finira bien par s'arranger. Il n'existe en ce monde-ci aucune parcelle d'un ordre social digne de l'homme, qui ne passe par la mdiation de la libert humaine. La foi chrtienne en un sens de l'histoire n'est pas fonde sur la confiance dans un devenir historique qui se dploierait automatiquement, auquel on n'aurait donc qu' s 'abandonner pour parvenir finalement, comme pouss par une lame de fond, aux rives du monde sauv . Non, l'homme ne peut apprhender le sens de l'histoire que comme parte-naire de Dieu , et le monnayer en lments historiquement concrets d'un ordre social de paix, de libert et de justice. Une fidlit fait face une autre fidlit : l'esprance, qui anime le chrtien, en un sens de l'histoire

    (8) Vatican II, op. cit., 39,2.

    est lie sa fidlit une exprience historique dont le srieux contraint l'homme.

    Il y a quelques annes, l'apoge d'une seconde vague de rationalisme et de croyance au progrs (9), des rflexions de ce genre ne trouvaient gure d'audience. Que pouvait nous apprendre l'exprience passe, alors que le regard se portait vers l'avant ? L'acclration sans prcdent des progrs techniques et conomiques de l'aprs-guerre s'accompagnait d'un vritable saut dans le dveloppement des sciences humaines et sociales. Aprs le monde sorti des prouvettes des laboratoires, l'homme-prouvette ne semblait plus, pour beaucoup, qu'une question de temps. Mais, comme nanmoins cet vnement pouvait peut-tre encore se faire attendre quelque peu, il importait de crer d'abord la socit-prouvette, par quoi, selon Marx en tout cas, le problme homme devait de toute manire tre rsolu.

    Pour une pense de cette nature, il n'y a videmment pas d'exprience historique dont le srieux contraigne. C'est pourquoi le programme de pdagogie sociale correspondant s'appelait : mancipation. mancipa-tion des contraintes institutionnalises du pass, par exemple de la dmocratie bourgeoise avec sa tolrance rpressive , de l'conomie de march intitule systme du terrorisme de consommation , qui ne semble libre que parce que ceux qui y sont soumis seraient ignorants de leurs vritables besoins . Emancipation naturellement aussi des pouvoirs qui transmettent le systme traditionnel des valeurs de la socit bourgeoise : la famille, l'glise, le systme ducatif de slection et d'adaptation l'ordre tabli (10). C'est ainsi qu'apparat ce que Robert Spaemann appelle l'cole du soupon : Avant de savoir ce qu'une chose est, on enseigne et apprend dj qu'elle devrait tre autre (11).

    Il n'est pas ncessaire d'numrer ici toutes les difficults cres durant ces dix dernires annes, par une telle pense et les essais d'en dduire une pratique politique. Qu'aujourd'hui on consente de nouveau moins bondir quand il est question de fidlit l'exprience du srieux de l'histoire, voil qui constitue dj en soi un signe d'espoir. Espoir aussi, parce que cette attitude ne vient pas seulement de ceux qui, vrai dire, n'auraient jamais d l'oublier. Ce ne sont pas en premier lieu des thologiens, mais des physiciens, des philosophes du comportement, des juristes qui essaient de nouveau d'expliquer que l'histoire d'une socit digne de l'homme n'a pas commenc avec Marx, voire seulement avec Marcuse. Karl Sternbuch n'hsite pas, aprs son propre changement d'orientation, dfinir ce que nous rsumons par le mot tradition comme le rsultat d'un

    (9) Pour de plus amples commentaires, cf. Lothar Roos, Die Erfahrung der Grenze dans Inter-nationale katholische Zeitschrtft Communio, 1975, 4. (10) On trouvera des dveloppements trs abordables sur ces tendances dans les volumes 2 et 6 de la collection Herbcherei: Initiative (depuis 1974). (I1) Robert Spaemann, Emanzipation : ein Bildungziel ? , dans Tendenzwende, Stuttgart, 1975, p. 87 s.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    immense processus historique d'optimisation (12). C'est Konrad Lorenz qui met en garde contre une rupture brutale avec la tradition A, contre l'erreur fatale qui soutient... comme allant de soi que la science pourrait tirer du nant, par la seule raison, toute une culture avec tout le bouleversement que cela comporte (13).

    Maintenant que le pouvoir de sduction de l'arrire-renaissance marxiste a dpass, semble-t-il, son acm, du moins chez nous, on s'inter-roge nouveau sur ce qui doit tre soustrait au changement dans la liaison culturelle de l'homme avec son histoire. L'homme n'est pas un tre de nature , mais comme dit Arnold Gehlen, un tre de culture (14). II ne peut survivre qu' la condition d'assumer son exprience d'homme mrie travers des millnaires. Le progrs dpend essentiellement, selon la formulation rcente de Robert Spaemann, de la volont de ne pas simplement oublier ce qu'on a dj su antrieurement (15).

    Tel est le sens exact de ce que, non sans quelque risque de malentendu peut-tre, la doctrine sociale catholique nomme droit naturel . Il n'est pas question ici de faire passer travers les sicles, comme un vieux meuble, une image statique de l'homme pour ainsi dire tombe du ciel. Certes, la doctrine sociale catholique maintient fermes quelques affir-mations fondamentales et universellement valables sur l'homme, la socit, le sens de l'existence humaine. Mais ces noncs sont ou bien de nature formelle (comme par exemple : l'homme est tenu de toujours agir selon sa conscience, il peut fondamentalement distinguer entre le bien et le mal, et il est par voie de consquence responsable de ses actions) ; ou bien ces noncs universellement valables sont dans leur contenu matriel si gnraux, que leur application pratique doit faire chaque fois appel d'autres savoirs, qui ne peuvent tre fournis que par l'exprience histo-rique.

    D'ailleurs, mme ce qui, rtrospectivement, se rvle transhistori-que ne pouvait se reconnatre comme un tel absolu que parce que l'humanit a acquis au cours de son histoire une certaine connaissance d'elle-mme et du monde. La nature de l'homme se rvle lui travers son histoire ; mais cette histoire n'est pas un terrain de jeux pour n'importe quelles possibilits, voire pour des possibilits indfiniment interchangeables. En elles agissent des lois d'airain N' qu'on ne saurait impunment transgresser. C'est cela qu'on entend par fidlit l'exprience historique dont le srieux contraint l'homme.

    Est-il possible de formuler une telle exprience assez concrtement pour que l 'homme polit ique puisse en tirer parti ? Voici, titre d'exemple, un essai de formulation. (12) Karl Sternbuch, Kurskoviektur. Stuttgart. 1973. 3e d., p. 154. (13) Konrad Lorenz, Die acht Todsnden derzivilisierten Menschliert. Munich, 1973. p. 70. (14) Arnold Gehlen, loc. cit., passn. notamment p. 78-92. (15) Robert Spaemann, op. cit. note 11, p. 93.

    La morale qu'enseigne la doctrine sociale chrtienne sur la proprit est fonde sur ce principe toujours valable Dieu a destin la terre et tout ce qu'elle contient l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que tous les biens de la cration doivent quitablement affluer `entre les mains de tous... Quelles que soient les formes de la proprit, adaptes aux lgitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens (16).

    Avec l'nonc de ce principe de l' usus communis , du juste usage de la proprit pour le bien commun, rien n'est dit sur la manire de parvenir concrtement ce but. Ce serait un grossier malentendu que de dduire de la destination universelle des biens la thse que l'institution de la proprit collective est la seule forme de proprit compatible avec l'thique sociale chrtienne, ou du moins une forme de proprit recom-mande par elle.

    Si, dans les cas particuliers, on doit opter pour une forme de proprit prive ou pour une forme de proprit collective (ou une forme intermdiaire ), cela est dtermin en premier lieu selon le principe de subsidiarit. Celui-ci rgle la rpartition de la comptence entre l'individu et la socit. La formulation principale est celle-ci : Toute activit sociale est par essence subsidiaire (de soutien) ; elle doit soutenir les membres du corps social; elle n'a jamais le droit de les annihiler ou de les absorber (17). De l dcoule l'ordre qui rgle le droit de proprit: l o le rgime de la proprit prive est en mesure de produire un usage des biens conforme au bien commun, elle ne doit pas tre supprime et remplace par une socialisation de la proprit (18).

