chapitre 4 - c3e
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Chapitre 4
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De l’entrepreneuriat aux organisations
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Chapitre 4 : De l’entrepreneuriat aux organisations
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PLAN DU CHAPITRE
Introduction du chapitre
1. Structure, organisation, entreprise
1.1. Structure et organisation
1.2. Organisation : ce que les théories apprennent aux économistes…
1.3. Entreprise : un véhicule qui traverse les siècles… 1.3.1. De sa définition…
• De la guerre au hasard
1.3.2. …à sa première contradiction • A la guerre du hasard
1.3.3. ...et sa formalisation historique
1.3.4. Les économistes et l’entreprise : un regard partiel et partial exempt de toute vison holistique
1.3.5. L’entreprise vue par l’INSEE
1.3.6. L’aube d’une refondation : deux catégories, deux problématiques mais un même problème a) Première catégorie : les grandes entreprises ultra-dépendantes d’un actionnariat obnubilé par le profit
b) Seconde catégorie : les PME-TPE en déficit de capitalisation et de performance managériale - L’invisible partie de l’iceberg : le manque cruel de fonds propres des TPE-PME
- La formation du dirigeant de TPE-PME : la trappe à oubli ? - La motivation des salariés : un pari impossible !
c) Un même problème : l’exigence d’une refondation
2. Créations et cessations d’activités en quelques chiffres, avec leur corollaire :
le chômage
2.1. Les données statistiques 2.1.1. Créations
2.1.2. Cessations
2.2. Le chômage comme solution 2.2.1. La caractérisation du chômage : un phénomène daté
2.2.2. Le déclenchement du chômage : éléments essentiels a) chômeur : naissance d’une nouvelle catégorie sociale
- Mesure du chômage
- Indemnisation du chômage
- Logique du chômage
b) Une clarification décisive : le contrat de travail
c) La grande entreprise et la ville : là où les emplois se font… et se défont…
2.3. Le chômage comme problème 2.3.1. La quête suggestive du plein emploi
2.3.2. Les travers du chômage : un bien pour un mal ?
2.3.3. Le chômage ne touche pas que les chômeurs a) La dette comme solution
b) La dette comme problème
2.4. Une alternative : la fausse piste du revenu d’existence
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3. De l’importance des TPE, PME, ETI — défaillances et défauts cruciaux
3.1. Ces PME soupapes de l’emploi…
3.2. On ne naît pas grand, on le devient… a) PME, GE : les différences capitales
b) L’entreprise à caractère familial
c) « Défauts de fabrication » entraînant des défaillances
3.3. De la défaillance des entreprises à la faillite d’un système
3.4. La conflictuelle opposition capital/travail – employeur/employé a) Comportements et institutions
b) L’entreprise : l’indissoluble tri-bloc
3.5. Le manque de fonds propres des TPE-PME
3.6. L’absence de formation spécifique pour dirigeants a) Mener les hommes, un savoir-faire de premier plan
b) Contexte culturel et social, spécialisation d’une fonction
c) Croissance des PME et emploi, mobilité des dirigeants en PME
4. Les différents statuts juridiques usuels
4.1. Micro-entrepreneur (ou auto-entrepreneur)
4.2. SASU – société par actions simplifiée unipersonnelle
4.3. EI – Entreprise individuelle (unipersonnelle) a) Capitalisation
b) Responsabilité
c) Fonctionnement
d) Régime fiscal
e) Régime social
f) Transmission
g) Aspects privilégiés
h) Aspects désavantageux
4.4. EURL – Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.5. SARL – Société à responsabilité limitée [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.6. SA – Société anonyme [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.7. SNC – Société en nom collectif [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.8. SCS – Société en commandite simple [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.9. SCA – Société en commandite par actions [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.10. SEP – Société en participation et Société de fait [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.11. GIE – Groupement d’intérêt économique [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.12. L’association [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.13. SCOP – Société coopérative et participative [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.14. Société civile – SCI, SCP (société civile immobilière, société civile professionnelle) [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.15. SAS – Société par action simplifiée [Idem, a) b) c) d) e) f) g) h)]
4.16. Remarques conclusives a) Naissance des sociétés de capitaux : « Le roi est mort, vive le roi ! »
b) Le paradigme idéologique fondateur des statuts
Synthèse du chapitre
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Introduction du chapitre 4
L’étude du domaine de l’entrepreneuriat faisant l’objet du chapitre précédant a montré avec
ferveur l’étonnante vastitude de ce champ. Or, pour bien faire et appréhender la réelle
dimension de la sphère entrepreneuriale, il apparaît indispensable de disposer d’une certaine
base de connaissance en matière d’organisation. Car l’entrepreneuriat, en tant que processus
source d’invention, ne pourrait pas connaître l’indéniable essor dont il fait preuve
actuellement sans un support organisationnel établi au sein du tissu social : « l’invention ne peut
devenir innovation sans le support d’organisations, qui, pour en être le vecteur doivent elles-
mêmes se transformer » [Ménard, 1994, p. 174]. En effet, entrepreneuriat et organisations
s’épousent mutuellement.
Cependant, la notion d’organisation est fortement liée à celle de structure et il convient
d’expliciter la complémentarité de tels éléments (1.1.). Du reste, l’organisation fait l’objet de
théories fort bien usitées en économie permettant indéniablement d’accentuer de façon très
appréciable la compréhension du concept et de son utilisation dans les développements
économiques récents (1.2.). Discourir d’organisation réclame de spécifier précisément à quoi
elle se rattache, car l’organisation peut s’appliquer à différents objets d’étude pouvant aller,
dans le domaine économique, des agents, aux ménages, entreprises, institutions, régimes, etc.
En matière d’emploi, il est incontestable que l’entreprise joue un rôle capital en tant
qu’organisation. L’entreprise telle que nous la connaissons, celle dont on entend parler tous
les jours, a pris ses racines dans des temps plus reculés que l’on pourrait a priori imaginer.
Connaître son histoire, c’est sans aucun doute mieux comprendre l’aspect qu’elle prend
aujourd’hui et constitue aussi une sorte rampe de lancement permettant d’imaginer une
trajectoire pour son futur. Par ailleurs, des auteurs comme Max Weber et John Rogers
Commons ont tenu à insister sur le fait de considérer l’entreprise comme point de départ de
l’émergence du capitalisme1 [Hédoin, 2009, p. 423]. Cependant l’accroissement des
entreprises que l’on avait cru voir comme les locomotives de la croissance économique et
sociale a fini par butter sur une limite, car c’est un rôle que manifestement elles ne parviennent
plus à assurer. Selon les éminents spécialistes qui consacrent leur temps à l’étudier, l’entreprise
est entrain de traverser une crise radicale qui ne la laissera pas indemne d’une transformation
que l’on espère révolutionnaire. En effet, on a au moins la certitude aujourd’hui d’avoir mis en
lumière plusieurs défauts cruciaux qui nuisent malencontreusement au bon fonctionnement de
l’entreprise, qu’elle soit petite ou grande, et qui, de fait, contrarie lourdement le développement
économique global mais aussi, et c’est peut-être encore là le point le plus critique, le progrès
social. Sans doute faut-il s’attendre à une refondation de l’entreprise et on entend ici dégager
les éléments qui permettront la réalisation d’une telle ambition (1.3.).
Les recherches menées à partir du concept d’évolution apprennent que dans un monde qui
évolue, créations et disparitions sont une norme. Celles-ci s’appliquent par conséquent
également à l’entreprise et il devient dès lors indispensable d’en étudier les conditions à
l’intérieur du contexte historique de l’entreprise moderne (2.1.). Une évidence semble
apparaître, c’est la grande entreprise qui fait naître l’idée de chômage ; là encore, la
1 - raison supplémentaire pour s’intéresser de près à l’entreprise afin d’être en mesure de pouvoir discuter en connaisseur ce
point de vue (cf. chapitre 6).
