colloque 3-6 novembre 2006 - scribe-net · prévention et parentalité ponctuations ... gérard...
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( Pour exemple - Extrait de compte rendu Scribe-net )
Colloque
«« LLaa pprréévveennttiioonn ddaannss ttoouuss sseess ééttaattss »»
EExxppéérriieenncceess ddee pprréévveennttiioonn ddaannss lleess ppaayyss eeuurrooppééeennss
Compte rendu des débats
Du 3 au 6 octobre 2006
Espace Chorus à Vannes
Sommaire
Mardi 3 octobre 2006
Accueil .............................................................................................................................................................. 6
Anne Marine, journaliste.
Ouverture des travaux .................................................................................................................................... 6
Joseph-François Kergueris, Sénateur du Morbihan, Président du Conseil général.
Laurent Quérel, Préfet du Morbihan.
Yvette Année, Vice-présidente du Conseil général, Chargée de l'enfance, des personnes
agées et handicapées.
« La prévention : vocable polysémique, pratiques ambivalentes, démarches indispensables » ............. 14
Saül Karsz, philosophe, sociologue, consultant, Fil Rouge durant tout le colloque.
« Protéger sans séparer, panorama international des actions de prévention en matière ....................... 18
de protection de l'enfance »
Alain Grevot, directeur du service SISAE (Service d'Interventions Spécialisées et d'Actions
Educatives), association JCLT groupe SOS.
Débat avec la salle .........................................................................................................................................26
Mercredi 4 octobre 2006
Prévention et parentalité
Ponctuations
« Les souffrances psychiques périnatales relèvent-elles du soin ? » .......................................................30
Jacques Dayan, psychiatre d’enfants et d’adolescents à l’Institut de psychiatrie de Londres,
section de psychiatrie périnatale.
« La prévention psychique précoce, une demande délicate à mettre en œuvre » ...................................33
Gérard Neyrand, directeur du Centre Interdisciplinaire Méditerranéen d’Etudes et de Recherches
en Sciences Sociales (IMERSS), professeur de sociologie à l’Université de Toulouse.
Expériences
« Présentation de l’outil maternologie dans le lieu d’accueil mère enfant ..............................................39
soutien de la maternité et de la naissance psychique »
Anne-marie Velly, cadre socio-éducatif au Service Départemental d’Accueil et d’Accompagnement
Familial de Brest.
« Les bienfaits du massage dans la relation mère enfant » .......................................................................44
Christine Lefebvre, directrice du centre maternel de Josselin.
Caroline Rolland, professeur de Yoga, expérience d’un atelier massage au centre maternel
de Josselin en collaboration avec la PMI.
Anne-Marie Crocherie, puéricultrice.
« Les mères adolescentes en Angleterre et en Ecosse : mythes et réalités, la parole des mères » ........47
Fabienne Portier, professeur d’anglais à l’Université de Nantes et doctorante en civilisation
britannique contemporaine à l’Université de Rennes 2.
« Apprendre à observer la vie émotionnelle des bébés : un apport d’une grande ..................................51
richesse dans le travail de prévention »
Odile Gaveriaux, psychothérapeute d’enfants et d’adolescents, formée à la Tavistock Clinic,
Centre Martha Harris à Larmor Plage.
Débat avec la salle .........................................................................................................................................54
Mise en perspective des travaux par le Fil Rouge.
Prévention et jeunes enfants
Ponctuations
« Service d’accueil de la petite enfance en Europe et prévention primaire : ..........................................56
éléments de comparaison » - Approche comparatiste des politiques et des pratiques
Sylvie Rayna, maître de conférence à l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique)
en délégation à l’Université Paris 13.
« Co-éducation et (re)qualification parentale » .........................................................................................61
Marie-Pierre Mackiewicz, maître de conférences à l’IUFM
(Institut Universitaire de Formation des Maîtres) de Lille.
Expériences
« Expériences innovantes réalisées en Italie : les modes d’accueil ...........................................................66
de la petite enfance comme ressources pour les parents et la prévention primaire »
Tullia Musatti, maître de recherches – Institut de Sciences et Technologies Cognitives
Conseil National de Recherche à Rome.
« Un moment privilégié d’échange, de partage, d’écoute » ......................................................................72
Parent(s)-enfant(s) au travers d’activités d’éveil et de psychomotricité
Atelier Petipatapon à Auray, action de prévention et de partenariat CPEA/PMI
pour les enfants de 0 à 2 ans.
Jeudi 5 octobre 2006
Prévention scolarité et créativité
Ponctuations
« Bientraitance et prévention en milieu scolaire » ....................................................................................79
Laurence Libeau Mousset, docteur en biologie moléculaire, docteur en psychologie,
directeur des études et des recherches à l’Institut de Criminologie et Sciences
Humaines (ICSH), Université Rennes 2 Haute Bretagne.
« Porter un regard positif sur l’enfant en difficulté » ...............................................................................85
Jacques Lecomte, docteur en psychologie, chargé de cours à l’Université Paris 10
et membre de l’équipe Résilience du Centre de Recherche « Résilience,
traumatisme et psychothérapie » de l’Université Paris 8.
Expériences
« Les centres d’expression et de créativité, la maison des associations ...................................................89
et les maisons de quartiers dans le cadre de la politique de la ville »
Didier Caille, chargé de mission et directeur agence conseil en développement
(Belgique, Province de Hainaut, région du centre, Ville de la Louvrière).
« La médiation comme outil de prévention » .............................................................................................94
Frédéric Villerbu, assistant social, médiateur de Rennes, concernant un dispositif innovant
la Cellule de Médiation Educative.
« SESSAD et prévention – Quelles spécificités ? » ....................................................................................94
Denis Jehanno, psychologue clinicien à l’ITEP du Quengo de Locminé.
« Une pratique adaptée de la prévention des enfants entre 5 et 12 ans : .................................................98
les permanences éducatives de proximité »
Laurent Ott, docteur en philosophie, éducateur et formateur en travail social
association Intermèdes – Robinson (Longjumeau 91).
Débat avec la salle..........................................................................................................................................102
Mise en perspective des travaux par le Fil Rouge.
Prévention et adolescence
Ponctuations
« Prévention des conduites à risque chez l’adolescent » ...........................................................................106
Jean-Marie Petitclerc, éducateur spécialisé, association de prévention Le Valdocco à Argenteuil.
« Quand la prévention doit faire face à la complexité :
l’exemple de la prévention des troubles à l’adolescence » .........................................................................110
Marie Choquet, directrice de recherche à l’INSERM, Hôpital Cochin Paris.
Expériences
« Proposition de nouvelles actions de prévention pour répondre aux besoins des adolescents » ...........116
Maria Carmen Aguilar, professeur à la faculté des sciences de l’Education, à l’Université
de Malaga en Espagne.
« La prévention de la violence scolaire par l’apprentissage émotionnel .................................................121
Bilan de 10 ans de recherche »
Daniel Favre, professeur de Sciences de l’Education à l’Université de Montpellier.
« L’expérience de la consultation Jeunes Cannabis » ...............................................................................125
Docteur Dewannieux, responsable du Centre de soins en addictologie du Morbihan Douar Nevez
et Sandrine Jego, infirmière en consultation.
« Prévention du site vivajeunes » ................................................................................................................127
Catherine Lecointe, coordinatrice du site Internet départemental Vivajeunes.
« Présentation d’actions menées en Prévention Spécialisée » ...................................................................131
Michel Minne, directeur du service de Prévention spécialisée de l’ADSEA.
« La rupture comme outil d’insertion » .....................................................................................................133
Marc Blondeau, directeur de l’association Prisme à Rennes.
Débat avec la salle..........................................................................................................................................134
Mise en perspective des travaux par le Fil Rouge.
Vendredi 6 octobre 2006
Prévention de l’enfance en Europe
Présentation des dispositifs européens de prévention
Aux Pays-bas .................................................................................................................................................137
Professeur Jo Hermanns, psychologue pour les enfants dans le cadre de la protection de l’enfance,
conseiller au niveau gouvernemental et régional et professeur de pédagogie.
En Italie ..........................................................................................................................................................140
Chiara Berti, professeur de psychologie sociale et juridique à l’université de Pescara.
En Espagne .....................................................................................................................................................144
Maria Carmen Aguilar, professeur à la faculté des sciences de l’Eduction, à l’Université de Malaga
en Espagne et par Juan Merin, président de la plate-forme d’organisation de l’enfance.
En Belgique ...................................................................................................................................................146
Didier Caille, chargé de mission et direction agence conseil en développement
(Belgique, Province de Hainaut, région du centre, Ville de la Louvière).
Ponctuations
Délégation Suisse : « Résultats et méthode de la recherche ......................................................................150
sur l’évaluation de l’AEMO dans le Canton de Vaud »
Eric Paulus, responsable local de la filière Travail Social de Suisse Romande
et une délégation de l’équipe de recherche.
« Définir la prévention et agir en conséquence » .......................................................................................155
Mise en perspective du colloque par Saül Karsz, philosophe, sociologue, consultant.
Conclusion par Yvette Année, Vice-présidente du Conseil général, ........................................................159
chargée de l'enfance, des personnes âgées et handicapées
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Mardi 3 octobre 2006
AACCCCUUEEIILL
Anne Marine, journaliste
Ce colloque de quatre jours est organisé par le conseil général du Morbihan et M. Joseph-
François Kergueris, sénateur du Morbihan et président du conseil général, nous accueille.
OOUUVVEERRTTUURREE DDEESS TTRRAAVVAAUUXX
Joseph-François Kergueris, Sénateur du Morbihan, Président du Conseil général
M. le préfet, mes chers collègues, Mmes MM., qui avez répondu à notre invitation, je
voudrais très simplement vous souhaiter la bienvenue à Vannes, la bienvenue dans le
Morbihan, le bienvenue en Bretagne, et vous dire combien j’ai été attentif à être parmi vous
aujourd’hui pour l’ouverture de ce colloque sur la prévention dans tous ses états, puisque vous
allez, pendant plusieurs jours, faisant appel à des compétences extérieures à notre territoire
national et à notre champ professionnel, vous intéresser aux problèmes de la prévention,
prévention, comme vous le dites, dans tous ses états, à destination des parents, des jeunes
enfants, des enfants en âge scolaire, des adolescents, etc. Ceci à un moment où les projets de
loi déposés et qui sont en discussion, les projets de loi susceptibles de venir en discussion, ont
trait pour certains à la prévention de la délinquance, pour d’autres et à venir à l’aide sociale à
l’enfance. Tous champs de préoccupation et de compétence qui, sur le territoire national et
dans les autres pays, relèvent désormais des conseils généraux.
C'est la raison pour laquelle en tant que président du conseil général, à ce titre et de par la loi
responsable de l’administration de celle-ci, à ce titre et de par la loi responsable à certains
égards personnellement de certaines difficultés qui verraient le jour dans l’exercice des
responsabilités qui sont les nôtres, j’interviens auprès de vous. En effet, le fait que les lois et
dispositions successives régissant la décentralisation aient donné compétence à la collectivité
territoriale qu’est le département pour intervenir en matière d’enfance et de jeunesse est, à
mon avis, une disposition frappée du bon sens. Parce qu’elle instaure entre ceux qui sont
destinataires des services que tous ensemble, vous et nous puisque nous appartenons à la
même communauté, nous assurons pour eux, et ceux qui ont la responsabilité de la mise en
œuvre, une relation de proximité. Vous qui êtes professionnels de ce secteur savez mieux que
quiconque quelle est l’importance de cette proximité.
D’autre part, je crois que ce qui était autrefois un service d’État et qui devient aujourd’hui un
service d’une collectivité territoriale doit nous amener à réfléchir sur la façon dont nous
devons assurer ce service. Cette différence n’est pas qu’administrative, elle n’est pas
symbolique, elle est effective. J’ai toujours l’habitude de dire qu’administrer un département,
c’est à peu près la même chose qu’administrer une grande ville. Nous sommes les uns et les
autres, collectivement, en application de l’article 72 de la Constitution, dans une situation où
il nous est dit que, dans le cadre des lois et règlements qui les régissent, les collectivités
s’administrent librement par des conseils d’élus. C'est-à-dire que le service que nous allons
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tous ensemble assurer vers les usagers desdits services sont assurés par vous les
professionnels, par nous les élus en symbiose absolue, les uns travaillant pour les autres, les
autres travaillant pour les uns dans une complète compréhension au sens quasi anglo-saxon du
terme. Mais nous le faisons ensemble parce que nous avons reçu mandat de nos concitoyens
pour le faire. Et, in fine, compte tenu de la situation dans laquelle nous sommes, c’est à eux
que nous devons des comptes de l’exercice de nos mandats, les conditions de l’exercice de
nos mandats et, bien sûr, les résultats de la façon nous les avons exercés. La démocratie locale
et territoriale a ses exigences, et autant nous avons pu le comprendre dans le cadre
d’intervention des grands équipements, autant les lois successives qui ont fait des
départements un des grands opérateurs de l’action sociale sur le territoire en termes d’enfance
et en termes de jeunesse, en termes d’insertion et de RMI, en termes de handicap, et enfin en
termes d’anciens, créent pour nous des obligations par rapport aux objectifs et à leur mise en
œuvre et par rapport aux méthodes auxquelles nous allons recourir pour atteindre ces
objectifs.
J’ai coutume de dire que les collectivités territoriales, et singulièrement dans ce secteur, sont
de grandes organisations publiques de service. Il nous faut donc organiser ce service en étant
extrêmement respectueux de la loi républicaine, quelle que soit la tendance du gouvernement
qui l’a élaborée et promulguée, car elle a été votée par les conseils de la République, et en
étant extrêmement attentif aux objectifs et aux obligations qui sont les nôtres.
Pardonnez-moi d’être un peu long pour ouvrir ce colloque, mais il est de temps en temps
important que nous nous penchions ensemble sur ce que nous faisons et sur ce que nous
devons faire. Je vous invite à réfléchir à la question suivante : comment fonder la légitimité de
nos interventions si nous ne pouvons donner du sens à notre action et si nous ne pouvons
l’expliquer clairement à ceux pour lesquels elle doit être utile. Le contexte dans lequel vous
exercez vos responsabilités est tel que cette explication est parfois difficile.
Ces quelques jours de débat ont donc pour ambition de donner des éléments de réponse à
partir du partage des expériences de prévention dans les différents pays européens que vous
représentez et ainsi ce colloque est une invitation à ancrer notre réflexion et notre action dans
l’expérience du réel. En effet, le propre de l’enfant est de changer plus vite que nous. Il nous
faut donc pouvoir le suivre, le rattraper et souvent le précéder. C’est le défi auquel vous êtes
confrontés en tant que professionnels, et je tiens aujourd’hui à vous exprimer notre
reconnaissance à tous pour la qualité de l’action que vous menez.
En ce qui concerne notre département, les actions que nous conduisons, comme toutes vos
collectivités, en sont le témoignage. Notre Schéma départemental de Protection de l’Enfance
insiste sur le thème de la prévention et nous disons qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Sur
toutes les circonscriptions d’action sociale, des actions de collectifs de prévention sont
organisées. S’agissant de l’aide à domicile, nous avons conventionné avec des associations
intervenant en milieu rural et en zone urbaine et périurbaine dans l’accompagnement des
familles en difficulté. En matière de prévention spécialisée, notre action est double. D’une
part, en milieu urbain, où des éducateurs vont au-devant des jeunes qui rencontrent des
difficultés ou en voie de marginalisation, mais également en milieu rural où nous avons sur
deux cantons engagé à titre expérimental des éducateurs afin de répondre à une demande
reposant sur un diagnostic partagé avec les acteurs locaux, ainsi que sur l’anonymat et la libre
adhésion, pour que cette expérience nous serve de modèle pour développer des actions
ultérieures. Il faut noter que nous soutenons des projets portés par des établissements
hospitaliers en matière de maisons des adolescents qui souhaitent mettre en réseau, sur un
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même lieu, institutions et compétences en faveur des adolescents en souffrance. Au cours du
présent colloque, un certain nombre d’actions départementales vous seront présentées.
