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LE CHOIX DE LA FORME DU DIALOGUE : LE DIALOGUE DES ATHÉNIENS ET DES MÉLIENS (THUCYDIDE, V, 85-113) Agathe Roman Presses Univ. de Franche-Comté | Dialogues d'histoire ancienne 2007/1 - 33/1 pages 9 à 22 ISSN 0755-7256 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2007-1-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Roman Agathe, « Le choix de la forme du dialogue : le dialogue des Athéniens et des Méliens (Thucydide, V, 85-113) », Dialogues d'histoire ancienne, 2007/1 33/1, p. 9-22. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Univ. de Franche-Comté. © Presses Univ. de Franche-Comté. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.12.46.47 - 10/05/2012 08h33. © Presses Univ. de Franche-Comté Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.12.46.47 - 10/05/2012 08h33. © Presses Univ. de Franche-Comté

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LE CHOIX DE LA FORME DU DIALOGUE : LE DIALOGUE DESATHÉNIENS ET DES MÉLIENS (THUCYDIDE, V, 85-113) Agathe Roman Presses Univ. de Franche-Comté | Dialogues d'histoire ancienne 2007/1 - 33/1pages 9 à 22

ISSN 0755-7256

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2007-1-page-9.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Roman Agathe, « Le choix de la forme du dialogue : le dialogue des Athéniens et des Méliens (Thucydide, V, 85-113)

 »,

Dialogues d'histoire ancienne, 2007/1 33/1, p. 9-22.

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Distribution électronique Cairn.info pour Presses Univ. de Franche-Comté.

© Presses Univ. de Franche-Comté. Tous droits réservés pour tous pays.

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On sait les problèmes que posent d’ordinaire les discours dans l’œuvre de Thucydide : le principal est de savoir le lien exact qu’ils entretiennent avec les discours réellement tenus par les protagonistes de l’Histoire, et s’ils relèvent d’une construction littéraire ou de l’exactitude historique. Il ne s’agit pas ici de statuer à ce sujet ; le présent exposé� se propose d’étudier le choix de la forme du dialogue en tant que forme littéraire. La perspective choisie n’est donc pas historique. On ne cherchera pas à établir si les Méliens et les Athéniens ont bel et bien tenu un dialogue en 416-415 av. J.-C., mais on s’interrogera plutôt sur les motifs qui ont pu amener Thucydide à les représenter dans une situation de dialogue et non dans un discours suivi. Car dans toutes les situations où Thucydide donne à voir Athènes communiquant oralement avec les représentants ou le peuple d’une autre cité, c’est sous forme de discours suivi que s’établit l’échange. On en trouve de nombreux exemples dans l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, qu’ils soient rapportés de façon directe ou indirecte : l’emploi du discours semble systématique quand Thucydide rapporte des paroles échangées. Ces discours sont souvent construits en miroir : ce sont des antilogies qui présentent l’un après l’autre les discours des parties en présence, en les opposant. Cette forme permet de rendre compte des positions de chacun des deux intervenants. Or, le très célèbre échange des Athéniens et des Méliens n’est pas un discours construit en antilogie, mais un dialogue, et le seul� dialogue aussi

* Université Laval. e-mail [email protected] Cet article est tiré d’une communication présentée le 11 mai 2003 à Fredericton (Nouveau-Brunswick) dans le cadre du colloque annuel de la Classical Association of Canada / Société des Études Classiques. 2 J. de Romilly parle au sujet de Mélos de « l’unique dialogue de son œuvre » (1947 : 238). On rencontre cependant un seul autre dialogue : c’est celui du héraut des Ambraciotes et d’une personne indéterminée – tiı, après le massacre des Ambraciotes par les troupes de Démosthène. Cela dit, le dialogue, composé de trois échanges, est rapide. De plus, le texte n’indique pas en marge des propos les initiales des interlocuteurs, mais précise à chaque fois par une incise à qui sont attribuées les interventions. En cela, on peut dire que le

Le choix de la forme du dialogue : le dialogue des Athéniens et des Méliens (Thucydide, V, 85-113)

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étendu dans l’œuvre de Thucydide. Ce dialogue unique s’oppose à 44 discours directs�. Cela peut laisser supposer une intention, voire une volonté d’interprétation des faits de la part de l’historien qui veut faire de son Histoire un « trésor pour toujours », un kth`ma ejı aijeiv�, et qui a choisi le dialogue pour ce seul épisode. Comment comprendre ce choix particulier du dialogue pour rendre cet échange entre Athéniens et Méliens ? De nombreux chercheurs commentent ce dialogue des Méliens ; mais il n’est pas fréquent qu’ils s’intéressent au choix de cette forme�. Cependant, on peut noter, comme J. Price, que ce choix est surprenant� ; on est même allé� jusqu’à faire l’hypothèse qu’il serait une trace d’une première rédaction de Thucydide, un brouillon avant une deuxième rédaction qui en ferait une antilogie comme les autres. Quelles raisons ont pu imposer le choix du dialogue pour cet unique épisode ? Pour le déterminer, on établira quelles valeurs sont attachées au discours et au dialogue à l’époque de Thucydide, puis on examinera précisément en quoi ces valeurs peuvent rendre compte du choix de la forme du dialogue pour Mélos. Mais dans un premier temps, il faut exposer quelles sont les forces en présence pour comprendre dans quelles conditions et dans quel but ce dialogue prend place.