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présentation d’une perspective historique s’avère être riche d’enseignements et constitue un
point d’étude obligé. Car on ne peut traiter sérieusement le sujet de l’emploi sans connaître la
façon dont s’est constituée la notion chômage. D’autant plus que par la suite il sera question de
s’attacher à penser une disparition complète de ce dernier sur une échéance raisonnable (2.2.)
et (2.3.). Les difficultés réelles ne serait-ce que pour atténuer le chômage, malgré les multiples
et diverses tentatives cherchant à amoindrir ce fléau économique des temps moderne,
l’accroissement des pauvretés faisant son retour dans les pays développés, conduisent certains
penseurs à proposer des alternatives à l’idée du plein emploi : la fourniture inconditionnelle
d’un revenu d’existence à chaque citoyen. La générosité d’une telle initiative n’est pas sans
poser quelques problèmes dont certains sont pour le moins tout à fait concrets. En définitive, il
est fort probable que cet élan de générosité aille à l’encontre d’une conception vitaliste de
l’économie (2.4.). Si l’on a pour croyance que le développement économique est un phénomène
inscrit dans la poursuite d’une évolution biologique, alors celui-ci est tenu de se déployer selon
les lois fondamentales de la biologie, celles que les naturalistes ont pour le moins été en mesure
de mettre en lumière à ce jour.
L’entreprise est souvent identifiée en première instance par sa taille, autrement dit par le nombre
de ses effectifs, ce qui a amené les services de l’INSEE à les décomposer en quatre catégories.
En croisant les données des sections précédentes, on prend réellement conscience que les
grandes entreprises ne sont plus localement les pourvoyeuses d’emplois comme l’avaient cru à
un moment donné les économistes du passé mais que le gisement d’emplois provient des
entreprises de taille bien plus modeste que sont les TPE-PME (3.1.). Cependant, ces
dernières connaissent d’innombrables déboires et peinent à prospérer ; c’est probablement là
insidieusement que le bât blesse lorsque l’on espère un développement économique aujourd’hui
(3.2. et 3.3.). Une opposition ancestrale caractérise l’entreprise en lui donnant l’impression
d’être une assise éternelle, celle de la dualité entre les détenants du capital et les apporteurs de
la force de travail, autrement dit entre Capital et Travail. Or, cette vision dichotomique de
concevoir la firme — contrainte qui a persisté au fil des temps — a fini par poser un problème
de plus en plus dérangeant à mesure que les rapports humains sont devenus par nécessité de
plus en plus coopératifs au sein des entreprises. C’est pourquoi, il est assez vraisemblable que
la brisure d’une telle symétrie voie incessamment le jour afin d’attribuer aux firmes une unité
plus profonde indispensable à un fonctionnement aujourd’hui plus cohérent (3.4.). Ensuite un
fait connu des seuls financiers, chefs d’entreprises, ainsi que de quelques chercheurs du
domaine, commence à saisir un plus large public : la carence en fonds propres de la quasi-
totalité des TPE-PME. Ce problème majeur au regard de leur développement n’a pas encore
trouvé de solution probante (3.5.). Puis, sur un poste clé véritablement stratégique au sein de la
petite et moyenne entreprise, une autre carence se fait jour : le déficit de formation adéquate
du chef d’entreprise (3.6.).
Toutes les entreprises en exercice ont fait le choix d’un statut juridique. Néanmoins, peu de
chercheurs ont tenté d’étudier les liens entre statut et développement économique. Par
conséquent, il est apparu souhaitable de répertorier l’ensemble varié des possibilités statutaires
s’imposant aux entreprises sur un plan juridique (4.1. à 4.15.). Un tel aperçu n’est intéressant
que si l’on est en mesure de dégager un trait caractéristique permettant de servir d’effet levier
dans la perspective où l’on pourrait clairement déterminer à travers un futur statut les éléments
correctifs des différents défauts que l’on a su déceler dans les encours (4.16.).
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L'entreprise est la première institution humaine
qui a été conçue pour créer le changement.2
Dans l’optique de chercher à mieux comprendre les caractéristiques de la création d’emplois
les recherches menées en entrepreneuriat ont abouti sur une demande : s’intéresser d’un peu
plus près aux organisations et aux réseaux à l’intérieur desquels elles fonctionnent. Or, le terme
organisation recouvre en lui-même une trame assez vaste, allant de la différence des échelles
de grandeur auxquelles se rapporte le phénomène à la nature particulière de l’objet que l’on
étudie. En effet, on peut très bien étudier l’organisation du cosmos, d’une galaxie, d’un atome
ou celle d’une société, d’un Etat, d’une famille ou d’une entreprise ; les échelles de temps,
d’espace et de forme des objets étant de grandeur ou de nature très différentes.
Il est intéressant de relever dans le champ de la recherche que l’on mène ici, que l’organisation
revêt des thématiques assez diverses mais absolument utiles pour la compréhension de la
problématique retenue, car celle-ci peut s’appliquer tout aussi bien :
- aux régimes économiques — le capitalisme pouvant être considéré comme une forme
d’organisation économique, alors qu’il comporte néanmoins une structure, soit un cadre
prédéfini dans lequel les acteurs agissent,
- aux sociétés économiquement développées qui visent le plein emploi, nécessitant de
surcroit une organisation vraisemblablement non aléatoire,
- aux Etats — étant eux-mêmes des organisations à part entière,
- aux entreprises — organisations créatrices d’emplois,
- etc.
D’où l’intérêt d’accorder quelque considération à ce genre d’approfondissement.
1. Structure, organisation, entreprise
Le sociologue des organisations François Dupuy tient en effet à mettre en garde ceux qui
entendent porter intérêt aux organisations. Il soutient de commencer par distinguer clairement
l’organisation de la structure, ceci afin d’éviter des confusions pouvant s’avérer préjudiciables
lorsque l’on s’attèle à étudier un tel concept et tenter d’en dégager le sens des actions qui se
jouent à l’intérieur d’un certain cadre de référence. De fait, il signale que : « En effet, cette
confusion représente un handicap majeur dès qu’apparaît la nécessité de "changer", c’est-à-
dire de s’adapter aux exigences d’un environnement toujours plus mouvant. » [Dupuy, 2015,
p. 25 et 26]. Pour lui, au-delà des règles, des procédures et des organigrammes qui stigmatisent
les organisations, « c’est sur les comportements qu’il faut agir et on va voir que c’est dans ces
comportements que réside la "vraie" organisation. » [Ibid., p. 26]. Ainsi étudier l’organisation,
c’est chercher à comprendre les logiques qui sont à l’œuvre dans le comportement des acteurs.
A l’origine le mot structure fait référence au domaine de la construction et, si l’on examine ce
qu’il entend définir par-là même dans les dictionnaires, on trouve « manière dont un édifice est
2 - Peter Drucker.
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construit » [TLF, entrée structure, étymologie] et se réfère à l’agencement des parties du
bâtiment. De manière sous-jacente, l’idée de structure sous-entend donc celle de plan. Un même
plan peut donner des édifices différents dans leur apparence — suivant les matériaux utilisés
—, mais pas dans leurs formes car c’est le plan qui définit la morphologie. Ensuite, se pose la
question de l’ordonnancement dont les matériaux sont mis en œuvre, c’est-à-dire ce qui a trait
à l’organisation (il sied de ne pas mettre la toiture avant les fondations et les murs). Toute
construction a un plan, celui-ci est toujours résiduel dès que la construction est achevée
cependant que l’organisation a disparu — celle-ci est dès-lors devenue invisible alors qu’un
plan s’en dégage singulièrement3. Plusieurs organisations différentes sont possibles autour d’un
même plan alors qu’il matérialise le même édifice. Ces précisions aident probablement à saisir
ce qui suit lorsque que l’on cherche à suivre les analyses du sociologue.
1.1. Structure et organisation
La distinction que propose François Dupuy met une nouvelle fois en valeur ce que l’économiste
Frédéric Bastiat avait si bien tenu à souligner : il y a ce qui se voit et ce qui ne se voit pas ! Ce
qui signifie en fait qu’il y a le concret puis la face cachée des choses. « Le concret, c’est le
domaine des significations familières qui est la marque du monde où nous vivons, plus
particulièrement du monde perçu. » (Sylvain Auroux et Yvonne Weil cités par [Dupuy, 2015,
p. 33]). Quant à la face cachée des choses, on ouvre là la porte à l’univers profond de la
compréhension de ce qui est et réside au dehors du sens commun4. Ainsi, « La réalité étant par
nature complexe, demander à un interviewé d’être concret, c’est de facto lui demander de ne
pas parler de la réalité mais de son apparence. »5 [Ibid., p. 41].