S’agissant de notre pays tout entier, quel constat pouvons-nous faire ? Nous savons
aujourd’hui que plus de 270 000 enfants sont directement concernés par des mesures de
protection administrative ou de protection judiciaire et que de très nombreux rapports et
études ont identifié des voies d’amélioration du dispositif sans que ces dernières aient toujours
été mises en œuvre ou développées malgré des actions innovantes réalisées par les
départements. Enfin, la protection de l’enfance relève d’une pluralité d’intervenants parmi
lesquels les conseils généraux occupent une place essentielle depuis les lois de
décentralisation de 1982 et 1983.
Le colloque qui nous réunit ici pendant trois jours devrait nous permettre, de mon point de
vue, de dégager un consensus sur les fondements de notre système, car nous sommes
nombreux à le juger juste et sage, mais également sur les améliorations qu’il convient de lui
apporter, car il ne faut jamais se satisfaire des situations que nous rencontrons. Nous avons su
construire un véritable réseau de proximité autour des services départementaux de l’aide
sociale à l’enfance, auxquels nous associons les travailleurs sociaux des CCAS. Nous
mobilisons, à travers un fort maillage associatif, des milliers de bénévoles chaque année, mais
surtout nous avons un système de protection de l’enfance dont les fondements sont justes
parce qu’ils reposent sur l’intérêt de l’enfant que nous plaçons au-dessus de tout autre
exigence et sur la primauté de l’enfant.
Face à ces constats locaux et nationaux ainsi qu’à ces enjeux que nous devons relever, quelle
réponse est-il possible d’apporter ? Notre responsabilité collective nous invite à porter notre
regard vers des dizaines de milliers d’enfants qui souffrent, souvent en silence, de négligence,
de manque d’amour, de violence morale, psychique, parfois physique, d’humiliations, de
brimades, et qui sont la proie de conflits aigus entre adultes et qui subissent la dureté de
rapports familiaux dégradés. Il faut que nous en tirions les conséquences qui s’imposent et
que nous fassions tout ce qu’il est possible de faire pour éviter que de tels drames se
produisent. Dans le même temps, bien au-delà des affaires soit criminelles, soit de
maltraitance, il convient de poser l’exigence d’une politique d’aide à l’enfance dont
l’ambition doit être d’assurer à chaque enfant les meilleures conditions d’épanouissement
affectif, psychique ou intellectuel. L’actualité législative devrait nous éclairer. Il faut que nous
posions la question de savoir si c’est le cas. Puisque, par rapport à celle-ci, les avis divergent.
Certains estiment qu’étant donné le nombre de projets de loi en cours, il est difficile de les
suivre, d’en percevoir la lisibilité et de voir quelle est la nécessaire réforme qui, pourtant,
s’impose à nous. Le sénateur que je suis et qui s’adresse à vous aujourd’hui sera bien entendu
amené à se prononcer dans les semaines et les mois qui viennent sur les différents projets de
loi qui se profilent. Sachant qu’au cours des jours passés, nous avons déjà largement débattu
de celle concernant la prévention de la délinquance.
En effet, le projet de loi sur la protection de l’enfance ainsi que celui sur la prévention de la
délinquance méritent toute notre attention car ils posent les bonnes questions : que devons-
nous faire ? Qui peut faire quoi et comment ? Les réponses ne sont pas simples, j’en conviens,
encore faut-il que nous fassions en sorte qu’elles soient cohérentes et adaptées. Je ne rentrerai
pas dans le débat franco-français qui lasserait assez vite nos amis étrangers qui nous font
l’honneur d’être parmi nous.
Simplement, je ferai quelques observations sur trois points qui me paraissent essentiels et qui
doivent conduire notre réflexion. Le premier est l’intérêt de l’enfant. Il convient de rappeler
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que c’est au nom de l’enfant que nous devons rechercher d’abord et dans toute la mesure du
possible l’amélioration du contexte familial. C'est aussi au nom de l’intérêt de l’enfant que
nous devons mettre en œuvre, lorsque c’est inévitable, des décisions de séparation, tout en
évitant – sauf exception – la rupture définitive avec les parents. Et c'est encore au nom de
l’intérêt de l’enfant que nous devons défendre l’utilité du secret professionnel car il est garant
d’une relation de confiance avec les parents comme avec les enfants.
Le second point concerne la délinquance et l’action sociale. Le projet de loi sur la prévention
de la délinquance qui nous est présenté est en rupture avec l’approche plus classique de la
dimension éducative telle que nous la pratiquons actuellement dans les départements.
D’abord, parce que ce projet de loi fait de la prévention un instrument de la répression, mais
également parce qu’il risque de nous conduire à revoir nos interventions. En effet, en plaçant
les maires dans une situation de responsable d’aide sociale à l’enfance, dotés de pouvoir de
police, le président du conseil général dont les services seraient mis à disposition, se verrait
sollicité pour prévenir la délinquance.
Ce qui nous amène à poser le troisième point, à savoir celui de la clarté des intervenants. Par
ailleurs, le projet de loi que j’évoquais il y a un instant paraît faire abstraction des
compétences d’ores et déjà attribuées aux conseils généraux qui, depuis les lois de
décentralisation, assurent la coordination de l’action sociale. À mon sens, il convient de
travailler pour éviter une confusion des rôles qui pourrait conduire à des malentendus
regrettables. L’action sociale en faveur des familles en difficulté a une vocation beaucoup
plus large que d’assurer la seule prévention de la délinquance. Si le maire est le mieux placé
pour veiller à la sécurité sur le plan local, il n’est pas certain qu’il en soit de même en matière
d’action sociale, car sauf dans des secteurs périurbains importants, la plupart des moyens
d’intervention disponibles en la matière ne relèvent pas des communes. Il serait donc
paradoxal de voir le maire coordonner l’intervention du service, qui relève pour l’essentiel
d’autres collectivités au premier rang desquelles figure le département. Pour autant, il est
nécessaire d’associer les maires à la cohérence de l’action sociale en direction des familles en
difficulté. Ils sont souvent les premiers informés, les premiers sollicités pour remédier aux
situations difficiles.
En conclusion, je retiens quelques idées simples qui consistent à charger les présidents des
conseils généraux, conformément à leur rôle de chef de file en matière d’action sociale,
d’assurer la coordination des interventions auprès d’une même famille qui consiste à confier à
ces présidents le soin de désigner, à titre principal qui, parmi les différents travailleurs
sociaux, assumera le rôle de coordinateur. Et enfin prévoir explicitement la possibilité pour
les départements de déléguer à une commune cette compétence de coordination sur son
territoire. C’est un peu le sens des amendements que nous avons déjà proposés au terme de la
délibération au Sénat.
La prévention, telle que définie à l’origine par le législateur et reposant sur la responsabilité
des départements, est une richesse particulière de la culture sociale de notre pays. En effet,
elle promeut la pluralité des réponses éducatives pour tenir compte de la spécificité et de la
diversité des situations vécues par les jeunes et par leur famille. Je reconnais la nécessité de
faire évoluer la politique de protection de l’enfance, qui devra compter sur l’engagement et la
responsabilité de tous. Mais au-delà des lois, au-delà des programmes d’action à mettre en
œuvre, c’est dans le dialogue singulier avec l’enfant, avec les parents, et avec la famille que
tout se joue. Et Dieu sait si beaucoup d’entre vous présents aujourd’hui sont acteurs de ce
dialogue singulier et revendiquent la singularité de ce dialogue.
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Il y a là une alchimie qui s’opère ou qui ne s’opère pas. Au-delà des réformes, nous avons
donc mobilisé tous les moyens de la solidarité, et c’est aux parents que revient la
responsabilité principale. Ces parents sont sans doute moins préparés que leurs aînés à
assumer leur rôle ; ces parents sont sans doute plus exposés aux difficultés de la vie,
difficultés économiques, sociales, difficultés liées à la précarité de la cellule familiale. Nous
savons quelles sont leurs charges et leurs contraintes. Cependant, c’est le nœud de beaucoup
de difficultés dans l’établissement d’un lien entre parents et enfants, surtout lorsque l’égoïsme
nourrit la frustration et que la frustration nourrit la violence. Mais c’est à la conscience de
chacun qu’il convient de s’adresser en rappelant cette exigence fondamentale qui veut que
l’intérêt bien compris de l’enfant, qui suppose l’exercice d’une autorité juste et rassurante, soit
toujours la première préoccupation aussi des parents. Ce n’est pas à la société d’élever les
enfants, mais la société doit être là pour venir à leur secours le plus tôt possible et le plus
efficacement possible.
Et c’est cet équilibre entre la nécessaire responsabilité des parents et les missions de
protection de l’enfance qui sont au cœur des défis qu’il va nous falloir relever ; qui sont au
cœur des débats que vous allez conduire, et dont je souhaite qu’ils soient pour vous le plus
fructueux possible. C’est le vœu que je forme concernant vos travaux. En vous priant de
m’excuser d’avoir été aussi long, mais il arrive parfois que le moment soit là pour dire les
choses, à des périodes où l’appareil législatif risque d’être modifié, pour qu’ensemble nous
examinions quelles sont les priorités non seulement de l’action que nous conduisons, mais de
l’engagement qui est le nôtre, tant je suis convaincu que les métiers que vous faites et les
responsabilités qui sont les vôtres sont motivés par autre chose que des choix professionnels,
mais par des valeurs auxquelles vous croyez et qui font, à maints égards, l’honneur de vos
professions.
Anne Marine
Merci beaucoup, M. le président. J’ai l’honneur et le plaisir de saluer la présence parmi nous
de M. Laurent Quérel, préfet du Morbihan, qui a pris ses fonctions fin août dernier.
Laurent Quérel, Préfet du Morbihan
M. le sénateur président du conseil général, Mmes MM. les élus, Mmes MM., il vous paraîtra
peut-être un peu surprenant que le représentant de l’État intervienne dans un sujet qui
intéresse très largement les collectivités locales. Rassurez-vous, je n’ai pas pour intention de
revenir sur l’alinéa 1 de l’article 72 de la Constitution, qu’évoquait M. le président tout à
l’heure, et qui prévoit que les collectivités s’administrent librement par leurs conseils dans le
cadre des lois et règlements qui s’y appliquent. Mais cet article 72 possède un deuxième
alinéa qui prévoit qu’existe dans les territoires un représentant de l’État chargé de
l’application des lois et règlements et qui représente l’ensemble des membres du
gouvernement. C’est à ce titre que j’interviens devant vous, pour d’abord vous féliciter, M. le
président, ainsi que vos collaborateurs d’avoir pris l’initiative de ce colloque qui est important
à maints égards. Il est important parce que nous découvrons aujourd’hui tout l’intérêt des
politiques de prévention, de prévention sanitaire, de prévention sociale. Sachant
qu’aujourd’hui, nous sommes confrontés à des problématiques sociales et sanitaires
complexes qui exigent de notre part des réponses concertées, en coopération avec les
différents échelons que représentent à la fois l’État et les collectivités locales.
C’est le cas, bien évidemment, dans le département du Morbihan puisque nous intervenons de
concert en direction de différentes problématiques, notamment celles nées des spécificités de
l’adolescence. Et nous intervenons également ensemble en direction des familles, notamment
les plus en difficulté. À cet égard, je voudrais citer quelques exemples révélateurs de cette
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rencontre entre la volonté locale de confier à des collectivités locales une responsabilité
majeure sur ces sujets, et la volonté affirmée du gouvernement de faire en sorte que la prise en
compte de problématiques spécifiques passe par cette coopération étroite entre les services de
l’État et les services des collectivités.
Tout d’abord, dans le domaine de l’adolescence qui est sans doute l’un des problèmes les plus
complexes qui se pose à nous aujourd’hui. Vous rappeliez à l’instant, M. le président, que
nous avions souvent affaire à des familles déstructurées, à des adolescents en mal de repères
sociaux, mais aussi parfois en mal de repères sanitaires, puisque les problématiques
d’éducation dans ce domaine restent souvent à parfaire, et que l’exposition aux médias, sans
discernement, de jeunes adolescents peut entraîner des conséquences sociales et sanitaires
relativement graves.
Cela explique une des cibles principales de notre action commune en direction des
adolescents, et je pense par exemple à la création prochaine dans le département, à la
demande du Premier ministre pour l’ensemble des départements, d’une maison des
adolescents qui fait suite à la Conférence de la Famille de juin 2004 au cours de laquelle le
Premier ministre avait demandé à ce que soit créée dans chaque département une maison des
adolescents pouvant répondre à ces problématiques spécifiques que rencontrent les jeunes.
C’est ainsi que prochainement, en partenariat avec vous, nous aurons l’occasion d’ouvrir sur
les bassins de Vannes et Lorient une maison des adolescents qui devrait nous permettre
d’apporter une première réponse dans ce domaine.
Et il y a également les points d’accueil d’écoute des jeunes, les PAEJ, dispositif qui nous
permet, avec l’appui des différents partenaires, d’avoir une fonction de prévention, de
médiation, de sensibilisation et d’orientation des jeunes. Cette action est tout à fait particulière
et verra sur le bassin de Lorient, en novembre prochain, intervenir de nouveaux points
d’accueil et d’orientation.
Le nombre d’initiatives locales est, bien sûr, important, mais je voudrais aussi évoquer une
autre problématique, à savoir celle de la prévention de la délinquance. Vous évoquiez à
l’instant, M. le président, les initiatives prises par le gouvernement et l’existence d’un projet
de loi engagé dans ce domaine. Il est bien évident que le représentant de l’exécutif que je suis
ne commentera pas les travaux actuels du Parlement sur ce sujet, mais je voudrais simplement
souligner que la prévention de la délinquance, notamment en direction des jeunes, est un
débat somme toute relativement ancien, largement engagé, récemment relancé avec une
demande du ministre d’État, du ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du Territoire en
faveur d’une relance des conseils locaux de prévention de la délinquance et des conseils
départementaux, et demandant qu’une attention particulière soit portée à cet aspect spécifique
de la prévention de la délinquance. Notamment avec la pratique des consommations de
drogues ou d’alcool qui, nous le savons, sont à la source d’une délinquance non seulement au
sens sécurité publique du terme, mais aussi d’une délinquance routière particulièrement
meurtrière et sur laquelle il convient de nous pencher.
S’adresser aux jeunes et aux adolescents serait résumer le problème à une cible finalement
bien étroite par rapport au problème social qui est le nôtre. C'est la raison pour laquelle nous
agissons de concert en direction des familles également, et notamment des familles les plus
vulnérables. Il est intéressant de noter que nous avons récemment engagé ensemble un réseau
d’écoute et d’accompagnement à la parentalité, un réseau de médiation familiale qui nous
permet de nous adresser à la fois aux parents mais aussi aux enfants, et notamment de mettre
l’accent sur les problèmes d’assiduité scolaire pour la petite enfance, le problème de l’usage
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d’Internet en milieu familial, ou les problèmes interculturels de la parentalité qui se posent à
nous. Il y a aussi les initiatives prises en direction de l’enfance handicapée. Je pense
notamment aux services de l’éducation spéciale qui offrent la possibilité d’apporter un soutien
à l’intégration scolaire et à l’acquisition de l’autonomie aux jeunes de moins de 20 ans,
portant sur l’ensemble des moyens médicaux et paramédicaux, et se mobilisent pour la prise
en charge précoce des enfants de la naissance à l’âge de 6 ans.
Mais au-delà de ces actions menées en commun, beaucoup de choses restent à faire. Dans une
société complexe et ouverte, nous sommes confrontés à une problématique de déstructuration
familiale qui exige aujourd’hui de trouver un juste équilibre entre des réponses sociales, des
réponses collectives, et en même temps une prise en charge individuelle. C’est un débat
extrêmement complexe et difficile qui se pose à l’ensemble des sociétés industrialisées et à
l’ensemble de nos partenaires européens. C'est la raison pour laquelle je vous félicite, M. le
président, d’avoir intitulé ce colloque « la prévention dans tous ses états », et je dirai même
dans tous ses États membres, puisque vous avez associé à vos travaux des représentants de
plusieurs pays d’Europe, mais aussi de plusieurs pays voisins qui, par leur expérience, par la
confrontation de nos expériences, nous permettrons, sur des sujets difficiles, de trouver des
réponses que nous souhaitons simples, mobilisatrices, et où chacun d’entre vous, dans votre
quotidien, chacun d’entre nous aux fonctions de décision, trouvera une source d’inspiration
qui permettra d’aller de l’avant sur des sujets à la fois délicats, complexe et ô combien
passionnants. Je vous remercie.
