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  • COLLECTION « BIOGRAPHIE »

  • KANGXI

  • D U M Ê M E A U T E U R

    Dans les pas du Bouddha, Hachette, 1957. La Danse sacrée de l'Inde, A.M.G., 1957. L'Inde, Jour et Nuit, Julliard, 1957. Indes, Temples et Sculptures, A.M.G., 1959. Yoga-Asanas, Oliven, 1959. Dieux et Brâhmanes de l'Inde, Livre de Paris, 1961. Le Règne des Idoles, Hachette, 1961. Tout autour de toi, Émile-Paul, Prix LICA, 1962. L'Inde au fils des jours, S.C.E.M.I., 1963. Sud-Est asiatique, Temples et Sculptures, A.M.G., 1964. Trésors de l 'art des Indes, Marabout, Verviers, 1965. Manuel pratique d'Archéologie, R. Laffont, 1967, rééd. 1977. Fêtes et Traditions au Pays du Soleil Levant, S.C.E.M.I., 1967. Japon, Arts et Civilisation, A.M.G., 1969. La Vie quotidienne au Japon à l'époque des Samurai (1185-1603), Hachette,

    1969. Tôkyô, Tallandier, 1970. Le Shintô, esprit et religion du Japon, Bordas, 1972. Inde, phénomène spirituel, Bordas, 1973. Le Japon (en coll. avec J. Pezeu-Masabuau), Larousse, 1977. Encyc/opaedia of Asian Civilizations (10 vol.), J.-M. Place, 1977-1984. In Quest of the Bible, Archaeology and the Scriptures, Ferni, Genève, 1978. Tir à l'arc, R. Laffont, 1979, rééd. 1985. La Peinture indienne, Famot, Genève, 1980. La Vie quotidienne dans la péninsule indochinoise à l'époque d'Angkor (800-

    1300), Hachette, 1981. Dictionnaire de l'Archéologie (en collab. avec Guy Rachet), « Bouquins »,

    R. Laffont, 1983. La Vie quotidienne au Japon au début de l'époque moderne (1868-1912),

    Hachette, 1984. Le Tigre et la Rose, R. Laffont, 1984.

    A PARAÎTRE :

    Dictionnaire de l'Inde, « Bouquins », R. Laffont. Akbar, le Grand Moghol, Denoël. Japon, l'Empire éternel, Ed du Félin.

  • LOUIS FRÉDÉRIC

    K A N G X I

    Grand Khân de Chine et Fils du Ciel

    ARTHAUD

  • © Les Éditions Arthaud, Paris, 1985. Tous droits réservés. ISBN : 2-7003-0529-9. Imprimé en France.

  • A mes amis Wu Tchung-yin et Maxime Traullé.

  • Mengzi dit : « L'homme ne doit pas perdre, en grandissant, la pudeur de l'enfance qu'il avait en lui en naissant. » Par cette pudeur de l'enfance, on entend la sincérité et la loyauté qui sont dans l'homme quand il naît; c'est ce caractère de sim- plicité, de droiture qui faisait le mérite des Anciens. Telles étaient les mœurs et la conduite de nos aïeux de la steppe. Quoique les lois et les usages de nous autres Mandchous paraissent sauvages et grossiers au premier coup d'œil, croit-on que cette sincérité, cette droiture qui leur sont propres, sont faciles à acquérir? Elles s'acquièrent en lisant les livres, en cherchant à en comprendre le sens, en examinant avec attention les paroles des anciens sages, et l'intention qu'ils ont eue en les transmettant à la postérité.

    Kangxi

  • AVANT-PROPOS

    A l'époque où le roi de France Louis XIV régnait en maître après une Régence orageuse, où Pierre le Grand jetait les bases de la Russie moderne, où le Parlement anglais rétablissait la royauté de Charles II, où Frédéric-Guillaume créait une Prusse qui devait devenir inquiétante, où, sur l'Inde Moghole, sévissait le fanatique Aurangzeb, en plein siècle « classique » éclairé par Newton, Locke, Leibniz, Montesquieu, Voltaire, Vico, Racine et les autres, où les accents des symphonies de Rameau, de Haendel, de Jean-Sébastien Bach emplissaient les Cours euro- péennes, où l'art de Watteau jetait ses grâces dans les salons de l'aristocratie française, un empereur de Chine, à l'autre bout de la Terre, créait un monde nouveau, s'intéressait à l'Occident qu'il arrivait, fait plus étonnant encore, à intriguer à son tour.