*

dialogue des Méliens présente une forme plus établie ; le récit s’arrête pour faire place au dialogue. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’échange du héraut ambraciote, qui procède du récit. Sa forme dialoguée permet de souligner, « le désastre le pire qu’une ville grecque ait, au cours de cette guerre, subi à elle seule en ce nombre de jours » (III,113,5). Si dialogue il y a, force est de constater qu’il est moins étendu et moins construit comme une entité autonome. Il faut également noter l’existence de deux cas apparentés au dialogue. Denys d’Halicarnasse considère pour sa part comme un dialogue l’échange des Platéens et d’Archidamos au livre II ; cependant il s’agit plutôt d’une suite de discours dont la teneur est résumée brièvement par Thucydide – chaque discours comprenant moins d’un chapitre. Or, si l’échange est bref, il n’est pas toujours immédiat comme dans un dialogue réel (il y a envoi d’une ambassade platéenne à Athènes entre la proposition d’Archidamos (II,623) et la réponse platéenne (II,74,1). De plus, si certaines répliques sont rapportées en discours direct, d’autres font l’objet d’un discours indirect (réponse de Platée introduite par ajpekrivnanto o{ti en II,72,2, ou par un discours indirect libre en II,74,1. On peut également s’interroger sur le statut de l’échange entre les hérauts athénien et béotien au livre IV,97-99. Thucydide présente la totalité de l’échange dans un discours indirect. Les paroles du héraut béotien à Athènes dont introduites par eijpw;n o{ti (IV,97,2), celles du héraut athénien par e[fasan (IV,98), la réponse béotienne suit ajpekrivnanto (IV,99). C’est dire qu’on ne peut considérer ces deux cas comme des dialogues véritablement directs. 3 Ce calcul est fondé sur le relevé que présente W. C. West III (1973 : 3-15). Les discours indirects, qu’il comptabilise également, n’ont pas été pris en compte dans ce chiffre. 4 I,22,4.5 A. Ercolani (2000) dans le but de comprendre le statut des rheseis de la tragédie dans leur lien avec l’épopée, compare les conditions du dialogue tragique à celles du dialogue des Méliens.6 J. Price (2001 : 195) remarque en effet : « the sudden switch to dialogue form is stunning on first encounter ». 7 H.L. Hudson-Williams (1950 : 156-169) expose en effet : « G.B Grundy [in Thucydides and the History of his Age, (2nd ed., 1948)] recently reaffirmed his belief in the theory he expressed many years ago that the dialogue represents a rough outline summarizing arguments which Thucydides intended to work up into two long antithetical speeches ».

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Les conditions du dialogue

Bref rappel des forces en présence et des enjeux

Un rapide rappel historique s’impose en effet afin de présenter les conditions du dialogue des Athéniens et des Méliens. L’expédition de Mélos a lieu pendant la paix de Nicias qui, pour Thucydide, constitue néanmoins une période de la guerre à part entière�. En 416 av. J.-C., les Athéniens décident d’envahir l’île de Mélos, colonie de Sparte, mais restée indépendante et neutre depuis le début de la guerre, en 431. Déjà, en 426, les Athéniens avaient envoyé des troupes pour tenter de soumettre l’île� ; mais faute de temps, l’expédition s’était réduite à un pillage. En 416 les Athéniens se trouvent à la tête d’un empire considérable et les Méliens sont un peuple sans grande résistance : la disproportion des forces est donc évidente.

Dès lors, on peut s’étonner devant l’offensive athénienne : quel en est l’enjeu pour Athènes ? Pourquoi cherche-t-elle, à deux reprises, à soumettre une petite île qui semble inoffensive, et qui est toujours restée neutre ? La résistance de cette île doit constituer un obstacle pour elle, mais ce n’est pas en ce qui concerne les forces en jeu, puisque les Athéniens sont les maîtres de la mer. La véritable raison est à rechercher ailleurs : Athènes ne peut laisser une île en dehors de son emprise parce que cela laisserait entrevoir une faiblesse dans l’empire, comme l’expliquent les Athéniens :

« C’est qu’à nos yeux les plus redoutables ne sont pas les peuples qui vivent en quelque point du continent et qui, étant libres, seront peu empressés à se mettre en garde contre nous : ce sont plutôt les insulaires qui, ici ou là, échappent à notre empire, comme vous, et ceux que stimulent, d’ores et déjà, les contraintes de cet empire » – ouj ga;r nomivzomen hJmi`n touvtouı deinotevrouı, o{soi hjpeirw`taiv pou o[nteı tw`/ ejleuqevrw/ pollh;n th;n diamevllhsin th`ı pro;ı hJma`ı fulakh`ı poihvsontai, ajlla; tou;ı nhsiwvtaı tev pou ajnavrktouı, w{sper uJma`ı, kai; tou;ı h[dh th`ı ajrch`ı tw`/ ajnagkaivw/ paroxumevnouı (V,99).