Anne Marine
Je vous remercie, M. le préfet. Nous allons maintenant procéder à l’ouverture des travaux.
C’est Mme Yvette Année, vice-présidente du conseil général, chargée de l’enfance, des
personnages âgées et handicapées, qui va maintenant resituer le contexte dans lequel s’inscrit
ce colloque.
Yvette Année, Vice-présidente du Conseil général, Chargée de l'enfance, des personnes
âgées et handicapées
M. le préfet, M. le président, Mmes MM., c'est avec plaisir que je me trouve en ce lieu pour
ouvrir avec vous le colloque organisé par nous, conseil général, intitulé « la prévention dans
tous ses états ». Il y a le temps de l’action et il y a le temps de la réflexion. Cette scansion est
une nécessité dans le domaine de l’action sociale. Depuis une dizaine d’années les lois se
succèdent et bouleversent les habitudes, obligent à des réajustements permanents. Des
concepts nouveaux apparaissent avec lesquels il faut apprendre à se débattre. Des
infléchissements donnent une nouvelle chance à ces pratiques qui demeuraient mineures. Il en
est ainsi de la prévention. Elle était dans les années 1970 un adjuvant utile de l’action sanitaire
et sociale, plutôt cantonnée d’ailleurs dans le secteur sanitaire. Tous les élèves de l’école
nationale de la santé publique ont appris à distinguer la prévention primaire, secondaire,
tertiaire.
Aujourd’hui, la prévention alliée au principe de précaution est au cœur des problématiques
sanitaires et sociales. Hors de la prévention, point de salut. Cet envahissement progressif du
souci de prévention mérite donc que l’on s’y attarde. C’est l’objectif de ce colloque organisé
par le conseil général du Morbihan, « la prévention dans tous ses états ». Certes, au cours de
ces journées, nous n’épuiserons pas le sujet. Mais nous pourrons, je l’espère, apporter des
matériaux utiles à la réflexion future. Différentes expériences seront exposées. Expériences
locales, mais aussi de différents pays européens. Le repliement sur son pré carré ne peut
aujourd’hui suffire. Il faut apprendre à confronter nos pratiques dans les différents pays afin
de contribuer dans le domaine social à construire aussi l’espace européen.
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Après de brefs exposés techniques et argumentés, le débat s’engagera avec vous. Il s’agit, tous
ensemble, de confronter nos idées pour essayer de dégager des orientations susceptibles d’être
mises en œuvre dans les futurs schémas départementaux. Vous contribuerez ainsi à enrichir
l’action du département dans le domaine social.
Le titre du colloque, « la prévention dans tous ses états » doit se lire dans les deux sens à la
fois. C’est la prévention sous toutes ses formes, prévention et parentalité, prévention et
scolarité, prévention et adolescence. C’est aussi la prévention dans tous les États qui
constituent l’Europe. Les deux niveaux se mêlent en permanence pour offrir un riche panel
d’expériences qui ne peut que donner à penser.
Saül Karsz, philosophe et sociologue, s’attachera avec la vivacité d’esprit que nous lui
connaissons, à décaper les propos convenus pour susciter le débat. Il est, compte tenu de son
parcours très riche, l’un des observateurs les plus avertis de ce qui se trame dans le secteur
social. L’actualité dans ce domaine nous rattrape. Deux projets de loi qui font la part belle à la
prévention sont aujourd’hui soumis au débat. L’un classique, celui de Philippe Bas sur la
protection de l’enfance ; l’autre, plus décoiffant, de Nicolas Sarkozy sur la prévention de la
délinquance qui fait du maire le pivot d’une politique en direction des jeunes et réunit à la fois
les deux volets : protection et répression.
La prévention fait l’unanimité. Il paraît donc intéressant, alors qu’elle est autour des
problématiques sociales, de s’interroger sur cette prévention multiforme, d’en cerner les
contours et de se poser la question que l’on s’interdit parfois de poser : la prévention,
jusqu’où ? L’idée de prévenir dès la maternelle certaines conduites à risque a jeté sur la
politique de prévention un éclairage un peu trouble.
Dans le champ de la petite enfance, il paraît aussi délicat d’étiqueter certains bambins pour les
éduquer selon des normes comportementales préétablies. Dans le Monde du lundi 2 octobre,
Michael Dawn, professeur au Sapir Academic College en Israël, écrit : « Avant 2020, on
implantera une puce RFID ou équivalent sur tous les nouveau-nés dans les pays industrialisés.
Prévues pour fournir d’importantes données personnelles et médicales, ces puces pourront
être utilisées pour le traçage et la surveillance. N’y a-t-il pas là une utopie qui peut se révéler
dangereuse dans la mesure où elle sous-entend le refus du risque et cherche à maîtriser tout
accident en établissant un suivi généralisé ? »
J’ai parcouru les bibliographies des intervenants et j’ai été très frappée par la variété des sujets
qu’ils ont pu aborder. Je vous livre dans le désordre un certain nombre de titres d’articles ou
d’ouvrages qu’ils ont fait paraître. Saül Karsz : « L’exclusion : définir pour en finir » ;
« Qu’est-ce qu’un père ? », « Déconstruire le social ». Alain Grévot : « Voyage en protection
de l’enfance : une comparaison européenne ». Jacques Dayan : « Maman, pourquoi tu
pleures ? ». Gérard Neyrand : « Monoparentalité précaire et femmes sujets ». Sylvie Rayna :
« Accueillir à la crèche, à l’école. Il ne suffit pas d’ouvrir la porte ». Jean-Marie Petitclerc :
« Y’a plus d’autorité », etc.
Dans une société qui se cherche, je formule le vœu que ce colloque puisse nous aider à
trouver des pistes nouvelles car il est vrai qu’il n’y a pas d’avenir pour celui qui ne sait pas où
il va. Ce ne sera pas le cas au cours de ce colloque puisque nous aurons un fil rouge, Saül
Karsz, qui balisera la route, et Anne Marine, au savoir-faire éprouvé, qui permettra à chacun
de s’exprimer tout en respectant le sacro-saint timing. Bon colloque à tous.
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« La prévention : vocable polysémique, pratiques
ambivalentes, démarches indispensables »
Anne Marine
Vous avez cité quelques-uns des intervenants que nous aurons la chance d’écouter au cours de
ce colloque. Mais dans sa conférence introductive, Saül Karsz va nous inviter à réfléchir sur la
définition et les enjeux de la prévention. Saül Karsz est né en Argentine, qu’il a quitté en 1965
pour mener sa thèse en France. Il n’est jamais rentré dans son pays d’origine pour d’évidentes
raisons de dictature. Et il est actuellement philosophe, sociologue à l’université de Paris V,
consultant. Il dirige depuis 1989 le séminaire « Déconstruire le social » de l’association
Pratiques sociales. Également consultant formateur en stratégie d’intervention sociale, il a été
professeur de sociologie à la Sorbonne de 1967 à 2003. Il a dirigé chez Dunod « L’exclusion :
définir pour en finir », qui a été édité en 2001 puis en 2004. Et chez le même éditeur, en 2004,
« Pourquoi le travail social ? Définition, figures cliniques », réédité en 2005. Il rédige un
article par semaine au minimum. Saül Karsz va donc animer les débats et sera le fil rouge de
ce colloque, se proposant de faire, m’a-t-il dit, des remarques polies mais déplacées. Nous
voilà prévenus.
Saül Karsz, philosophe, sociologue, consultant, Fil Rouge durant le colloque.
Je suis ravi d’être ici, mais j’avoue être toujours très intimidé quand je commence, mon
problème ensuite étant de terminer. La présentation qui a été faite de moi est évidemment
excessive et à mettre sur le compte des personnes qui l’ont rédigée. La question qui nous
réunit aujourd’hui est celle de la prévention. Je vais commenter la plupart des points figurant
dans le plan qui vous a été remis.
Le thème est vaste à souhait. C’est un thème complexe dont personne ne peut prétendre venir
à bout ni aujourd’hui ni vendredi. Nous pouvons tout au plus poser quelques balises, sérier
quelques problèmes. C’est ce qui peut arriver de mieux dans une réunion comme celle-ci.
Concernant la prévention, je vais vous proposer trois caractéristiques. D’une part, c’est un
vocable polysémique. D’autre part, il donne lieu à des pratiques ambivalentes, ambiguës.
Enfin, la prévention est la tête de pont de démarches pourtant indispensables. Je ne dirai pas à
propos de la prévention qu’elle n’est que polysémique, ou que polyvalente, ou
qu’indispensable, mais qu’elle est les trois à la fois. C’est ce que je vais tâcher de soumettre
au débat.
Le sous-titre est « balises pour un débat ». Un débat est un échange de propos, aussi
argumentés que possible. Je vous proposerai des pistes. Rien ne vous oblige à être d’accord,
mais ce qui importe, c’est une perspective possible sur la question de la prévention. Je
commencerai par une présentation très générale de la question. La chose la plus évidente est
qu’il s’agit d’une catégorie transversale, c'est-à-dire qu’on peut, à propos de la prévention,
déceler un registre institutionnel, national, international. Ce colloque est d’ailleurs un exemple
significatif de par son organisation, la diversité des discours que nous allons entendre, le
parallélisme, au sens mathématiques du terme, des interventions. Ce colloque est donc très
représentatif de l’importance institutionnelle, administrative et réglementaire de la question de
la prévention. Les multiples services dans les grands pays, les grandes sociétés s’en occupent.
Dans la question de la prévention, nous avons également un registre thématique, à savoir la
santé, l’enfance, la parentalité, la scolarité, les situations de violence, les conduites dites
addictives, la délinquance. À tel point que par les temps qui courent, il n’y a probablement pas
de questions qui ne puissent d’une façon ou d’une autre ne pas être articulées à la question de
la prévention. La prévention mène à tout et tout mène à la prévention. Ce n’est pas la moindre
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raison de son importance. La question de la prévention peut permettre de tisser des liens entre
des institutions, différents départements, différents pays européens, de créer des partenariats
entre les divers professionnels. C’est donc une catégorie lourde qui entraîne beaucoup de
dimensions, qui mobilise beaucoup de registres. C’est de cette façon que la question de la
prévention vient sur le devant de la scène.
La question qu’en tant que sociologue je ne peux éviter de poser, c’est pourquoi, depuis deux
à trois ans, la prévention ? Pourquoi la prévention est-elle un thème on ne peut plus actuel
depuis deux à trois ans ? Et quand on parle de prévention, pourquoi ne peut-on esquiver mille
autres problèmes liés à l’enfance, à la scolarité, à la délinquance, etc. ? Donc pourquoi
aujourd’hui la prévention ? Je n’ai pas de réponse complète. Voilà bien longtemps que j’ai
renoncé au savoir absolu. J’ai juste quelques ponctuations que je vous soumets.
La prévention aujourd’hui pour deux choses a minima. La première, c’est ce qu’il faut appeler
la mutation néo-libérale de l’ensemble des rapports sociaux. C’est l’ancien président Reagan
qui parle de la « révolution conservatrice ». Mme Thatcher l’a également repris. Qu’entend-on
par mutation néo-libérale de l’ensemble des rapports sociaux ? Ce qu’il faut entendre avant
tout, c’est la donnée contemporaine, c'est l’état actuel de nos sociétés européennes, voire
planétaires. Les données, on peut les célébrer, on peut les critiquer, on peut se résigner. Mais
la question n’est pas là. Nous sommes aujourd’hui mardi, c’est une donnée. Et le néo-
libéralisme, à sa manière, a le même statut, c’est une donnée, il faut faire avec, il faut en tenir
compte. D’autant plus que le néo-libéralisme n’est pas seulement une manière de produire et
de consommer, mais il est présent au beau milieu des relations interpersonnelles, dans les
projets de prévention de la délinquance. La question du néo-libéralisme n’est pas un simple
contexte pour les interventions sociales et médico-sociales, mais quelque chose qui est au
cœur de ces interventions. Beaucoup de familles rencontrent des difficultés avec leurs enfants,
c’est évident. La petite donnée irritante étant que les familles qui rencontrent des difficultés
avec leurs enfants ont toujours existé. Si vous avez eu des enfants, vous savez à quel point ce
n’est pas évident. Les difficultés rencontrées avec ses enfants ne suffisent pas à expliquer
pourquoi la prévention tient le devant de la scène, pourquoi elle est si importante. Ce n’est pas
une raison pour la rejeter. Mais c'est une raison pour tenir compte du fait que les difficultés
réelles des familles, difficultés parfois inventées à mon avis, ne suffisent pas à rendre compte
de la prégnance de cette notion. Il y a d’autres variables socio-politiques.
Le néo-libéralisme se caractérise entre autres par une naturalisation des différences sociales.
C'est-à-dire que les différences sociales ne sont pas conçues comme un état lamentable et
améliorable, mais comme un état naturel. La nature est implacable, la nature est régie par la
loi du plus fort. Ce qui vient confirmer cette tendance à la naturalisation des différences
sociales, la condition de certaines femmes, la condition de telles ou telles familles, ce sont le
RMI et autres mesures, défendables dans un autre registre, qui viennent sanctionner le fait que
les pauvres sont pauvres, les riches sont riches.
Pourquoi la prévention aujourd’hui ? Une autre raison très célèbre est la crise des repères, la
crise des valeurs etc. Je ne suis pas certain qu’il y ait une crise des repères. Pour tout dire, je
suis presque sûr du contraire. Je ne dis pas que nous vivons au Paradis et que tout va très bien,
loin s’en faut. Mais avec la télé fonctionnant presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
avec les exemples que donne telle ou telle famille, tel ou tel adulte, ou telle ou telle politique,
on peut tout dire des jeunes, sauf qu’ils manquent de repères. Tout au plus il faudrait dire
qu’un certain nombre de jeunes manquent de repères pour nous nécessaires, de repères pour
nous importants. La culture est comme la nature, elle a horreur du vide. Donc les gens ont des
repères. Il se peut que la conjoncture que nous vivons soit plus grave que d’habitude. La perte
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de repères est compliquée, mais il suffirait d’apporter les bons repères pour que les jeunes et
les familles fonctionnent correctement.
Pourquoi est-ce une tâche si difficile ? Entre autres parce que les familles et les jeunes ont
déjà des repères, qui ne sont pas forcément ceux que nous pouvons considérer comme
respectables, nécessaires à la vie en société. Je ne suis pas en train de justifier quoi que ce soit,
j’essaie de ne pas juger, de ne pas dire que c’est mal. Je ne dis pas que c’est bien, je dis que
c'est un état de fait sur lequel il faut compter. Surtout si on prétend faire des interventions
sociales et non pas des interventions morales. Il y a d’autres professionnels pour cela.
Donc crise de repères pour justifier la prévention. Je dirai plutôt augmentation importante et
significative du nombre de jeunes, de familles porteurs de valeurs, d’indications, de modes de
vie, pour nous impossibles, pour nous intenables. Autrement dit, dans ce combat, la
dimension politique me semble incontournable. La dimension politique est pour moi la
question ultime de la prévention.
Par rapport à tout cela, une proposition de travail en deux points. Construire la prévention,
c'est-à-dire interroger cette notion, l’arracher de son état d’évidence, et la faire parler, dire de
quoi il s’agit. Non seulement comment faire pour améliorer la prévention, comment faire dans
tel ou tel service, mais aussi pourquoi faire, pourquoi s’occuper de prévention, pourquoi
vouloir que les familles ne battent plus leurs enfants ? Et ne dites pas que c'est évident, parce
que l’évidence est une sorte de voile qui cache tout. Il n’y a pas d’évidence surtout dans le
domaine qui nous réunit ici. Il y a des définitions, éventuellement des aveux à faire. Je vous
propose donc un travail un peu insupportable, irritant, consistant à interroger cette notion de
prévention. D’où investir le rôle du fil rouge qui m’a été confié. Nous pouvons le faire de
différentes manières. Sous forme d’animation. Je ne sais pas animer les gens, je sais les
interroger. Le fil rouge pose des questions amicales et cordiales, mais en étant le moins
complice possible, avec le préjugé que nous sommes ici pour apprendre des choses, et pour
apprendre des choses il faut payer un peu, sinon de sa personne au moins de ses convictions.
