charles-quint et les barbaresques

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Pierre Mesnard Charles-Quint et les Barbaresques In: Bulletin Hispanique. Tome 61, N°2-3, 1959. pp. 215-235. Citer ce document / Cite this document : Mesnard Pierre. Charles-Quint et les Barbaresques. In: Bulletin Hispanique. Tome 61, N°2-3, 1959. pp. 215-235. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1959_num_61_2_3625

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Charles-Quint Et Les Barbaresques

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  • Pierre Mesnard

    Charles-Quint et les BarbaresquesIn: Bulletin Hispanique. Tome 61, N2-3, 1959. pp. 215-235.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mesnard Pierre. Charles-Quint et les Barbaresques. In: Bulletin Hispanique. Tome 61, N2-3, 1959. pp. 215-235.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hispa_0007-4640_1959_num_61_2_3625

  • CHARLES-QUINT ET LES BARBARESQUES

    I. La lutte pour la prpondrance : Espagne et Turquie

    La principale difficult de l'histoire, aprs le dcoupage de son objet, c'en est l'clairage. Lorsqu'il s'agit de la vie d'un grand roi, s'il est relativement ais de considrer son rgne comme une ralit autonome, il l'est beaucoup moins de la dfinir. Sans doute l'unit de ce rgne, dans la mesure o il s'identifie un destin exceptionnel, doit-elle tre cherche dans la personnalit mme du monarque, dans la manire dont il ragit au conditionnement sociologique de son action. Mais l'historien se place, pour tudier cette action mme, de manire mettre en relief les relations qui correspondent son intrt propre. Cela nous a valu d'admirables peintures de Charles-Quint, prince flamand, assimil peu peu l'Espagne ; de l'hritier vindicatif des ducs de Bourgogne engag dans une rivalit personnelle avec le roi de France ; de l'Empereur allemand essayant d'imposer la chrtient tout entire, du Pape Luther, son obdience spirituelle ; enfin de l'organisateur du nouveau monde imaginant derrire l'pope des conquistadors et des missionnaires l'dification d'une monarchie qui serait vritablement universelle.

    Tous ces tableaux sont exacts, mais du fait qu'ils restent partiels et radicalement insuffisants pour enclore l'homme et son uvre, peut-tre vaudrait-il mieux se demander, de tous les gestes du souverain, quel est le plus typique, celui auquel il a pris la plus grande part et dans lequel il s'est le mieux reconnu, celui o il a march pleinement dans le sens de l'histoire. Dans cette perspective il se pourrait bien que l'action la plus profonde et la plus typique de Charles soit l'expdition de Tunis en 1535.

    Mais, pour le dmontrer, il ne suffit pas de dpeindre la passion exceptionnelle avec laquelle le souverain a poursuivi l'une des

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    expditions les plus glorieuses de son rgne ; il faut aussi saisir dans cette campagne de 1535 la russite et le sommet d'un dessein politique qui restera toujours au cur de Charles-Quint et de son successeur, savoir la neutralisation de la puissance ottomane par la destruction de ses dangereux vassaux africains, les pirates barbaresques \

    Pour mieux comprendre l'intrt de ce dessein, il faut changer un peu notre optique habituelle. L'histoire gnrale, polarise par ces deux grands concepts, la Renaissance et la Rforme, tend pousser au premier plan mme les vnements militaires qui leur sont apparents, savoir les chevauches franaises en Italie et les diverses guerres de religion qui leur font suite. Or, du point de vue de la grande histoire politique, qui est toujours celle de la lutte pour la primaut, ce ne sont l que des vnements secondaires en eux-mmes quelque importantes que puissent tre leurs rpercussions.

    Nicolas Jorga est peut-tre le premier avoir soulign que cette poque, qui va du milieu du xve sicle la fin du xvie et que Hauser dnomme si intelligemment la Prpondrance espagnole, devrait plutt s'appeler : Lutte entre V Espagne et la Turquie pour la prpondrance europenne2. Depuis la prise de Cons- tantinople en 1453 jusqu' la bataille de Lepante en 1571, il n'y a vraiment en prsence que deux grands en face desquels les autres puissances louvoieront tant bien que mal pour subsister seulement. Pendant cent vingt ans, chacune de ces deux puissances mondiales va prendre l'autre la gorge et essayer de l'touffer. Ce n'est qu'aprs leur double chec et l'puisement de cette lutte meurtrire que les puissances moyennes pourront respirer, voire orienter l'Europe vers un nouveau destin. Mais, aux alentours de 1500, les deux tats montants sont dous d'une singulire capacit d'expansion et de conqute.

    Rappelons les faits et quelques dates. En ce qui concerne l'Espagne, son unit se prcipite en quelques lustres. En 1469, le mariage de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille, en

    1. Le problme est bien pos dans C. Capasso, Barbarossa e Carlo V , Rivista storica ital., 1932.

    2. Cf. Zinkeisen und Jorga, Geischichte des Osmanl. Reiches, Gotha, 1909.

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    1492, la conqute de Grenade, en 1512, la runion de la Navarre espagnole amneront l'Espagne ses frontires actuelles ; mais le potentiel guerrier qui s'est constitu pendant la reconqute tend tout naturellement dborder l'extrieur. Quoi que nous puissions en penser, l'Amrique trop lointaine ne sera pas l'exu- toire naturel de cette vitalit surabondante. C'est vers la Mditerrane que dbouche depuis longtemps la marine aragonaise, c'est travers la Mditerrane que la Castille peut esprer atteindre nouveau son ennemi hrditaire, le Maure encore beaucoup trop prsent dans son espace vital.

    Cela, les grands esprits politiques qui ont forg la puissance espagnole n'ont pas manqu de s'en apercevoir. Et ils ont opr assez vite pour devancer les Turcs dans la Mditerrane centrale et occidentale. C'est tout d'abord Ferdinand qui s'empare, en 1503, grce au gnie de Gonzalve de Cordoue et la supriorit stratgique de la flotte aragonaise, de Naples qui restera, pendant tout le xvie sicle, non seulement un centre conomique et financier important, mais surtout le mle inbranlable derrire lequel pourra s'abriter et se concentrer la flotte espagnole. La mme anne 1503 voit se forger galement l'outil tactique de la supriorit militaire, le tercio espagnol, l'ingalable infanterie qui assurera le succs de tant d'expditions et que les janissaires turcs sont seuls susceptibles de combattre galit.