    Les souverains européens entrèrent en contact avec lui, échan- gèrent des correspondances, des savants et des ambassades avec ce potentat extrême-oriental ; Rome même lui envoya des prélats et fit, pour la première fois peut-être, une grande erreur de diplomatie.

    Ce souverain de Chine dont l'Europe se trouvait éblouie était mandchou, c'est-à-dire non chinois. Il n'avait de commun avec Pierre le Grand que de gouverner l'un des deux plus grands Empires du monde. Si tous étaient curieux de lui, lui était curieux d'eux tous, de leur science, de leur civilisation.

    Kangxi reçut dans ses palais des jésuites dont les Puissances tentaient d'utiliser l'influence à la Cour de Chine à leur profit, ce qui provoqua des dissensions au sein même de la Compagnie. Les Espagnols espéraient pouvoir conquérir la Chine « pour la

  • plus grande gloire de N.S. Jésus-Christ et de notre Sainte- Mère l'Église » à partir de leurs bases navales des Philippines; les Portugais, qui avaient réussi à établir un comptoir à Macao, essayaient de se faire attribuer par le pape, au détriment des Espagnols, le monopole du commerce et de l'évangélisation, le Padroado, alors que les ambassades étrangères étaient reçues à Pékin comme de simples missions d'allégeance. Le monde occidental fermentait autour de la Chine.

    La grande dynastie chinoise des Ming venait de s'effondrer et de laisser l'Empire du Milieu à de nouveaux maîtres : allaient-ils se montrer perméables à l'influence européenne? Ouvrir leurs portes au commerce, leurs âmes au christianisme? Seuls les jésuites comprirent que, s'ils voulaient réussir dans leur mission, il leur fallait rompre l'éternel tandem de la soutane et de l'épée. Finalement, ce sont eux qui eurent raison, même quand Rome les désapprouva. Grâce à leurs astronomes, à leurs mathématiciens, à leurs géographes, à leurs ingénieurs et à leurs peintres, un peu de l'esprit occidental pénétrera en Chine. Et c'est aussi par eux que la Chine de Shunzhi et de son fils Kangxi nous sera connue, que les origines de la langue chinoise passionneront un Leibniz et que des aperçus de la tradition philosophique chinoise séduiront les esprits européens, les éveil- lant à la conscience d'un monde différent du leur. L'activité des missionnaires jésuites s'exerça en Chine, sur le plan religieux d'abord, mais aussi dans le domaine des sciences. Ils nous parlent de l'empereur Kangxi avec respect et souvent même avec admiration : « Il a trop d'esprit pour n'être pas chrétien », pourrait presque dire l'un d'eux.

    Car, outre l'administration, les coutumes, la géographie, il y a l'homme, non pas le Chinois du commun dont l'esprit aristocratique des XVII et XVIII siècles se préoccupait assez peu, mais le souverain devant qui même les Pères étaient obligés de faire le kotou, cette prosternation jusqu'à terre neuf fois renouvelée que chacun devait au plus puissant monarque de la terre. Les Pères Schall, Ricci, Verbiest, Bouvet, Gerbillon, Le Comte, Ripa, Visdelou et autres tout aussi considérables nous ont laissé maintes lettres et récits de leur vie à la Cour impériale dans l'ombre de Kangxi. Bien qu'assez partiales dans le désir bien excusable de plaire à leur maître temporel, leurs descriptions n'en sont pas moins d'éloquents documents sur la

  • Cour mandchoue en Chine à la fin du XVII et au début du XVIII siècle.

    Retracer d'après ces sources de première main, en les corri- geant ici et là lorsque cela était nécessaire, la vie de ce grand empereur que fut Kangxi, certainement un des meilleurs que connut la Chine, nous a paru une entreprise aussi plaisante que pleine de surprises. Nous l'avons ici tentée, et le lecteur voudra bien être assez indulgent pour excuser les imperfections de l'ouvrage, destiné avant tout à une large audience. La Chine est un sujet difficile, parce que très vaste et divers, mais aussi parce que sa pensée est parfois fort éloignée de la nôtre. Mais elle est d'autant plus attirante et passionnante.

    Tout au long de cet ouvrage, nous avons transcrit les noms et mots chinois dans le système dit « Pinyin », maintenant universellement adopté. Une chronologie du règne de Kangxi et un index biographique aideront le lecteur à replacer plus exactement chaque personnage dans son contexte historique.