Si l’on se réfère au cadre de l’entreprise pour prendre un exemple précis — domaine auquel se
rapporte Dupuy et qui intéresse tout particulièrement cette recherche —, parler d’organisation
serait alors parler « de la réalité de ce que font les salariés, de la façon dont ils travaillent, dont
ils s’arrangent, dont ils résolvent leurs problèmes » [Ibid., p. 29]. Dans le cas présent, la
structure serait ce qui est aisément repérable à l’intérieur de ce qui régit la façon dont un groupe
d’acteurs entend mener à bien un projet : c’est-à-dire les règles, procédures, définitions de
fonctions, échelons hiérarchiques, process, etc. Il existe ainsi séparément le cadre dans lequel
les acteurs évoluent et le jeu lui-même — aussi complexe soit-il — des acteurs en personne.
On pourrait dire que la structure correspond aux contours morphologiques de l’objet étudié et
l’organisation à son esprit : l’esprit permettant de mettre au grand jour une forme concrète de
ce qui est, parmi d’autres possibles, la structure étant une résultante de l’organisation. C’est
parce qu’il existe une organisation que l’on peut dégager une structure de celle-ci, elle est le
support technique de l’organisation. D’après Dupuy, l’organisation « est "derrière" la structure
en quelque sorte. Elle n’est pas dans les règles et les procédures, mais dans l’utilisation que
les acteurs vont en faire ; elle n’est pas dans les départements, les divisions, les business units,
3 - Bien que les pyramides d’Egypte aient été construites il y a environ cinq mille ans, si l’on est capable aujourd’hui d’en
dresser un plan, on peine en revanche à savoir comment les acteurs de l’époque se sont véritablement organisés pour les édifier. 4 - cf. Etude épistémologique concernant la façon d’apprécier le sens commun. 5 - « Cela renvoie à nouveau à ce qu’est la réalité. C’est elle qui est compliquée, pas le concept ou la notion qui permettent de
la comprendre, d’en rendre compte et d’agir en conséquence. » Michel Crozier et Erhard Friedberg dans L’acteur et le système
[1977] cité par Dupuy [Dupuy, 2015, p. 41].
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mais dans la façon dont les acteurs, au-delà de ces formalisations, travaillent ensemble,
négocient et trouvent des arrangements. Pour le dire autrement, la théorie c’est la structure,
l’organisation c’est la réalité. Mieux encore : ce qui est abstrait c’est la structure, ce qui est
concret c’est l’organisation. » [Ibid., p. 31]. Dupuy fait ainsi remarquer que l’on peut très bien
changer les règles et les procédures sans pour autant changer la réalité. On s’aperçoit dès lors
que s’attacher à vouloir changer l’organisation, autrement dit la réalité, appelle à un autre type
d’action que celui destiné à bouleverser quelques hiérarchies, règles ou procédures établies.
L’observation montre en effet que l’on trouve dans les entreprises « autant de structures bien
différentes mais le même fonctionnement derrière ces structures, de la même façon que des
fonctionnements radicalement différents peuvent se retrouver derrière des structures
identiques. » [Ibid., p. 36]. Ce qui prouve ainsi que, à un certain niveau, tout est une question
d’hommes, d’acteurs…
Dès lors se préoccuper de management demande d’avoir bien conscience des finalités
recherchées lorsque l’on envisage d’agir avec une certaine efficacité au sein d’une entreprise :
inutile de faire bouger les structures si l’on veut changer l’organisation. Car Dupuy met
explicitement en garde les managers : « à trop considérer que changer ce qui est apparent
permet de changer l’organisation, ils méconnaissent la capacité des acteurs de jouer avec les
éléments tangibles dans lesquels doit s’inscrire leur travail. » [Ibid., p. 36]. S’interroger ainsi
sur l’organisation met de fait en avant que sur un plan économique : s’évertuer exclusivement
à adapter une offre à une demande atteste du caractère excessivement limitant d’une telle
démarche en tant que possibilité d’action sur le système.
Comme tient à le souligner Dupuy, il est essentiel de retenir qu’il est bien plus exigeant de
comprendre le fonctionnement d’une organisation que d’en décrire la structure [Ibid., p. 45].
D’autant qu’une organisation est toujours aux prises avec un système d’une complexité qui lui
est supérieure puisque celle-ci est alors un contenu du système, et on revient chaque fois à la
pertinence d’une vue organiciste des questions touchant l’économie des organisations.
On a longtemps cru que les organisations étaient des réponses à des contraintes objectives qui
s’exerçaient au sein d’un environnement, sans toutefois être en mesure de pouvoir mesurer
précisément le poids réel que les contraintes ordonnaient quant à la forme prise par ces
organisations. Désormais, ces dernières appellent plutôt à être considérées comme « le
rassemblement d’individus se structurant en groupes dans le but de jouer un rôle sur la scène
économique » [Bernoux, 2009, p. 132]. Ainsi par exemple, « L’entreprise, son organisation, sa
politique ne sont pas des réponses, mais un construit par des acteurs intégrant les contraintes
comme élément des stratégies » [Ibid.]. On peut montrer une fois de plus la pertinence d’avoir
valorisé sur un plan économique l’état de la recherche en biologie car les observations des
sociologues vont rejoindre celles des biologistes quant à leur vision descriptive de l’objet en
question : « L’organisation ne s’adapte pas mécaniquement aux contraintes extérieures. Les
acteurs au sein de l’organisation ont toujours des choix possibles ; ils en débattent, construisent
une organisation dont les résultats sont ensuite sanctionnés par l’extérieur. Mais
l’environnement ne dicte pas l’organisation. L’un et l’autre sont largement autonomes. » [Ibid.,
p. 133]. Si l’on se reporte à ce qui a été exposé précédemment concernant la pensée
contemporaine des biologistes — à considérer par exemple l’organisation du vivant au sein de
l’environnement —, on s’aperçoit que les grandes lignes du fonctionnement décrit par le
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sociologue Philippe Bernoux sont strictement identiques à celles des biologistes : les êtres
vivants ne sont pas des adaptations mécaniques de l’environnement, ils subissent en quelque
sorte une sélection naturelle (autrement appelée ‟sanction extérieure” par le sociologue) ; ce
n’est pas l’environnement qui dicte la forme du vivant, êtres vivants et environnement sont pour
ainsi dire largement autonomes.
Finalement quels sont les différents aspects qui caractérisent l’organisation sur un plan
sociologique ? On peut dire qu’elle « est tout à la fois un lieu de comportements stratégiques
et de conflits, un centre de réseaux, un lieu encastré dans la société, un lieu de construction
d’accords, un lieu de pouvoir économique, chacun de ces aspects désignant un ensemble
théorique particulier. » [Bernoux, 2009, p. 238 et 239].
1.2. Organisation : ce que les théories apprennent aux économistes…
Nombre de chercheurs (sociologues, économistes, gestionnaires, psychologues, juristes, etc.)
se sont ainsi penchés sur l’étude des organisations — ces ensembles complexes et intégrés qui
relient les hommes dans leurs actions collectives —, et ont formalisé des théories qui ont été
regroupées sous la dénomination d’économie des organisations.
Les économistes en particulier se sont très tôt intéressés à décrire puis étudier les processus
organisationnels. Déjà Adam Smith dans un passage désormais très célèbre de ses Recherches
sur la nature et les causes de la richesse des nations [1776] avait admirablement décrit la
division du travail au sein d’une manufacture d’épingles6. On s’attachera cependant à dégager
les nouveautés introduites dans le corpus central de l’économie qui permettent de comprendre
quelles lignes de force ont structuré la recherche dans la discipline. Car les organisations ont
été étudiées à la fois comme lieu d’émergence et d’innovation (arrangements inédits), moyen
de résorber les tensions induites par la diversité modes de coordination en interne, comme forme
permettant d’introduire un ensemble d’incitations, ou encore comme cadre formel amené à
gérer des processus de décision. A une échelle plus globale, les interactions sont analysées entre
environnement institutionnel et organisations.
Quasiment tous les auteurs qui se sont abondamment penchés sur cette thématique ont été
amenés à aborder au moins trois questions fondamentales : « que fait une organisation ? »,
« comment le fait-elle ? » et « comment s’articule-t-elle à son environnement ? » avec somme
toute une interrogation préalable pour les premiers avant que la réponse ne devienne plus ou
moins évidente pour les suivants « qu’est-ce qu’une organisation ? ».