    Mais en Afrique mme les Espagnols tirent les premiers. En 1497, le duc de Medina Sidonia prend Melilla, premire possession africaine espagnole. Puis ce sera bientt la grande politique trs consciente de Cisneros, qui prsage celle de Charles-Quint : Personne ne saurait dominer sur le continent s1 il n'est pas matre de la mer, et c'est toute la srie continue de ses expditions au Maghreb. L'expdition d'Oran de 1509 est une grande date de l'histoire espagnole : avec elle sera conquise une base importante, distance raisonnable de la mtropole, capable de surveiller la fois le Maroc et l'Algrie et de constituer, pour tout tat musulman important en Afrique du Nord, une vritable charde dans la chair. Mais ce n'est l que le premier terme d'une srie d'actions qui verront Pedro Navarro, aprs s'tre rendu pour quelque temps matre d'Alger, s'emparer de faon durable de Bougie et

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    y construire le fort de la Kasbah (1509). Le terme oriental de cette extension est constitu par la conqute de Tripoli, que les. Espagnols cderont plus tard aux chevaliers de Malte en 1530. On sait avec quelle nergie personnelle Cisneros appuyait cette politique, dpensant toute sa fortune dans la construction de la flotte ; on a parl de 53.000 ducats par mois. Politique qui correspondait bien un impratif espagnol, puisque vingt ans aprs la chute de Grenade et deux ans aprs la prise d'Oran, les diplomates espagnols, lors de la conclusion de la Sainte-Ligue (1511), dclaraient qu'ils entendaient poursuivre la guerre contre les infidles3.

    C'est qu' l'autre extrmit de la Mditerrane les vnements voluaient rapidement. Mahomet II (1451-1481) ne s'tait pas content de prendre Constantinople ; il avait subjugu la Thrace et la Macdoine, mis fin l'empire de Trbizonde (1461). Malgr sa dfaite des mains de Jean Hunyade devant Belgrade (1456) et les exploits de Scandenberg contre ses lieutenants, il finissait par conqurir l'Albanie, et, aprs avoir enlev aux Gnois leurs prsides de Lesbos dans la mer Ege (1462) et de Caffa en Crime (1476), il ravissait aux Vnitiens Ngrepont (1470), puis les les mridionales ; envahissant le Frioul et l'Adriatique, il dictait Venise la paix humiliante de 1478. Cela ne l'empcha pas de menacer directement l'Italie en s'emparant d'Otrante (1480). Il ne put cependant arracher Rhodes aux chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem et mourut peu aprs cet chec, en 1481.

    Bajazet II (1481-1512) consacra surtout ses forces la consolidation des conqutes continentales en battant les Moldaves et en soumettant la Bosnie et la Croatie. Son fils, Slim Ier (1512- 1520), enracina plus profondment l'Orient la puissance turque. Son artillerie moderne lui permet de battre le schah de Perse Tchaldier (1514), de soumettre la Syrie (1516), d'craser les Mamelouks et de faire entrer l'Egypte entire sous son protectorat. La possession d'une rgion grande productrice de bl, de riz et de fves assure enfin le ravitaillement du nouvel tat turc. Ce commerce de Constantinople avec Alexandrie devient aussi in-

    3. Sur la politique de Cisneros, base de toute construction ultrieure, on consultera Conde de Cedillo, El Cardenal Cisneros, 3 vol., Madrid, 1921-1928.

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    tressant que celui des caravanes, mais requiert la formation d'une puissante marine. Slim Ier le froce est aussi le premier sultan turc revtir la dignit de Commandeur des Croyants que lui aurait lgue en aot 1517 le dernier des Abbassides. Aux yeux de nombreux historiens, c'est cette date qu'il faut placer la vritable rsurrection d'un Empire d'Orient, ciment cette fois par l'obissance farouche des Musulmans.

    11 n'est donc pas tonnant que les deux grandes puissances dsormais parvenues au fate de leurs forces matrielles et morales se heurtent sur tous les fronts. Le vritable conflit du sicle n'est pas celui de Luther avec la papaut, ni celui de la France et de l'Espagne, mais celui des deux Empereurs contemporains et rivaux, Charles-Quint et Soliman (1520-1566).

    Et, en effet, ds l'avnement de Soliman le Magnifique, l'empoignade est complte sur tous les fronts. La prise de Belgrade, porte de la Hongrie, en 1521, la grande victoire de Mohacz et la prise de Bude en 1526, le sige de Vienne par une arme de 120.000 hommes ont fait croire beaucoup d'historiens que la guerre continentale tait au premier plan de ce conflit. Au vrai, ni l'un ni l'autre des deux champions ne pouvait emporter la dcision. Soliman avait une excellente arme, mais les communications avec ses bases de dpart taient trs prcaires et des milliers de chameaux s'usaient rappeler, quand il le fallait, ses forces vers l'Orient o les Perses n'ont cess durant un sicle de faire diversion. Quant l'Empereur, ses troupes allemandes taient mdiocres, mais faciles recruter et reformer aprs un chec, en attendant l'heure o la rorganisation des forces impriales autour des Habsbourg permettrait la reconqute.

    C'est donc dans la Mditerrane que les deux rivaux allaient pouvoir se mesurer leur aise, ou pour mieux dire dans ce monde mditerranen dont M. Fernand Braudel a si bien dcrit l'histoire pour la priode suivante 4.

    4. Fernand Braudel, La Mditerrane et le monde mditerranen l'poque de Philippe II, Paris, 1949. Nous ne saurions exprimer ici en une courte note tout le profit que nous avons tir d'une lecture assidue de cet ouvrage tous gards monumental.

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    IL Apparition de la guerre de course EN MDITERRANE

    Or, dans ce champ de manuvre, un facteur nouveau venait de faire son apparition, la guerre de course. Contrairement ce qu'on pense d'habitude, ce sont les chrtiens qui ont commenc, et dans la personne des chevaliers de Saint-Jean de Jrusalem. Cet ordre hospitalier et militaire, aprs la prise de Jrusalem par Saladin (1188), s'tait retir successivement Saint- Jean d'Acre, Chypre, puis Rhodes. Ils en avaient fait le sige d'une importante force navale, particulirement redoutable aux Musulmans depuis leur tablissement Constantinople dont elle ne cessait de troubler le trafic. On comprend ds lors l'acharnement des sultans contre le repaire des chevaliers, dont la prise en 1522 par Soliman marque le dbut de la grande guerre en Mditerrane.