Athènes ne peut prendre le risque que des îles se dressent contre elle�0, comme elle ne peut accepter non plus d’entretenir des liens de filiva avec une Mélos sans alliés – xummavcouı mhdetevrwn, comme les Méliens le proposent (V,94) ; en effet, accepter

8 Il l’explique en effet dans la « deuxième préface » : « pour la période de trêve qui se place dans l’entre-temps, quiconque se refusera à l’inclure dans la guerre commettra une erreur d’appréciation » (V,26,2). Toutes les traductions citées sont celles de la Collection des Universités de France (J. de Romilly, L. Bodin). 9 III,91,1-3. 10 Dans le même ordre d’idées, Cléon avait montré à propos de l’affaire de Mytilène que l’empire athénien, bien que puissant, serait menacé si les cités alliées pensaient pouvoir faire défection impunément (III,39,7-8). Le cas est bien différent ici ; il ne s’agit pas de déterminer le sort d’une cité alliée qui a fait défection, comme ce fut le cas pour Mytilène. Cependant on voit bien que l’empire athénien peut être menacé par l’exemple que constituerait son comportement envers une petite cité.

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que Mélos ne soit pas soumise à l’empire revient à montrer une faiblesse, puisqu’Athènes conclurait une entente de filiva avec une cité à forces inégales��. Les alliés d’Athènes penseraient que Mélos représente un danger pour Athènes si les Athéniens l’épargnaient��. Si les alliés soumis à Athènes pensaient qu’une petite île est en position de résister à l’empire, cette situation entacherait la domination athénienne. Athènes ne peut donc laisser Mélos rester neutre ; qu’elle soit amie ou ennemie, Mélos lui causerait du tort. L’exemple de Mélos serait des plus dangereux pour Athènes :

« d’autant qu’il s’agit, avec vous, que l’on ne voie pas réchapper un peuple insulaire face aux maîtres de la mer, et un peuple plus faible que les autres » – a[llwı te kai; nhsiw`tai naukratovrwn, kai; ajsqenevsteroi eJtevrwn o[nteı, eij mh; perigevnoisqe (V,97).

Les Athéniens sont donc contraints��, pour maintenir la réputation de force de leur empire, à soumettre Mélos. C’est ce qui peut expliquer en partie la raideur athénienne : les Méliens ne sont pas dangereux en eux-mêmes, mais leur exemple constitue un risque majeur pour les Athéniens, parce qu’il peut faire naître des mouvements de révolte chez les autres, ce qui amènerait leur perte. Il ne faut pas sous-estimer le danger que Mélos représente pour Athènes, malgré l’évidente disproportion des forces.

Du côté de Mélos, qui est demeurée sans alliance, indépendante et neutre dans la guerre du Péloponnèse, l’enjeu est considérable : il s’agit de maintenir son indépendance et sa liberté. C’est le sort des Méliens qui est en jeu, comme ils le disent eux-mêmes : « c’est bien de salut qu’il s’agit dans la rencontre actuelle » – hJ mevntoi xuvnodoı peri; swthrivaı h{de pavresti (V,88).

Déroulement de l’expédition et du dialogue

Les Athéniens débarquent en force à Mélos avec 38 navires, 2700 hoplites, 300 archers, 20 archers à cheval (V,84,1). Mélos, devant « la pression des Athéniens qui ravagent leur pays », entre en guerre avec eux (V,85,2). Les Athéniens envoient une

11 « Votre hostilité nous fait moins de tort que votre amitié : celle-ci ferait paraître aux yeux des peuples de l’empire une preuve de faiblesse, votre haine, une preuve de puissance » – ouj ga;r tosou`ton hJma`ı blavptei hJ e[cqra uJmw`n o{son hJ filiva me;n ajsqeneivaı, to; de; mi`soı dunavmewı paravdeigma toi`ı ajrcomevnoiı dhlouvmenon (V,95).12 « Ils pensent, en effet, que les justifications de droit ne manquent ni aux uns ni aux autres et que seule leur puissance permet à certains de réchapper et nous inspire à nous des craintes qui nous empêchent d’attaquer » – dikaiwvmati ga;r oujdetevrouı ejlleivpein hJgou`ntai, kata; duvnamin de; tou;ı me;n perigivgnesqai hJma`ı de; fovbw/ oujk ejpievnai (V,97).13 Les Athéniens, dans leur analyse de l’empire athénien, montrent qu’ils sont contraints – kathnagkavsmen à agrandir l’empire pour le maintenir ; par crainte, honneur, intérêt, mais en particulier pour leur sécurité – to; ajsfale;ı (I,75,3-4). Dans le dialogue des Méliens, ce terme est repris par les Athéniens comme l’explication de leur comportement : « aussi est-ce la sécurité que vous nous apporteriez en pliant » – to; ajsfale;ı hJmi`n dia; to; katastrafh`nai a]n paravscoite (V,97).

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ambassade pour parlementer ; mais les Méliens refusent de les introduire devant le peuple et leur offrent de s’entretenir seulement avec les autorités. Les Athéniens proposent alors un dialogue, où les interventions directes sont possibles, plutôt qu’un long discours ; les Méliens acceptent.