Investir le rôle de fil rouge, c’est vous inviter à une aventure, s’attarder sur comment faire,
mais sans escamoter la question du pourquoi faire, pour quelle raison politique, pour quelle
raison personnelle, moi, je, personnellement, je voudrais que les choses se passent de telle ou
telle manière.
Le deuxième point s’intitule « énigme de la prévention ». C’est toujours la même question,
c'est-à-dire pourquoi la prévention aujourd’hui, pourquoi fait-elle l’unanimité. Pour les
philosophes que vous avez invités, l’énigme est toujours une provocation, l’énigme est
toujours quelque chose qu’il faut résoudre. Que la prévention soit unanime est énigmatique.
Pourquoi ? Pour les trois raisons que j’ai indiquées dans le titre de mon intervention. Pourquoi
une telle unanimité à propos de la prévention ? Parce que c’est un vocable polysémique, qui
donne lieu à des pratiques ambivalentes, mais propose des démarches indispensables.
Vocable polysémique, c'est-à-dire ayant plusieurs sens, se mangeant à toutes les sauces ou
presque, de la protection de l’enfance à la prévention de la délinquance, en passant par la puce
insérée dans le corps des nouveau-nés préconisée par un savant américain pour la
surveillance, la prévention des troubles de conduite auprès des enfants de trente-six mois
proposée dans un rapport de l’Inserm de septembre 2005. Sans parler d’une certaine
protection des jeunes vis-à-vis des conduites sexuelles, des risques sexuels, des rapports
protégés. C’est donc un terme qui se manie de différentes manières, qui donne lieu à des
pratiques très hétérogènes. Au nom de la prévention, on peut faire des choses radicalement
opposées. On peut toujours s’en sortir en disant que c’est la bonne ou la mauvaise prévention,
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mais l’inconvénient des jugements de valeur est qu’ils ne permettent pas de réfléchir. Ce sont
des étiquettes.
Cette polysémie, cette multi signification du terme prévention est-elle un inconvénient dont il
faudrait venir à bout, ou bien est-elle la condition nécessaire de son unanimité ? Autrement
dit, est-ce une notion célèbre et importante malgré ou à cause de ses inconvénients, malgré ou
à cause de sa polysémie ? Qu’est-ce qui fait vivre cette notion ? Mon hypothèse est qu’il
s’agit d’un vocable qui doit sa renommée au fait qu’il est polysémique. Il est parfois tarte à la
crème, mais c’est aussi une notion qui recouvre des comportements tout à fait louables et
importants. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est les deux.
En second lieu, la prévention donne lieu à des pratiques ambivalentes. La définition du Petit
Robert est « venir au-devant », « faire avant que cela n’arrive », « aller au-devant de risques
possibles, de malheurs qui peuvent arriver, d’accidents domestiques ou autre touchant le petit
enfant. Il s’agit d’éviter des malheurs évitables. La prévention, c'est aider des jeunes à ne pas
vivre comme naturels leur condition sociale, leur désarroi, le quartier où ils habitent etc., mais
les vivre comme une condition modifiable, donc venir au-devant des dangers et des risques.
En même temps, pour le Petit Robert, la prévention est aussi une opinion, un sentiment
irraisonné d’attirance ou de répulsion antérieur à tout examen.
Une composante me semble importante dans la prévention, c’est la peur. La peur de passer
par tel quartier, la peur de tel ou tel groupe d’adolescents plus ou moins capuchonnés dans un
quartier nord de Paris. C’est tout à fait compréhensible, mais c’est ma peur. Le danger, ce
n’est pas eux, c'est mon rapport à eux. C'est-à-dire qu’il y a de la panique dans la prévention.
Et celui qui tient à faire de la prévention, c’est secondairement pour s’occuper d’autrui et
principalement pour se défaire de sa panique. Je ne suis pas en train de définir la prévention,
mais de déployer ses différentes composantes plus ou moins composites, plus ou moins
contradictoires. Si on est en dehors de la contradiction on ne peut pas comprendre ce que
prévention veut dire.
Il s’agit de démarches indispensables. Le projet de loi sur la prévention de la délinquance est
l’exemple même des pratiques ambivalentes, que toute démarche préventive, par définition,
n’est pas défendable. Cela dépend des options de chacun. Pour certains, cette proposition de
loi est exactement ce qu’il fallait ; pour d’autres, pas suffisamment, et pour d’autres encore,
pas du tout. Tout cela pour dire qu’une démarche préventive n’est pas automatiquement une
démarche défendable, car une fois encore, au nom de la prévention, des choses assez horribles
peuvent être faites. Au nom de la prévention, on peut tout à fait augmenter le taux de
discrimination, le taux d’exclusion, le taux de séparation.
C'est la raison pour laquelle il faudra travailler sur de la prévention supposée, de la prévention
évoquée, de la prévention parlée. Et passer de la prévention supposée aux préventions
réalisées, c'est-à-dire essayer de repérer dans chacune de nos actions de prévention concrètes
quelle est la dose de « j’ai fait ça pour votre bien, vous ne comprenez pas, vous êtes opposé,
ma prévention vous fait du mal, mais vous comprendrez plus tard, vous êtres trop jeune, ou
trop Arabe », et quelle serait la dose de vouloir faire des choses pour les gens, vouloir faire la
prévention pour les gens, ou bien vouloir faire de la prévention avec les gens. Faire pour ou
faire avec. J’y reviendrai au fil de ces journées.
Reste maintenant à savoir jusqu’à quel point les conférences, les échanges que nous saurons
au cours de ces journées vont éclairer ces débats, avec le pari, qui est le mien, que nous
puissions nous quitter vendredi avec des questions. C’est la condition sine qua non pour avoir
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des certitudes mais pas des croyances. Donc se quitter avec quelques questions et
éventuellement en essaimer ailleurs.
Donc voilà ce que je propose comme une manière de rentrer dans la question de la prévention.
Catégories ambivalentes, ça se mange à toutes les sauces – pas toutes ragoûtantes –, c’est tout
à fait insupportable, c’est tout à fait défendable, c’est très bien. À mon humble avis, hors de la
contradiction on ne comprend pas la prévention. Je vous remercie.
Anne Marine
Merci beaucoup à Saül Karsz pour cette première intervention qui a posé la problématique, et
surtout l’état d’esprit du colloque qui, à partir de demain, va se décliner de la façon suivante.
Un thème par demie journée, structurée de façon identique chaque jour, avec un début de
matinée ou d’après-midi appelé « ponctuations » avec des spécialistes, des experts dans le
domaine de la prévention ; suivi par des expériences de terrain avec des initiatives innovantes
et positives tant en France que chez nos voisins européens. Un débat animé par vous à la fin
de chaque thème, et des questions que vous pouvez poser tant par écrit que par oral.
Après une pause de vingt minutes, Alain Grevot, directeur du Service d’Interventions
Spécialisées et d’Actions éducatives à l’association JCLT qui accueille, accompagne, forme,
insère, oriente des jeunes et des adultes, nous proposera un panorama international des actions
de prévention en matière de protection de l’enfance.
« Protéger sans séparer, panorama international des actions
de prévention en matière de protection de l'enfance »
Anne Marine
Alain Grevot est un chercheur en partie autodidacte puisqu’il a repris des études d’éducateur
spécialisé puis des études universitaires. Il s’est appuyé sur des universitaires, des décideurs
de différents pays pour construire, expérimenter, modifier, triturer ce qui se faisait alors en
matière de protection de l’enfance, avec un souci de recherche opérationnel. Ainsi sont nés
des voyages d’études, des échanges, pour aller, je vous cite, au-delà d’une autosatisfaction
franco-française. « Les recherches, dit-il encore, ne valent que par ce qu’elles permettent de
faire derrière. Il faut naturellement produire de la connaissance, mais surtout permettre de
l’intégrer à nos pratiques, d’inciter les gens à se demander pourquoi ils ont fait cela, dans quel
but, garder une ouverture d’esprit. » Voilà quinze ans qu’Alain Grevot milite dans ce sens. Il
fait partie du Comité national de Protection de l’Enfance et il va évoquer les grandes
évolutions contenues dans le projet de loi de protection de l’enfance au regard des autres pays
européens et faire le lien entre les principes portés par la loi et ses traductions concrètes.
Alain Grevot, directeur du service SISAE (Service d'Interventions Spécialisées et
d'Actions Educatives), association JCLT groupe SOS
Tout d’abord, je souhaite remercier le conseil général du Morbihan de m’avoir invité pour
contribuer à vos travaux. En trente minutes, je vais essayer de vous proposer un certain
nombre d’éléments qui vous soient utiles tout au long des autres journées. Saül Karsz a
développé la thématique prévention et, en ce qui me concerne, je vais plus m’attacher à
développer la thématique internationale et les différences et similitudes pouvant exister entre
Les pays voisins de la France, leur fondement et leur traduction concrète dans les pratiques.
Je voudrais déjà vous inviter à méditer sur cette phrase d’un auteur anglais très francophile,
Theodore Zeldine, qui dit dans une « Histoire intime de l’humanité » que la manière dont on
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se représente les autres, ce que l’on voit de nous-même lorsque l’on se regarde dans un miroir
dépend largement ce que l’on connaît du monde et de ce que nous croyons possible, des
souvenirs que nous gardons, de ce que l’on préfère entre le passé, le présent et l’avenir. En
tout cas, et c’est quelque chose de très fort dès l’instant où l’on s’attache à regarder comment
est appréhendée, dans les différents pays, la question de l’aide aux familles en difficulté et aux
enfants en risque de danger ou en danger, rien n’influence plus notre aptitude à faire face aux
difficultés de la vie que le contexte au sein duquel nous les contemplons.
Au cours des quinze dernières années, par le biais de différents programmes, je me suis
impliqué dans des études et des recherches comparatives, des réalisations de colloques,
beaucoup de travaux conjoints qui confrontent à la fois des gens de première ligne, des
familles également, des décideurs judiciaires ou administratifs, ou encore des politiques. Nous
allons partir du cadre de référence européen, c'est-à-dire la Convention européenne des Droits
de l’Homme, et voir comment on définit en creux cet aspect de la prévention. Si vous allez en
Belgique, en Angleterre, en Espagne, en Italie, vous allez trouver des différences assez
significatives non seulement dans les structures, mais dans les cultures professionnelles, dans
les pratiques.
Pour éclairer les différents exemples qui vous seront présentés dans les prochains jours, nous
allons nous attacher à regarder quelles sont les relations entre les pouvoirs publics et la société
civile en matière d’intervention, de prévention ou de protection. Je vous présenterai
rapidement trois modèles venus d’ailleurs. Nous regarderons d’un peu plus près la famille des
interventions de type milieu ouvert, au sens large. Et je conclurai en essayant de caractériser
la France et d’éclairer le débat qui a lieu en France au moment où deux lois importantes sont
en cours de gestation.
S’agissant de la Convention européenne des Droits de l’Homme, nous avons un peu de mal en
France à prendre en compte le droit international et le droit européen. J’ai pu me rendre
compte pendant les travaux relatifs à la loi de rénovation que la protection de l’enfance est
venue en cours. Une des premières réactions du nouveau défenseur des enfants, Dominique
Versigny, aux textes du ministre de l’Intérieur sur la prévention de la délinquance a été de dire
qu’un certain nombre de choses seront retoquées immanquablement au nom du droit
international, et notamment de la Convention internationale des Droits de l’Enfant.
Que dit cette Convention européenne des Droits de l’Homme ? Avant tout, elle garantit le
respect de la vie privée et familiale. Toutefois, elle autorise les ingérences étatiques, des
pouvoirs publics, d’une manière assez large, mais dès l’instant où des obstacles s’opposent à
ce qu’un enfant reste dans sa famille. Mais cette ingérence doit répondre à des motifs
impérieux et à des circonstances graves. Si je vous le cite dans le cadre de vos journées
consacrées à la prévention, c’est que le droit européen a permis de dégager une théorie
juridique, qui est la théorie des obligations positives. C'est-à-dire que chaque État doit prendre
les mesures positives pour permettre l’application des droits garantis. C’est bien de dire qu’on
garantit le respect de la vie privée, une ingérence maîtrisée et juste dans la vie privée, mais
faut-il déjà tout faire pour que ce droit d’ingérence de l’État et des pouvoirs publics ne se
mette pas en œuvre de manière autoritaire ? Cette théorie des obligations positives est
aujourd’hui la base, large, de toutes les politiques publiques de prévention.
Il est par ailleurs intéressant de voir que la convention a une notion ouverte et tolérante de la
famille. Un élément de la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg est important
parce que, là encore, il s’impose directement ou indirectement à chaque État, c’est cette
obligation de rechercher une conciliation entre l’intérêt de l’enfant à sa protection et le droit
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de la famille à son unité. C’est le fait que dès l’instant où l’ingérence va être un peu
autoritaire, il faut qu’elle soit temporaire et surtout proportionnelle à la situation. Et que les
pouvoirs publics doivent déployer les efforts que l’on peut raisonnablement attendre d’eux
pour éviter des séparations familiales ou favoriser les regroupements familiaux. Ce qui veut
dire, par exemple, que dès que des contestations de placement d’enfant arrivent devant la
Cour européenne de Strasbourg, la première chose que l’on regarde, c’est qu’est-ce qui a été
fait auparavant, est-ce qu’il y a eu un travail en amont, est-ce que les pouvoirs publics ont fait
les efforts que l’on pouvait attendre raisonnablement d’eux pour éviter d’en arriver là. Et si on
en arrive là, pourquoi. Autre élément de jurisprudence, c’est l’obligation pour les États de
développer des recherches de solutions alternatives aux séparations. Voilà déjà quelques
éléments de base qui donnent la tonalité aujourd’hui du droit européen et qui, naturellement,
poussent les pouvoirs publics, que ce soient les États, les collectivités territoriales, à investir
activement le champ de la prévention.
Quand j’ai commencé à regarder ce qui se passait ailleurs avec mes collaborateurs, ce qui m’a
beaucoup frappé, c'est déjà l’extraordinaire diversité, en ne s’attachant qu’aux pays ayant une
frontière terrestre ou maritime avec la France. Et en regardant peu à peu les politiques et
pratiques de protection de l’enfance dans ces pays, se sont dégagés des déterminants que je
vous invite à garder en tête pour relire tout ce qui vous sera présenté par la suite et les
enseignements que vous aurez à en tirer. D’abord, des différences existent dans la conception
symbolique et juridique de la famille. Lorsque l’on pense prévention, pense-t-on aux gens, à
l’enfant et à celles et ceux qui l’entourent, quel que soit le lien de filiation, quel que soit le
lien juridique ? Prend-on en compte uniquement les gens qui ont un lien juridique et non pas
simplement un lien fonctionnel, ou encore les gens qui ont un lien de sang ? Considère-t-on la
famille comme un tout ou comme la sommation d’individus qui ont des droits spécifiques ?
Autre question, la place de l’enfant comme sujet. Quand je dis l’enfant, c’est aussi
l’adolescent. Quand on regarde les droits nationaux, on peut voir que l’on tend, d’une part, à
aller progressivement, de la naissance à l’entrée au collège en France, vers un enfant avec ses
parents. C’est l’enfant dans sa famille, c’est vraiment une action dirigée vers la famille.
D’autre part, on tend de plus en plus à voir l’adolescent comme un sujet quasi-adulte, c'est-à-
dire quelqu’un qu’on accompagne dans la progression de son autonomie et qui a une place
importante dans la prise de décision le concernant.
Autre discriminant, c’est la structure des États. La France et l’Angleterre ont une tradition
d’État central. Les propos introductifs du président du conseil général du Morbihan montrent
bien la difficulté aujourd’hui de modéliser la France, longtemps État jacobin, mais qui a
procédé à une décentralisation et qui questionne toujours aujourd’hui sur quels sont les
pouvoirs et les compétences respectifs sur le plan opérationnel entre les différents niveaux,
État, région, département, commune. Et le travail parlementaire en cours est particulièrement
significatif de notre difficulté à nous situer en la matière. Et vous avez les pays officiellement
fédéraux, voire confédéraux comme la Suisse, et les pays quasi-fédéraux. L’Italie aujourd’hui
est un pays quasi-fédéral. Nous Français, avons en général beaucoup de mal, comme les
Anglais, comparativement aux pays fédéraux qui laissent une très large marge
d’interprétation, voire de conception aux politiques publiques en direction des familles, en
direction des familles en difficulté. L’État d’un côté, les familles de l’autre.