    Pourquoi la doctrine sociale catholique est-elle si obstinment (aux dires de certains) attache au principe de subsidiarit ? C'est qu'elle y voit le fruit de l'exprience historique anthropologiquement contrai-gnante. Le principe de subsidiarit sert, en dernier ressort, la libert et l'panouissement personnel de l'homme. Qu'un tel panouissement ne doive pas se raliser aux dpens d'autrui dcoule de la porte anthro-pologique du principe de subsidiarit. C'est ce qui est nouveau expressment formul dans le principe de solidarit : celui qui prive la personne de certaines liberts, en prtendant que c'est la seule manire de permettre l'accession de tous un maximum de libert, doit d'abord apporter la preuve de cette assertion. Dans le cas de la proprit y compris celui de l'appropriation prive des moyens de production cette preuve n'a pu jusqu' ce jour tre fournie. Au contraire : L'exp-rience et l'histoire l'attestent : l o le pouvoir politique ne reconnat pas

    (16) Vatican II, op. cit., 69. (17) Pie XI, Quadragesirno anno, 14 mai 1931, n 79. (18) Pour de plus amples dveloppements, cf. Lothar Roos, Ordnung und Gestaltung der Wirtschaft, Cologne, 1971, p. 102-138.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    aux particuliers la proprit des moyens de production, les liberts fondamentales sont ou violes ou supprimes (19).

    La fidlit l'exprience historique (en tant que celle-ci est, anthro-pologiquement et du point de vue de l'thique sociale, contraignante) commande, de droit fondamental, une attitude politique que H. Lbbe, se rfrant M. Kriele, a dcrite nagure en ces termes : Dans une situation de changement social s'accomplissant sous des conditions historiques dfinies et selon un rythme en perptuelle acclration, on se tiendra la rgle d'obligation de la preuve, selon laquelle la charge de la justification incombe en premier lieu ceux qui entreprennent un tel changement. Une telle rpartition de l'obligation de preuve n'a rien de commun avec une prvention en faveur de l'ancien. Il s'agit d'une rgle de procdure qui .dcoule de la constatation, que l'ensemble des conditions et des normes qui rglent notre existence est bien trop complexe pour rendre seulement pensable une preuve ou une rfutation adquate de leur fondement rationnel. C'est pourquoi et jusqu' preuve du contraire, il ne subsiste pas d'autre solution que de garder la confiancedans le bien-fond rationnel de l'tat de choses donn- et des normes en vigueur. La preuve du contraire est naturellement possible, mais jamais autrement que dans le dtail. Celui qui entend introduire un changement peut effectivement l'entreprendre, charge pour lui d'en fournir la justification. S'il s'en acquitte sans peine, l'action conservatrice de la rgle, ci-dessus esquisse, de l'obligation de preuve est faible en proportion, ce qui signifie qu'elle n'empchera pas les changements mrs pour l'chance. Mais s'il ne s'en acquitte que docilement, l'effet dissuasif de la rgle correspond ce qu'un tre raisonnable ne peut pas ne pas vouloir (20). 3. Autour de la limite

    Il y a une troisime certitude morale que la doctrine sociale catholique peut mettre la disposition de la politique pratique : c'est l'orientation de tout agir humain et donc aussi de la politique, selon l'ide de limite (21). La tentation la plus profondment enracine dans l'homme consiste nier ses limites. Cette tentation est chez l'homme pour ainsi dire taille sur mesure. L'homme vit entre la nostalgie de l'infini et l'exprience que l'infini est hors d'atteinte. Son pch propre est, selon le tmoignage de la Bible, de nier cette contradiction et de vouloir passer outre en recourant la force et la violence. A l 'inverse, supporter cette tension, l'assumer, voire faire bon mnage avec elle, est une grce essen-tielle de la foi chrtienne. Il ne nous est pas donn de tenir en main la totalit de l'tre humain et de son histoire, mais il nous est possible de croire

    (19) Jean XXIII, Mater et Magistra, 15 mai 1961, n 109. (20) Hermann Lbbe, Fortschritt als Orientierungsproblem im Spiegel politischer Gegenwarts-sprache n, dans Tendenzwende, op. cit. note 11, p. 24. (21) Cf. pour cette formulation Klaus Scholder, Grenzen derZukun/i, Stuttgart, 1973, p. 83.

    que ce tout dot de sens existe, prcisment dans la sagesse, pour nous insondable, de Dieu.

    Cependant, nous nous rvoltons contre cette solution. La croyance moderne dans le progrs produit continuellement de nouvelles formes de cette rvolte, qui a dj trouv son expression classique dans le mythe de Promthe. Avoir la haute main sur le tout, en disposer, en faire son affaire : qui, plus que l'homme politique, pourrait connatre cette tentation, puisqu'il reprsente l'instance ultime , dtient la dcision en matire de guerre et de paix, de justice et d'injustice dans les relations entre citoyens et entre les tats ? S'il en est un, c'est bien l'homme politi-que qui a vocation pour enfin tablir un ordre ; et non pas un ordre quelconque, bon march, imparfait, passager, entach de compromis douteux, mais, en un mot, l'ordre.

    La Brve histoire de l'Antchrist de Vladimir Soloviev est le document littraire sans doute le plus impressionnant sur un tel projet. L'Ant-christ de Soloviev apporte d'emble la paix perptuelle et dfinitive. Il carte le pluralisme en tant que source de la concertation et de la libert de penser ce qu'on tient pour juste. Aprs quoi, il rsoud le problme de l'alimentation corporelle et limine dfinitivement la faim. Pour finir, il supprime l'ennui en procurant l'humanit, avec l'aide d'Apollonius, aprs les panes aussi les circenses . Qui voudrait s'opposer une telle sagesse, qui enfin achve le cours de l'histoire, met un terme l'alination, apporte l'humanit l'union, fraie un chemin dfinitif la raison, tablit une vrit pure de contradictions ? Chez Soloviev, il y a quelques chrtiens intelligents des trois grandes confessions George Orwell dirait des assassins de la pense dont la vaine rsistance conduit logiquement leur propre liquidation, parce que le grand bienfaiteur du monde n'admet pas de contradiction ; mais qui, on se le demande, voudrait s'opposer l'dification du rgne dfinitif de la libert ? Dans ces conditions, seul le retour du Seigneur peut sauver la poigne de chrtiens qui ne consentent pas ajouter foi au paradis de l'Antchrist (22).

    Soljenitsyne n'a certainement pas crit sa lettre au patriarche deMoscou sans rfrence consciente la Brve histoire de l'Antchrist (23) de Soloviev. Chaque fois que la politique veut s'emparer du tout de l'homme et de son histoire, le chrtien doit refuser de s'en accommoder, a le devoir de s'y opposer, doit renvoyer avec insistance une limite infranchissable.

    Jsus trace cette limite dans la parole peut-tre politiquement la plus explosive du Nouveau Testament : Rendez donc Csar ce qui est Csar et Dieu ce qui est Dieu . Peut-on tirer de l quelque rgle pratique ? Venir par l en aide l'homme politique ? Je crois qu'il est

    (22) Vladimir Soloviev, Courte relation sur l'Antchrist w (tr. fr.), Trois entretiens, Paris, 1916. (23) Alexandre Soljenitsyne, Lettre aux dirigeants de l'Union sovitique (tr. fr.), Paris, 1974.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    aujourd'hui plus important que jamais de mditer cette parole, et il y a une nouvelle chance d'en saisir la porte. Dans des cas prcis, quelle pourrait tre l'application d'une politique orientant son action d'aprs le principe de limitation ?

    Orienter la politique d'aprs le principe de limitation, cela veut dire en premier lieu renoncer l'utopie politique et sociale. Personne ne contestera que les utopies peuvent avoir aussi un aspect positif. En tant que forme de critique de la socit existante, l'utopie provoque souvent l'imagination prospective, la fois pour percevoir dans le prsent le possible ignor qui s'y trouve inscrit et pour orienter vers un avenir neufs (24). Les utopies peuvent, selon l'opinion de Helmut Thielicke, devenir des potentialits cratrices d'histoire, mme si le but final poursuivi est une illusion, non seulement quant la possibilit de sa ralisation empirique, mais dans son principe mmes (25).