    L'auteur est heureux de pouvoir ici remercier Madame Chris- tine Shimizu, Conservateur au Musée Guimet, ainsi que Madame Suzanne Paviot, spécialiste de l'Asie centrale, pour l'aide pré- cieuse qu'elles lui ont apportée dans la recherche de sa docu- mentation.

    Il ne nous reste plus qu'à souhaiter que le lecteur trouve autant de plaisir et d'intérêt à lire cet ouvrage que l'auteur en a éprouvé à l'écrire. Il en serait amplement récompensé.

    Louis Frédéric

  • LA CHINE DE KANGXI

  • CHAPITRE 1

    L'enfance

    Le 4 mai 1654 naissait à Pékin 2 dans la Cité interdite, un troisième fils, Xuanye, au premier empereur mandchou de la Chine, Fulin, de son nom de règne Shunzhi. Le premier fils de cet empereur était mort en bas âge. Le deuxième, Fuquan, était né l'année précédente. Mais l'empereur, bien que de constitution faible — il souffrait probablement de tubercu- lose - , espérait avoir beaucoup d'autres enfants, gages de sa virilité et de son aptitude à se comporter comme le « père » de ses sujets. Et il en eut quatorze, huit garçons et six filles, de naissance impériale, et d'autres que la chronique ignore parce qu'ils étaient nés de concubines de rang inférieur, en nombre certainement impressionnant.

    Mais, dans la famille impériale comme dans celle du plus humble paysan de la grande Chine, si les enfants naissaient nombreux, la maladie et le manque de soins appropriés déci- maient la descendance. Des quatorze héritiers et héritières éven- tuels de l'empereur, seuls quatre fils et une fille atteignirent leur majorité. La perte de cinq filles n'était pas grave, celle des quatre garçons l'était plus. Les filles ne pouvaient succéder à leur père que dans de bien rares cas. En outre, elles n'avaient pas le droit de rendre le culte familial aux ancêtres, et ce handicap faisait que leur survie n'était pas essentielle à la continuation de la famille chinoise. Il en était d'ailleurs de même, et pour des raisons parfois assez obscures, dans la plupart des autres pays du monde, même dans la très chrétienne Europe.

    La mère du jeune Xuanye n'était pas une impératrice de Première classe. Xiaokang était en effet la fille d'un général

  • chinois originaire de la province du Liaodong, Tong Tulai, qui avait conquis le Sud de la Chine pour le compte des Mand- chous. Entrée très jeune dans le gynécée impérial - insigne honneur fait à son père - , elle avait été remarquée par l'em- pereur qui l'avait élevée au rang d'impératrice de Deuxième classe. Peu de temps après avoir été portée à cette dignité, alors qu'elle n'avait que dix-sept ans, elle mit au monde un garçon : sa situation ne pouvait qu'en être affermie.

    Le jeune Xuanye fut fêté comme il convenait dès sa naissance, et les astrologues impériaux notèrent avec un soin extrême la position des planètes afin d'augurer de l'avenir et des possibilités de l'impérial rejeton. Les astres s'étant montrés favorables, il convenait de veiller particulièrement à ce qu'il grandisse en sécurité. On lui assigna plusieurs nourrices chargées de lui donner le sein, de le langer, de l'habiller, de le distraire et de lui apprendre à parler. Ces nourrices étaient mandchoues; les premiers mots que prononça le prince le furent donc dans la langue de ses ancêtres paternels. On ne prit pas en compte le fait qu'il était à moitié chinois, par sa mère.

    Un palais lui fut réservé en dehors de la Cité interdite, comme le voulait la coutume, dans une cour située à l'ouest des palais ; cet endroit fut plus tard converti en temple lamaïque et appelé Fuyu-si. Xuanye reçut moins d'égards que son frère aîné Fuquan, parce qu'il n'était pas, a priori, destiné à succéder à son père, et aussi en raison de sa naissance « inférieure » : il n'eut pas droit à autant de nourrices, à des docteurs aussi réputés, aux mêmes habits splendides. Gageons que si sa mère, la jolie Xiaokang, en conçut quelque dépit, le jeune prince se souciait peu de ce traitement. D'ailleurs, son père avait peu de loisirs à lui consacrer : les affaires de l'État lui prenaient une grande partie de son temps, car la Chine était encore troublée par les révoltes fomentées dans le Sud par les derniers descendants de la dynastie légitime chinoise des Ming. Une concubine nommée Xiaoxian, qu'il avait élevée en 1656 au rang d'Épouse impériale de Première classe, occupait le reste.