Autre discriminant, c’est la nature des relations existant entre les États entre eux.
L’Allemagne, la France, la Belgique, sont des États sociaux qui, dans leur constitution,
annoncent la couleur, où l’on va au-devant des gens. L’Angleterre, qui est le premier welfare
state en Europe, a une conception de l’usager un peu différente, c'est-à-dire que les pouvoirs
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publics agissent s’il y a l’énoncé d’un besoin, l’évaluation dépend des besoins. Et certains
pays aujourd’hui sont absolument inclassables. L’Italie, par exemple, a des politiques sociales
extrêmement instables, qui se traduisent sur le terrain par une fluctuation, une précarité des
financements, et nous sommes très proches ici des relations entre le gouvernement fédéral
américain avec les États. Idem en l’Espagne, qui est un pays aujourd’hui impossible à
modéliser tant la recherche de la singularité entre les différentes régions est forte.
Un point est important, c’est la notion de conception de ce que nous appellerions la vie
citoyenne, conception de la vie en société avec les places et les rapports de chacun, la notion
de subsidiarité, l’opposition entre l’universalisme français et une approche beaucoup plus
communautariste qui se développe dans de nombreux pays. Et enfin, qui incarne l’intérêt
général ? Autre point à prendre en compte, le type de justice et l’influence qu’elle exerce bien
en amont. Autre discriminant également, le poids de l’histoire ancienne au contemporain.
Vous allez entendre parler de la Belgique. Quand on regarde comment la situation a évolué a
cours des vingt dernières années en Belgique, nous sommes en pleine actualité, chaque
communauté cherche à affirmer ses valeurs, sa singularité. C’est la même chose entre
l’Angleterre et l’Écosse, par exemple. C’est, au niveau de l’histoire ancienne, toute la
différence entre les pays qui se sont construits par les territoires vers le centre et ceux qui se
sont construits d’abord par le centre comme la France.
Je vais vous présenter trois modèles de relation entre les pouvoirs publics et ce que l’on peut
appeler la communauté, la société, car en matière d’actions de prévention, c’est extrêmement
important. Vous avez un groupe de pays dans lesquels l’intérêt général, c’est d’abord l’affaire
de la société civile. Ce sont les États-Unis, toutes les provinces canadiennes anglophones, et
beaucoup de pays en voie de développement. C'est-à-dire que les pouvoirs publics ont un rôle
tout à fait limité. On cherche avant tout à promouvoir une action dans et par la communauté.
C’est la promotion des aidants naturels, le développement de l’entraide communautaire, le
rôle des tuteurs sociaux ou éducatifs non professionnels. C’est la place de l’adoption simple,
telle que nous la connaissons en France. C’est le concept de l’accueil de l’enfant au sein de sa
famille élargie, de sa parentèle. C'est le rôle extrêmement militant de tout le tiers secteur non
lucratif dans la défense ou la promotion de tel ou tel problème, de tel ou tel intérêt. Nous
sommes dans des groupes de pays où, très largement, l’action professionnelle est mise en
œuvre par des organismes à but non lucratif.
Second groupe de pays, l’Angleterre, tous les pays qui se réfèrent au modèle de subsidiarité,
comme la Belgique, l’Allemagne, voire les Pays-Bas, la Scandinavie, et le Québec. Il y a des
politiques publiques qui visent à promouvoir l’aide au sein de la communauté. C'est-à-dire
qu’il y a vraiment un partage de l’action, une co-intervention, une co-responsabilité entre des
représentants de la société civile, qui peuvent être extrêmement structurés, comme en
Allemagne ou en Belgique, ce que l’on appelle des piliers de la vie civile, liés soit au
mouvement confessionnel, au mouvement politique, syndical, qui ont une force de
représentativité sociale dont nous n’avons pas vraiment l’équivalent en France à l’heure
actuelle, en dehors peut-être d’organisations comme ATD Quart Monde ou quelques autres
organisations de ce type. C'est-à-dire qu’il y a un enracinement dans la vie civile et une
légitimité sociale très forts.
C’est dans ces pays qu’on a le plus développé une action conjointe professionnelle bénévole,
notamment dans ce volet préventif, mais aussi dans le volet protectionnel. C’est, par exemple,
le concept de family conferencing, né en Nouvelle-Zélande et qui a rayonné un peu partout à
travers le monde. Ce concept est parti du problème du traitement de la délinquance des
mineurs et consiste a d’abord demander à la famille, en lui apportant un peu d’aide
22
méthodologique, d’essayer de trouver une solution pour celle ou celui de ses membres
mineurs qui trouble l’ordre public ou qui est dans l’autodestruction. Ce système est né dans un
pays qui était jusqu’alors dominé par la culture judiciaire et pénale anglo-saxonne, qui n’est
pas d’une grande tendresse par rapport à ce que nous pouvons connaître en Europe
continentale. Ce sont les Suédois qui ont démontré l’équivalent des services AEMO en
France, c'est-à-dire une action de professionnels auprès de familles, pour faire de ces
professionnels des aides aux aidants. Ils ont cherché en gros à jumeler des familles avec
d’autres familles pour qu’elles soient ressource, et les travailleurs sociaux deviennent plus des
médiateurs sociaux, des interfaces, des facilitateurs. C'est un monde dans lequel la suppléance
familiale, par exemple, privilégie la famille d’accueil. Pourquoi ? Parce qu’on reste dans une
conception où l’enfant doit rester au plus proche de ses communautés naturelles de vie. En ce
sens, une maison d’enfants, même dans un volet préventif, n’est pas forcément conçue comme
un aidant naturel.
Enfin, en France, l’intérêt général est avant tout l’affaire des pouvoirs publics et des
professionnels. C'est-à-dire que les politiques publiques recherchent le concours de la société
civile, mais nous sommes plutôt dans un principe de subsidiarité inversée. C'est-à-dire que
l’on fait appel au bénévolat puis aux professionnels. Nous en avons eu un excellent exemple
l’année dernière lorsque le Garde des Sceaux a lancé un appel à bénévolat et à tutorat par des
entreprises, par des gens du monde de l’entreprise pour venir tutorer des jeunes mineurs
délinquants afin de faciliter leur insertion. Là, on fait appel à la société civile, au bénévolat,
mais en partant plus ou moins d’un constat d’échec de politique publique professionnelle.
Nous sommes dans une inversion des priorités. En France, l’action professionnelle est avant
tout réalisée par ou sous contrôle très étroit des pouvoirs publics. Prédominance de l’action
professionnelle et peu de participation de la société civile au contrôle ou à la cogestion des
dispositifs nationaux ou territoriaux. Pour le vivre personnellement à travers mes groupes de
travail sur la rénovation de la protection de l’enfance, lorsque l’on cherche aujourd’hui à
construire une cogestion, on a un peu l’impression que c’est fait de bric et de broc, c'est-à-dire
que c'est davantage lié aux relations interpersonnelles ou au bouche-à-oreille. Il n’y a pas de
modèle politique prédominant derrière.
Je vais donc vous présenter très rapidement trois modèles de protection de l’enfance, en
essayant de vous situer le champ de la protection à l’intérieur. D’abord, celui qui nous vient
d’Allemagne ou de Belgique, que j’ai appelé un modèle offensif d’aide à la jeunesse qui
repose sur le principe de subsidiarité. Je vais tout de suite m’attacher à la définition de ce
principe qui a été beaucoup évoqué en France ces dernières années autour de la loi de
rénovation de la protection de l’enfance, et même avant. En Belgique et en Allemagne, ce
principe de subsidiarité est un principe de politique et opérationnel. C’est l’idée de valoriser
les acteurs et les actions de première ligne avant de passer à un échelon supérieur. C’est, par
exemple, affirmer dans les textes de loi que l’aide spécialisée, comme celle offerte par l’Aide
sociale à l’Enfance et les conseils généraux, présente un caractère complémentaire et supplétif
par rapport à toutes les autres formes d’aide sociale. C’est privilégier la négociation sur la
réponse autoritaire. C’est rechercher systématiquement la progressivité des réponses et
s’attacher à ce que les usagers aient une compréhension du sens du pourquoi et du comment
des actions. C’est vraiment un principe politique et opérationnel. Nous avons évoqué en
France à propos de la loi de rénovation de la protection de l’enfance, sur l’évolution du rôle
du juge pour enfants, la notion de déjudiciarisation. Je pense que c’est une erreur de l’avoir
employée en France. Les Belges ont déjudiciarisé, c'est-à-dire qu’est parti en 1991 un fort
mouvement de la part des praticiens de lutte contre le paternalisme, d’ailleurs issu des
modèles français, et qui a dégagé le principe de priorité à l’aide volontaire négociée. Donc
tout le champ de la prévention, de ce que nous appellerions la protection administrative, par
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rapport à l’aide contrainte. Et cela s’est fait, que cela plaise ou non aux magistrats. Et on en
trouve une traduction concrète. Nous avons une traduction très précise de cette notion de
déjudiciarisation, ce qui n’est absolument pas la philosophie d’ailleurs de la loi de protection
de l’enfance.
Autre point important, la régulation des interventions, leur pilotage. Et nous avons là une
association des représentants de la société civile et des professionnels représentant les
pouvoirs publics à tous les niveaux, plus une place extrêmement importante accordée à la
notion d’éthique et de déontologie. Changeons de pays et passons sur les pays plutôt anglo-
saxons, anglo-américains. Ces pays ont une approche initiale protectionnelle, très centrée sur
la notion de bien-être de l’enfant et sur le rôle majeur du droit. Initialement, tout le champ
préventif est laissé à l’initiative de la société civile. Peu à peu, avec l’émergence de l’État
providence, l’État va prendre un rôle de plus en plus important. L’Angleterre est, par
exemple, aujourd’hui en Europe le pays dans lequel le ministère de l’Éducation et le ministère
de la Santé pilotent le plus l’ensemble du champ prévention et protection, notamment par la
mise au point d’un vocabulaire commun entre tous les types de professionnels qui ont à
connaître d’un enfant, et une recherche de culture commune, de formation commune et d’outil
de l’évaluation aussi bien de la situation de l’enfant que de l’action entreprise, qu’elle se situe
sur le strict plan scolaire ou dans le champ social ou socio-éducatif. Nous sommes dans un
groupe de pays où la prévention est très fortement sous l’influence du poids du système de
justice.
Le système de justice accusatoire anglo-saxon est basé sur la preuve, l’évidence, sur des
procès très lourds, très durs, très coûteux. Donc, très naturellement, ce sont des pays dans
lesquels on glissera difficilement d’une approche concertée et volontaire vers une approche
imposée par la justice, parce qu’il en coûte d’aller devant la justice, humainement,
financièrement. Et les possibilités, par exemple, comme celle de prononcer une décision de
séparation définitive entre l’enfant et ses parents par le biais d’une adoption simple pèse
lourd. Donc, très naturellement, à la différence des pays qui sont sur un principe de
subsidiarité, en Angleterre, on va développer le champ de la prévention parce qu’aller vers le
versant autoritaire est difficile, délicat, et personne n’y va avec enthousiasme.
Nous sommes là typiquement dans une approche libérale sur le plan économique. Autant les
représentants de la société civile, dans les pays de subsidiarité, sont étroitement associés aux
pouvoirs publics dans la construction des politiques et leur mise en œuvre, autant là nous
sommes dans une relation de marché entre les pouvoirs publics et le tiers secteur non lucratif.
C’est la notion d’offre ou d’achat de services pour un temps donné, pour un plan d’action
donné, et avec une très grande diversité d’offres.
Enfin, un modèle mixte, celui du Québec, qui emprunte pour le versant prévention quelque
chose de très proche notamment des pays scandinaves ou des pays de subsidiarité, mais qui
pour le volet protectionnel, dès l’instant où l’enfant est identifié comme étant en danger ou
supposé l’être, passe dans le versant anglo-américain très basé sur les procédures, sur la place
du droit.
Si nous regardons comment se construisent toutes ces actions de prévention, nous pouvons les
faire tourner autour de trois axes. Le premier, ce sont les actions centrées sur l’enfant, sur
l’adolescent. Le second, ce sont les actions centrées sur les parents, sur la famille, donc plus
sur les adultes qui environnent l’enfant que sur l’enfant lui-même. Et le troisième, ce sont
toutes les actions centrées sur le lien entre l’enfant ou l’adolescent et sa famille avec la
communauté de vie. Il existe toute une gamme d’actions centrées sur l’enfant et l’adolescent,
24
comme toute la famille AMEO belge – qui n’a rien à voir avec l’AMEO française et
s’apparente davantage avec de la prévention spécialisée française –, toute la culture de la libre
adhésion et de la confidentialité. Je souhaiterais insister sur ce point compte tenu des débats
en cours. Je pense qu’une politique de prévention ne peut fonctionner si on ne laisse pas un
espace fort à la confidentialité. Mettre à mal l’espace de confidentialité nécessaire, notamment
tout à fait en amont, est certainement un des meilleurs moyens d’échouer.
Deuxième groupe d’actions, celles centrées sur une contractualisation avec les parents de
l’enfant ou de l’adolescent. Mais notamment la Belgique et l’Allemagne tendent vers une
place de l’adolescent comme co-décideur. En Allemagne, on va être capable – et la loi
l’autorise – d’accompagner un adolescent assez loin dans ses difficultés et dans la mise à
distance de la famille sans forcément avoir l’autorisation de celle-ci ou sans décision de
justice.
Troisième groupe d’actions, celles centrées sur les parents. On va naturellement retrouver
toutes celles qui sont typiquement protection de l’enfant, c'est-à-dire basées soit sur une
atténuation des droits parentaux, soit sur un retrait. Mais je ne m’étendrai pas sur ce point car
ce n’est pas le cadre de vos journées. Toutefois, dans ce groupe de famille, il est important de
noter la place que tiennent de par le monde les actions collectives ou territoriales, c'est-à-dire
tout ce qui tourne à partir des centres sociaux, des centres familiaux de quartier, qui
accompagnent un certain nombre de mouvements naturels, qui essaie de les orienter vers de la
prévention primaire ou secondaire. Il existe un fort courant, très peu représenté en France,
basé sur une évolution du rôle des professionnels vers un rôle d’aide aux aidants,
l’accompagnement de la création, du renforcement de liens sociaux.
Enfin, la dernière famille, centrée sur le lien entre l’enfant et l’adolescent, la famille et la
communauté de vie, que l’on trouve extrêmement développée notamment dans tous les
services sociaux, pour reprendre un terme d’actualité avec la sortie du film « Indigènes ».
C'est-à-dire les services sociaux amérindiens, les services sociaux Maoris en Nouvelle-
Zélande, qui sont vraiment basés sur l’importance donnée à un certain nombre d’éléments
culturels et contextuels injectés dans les pratiques. On cherche à utiliser l’affirmation de
l’identité culturelle pour prévenir ou traiter des problèmes.
Je souhaite attirer votre attention sur la structure de notre dispositif. La France est un pays
riche, possédant un des systèmes les plus aboutis, les plus développés, les plus financés. Ce
tableau vous montre que les acteurs de prévention primaire, secondaire et tertiaire
représentent beaucoup du monde. Ce n’est pas pour rien que lorsque le ministre Philippe Bas
a entrepris le travail de rénovation de la protection de l’enfance, le premier objectif qui
ressortait des travaux antérieurs était de simplifier, rendre lisible, compréhensible pour les
usagers et pour les professionnels.
Ces journées étant organisées par un conseil général, j’insiste sur un point. Notre politique
publique en matière de prévention et de protection est extrêmement ambitieuse, notamment
pour les conseils généraux, puisqu’ils ont à assumer les trois niveaux de prévention. En
particulier, des professionnels comme les infirmières de PMI ou les assistants sociaux
polyvalents de secteur sont à la croisée de ces trois niveaux de prévention. C’est extrêmement
ambitieux. Pratiquement aucun autre pays ne s’est lancé dans une construction faisant reposer
sur les épaules de quelqu’un ces trois facettes d’un travail qui, dans un pays avec une
production législative importante en matière de politique sociale, paraît surdimensionné par
rapport à notre petite dimension humaine.