Dès lors, on prend peu de risques à considérer Ronald Coase comme un auteur à la fois
primordial et central au sein des considérations envisagées par les économistes sur le sujet. En
effet, il est un auteur reconnu pour avoir poser les questions se situant à base des réflexions
économiques sur les organisations et formuler un début de critique globale sur les théories en
présence ; pour lui, ces dernières doivent « accroître notre compréhension du fonctionnement
6 - Cf. pour sa description [Histoire des pensées économiques, les fondateurs, 1993, p. 44 et 45].
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du système économique concret » Coase cité in [Chabaud et al., 2008, p. 24]7. En premier lieu,
il pose une interrogation essentielle n’ayant encore jamais été traitée par la profession « qu’est
ce qui fait qu’au sein d’une économie de marché, il y ait à un moment donné des firmes qui se
constituent ? » s’obligeant par-là même à répondre à la question « comment définir la
firme ? »8. Dès 1959, Coase s’est aussi proposé d’insister sur l’importance de définir le droit de
propriété et d’en concevoir une manière de l’attribuer9. Par ailleurs il met aussi l’accent sur
l’impératif d’élargir le cadre de l’analyse économique aux institutions, autant d’éléments qui
font encore de Coase un auteur nourricier pour les chercheurs actuels.
Bien d’autres auteurs vont apporter des contributions significatives aux réflexions concernant
les organisations et celles-ci seront parfois polémiques quant à leurs visions sur la manière
d’approcher les évènements organisationnels. Edith Penrose (1914-1996) dont l’ouvrage The
Theory of the Growth of the Firm [1959] est « unanimement reconnu comme l’un des livres les
plus influents de la deuxième moitié du vingtième siècle, en jetant un pont entre le management
stratégique et l’économie des organisations. »10, tient par conséquent une place importante au
sein de ce corpus. La firme y est approchée par le biais du management stratégique fondé sur
les ressources : « La firme est un ensemble de ressources humaines, matérielles et immatérielles
productives. Ce sont les compétences distinctives utilisant ces ressources qui procurent à la
firme un avantage concurrentiel et qui détermine sa performance. ». Herbert Simon (1916-
2001) va ouvrir une nouvelle approche épistémologique en définissant les Sciences de
l’Artificiel (1969) pour éviter la franche distinction entre sciences naturelles et science
humaines mais aussi s’intéresser à « la manière dont les individus peuvent agir ensemble dans
l’organisation, alors même qu’ils peuvent avoir des visions du monde différentes. » [Ibid., p.
64], travaillant ainsi le concept de cohérence au sein des organisations. Olivier Williamson
(né en 1932) va convaincre en faisant remarquer que les échanges effectués sur le marché ne
sont pas organisés de la même façon qu’au sein des firmes — où s’effectuent des chaînes de
transactions — et par conséquent des analyses complémentaires sur la manière dont ces
transactions se produisent doivent être établies ; il admet qu’une lecture d’ensemble sur les
organisations devient indispensable. Les évolutionnistes Richard Nelson (né en 1930) et
Sidney Winter (né en 1935) vont de leur côté apporter un regard original sur la dynamique des
firmes. La nouveauté de leurs réflexions consiste à raisonner en termes de population de firmes
et ainsi étudier l’émergence et la disparition de certaines d’entre-elles dans un cadre dynamique.
Nelson en particulier appelle à davantage de ferveur dans les rapprochements entre l’économie
institutionnaliste et évolutionniste. Masahiko Aoki (né en 1938) franchit à double titre un cap
dans le regard porté sur les liens entre les organisations et sur les organisations elles-mêmes.
D’une part il fait remarquer la diversité des formes d’organisation, formule une analyse de leur
architecture interne et effectue une comparaison entre deux idéaux-types (le modèle H et le
modèle J)11. D’autre part, dans un cadre plus global, il se consacre conjointement à étudier
l’évolution de formes institutionnelles à l’intérieur desquelles évoluent les organisations,
contribuant ainsi « à l’analyse économique de la diversité des économies telles qu’elles sont
7 - On remarquera que selon Coase, il n’est pas encore question ni de résoudre un problème, ni d’effectuer des prédictions au
moyen d’une théorie économique et que celle-ci se limite à fournir des éléments de compréhension. 8 - L’objet ici n’est pas de proposer des réponses à ces questions mais de faire état des questions qui, à un moment donné, ont
animé la discipline eu égard au sujet mobilisé. 9 - COASE Ronald, 1959 – The Federal Communications Commission. Journal of Law and Economics, N° 3, p. 1-40. 10 - Kor et Mahoney cité in [Chabaud et al., 2008, p. 51]. 11 - Le modèle H correspond à celui de la grande entreprise américaine hiérarchisée et au pouvoir centralisé. Le modèle J
correspond à la firme japonaise combinant une coordination décentralisée avec un système d’incitations centralisé.
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dans la réalité, c’est-à-dire inscrites historiquement et institutionnellement dans des contextes
particuliers. » [Chabaud et al., 2008, p. 158]. Aoki va offrir une analyse institutionnelle
comparative (2001) permettant de rendre compte de la manière dont les agents prennent des
décisions au sein du type d’organisation auquel ils appartiennent, corrélativement au système
institutionnel qui les enserre. Seule cette articulation d’échelle entre institutions, firmes et
agents disposant d’informations spécifiques permet de saisir plus profondément la dynamique
historique des économies. Harold Demsetz (né en 1930) est d’ores et déjà consacré par
plusieurs historiens de la pensée économique — il est notamment considéré par Mark Blaug
comme l’un des dix plus grands économistes des temps présents12. L’un des thèmes par lequel
il aborde les organisations est celui des droits de propriété — fondement, selon lui, de toute
théorie économique conséquente. Cela va lui permettre de remettre les problèmes internes des
firmes sur le devant de la scène du débat économique, et plus particulièrement les rapports
dirigeants/actionnaires/salariés qui sont à la base du fonctionnement des entreprises. Parfois
simplement réduites à l’analyse des firmes, les organisations ont aussi été vues comme des
systèmes cohérents d’incitations, l’entreprise revêtant alors globalement l’aspect d’une
économie miniature. En interne, la direction de l’entreprise cherche à mettre en place un
système d’incitation agencé par plusieurs mécanismes. Mais en surplomb, une idée reste
toutefois de rigueur : la propriété des actifs entraîne de fortes incitations à rechercher la
valorisation la plus efficace de ceux-ci. En matière de théorisation de ces mécanismes
d’incitations, à la frontière de l’économie et de la gestion, Bengt Holmström (né en 1949) est
l’un des auteurs les plus remarqué (théorie des incitations). Par ailleurs, les entreprises ont
parfois été cataloguées comme un nœud de contrats ; or Oliver Hart (né en 1948) s’attachera
à démontrer l’incomplétude de n’importe quel contrat. Deux hypothèses prédisposent une telle
incomplétude lors de l’édification de tout contrat : d’une part les agents ne peuvent pas tout
connaître (leur rationalité est limitée), d’autre part la complexité caractérisant l’environnement
empêche toute anticipation absolue des contingences du futur. Il est évident qu’un contrat initial
quel qu’il soit ne peut jamais couvrir toutes les éventualités. Rapprochant ses analyses d’une
étude sur les droits de propriété et au moyen de tests empiriques, Hart parvient à établir que « la
structure de propriété des firmes a bien un impact direct sur les incitations à investir. » [Ibid.,
p. 299]. L’apport de Hart à l’économie des organisations peut se résumer ainsi : étant donné
qu’un contrat est toujours incomplet, il est forcément sous-efficace si on le compare à l’impact
que le droit de propriété implique sur le comportement d’un agent.
Les analyses produites en théorie des organisations ont en outre montré que la critique des
travaux de l’historien Alfred Chandler (cf. supra paragraphe 3 aliéna d) avait mis en lumière
que beaucoup de travail restait encore à faire afin de mesurer l’impact des formes
organisationnelles ainsi que l’incidence du contexte institutionnel sur les performances
économiques d’un pays.