    Quant moi, l'utopie politique prsentement dominante me semble, il est vrai, avoir une action plutt destructrice que cratrice. Les recherches sur la paix n'ont pas, mon avis, prt jusqu'ici une attention suffisante au potentiel d'agressivit accumul par l'utopie politique et sociale, et cela malgr les hcatombes de victimes humaines dj et encore sacrifies sur les autels de certaines utopies.

    Malheur aux hommes, si l 'utopie s'allie ce rigide dogmatisme politique qui prtend savoir exactement ce qu'il faut faire pour l'avne-ment du monde sauv . Un romantisme relativement inoffensif se rencontre souvent au dbut de ces dmarches. Si leurs conceptions chouent contre les lois d'airain de la ralit politique et sociale, alors vient la recherche de boucs missaires. Chez nous, c'est le mot excitant de capitalisme qui sert de tte de Turc. En regardant de plus prs, on dcouvre alors que par capitalisme on entend le plus souvent l'appro-priation prive des moyens de production .

    C'est le propre du rituel rvolutionnaire et agressif, c'est--dire de la dmagogie de l'utopie actuellement rgnante, de n'avoir pas de ces notions une reprsentation scientifiquement fonde ou exactement rfre la ralit. Moyennant une imposture smantiques de cet ordre, il est ais d'accumuler sur des groupes sociaux importants un puissant potentiel d'agressivit. Sur la matire dont ce potentiel peut clater, nous sommes suffisamment renseigns par les rapts spectaculai-res et autres actes de violence de ces dernires annes. Le point culminant d'agressivit de ce genre d'utopies sociales est atteint lorsque leurs reprsentants ont achev leur marche travers les institutions et ont conquis le pouvoir. Ils sont alors enfin en mesure d'offrir leur utopie les sacrifices humains dont, dans l'intrt de la cause, on doit prendre son parti. Et le cercle infernal est clos.

    A l'oppos, orienter la politique selon le principe de limitation, c'est rsister la tentation extraordinairement fascinante de comprendre la plnitude des phnomnes partir d'un principe unique et de penser qu' l'aide d'un point de dpart mthodologique exact, on peut calculer le cours entier de l'histoire humaine (26).

    Il existe un autre dpassement de la limite qui, compar l'utopie radicale, est certes moins dangereux, mais n'en laisse pas moins d'tre inquitant, savoir la dmesure de ce que nous attendons de l'tat-Providence. Sur ce point, si nous avons de nos jours constat l'apparition d'une borne due des circonstances extrieures, nous sommes encore loin de l'avoir intgre. Avec une conomie en croissance plus que lente, ou stagnante, ou mme en rcession, et qui doit faire face au cot croissant des matires premires et une participation de plus en plus vaste l'aide aux pays en voie de dveloppement, c'est aussi la fin de la corne d'abondance pour des dpenses toujours croissantes de l'tat. Le temps de la dmocratie de complaisance, des rductions d'impts, des coteuses expriences de rformes est rvolu. Cela ne signifie pas il y a lieu de mettre le doigt sur ce risque qu'il faille figer le statu quo en matire sociale et politico-sociale. La tche primordiale de l'tat sera de veiller ce que, dans les processus d'adaptation et de restructurationmotivs par la crise, les chances et les charges nes de chaque circons-tance soient rparties le plus quitablement possible. Mais on ne saurait distribuer plus qu'on a sa disposition.

    Que des dpassements de cette sorte et d'autres semblables touchent leur fin, pourrait ouvrir un douloureux mais ncessaire processus de gurison. Il se pourrait que nombre d'excroissances de la gigantomanie technicienne ou la tendance croissante l'tatisation de fonctions sociales connaissent une rcession ; que la course de comptition de l'homme contre soi-mme, dont les anthropologues dnoncent les consquences dsastreuses (27), fasse place un retour sur soi ; la plus grande question se poser en conscience serait alors : En somme, que peut-on faire ou ne pas faire pour l'homme avec les moyens mis la disposition de la politique ? . Cela aussi relve de l'orientation de la politique selon l'ide de limitation.

    Ce serait nanmoins une erreur totale que d'assimiler le rejet de prtentions utopiques et dmesures un plaidoyer en faveur de la situation existante. On adresse volontiers de tels reproches la doctrine sociale catholique, et assurment pas toujours sans quelque raison. Il ne faut pas davantage mconnatre que certaines branches du mouve-ment social chrtien se sont montres, dans certains pays et certaines poques, et se montrent encore, tout fait accueillantes des utopies. Mais plus se prolonge l'exprience que la doctrine sociale catholique accumu-

    (24) Paul VI, Lettre apostolique au Cardinal Roy. 14 mai 1971, n 37. (26) Klaus Scholder, op. cit. note 23, p. 32. (25) Helmut Thielicke, Kulturkritik derstudentischen Rebellion, Tbingen, 1969, p. 37. (27) Konrad Lorenz, op. cit. note 13, p. 32-38.

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  • Lothar Roos Doctrine sociale et action politique

    le au contact de la socit industrielle moderne, moins elle apprcie les grandes constructions, les utopies enthousiasmantes, les appels la conversion radicale des mentalits ou une radicale rforme des structures .

    Du point de vue moral, de telles exigences doivent tre envisages avec beaucoup de scepticisme. Pour l'homme politique, qui doit s'entraner l'art du possible et au compromis entre des sollicitations contradictoires, elles sont plutt dangereuses que secourables. Ce qu'elles ont de trop en thique des intentions leur fait dfaut en morale de la responsa-bilit . On ne sort pas de crises politiques ou sociales coup de e cures-miracles , de formules magiques ou par quelque systme global , mme si celui-ci se prsente sous un vtement thologique.

    QUELLE conclusion positive faut-il tirer de tout cela pour l'action po l i t ique ? On pour ra i t peut - t re la fo rmuler en te rmes t rs gnraux comme suit : la renonciation l 'emphase utopique a pour pendant pos i t i f le courage des pe t i t s pa s . En tant q ue chrtiens prcisment, nous devrions encourager ceux qui, d'une manire ou d'une autre, comme savants, techniciens, politiques, conomistes, contribuent par le travail de leurs mains et de leur esprit, force de petits pas, l'amlioration des conditions de vie ; et cela parce que, sciemment ou non, ils partent du principe qu'il existe des ordres de valeur s comme a dit rcemment Ernst Gunter Vetter en se rfrant Walter Eucken et que nous ne sommes pas seulement des organes d'excution ou des victimes d'un processus historique (28). Il ne suffit donc pas d'occuper une limite et de la btonner ensuite ; bien plutt, pour garder l'image, il s'agit de faire reculer des limites, de gagner des terrains en friche, d'tendre les possibilits de l'homme. Une situation tablie a toujours besoin d'amendement : cela aussi fait partie de l'orientation de la politique en fonction du principe de limitation. La doctrine sociale catholique exprime cette ncessit par sa distinction classique entre justice (justitia) et quit (aequitas).

    C'est dans ce sens qu'en son temps Pie XI, aprs avoir critiqu la rpartition unilatrale des biens et des fortunes de son poque, demandait qu'on N applique toute sa puissance et toute son nergie obtenir que, du moins dans l'avenir, l'abondance des richesses accumules n'aille que pour une part quitable aux classes possdantes et s'coule largement vers le monde des salaris (29). Que cette parole de

    (28) Ernst Gunter Vetter, a Wenn das Denken zerf~llt... Zum Todestag von Walter Eucken , dans FrankiiarterAllgemeine. 19 mars 1975. (29) Pie XI, Quadragesimo anno, n' 61.

    Pie XI n'ait pas jusqu'ici connu sa pleine ralisation, il serait sans doute difficile de le contester. A long terme, il n'y a probablement pas d'autre alternative : ou bien la cogestion paritaire des salaris dans les affaires conomiques, ou bien une rpartition plus tendue du capital productif et de la comptence dans les dcisions.