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Si je caractérise la France par rapport à ce que je vous ai dit précédemment, nous sommes
dans un pays où domine encore la dimension symbolique de tout ce qui touche à l’enfant et à
la famille par rapport à la notion pratique. Dans le concept d’autorité parentale, il y a encore
plus de droit que de responsabilité. En revanche, ce qui nous caractérise avec les Scandinaves
et les Anglais, c’est le souci d’équilibre entre père et mère, tout du moins sur un plan
théorique. C’est le peu d’écart entre le statut de l’enfant et celui de l’adolescent. Chez certains
de nos voisins, il y a un véritable statut de l’adolescent. Ce qui caractérise vraiment la France
aujourd’hui de par le monde, c’est l’importance, la cohérence et la continuité de politiques
sociales offensives en direction des familles, notamment tous les dispositifs petite enfance.
Sachant que l’école maternelle est certainement un des éléments les plus forts du dispositif
français. Avec cet équipement universel doté de gens qualifiés, en lien avec la PMI, elle-
même en lien avec les services hospitaliers de pédiatrie, avec une très forte culture
pédiatrique, nous avons là un point fort. D’un côté, on voit dans le projet du ministre de la
Famille un souci de réaffirmer cette continuité et cette cohérence et, de l’autre, l’incohérence
introduite par le projet de loi sur la prévention de la délinquance vient créer une rupture de
continuité. Ma crainte étant de voir les cinquante dernières années d’évolution de nos
dispositifs publics partir en arrière et toute une frange de la population se couper de cette
ressource qui existe en matière préventive.
Nous avons une approche diversifiée en matière de suppléance familiale. Nous sommes le
pays qui, entre les maisons d’enfants, les familles d’accueil, les lieux de vie, la famille élargie,
possède la gamme la plus ouverte. En revanche, en matière d’intervention au sein des
communautés naturelles de vie, nous souffrons de la comparaison avec beaucoup de nos
voisins qui offrent un peu plus de diversité que nous. S’agissant de la notion d’intérêt général,
nous sommes dans un pays républicain, au sens de 1789, c'est-à-dire une république qui s’est
construite contre les corps intermédiaires, qui a même cherché à les anéantir. Et je crois
qu’aujourd’hui, nous sommes vraiment orphelins de l’existence de corps intermédiaires pour
venir jouer la régulation, la médiation, et une large partie de l’activité de l’État ou des
présidents de conseils généraux et de leurs services consiste à courir après cet espace dont
nous sommes orphelins, celui de la négociation et de la régulation par ces corps
intermédiaires.
Autre point caractéristique, en France, l’opérateur principal qu’est le conseil général est un
petit enfant à l’échelon de l’histoire européenne. Il y a une précarité de la légitimité historique
et sociale des conseils généraux. L’Italie s’est construite par les villes, par les provinces, par
les territoires, l’Allemagne également. On ne discute pas de la légitimité des maires ou des
gouvernements de Lander en Allemagne. Alors qu’en France encore, on sent que cette
légitimité qui a, certes, avancé en vingt ans, reste précaire. Autre point encore, notre malaise
face aux différences. Nous sommes dans un État nation aux fortes valeurs universalistes, mais
la gestion de la différence, le face-à-face avec la différence, quelle qu’elle soit, culturelle,
ethnique, sexuelle, est manifestement plus compliquée que dans d’autres pays.
Enfin, un autre aspect, qui nous met actuellement en difficulté, c'est la faiblesse du lien entre
praticiens et chercheurs enseignants en sciences humaines, ainsi que la pauvreté de la culture
méthodologique. C'est-à-dire que nous sommes riches en concepts – parentalité, résilience,
citoyenneté etc. –, mais il existe un écart entre ces concepts et leur traduction concrète dans
des modèles de pratiques.
Je conclurai en insistant sur un point qui me paraît crucial aujourd’hui dans la thématique
prévention. Il y a manifestement dans notre pays un enjeu douloureux pour les décideurs et les
professionnels quant à la prise en compte du point de vue des usagers dans les actions qui les
26
concernent. Pour reprendre les termes d’Annie Camille Dumaret de l’Inserm, avec qui je
collabore sur un programme d’action multi familial, le plus thérapeutique n’est pas forcément
ce que l’on croit, le point de vue des professionnels sur ce qui peut être défini comme une
amélioration de leur situation n’est sans doute pas exprimé de la même façon par les usagers
et, à travers une application offensive, vivante, dynamique et humaine de la loi du 2 janvier
2002, nous avons dans le champ de la prévention des pistes de progrès et d’évolution
considérables. Je vous remercie.
Anne Marine
Merci beaucoup, Alain Grevot. Saül Karsz va maintenant ouvrir le débat avec vous et la salle.
Saül Karsz
À la suite d’un exposé d’une telle richesse, il serait pour le moins prétentieux de ma part de
vouloir faire une quelconque analyse d’ensemble. Je vous invite à reprendre les points qui
nous intéressent le plus, ou ceux qui nous paraissent discutables ou plus obscurs. Cet exposé
vient étayer l’idée que connaître la situation des familles, des enfants ou des adolescents, ne
suffit pas pour mettre sur pied telle ou telle politique. Il y a des considérations juridiques,
politiques, théoriques à propos du statut de la famille, donc un ensemble de conditions qui
surdéterminent la situation des familles et peuvent déclencher des actions, mais qui ne sont
pas à la source. Ce qui est également en jeu, ce sont les rapports complexes existant entre
l’État, la famille, les enfants, etc. On ne peut parler de prévention sans aborder la question
théorique et politique, d’où la liste des grands modèles qui ont été esquissés. Dans le domaine
de l’ASE, des conseils généraux, de l’action sociale, il existe une distinction très franco-
française qui m’a toujours fait sourire, c’est celle entre famille naturelle et famille d’accueil.
Famille naturelle est une formule auto-contradictoire, car chacun pense à la sienne, mais on
peut tout dire d’une famille sauf qu’elle est naturelle, puisqu’il n’y a pas de famille sans
monsieur le maire, sans contrat, sans un ensemble de pactes conscients et inconscients. D’une
part, dire d’une famille qu’elle est naturelle met les professionnels en porte-à-faux. D’autre
part, quel est le concept de la famille ? La famille est-elle forcément hétérosexuelle ? Le
clonage qui va permettre de suppléer à la fonction d’accouchement va-t-il former des familles
naturelles ? Les hommes et femmes qui adoptent des enfants de pays latino-américains
forment-ils des familles naturelles ? Non, mais les autres non plus. Ces questions sont
éminemment complexes.
Débat avec la salle
Bernard Géhine Tout à l’heure a été esquissée la possibilité de faire appel d’un placement devant la Cour
européenne. Est-ce exact ? Et si oui, dans quelles conditions ?
Alain Grevot
Une fois que toutes les ressources du droit interne sont épuisées, les gens ont parfaitement le
droit d’aller devant la Cour européenne sur des questions tel qu’un placement. Pratiquement
l’essentiel de la jurisprudence en matière de protection de l’enfance tourne autour de
questions de placement et pratiquement tous les pays seront condamnés à un moment où à un
autre dans ce domaine.
Bernard Géhine
Existe-t-il déjà des exemples ?
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Alain Grevot
Il y a deux aspects. Quand il s’agit d’une question de vie ou de mort, qu’il y la nécessité d’une
protection immédiate de l’enfant, il n’y a pas débat, on accepte une intervention sèche, c'est-à-
dire sans aucun préalable. En revanche, les condamnations des États ont porté sur des mesures
de placement sur lesquelles il y a eu une insuffisance, d’après les juges, de moyens d’action
de la part des pouvoirs publics pour venir en aide aux familles. La Cour européenne de Justice
apprécie les situations pays par pays en fonction de leur conception de la famille et de la
séparation et des moyens qu’ils peuvent y consacrer. Par exemple, la France, l’Angleterre ou
l’Allemagne ont été condamnés pour les mêmes raisons, à savoir l’absence de progressivité de
la réponse et l’insuffisance des motifs.
De la salle
Cet exposé nous permet de bien situer la France par rapport aux autres pays. Les deux
nouvelles lois, dont vous avez parlé au début de votre exposé, sont-elles influencées par la
société civile ou vont-elles l’une ou l’autre sans le sens d’une meilleur intégration de la
société civile sur ces questions ?
Alain Grevot
Le volet rénovation de la protection de l’enfance me paraît clairement influencé par les
conclusions du groupe de travail qui a réuni pendant deux ans des praticiens sous l’égide du
sénateur Louis de Brossia. C'est-à-dire que nous avons un rapprochement de la conception
française avec la conception allemande ou belge de subsidiarité. Recherche de progressivité
des réponses, recherche de promotion du dialogue ou de la négociation dans le cadre de la
protection administrative, saisir le juge d’une manière plus sélective ou tout du moins avoir
développé un certain nombre d’efforts en direction de la famille avant de la signaler à
l’autorité judiciaire. Ces aspects de la loi évoluent de façon assez proche de cette notion de
subsidiarité qui est tout de même un principe fort des politiques européennes en général. Ce
qui a suscité un fort débat, c’est le renforcement de la notion d’intérêt de l’enfant dans la loi.
Si on regarde le texte de loi, il existe une énorme différence entre les pages d’exposé des
motifs et le contenu de la loi elle-même. Pour avoir posé la question, par exemple, à Valérie
Péqueresse, rapporteur à l’Assemblée nationale, le gouvernement, par le biais du ministre de
la Famille, a recherché uniquement les zones consensuelles. Je regrette sincèrement qu’il n’y
ait pas un véritable débat politique sur cette question. Les livres de Maurice Berger,
polémiques et un peu pamphlétaires, questionnaient une politique publique française qui évite
la question de la séparation longue durée, qui évite la confrontation entre les débats autour de
la théorie de l’attachement et les réponses que nous donnons.
Pour avoir piloté deux groupes de travail, j’ai pu constater qu’il était très difficile de savoir
quelle conception ont les gens de telle ou telle forme d’intervention, d’aborder les aspects
pratiques. Nous avons relancé le volet prévention autour du rôle de la PMI, du lien entre le
secteur pédiatrique hospitalier, les services sociaux, l’aide sociale à l’enfance, et d’une
certaine manière la reconnaissance de tout ce qui s’est développé en matière de soutien à la
parentalité. L’offre de services s’est diversifiée avec l’accueil de jour et l’accueil séquentiel,
mais cela sonne un peu creux, car lorsque l’on intervient dans des lieux où l’on forme les
cadres, on se rend compte que la France est encore gangrenée par une culture administrative
et par l’obsession de ranger dans des cases. Par exemple, quand un chanteur se met à faire du
théâtre ou de la cuisine, cela passe difficilement. Les pistes de progrès, dans quelque forme
d’intervention que ce soit, doivent passer par un meilleur souci d’opérationnalité et par le
renforcement du pouvoir des usagers. Quand les gens diront à un psy ou à un éducateur qu’ils
n’ont pas compris et lui demanderont où il veut en venir, nous aurons fait un grand pas en
avant.
28
Honnêtement, je ne comprends pas la loi sur la prévention de la délinquance. Pour connaître
un certain nombre de directeurs et directrices Enfance et Famille de ce pays, quelle que soit la
couleur politique des départements, il est clair que ce projet de loi comporte des aspects
opérationnels dont on ne sait pas comment ils peuvent être mis en place. J’ai donc du mal à
concevoir que l’on puisse porter sur les fonds baptismaux une loi dont on ne sait pas comment
elle va pouvoir être mise en pratique. Ce n’est pas la première fois, me direz-vous, sauf que là
les enjeux sont forts. Sur tout le volet préventif, le grand danger est de totalement déstabiliser
les travailleurs sociaux, les soignants et autres, alors qu’en vingt ans un rapprochement s’est
opéré entre le monde du travail social et les élus politiques. Les propos introductifs du
président du conseil général le montrent. Aujourd’hui, un peu partout, des présidents de
conseils généraux s’investissent, on voit peu à peu apparaître de vraies politiques
départementales en matière enfance et famille, pas simplement l’interprétation de textes
administratifs. Il y a moins de méfiance entre les députés, les conseils généraux, les sénateurs.
Avec ce projet de loi sur la délinquance, le risque est que tout le monde soit déboussolé et de
brouiller le message. Avons-nous des espérances pour les enfants de ce pays ou, au contraire,
voulons-nous, joyeux quinquagénaires, nous protéger de la jeunesse ? Je ne sais pas. En tout
cas, il n’y a pas de dispositif prévention et protection de l’enfance sans une cohérence du
discours politique et un certain nombre de valeurs fortes. Les Belges, les Allemands en 1990-
91, l’ont fait. En 1988-89, l’Angleterre était gouvernée par Margaret Thatcher pour qui les
travailleurs sociaux, comme dans les Mangas, étaient les méchants, puisque le travail social
anglais s’est développé en lien avec le parti travailliste. Et à cette époque, un groupe de hauts
fonctionnaires anglais, avec l’appui du monde professionnel, a réussi à faire passer une loi, le
« Children Act », qui n’allait pas vraiment dans le sens de Maggie Thatcher. Ce qui montre
bien qu’à certains moments, il faut une volonté politique claire, mais également de la part des
professionnels un contrepoint, une réponse constructive, qu’ils soient responsables de services
sociaux ou élus des collectivités territoriales. Or, ce vrai débat politique n’a pas eu lieu.
Comme je l’ai dit à Philippe Bas en tête-à-tête, je regrette que l’on n’ait cherché que le
consensus. Les Belges, par exemple, sont des virtuoses dans l’art du consensus, mais
aujourd’hui, par rapport aux enjeux de la question de la protection de l’enfance, du message
d’espérance, des promesses faites à nos enfants, les choses doivent être clarifiées.
Nous sommes inquiets par rapport aux incohérences qui existent notamment sur le plan des
valeurs, comme le débat à propos du dépistage précoce des troubles de comportement chez
l’enfant, mais également sur le plan opérationnel. Je ne suis vraiment pas un passionné de la
politique, j’ai découvert la machine parlementaire et la genèse d’une loi à l’occasion de cette
loi, mais je suis vraiment inquiet en tant que professionnel par rapport aux troupes que je
dirige car je me demande quel va être leur outil de travail, comment nous allons pouvoir
donner du sens à leur travail.
Saül Karsz
C’est une vaste question. Il y a toujours le risque d’intervenir à la hache ou à la tronçonneuse.
À propos du projet de loi sur la prévention de la délinquance, en vis-à-vis en quelque sorte
avec la loi de protection de l’enfance, soit on les appréhende comme les bons et les méchants,
ce qui est une façon un peu élémentaire de voir les choses, soit on se dit que ces deux lois ne
sont peut-être pas si incohérentes que cela entre elles. Ce qui rend les choses un peu plus
délicates. La loi sur la protection de l’enfance a cherché à exploiter un concept très européen,
celui du consensus. C'est-à-dire réduire au minimum les désaccords, les divergences, et
pousser autant que faire se peut les accords et les convergences. Pourquoi pas. Toutefois, le
prix à payer du consensus est l’escamotage des enjeux politiques de la protection de l’enfance.
Je serais tenté de dire que la loi de protection de l’enfance s’intéresse aux enfants, mais les
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enfants ne sont pas seuls en jeu, il y a aussi et surtout une certaine conception de l’enfance. Je
veux dire qu’une grande partie des critiques faites par les acteurs du social et du médico-
social sur la loi de prévention de la délinquance tient au fait que cette loi a les vertus de ses
inconvénients. Elle est clairement politique et rappelle que la question de la délinquance ne
concerne pas uniquement les enfants qui volent des autoradios ou organisent des tournantes
dans les HLM de banlieue. La question est d’une autre nature, elle comporte des enjeux
politiques tout à fait importants. Si cette loi sur la prévention de la délinquance est
promulguée aura-t-elle un sens pour les professionnels ? Hélas oui, elle aura un sens. On
craint que cette loi ne désespère tout le monde, mais absolument pas, elle ne va désespérer
qu’une partie des gens, dont nous, et donner beaucoup d’espoir à d’autres pour qui en finir
avec la racaille est un vieux rêve. Tant que les enjeux politiques ne sont pas nommés de façon
explicite, nous sommes dans la déclaration non suivie d’effet, dans une certaine passion
française pour les très beaux discours qui privilégient davantage la beauté du geste que le
contenu. Si cette loi sur la prévention de la délinquance comporte des enjeux politiques, elle
ne doit pas laisser la France dans le non sens. Ce qui va beaucoup désarmer les travailleurs
sociaux qui continuent de penser que la politique concerne les hommes politiques et d’ignorer
que la politique, c’est ce qui se passe au beau milieu d’un rapport duel dans une famille, au
beau milieu d’un colloque singulier.