    Mais, pour lutter contre les galres et brigantins des chevaliers et protger sa propre marine marchande, Bajazet II avait t amen prendre une autre mesure d'un intrt exceptionnel, savoir un dahir autorisant les particuliers armer en course sous leur propre responsabilit. C'est ainsi que les historiens nous signalent vers 1510 l'existence d'une flotte de cent dix galres et fustes sortant des dtroits par petits paquets lancs au gr de leurs propritaires. Et c'est ici, ds le dbut de la course ottomane, que nous voyons entrer en action ceux qui vont devenir le souci de l'Espagne et souvent les pires ennemis de l'Empereur, savoir les Barberousse 5.

    Ils sortaient d'une humble origine. Leur pre, un Albanais captur par la razzia de 1460 sur les ctes de l'Adriatique, avait pu, en reniant sa foi, passer de l'tat de galrien celui de marinier militaire et civil, puis de comit sur un bateau turc : la suite d'un dml obscur, il s'tait enfui Mitylne et avait pous une Grecque chrtienne dont il avait eu quatre fils, qui,

    5. Cf. Lpez de Gomara, La Historia de los Barbar roxa con la origen de los Turcos (B)l. nat. Esp., ms. R. 179-6339); Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, 1637; et l'ensemble des livres franais rcents sur l'histoire de l'Afrique du Nord.

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    tous les quatre, appartiendront l'histoire de la marine barba- resque : Omich, Xaca, Kher-ed-Dne et Mahauzte.

    L'an, Omich, n vers 1474, las d'aider son pre dans le mtier ingrat de caboteur, tait all Stamboul, o, force d'audace, il avait obtenu une place de comit sur une galre neuve. Mais ses dbuts avaient t malheureux ; la premire sortie, il avait t pris par les chevaliers de Rhodes et contraint ramer comme esclave sur leurs galres. Il n'avait pu s'chapper qu'en se coupant le talon pour laisser glisser sa chane, ce qui lui valut le surnom de Baba Arug, le vieux boiteux, dont les chroniqueurs ont fait Barberousse.

    Mais voici que le destin va changer. Marin prouv, le vieux boiteux est recrut comme timonier par deux honntes commerants qui viennent d'armer en course une galre et un brigantin. L'un d'eux tant dcd en mer, Omich tue le second, se proclame capitaine de la galre, installe son frre au commandement du brigantin ; une fuste de corsaires turcs arraisonns en chemin, et c'est dj une petite flotte de trois btiments qu'Omieh ramnera dans l'archipel des Gelves, o il fera de Djerba son premier centre d'oprations. Il s'illustrera vite en s'emparant par tratrise d'une galre espagnole, la Cavalleria (1510).

    Cependant, le feu couve en Mditerrane centrale. Moulay Mohammed, roi de Tunis, supporte malaisment l'existence des bases espagnoles. Il attaque Tripoli, mais les galres du roi de Sicile le forcent abandonner la partie. Lorsque Omich viendra, en 1511, lui offrir son concours, le roitelet maure le recevra somptueusement et augmentera ses moyens de deux fustes de guerre, quitte rclamer la part du lion sur les prises considrables que, dans ses deux premires campagnes, le pirate ralise dj sur les ctes espagnoles.

    Mais c'est surtout le protectorat espagnol sur Bougie qui gne Moulay Mohammed. Il y lance une premire fois; en 1512, Omich, qui y perd le bras droit. Qui pis est, le pirate n'a pas craint, au retour, de capturer une galre gnoise. La riposte est foudroyante. Andr Doria, la tte d'une flotte de vingt navires, ratisse toute la cte nord-africaine d'Oran Porto Farina, et, retrouvant la prise la Goulette, pntre dans le port et y incendie les navires

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    et les dpts. La leon n'instruira pas Omich : avec des moyens plus considrables et toujours au service du roi de Tunis, il entreprend un nouveau sige de Bougie en 1514 ; mais la place est ravitaille par une flotte basque partie d'Alger et l'un des quatre frres Barberousse, Xaca, tombe au cours d'un assaut infructueux.

    La nouvelle de la mort de Ferdinand d'Aragon (12 janvier 1516) fait germer aussitt dans le cur des Maures africains l'espoir d'une libration. L'mir d'Alger, l'ondoyant Slim, pense que le moment est venu de se dbarrasser du Pen, citadelle espagnole qui contrle les mouvements du port, et il appelle Omich son aide. Venu de Djidjelli par terre et par mer, le pirate ne tarde pas supprimer son hte et prendre sa place. Aprs quoi il reoit et extermine une expdition espagnole commande par Diego de Vera et lui fait 1.500 prisonniers, ce qui lui vaut les flicitations du Grand Turc.

    Cet Omich est insatiable. Ayant augment ses troupes des renforts amens par ses deux frres Mahauzte et Kher-ed-Dne, en novembre 1517, il entrera Tlemcen sous prtexte de chasser un usurpateur; puis il se dbarrasse non seulement du prtendant lgitime, mais de toute la famille royale, et le voil galement roi de Tlemcen.

    Le premier ennemi musulman que rencontre le nouveau roi d'Espagne Charles Ier n'est donc pas le Turc, mais le Barba- resque. Et il faut croire que cet ennemi est jug dangereux, si l'on en juge la force de la raction. Les Espagnols d'Oran ne peuvent accepter qu'un mme ennemi les menace la fois de la cte et de l'intrieur et ils envoient contre Omich plusieurs colonnes mobiles. L'une d'entre elles surprendra le roi et son pre en train de fter un premier succs la Kalaa des Bni Rached, et rapportera Oran les ttes d'Omich et de Mahauzte (1518).