    La source du droit d'quit est aussi la saine manire de juger de l'homme. En elle se manifeste le vritable impact historique de l'ide de droit naturel ; c'est l que prennent leur relief K les signes du temps , avec toute leur force d'incitation pour la structure ordonne d'une socit. C'est ainsi que, grce au droit fond sur l'quit, une situation, autrefois considre comme juste, s'adapte constamment dans le sens d'un ordre social correspondant davantage au sentiment plus nuanc de la justice que connat l'humanit un nouveau tournant de sa conscience. Ce qui est donc en cause, c'est que l'ordre social tabli et rput juste tel moment soit aussi et toujours peru avec ses limites, et que, sur cette base, soit recherch non pas un bouleversement rvolutionnaire de l'ordre tabli, mais un degr plus lev de ce que tout homme juste et quitable estime conforme au bien.

    Lothar ROOS (traduit de l'allemand par P. et O. Imbs)

    (titre original : Katholische Soziallehre und praktische Politik )

    Lothar Roos, n en 1935 Karlsruhe. Prtre en 1960. Professeur d'anthropologie et d'thique sociale l'Universit de Mayence.

    Dans Le Courrier de COMMUNIO (supplment de la revue, quatre

    numros parant -des informations sur les groupes locaux de lecteurs et sur les autres

    ditions ; un courrier des lecteurs la publication progressive d'un Index thmatique de tous les sujets

    traits dans la revue depuis ses dbuts en 1975. Abonnement annuel : 30 FF ; 250 FB ; 15 FS ; autres pays : 35 FF.

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  • Communio, 1981

    , 3 mai juin 1981 Mgr Paul POUPARD

    Respecter les droits

    de chaque nation La pense internationale de Jean-Paul Il

    Les exigences de l'amour s'exercent universellement : dans chaque socit, mais aussi entre nations. Chacune d'elles ne peut assurer les droits de l'homme qu'en se dfinissant elle-mme par une identit culturelle d'abord, et donc finalement spirituelle.

    VOICI aujourd'hui mme exactement six mois*, l'U.N.E.S.C.O. y vivait un vnement historique, la visite du Pape Jean-Paul II. C e l u i -c i t a i t l e p r e m i e r P a p e v e n i r a u s i g e m m e d e l'Organisation des Nations-Unies pour l 'ducation, la Science et la Culture. En rponse aux souhaits de bienvenue, si chaleureux, de M. Amadou Mahtar M'Bow, Directeur Gnral, Jean-Paul II ne cacha pas sa satisfaction de parler, selon ses propres termes, devant tant de dlgus des nations du monde entier, tant de personnalits minentes, tant de comptences, tant d'illustres reprsentants du monde de la culture et de la science. A six mois de distance, il tait opportun de revenir sur l'important Message Pontifical et d 'approfondir les thmes majeurs qu'il a proposs notre intelligence, notre rflexion, notreaction : pense internationale de Jean-Paul II, fondements philoso-phiques de la culture, culture et nation, culture et religion, responsa-bilits de la communaut scientifique internationale.

    Il me revient d'aborder le premier thme : le discours l'U.N.E.S.C.O. dans la pense internationale de Jean-Paul II. Je le ferai en soulignant le lien avec les discours antrieurs, particulirement l'O.N.U. et la F.A.O., dans le prolongement de la pense internationale de Paul VI.

    * Texte d'une confrence prononce l'U.N.E.S.C.O. (Paris), le 2 dcembre 1980.

    La pense internationale de Jean-Paul II

    Message au monde D'emble, ds le lendemain de son lection, dans son premier message

    au monde, le 17 octobre 1978, Jean-Paul II a clairement exprim sa volont, je le cite, d'apporter une contribution effective aux causes permanentes et primordiales de la paix, du dveloppement, de la justice internationale. Nous ne sommes anim d'aucune intention d'ingrence politique ou de participation la gestion des affaires temporelles : de mme que l'Eglise ne peut tre enferme dans une structure terrestre, de mme nous, lorsque nous abordons ces problmes brlants des hommes et des peuples, nous ne sommes conduits que par des motivations religieuses et morales. Disciples de celui qui a propos aux siens l'idal d'tre "sel de la terre" et "lumire du monde" (Matthieu 13, 16), nous voulons nous consacrer consolider les bases spirituelles sur lesquelles la socit humaine doit tre fonde. Cela nous semble d'autant plus urgent et ncessaire que se prolongent les ingalits et incomprhensions qui deviennent cause de tensions et de conflits dans de nombreuses parties du monde, avec la menace plus grave de terribles catastrophes. Nous aurons donc le souci constant de ces problmes en vue d'une action opportune, dsintresse et inspire de l'Evangile .

    Ainsi donc, ds le premier jour du Pontificat, et ds le premier message au monde, une intention s'affirme, en termes clairs, qui expriment une volont rigoureuse : dans un monde tourment, en proie au tragique, l'glise n'entend pas plus se substituer aux responsables terrestres que se rfugier dans une attente peureuse ou une critique strile. Le nouveau Pape veut agir. Et son action, consolider les bases spirituelles de la socit, a des consquences temporelles. Moins du monde, l'glise, dans le sillage du Concile, veut tre plus au monde, dont elle partage les espoirs et les anxits. Jean-Paul II est fils du Concile cumniqueVatican II. Il n'a pas besoin de citer la Constitution Pastorale Gaudium et Spes, sur l'glise dans le monde de ce temps, pour que l'on y trouve son inspiration.

    Corps diplomatique Trois jours plus tard, la rception du Corps diplomatique accrdit

    auprs du Saint-Sige donnait au nouveau Pape l'occasion de prciser sa pense, sur ce point : re L'Eglise a toujours dsir participer la vie et contribuer au dveloppement des peuples et des nations. L'Eglise a toujours reconnu une richesse particulire dans la diversit et la pluralit de leurs cultures, de leurs histoires, de leurs langues. En beaucoup de cas, l'Eglise a apport sa part spcifique dans la formation de ces cultures. L glise a considr, et continue estimer que, dans les relations internationales, il est obligatoire de respecter les droits de chaque nation. Et ici je dois ajouter que l'histoire de ma patrie d'origine m'a enseign de respecter les valeurs spcifiques de chaque nation, de chaque peuple, sa tradition et ses droits parmi les autres peuples .

    Cette intervention est importante pour notre rflexion. Elle reprend la volont de participer la vie internationale, dj affirme dans le premier

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  • Mgr Paul Poupard

    message au monde. Mais elle ajoute deux composantes, qui, depuis lors, ont pris toutes leurs dimensions, en particulier dans l'intervention l'U.N.E.S.C.O. : la culture et la nation, avec l'insistance apporte sur les droits de la nation.

    Droits de l'homme

    Le 2 dcembre suivant, une occasion privilgie s'offre Jean-Paul II : le trentime anniversaire de la dclaration des droits de l'homme. En cette circonstance, il envoie un message particulirement chaleureux au Dr Kur t Waldheim, Secr ta ire Gnra l de l 'Organisa t ion des Nations-Unies. Son apprciation sur l 'O.N.U. est tout fait positive : K Le Saint-Sige a toujours apprci, lou et soutenu les efforts des Nations-Unies tendant garantir d'une faon toujours plus efficace la pleine et juste protection des droits fondamentaux et des liberts des personnes humaines A. La liste est longue des violations des droits de l'homme que dnonce le message pontifical : du droit la procration responsable, au droit de participer aux dcisions qui concernent les peuples et les nations. A la base de ces droits, Jean-Paul II raffirme, en citant l 'Encyclique Pacem in terris de Jean XXIII, la dignit de la personne humaine, qui les rend universels, inviolables, inalinables. Et il insiste sur le droit la libert de pense, de conscience et de religion, en citant l'allocution de Paul VI au corps diplomatique le 14 janvier prcdent : Un Etat peut-il solliciter avec fruit une confiance et une collaboration entires, alors que, par une sorte de "confessionnalisme en ngatif'', il se proclame athe, et, tout en dclarant respecter dans un certain cadre les croyances individuelles, il prend position contre la foi d'une partie de ses citoyens ? .