    Shunzhi aurait aimé faire de cette épouse une impératrice, tant sa passion pour elle était grande, mais il eût fallu dégrader une impératrice de Deuxième classe, en l'occurrence la mère du jeune Xuanye, ce qui représentait tant de difficultés qu'il préféra renoncer à son projet et laisser à sa belle de dix-huit

  • printemps un titre inférieur. Xiaoxian avait été déjà mariée à un jeune chef mandchou; c'était là un frein pour une promotion impériale. La Première impératrice avait été répudiée depuis un certain temps, mais l'impératrice-mère Xiaozhuang s'op- posait fermement à ce qu'un fait semblable se reproduisît au détriment de la Deuxième impératrice. Shunzhi se contenta donc de donner à la jeune Xiaoxian les titres de Xianfei (Vertueuse Épouse impériale de Deuxième classe) et de Huang Guifei (Épouse impériale de Première classe), quitte à lui conférer plus tard, à titre posthume, le titre d'impératrice.

    Pendant que son père filait le parfait amour avec Xiaoxian, lui faisait un fils qui ne vécut que quelques jours et étudiait avec elle la langue chinoise, l'art de la calligraphie et le bouddhisme du Chan, le jeune Xuanye grandissait normale- ment, se perfectionnait dans la langue mandchoue et commen- çait à apprendre le chinois. Déjà, il se montrait habile à tracer les caractères à la pointe du pinceau et ses nourrices comme ses précepteurs louaient à l'envi son intelligence et sa précocité. Xuanye jouait avec les enfants des grands dignitaires mandchous et chinois du palais, mais sans excès, et voyait relativement peu souvent ses demi-frères et demi-sœurs, élevés dans d'autres parties de l'immense « ville tartare » de Pékin. Il avait à peine six ans qu'on lui amena des chevaux et qu'il se familiarisa avec l'art équestre. Les armes lui étaient enseignées concurrem- ment. Sous la direction de vieux soldats mandchous, il apprit à tirer à l'arc et à manier le sabre. Toutes les démonstrations étaient accompagnées de maximes tirées des Anciens - Confu- cius, Laozi ou Mengzi - , destinées à bien faire pénétrer dans l'esprit du jeune prince le respect dû aux Ancêtres et la véné- ration des sages. Le jeune Xuanye se montrait bon élève, appliqué et consciencieux. Dans les jeux comme dans les études, il faisait preuve d'un soin méticuleux et d'une curiosité jamais satisfaite. Mais ce qui réjouissait le plus ses maîtres d'armes, c'était sa robuste constitution : il n'avait pas hérité du tem- pérament maladif de son père, ni d'ailleurs de son détachement bouddhique. Ses colères enfantines, aussi violentes que brèves, terrifiaient ses serviteurs et faisaient rire aux éclats les généraux de son père. « Voilà un vrai Mandchou! » s'exclamaient-ils.

    Une ombre pourtant vint bientôt obscurcir ce tableau idéal. Malgré les prières et les offrandes régulièrement faites aux

  • diverses divinités et à l'Esprit des épidémies, le prince contracta la variole. On pria Dushen, une divinité spécialisée, Mashen qui doit empêcher que cette maladie ne laisse trop de traces sur le visage, et on eut même recours, on ne sait jamais, aux incantations de religieux bouddhistes. L'évolution de la maladie ne s'en trouva pas changée pour autant et la Cour était dans la consternation. On regretta amèrement de n'avoir pas instillé dans les narines de Xuanye, lorsqu'il était encore en bonne santé, des écailles des pustules provenant d'un enfant ayant guéri, ainsi qu'on le pratiquait couramment en Chine depuis un siècle au moins, afin de le prémunir contre cette maladie. Si on avait hésité à utiliser cette méthode, c'est que, sur dix enfants traités de cette manière, il s'en trouvait toujours au moins un ou deux qui en mouraient. Comment oser prendre ce risque avec un prince impérial? Il était maintenant trop tard, et il fallait attendre que la maladie suive son cours normal. La robuste constitution de l'enfant triompha miraculeusement de cette redoutable variole et le jeune Xuanye fut bientôt de nouveau sur pied. Au temps où l'espérance de vie n'était pas longue en Chine à cause des nombreuses épidémies qui rava- geaient périodiquement la population, le fait de survivre à l'une d'elles était regardé comme un présage de longue vie. Pour la variole, cela assurait qu'on était désormais immunisé contre ce fléau. Le jeune prince fut dès lors considéré comme favorisé par la chance et, qui sait, peut-être même protégé par le Ciel. Il fut donc traité avec plus d'égards qu'auparavant, et son père vint même à plusieurs reprises le visiter, s'enquérir de sa santé, de ses progrès dans ses études, de ses prouesses en équitation ou au maniement des armes.