    Au mme moment le Sultan n'est encore, aux yeux du nouveau roi d'Espagne, qu'un souverain infidle certes, mais lointain et lgitime. On en est toujours avec lui aux relations diplomatiques, et c'est sur un ton pacifique que, ds son avnement, Charles Ier prie Slim le Sanglant de ne plus molester dsormais les populations de Jrusalem. Les choses allaient changer avec Kher-ed-

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    Dne, avec Soliman le Magnifique, surtout aprs leur coalition. Ce changement se marque tout de suite par la prtention du

    quatrime Barberousse de ne pas tre comme son frre un homme nouveau, mais un souverain lgitime, ayant acquis son royaume par hrdit. Craignant le mme sort que ses frres, il va rejoindre Slim Ier Andrinople, le reconnat pour suzerain, mais se voit confirmer son autorit sur Alger avec le rang de bey des beys.' Ce ne sont pas les Espagnols, d'ailleurs, qui l'en chasseront : par suite d'indiscipline, une forte expdition commande par le vice- roi de Sicile, Ugo de Moneada, devra se rembarquer et la tempte lui infligera des pertes svres. Mais Kher-ed-Dne, trop dur avec ses lieutenants Ben-el-Kadi et Cartazan et jaloux de leurs succs sur les ctes de Catalogne, se verra trahi par eux. Chass d'Alger, il redeviendra pour un temps un simple pirate tabli Djerba.

    En Espagne, cependant, les mfaits des corsaires taient dj si graves qu'il fallait envisager des mesures exceptionnelles, telle l'invitation aux Cortes de Catalogne s'armer pour repousser les pirates de la cte (mai 1519), qui devait faciliter le mouvement des Germanias et les troubles politiques des annes suivantes. Il n'en est que plus curieux de voir avec quelle hte le roi fuyait ce pays menac et en proie l'anarchie pour aller recueillir le bnfice de son lection impriale 6.

    Cette lection, qu'il a voulue de toute son ardeur juvnile, a fait de l'Empereur un autre homme. Sans pouvoir tre taxs de romantisme, nombreux sont les historiens qui pensent une transformation importante non seulement de l'homme, mais de la politique gnrale. Le fait mme qu'en dehors d'Espagne le titre de Charles-Quint ait prvalu sur celui de Charles Ier montre bien qu'entre l'action trs hispanique des Rois Catholiques et celle de Philippe II, il y a comme un intermde imprial, caractris par l'apparition, dans la mentalit du souverain, d'une optique nouvelle d'ailleurs suggre par ses meilleurs conseillers. Ceux-ci s'efforaient de faire revivre, travers Charles, l'ide de chrtient : Sire, lui disait Gattinara ds le 12 juillet 1519,

    6. lection le 28 juin 1519, embarquement le 20 mai 1520, couronnement 4 Aix-la-Chapelle le 23 octobre 1520.

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    puisque Dieu vous a confr cette grce immense de vous lever, par dessus tous les rois et princes de la chrtient, une puissance que jusqu'ici n'a possde que votre prdcesseur Charle- magne, vous tes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez runir la chrtient sous une seule houlette 7. Mais cette chrtient, beaucoup ne la voyaient runie que dans une action commune contre le Turc, tel en 1520 l'auteur de YHispaniae Consolado, un Allemand qui commenait prcher la croisade ncessaire, Georg Sauermann.

    Le drame de Charles-Quint, c'est la non-acceptation trs gnrale de cette autorit temporelle et spirituelle dont Dieu l'a investi. Il lui faudra batailler, ruser, courir d'un bout l'autre de l'Europe pour faire reconnatre cette suprmatie lgitime aux autres potentats de l'poque, voire ses sujets rvolts. Par la faute de Franois Ier, de Luther et des princes allemands, par l'obstination des papes et aussi, il faut bien le dire, par la faute de son propre orgueil, il lui faudra passer par-dessus des drames aussi poignants que la captivit du roi de France et que le sac de Rome pour arriver conqurir enfin la paix l'Occident. L'heure bnie entre toutes, c'est celle o, la Paix des Dames, Franois Ier a pu parler d'entrer en campagne contre le Sultan (21 septembre 1529). Charles-Quint, qui a t lu le 28 juin 1519 et proclam Aix le 23 octobre 1520, ne s'estimera lui-mme empereur que lorsque, rconcili avec le Saint-Sige, il aura reu des mains de Clment VII la couronne des rois lombards et la couronne impriale Bologne, les 22 et 24 fvrier 1530.

    Mais, entre temps, le danger musulman s'tait prcis en Mditerrane jusqu' devenir intolrable. Soliman le Magnifique, ds son accs au pouvoir, avait repris les deux chemins de l'invasion. Si la prise de Belgrade, en 1521, ouvrait les portes de la Hongrie, le sige et la prise de Rhodes (juillet-dcembre 1522) lui garantissait la possession de la Mditerrane orientale. Entre Constantinople, Rhodes et Alexandrie, la route tait dsormais libre, et cela d'autant plus que l'le de Djerba flanquait ce dispositif d'une vigie excellente sur la cte maghrbine.

    7. Cit par Brandi, Charles-Quint, trad. fr. par Guy de Bud, Paris, Payot, 1951, p. HO.

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    Kher-ed-Dine Barberousse y avait, en effet, reconstitu sa flotte et forg son contact les grands corsaires qui domineront l'histoire navale du sicle, le juif Sinan Pacha, l'Algrien Sal, 'Ali Ca- rainan, Dragut. Leur audace est suffisante pour se risquer jusqu'aux eaux valenciennes et y pratiquer d'innombrables razzias. Enfin, aprs deux expditions manquees sur Bne, Barberousse russit se rintroduire Alger en fvrier 1527. Sa force est dsormais suffisante pour pouvoir, en mai 1529, en employant les grands moyens, rduire le Pen d'Alger, raser le fort espagnol et le remplacer par une mosque symbolique. Le 25 octobre 1529, 'Ali Caraman coulera la flotte basque du capitaine Rodrigo de Portuondo ; la mme saison Sinan Pacha cume alternativement les ctes espagnoles et italiennes, et Kher-ed-Dne se croit assez fort pour prparer une expdition sur Cadix.