    tat et Nation

    Le 12 janvier 1979, c'est lui qu'il revient de recevoir les vux du corps diplomatique. Il revient, en cette circonstance solennelle, de faon significative, sur l'tat et la Nation. Ltat, affirme-t-il, comme expression de l'auto-dtermination souveraine des peuples et nations, constitue une ralisation normale de l'ordre social. C'est en cela que consiste son autorit morale. Fils d'un peuple la culture millnaire qui a t priv durant un temps considrable de son indpendance comme tat, je sais, par exprience, la haute signification de ce principe . Et il ajoute cette importante prcision :

    Le Saint-Sige accueille avec joie tous les reprsentants diplomati-ques, non seulement comme porte-parole de leurs propres gouverne-ments, rgimes et structures politiques, mais aussi et surtout comme reprsentants des peuples et des nations qui, travers ces structures politiques, manifestent leur souverainet, leur indpendance politique et la possibilit de dcider de leur destine de faon autonome A. Au milieu des reprsentants des peuples que sont les ambassadeurs, quel rle entend donc jouer le Saint-Sige ? Jean-Paul II rpond : II dsire servir

    La pense internationale de Jean-Paul II

    la cause de la paix, non pas travers une activit politique, mais en servant les valeurs et les principes qui conditionnent la paix et le rappro-chement, et qui sont la base du bien commun international A. Et de nouveau il insiste sur le rle positif de l'O.N.U. : re On peut grandement louer, ajoute-t-il, l'Organisation des Nations-Unies comme plate-forme politique sur laquelle la recherche de la paix et de la dtente, du rappro-chement et de l'entente rciproque trouve une base, un appui, une garantie I).

    Redemptor Hominis

    Deux mois plus tard, l'Encyclique Redemptor Hominis fournit Jean-Paul II une nouvelle occasion de revenir sur les droits de l'homme si bafous en notre temps, et sur le louable effort des Nations-Unies pour les faire respecter :

    En tout cas, estime-t-il, on ne peut s'empcher de rappeler ici, avec des sentiments d'estime pour le pass, et de profonde esprance pour l'avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie l'Organisation des Nations-Unies, effort qui tend dfinir et tablir les droits objectifs et inviolables de l'homme, en obligeant les Etats-membres une rigoureuse observance de ces droits, avec rciprocit... La violation des droits de l'homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l'homme est uni par des liens organiques comme avec une famille agrandie... Le sens fondamental de l'tat comme communaut politique consiste en ce que la socit qui le compose, le peuple, est matre de son propre destin . Jean-Paul II insiste sur cette constatation fondamentale, contre tous les totalitarismes d'tat, o le bien d'un parti veut s'identifier avec celui de l'tat, et o celui-ci, mconnaissant les droits inviolables de l'homme, se transforme en tat totalitaire, perdant ainsi ses droits l'obissance, puisqu'il perd sa raison d'tre mme. Il y a l une argumentation trs forte, partir des droits de l'homme : Les droits du pouvoir, affirme Jean-Paul II, ne peuvent tre entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l'homme... Autrement, on arrive la dsagrgation de la socit, l'opposition des citoyens l'autorit, ou alors une situation d'oppression, d'intimida-tion, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre sicle nous ont fourni de nombreux exemples . C'est ainsi que le respect intgral des droits de l'homme, de tout homme et de tout l'homme, y compris le droit la libert religieuse, devient la pierre de touche de l'autorit de l'tat. Pologne

    L'tonnant voyage en Pologne, du 2 au 10 juin 1979, devait tre l'occasion exceptionnelle de raffirmer solennellement ces principes fondamentaux. Jean-Paul II le fit avec force et clart, ds le jour de son arrive, dans sa rponse aux souhaits de bienvenue de M. Edouard Gierek, premier Secrtaire du Comit Central du Parti Ouvrier Unifi de

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  • Mgr Paul Poupard La pense internationale de Jean-Paul II

    Pologne, qui le recevait au Palais du Belvdre, Varsovie : La paix et le rapprochement entre les peuples ne peuvent se construire que sur le principe du respect des droits objectifs de la nation, qui sont : le droit l'existence, la libert, tre un sujet socio-politique, et le droit aussi la formation de sa propre culture et de sa propre civilisation...

    C'est pourquoi tandis que toutes les formes du colonialisme politique, conomique ou culturel demeurent en contradiction avec les exigences de l'ordre international il faut apprcier toutes les alliances et les pactes qui se fondent sur le respect rciproque et sur la reconnais-sance du bien de chaque nation et de chaque Etat dans le systme des relations rciproques. Et il est important que les nations et les Etats, s'unissant entre eux pour une collaboration volontaire et conforme ce but, trouvent en mme temps dans cette collaboration l'accroissement de leur bien-tre et de leur prosprit. C'est prcisment un tel systme de relations internationales et de telles rsolutions entre chacun des Etats que souhaite le Sige Apostolique au nom des principes fondamentaux de la justice et de la paix dans le monde contemporain .

    Le lendemain, Gniezno, Jean-Paul II affirmera : La culture est l'expression de l'homme... L'homme la cre, et par elle, l'homme se cre lui-mme... La culture est surtout un bien commun de la nation... La nation polonaise est reste spirituellement indpendante parce qu'elle a eu sa propre culture . Et, le 7 juin, au sinistre camp d'Auschwitz-Birkenau, agenouill sur ce Golgotha du monde contemporain, il ajoutait : Il faut revenir la sagesse du vieux matre Pawel Plodzowic, Recteur de l'Universit Jagellon de Cracovie, et assurer les droits des nations : l'existence, la libert, l'indpendance, leur propre culture, un dveloppement honnte .

    O.N.U.

    Le 7 mai 1979, un message de Jean-Paul II tait lu la sance d'ouverture de la Confrence des Nations-Unies pour le commerce et le dveloppement, qui se tenait Manille. Il y demande l'tablissement de structures de solidarit internationale.

    Mais c'est naturellement la visite du Pape aux Nations-Unies, le 2 octobre 1979, qui lui fournit l'occasion d'un ample dveloppement de sa pense, la tribune de Manhattan. Son point de dpart est l'estime constante de ses prdcesseurs pour l'Organisation des Nations-Unies, et les tmoignages que lui-mme en a donns, depuis son lection. Car l'O.N.U. unit et associe, et non pas divise et oppose. Viennent ensuite les affirmations fondamentales : la raison d'tre de toute politique est le service de l'homme. Oui, insiste-t-il, toute l'activit politique, nationale et internationale, vient de l'homme, s'exerce par l'homme et est pour l'homme. Et, dans la mesure o elle prend ses distances et s'en carte, elle perd une grande partie de sa raison d'tre, elle peut mme tomber en contradiction avec l'humanit elle-mme.

    C'est alors l'adjuration solennelle. ce que disparaisse de toute la surface de la terre toute forme de camp de concentration. Le Pape qui parle en effet, et il le rappelle lui-mme, vient d'Auschwitz. Et il se sent le droit, bien plus, le devoir, de rappeler devant cet aropage o sont les reprsentants de presque tous les pays du monde, que cette dclaration des droits de l'homme qui est leur Charte, et laquelle ils doivent sans cesse se rfrer dans leur action, des millions d'hommes l'ont crite, et paye de leur sang. Nous devons tous tre comptables de cette dette de l'humanit.

    Chacun veut combattre la guerre. Mais il faut en prendre les moyens, et, pour ce faire, extirper la haine du cur de l'homme. La racine de la guerre, c'est la violation des droits inalinables de l'homme. Et le Pape d'numrer une trs longue litanie de droits. Chacun, en l'coutant, peut grener le long chapelet des violations de chacun de ces droits, du droit la vie au droit de participer au libre choix du systme politique du peuple auquel on appartient.

    Droits de tout homme, droits de tout l'homme. Et Jean-Paul II de rappeler que l'homme ne vit pas seulement de pain, et qu'il a faim et soif autant de valeurs spirituelles et morales que de biens terrestres et matriels. Bien plus, Jean-Paul II va jusqu' affirmer que la primaut donne aux biens matriels peut devenir facteur de guerre, comme l'injuste rpartition des biens. Dans la soire, du reste, du 2 octobre, au Yankee Stadium, le Pape prolongeait son appel devant 80.000 Amricains : K Ne laissez pas aux pauvres que les miettes du festin . Recherchez les raisons structurelles qui alimentent les diverses formes de pauvret. Et vous agirez ainsi efficacement pour la justice et la paix.