On ne saurait discourir sur les organisations sans évoquer le travail colossal fourni par Henri
Mintzberg (né en 1939) fondé sur une rigueur méthodologique remarquable par son aspect
exhaustif. Il cherche à découvrir les régularités organisationnelles, saisir le fonctionnement réel
des organisations et livrer une analyse sur le travail des dirigeants. Mintzberg est un auteur
impressionnant par sa capacité à compulser des données innombrables et en tirer
12 - qui sont selon Mark Blaug : Alchian, Becker, Coase, Demsetz, Friedman, Hayek, Keynes, North, Stigler et Tobin.
— 12 —
méthodologiquement les éléments structurants. En cartographiant l’organisation, il est amené à
distinguer cinq parties :
- l’équipe dirigeante — en l’occurrence, chef d’entreprise de PME (Petite et moyenne
entreprise) ou conseil d’administration pour la GE (Grande entreprise) —, représentant
le sommet stratégique,
- l’encadrement chargé de superviser l’exécution des tâches à accomplir qu’il appelle la
ligne hiérarchique,
- les acteurs directement attachés à la production et/ou à la distribution, nommé centre
opérationnel,
- les spécialistes de la conception et de l’organisation du travail (bureau des méthodes,
par exemple), désignée comme étant la technostructure,
- les services destinés à approvisionner en ressources toutes les fonctions actives de
l’organisation qualifiés de support logistique.
-
Il existe cependant une diversité d’organisation dont l’efficacité dépend en priorité de la
cohérence des mécanismes de coordination entre les différentes parties-clés. Du reste,
Mintzberg montre bien que certaines organisations ne vivent qu’autour de projets temporaires
et par conséquent la stratégie et la conception entrent pour une bonne part dans la configuration
de ce type de structures. Qui plus est, « la stratégie se forme chemin faisant, à la lumière des
évènements qui émergent et des apprentissages qui se font » [Chabaud et al., 2008, p. 397] ; cet
auteur tient à insister sur le fait qu’entre la stratégie envisagée et la stratégie réalisée, il existe
sans cesse des écarts. L’éclairage qu’il apporte à l’économiste, c’est que la firme est multiple,
que celui-ci doit se garder d’en avoir une vue simpliste et uniforme, qu’elle est en congruence
permanente avec son environnement. Telle est l’information que le chercheur peut extraire de
ces nombreux travaux empiriques et théoriques.
Pour terminer la recherche sur les réflexions menées par les savants qui se sont intéressés aux
organisations, on tient maintenant à attirer l’attention du lecteur sur un auteur dont les travaux
ont été encore peu étudiés mais qui apportent une contribution pour le moins précieuse à ce
corpus théorique. Il est question de convoquer, d’une part un dialogue entre l’économie de
l’innovation, la théorie des organisations, et les sciences de la conception, puis d’autre part en
mettant en évidence l’importance fondamentale du management dans la performance des firmes
et par ce biais, de l’économie toute entière. En effet Kim Clark (né en 1949), en se mobilisant
sur les déficits de compétitivité des firmes américaines à partir des années 1970 alors que celles-
ci dominaient massivement le commerce mondial depuis la fin de la seconde guerre mondiale13,
va révéler le rôle majeur que tient le management au niveau de la performance propre des
firmes. Car finalement, l’efficience d’une entreprise n’est pas simplement due à sa capacité
d’innovation mais bien plus à la qualité interne du management. Clark explique ainsi que la
perte de productivité des entreprises américaines est principalement due à l’échec de leur
management, bien que de toute évidence le contexte économique joue un rôle mais qui, selon
lui, n’est pas le fait primordial du déclin14. Pour les firmes les plus innovantes, ce sont les
13 - Les années 1970 marquent la fin du sacre de l’entreprise américaine car on note à cette époque une nette augmentation du
déficit commercial américain sur des marchés phares tels que l’automobile, la sidérurgie ou les semi-conducteurs qui ont fait
le succès de l’industrie américaine. Un important ralentissement de la croissance de la productivité de firmes américaines par
rapport à la plupart des firmes européennes et japonaises est alors constaté. 14 - « La théorie des avantages comparatifs, par exemple, ne peut expliquer pourquoi les USA, pays intensif en main-d’œuvre
très qualifiée, perdent des parts de marchés sur les biens à fort contenu technologique (Hayes, Wheelwright & Clark, 1988).
— 13 —
nouveaux projets qui constituent l’un des principaux moteurs de la dynamique
entrepreneuriale ; la question n’est donc plus de mieux produire mais de mieux concevoir les
nouveautés. Or, cette détermination à vouloir améliorer la conception des produits puis des
services marchands — expliquant en grande partie la supériorité des entreprises adoptant ces
principes sur les firmes restées cantonnées à la seule amélioration de leur productivité —, va
nécessiter une refonte complète du management traditionnel (fondé sur le taylorisme). Une
entreprise vouée à perfectionner sa production ne réclame pas les mêmes modes management
qu’une entreprise qui se lance dans des nouvelles conceptions de produits ou de services. Pour
illustrer cette différence dans l’approche du phénomène, Nonaka & Takeuchi15 vont proposer
une métaphore assez parlante. A titre de comparaison, ils opposent la course de relais, où chaque
individu ayant les mêmes compétences (l’aptitude à la vitesse) vont se transmettre à la chaîne
un témoin, à l’équipe de rugby qui, elle, doit agréger des profils d’acteurs très différents avec
chacun des profils hétéroclites et des rôles bien distincts à tenir. Différence faite, on comprend
mieux ainsi que l’on ne coordonne pas de manière identique une course de relais et une équipe
de rugby, cela nécessite un autre type de management. La démonstration de Clark consiste à
amener la preuve que les écarts de performance des firmes tiennent au fait des méthodes de
management employées et non aux techniques de production utilisées ou à l’environnement des
firmes. Il soutient ainsi que dans un contexte en mouvement, les managers des entreprises
américaines — ayant des profils orientés finance ou marketing et en privilégiant la rentabilité
à court terme sur l’orchestration d’une organisation apprenante —, ont entraîné celles-ci dans
des trajectoires décadentes. Il s’oppose en quelque sorte à la vision de la firme comme étant
l’émergence d’une politique assujettie à minimiser les coûts de transactions en instaurant celle-
ci comme lieu où se constitue un développement de connaissances sur la création d’objets. On
peut dire que son œuvre s’attache à démontrer « la nécessité pour les entreprises de développer
les capacités d’apprentissage indispensables pour s’adapter aux évolutions de l’environnement
économique. » [Chabaud et al., 2008, p. 380].
Loin d’être exhaustive, cette présentation très synthétique des travaux de recherche entrepris
sur les organisations permet néanmoins de visualiser leur point faible. Malgré des angles
d’abord très différents, toutes les analyses concernant les organisations sont tirées des
observations du passé ; aucun des contributeurs n’a tenté de dégager de ses propres recherches
une cote part prémonitoire à la solution des problèmes rencontrés par les organisations de leur
temps, que ce soit à petite échelle (au niveau des firmes) ou à grande échelle (pour ceux qui ont
étudié les institutions). Il est vrai que face aux problèmes posés, il reste essentiel pour une
science parvenue à une certaine maturité de se risquer à inventer des solutions. Or, on a
l’impression que les organisations ou les institutions que décrivent ces économistes
fonctionnent en roue libre, sans qu’il y ait de sens donné à leur développement16. Personne ne
pourra nier qu’il manque ici la perception d’une vue holistique situant les actions des hommes
sur une ligne de tension vers un idéal et qui, de fait, pourrait permettre de deviner l’étape
évolutive suivante… Il manque une réflexion globale, armée d’un certain recul, concernant une
Dans la même logique ils excluent que le déclin s’explique par des facteurs macro-économiques tels que l’augmentation du
prix du pétrole, le taux d’imposition, le pouvoir des syndicats, etc. Si de tels facteurs jouaient un rôle essentiel, un pays comme
l’Allemagne aurait dû connaître un déclin important, ce qui à l’époque, n’est pas le cas. » [Chabaud et al., 2008, p. 351, note
de bas de page n°1]. 15 - Nonaka Ikujiro, Takeuchi Horitoka, 1995 – The new new product development game. Havard Business Reiew, N° 64, p.
137-146. 16 - Même si un auteur tel que Michael Jensen (né en 1939) met en évidence une TPA (Théorie de l’agence positive) en
contrepoint de la TCT (Théorie des coûts de transaction) et de la théorie principal-agent, cette visée reste toutefois extrêmement
limitée.