    Mais, par un coup tonnant du sort, Charles-Quint allait relever sa puissance maritime et reprendre l'offensive. Le moment le plus bas avait t visiblement pour lui l'anne 1528, lorsque, les coaliss de la ligue de Cognac ayant repris l'offensive, l'arme franaise de Lautrec aprs un succs dcisif tait revenue bloquer Naples et que le vice-roi Ugo de Moneada, pour faciliter l'entre d'un convoi de bl dans la ville assige, avait risqu jusqu' Gaete la flotte espagnole qui avait t anantie. Si Charles avait lch Naples au moment mme o Barberousse s'installait Alger, toute la Mditerrane centrale et t perdue et l'Espagne elle-mme rduite une dfense apeure.

    C'est peut-tre ce qui explique en grande partie le geste trs diversement comment d'Andr Doria, le clbre marin gnois la solde des Franais qui commandait la flotte de blocus. Le 4 juillet 1528, ses navires avaient quitt leur poste et ralli Gnes; par ailleurs Lautrec mourait le 16 aot. Le sige de Naples tombait de lui-mme et l'on s'acheminait grands pas vers la Paix des Dames. A la consolidation de son pouvoir sur Naples, aux bonnes relations retrouves avec le Saint-Sige et Venise, Charles-Quint ajoutait un atout matre, l'apport dfinitif de la flotte gnoise et de son chef prestigieux 8. La nouvelle stra-

    8. Cf. Capelloni, Vita del Principe Andrea Doria, Gnes, 1863; E. Petit, Andrea Dria, Paris, 1887; et Doria (Andrea), Les douze articles qu'il prsenta Charles- Quint lorsqu'il entra son service {Archivo Histr. Nacional, m. E. 79954).

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    tgie d'ensemble mditerranenne s'exprime dsormais par l'lvation d'Andr Doria. Tout en restant le premier citoyen d'une Gnes rpublicaine, celui-ci porte dsormais les titres de grand amiral de Castille, grand chancelier du royaume, chevalier de la Toison d'or, prince de Melfi et marquis de Tursi. L'autorit qu'il s'est fait reconnatre est telle qu'il dirigera non seulement l'volution des escadres; mais les oprations combines mme en prsence de l'Empereur. Et pour commencer, puisque Kher-ed- Dne parle d'attaquer Cadix, on va, par un dur coup de sonde Cherchell, anantir ses prparatifs en lui prenant huit navires et en brlant de gros approvisionnements.

    Barberousse, furieux de cette insulte, considre dornavant Doria comme l'homme abattre, et il entreprend contre Gnes une expdition punitive avec toutes ses forces, quarante voiles groupes derrire la galre Y Algrienne qui porte pour devise je vaincrai ! . Mais il lui faut assez vite virer de bord, Doria menaant son tour Alger imprudemment dpourvue de dfenseurs.

    Avec son sens politique avis, Barberousse a compris que la partie tait dsormais trop grosse pour ses propres forces. Aussi entreprend-il une seconde fois le sige du Sultan. Aprs des ngociations parfois difficiles, il obtient plus encore qu'il n'avait souhait. Parti en qumandeur pour Stamboul, le 21 novembre 1533, il en sortira, le 11 juin 1534, Capitn Pacha, c'est--dire qu'on lui confiait le commandement de toute la flotte ottomane, 80 galres et 22 fustes armes de 8.000 marins, 10.000 soldats et 800 janissaires. Vraiment digne de son nom, Soliman le Magnifique avait en outre vers une avance de 400.000 ducats 9.

    III. La lutte a mort contre les Barbaresques

    La nouvelle situation de Barberousse est d'ailleurs souligne par le fait qu'il reoit dsormais des instructions directes de Franois Ier pour une attaque contre Gnes, qui parat dsormais l'objectif principal du roi trs chrtien. Aussi voit-on le nouveau Capitn Pacha, ds sa premire campagne (1534), appa-

    9. Cf. vice-amiral de La Jonquire, Les Corsaires Barbaresques et la marine de Soliman le Grand, Paris, 1841.

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    raltre en force dans les eaux italiennes, forcer le dtroit de Messine aprs une escarmouche avec Antonio Doria, le neveu de son adversaire, ravager le littoral de la Calabre, rafler aux Napolitains 11.000 prisonniers et 800.000 ducats ; mais il est plus press de mettre ce butin l'abri que de mener une entreprise hasarde contre Gnes et il prend prtexte du retard des Franais pour remettre le cap sur Alger. Il en sortira bientt pour une action hardie contre la Tunisie. Le 15 aot 1534, il s'empare de Bizerte, le 20 aot, il dbarque non loin de Tunis, et s'empare de la ville. L aussi il prtend appuyer contre Moulay Hassan un prtendant lgitime, mais il se fait roi lui-mme, et les janissaires que lui a prts le Grand Turc crasent toute rvolte de ses nouveaux sujets.

    Voici donc ralise la menace dont Cisneros avait senti l'approche et qui l'avait dcid agir fortement contre les Barba- resques : ces gens-l menaaient de frayer la voie du ct de l'Occident au Grand Turc qui les protgeait 10. Derrire un rideau que l'alliance franaise permettait de tendre d'Alger Marseille, la flotte turque pouvait dsormais manuvrer en sret, trouvant d'Alger Djerba tous les points d'appui ncessaires sur la cte africaine. Le Croissant gagnait de ce fait la prpondrance en Mditerrane centrale et l'initiative mme le long des ctes espagnoles.

    Mais la menace de l'Infidle est trop manifeste pour que l'Europe inquite ne sente pas la ncessit de se regrouper autour de Charles-Quint. Aussi bien est-ce une vritable croisade que l'Empereur s'en va prcher. Et cette plate-forme morale facilite son action diplomatique jusqu' faire apparatre une mauvaise conscience de Franois Ier. La circulaire enflamme de l'Empereur lui procure rapidement non seulement l'aide sans rserve de ses propres sujets, mais l'appui en navires, argent ou matriel des principales puissances. Alors Charles dcide de frapper son adversaire au point le plus faible, Tunis, o son autorit est encore mal tablie. Et l'on reprend contact avec Moulay Hassan qui offre de reconnatre la suzerainet espagnole, tandis que les approvisionnements affluent Barcelone o se concentrent ga-