    L'organisation sociale doit tre au service de l'homme . Jean-Paul II l rpte, le 6 octobre, devant l'Organisation des tats amricains. F.A.O.

    Un mois plus tard , une autre t r ibune internationale s 'o ffre Jean-Paul II, cette fois, Rome mme, au sige de la F.A.O., Food and Agriculture Organisation, qui tenait sa vingtime confrence gnrale. Se flicitant des rapports particuliers entre le Saint-Sige et la F.A.O., Jean-Paul II relie l'effort de ses interlocuteurs au travail de l'O.N.U. pour la paix. Le dveloppement est le nouveau nom de la paix , disait significativement son prdcesseur Paul VI dans sa grande Encyclique sociale Populorum Progressio. Ainsi, estime Jean-Paul II, le dveloppe-ment mondial conomique et social aide-t-il surmonter des tensions profondes. Car il donne effectivement satisfaction aux revendications premires des peuples, qui sont lies aux droits inalinables de l'homme. Tout cet effort appelle ncessairement cette forte expression est du Pape le dveloppement global et organique mondial s.

    Cette anne, c'est le 14 janvier que Jean-Paul II a reu le corps diplomatique accrdit au Vatican. Ce fut pour lui l'occasion de revenir sur

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  • Mgr Paul Poupard La pense internationale de Jean-Paul II

    ses voyages et ses allocutions, et de redire ce qui revient comme un vritable leit-motiv de sa pense internationale : Le bien commun dborde ncessairement les intrts particuliers de chaque nation . Et le Pape de raffirmer ce qui en est la raison d'tre : la dignit de la personne humaine, dans toutes ses dimensions, qui constituent les droits de l'homme. Trs souvent, note justement Jean-Paul II, j'ai l'occasion de revenir sur ce sujet capital .

    Afrique

    Le 6 mai suivant, c'est Nairobi qu'il reprend ce message fonda-mental, l 'intention cette fois, des diplomates accrdits auprs du gouvernement du Kenya :

    L'Etat, dont la justification est la souverainet de la socit, et auquel est confie la sauvegarde de l'indpendance, ne doit jamais perdre de vue son premier objectif qui est le bien commun de tous ses citoyens . Le service public ne trouve vraiment sa justification que dans le souci du bien de tous. Libert religieuse, discrimination raciale, problme des rfugis, autant de points chauds voqus par Jean-Paul II, qui conclut sur la priorit des valeurs spirituelles, et la ncessit des choix fondamen-taux oprer par les responsables politiques : Il est un choix qui doit toujours tre fait, quel que soit le contexte ou le domaine : c'est un choix fondamental le choix pour ou contre l'humanit .

    Le 9 mai, c'est devant le corps diplomatique runi Accra que Jean-Paul II reprenait ses thmes fondamentaux : la ncessit de faire disparatre le scandale des disparits conomico-sociales. Il faut que chacun travaille instaurer une vision du monde dans laquelle l'homme est au centre de toute l'histoire et de tout progrs. Seul un monde vraiment humain peut tre un monde pacifique et solide .

    U.N.E.S.C.O.

    Qui ne le voit ? En arrivant la tribune de l'U.N.E.S.C.O., place de Fontenoy, Jean-Paul II avait dj, travers le monde, de l'O.N.U. la F.A.O., de Gniezno Accra, tiss sans relche la trame de sa pense internationale. En cette enceinte, il arrivait prcd de sa rputation de champion des droits de l 'homme, et de sa stature d'homme public, qui occupe dans la vie internationale une place de tout premier plan. Son intervention serait-elle la mesure de sa rputation flatteuse ? Elle devait la renforcer, indubitablement. Nous avons tous vcu, agnostiques et croyants, hommes de culture et hommes de science, universitaires et hommes d'tat, un moment historique, lorsque nous avons entendu Jean-Paul II nous dire toute sa satisfaction d'accomplir ainsi l'un de ses plus vifs dsirs : Pntrer, ici mme, l'intrieur de l'aropage qui est celui du monde entier, et vous dire et vous crier du fond de l'me : Oui, l'avenir, de l'homme dpend de la culture ! .

    Ce n'tait pas un discours de circonstance, mais un cri du cur, nous pouvons le comprendre, aprs avoir rapidement parcouru ses interven-tions les plus notables sur la scne internationale depuis son lection comme vque de Rome. Le binme Homme-Culture, nous avons pu le constater, est au cur de sa rflexion sur la vie internationale. Car, pour lui, l'homme est un tre de culture. Et cette dimension fondamentale est ce qui lui permet de rsister toutes les alinations, et mme de surmonter sa disparition de la carte des pays du monde, lorsqu'elle russit maintenir vivante dans les esprits et dans les curs cette ralit fondamentale qu'est la nation. Car l'tat, nous l'avons dit et rpt avec Jean-Paul II, n'a de raison d'tre que d'tre au service de la nation, et d'assurer le bien commun de tous les hommes qui la constituent. Et ce qui vaut pour l'tat vaut pour la communaut des tats, rassembls dans les Organisations Internationales.

    La dimension fondamentale, Jean-Paul II l'a affirm d'emble, en prambule son discours, place de Fontenoy, le 2 juin dernier : Cette dimension fondamentale, c'est l'homme, l'homme dans son intgralit . La communaut internationale n'a de raison d'tre que de servir une grande cause, celle de l'homme. L'homme, encore l'homme , s'crie Jean-Paul II de manire significative en plein dveloppement de son Encyclique Redemptor Hominis. Et le premier applaudissement parti des bancs de l'U.N.E.S.C.O. en l'coutant voulait saluer cette ferveur communicative : C'est en pensant toutes les cultures que je veux dire haute voix ici, Paris, au sige de l'U.N.E.S.C.O., avec respect et admiration : voici l'homme ! .

    Est-il besoin, en terminant, de rapprocher cette pense internationale de Jean-Paul II de celle de son grand prdcesseur et Pre , comme il l'appelle : le Pape Paul VI. Il est clair pour tous que le Pontificat de Jean-Paul II s'inscrit dans son sillage, celui du dveloppement de tout homme et de tous les hommes, pour assurer un humanisme plnier, une civilisation de l'amour, o toutes les dimensions de l'homme soient honores, matrielles et spirituelles.

    Mais il est clair que des accents particuliers sont ports, sur la culture, sur la nation, sur les droits de l'homme : que le style est plus direct, les racines culturelles et humaines plus apparentes, le tmoignage personnel plus important.

    AINSI s'affirme, en notre temps, un apport important de la papaut la vie internationale. Paul VI, aprs Jrusalem, o il avait ramen l'glise ses origines, avait prouv le besoin d'aller porter son tmoignage devant les reprsentants des Nations-Unies New-York. Jean-Paul II a repris son bton de plerin. Mais c'est grandes enjambes qu'il parcourt le monde, un rythme acclr. En ce couchant du sicle et du millnaire o les prils se font plus grands, la parole du successeur de

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  • La pense internationale de Jean-Paul II

    Pierre se fait plus pressante, pour ranimer, au bord du gouffre, la flamme de l'esprance : Ma parole finale est celle-ci : ne cessez pas. Continuez. Continuez toujours .

    Par-del les hommes de science et de culture qui l'coutaient, n'est-ce pas tous les hommes de bonne volont que l'adjuration de Jean-Paul II s'adresse ? La paix du monde dpend de la primaut de l'Esprit ! Oui, l'avenir pacque de l'humanit dpend de l'amour ! .

    Mgr Paul POUPARD

    Communio, n VIII, 4 - mai-juin 1981

    James HITCHCOCK

    Dorothy Day

    et le catholicisme amricain

    Mgr Paul Poupard, n en 1930. Docteur en thologie et s-lettres (histoire). Professeur puis aumnier d'tudiants. En 1972, nomm Recteur de l' Institut Catholique de Paris. En 1979, nomm vque, auxi liaire de l 'Archevque de Paris. En 1980, nomm pro-prsident du Secrtariat romain pour les non-croyants. Outre de nombreux travaux scientifiques, i l a rcemment publi : Connaissance du Vatican (Paris, Beauchesne, 1974), Une initiation la foi catholique (Paris, Fayard, 1968), Le catholicisme, hier, demain (Paris, Buchet-Chastel, 1974).