Ceux-ci comprennent pourtant dès le départ qu’ils n’ont pour choix que de se soumettre et d’entrer dans la ligue de Délos (ce qu’ils nomment « être esclaves »��) ou affronter les Athéniens (et risquer d’« être anéantis »��). Le dialogue n’aboutit pas à une négociation : les Athéniens maintiennent cette alternative et les Méliens préfèrent risquer de s’en remettre à la chance et à l’espoir que Sparte interviendra en leur faveur plutôt que renoncer à leur liberté. Le résultat est net : les Athéniens leur prévoient un échec total�� et après un siège, grâce à des renforts athéniens et à une trahison de certains Méliens, les Athéniens prennent la cité, mettent à mort les Méliens, réduisent en esclavage les femmes et les enfants, et envoient des colons pour peupler l’île. Le récit de la chute de Mélos est présenté, de façon concentrée, à la suite immédiate du dialogue, ce qui met en valeur le lien entre le dialogue lui-même et le sort des Méliens. En lien avec ce contexte, reste à déterminer les raisons qui peuvent expliquer le choix du dialogue pour cet unique épisode. Qu’est-ce qu’implique le choix du dialogue comme forme littéraire, au détriment de la forme du discours ?

* *

Choix du dialogue au détriment du discours

Dialogue et discours

Les valeurs attachées aux formes littéraires évoluent ; nous, modernes, avons mis en valeur la parole dialogique comme le lieu de l’échange entre égaux, mais il n’en est pas nécessairement de même en Grèce ancienne. Les deux formes du discours et du dialogue constituent deux manières de communiquer à cette époque et sont perçues comme opposées. N. Loraux�� a montré que cette opposition s’effectue sur plusieurs plans. Tout

14 On trouve notamment dans les paroles des Méliens douleivan (V,86), douleu`sai (V,92 ; V,100) et oiJ douleuvonteı (V,100). 15 Le terme apparaît chez les Athéniens qui préféreraient « éviter de vous détruire » – hJmei`ı de; mh; diafqeivranteı uJma`ı (V,93).16 « Pour vous en être si complètement remis, dans votre confiance, aux Lacédémoniens, au sort et à l’espoir, vous connaîtrez aussi un échec complet » – kai; Lakedaimonivoiı kai; tuvch/ kai; ejlpivsi plei`ston dh; parabeblhvmenoi kai; pisteuvsanteı plei`ston kai; sfalhvsesqe (V, 113).17 N. Loraux (1998) ; H.L Hudson-Williams (1950) a également travaillé sur la forme du dialogue.

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d’abord, le discours apparaît comme un mode d’expression lié à la longueur du propos, tandis que le dialogue se montre comme une forme plus concise, où la brièveté des échanges est de rigueur��. Pour N. Loraux, ce phénomène est apparenté à l’antithèse qui existe entre makrologiva et braculogiva��. Les Athéniens mettent en valeur la concision du dialogue :

« Prenez point par point, même vous, le principe d’un discours suivi, et, pour les arguments qui ne vous sembleront pas satisfaisants, intervenez tout de suite et jugez-les » – kaq∆e{kaston ga;r kai; mhd∆uJmei`ı eJni; lovgw/, ajlla; pro;ı to; mh; dokou`n ejpithdeivwı levgesqai eujqu;ı uJpolambavnonteı krivnete (V,85).

La brièveté des échanges du dialogue permet donc de présenter les réactions immédiates des interlocuteurs, au contraire du discours qui offre, toujours selon les Athéniens, « des propos captieux présentés sans contrepartie en un discours suivi » – ejpagwga; kai; ajnevlegkta ejı a{pax (V,85). Le dialogue est donc perçu comme la forme brève, au contraire du discours.

Cette différence de longueur est redoublée par une autre différence radicale : le long discours est le lieu de l’éloquence, de la rhétorique, tandis que le dialogue marque un échange plus simple et concis. Les Athéniens le disent assez lorsqu’ils imposent le dialogue et s’exemptent de discours :

« Eh bien, nous n’allons pas, en ce qui nous concerne, recourir à de grands mots, en disant que d’avoir vaincu le Mède nous donne le droit de dominer, ou que notre campagne présente vient d’une atteinte faite à nos droits, ce qui fournirait de longs développements peu convaincants » – JHmei`ı toivnun ou[te aujtoi; met jojnomavtwn kalw`n, wJı h] dikaivwı to;n Mh`don kataluvsanteı a[rcomen h] ajdikouvmenoi nu`n ejpexercovmeqa, lovgwn mh`koı a[piston parevxomen (V,89).

Ils n’utiliseront pas d’ojnovmata kalav, qui sont liés à l’éloquence des discours�0. Le dialogue semble au contraire supposer une parole mise à nu, sans utilisation de la rhétorique.

18 Dans le Protagoras de Platon, dialogue et discours s’opposent par leur brièveté et longueur, mais surtout par la différence fondamentale de méthode qui existe entre dialectique et sophistique. On le comprend lorsque Hippias demande à Protagoras et à Socrate de faire « en sorte que ni toi, Socrate, tu ne recherches cette rigueur d’argumentation dont la brièveté excessive déplaît à Protagoras, mais que tu consentes à détendre et à relâcher les rênes de tes paroles, afin qu’elles nous apparaissent avec plus d’ampleur et de beauté ; et que Protagoras n’aille pas d’autre part, tous agrès tendus et toute voile au vent, fuir vers la haute mer des discours, hors de la vue de la terre ferme, mais que plutôt vous suiviez tous deux une route moyenne » (Prot.,338a). (traduction A. Croiset, Collection des Universités de France). Pour une étude précise du rapport entre ces deux formes d’expression chez Platon, voir D. Samb (1995).19 La brachylogie est le plus souvent associée aux Spartiates, comme le montre E.D. Francis (1991-3).20 Les Athéniens agissent ici à l’opposé de leur système d’expression habituel : l’éloquence et les arguments en question sont présents dans tous les discours athéniens précédents, notamment le discours qu’ils tiennent à Sparte en I,73-78 où la victoire sur le Mède constitue un argument de poids.