    10. Brandi, Charles-Quint, p. 68.

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    lement les divers contingents de l'expdition. Plus de 500 voiles, dont 150 galres fournies par l'Espagne, Gnes, la Sicile, Naples, le Saint-Sige, transporteront 8.000 Allemands, 2.500 Espagnols et un gros dtachement portugais, munis d'un important parc de sige. L'Europe entire leur a fourni vivres et matriel : Les cuirs pour le vin et le vinaigre, les barils pour l'eau, ont t amens de Sville et de Mlaga. Trois galions ont t affrts en Bretagne pour le transport des sacs de biscuit. De Majorque, ont t envoys les sacs de bougie et de suif. La Castille et l'Andalousie ont fourni les bidons pour les soldats en campagne et les cruches pruviennes pour l'huile : le riz, l'orge, les pois chiches et la viande sale sont arrivs de Catalogne et de Valence. Gibraltar a offert les lanternes en bois avec leurs lumires de corne ; Hambourg, la poudre ; l'Angleterre, le plomb ; les Flandres, leurs piques, leurs arquebuses et leurs mousquets. Et l'Espagne tout entire a vid ses greniers de farine, de paille, de morue, de viande boucane, ses ateliers ont offert spontanment les hermi- nettes, les tenailles, les compas, les mches, les marteaux, les enclumes, les bois, le grement, les voiles, tous les ustensiles de combat, de vtement et d'hpital11.

    L'activit fbrile des arsenaux et la prsence de l'Empereur, l'arrive des diverses escadres soulvent Barcelone une atmosphre d'enthousiasme qui culmine dans la revue des troupes espagnoles, admirable crmonie de fidlit monarchique et de faste militaire (15 mai 1535) 12. L'embarquement des services commence ds le lendemain. Cependant, avant de prendre la mer, Charles va passer au Montserrat une journe de prire ; puis il monte le 30 mai bord de sa galre royale et la flotte s'branle au milieu des vivats. Le 11 juin, elle est parvenue sans encombre Cagliari en Sardaigne. Le 15, l'arme dbarque Porto Farina,

    11. Albert Prieur, Les Barberousse, Paris, 1943, p. 217. 12. Cette revue constitue le sujet de la seconde tapisserie d'une srie magnifique

    consacre l'expdition de Tunis par le peintre officiel Jean Vermayen et excute par le clbre Guillermo de Pannemaker (1554). On peut l'admirer dans un salon de 'Alczar de Sville. La srie, qui constitue un document iconographique d'une rare valeur historique, a t reproduite avec explications en anglais et en espagnol sous le titre Real Alczar, Sville, 1929 (un album). On relira par ailleurs Charles-Quint, Relations de la conqute de Tunis (Archives du Nord de la France et du Midi de la Belgique, publies par M. Dinaux, vol. IV).

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    tandis que l'escadre du marquis del Vasto va reconnatre la Gou- lette dont la prise constitue l'objectif essentiel de l'opration.

    Pour accueillir les chrtiens, Barberousse dispose de forces particulirement importantes. Dans le port, bnficiant de canaux intrieurs, 260 navires. Un gros fort barre l'accs du chenal du ct de la Goulette, deux grosses tours, couvertes par un systme de fortifications, le protgent du ct de Carthage. Cent canons et 6.000 Turcs commands par Sinan Pacha garnissent ces importantes dfenses, derrire lesquelles la cavalerie prte intervenir ne compte pas moins de 20.000 sabres.

    Les Espagnols peinent commencer les tranches sous le feu de l'ennemi et le 23 juin une contre-attaque leur cause de graves dommages. Mais, le lendemain, les Gnois de Doria, en s'empa- rant de la tour de l'Eau, mordent sur le systme dfensif de la Goulette. Barberousse, voyant le danger, lance dans la nuit du 26 une offensive gnrale qui parat sur le point d'emporter le camp espagnol ; mais Charles-Quint lui-mme intervient avec les rserves d'infanterie dont les Barbaresques ne peuvent soutenir le choc. Dcide le 12, remise le lendemain cause du mauvais temps, l'attaque gnrale se droule le 14 juillet. Aprs une mle sanglante, les allis s'emparent de la forteresse et, dans le port, de 80 navires, dont la fameuse galre capitane de Kher-ed- Dne.

    Aprs avoir essay vainement de disputer l'accs de Tunis, Barberousse, suivi de 7.000 hommes, se replie sur Constantine, s'embarque Bne bousculant l'escadre de blocus du jeune Doria, regagne Alger pour y reconstituer sa flotte et son pouvoir. Cependant, aprs trois jours de pillage13, Charles-Quint est entr Tunis pour y rinstaller avec Moulay Hassan un protg, sa discrtion. Le nouveau roi reconnat solennellement l'Espagne la possession des places de Bne, Bizerte, la Goulette. Il paiera rgulirement un tribut de 12.000 ducats et s'engage sur le Coran expulser sur-le-champ tout Morisque chass d'Espagne. Puis, le 17 aot, l'escadre impriale appareille et chaque flotte regagne son port d'attache, emportant travers le monde les chos bientt lgendaires de cette fructueuse croisade.

    13. La tapisserie intitule le Sac de Tunis nous en donne une ide assez prcise. Bulletin hispanique. 1 5

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    Mais, suivant une alternance bien tudie par M. Braudel, la fin mme victorieuse de la grande guerre en Mditerrane n'a gnralement pour premire consquence que la reprise de la course. Le coup d'arrt que l'expansion turque vient de recevoir Tunis n'empche pas les pirates d'Alger de reprendre leurs exploits. C'est le 3 septembre 1535 qu'avec une flotte de vingt- deux galres Barberousse surprend la vigilance du gouverneur de Minorque, crase la garnison de l'le et au bout de quatre jours emporte et saccage la place de Mahon. Puis, bernant les diverses flottes qui se mettent sa poursuite, Barberousse met le cap sur l'Italie du Sud, se refait la main sur la cte calabraise et arrive sans encombre Stamboul, o il jouira pendant deux ans des prrogatives attaches ses divers titres.