Alain Grevot
À propos de la délinquance, la première fois que j’ai vu un centre fermé, avec privation de
liberté, donc matérialisation dedans/dehors, géré par l’administration locale, où l’on est admis,
si l’on est mineur, pour un certain nombre de jours ou de semaines, soit parce qu’on a commis
un trouble à l’ordre public, soit parce qu’on se met en danger et qu’on veut vous protéger,
c’était en Suède. Et j’ai été très frappé de constater que dans un pays à forte culture sociale
démocrate, ce type de réponse ne suscitait pas débat. Même chose en Angleterre et au
Québec. Je pense qu’en termes de prévention ou de traitement de la délinquance comme en
matière de protection de l’enfance, nous nous devons d’apporter une réponse aux situations
dans lesquelles la capacité parentale est extrêmement pauvre et où il faut envisager pour
l’enfant une famille pouvant lui permettre de grandir en sécurité et avec de l’amour. C’est un
élément que nous avons beaucoup de mal actuellement à faire prendre en compte dans la
législation. L’absence de ce type de débat théorique a amené à faire en France des centres
éducatifs fermés, qui ne sont pas fermés, et il faut vraiment faire un effort intellectuel pour
comprendre ce que signifie fermé dans ce contexte. S’attacher aux résultats, les suivre,
entendre cinq à dix ans après le point de vue de personnes qui sont passées par ces
établissements me paraît une manière d’évoluer beaucoup plus efficace que certains type de
débat que nous pouvons avoir, soit à vocation médiatique, soit par trop idéologiques.
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Mercredi 4 octobre 2006
Prévention et parentalité
Ponctuations
« Les souffrances psychiques périnatales relèvent-elles du soin ? »
Anne Marine
Le thème de cette matinée est la prévention et la parentalité. En introduction, deux exposés.
Celui de Jacques Dayan et celui de Gérard Neyrand. Le docteur Jacques Dayan est psychiatre
d’enfants et d’adolescents. Il est docteur en psychologie, ancien maître de conférence à
l’Institut de Psychiatrie de Londres, section psychiatrie périnatale. Son expérience pratique
s’est largement développée depuis Brest à travers des formes très diversifiées de prise en
charge des mères ou des couples parentaux en période périnatale. Et cette expérience l’a
conduit à diriger en 2002 une mission sur la santé mentale en période périnatale et un rapport
produit sous la responsabilité de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, dont les
conclusions ont été largement reprises par le ministère de la Santé et de la Solidarité actuel.
Jacques Dayan travaille également à l’Inserm et il va expliquer les enjeux actuels de la
prévention périnatale. Je précise qu’il a également publié un ouvrage aux éditions Masson qui
reprend l’essentiel des connaissances dans le domaine de la psychopathologie périnatale,
connaissances dont il va nous faire bénéficier tout de suite.
Jacques Dayan, psychiatre d’enfants et d’adolescents à l’Institut de psychiatrie de
Londres, section de psychiatrie périnatale.
Je suis heureux de revenir en Bretagne après douze ans d’absence pour vous parler des
souffrances psychiques périnatales. Le thème de ce colloque s’organise autour de la notion de
prévention, et pourtant le titre que j’ai proposé concerne les souffrances psychiques, et
essentiellement les souffrances psychiques maternelles. Qu’est-ce qu’est la psychologie
périnatale ou la psychiatrie périnatale ? C’est une discipline ou une sous-discipline qui s'est
développée surtout depuis l’après-guerre. On s’est rendu compte depuis cent cinquante ans
que les femmes pouvaient aller mal après avoir mis au monde un enfant, et ceci
indépendamment de l’état du bébé, indépendamment du désir d’enfant. On savait depuis
2 500 ans que des femmes pouvaient, en mettant au monde un enfant, devenir folles. Le nom
est psychose puerpérale. On connaît ce trouble et, pourtant, son origine, son explication
restent toujours débattues depuis deux millénaires.
La psychiatrie périnatale s’est donc développée durant l’après-guerre d’abord essentiellement
autour de l’intérêt porté pour les bébés, en fait pour l’avenir du monde en quelque sorte, et
non pas directement pour les mères, sachant que des travaux ont été réalisés autour des
enfants abandonnés en pouponnière par des auteurs qui étaient essentiellement des
psychanalystes. Ensuite, autour de la souffrance du bébé séparé de sa mère par John Bolby,
psychanalyste qui s’est largement inspiré de l’éthologie et de la cybernétique. Et puis des
pédiatres américains, Klaus et Kenel, qui ont montré combien séparer très précocement la
mère de son bébé pouvait affecter l’amour et l’attachement qu’elle lui porte habituellement.
C’est donc à partir des bébés que l’on s’est intéressé aux mères. Un article extrêmement
intéressant du point de vue sociologique, paru il y a une vingtaine d’années dans un grand
journal scientifique, a démontré que la douleur de l’accouchement était une douleur intense.
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Pour le démontrer, ils ont demandé aux mères de coter leur douleur sur une échelle en dix
points et, de façon surprenante, les mères ont coté une douleur généralement intense. Ils en
ont donc conclu que l’accouchement était douloureux, ce qui était une grande découverte.
Cela pour dire qu’il faut se méfier de l’abord scientifique. À partir de là, on pouvait donc
admettre que l’accouchement était douloureux.
Un autre mouvement très important a été d’admettre les mères déprimées avec leur bébé en
hospitalisation. C’est une femme qui l’a fait pour la première fois, en Angleterre en 1954, et
ce n’est absolument pas anodin. Sur cette lancée liée à l’idée que séparer le bébé de sa mère
était cause de souffrance pour les deux, on a décidé d’hospitaliser les femmes qui souffraient
de cette psychose puerpérale avec leur bébé. On s’est rendu compte qu’en maintenant le lien,
le trouble lui-même était plus rapidement réduit. En deux semaines, les femmes retournaient
chez elle, alors qu’auparavant il fallait attendre des mois avant que le trouble finisse par céder.
En France, très peu de travaux ont été menés sur les souffrances psychiques maternelles. On
s’est surtout intéressé au bébé. La souffrance maternelle a peu guidé l’intérêt des chercheurs
et des médecins. Une idéologie actuelle très forte considère la mère comme une obligataire de
service, comme quelqu’un qui ne doit fumer ni boire, arrêter le travail assez tôt pour produire
un être social en bonne santé et conforme. Et elle est très rapidement l’objet de l’opprobre si
elle ne suit pas ces impératifs. On revient là à une idéologie très particulière.
Un des éléments de la psychiatrie périnatale est qu’elle s’occupe des troubles. Le mot
psychiatrie fait peur, mais c’est certainement à double sens. Il a fallu nommer les choses pour
pouvoir s’en occuper. Le blues du post-partum a été nommé en 1952 par un auteur
britannique, Molonnay. La dépression post-natale a été décrite de façon très précise en 1968
par Pitt. En France, comme dans la plupart des pays latins et catholiques, la dépression post-
natale maternelle a été reconnue avec résistance. En effet, comment penser qu’une femme, qui
n’est pas folle, qui n’a pas été violée, qui désire un enfant, puisse déprimer plus ou moins
sévèrement après la naissance de l’enfant alors même que ce dernier est en bonne santé ?
C’est inconcevable. Or, dans les pays protestants, le pragmatisme, une vision de la mère et de
la femme assez différente ont fait que cette idée a été très rapidement admise.
J’ai assisté à un congrès à l’aube du 21e siècle où de prestigieux orateurs français parlaient de
cette nouvelle entité qu’est la dépression post-natale. Elle était nouvelle pour eux, c'est-à-dire
que la résistance à admettre la souffrance psychique des mères, conditionnée par aucun
élément matériel évident, a été grande. Penser que l’instinct maternel ou cette vision très
idéologique pouvait être remis en cause était en quelque sorte peu concevable.
Alors, on voit ici que l’abord scientifique est moteur et permet d’aider les mères, de les
soutenir et de comprendre qu’il existe une conflictualité interne qui fait qu’elles peuvent être
malades psychiquement, la question qui se pose étant de savoir si cette souffrance psychique
relève du soin médical. Pour le savoir, il faut essayer de la comprendre. Je ne vais pas
m’intéresser à la psychose puerpérale, qui touche à peu près une femme sur mille, ni au blues
qui est tout à fait bénin, mais à la dépression post-natale.
Cette dépression peut être mineure ou majeure, c'est-à-dire sévère ou bénigne. La dépression
majeure affecte environ 5% des femmes. C’est un chiffre extrêmement élevé, puisqu’elle
concerne une femme sur vingt. Une femme sur vingt qui va mettre au monde un bébé va donc
se retrouver déprimée pendant quelques semaines, voire quelques mois. La question qui se
pose étant : est-elle vraiment déprimée ? Elle est vraiment déprimée. Et ensuite quelles
conséquences cela va-t-il avoir ? On s'est rendu compte que c’était un facteur de risque pour
le bébé, c'est-à-dire que la probabilité que ce bébé soit affecté par certains troubles était plus
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élevée si la mère était déprimée que si elle ne l’était pas. C’était l’argument massif pour
soutenir les mères et pour s’occuper de leur souffrance. C'est-à-dire que la mère soit
souffrante n’a jamais été un argument ni pour les gouvernants ni pour les laboratoires, à
l’exception de la possibilité de prescrire des médicaments. Tous les États européens ont donc
commencé progressivement à soutenir l’aide aux mères déprimées, avec l’argument massif
que si on ne le faisait pas, on pourrait affecter les bébés, le trouble pourrait conduire à une
certaine péjoration de leur avenir. C’est donc l’enfant qui était la cible des gouvernants,
l’avenir de la nation. Et la mère devait produire un être social conforme et en bonne santé.
Il faut alors bien comprendre ce que sont les facteurs de risque de la dépression post-natale et
qu’est-ce qu’un facteur de risque. Je vais vous donner un exemple d’une des conséquences
possibles de la dépression post-natale. Selon certaines études, le quotient intellectuel des
enfants varie significativement avec le fait que les mères sont déprimées ou non. C’est une
probabilité groupale, sur une population. Que faut-il en conclure ? Il est très difficile de tirer
des conclusions. D’abord, on ne sait pas s’il s’agit d’un lien de causalité, on ne sait pas si chez
certains enfants cet abaissement du quotient intellectuel est dû à la dépression. On sait très
bien que le principal facteur qui lie le quotient intellectuel à des données maternelles est
socio-économique, c'est-à-dire qu’en dehors des grands déficits intellectuels, la courbe
générale du quotient intellectuel, la première variable prédictive est le niveau socio-
économique et le niveau éducatif des parents. Donc bien avant la dépression. Par ailleurs,
beaucoup d’enfants de mères déprimées peuvent être des enfants géniaux, cela n’a aucun
rapport. Il faut donc bien comprendre que le facteur de risque affecte une population et
n’induit pas un lien de causalité. Peut-être avez-vous entendu parler du rapport rédigé par un
certain nombre de pédopsychiatres de l’Inserm et de psychologues qui conclut sur le lien de
causalité et le lien statistique.
Doit-on soigner ces mères ? Je crois qu’en tant que médecins, il est pour nous indispensable et
il l’a toujours été, de soulager la souffrance. La dépression de ces femmes a été nommée
pendant des années en Angleterre, sachant que tous ces travaux ont été faits par les
Britanniques, dépression souriante. C'est-à-dire que la mère déprimée va masquer le fait
qu’elle est déprimée pour un certain nombre de motifs. D’abord, elle ne comprend pas qu’elle
est déprimée. Quand vous êtes vraiment déprimé, vous ne comprenez que vous avez été
déprimé qu’une fois que vous ne l’êtes plus, qu’une fois guéri. Ensuite, quand les mères
sentent qu’elles n’ont pas envie de s’occuper de leur bébé, que c'est une corvée, elles se
sentent immédiatement coupables. Elles permettaient des progrès, mais la dépression ne
cédait pas plus vite qu’elle ne l’aurait fait spontanément. Il ne faut donc pas négliger le fait
qu’on doit lever une souffrance et que la dépression est un trouble organisé. Avant cela, il y a
bien évidemment les troubles dits de l’adaptation, c'est-à-dire simplement le fait que la mère
subit un stress. Les hommes ne subissent pas cette déformation extraordinaire du corps, cette
dépendance extraordinaire aux soins qui fait qu’une mère va, avec un plaisir qui surprend tous
ceux qui réfléchissent un peu, se lever quatre fois par nuit, être fatiguée, voir son corps abîmé,
tout cela avec le sourire et avec tellement d’amour qu’elle va recommencer. La question étant
de savoir quelle est la satisfaction qu’elle en retire. Quand cette satisfaction est perdue, on
peut imaginer ce que deviennent les soins.
Une mère déprimée va modifier ses soins. Il a été démontré, par exemple, que les mères
déprimées avaient globalement autant de paroles douces, affectueuses et parlaient autant avec
leur bébé que les autres mères. En revanche, elles ont beaucoup plus de paroles intrusives et
dévalorisantes que les autres mères. On s’est rendu compte que ces mères avaient une
tendance à être asynchrones, qu’elles réagissaient avec un temps de retard ou un décalage aux
sollicitations du bébé, sollicitations auxquelles on répond en général automatiquement, en
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dehors de tout état de conscience. D’autre part, que la congruence entre la demande du bébé et
la réponse de la mère se faisait avec plus d’erreurs que chez les autres mères. Ne vous
inquiétez pas, toutes les mères se trompent, mais l’enfant est capable de rectifier.
Pour conclure sur la prévention, le premier élément est que l’accouchement n’est pas qu’un
acte physique, c’est aussi une transformation psychique, une transformation sociale des rôles,
une modification du corps et une modification de l’image de soi. Pour toutes les mères, la
dimension psychique doit être prise en compte. Le deuxième élément est que ces naissances
peuvent induire des troubles extrêmement sévères dont on ne connaît pas la cause. On a
recherché les étiologies hormonales, sachant que cette pensée vulgaire traîne dans la tête des
médecins et des laboratoires, mais aucun trouble spécifique de la dépression post-natale, de la
psychose puerpérale n’a été mis en évidence. En revanche, on a mis en évidence une certaine
conflictualité psychique sur laquelle on pouvait travailler. D’autre part, la prévention doit
utiliser tous les moyens dont elle dispose parce qu’un soutien matériel au moment de la
naissance est une aide psychologique, si elle est donnée avec respect. Les psychotropes
doivent être utilisés quand il y a une indication, sinon la dépression va induire des troubles qui
vont perdurer au sein de la famille. L’idée la plus répandue consiste à dire que les mères vont,
pour le psychiatre, présenter un certain nombre de troubles, que ces troubles ne sont pas les
principaux facteurs de risque pour le développement de l’enfant, que les principaux facteurs
de risque incluent un certain nombre de dimensions qui ne sont absolument pas psychiatriques
mais, par exemple, sociales. Le psychiatre a deux buts. Soulager la souffrance, la souffrance
actuelle étant celle des mères, et s’occuper du développement de l’enfant, et pour ce faire, la
première personne à aider, la première personne à soutenir, c’est la mère, et c’est la mère dans
son environnement intellectuel, dans le respect de sa personnalité, de son environnement
familial et de sa culture. Je vous remercie.
« La prévention psychique précoce, une demande délicate à mettre en œuvre »
Anne Marine
Merci beaucoup pour cet exposé limpide. J’ai le plaisir de passer la parole à Gérard Neyrand,
directeur du CIMERS. Il est sociologue, il a fait une formation de psychologie durant cinq ans
qui l’a sensibilisé aux questions de la parentalité et de la petite enfance. En 1990, il a mené
une étude évaluative des lieux d’accueil enfants/parents de type « maison verte » de Françoise
Dolto. Il a continué à travailler sur la question à travers un appel d’offres de la Caisse
nationale des Allocations familiales pour faire un bilan sur les savoirs relatifs à la petite
enfance depuis 1970. Il est responsable de recherche au CIMERS, le Centre Interdisciplinaire
Méditerranéen d’Études et de Recherche en Sciences Sociales. C’est un laboratoire associatif
et Gérard Neyrand s’est spécialisé dans l’étude des diverses formes de régulation des relations
privées, notamment sociologie de la petite enfance et de la jeunesse, des mutations familiales
et de leur rapport aux politiques sociales. Il est l’auteur de nombreuses publications et de
nombreux ouvrages. L’un d’entre eux concerne le thème qui nous intéresse aujourd’hui et
s’intitule « Préserver le lien parental pour une prévention psychique précoce » paru aux PUF
en 2004. Le thème de son intervention est « la prévention psychique précoce est une demande
délicate à mettre en œuvre ».