— 14 —
direction évolutive que prendrait les organisations ; une suite à toutes ses analyses, une vision
du futur capable de déployer une imagination en marge d’offrir les catégories à venir… Chaque
chercheur a pourtant conscience que le management d’aujourd’hui n’est plus celui d’hier et que
la firme moderne a changé de visage. Que pourrait être le prochain pas ? Quelle pourrait être
l’image du futur de l’entreprise post-moderne ? A plus grande échelle quel type d’institution
les forces structurantes en présence, moteur des transformations, sont-elles concrètement en
mesure de faire émerger ?
1.3. Entreprise : un véhicule qui traverse les siècles…
Les entreprises forment l’un des piliers incontournables des sociétés contemporaines, ce que ne
manque pas de préciser Pierre Laffitte17 — préfacier d’un ouvrage destiné à présenter l’un des
derniers statuts juridiques lié à l’entreprise à avoir été proposé en France (la SOSE – Société à
Objet Social Etendu) — : « Les entreprises, ces moteurs vivants de toute économie moderne,
sont la principale source des emplois qui offrent un travail intéressant, stimulant, et formateur
pour le plus grand nombre. » [Segrestin, Levillain, Vernac, Hatchuel, 2015, p. 9]. Or, Michel
de Virville18 dans la postface du même ouvrage s’empresse de signaler que « L’entreprise
pourtant si couramment invoquée par tous, tant du point de vue de l’économie que de la
politique, reste une référence conceptuelle à construire. » [Ibid., 2015, p. 121].
Si l’entreprise reste une entité conceptuelle à construire, qu’entend-t-on néanmoins par
entreprise aujourd’hui ? Comment a-t-elle été appréhendée dans le passé et que peut-elle
devenir dans le futur ? Questions auxquelles un chercheur du domaine ne peut échapper.
Travailler le sujet de l’emploi ne peut donc souffrir d’une d’investigation poussée sur ce qui
constitue le « moteur vivant » de l’économie moderne.
1.3.1. De sa définition…
• De la guerre au hasard
A l’origine, ce que l’on tenait pour entrepreneur était ce chevalier des temps jadis rompu à la
pratique du combat (cf. infra Chapitre 3 section 2 paragraphe 3) et en premier lieu
« l’entreprise » était donc « l’ensemble des combats codifiés » [Vérin, 2011, p. 85]. Le terme
« entreprise » provient du dérivé du mot « emprise » qui désigne le choc même du combat, et
par conséquent connote le premier d’une certaine valeur guerrière où l’on retiendra pendant
longtemps, par le fait d’entreprendre, la menace à l’ordre fondé, « en tant que subversion des
hiérarchies établies. » [Ibid., p. 93].
Mais le mot « emprise » dont l’origine latine est « impressia » avait aussi la signification
d’accord préalable et de projet. Ainsi, dès le XIIe siècle, la notion d’entreprise a le sens d’accord
réciproque et va revêtir l’acception suivante : « Accord pour mener une action à terme, un
projet élaboré en commun. » [Ibid., p. 95]. Or à ces prémices, tout dessein échafaudé à
17 - Ingénieur général des Mines E.R., Président fondateur de la Fondation Sophia-Antipolis. 18 - Directeur du Collège des Bernardins (2008-2013) ayant ouvert en partenariat avec Mines Paris Tech et l’Université de
Nanterre la thématique de recherche : « Entreprise : propriété, création collective et mondes communs ».
— 15 —
l’encontre de l’ordre établi était d’emblée considéré comme suspect, voire scandaleux. Attendu
que la guerre des premiers temps était une aventure menée au hasard, la première image qui
ressort de l’entreprise est celle d’une aventure hasardeuse19 autant que l’irruption du mal.
D’ailleurs huit siècles plus tard en France, une partie de l’élite considère encore que la fonction
publique c’est le bien et l’entreprise c’est le mal. Il a fallu attendre l’année 2014 pour que la
situation s’éclaircisse et entendre un Premier ministre forcé de clamer : « J’aime
l’entreprise ! »20. En effet il semble important de montrer combien le poids du passé accable
encore aujourd’hui certains esprits, et sans doute comprend-t-on mieux à présent les sources de
cette désaffection pour l’entreprise.
Avec l’essor du mercantilisme, l’argent va devenir l’intermédiaire de tous les échanges et cette
double conception de l’entreprise va peu à peu s’estomper. Avec l’apparition des premiers
hommes d’affaires, « entrepreneurs » manieurs d’argent, l’entreprise va devenir une « forme
d’intervention dans le monde » [Ibid., p. 96].
La multiplication des échanges commerciaux, des monnaies, l’instauration des billets et des
lettres de change, du prêt à intérêt, vont conduire à une transformation de la vision de
l’entreprise qui va marquer durablement, et de façon importante, l’essence de celle-ci :
« L’entreprise se définit en général comme une forme d’activité comprise entre un engagement
(avance) d’argent, et sa récupération, majorée d’un profit. » [Ibid., p. 98]. Cette définition —
quasi première de l’entreprise moderne pour ainsi dire — peut aujourd’hui encore être
considérée comme valable et peut-être est-ce même l’une des meilleures que l’on puisse
formuler si l’on cherche à comprendre le fondement réel de toute entreprise d’un point de vue
économique21. En effet, ce fil conducteur va rester un mobile séculaire lié à l’entreprise bien
que celui-ci ne soit pas du reste une finalité. C’est parce que l’entreprise, à partir du XVIIIe
siècle, crée objectivement un nouveau mode de production et de distribution de richesses qu’elle
devient un moteur de transformations sociales. Grâce à celle-ci, c’est tout un mouvement qui
s’installe : des « états » se transforment en « processus », une dynamique se dessine bousculant
un ordre établi.
1.3.2. … à sa première contradiction
• A la guerre du hasard
Dans le monde du travail naissant, la rémunération des acteurs s’établit de différentes manières.
En dehors du salariat, du travail à la journée ou de celui à la tâche, il existe le travail à « prix
fait » et le travail « par entreprise ». Si l’on prend pour exemple l’un des cas les plus connus tel
que celui de la construction (où apparaît d’ailleurs en premier lieu les termes entreprise et
entrepreneur – cf. infra Chapitre 3 section 2), le maître d’ouvrage ayant en vue la réalisation
d’un bâtiment délègue à un entrepreneur l’achat des matériaux ainsi que la conduite de leur
mise en œuvre ; il se dégage alors en lui confiant la conduite de travaux ainsi que le « ménage »
de chantier, de tous les soucis et embarras de l’acte de construction. Cependant : « Pour nos
19 - « (…), la fonction du hasard comme élément fondamental de la valeur universelle de l’entreprise guerrière que développe
la noblesse féodale. » [Vérin, 2011, p. 96]. 20 - Propos tenus par Manuel Valls lors d’un discours économique à l'université d'été du Medef, le mercredi 27 août 2014.
Source : http://www.franceinfo.fr/actu/politique/article/manuel-valls-j-aime-l-entreprise-556987 consulté le 29 mars 2016. 21 - Il est utile de signaler que « la première apparition du terme "entreprise" dans le sens d’établissement industriel
(manufacture), date de 1798 » [Vérin, 2011, p. 187].
— 16 —
historiens qui s’efforcent par exemple de reconstituer l’évolution des salaires, le
développement des devis et marchés constitue un premier handicap, car le salaire payé aux
ouvriers n’y figure jamais. Ce qui se conçoit aisément, le devis ayant été établi pour l’ensemble
des travaux et préalablement. » [Vérin, 2011, p. 101]. Or l’entrepreneur ne fournit pas son prix
de façon aléatoire, il évalue la dépense en tenant compte de la concurrence sur le marché. Par
conséquent, l’entreprise c’est aussi le calcul et la recherche d’un mécanisme de formation des
prix, ce que Cantillon appellera : « le prix de la vérité » impliquant une conduite rationnelle qui
diffère amplement du hasard.
Pour cette raison l’entreprise se distingue particulièrement de l’aventure proprement dite par le
fait qu’elle est ‟engagement” dans l’action en vue d’un dessein visé, ce qui suscite une tentative
à évaluer l’incertain et nécessite une intervention active, alors que l’aventure se laisse
déterminer au gré des circonstances. Dès lors, « Il ne s’agit pas de nier l’incertitude, mais de
la délimiter au maximum, de façon à déboucher sur la situation de choix : faire ceci ou cela. »
[Ibid., p. 200]. De cette façon, l’entreprise cherche à multiplier les possibles.