    En 1660 — Xuanye n'était âgé que de six ans - , la concubine favorite de son père, la belle Xiaoxian, périt subitement, peut- être de cette même épidémie de variole qui décimait le pays. L'empereur Shunzhi en pensa mourir de chagrin. Aucune de ses impératrices ou autres concubines n'osèrent tenter, par leurs charmes ou par des artifices, de détacher de ses pensées la femme qu'il avait aimée avec tant de passion. Des funérailles grandioses furent faites à Xiaoxian — elle venait d'avoir vingt et un ans — et l'empereur composa à son intention un pané- gyrique dans lequel ses innombrables vertus étaient énumérées. Après avoir été honorée à titre posthume du titre d'impératrice,

  • on lui fit un cortège funéraire tel qu'aucune autre impératrice n'en eut jamais. Son corps, transporté par de grands dignitaires sur la colline Jingshan au nord de la ville, fut brûlé sur un bûcher, à la mode bouddhique, l 'empereur Shunzhi et Xiaoxian étant de fervents adeptes de la doctrine Chan de cette religion. Sur son bûcher, près de trente eunuques, hauts fonctionnaires et servantes du Palais se suicidèrent, plus ou moins volon- tairement, afin que leurs esprits accompagnent celui de la défunte dans l'au-delà. Cette coutume barbare, appelée Xun- zang, abandonnée déjà depuis longtemps par les Chinois, avait en effet été conservée par les Mandchous et nombre de « Bar- bares » de la steppe.

    Quatre mois et demi après la mort de Xiaoxian, l 'empereur Shunzhi, dévoré de tristesse, devenu d 'une faiblesse extrême - il refusait de prendre la moindre nourriture - , contractait à son tour la terrible maladie et expirait, le 5 février 1661. On brûla son corps; ses cendres furent inhumées deux ans plus tard sur le Changruishan, une petite colline au nord-est de Pékin où un mausolée nommé Xiaoling avait été érigé, le premier d 'une série qui devait faire dénommer ce lieu Dongling, « les tombes de l'Est ».

    La fin malheureuse de ce jeune empereur, à l'âge de vingt- trois ans, fut exploitée par les bouddhistes qui firent accréditer une légende selon laquelle il n'était pas réellement mort, mais se serait simplement retiré, accablé de chagrin, dans un monas- tère bouddhique situé sur le Wutaishan, la « Montagne aux cinq terrasses », selon les uns, au Tiantai-si, un temple situé au sud-ouest de Pékin, selon les autres. Cette légende était probablement due à ce que, aussitôt après le décès de Xiaoxian, Shunzhi avait exprimé l'intention de se donner la mort. Ses proches l'en ayant dissuadé, il s'était alors rasé la tête dans l'idée de se faire moine bouddhiste, ce dont ses familiers l'empêchèrent aussi. Avant d'expirer, l 'empereur Shunzhi avait fait, ainsi que l'autorisait la coutume, un testament dans lequel il désignait son successeur. Mais l'impératrice-douairière et les régents mandchous veillaient; ils détruisirent ce testament (dont nous ignorerons toujours ce qu'il contenait) et publièrent un document de leur fabrication dans lequel l 'empereur se repentait des erreurs commises durant sa vie et notamment des honneurs

    exagérés qu'il avait conférés à Xiaoxian, de la préférence qu'il

  • avait donnée aux fonctionnaires chinois alors qu'il aurait dû favoriser les Mandchous, ainsi que des charges officielles données aux eunuques (suivant en ceci la mode du temps des Ming). Pour appuyer ce document mensonger, on fit presque aussitôt exécuter l 'eunuque favori du défunt empereur, W u Liangfu. Et, sur l'avis de ses proches et plus particulièrement de l ' im- pératrice-douairière Xiaozhuang et des quatre régents mand- chous, ce fut le jeune Xuanye, alors âgé de huit ans, qui fut désigné comme successeur de son père, de préférence à son aîné Fuquan. Ce dernier était en effet d 'une naissance inférieure, sa mère, une Mandchoue, n 'étant alors qu 'une simple concubine du Troisième rang (Shufei).