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Une autre différence fondamentale distingue ces deux formes : le discours est la forme d’échange public avec le peuple, tandis que le dialogue est lié à une forme d’échange plus privée. Cette caractéristique est liée au point précédent ; le discours est le lieu de la persuasion du peuple, l’occasion d’affaiblir son sens critique afin de le convaincre, ce que soulignent les Athéniens :

« Nous n’avons pas affaire à la foule, et cela pour éviter l’effet d’un discours suivi, par lequel la multitude, entendant au passage des propos captieux présentés sans contrepartie, se laisserait tromper (nous comprenons, en effet, que tel est le sens de ce conseil restreint en présence duquel on nous met) » – jEpeidh; ouj pro;ı to; plh`qoı oiJ lovgoi givgnontai, o{pwı dh; mh; xunecei` rJhvsei oiJ polloi; ejpagwga; kai; ajnevlegkta ejı a{pax ajkouvsanteı hJmw`n ajpathqw`si (gignwvskomen ga;r o{ti tou`to fronei` hJmw`n hJ ejı tou;ı ojlivgouı ajgwghv) (V,85).

Le discours est bien perçu comme une parole trompeuse, qui manipule la foule��. Ce médium apparaît pourtant également comme une parole démocratique ; c’est par excellence la parole qui s’adresse au peuple, même si elle peut chercher à le manipuler. Au contraire le dialogue, par sa brièveté et sa simplicité, suppose un échange privé, fondé sur des ellipses ou des allusions à des faits communs qui n’ont pas besoin d’être explicités, et par là cette forme est liée à l’aristocratie.

Enfin, ce qui nuance le point précédent, le dialogue est une forme qui peut laisser transparaître une certaine inégalité de pouvoir. On peut expliquer cette composante par son lien avec l’interrogatoire judiciaire, où l’un des deux tenants du dialogue peut avoir le pouvoir sur l’autre��. La concision du dialogue le rapproche de l’interrogatoire serré, ce qui en fait une forme qui peut exprimer un échange verbal entre deux personnes dans des positions inégales��.

21 Cette représentation du discours trompeur se trouve également dans le discours de Cléon (III,37-40) qui montre le peuple athénien séduit plus par les moyens rhétoriques mis en œuvre par les orateurs que par les idées qu’ils défendent (III,38,3-7) ; le peuple athénien assiste au spectacle comme « un public installé là pour des sophistes » (III,387) et fait payer cher à la cité un moment de plaisir et de séduction (III,40). Voir à ce sujet notre article, Roman (2005). 22 On peut le voir également au livre VIII,53,2-3 ; F. Frazier (1997) note que Pisandre « fausse le débat en le transformant en une sorte de dialogue où il mène le jeu ». 23 Nous n’avons pas fait état ici du caractère philosophique du dialogue ; J. Price interprète le dialogue des Méliens en rapport avec la montée de la forme dialogique en philosophie, rappelant que « [the dialogue] had emerged by Thucydides’time as a method for investigating speculative problems, particularly those of an ethical and moral nature ». Dans cet ordre d’idées, le dialogue des Méliens montre que « unlike the demolished arguments in Socratic dialogues, in which weak positions are exposed as illogical or inconsistent, the Athenians prevail at Melos not because of their words but because of their actions » (J. Price, 2001 : 198). Puisque le dialogue ne se montre pas à Mélos sous son jour philosophique, nous n’en traiterons pas dans cette perspective.

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Une évolution vers le dialogue ?

Certains critiques�� ont relu divers passages de l’œuvre (e.g. l’échange entre Platéens et Spartiates, II,71-74) comme des tentatives de dialogue qui n’ont pas abouti ; ils se sont fondés sur l’idée que le dialogue des Méliens est le fait d’une rédaction tardive��, ce qui serait une preuve d’un travail de réécriture du texte vers le dialogue ; les autres passages n’auraient pas encore été réécrits. Cela étant, il semble pour le moins difficile de reconstituer les phases de rédaction de l’œuvre ; la seule certitude est que nous sommes face au seul dialogue de l’œuvre.

J. de Romilly présente d’autre part le dialogue comme une forme plus efficace pour transmettre la vérité d’un échange ; elle écrit en effet que « le dialogue, contrairement aux discours, entend aller au fond des choses »�� ; elle semble percevoir une évolution générale de l’antilogie au dialogue dans l’œuvre de Thucydide. N. Loraux (1998) objecte prudemment qu’« il n’est pas sûr que, dans ce texte, on puisse, avec J. de Romilly (1986 : 234) voir la marque, inscrite dans l’œuvre de Thucydide, d’un phénomène général d’évolution de l’antilogie au dialogue ». Mais il est ardu de déterminer si cette évolution existe ; si c’est le cas, notre problème reste inchangé : pourquoi Thucydide a-t-il choisi le dialogue pour l’épisode de Mélos ? Il semble que cela représente un choix particulier et que le caractère unique de cette forme contribue à mettre en lumière l’épisode de Mélos. Seul l’examen du texte lui-même pourra le montrer.