Aussitôt, le hasard, élément caractéristique primordial de cette notion, perd ainsi une partie de
son épaisseur dans la nouvelle conception de l’entreprise en train de se forger. Désormais « ces
entreprises ne sont pas absolument risquées, mais au contraire le résultat d’une conduite
réfléchie ; d’un calcul soigneusement mis au point. » [Ibid., p. 215]. Le calcul (projet à dessein
délibéré) s’oppose ainsi au hasard (risque absolu). Curieusement c’est l’ordre interne (celui en
train de naître au sein de l’entreprise) qui vient bouleverser l’ordre externe (celui de
l’organisation établie au cœur de la société). C’est probablement parce que l’entrepreneur
partage la croyance exprimée par le philosophe Martial Geroult (1891-1976) : « c’est que le
savoir a des limites infranchissables fondées sur celles de notre entendement, mais qu’à
l’intérieur de ces limites la certitude est entière »22 qu’il paraît parfois curieusement si assuré
de son succès ; si bien que : « Le hasard n’est pas un simple obstacle incontournable. Il devient
l’objet de manœuvres de contournement de plus en plus élaborées, en sorte que l’échec imputé
au hasard est perçu comme l’échec du calcul, la manifestation du caractère incomplet de
l’analyse de la situation ; on pourrait même à la limite dire qu’il est interpellé comme
adversaire. C’est-à-dire qu’il est l’objet d’une stratégie. » [Vérin, 2011, p. 200]. Cette demande
de stratégie est la preuve que le hasard ne peut être considéré comme irréductible mais plutôt
le fait d’un déterminisme partiel qui ouvre le champ à plusieurs possibles. La stratégie est au
cœur même de l’entreprise, d’ailleurs ne dit-on pas que « Les chevaliers sont "entrepris", c’est-
à-dire pris dans une stratégie. » [Vérin, 2011, p. 212].
Dans la pratique, cette stratégie repose sur une conception claire et parfaitement pérenne au
sein des milieux d’affaires. Lorsque l’historien français Yves Renouard (1908-1965) dresse le
portrait de l’homme d’affaires italien du second Moyen Age, il faut avouer que l’on prendrait
volontiers cette description antique pour celle d’un sujet contemporain, en effet ceux-ci :
« ont en commun le désir de savoir, de comprendre, de voir clair. Pour être bien informés,
assurément. Mais en suscitant perpétuellement ce besoin, c’est une curiosité que leur
métier développe en eux. Ils éprouvent constamment le besoin de connaître les faits, les
évènements pour en prévoir d’autres et en tirer profit. L’expérience suscite chez eux la
22 - GEROULT Martial, 1968 – Descartes selon l’ordre des raisons, AUBIER-MONTAIGNE, p. 15.
— 17 —
certitude que tout fait à une cause, que, pour prévoir il faut d’abord savoir et que, en toutes
circonstances, il est nécessaire d’avoir des données précises exactes et complètes. Cette
conscience profonde d’une bonne information permettra l’action fructueuse par des
prévisions judicieuses, c’est la démarche logique même de la pensée rationnelle. » 23
[Vérin, 2011, p. 201].
Cette contradiction issue de la joute entre le fortuit et la méthodologie occasionne une
rupture significative au regard de la perception première que l’on s’était faite de la
notion d’entreprise.
Cependant qui dit calculs, dit stratagèmes, nécessitant le développement d’un art impliquant la
maîtrise d’une conduite fondée sur un savoir prémonitoire auto-réalisateur : le calcul permettant
la justesse de la visée. Par conséquent toute entreprise désormais établie sur la base de processus
calculatoires méthodiques revêt a fortiori un aspect « machiavélique ». Ainsi « Toute entreprise
est machiavélique » dit Hélène Vérin [Ibid., p. 216].
Probablement faut-il préciser ce qu’il y a lieu entendre par machiavélisme, concept relativement
usité mais dont la finesse, la subtilité et les contradictions de son aspect descriptif sont souvent
oubliées :
« Le machiavélisme implique d’abord une idée d’une maîtrise de la conduite. Est
machiavélique qui fait le mal volontairement, qui met son savoir au service d’un dessein
essentiellement dommageable à autrui. (…) Au premier examen apparaît le calcul des
moyens destinés à atteindre une fin déterminée, la prévision des opérations dont
l’enchaînement nécessaire assurera le succès d’une entreprise, l’anticipation de la
conduite des adversaires et de ses parades. En bref, l’homme machiavélique est considéré
comme un stratège ; mais ce stratège use toujours de stratagèmes. Il agit conformément à
un plan connu de lui seul, faisant en sorte que ces victimes tombent dans les pièges qu’il
leur a astucieusement tendus. Avec le calcul et la ruse, le principe du secret commande son
action. (…) Il est tout entier occupé à accomplir ses desseins et ne se laisse distraire ni par
la haine ni par le ressentiment, ni par aucun mobile qui risquerait de le placer sous
l’emprise d’autrui. »
[Vérin, 2011, p. 217] 24
Bien que Nicolas Machiavel (1469-1527) soit davantage un penseur du politique, celui-ci n’est
autre que l’instigateur de la « figure de l’entrepreneur, outrepassant des droits, transgressant
les établissements sociaux et accaparant sans justification un pouvoir. » [Vérin, 2011, p. 220].
Pour l’auteur du Prince (1532) le pouvoir serait toujours fragile, arbitraire et contingent ; ce
23 - comme il est frappant de voir combien on pourrait prendre ces hommes d’affaires des premiers temps pour de véritables
scientifiques. Source originale : Renouard Yves, 1928 – Les hommes d’affaires italiens du Moyen Age. ARMAND COLIN, p.
227. (Cf. chapitre 3 section 2 paragraphe 3 alinéa b). 24 - Propos extraits de l’ouvrage du philosophe français Claude Lefort (1924-2010) intitulé Le travail de l’œuvre de Machiavel.
— 18 —
dernier n’a pas de fondement absolu et sa conservation demanderait la réussite perpétuelle
d’une remise en ordre de la Cité, soumise à la permanence des tensions et des conflits. Ainsi
les entités ne peuvent persister qu’en se changeant, faute de pouvoir se rénover, elles périssent.
C’est pourquoi l’entrepreneur est par la force des choses un politique, il atteste « qu’un individu
par ses initiatives et ses actions réalise un nouvel effet social, de nouveaux rapports entre les
hommes et fonde ainsi la hiérarchie des statuts. » [Ibid., p. 220 et 221]. C’est là qu’apparaît la
transmutation de la première image de l’entreprise — celle guerrière des temps féodaux —,
adoptée par la noblesse, vers la seconde — celle de la ruse et du calcul —, instiguée par les
hommes d’affaires (ruse calculatoire fort bien décrite par Machiavel). En tout état de cause
comme le rappelle Vérin, leur essence est commune, première comme seconde : « l’entreprise
est politique, met en cause la société fondée. » [Ibid., p. 221]. La fonction de chacun n’est plus
établie une fois pour toute, grâce ou à cause de l’entreprise — telle est son ambivalence —
suivant que l’on est conservateur ou progressiste.
Si l’entreprise productrice de désordre est celle qui vient bouleverser l’ordre pré-donné du
monde, l’homme d’entreprise est nécessairement un personnage de talent qui réclame une
occasion pour agir : « sans cette occasion, les talents de leur esprit seraient perdus, et sans leur
talent, l’occasion se fut présentée en vain. »25. L’entrepreneur est cet homme de l’occasion, car
se préparer à l’entreprise c’est se tenir prêt à saisir une opportunité puisque : « Réussir une
entreprise suppose la capacité de prévoir l’événement qui permettra sa réalisation », et c’est
aussi se préparer à l’imprévisible où « la stabilité ne cesse d’être la répétition de la
subversion. » [Ibid., p. 244 et 245].
D’un point de vue philosophique l’entreprise peut donc se résumer ainsi : « il n’y a d’entreprise
que du fait de la séparation du pouvoir et du vouloir. » [Vérin, 2011, p. 259]. D’où la conduite
d’une entreprise impose à devenir stratège car celle-ci évoque aussi « l’élan qui n’est pas encore
entré dans la phase de sa réalisation effective. (…) Elle exprime aussi l’effectuation elle-même,
l’activité en tant qu’elle n’est pas encore réalisée, achevée. » [Ibid., p. 249]. En raison de quoi
l’entreprise se détermine davantage par ce qu’elle vise, c’est-à-dire ce qu’elle n’est pas encore.