    Xuanye, bien que très jeune encore, avait pour lui le préjugé d 'une longue vie, ce qui était important pour un empereur, et son caractère apparaissait plus nettement mandchou que chinois, ce qui enchantait particulièrement l 'impératrice-douairière Xiaozhuang, qui était une pure princesse mongole, lointaine descendante d 'un des frères de Genghis-khân.

    Après que son père eut reçu le nom de temple de Shizu et qu' i l eut été « canonisé » sous le titre de Zhang Huangdi, le prince Xuanye fut solennellement intronisé Héritier de l 'Empire et, le 17 février 1661, douze jours après le décès de son père, proclamé empereur de Chine de la dynastie « pure » des Qing, avec le nom de règne de Kangxi « Paix et Prospérité », nom qui ne devait prendre effet qu 'au début de l'année suivante, l'année de la mort d 'un souverain chinois appartenant en principe entièrement à celui-ci.

    Selon la légende, la nomination du prince Xuanye au titre de prince héritier se serait déroulée de manière plus étonnante. Sur le point de passer de vie à trépas, l 'empereur Shunzhi aurait convoqué ses fils et leur aurait demandé qui d'entre eux voudrait bien accepter la charge de sa succession. Le jeune Xuanye, après que son aîné se fut récusé en raison de son trop jeune âge, se serait approché du lit du mourant, déclarant :

    - J e me sens la force d'accepter le fardeau du pouvoir. En suivant les exemples donnés par mes ancêtres, j'espère avoir la possibilité de gouverner avec assez de sagesse pour contenter le peuple.

    Dans la bouche d 'un enfant de huit ans, fût-il prince mand- chou, ces paroles sentent l'affabulation. Mais sa guérison inat-

  • tendue n'était-elle pas déjà l'annonce d'une vie parsemée de miracles? Voici donc Xuanye (Pardon! Kangxi, ainsi que nous le nommerons dès à présent) devenu empereur des Chinois et des Mandchous.

    Mais qui sont ces Mandchous (Manchu devrait-on écrire) qui commandent à la Chine et comment sont-ils venus, illé- gitimes, au pouvoir suprême dans le pays des Han? Pour l'expliquer, il nous faut abandonner le jeune Kangxi engoncé dans ses habits d'apparat sur le trône de son grand-père (un fils ne pouvait s'asseoir, par déférence, sur le siège qu'avait occupé son père) le jour de son intronisation et faire un bond en arrière de quelques décennies.

    Le nom de Mandchous désigne un ensemble de tribus (autre- ment connues sous les noms de Jürchen, Ruzhen, Djurchet) apparentées aux Toungouses (Tungus), originellement installées dans l'extrême Est de la Sibérie, aux confins de la Mandchourie actuelle. En se regroupant, ces diverses tribus de chasseurs et de pêcheurs s'étaient déjà taillé un grand royaume dans la Chine du Nord au XII siècle, prenant le nom de Jin. Les « rois d'or » (Aisin Khân) de ces tribus, ainsi qu'ils se désignaient eux-mêmes, du nom de leur ancêtre-fondateur Aisin Gioro, n'avaient cependant pu se maintenir que pendant cent vingt années (de 1115 à 1234); ils furent en effet chassés par leurs cousins mongols de la steppe, dirigés par Ögödei qui avait réussi à s'établir sur la Chine, et forcés de se réfugier aux frontières nord-est de l'Empire mongol des Yuan.

    Ethniquement et culturellement proches des Mongols, mais probablement plus adaptables que ceux-ci, ils allaient alors, sous la direction de chefs capables, utiliser admirablement la verdoyante contrée avoisinant le cours inférieur du fleuve Amour (le Heilongjiang, « fleuve du Dragon noir » des Chinois, le Sakhalin des Toungouses) et celui de son affluent, la Sungari. La région était particulièrement favorisée. Bien que soumise à un climat excessif (grands froids hivernaux, canicules d'été), elle était couverte d'immenses forêts aux essences variées, conifères, chênes, tilleuls, bouleaux, noisetiers dans lesquelles abondait un gibier à fourrure très recherché : zibelines, tigres