* * *

24 H.L. Hudson-Williams (1950) cite R. Hirzel, Der Dialog (Leipzig, 1895) et F. Rittelmeyer, Thukydides und die Sophistik, Leipzig, 1915. 25 J. de Romilly (1947 : 232-238) fait en effet valoir que la référence à la défaite de 404 (V,90) serait une preuve de rédaction tardive du dialogue.26 J. de Romilly (1990), p. 477.

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Une forme particulière pour un épisode particulier

L’épisode de l’échange entre Athéniens et Méliens est en effet mis en valeur d’emblée. Le choix de cette forme unique le met en lumière, puisque c’est le seul dialogue aussi conséquent de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse. De plus, sa longueur est considérable : il occupe dix-neuf chapitres, ce qui souligne encore son importance. Enfin, il prend place à la fin du livre V, place stratégique avant le début de l’expédition qu’Athènes va entreprendre en Sicile��.

La situation particulière de Mélos entraîne le dialogue

À Mélos, les Athéniens parlent devant un petit nombre ; les Méliens refusent de laisser les Athéniens se présenter devant le peuple :

« Les Méliens ne les mirent pas en présence du peuple : ils les prièrent d’exposer aux autorités et aux notables l’objet de leur venue » – ou{ı oiJ Mhvlioi pro;ı me;n to; plh`qoı oujk h[gagon, ejn de; tai`ı ajrcai`ı kai; toi`ı ojlivgoiı levgein ejkevleuon peri; w|n h{kousin (V,84).

Mélos a probablement une constitution oligarchique sur le modèle de Sparte, dont elle est la colonie. Tous les autres discours de l’œuvre de Thucydide ont lieu devant le peuple : la forme du discours devient caduque ici en raison de la nature de l’auditoire, qui est restreint. Cela peut expliquer le choix de cette forme.

Le dialogue est également de rigueur parce qu’on est face à une situation de communication entre inégaux. Athènes s’adresse à un État inférieur en forces, avec lequel elle n’entretient aucun lien. Le dialogue des Méliens représente le seul cas dans toute l’œuvre où Athènes s’adresse à un inférieur neutre. Tous les autres cas où l’on voit des Athéniens prendre la parole sont des discours où les Athéniens s’adressent à des égaux, qu’il s’agisse du peuple athénien en assemblée, des Lacédémoniens ou des Siciliens. L’épisode de Mélos constitue donc un cas unique de situation de communication entre Athènes et un État neutre et inférieur qu’elle souhaite s’allier. Si la forme du dialogue souligne cette situation de communication particulière, son choix contribue également à transmettre l’inégalité qui existe entre les interlocuteurs.

Le dialogue, une communication entre inégaux

La domination d’Athènes sur Mélos se marque d’emblée. Les Athéniens maîtrisent les conditions du dialogue. Ils ne proposent pas aux Méliens de choisir cette forme, mais

27 Pour une interprétation de cet épisode comme un paradigme de l’expédition de Sicile, voir L. Polacco (2001-02).

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l’imposent par l’emploi d’impératifs : « donnez-vous donc une garantie encore plus grande » – ajsfalevsteron poihvsate ; « jugez » – krivnete (V,85). S’ils demandent leur assentiment aux Méliens��, ils n’en sont pas moins en position de force : le fait même qu’ils s’arrêtent de parler pour demander aux Méliens leur assentiment rompt leur discours et établit le dialogue. De plus, les Athéniens parlent les premiers ; ils ouvrent le dialogue (V,85) et le concluent (V,111). Ce sont également eux qui parlent le plus ; leurs répliques sont souvent plus longues��. En fait, ce sont eux qui mènent le dialogue.

La forme du dialogue permet de mettre en valeur cette domination athénienne : elle se marque d’abord par leur mainmise sur le sujet du dialogue. Les Athéniens imposent en effet le choix de parler du présent et pas du futur. Lorsque les Méliens acceptent les conditions du dialogue, ils évaluent les conséquences possibles de la situation présente :

« La conclusion normale qui en sortira nous réserve ceci : ou bien nous l’emportons sur le plan du droit, nous refusons pour cela de céder, et c’est la guerre, ou bien nous nous laissons convaincre, et c’est la servitude » ‑ kai; th;n teleuth;n ejx aujtou` kata; to; eijko;ı perigenomevnoiı me;n tw`/ dikaivw/ kai; di jaujto; mh; ejndou`si povlemon hJmi`n fevrousan, peisqei`si de; douleivan (V,86).

La réaction athénienne à cette conjecture mélienne est immédiate. Les Athéniens menacent de rompre le dialogue si les Méliens cherchent à envisager l’avenir au lieu de s’en tenir à la situation immédiate :

« Écoutez ! Si vous voulez, par des conjectures, supputer l’avenir, si vous avez, dans cette réunion, un autre but que de vous fonder sur la situation présente et sur ce que vous voyez pour aviser au salut de votre cité, autant en rester là. Si, au contraire, tel est votre but, nous pouvons parler » - Eij me;n toivnun uJponoivaı tw`n mellovntwn logiouvmenoi h] a[llo ti xunhvkete h] ejk tw`n parovntwn kai; w|n oJra`te peri; swthrivaı bouleuvsonteı th/` povlei, pauoivmeq∆a[n : eij d jejpi; tou`to, levgoimen a[n (V,87).