34
Gérard Neyrand, directeur du Centre Interdisciplinaire Méditerranéen d’Etudes et de
Recherches en Sciences Sociales (IMERSS), professeur de sociologie à l’Université de
Toulouse.
En effet, la prévention psychique précoce est une démarche délicate à mettre en œuvre. On
vient d’évoquer cette question de la prévention psychique qui fait l’objet depuis quelques
mois d’une polémique particulièrement virulente opposant les tenants d’une prévention que
l’on pourrait qualifier de cognitivo-comportementaliste et pharmaco-médicale aux tenants
d’une prévention qui serait plutôt socio-clinique, psycho-dynamique, qui s’inspirerait des
acquis de la psychanalyse. Ce sont les visées d’utilisation politique de l’expertise collective
Inserm parue en septembre 2005, « trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent », qui
ont en quelque sorte mis le feu aux poudres. C’est un peu de cela dont je vais vous parler
aujourd’hui pour essayer de différencier les approches que l’on peut avoir de la prévention
précoce.
Ont été portés aux yeux d’un public de plus en plus élargi les oppositions et les clivages qui
divisent le champ des sciences prenant pour objet l’homme au sujet de la prévention des
troubles du développement de l’enfant. Certaines de ces difficultés que les premiers
identifient comme troubles des conduites, nous les avons nous-mêmes abordées en parlant de
trouble de la relation parentale précoce dans le travail de recherche dont on vient de vous
parler sur la préservation du lien parental. C’est donc à cette occasion que j’ai pu expliciter les
deux grandes logiques qui me semblent sous-tendre la conception de la prévention, logiques
qui, aujourd’hui, s’affrontent plus particulièrement. Je vais essayer de présenter rapidement
ces deux grandes tendances.
La difficulté à rendre compte de la divergence de ces modèles de prévention tient au fait
qu’ils sont pris dans l’évolution de notre contexte épistémologique dans lequel ils s’inscrivent
et dans les mutations en cours des différentes disciplines sur la question de la santé mentale et
de la prévention. Il y a bien en arrière-fond des différences de conception des rapports entre la
santé et l’ordre social qui peuvent opposer parfois des disciplines comme la médecine ou la
sociologie, mais aussi des approches thérapeutiques, des thérapies cognitivo-
comportementalistes, par exemple, à la psychanalyse. Derrière tout cela, c’est l’autonomie
conceptuelle de la psychiatrie qui se trouve en jeu, avec cette question : la psycho-
pharmacologie a-t-elle les moyens scientifiques et politiques pour mener à terme un procès
actuel de rebiologisation de la psychiatrie ? Il me semble que si une telle entreprise aboutit,
elle a toutes les chances de déboucher sur une approche de plus en plus sécuritaire des
questions de la socialisation, approche qui implique au premier chef l’espace de la petite
enfance comme terreau sur lequel la délinquance trouverait son origine.
Lorsque je fus sollicité par mes collègues pédopsychiatres et psychanalystes pour impulser
une recherche sur la prévention psychique précoce, je n’avais pas vraiment conscience de
l’importance des enjeux à la fois scientifiques et sociétaux que cette question recouvrait. Je
n’avais pas non plus clairement évalué dans quelle proportion les résistances à la prévention
et les difficultés de sa mise en place participaient de deux ordres de logique très différents,
bien qu’ils soient interdépendants. Quelles sont ces logiques ? D’un côté, les multiples
pesanteurs institutionnelles et sociales que l’on connaît bien, qui tiennent au fonctionnement
des institutions, qui brident la possibilité de mettre en place des réseaux d’interprofessionnels
offrant un accueil et une prise en charge coordonnés des parents et de leurs enfants. Le tout
s’appuyant sur la production d’une confiance personnalisée, dans un dispositif d’écoute qui
soit adapté aux personnes reçues. En travaillant sur l’exemple du quartier nord de Marseille,
j’ai pu mettre en évidence cette difficulté à fonctionner en réseau coordonné pour des
professionnels qui sont chacun dans leur logique d’intervention propre.
35
Mais d’un autre côté, il y a une autre façon de se positionner par rapport à la prévention
précoce avec une méfiance, que j’ai rencontrée assez fréquemment chez les professionnels
interviewés, à l’égard d’une approche que l’on pourrait qualifier de prédictive de la
prévention en termes de dépistage, d’adaptabilité. Une approche qui pourrait apparaître
comme une sophistication des procédures de gestion des populations et déboucher donc sur
l’apparition de nouvelles formes de contrôle social. Ce n’est pas pour rien que l’on fait
beaucoup appel à Michel Foucault pour parler des questions actuelles.
Cette orientation, que je qualifie d’adaptative, puisqu’il s’agit pour elle d’adapter les
populations à leur environnement, participe d’un mouvement de remise en cause d’une
spécificité psychique de la psychiatrie, qui passe par sa remédicalisation en quelque sorte. Ce
mouvement a lieu sous l’égide des progrès très importants réalisés par la pharmacologie et la
systématisation de ces résultats dans une grande entreprise de refondation classificatoire de
l’appréhension des troubles mentaux, qui vient de l’Amérique et que l’on appelle le DSM,
Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Et je qualifierai la seconde
qualification non pas d’adaptative mais d’expressive. Elle se situe dans la démarche
préventive précoce des acquis apportés par les grandes figures de la psychanalyse des enfants,
que ce soit en termes de bons ou de mauvais objets, comme le dirait Mélanie Klein ; de
castration symboligène, comme le dirait Françoise Dolto ; ou de mandat transgénérationnel,
concept de Serge Leibovici.
La conception de la prévention qui en découle insiste sur la nécessité de la prise en compte de
la dimension fantasmatique lors des consultations mère/bébé ou parents/bébé. Elle rappelle à
quel point le travail d’écoute et d’empathie à l’égard des familles est constitutif d’une
possibilité de thérapie et de prévention en consultation thérapeutique. Sur le terrain de la
prévention précoce et de la santé mentale du bébé se joue donc une partie dont les enjeux me
semblent fondamentaux quant à l’avenir des conceptions de la santé psychique et des moyens
de la préserver. La prévention précoce apparaît comme un élément central des divergences de
prise de position dans la mesure où il s’agit d’envisager la meilleure façon d’éviter des
souffrances, des dysfonctionnements psychiques et sociaux ultérieurs, en privilégiant soit le
dépistage épidémiologique et la prévention secondaire, soit la prise en compte de la relation
parentale dans les dispositifs institutionnels et la prévention primaire. Ce qui me semble bien
opposer les deux démarches.
Les oppositions entre ces deux positionnements préventifs trouvent de multiples expressions,
aussi bien sur le plan des conceptions de la gestion politique de la santé mentale que sur celui
des pratiques des acteurs de terrain. Elles vont donc participer par la même occasion de
l’éclatement du champ de la psychiatrie, voyant de plus en plus s’opposer approche médico-
cognitiviste et approche clinico-psychanalytique. C’est dans ce contexte que se situent les
expertises Inserm. Celle parue en 2005 étant la troisième, après celle parue en 2002 sur les
troubles mentaux chez l’enfant et l’adolescent, et celle parue un peu plus tard sur les
psychothérapies. Je ne reviens pas sur les deux premières expertises, mais nous retrouvons
bien la même logique dans les trois. On retrouve la même ambiguïté avec l’expertise 2005 qui
donne une définition du trouble des conduites, et particulièrement du trouble oppositionnel
avec provocation, renvoyant à une liste de comportements très divers. Depuis les crises de
colère et de désobéissance répétées de l’enfant difficile jusqu’aux agressions graves ou autres
conduites antisociales.
Le trouble de conduite se trouve alors caractérisé, je cite, « par une atteinte au droit d’autrui et
aux normes sociales ». Nous voyons bien que dans cette démarche de psychopathologie, il est
fait référence à la dimension sociale. Dans ce contexte, il est donc considéré comme un
36
facteur de risque de délinquance qui peut jouer en complémentarité avec d’autres facteurs.
« Dès lors, ce trouble est susceptible de faire l’objet d’une prise en charge médico-
psychologique dans le cadre d’une pratique clinique mieux définie et pluridisciplinaire », nous
dit-on. Il apparaît en quelque sorte comme la contribution de la médecine à la prévention de la
délinquance. Cette perspective peut paraître séduisante pour une politique gestionnaire à court
terme puisqu’elle propose de concentrer son effort sur des populations à risque qu’il s’agira
d’adapter au mieux à leur environnement et à leurs troubles, tout en maîtrisant ainsi les
débordements possibles. Comme l’indiquent les auteurs de l’expertise 2002 : « Différents
programmes de prévention ont été développés, fondés le plus souvent sur des techniques
cognitivo-comportementalistes dont le but est de réduire l’impact de ces facteurs de risque
tout en optimisant les compétences de l’enfant en termes de stratégie d’ajustement et
d’adaptation. Les interventions peuvent porter sur l’enfant lui-même, sur ses parents ou sur
son environnement. » Il est donc tout à fait possible d’utiliser de façon différente la notion de
facteur de risque, mais je crois qu’il faut veiller aux programmes qui se centrent là-dessus et
aux programmes de type épidémiologique.
En effet, un tel programme vient renouveler les inquiétudes anciennes d’un contrôle social des
populations par une psychiatrie adaptative, privilégiant dépistage et pharmacologie. Une telle
optique semble cependant à moyen terme insuffisante pour répondre à son objectif de
prévention, même si elle semble apporter une réponse à l’inquiétude sociale concernant la
santé mentale. Nous voyons bien à quel point elle est prise dans une polémique et dans un
discours social où les dimensions politiques sont très importantes. Les détracteurs d’une telle
approche rappellent qu’en n’agissant pas véritablement sur les causes, notamment les causes
relationnelles du trouble, les traitements ne font que limiter son expression et favorisent le
déplacement sur d’autres symptômes de la manifestation d’un désordre intérieur non élucidé.
Ils rappellent de la même façon que les manifestations d’agressivité ou d’opposition
rencontrées chez les petits enfants ne sont en rien prédictives d’un futur comportement
délinquant. Bien au contraire, elles sont souvent un signe de santé psychique. Les bébés ont
donc le droit de pleurer.
C’est sans doute la raison du regain d’intérêt pour une démarche préventive relationnelle,
beaucoup plus prévenante à l’égard des familles, qui cherche à favoriser l’expression par le
sujet des troubles qu’il ressent. La caractéristique de cette deuxième démarche est bien de
chercher à produire une dynamique de repositionnement relationnel interactive entre les
différentes personnes, qui soit attentive aussi bien aux parents qu’aux équipes de
professionnels. C’est à ce modèle d’expression que font référence la plupart des acteurs de la
santé mentale et de la petite enfance que j’ai pu rencontrer sur le terrain des quartiers nord de
Marseille, même si cette référence n’exclut pas l’utilisation circonstanciée par les thérapeutes
de médicaments qui limitent l’expression des troubles et la souffrance psychique. Les
partisans d’une telle démarche expressive ne sont pas opposés à une utilisation contrôlée de
l’arsenal médicamenteux, mais ils insistent sur la nécessité d’appréhender la dimension
relationnelle des troubles dans une approche qui se veut expressive.
Je définis ainsi une telle approche : On peut qualifier d’expressive une démarche préventive
ou thérapeutique qui privilégie l’expression par les sujets de ce qui les préoccupe, les entrave,
les fait souffrir, que cette expression s’appuie sur le langage verbal ou, à plus forte raison pour
le bébé, non verbal. Cette démarche suppose donc comme condition la mise en place d’un
dispositif d’écoute du parent et d’observation attentive de l’enfant qui permette cette
expression. Pour ses adeptes elle se révèle d’autant plus pertinente qu’elle articule différentes
possibilités d’écoute et de réponse aux différents points de la chaîne des institutions de
l’accueil et du soin que peuvent être amenés à fréquenter les parents et leurs enfants. Pour être
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véritablement efficiente, elle nécessite d’abord une qualité minimale d’écoute des
professionnels, qui est largement liée à leur formation, mais également le temps nécessaire au
déploiement de cette écoute, afin que le sujet puisse être entendu dans la complexité de ce
qu’il a à énoncer et de ce qu’il demande de dénouer.
Si cette démarche expressive trouve un écho certain chez la plupart des professionnels, c'est
bien parce qu’elle présente l’avantage de prendre en compte les sujets tout en permettant de
relativement démédicaliser et déspécialiser l’approche, donc d’y faire participer un nombre
beaucoup plus important d’acteurs que les seuls médecins. Les pédopsychiatres que j’ai
interrogés insistent sur sa capacité à mobiliser l’ensemble de la chaîne des professionnels de
la santé, du psychique et du social pour une démarche en réseau sous condition d’un
minimum de formation à l’écoute interactive. En même temps, elle trouve les conditions de
son renouvellement dans l’évolution des représentations sociales de la santé mentale, qui est
articulée à la montée progressive de l’individu comme nouvelle référence organisatrice pour
l’imaginaire social. Vous savez comme moi que nous vivons dans une société qui privilégie
de plus en plus l’individu, son autonomie, sa liberté, son épanouissement. Et c’est bien parce
que la réalisation de soi est devenue une valeur centrale de l’élargissement de la logique
démocratique à la sphère privée que la nécessité de l’expressivité individuelle s’est affirmée.
On demande de plus en plus que les conditions soient données pour que les personnes
puissent s’exprimer.
Cette évolution est allée de pair avec le développement des pathologies narcissiques,
témoignant en quelque sorte de ce mouvement parallèle de sur-responsabilisation de
l’individu. La montée de l’individu se conjugue avec parfois une sur-responsabilisation de
celui-ci, au fait qu’on lui accorde trop d’importance, notamment quant à la définition de ses
conditions d’existence. La souffrance psychique accompagnant les restrictions de l’autonomie
individuelle et de l’expression de soi est donc devenue de nos jours insupportable. Comme le
rappelle Alain Eronberg, l’importance accordée à la santé mentale comme nouveau champ de
la psychiatrie moderne témoigne en quelque sorte du renversement en cours des objectifs de
l’action sociale. C'est-à-dire que la santé est de plus en plus constituée comme dimension
première de la lutte contre l’insécurité. C’est important de s’en rendre compte dans la mesure
où cela permet au politique de s’en emparer de façon relativement violente.
Cette insécurité est donc liée, d’une part, à la centralité accordée au sujet, à l’individu
aujourd’hui et, d’autre part, à l’érosion des modes collectifs de solidarité et aussi des acquis
de l’état social. Le sens de notre évolution néo-libérale, c’est bien qu’il y a des gradations des
structures qui, autrefois, assuraient la solidarité sociale tant du point de vue de l’État que du
point de vue des modes collectifs. Dès lors, dit Eronberg, « la signification de l’autonomie
nouvelle des individus est qu’il faut prendre en charge moins des maladies que le patient,
considéré comme un tout sur sa trajectoire de vie, ce qui implique bien sûr une reformulation
du rapport maladie/santé par la démarche de socialisation. » Cette citation permet de se rendre
compte en quoi notre évolution sociale a placé la santé comme un objectif premier de
réalisation des individus. « On comprend que pour ces adeptes le modèle expressif de
prévention précoce apparaît particulièrement approprié à une telle approche. Celui-ci en effet
trouve un champ d’application privilégié au moment de la socialisation primaire, c'est-à-dire
chez les tout-petits, en prenant en compte l’histoire relationnelle du bébé à ses parents dans
une perspective généalogique qui privilégie l’écoute et l’accompagnement des sujets. »
En conclusion, je dirai que la gestion sociale de la prévention se trouve placée devant un
choix politique difficile. Celui d’avoir à se positionner au regard de stratégies qui mobilisent
plusieurs niveaux d’intervention et demandent à effectuer au moins deux opérations délicates.