  • de Sibérie, renards, loups, cerfs, ours, etc. ; ce qui ravissait ces anciens nomades ou semi-nomades demeurés chasseurs dans l'âme, tout comme les Toungouses. Mais à cet instinct de chasseur venait se superposer un élément typiquement mongol : la vocation de pasteurs. Aussi, tout en chassant, ils se trans- formèrent en éleveurs de bétail, de chevaux principalement, mais aussi de bœufs et de moutons. Cow-boys, manadiers ou gauchos asiatiques, ils surveillaient à cheval les immenses éten- dues vallonnées et herbeuses, plantant leurs tentes là où le troupeau trouve sa subsistance et se déplaçant avec lui. Remar- quables archers comme leurs cousins mongols, ils chassaient entre-temps, accumulant les peaux que les Chinois du Nord leur achetaient avec avidité, réalisant ainsi, au cours des années, des biens dont ils faisaient profiter leurs établissements per- manents. Car ces semi-nomades avaient en partie adopté l'agri- culture. Le sol, riche, demandait relativement peu de peine. Lorsque le bétail était au repos, la culture et la chasse devenaient des activités majeures. Le blé, le millet et le gaoliang (le sorgho chinois) poussaient facilement. Ainsi fermement établis dans ce qu'on a depuis appelé la Mandchourie, constituant militai- rement une menace quasi permanente pour la Chine du Nord (les faibles empereurs de la dynastie des Ming, afin d'éviter qu'ils franchissent la Grande Muraille, ne leur envoyaient-ils pas chaque année un tribut en argent fin?), ils s'enhardirent peu à peu jusqu'à traiter d'égal à égal avec la Chine des Han. Ils s'en firent même les alliés lors de l'invasion japonaise de la Corée par les troupes de Hideyoshi qui, dans son délire, avait conçu le projet de conquérir non seulement la Corée, mais aussi la Chine et qui avait nommé, par anticipation, son neveu Hidetsugu gouverneur de Pékin... Mêlés aux troupes chinoises, les Mandchous repoussèrent en 1598 les armées du dictateur japonais et les obligèrent à reprendre la mer. Leur position vis- à-vis de la Chine s'en trouvait par là même singulièrement renforcée.

    Or la Chine avait encore en Mongolie intérieure, en Mand- chourie et en Corée du Nord, des postes militaires (wei) qui formaient dans les principaux centres de ces régions éloignées autant de foyers de culture chinoise. Par de constants échanges avec les Chinois, les Mandchous, particulièrement ceux qui étaient sédentarisés, avaient acquis certaines des sciences et des

  • 4 mai 1654 : dans la Cité interdite de Pékin naît Kangxi, troisième fils du premier empereur mandchou de la Chine.

    L'Europe vit à l'heure de Louis XIV, de Frédéric Guillaume de Prusse et de Pierre le Grand, tsar de toutes les Russies, tandis que Bach, Watteau, Leibniz, Montesquieu, Racine et Newton "éclairent" leur siècle.

    Empereur à l'âge de 8 ans, Kangxi stabilisera et organisera l'immense Chine, multiple dans ses cultures et dans ses populations.

    Formé par un précepteur européen, le jésuite allemand Adam Schall, Kangxi qu'intrigue et séduit la civilisation occidentale est le promoteur des premiers échanges culturels d'État à État de la Chine et de l'Occident.

    Il vivra aussi, au cours de longues luttes avec l'Empire russe, la stabilisation de la frontière sino-russe telle qu'on la connaît aujourd'hui encore. Quand il meurt en 1722, bouddhiste et non chrétien comme le prévoyaient les Européens, son œuvre accom- plie est immense : urbaniste et architecte, il a donné à la Cité interdite de Pékin, son aspect définitif ; artiste attentif aux tradi- tions millénaires, il a imprimé une impulsion précieuse à l'art de la céramique et aux nombreuses "familles vertes" exécutées pour le marché européen ; novateur et savant, il fait construire par les jésuites français l'Observatoire de Nankin, il encourage les nom- breux progrès de la médecine chinoise et l'essor des mathémati- ques ; politique et centraliseur, il a pour un temps fait respecter sur un immense territoire, l'ordre mandchou de la Chine moderne.

    Louis Frédéric est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'histoire et à la civilisation de l'Extrême Orient.

  • Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

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    CouvertureDu même auteurPage de titreCopyright d'origineDédicaceÉpigrapheAVANT-PROPOSCHAPITRE 1 - L’enfanceQuatrième de couvertureAchevé de numériser