L’attitude des Athéniens montre bien que ce sont eux qui sont à l’origine du dialogue : ils peuvent à tout instant y mettre fin. Ils dominent l’échange et imposent aux Méliens de parler exclusivement de la situation présente.

La maîtrise athénienne des conditions de dialogue se marque également par l’imposition des sujets abordés. Les Athéniens définissent en effet les thèmes qui doivent être abordés : ils refusent les arguments de droit et de justice et imposent celui de l’intérêt. L’exclusion des arguments de droit permet d’exclure toute victoire mélienne. On a vu que

28 « Ainsi, pour commencer, cette proposition vous convient-elle ? Dites-le » – kai; prw`ton eij ajrevskei wJı levgomen ei[pate (V,85). 29 On peut s’en convaincre à la simple lecture ; si l’on veut toutefois additionner simplement les lignes de toutes les répliques athéniennes et celles des répliques méliennes (édition de la C.U.F), on obtient un total de 123 lignes pour Athènes contre 73 pour Mélos.

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les Méliens évoquaient leur seule possibilité de victoire comme une victoire fondée sur le droit, puisqu’ils sont inférieurs en force�0.

Les Athéniens écartent dès le départ cette possibilité, faisant valoir qu’étant donné le déséquilibre des forces en présence, les arguments qui ressortissent au droit ne sont pas des arguments recevables��. Les Méliens sont donc contraints – ils emploient le terme ajnavgkh – à ne pas mentionner le droit ou la justice :

« Nous n’avons pas le choix : c’est vous qui avez posé en principe de laisser là le droit pour parler d’intérêt [...] » – ajnavgkh ga;r, ejpeidh; uJmei`ı ou{tw para; to; divkaion to; xumfevron levgein uJpevqesqe (V,90).

Ils sont tenus par les conditions de l’échange��. La forme du dialogue permet de souligner la mainmise athénienne sur le déroulement de l’échange et les sujets abordés ; il aurait été difficile de montrer cette domination de façon aussi claire dans un discours suivi. Le dialogue donne beaucoup de force au pouvoir athénien, parce qu’il marque d’emblée une situation d’inégalité.

Outre la mise en valeur de la mainmise athénienne, la forme du dialogue permet de mettre en lumière l’intensité de l’échange. Un discours suivi d’un contre-discours n’aurait pas permis de montrer aussi clairement que les Athéniens ont réponse à tout et réduisent les Méliens à l’impuissance : la forme du dialogue permet d’opposer immédiatement à chaque argument mélien une réponse athénienne qui la réfute. Chaque tentative mélienne est donc brisée dès le départ. Il suffit de détailler un passage du dialogue pour s’en convaincre. Lorsque les Méliens expliquent qu’ils ont foi en la chance, qui peut parfois donner la victoire à ceux qui sont en plus petit nombre��, les Athéniens répliquent par une condamnation de l’espoir qui conduit souvent à l’échec ceux qui mettent trop en lui. De même, lorsque les Méliens affirment qu’ils comptent sur une intervention spartiate en leur faveur��, les Athéniens répliquent immédiatement que les Spartiates n’agiront pas pour honorer leur ancienne alliance avec Mélos, mais

30 « Ou bien nous l’emportons sur le plan du droit, nous refusons pour cela de céder, et c’est la guerre, ou bien nous nous laissons convaincre, et c’est la servitude » – perigenomevnoiı me;n tw`/ dikaivw/ kai; di∆aujto; mh; ejndou`si povlemon hJmi`n fevrousan, peisqei`si de; douleivan (V,86).31 « Car vous le savez comme nous : si le droit intervient dans les appréciations humaines pour inspirer un jugement lorsque les pressions s’équivalent, le possible règle, en revanche, l’action des plus forts et l’acceptation des faibles » – ejpistamevnouı pro;ı eijdovtaı o{ti divkaia me;n ejn tw`/ ajnqrwpeivw/ lovgw/ ajpo; th`ı i[shı ajnavgkhı krivnetai, dunata; de; oiJ prouvconteı pravssousi kai; oiJ ajsqenei`ı xugcwrou`sin (V,89).32 « Il faut bien, ici encore, faire comme vous ; vous nous avez empêchés de toucher aux arguments de droit et vous voulez nous amener à céder devant votre intérêt [...] » – dei` ga;r au\ kai; ejntau`qa, w{sper uJmei`ı tw`n dikaivwn lovgwn hJma`ı ejkbibavsanteı tw/` uJmetevrw/ xumfovrw/ uJpakouvein peivqete, kai; hJma`ı to; hJmi`n crhvsimon didavskontaı [...] » (V,98).33 V,112.34 V,104.

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qu’ils seront bien plus guidés par leur intérêt propre, et ne prendront donc pas le risque d’intervenir pour une aussi petite île��. De même, lorsque les Méliens montrent leur foi en une justice divine qui punirait les Athéniens pour leur injustice et sauverait les Méliens qui sont justes, les Athéniens réfutent cet argument au chapitre suivant en expliquant que les dieux n’interviennent pas ainsi parce qu’ils respectent également ce principe que le plus fort commande. La forme dialogique permet donc de souligner le caractère systématique de la réfutation des arguments de Méliens.