    Quand il repart la fin de 1537, le Capitn Pacha retrouvera une situation aggrave du fait que Venise, dont le pavillon vient de subir quelques outrages, est entre dans le pool constitu en Mditerrane par les flottes du Pape et de l'Empereur. C'est une nouvelle croisade qui se prpare, toujours sous les ordres de Doria, mais la flotte vnitienne, avec quatre-vingts grosses galres commandes par Domingo Capelo, constitue presque la moiti des forces rassembles Venise. Aprs avoir dploy leurs navires dans toute la Mditerrane centrale, les allis se lancent la poursuite de la flotte turque, trs infrieure, et la rencontrent sur la cte d'pire, l'embouchure de la Prevesa. Mais les hsitations de Doria et l'indiscipline des Vnitiens permettent Kher-ed-Dne, d'abord en mauvaise posture, de percer la ligne ennemie et de s'emparer de plusieurs navires : il ne restera plus aux coaliss qu' rejeter l'un sur l'autre la responsabilit de l'chec.

    L'Adriatique demeure pour un cetain temps le champ clos des deux adversaires. Doria dsire reporter le plus loin possible les antennes de la marine espagnole. Il s'empare de Castelnovo, importante forteresse turque qui commande le golfe de Cattaro, et y laisse une forte garnison. Mais c'tait tter l'ennemi sur un point trop expos. Soliman monte aussitt une double expdition par terre et par mer. clair par la division lgre de Dragut (dont l'action avait t dcisive la Prevesa), Barberousse arrive

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    en vue de Castelnovo le 15 juillet 1539 et, malgr l'hrosme de ses dfenseurs, la place doit capituler le 7 aot. Enivrs par ce succs, les Barbaresques font alors de Castelnovo la base de nombreuses incursions dans la Mditerrane centrale et occidentale. Mais l'audace est parfois imprudente. Doria le jeune cherche depuis longtemps l'occasion d'en finir avec ces raids : elle se prsente enfin le jour o son escadre surprend la Giralata, au nord-ouest de la Corse, la flotte de Dragut et s'empare du corsaire et de ses dix-sept galres.

    iv. ngociation manquee avec barberousse ; Expdition d'Alger. Retour au statu quo

    Cette prise imprvue va prcipiter la marche d'une ngociation curieuse. Depuis 1538 des contacts clandestins s'taient tablis entre le roi d'Alger et les autorits espagnoles : le dsastre de Castelnovo, loin de les interrompre, leur donnait un objet prcis. Une convention pour l'change des prisonniers motive la rception d'un envoy de Barberousse et l'envoi vers le corsaire du conseiller de la marine Juan Gallego. Il a avec lui plusieurs entrevues successives ; aprs la premire il rapporte Charles- Quint une lettre autographe qui est un vritable projet d'alliance. Si on lui reconnat la possession lgitime de toute l'Afrique du Nord -partir d'Alger, Barberousse accepte en retour de mettre la disposition du roi d'Espagne une flotte de soixante galres et d'employer le restant non plus cumer la Mditerrane, mais en assurer la police. Comme preuve de sa bonne volont, il est prt envoyer Hassan, son fils an, la cour de Sa Majest Catholique 14.

    A la cour de Castille, on pse longuement le pour et le contre d'une telle ngociation. Le Grand Amiral est hostile tout trait avec un infidle, mais Charles ne serait pas mcontent de recommencer aux dtriments du Sultan le tour qu'il a jou nagure Franois Ier en lui enlevant Andr Doria. S'il avait son service les deux meilleurs marins de l'poque, avec leurs flottes res-

    14. Negociacin de Juan Gallego sobre reducir a Barbarroja a la obediencia de Carlos V (Bibl. nat. Esp., ms. G. 45783).

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    pectives, qui pourrait lui rsister dsormais? La matrise de la mer, cela vaut bien l'abandon d'Alger, de Bne et de Tunis". Mais il ne saurait cder Bougie, qui n'a pas bronch depuis trente ans, ni Tripoli, qui ne lui appartient plus. Quant la Gou- lette, qu'il a conquise lui-mme, il faudrait au moins que Bar- berousse paie le mme tribut que Moulay Hassan. En attendant, que le Musulman prouve sa bonne volont en librant tous les prisonniers de Castelnovo !

    Mais ces pourparlers ont beau tre mens Corfou dans le plus grand secret, les espions du Sultan et du roi de France ne tardent pas les surprendre. Il faudra les dsavouer et borner leur conclusion l'change de quelques captifs.

    Rendu furieux par cet chec et plus turc que jamais, Bar- berousse va monter sur les ctes espagnoles de nouvelles expditions favorises par les Morisques de Grenade et des rgions voisines. Le 24 aot 1540, l'escadre de 'Ali Hamet, ayant son bord 2.000 Turcs, appareille Alger ; le 9 septembre, elle s'empare de Gibraltar et le pille de son mieux. Mais, trop lents ngocier la ranon des prisonniers, les Barbaresques sont coups de leur base par une manuvre hardie de Bernardino de Mendoza qui a fondu sur eux depuis Majorque et les dtruit hauteur d'Alborn.

    Charles-Quint, de son ct, n'entend pas laisser l'Espagne en butte de telles insultes. Puisque Barberousse n'a pas compris la leon de Tunis, on l'attaquera au centre de sa puissance, Alger mme. En juin 1541, sa dcision est prise. Le voici demandant derechef ses divers vassaux les contributions ncessaires. Malgr la vigueur avec laquelle sont conduits les prparatifs, on ne peut cependant les terminer avant la mauvaise saison. Une flotte importante de 200 navires, ayant 20.000 hommes bord, quitte Palma le 19 octobre et parvient en vue d'Alger le 1er novembre. Bravant le mauvais temps qui commence, le corps expditionnaire est dbarqu, et, au cours des trois semaines suivantes, ralise un investissement peu prs complet de la place. Mais la terrible tempte du 25 novembre dtruit moiti le camp, disperse la flotte, et abat les courages un point tel que c'est peine si l'on rsiste la contre-attaque gnrale. Devant

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    la consternation unanime, l'Empereur dcide de rembarquer, opration que l'ouragan transforme vite en dsastre complet. Aux yeux des Musulmans, Alger a dsormais veng Tunis 15.