    Comment une (vraie) femme peut tre fministe, syndi-caliste, pacifiste, gauchiste , et vraiment catholique.

    JUSTE avant Nol 1980, s'est teinte New-York Dorothy Day, une des figures les plus remarquables du catholicisme amricain. ge de quatre-vingt-trois ans, elle avait prsid pendant prs decinquante ans le Catholic Worker Movement (1), un mouvement qui,bien qu'il n'ait jamais eu qu'un nombre trs faible de membres, a eu unimpact considrable ; non seulement sur les catholiques, mais aussi surles incroyants. A sa mort, le mot de sainte a jailli spontanment surbien des lvres, et on l'a souvent compare Mre Teresa de Calcutta.

    Ne New-York et leve dans diffrentes rgions des tats-Unis, Dorothy s'tablit finalement dans sa ville natale, o elle s'engage fond, vers l'poque de la premire guerre mondiale, dans des mouvements socialistes et vaguement rvolutionnaires. (Le socialisme, en tant que mouvement organis, a connu son apoge en Amrique, au point de vue des effectifs, juste avant cette guerre, bien qu'il n'ait jamais t une force politique majeure). Elle se lia galement des crivains bohmes , tels que l'auteur dramatique Eugne O'Neill. Elle publia un roman, prit un amant, et mit au monde une fille illgitime en 1928.

    Bien que son ducation et le milieu dans lequel elle vivait aient t l'un et l'autre entirement a-religieux, elle prouva ds son enfance une attirance inexplicable pour la religion et, pendant qu'elle vivait avec son amant, elle avait pris l'habitude de dire son chapelet. Quand sa fille naquit, Dorothy la fit baptiser, et elle-mme entra dans l 'glise catholique. Dans son autobiographie, The Long Loneliness (2), elle dcrit le sentiment ineffable de paix qu'elle ressentait, la messe du petit matin assise dans les derniers rangs d'une glise, Greenwich Village, le quartier gauchiste et bohme de New-York.

    (1) Mouvement des Travailleurs Catholiques. (2) La longue solitude.

    Aix-en-Provence : Librairie du Baptistre 13, rue Portalis Amiens : Brandicourt 13, rue de Noyon Besanon: Cart 10-12, rue Moncey

    Chevassu 119, Grande Rue Bordeaux : Les bons livres 70, rue du Palais-Ga/lien Caen : Publica 44, rue Saint-Jean

    Feu Nouveau 23, rue Caponire

    Chantilly: Les Fontaines (Centre culturel, B.P. 205) Cholet : Librairie Jeanne-d'Arc 29, rue du Commerce

    Clermont-Ferrand : Librairie Religieuse 1, place de la Treille Dale (Jura) : Saingelin 36-38, rue de Besanon Fribourg (Suisse) : Librairie Saint-Augustin 98, rue de Lausanne - Librairie Saint-Paul Rruies 38

    Genve: Librairie Claude Martingay 1, Ren-Louis Piachaud Grenoble: Librairie Notre-Dame 10, place Notre-Dame

    Lausanne : La Nef Avenue de la Gare 10 Le Puy : Cazes-Banneton 21, bd Marchal-Fayolle Lille: Tireloy 62 rue Esquermoise

    Louveciennes : Paroisse Saint-Marti n', pl de l'glise Lyon: Decitre 6, place Bellecour

    ditions Ouvrires 9, rue Henri-/V Librairie Saint-Paul 8, place Bellecour

    Marseille 1 er : Le Mistral 11, impasse Flammarion Marseille6e: Le Centurion 47, boulevard Paul-Peytral

    Marseille 8e : Librairie Notre-Darne 314, rue Paradis Montpellier: Logos Z rue Alexandre-Cabanel Nancy: Le Vent 30, rue Gambetta Nantes: Lance 2, rue de Verdun

    Centre Catchtique 2 bis, rue G. -Clmenceau

    Corn mu est disponible La Celle-Saint-Cloud : Nevers : Bihoreau Notre-Dame de Beauregard' 17, avenue Gal-de-Gaulle 101, avenue Mozart La-qui-Vire : Nimes : Biblica - N.-D. de l'Assomption` Pierre Librairie Sainte-Marie 23, bd Amiral-Courbet 9t7, rue de l'Assomption Saint-Lger-Vauban (Vanne) - Notre-Dame d'Auteuil'

    Orlans : Librairie Saint-Paterne 2 ,dace d'Auteuil 109, rue Barmier

    Paris 16e: Lavocat

    Paray-le-Monial : Bouteloup 50, avenue Pavillet Victor-Hugo - 16, rue de la Visitation Paris 17e : Chanel Paris 4e: Notre-Dame de Paris' 26, rue d'A/maill 6, parvis Notre-Dame

    Pau : Duval Paris 5e: Librairie Saint-Sverin 7, p'ace de la Libration 4, rue des Prtres-Saint-Sverin

    Poit : Catholique Saint-Jacques actin-Haut-Pas' 64, rueiers de laLibrairie Cathdrale 252, rue Saint-Jacques Lib. Saint-Michel-Sorbonne Rennes : Bon-Saint-Germain

    20, rue de la Sorbonne Paris 6e: Apostolat des dit 46-48, rue du Four Procure 1, rue de Mzires Librairie Saint-Paul 6, rue Cassette

    Saint-Germain-des-Prs* Strasbourg : Librairie du Dame 3, place Sant-Germain-des-prs 29, place de /a Cathdrale

    6, rue Nationale

    Rodez: La Maison du Livre ions Passage des Maons

    Saint-Brieuc: Lib. Saint-Pierre 1, place Saint-Pierre Saint-Etienne: Culture et Foi 20, rue Berthelot

    Paris 7e : Au chariot d'or 14 bis, avenue Bosquet Saint-Franois-Xavier' 12, place Prsident-Mithouard Stella Maris 132, rue du Bac Librairie du Cerf 29, boulevard Latour-Maubourg Paris 8e : Maison Diocsaine 8, rue de la Ville-lveque

    Paris 9e : Saint-Louis d'Antin' 63, rue Caumartin

    Toulon: Centre de Documentation de Catchse 14, rue Chalucet

    Toulouse : Jouanaud 8, rue des Arts

    Sitac Maffre 23, rue Croix-Baragnon

    Versailles: Hellio 37, rue de la Paroisse L'Univers du Livre 17,. rue Hoche ' Comits de presse paroissiaux

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  • James Hitchcock Dorothy Day et le catholicisme amricain

    Dans son autobiographie, elle relate aussi l'norme bouleversement que lui causa sa conversion. A l'poque, ses amis eurent l'impression qu'elle tournait le dos toutes les valeurs pour lesquelles elle avait vcu la politique de gauche et l'art d'avant-garde pour se joindre une glise qui tait perue comme la fois ractionnaire et botienne. Sa conversion demeure un tmoignage remarquable de la puissance de la grce, dpourvue comme elle le fut de presque toute sorte de support purement humain. Elle entrait dans un monde qui tait pour elle, en quelque manire, tout fait tranger et mme rebutant.

    Pendant un certain temps, elle travailla comme crivain Hollywood, puis vcut au Mexique. En 1932, elle rencontra Pierre Maurin, un paysan franais immigr, dont les racines plongeaient dans la tradition franaise du catholicisme de gauche, Maurin, qui exera une forte fascination intellectuelle et personnelle sur Dorothy, lui rvla l'existence d'une doctrine sociale catholique de gauche et la persuada mme qu'une telle doctrine tait au cur de la foi. L'vangile devait tre prch dans toute sa plnitude.

    En 1933, elle fonda un journal, The Catholic Worker (3), qu'elle se mit vendre dans les rues, spcialement aux endroits o des foules se rassemblaient pour couter des orateurs de carrefour. Ce journal existe encore et conserve de nombreux abonns. L'histoire officielle du journal est intitule A Penny a Copy (4), parce qu'il n'a jamais t vendu plus cher que ce sou symbolique.