Le choix du dialogue met également en valeur le fait que chacune des deux parties reste fermement sur ses positions. Les Méliens ont exprimé d’emblée leur vision de l’alternative qui s’offre à eux : la guerre ou la servitude��. Durant tout le dialogue, leur position n’évolue pas : ils refusent la domination athénienne qui est pour eux une servitude – douleiva. Ils lui préfèrent leur liberté, au prix de la mort s’il le faut. Leur réponse finale le montre bien :

« Notre avis n’est pas autre qu’il n’était au début, Athéniens, et nous n’allons pas en un instant priver de sa liberté une cité qui compte sept cents ans d’existence » – ou[te a[lla dokei` hJmi`n h] a{per kai; to; prw`ton, w\ ∆Aqhnai`oi, ou[t∆ejn ojlivgw/ crovnw/ povlewı eJptakovsia e[th h[dh oijkoumevnhı th;n ejleuqerivan ajfairhsovmeqa (V,112).

Les Athéniens maintiennent également leur dessein premier : convaincre les Méliens, ou les écraser. Ils ne sont pas venus pour autre chose. La forme du dialogue montre donc qu’il n’y a pas d’échange réel entre Athéniens et Méliens. À la limite, on pourrait aller jusqu’à considérer que le choix de l’antilogie serait impossible ; car si les Athéniens parlaient en premier, les Méliens ne pourraient rien répondre ; tous leurs arguments seraient réfutés d’emblée��.

En fait, la forme du dialogue montre qu’il ne s’agit pas là d’un lieu d’échange en vue d’un accord : dans la plupart des cas où deux cités sont en désaccord, leurs discours sont présentés l’un après l’autre devant un tiers. Or l’absence de troisième instance montre bien que le débat n’existe pas réellement dans ce dialogue : Athènes y est en position de juge et de partie, en position de force. Les Méliens le dénoncent dès le début du dialogue :

« Le bon procédé consistant à s’expliquer tranquillement ne soulève aucune critique ; mais les conditions de guerre, qui sont déjà là et non pas simplement à venir, se trouvent

35 V,105.36 V,86.37 Dans le même ordre d’idée, J. Price (2001 :195-204) a réuni les répliques athéniennes et montré qu’elles constituent un discours suivi relativement bien construit. Selon lui, il n’y a pas réellement d’échange entre Athènes et les Méliens : « Although it is the Athenians themselves who suggest a free-form discussion to allow immediate responses to each other, they are insensible of their interlocutors » (p. 200).

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apparemment en désaccord avec cette idée. Car nous vous voyons, vous, vous présenter ici comme les arbitres du débat » – JH me;n ejpieivkeia tou` didavskein kaq jhJsucivan ajllhvlouı ouj yevgetai, ta; de; tou` polevmou, parovnta h[dh kai; ouj mevllonta, diafevronta aujtou` faivnetai. ÔOrw`men ga;r aujtouvı te krita;ı h{kontaı uJma`ı tw`n lecqhsomevnwn (V,86).

Les Méliens relèvent ce qui semble être incohérent dans l’attitude athénienne ; ils ne proposent une communication que lorsqu’ils sont en position de force. Dès lors, toute communication est orientée, minée��. Il ne peut dès lors y avoir d’évolution des positions des intervenants. Cette incommunicabilité est due à cette position de force d’Athènes. Le choix de la forme du dialogue dit d’emblée ce déséquilibre.

*

Conclusion

Le choix du dialogue est le choix d’une forme littéraire signifiante, en lien avec le sens de l’épisode de Mélos : il est d’abord lié au refus des Méliens d’introduire les Athéniens devant le peuple, et donc à leur refus de discours habituel de persuasion, fondé sur des arguments qui ont fait leurs preuves, mais ne sont plus tout à fait d’actualité. Le choix de la forme dialogique est dû également à son aptitude à mettre en valeur la tension qui existe entre Athéniens et Méliens ; enfin, il est le fait d’une situation de communication déséquilibrée, où l’un des interlocuteurs a sur l’autre l’avantage de la force.

La forme du dialogue permet de souligner le fait que l’échange n’en est pas un : tout est joué d’avance, les Athéniens sont déjà en position de force sur l’île lorsque commence l’échange, ils sont juge(s) et partie. C’est ce que nous montre d’emblée le choix même de la forme dialogique.

Mais ce dialogue constitue surtout une mise en place de Thucydide, et lui permet de nous donner à voir, sans la rhétorique des discours, comment fonctionne l’empire athénien en 416. Dans ce dialogue, l’impérialisme athénien s’exerce sans considération autre que ce qui semble être l’intérêt : le dialogue permet de mettre à nu le pouvoir athénien sans o[nomata kalav.

38 J. Price reprend cette idée comme un argument servant sa thèse : « Here we have an almost grotesque example of the principle enunciated in the stasis model, that of logos becoming disjoined from ergon » (2001 : 198). Pour lui, l’ensemble de la guerre du Péloponnèse se joue selon les principes mis en valeur à Corcyre (en particulier en ce qui concerne le discours).

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