    Rendus plus hardis par l'chec de Charles-Quint, Franois Ier et le Sultan, dont l'alliance est aujourd'hui publique, reprennent les projets de 1534. La flotte turque, partie de Modon le 25 avril 1543, sera accueillie avec les plus grands honneurs Toulon et Marseille les 12 et 20 juillet. Elle prendra part une expdition combine contre Nice, qui sera pille par les Musulmans. Elle hivernera ensuite Toulon d'o elle oprera de temps autre contre la Catalogne ou les Balares. Franois Ier aura bien - du mal se dbarrasser d'un alli encore plus encombrant que compromettant. Et c'est un retour triomphal vers Stamboul, marqu par le pillage d'Ischia, de Porta Ercole, de Lipari. A Stamboul, Barberousse, accueilli avec faveur dans le propre palais du Sultan, se fait construire une demeure digne des Mille et une nuits, o il s'teindra dans les dlices, au mois d'aot 1546, depuis longtemps entr dans la lgende.

    Notons au point de vue des rapports chronologiques, mais aussi bien ontologiques, que l'anne o meurt Barberousse est galement celle o Charles-Quint, dans l'euphorie de Ratisbonne, engendre de Barbara Blomberg celui qui sera don Juan d'Autriche, le futur vainqueur de Lepante (octobre 1546). Pour le moment j l'Empereur est tout aux affaires d'Allemagne et aux rpercussions qu'elles commandent dans ses rapports avec la France et le Saint-Sige. La victoire de Miihlberg le 24 avril 1547 et la dite d'Augsbourg consolidaient son autorit impriale. Le testament politique du 18 janvier 1548 destin au futur Philippe II semble considrer l'quilibre europen comme enfin rtabli ; la principale tche de l'Empereur sera dsormais de conjuguer l'action du futur roi d'Espagne et celle de son frre Ferdinand, roi des Romains, qui doit revenir l'empire. Dans ce partage, la lutte contre les Turcs est le lot de l'Allemagne, qui doit y pourvoir de toutes manires, armes et argent, sans qu'il en cote un denier aux finances espagnoles.

    15. On lira, avec une attention particulire, sur ce sujet R. Basset, Documents musulmans sur le sige d'Alger par Charles-Quint , Bulletin de gogr. d'Oran, 1890.

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    On voit donc que, depuis que la mort de Franois Ier semble avoir supprim le danger d'une action navale franco-turque, Charles-Quint ne pense qu' protger les ctes espagnoles contre les actions des pirates barbaresques 16. Il ne semble pas qu'il ait chang d'avis jusqu' son abdication et sa mort.

    Conclusion

    La politique mene par Charles-Quint l'encontre des pirates barbaresques a donc t, dans l'ensemble, sinon dcisive, tout au moins avise et efficace. S'il n'a pas eu, comme Cisneros, l'initiative des oprations en Afrique, du moins est-il intervenu avec force ds que, derrire les voiles maghrbines, s'est profile la puissance du Sultan. A cet gard l'expdition de Tunis a port un coup d'arrt important en dmontrant que l'Empereur tait encore capable, si on l'en dfiait, de dominer de faon incontestable toute la Mditerrane centrale. Cette politique a souvent t conduite avec beaucoup d'habilet ; le ralliement de Doria au camp imprial, qui en a t l'atout dcisif, a t ngoci avec autorit et dcision par un souverain qui ne marchande pas quand l'essentiel est en jeu. Que Barberousse ait t plus ou moins l'objet de propositions semblables montre que le caractre de croisade donn ses oprations n'empchait pas l'Empereur d'tablir avec l'infidle tous les rapports jugs utiles au succs de ses grands projets.

    L'action de Charles-Quint a non seulement sauv Naples, mais confirm sa position stratgique dans la grande guerre d'escadres : Charles-Quint est ici le successeur de Ferdinand le Catholique comme il est Alger ou la Goulette celui de Cisneros. La prise de Tunis et de la Goulette a d'ailleurs t pour lui un trs grand

    16. La dfense des ctes est donc en dfinitive l'lment le plus constant de la politique navale espagnole. Elle a t admirablement tudie par le professeur Alfonso Garnir Sandoval, Organizacin de la Defensa de la Costa del Reino de Granada, desde su Reconquista hasta finales del siglo XVI, Universidad de Granada, 1947, vol. 1 ; cf., du mme auteur, sa communication au 3e Congrs de coopration intellectuelle, sur Una Alcaida de la costa granadina : Benamaldena, Madrid, Instituto de cultura hispnica, 1958. Pour mieux situer historiquement l'effort naval de Charles- Quint, se reporter J. March-Laborde, Historia de la Marina Real Espaola, desde el descubrimiento de las Amricas hasta el combate de Trafalgar, 2 vol., Madrid, 1854.

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    succs personnel et a largement contribu dgager sa dimension historique. Il n'a tenu qu' peu de chose (un ensemble fcheux de circonstances mtorologiques) que l'expdition d'Alger ne connaisse la mme issue favorable. Si elle avait russi, la puissance barbaresque s'en ft trouve pour un temps efface ; mais, puisque personne l'poque n'envisageait l'occupation profonde de l'Afrique du Nord 17, elle tait, par la nature mme de la cte africaine, destine renatre la premire occasion favorable.

    Du moins l'activit dploye en Mditerrane par les flottes de Charles-Quint aura-t-elle permis de conserver le long du littoral africain une srie trs tendue de bases jouant, au sud de cette mer ferme, un rle analogue celui dvolu au nord la fameuse ligne vnitienne . De tous ces prsides on peut observer, espionner l'adversaire, suivre les mouvements de la flotte et prvenir rapidement Naples et Oran d'o la riposte surgit point nomm. Tout cela entretient enfin dans la marine espagnole une tradition d'activit et de pugnacit qui lui permettra, sous le rgne de Philippe II, de traverser sans dfaillance les heures les plus difficiles et de connatre la gloire de Lepante.

    Pierre MESNARD.

    17. Cf. F. Braudel, t Les Espagnols et l'Afrique du Nord , Revue africaine, 1928, et surtout Robert Ricard, t Le problme de l'occupation restreinte en Afrique du Nord (xve- xvme sicles) , Annales d'histoire conomique et sociale, 1937.

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    PlanI. La lutte pour la prpondrance : Espagne et TurquieII. Apparition de la guerre de course en mditerraneIII. La lutte mort contre les BarbaresquesIV. Ngociation manque avec Barberousse ; Expdition d'Alger. Retour au statu quoConclusion