    Ds ses dbuts, le Catholic Worker veilla la dfiance des deux cts. La gauche laque, en particulier les marxistes dogmatiques, qui furent trs en vedette parmi l 'intelligentsia amricaine des annes 30, le considrait comme une sorte de Cheval de Troie catholique, ou au mieux comme l'ceuvre de gens nafs qui ne comprenaient pas quel point leur rel igion tait , en ral i t, dsesprment ract ionnaire . Du ct ca tho l ique , le Worker fut considr comme de la p ropagande communiste peine dissimule. Il fallut beaucoup de temps pour surmonter ces soupons. Jusqu'au cours des annes 50, dans certains cercles catholiques, on pouvait provoquer une explosion d'indignation en citant le nom de Dorothy Day.

    Le noyau du Catholic Worker Movement devint ses fameuses soupes populaires. Tous les jours, les gens des diffrentes maisons du Catholic Worker (elles devinrent nombreuses, diffrentes poques, en diffrentes rgions des tats-Unis, avec New-York comme centre) prparaient d'normes marmites de soupe, dont ils donnaient manger tous ceux qui se prsentaient, jour aprs jour. Pendant la dpression des annes 30, ceci prsentait une urgente ncessit. Avec la prosprit croissante de l'Amrique aprs 1945, la clientle tendit tre constitue par les marginaux

    (3) Le travailleur catholique.

    de la socit industrielle : clochards, alcooliques, malades mentaux, assists permanents des grandes villes amricaines. Pour Dorothy, c'tait l 'accomplissement direct de l'vangile. Elle et ses compagnons subvenaient prcisment aux besoins des plus petits parmi mes frres . Elle-mme vrifia que le contact physique avec des paves humaines immondes, accables de malheurs, tait une preuve ; mais cela confirmait simplement l'appel qu'elle avait entendu.

    L'offre quotidienne de nourriture tait accompagne d'une offre illimite et sans rserve d'hospitalit. Les maisons du Worker taient des endroits o les clochards et autres sans logis pouvaient trouver un abri et un lit sans avoir satisfaire des exigences bureaucratiques. En rponse la critique suivant laquelle cette conception de la charit tait un anachronisme romantique, les membres du Worker signalaient que, d'aprs leur exprience directe, mme dans l'tat-Providence moderne avec ses nombreux programmes d'aide sociale, il y a beaucoup de gens qui ne savent pas o aller et qui ont besoin de l'assistance compatissante directe d'autres personnes. Les gens du Worker recevaient frquemment, au milieu de la nuit, des appels en vue de trouver un abri pour une personne sans logement.

    SI cette oeuvre s'tait limite la charit directe, elle n'aurait pas t conteste. Mais, par suite de l'influence que Maurin exerait sur elle, Dorothy a toujours insist sur le fait que l'vangile exigeait que l'on prononce des jugements radicaux sur l'ensemble de la socit. Le point-cl, et le plus sensible, tait un pacifisme absolu, une position laquelle les gens du Worker adhrrent ds le dbut, mme pendant la deuxime guerre mondiale. Bien que la loi amricaine reconnt le droit tre exempt des obligations militaires pour ceux dont la religion l'exige, cette exemption tait rarement accorde aux catholiques jusqu'aux annes 60, en arguant de ce que la tradition thologique catholique ne soutient pas le pacifisme. Le Worker Movement tait trs critiqu dans les milieux catholiques pour sa position sur la guerre et le service militaire.

    Plus gnralement, le mouvement laborait une critique gnrale de la socit capitaliste moderne, base sur l'industrialisme bureaucratique, qui se rvlait tre dshumanisante et directement en contradiction avec les valeurs vangliques. Ceci aussi tomba dans bien des oreilles de sourds, du fait que les catholiques amricains, aprs 1945, commenaient justement faire leur chemin dans une telle socit, qui avait prcdem-ment sembl leur tre ferme et hostile.

    En renonant ses soupons sur le mouvement, la gauche laque ne se prcipitait pas ncessairement pour embrasser sa cause. La philosophie Worker paraissait trop nave, trop vague, trop apolitique. Elle tait effectivement d'une simplicit dsarmante, reposant non pas sur quelque critique systmatique des maux sociaux, mais sur l'exhortation vivre (4) Un cent l'exemplaire.

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  • James Hitchcock Dorothy Day et le catholicisme amricain

    l'vangile pleinement et totalement chaque jour. Mais ceux qui agiraient ainsi auraient invitablement une efficacit radicale : les hommes refuseraient de combattre, par exemple, et les guerres cesseraient, ou bien ils abandonneraient avec enthousiasme la fortune qu'ils avaient soigneusement amasse ceux qui en auraient besoin plus qu'eux-mmes. Aux yeux de Dorothy Day, c'tait la seule espce de rvolution qui pt tre vraiment efficace. Toutes les autres ne feraient que rduire l'humanit de nouvelles formes de tyrannie en perptuant d'anciennes faons de faire le mal sous des formes nouvelles.

    Il est vrai que certaines manifestations de navet accompagnrent le mouvement, ce qui confirma simplement le fait qu'il n'tait pas politique en premier lieu. En vue de maintenir son pacifisme aprs 1940, par exemple, il jugea ncessaire de minimiser la menace du nazisme. Plus tard, il se laissa parfois prendre la propagande du castrisme et d'autres rgimes soi-disant progressistes .

    L'extrme-gauche laque, qui avait t si influente pendant les annes 30, disparut pratiquement en Amrique aprs la deuxime guerre mondiale, lorsque la victoire sur le fascisme et la rvlation des violences communistes conduisirent une apprciat ion renouvele de la dmocratie et, du mme coup, du capitalisme, ce jugement favorable tant renforc par la prosprit croissante qui devait durer jusqu' la fin des annes 70.

    Le Worker se trouva ainsi dans la situation plutt trange d'tre presque la seule voix soutenir des valeurs sociales et mettre en question l'ordre social de faon fondamentale, le tout sous des auspices catholiques.

    La priode 1945-65 trouva le mouvement Worker dans une sorte d'tat de demi-sommeil. Il accomplissait tranquillement sa tche. Son journal avait une large diffusion. Des catholiques srieux le lisaient avidement, discutaient son contenu, faisaient des plerinages pour le voir l'ceuvre. Certains essayaient de vivre la manire Worker, lanant de nouvelles maisons dans de nouvelles villes ou allant dans les fermes Worker qui existaient (en assez petit nombre) dans le cadre du mouvement de retour la terre . Bien des catholiques des annes 60, qui menaient eux-mmes une vie confortable et bourgeoise et qui n'taient pas pacifistes, considraient le mouvement comme la conscience incarne de l'glise, quelque chose qu'ils pouvaient admirer et dont ils pouvaient s ' inspirer , mais quoi sans doute i ls ne se conformeraient pas littralement.

    COMME il advint au cours des annes 60 bien des groupes qui avaient t trop tt d'extrme-gauche, il arriva au Worker que non seulement l 'histoire le rattrapa, mais qu'elle le dpassa. Au dbut il y eut une grande pousse d'intrt pour le mouvement, dont le

    pacifisme et l 'attitude gnrale radicale semblait beaucoup de catholiques exactement le genre de renouveau de l'glise qu'ils recherchaient. Bientt cependant, il apparut que le genre de pacifisme inbranlable qu'adoptait Dorothy Day n'tait pas compatible avec les diffrents mouvements de libration qui commenaient susciter une approbation religieuse. Et la critique Worker de la socit paraissait trop peu systmatique et trop idaliste pour conduire au genre de rvolution que les catholiques d'avant-garde dsiraient, un genre qu'il tait (et qu'il reste) assez souvent difficile de distinguer du genre marxiste. Il y avait aussi d'autres sources de tension. Dorothy, par exemple, insistait sur le fait qu'il ne devait pas y avoir de drogues dans les maisons du Catholic Worker, ni de relations sexuelles extraconjugales une position que certains, parmi ceux qui taient attirs par le mouvement, jugeaient fcheusement mesquine.

    Ainsi, par un trange dtour, le Catholic Worker se trouvait en 1970 un peu dans la mme situa