Modélisation de l’action humaine, elle peut être considérée comme transitive : un mouvement
de réalisation. L’entreprise, prisonnière d’un tourbillon évolutif, est aussi amenée à disparaitre :
« Sa réalisation est sa fin, c’est-à-dire sa pure et simple disparition. » [Ibid.].
Dès la première perception de sa conception, l’entreprise apparaît comme un rouage
essentiel de l’évolution, un effet levier requis pour incrémenter toute subversion en
attente de validation vers un processus effectif d’élévation.
1.3.3. …et sa formalisation historique
Quant à la connaissance historique proprement dite et officielle de l’entreprise, celle-ci est
parfaitement datée, mais dans un premier temps, curieusement, elle n’a pas été élaborée par les
25 - Machiavel Nicolas, 1964, Le Prince, VI, GALLIMARD, p. 304.
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historiens eux-mêmes mais plutôt par des gestionnaires en quête d’informations sur ce domaine.
En effet à ses débuts, cette histoire s’est constituée « en réponse à une demande des sciences
de gestion aux Etats-Unis. » - source contribution de Patrick Fridenson in [Segrestin, Roger,
Vernac, 2014, p. 65]. Et comme le signale le premier professeur d’histoire des entreprises de
Harvard et du monde [Ibid., p. 67], Norman Gras (1884-1956), cette demande résulte d’un
besoin éprouvé vers l’élargissement des recherches en formation des affaires. Au départ : « Elle
a été mise en place (…) par des hommes qui traçaient leur route vers quelque chose qu’ils ne
comprenaient que vaguement. », Gras, cité par Fridenson [Ibid., p. 66]. Il faut dire que la
discipline dans ce domaine est née lorsqu’un ancien banquier Wallace B. Donham, devenu
doyen de la Harvard Business School, déclare en 1924 : « que la formation des cadres
supérieurs doit être parachevée par l’instauration de trois nouveaux enseignements : l’histoire
des entreprises, l’éthique des affaires, et les relations humaines » [Ibid., p. 67].
C’est ainsi que fut fondée en 1925 la Business Historical Society. Norman Gras, historien
économiste canadien, premier à avoir été élu sur une chaire d’histoire des entreprises donc,
s’évertuera à présenter « le capitalisme comme un système et une culture dont la compréhension
est indispensable à l’histoire des entreprises, et il élabore une classification de cinq différents
types de capitalisme privé : le petit capitalisme, le capitalisme mercantile, le capitalisme
industriel, le capitalisme financier, et le capitalisme national. » [Ibid., p. 68].
La France, malgré l’influence considérable de l’historien Marc Bloch (1886-1944) qui saisit
parfaitement tout l’enjeu pour la discipline historique de développer cette spécialité attachée à
l’action économique — « Quant à l’utilité pour l’homme d’affaires d’une connaissance
générale de l’histoire économique, en discuter avec quelque détail serait, ou peut s’en faut,
poser tout le problème des sciences de l’homme. », Bloch cité par Fridenson in [Ibid., p. 70] —
, ne parviendra pas à attirer les historiens français pour jalonner « l’histoire des affaires ». En
effet, dépouillant les Annales de 1929 à 1944, Fridenson signale n’avoir trouvé « qu’un article
et une note d’histoire des entreprises, et encore sont-ils l’œuvre de la même personne » [Ibid.,
p. 73 et 74]. Pourtant Bloch soulèvera l’intérêt à étudier l’influence des dirigeants d’entreprise
et des décideurs publics dans le rapport à l’histoire générale. L’historien tiendra par ailleurs à
mettre en garde tant les dirigeants que les entreprises elles-mêmes à s’abstraire des
connaissances historiques, abstraction qui leur donnerait l’illusion de ne vivre que dans un
présent factice, alors que celui-ci dépend largement des influences d’un passé qu’il serait
dommageable d’ignorer. Fridenson explique ce déficit par « l’intérêt massif des historiens
économistes français de cette période pour les crises économiques, la monnaie et l’histoire des
prix ; le manque d’archives d’entreprises accessibles (…) » [Ibid., p. 67].
Tandis qu’aux Etats-Unis se développe une histoire des firmes (compagny history), une histoire
entrepreneuriale (entrepreneurial history) ou encore des recherches dans la détermination de
l’esprit d’entreprise (entrepreneurship) ; outre atlantique, c’est ainsi toute une histoire
culturelle des entreprises qui parvient à s’édifier.
Si l’histoire des entreprises a pris son envol dans les années 1920 sur les terres américaines, ce
n’est qu’au milieu des années 1960 que la Grande-Bretagne, la France, le Japon puis l’Italie et
l’Allemagne s’attacheront plus tardivement à dégager de « l’action économique » — pour
reprendre une expression de Marc Bloch — l’histoire proprement dite des entreprises, car cette
— 20 —
dernière est bien une spécialité issue de l’histoire économique. La difficulté à aborder cette
thématique particulière touche à un besoin d’interdisciplinarité, à celui d’allier à la fois les
différentes échelles de temps comme celle de ses objets (allant du petit atelier à la firme
internationale), mais surtout à tenter de convaincre de la place centrale que va peut-être pouvoir
tenir l’histoire des entreprises dans l’histoire globale des territoires.
1.3.4. Les économistes et l’entreprise : un regard partiel et partial exempt de toute vision
holistique
Lorsque Bernard Baudry et Virgile Chassagnon — rédacteurs dans la célèbre « Collection
Repères » de la thématique : Les théories économiques de l’entreprise — se proposent
d’introduire leur sujet, ils ne peuvent s’empêcher de signaler que : « L’entreprise a longtemps
été un objet d’étude totalement occulté par les économistes. » [Baudry, Chassagnon, 2014, p.
3]. Il n’y aurait qu’une quarantaine d’années que ces derniers se seraient rendus compte que
« la firme constitue, à côté du marché, l’organisation centrale de l’activité économique » bien
que « Concernant la définition de la firme, on ne peut qu’être frappé par l’absence de
consensus parmi les économistes. » [Ibid., p. 4]. De tels propos ne risquent pas de simplifier les
investigations engagées dans le domaine d’étude auquel on est dès lors imposé.
En foi de quoi il apparaît désormais pertinent d’avoir débuté la recherche en remontant la genèse
de l’idée d’entreprise, tant il est vrai que les économistes vont faire apparaître celle-ci dans sa
nudité, dépossédée de son aspect historique et de son essence philosophique.
Si Armand Hatchuel26 ne dira pas autre chose que Bernard Baudry et Virgile Chassagnon,
certains iront même plus loin, en généralisant bien au-delà des seuls économistes et en faisant
clairement apparaître l’entreprise comme ‟point aveugle du savoir” : « Chacune des disciplines
s’est efforcée de décrire l’entreprise au prisme de ses catégories traditionnelles. Aussi
l’économie perçoit-elle l’entreprise au travers des catégories de marchés, de coûts et de
contrats. La sociologie la saisit au travers des communautés de travail et de leur organisation.
Les sciences de gestion étudient davantage les instruments de pilotage de son activité que
l’entreprise elle-même. » et de rajouter que « Ce n’est toutefois qu’aujourd’hui que l’on
mesure, à la faveur de la crise, combien ces cadres d’analyse étaient aveugles et incapables de
saisir l’entreprise. » [Segrestin, Roger, Vernac, 2014, p. 11 et 12].
Néanmoins les économistes ont quand même cherché à aborder la firme de diverses façons et
tenté de formaliser une théorie de l’entreprise. Peu à peu une catégorie de chercheurs va prendre
conscience que l’entreprise n’est pas une forme d’alternative au marché, mais plutôt
qu’entreprise et marché sont des formes complémentaires fondamentales des économies
modernes.
C’est sous les auspices de la Fondation Ford, après avoir patronné en 1958 un séminaire destiné
à des professeurs d’économie, que Kenneth Boulding fut probablement l’un des premiers
économistes à s’être efforcé de dresser un état actuel des connaissances de la discipline en
matière de théorie de l’entreprise. Aussi cette époque, rien d’étonnant à ce que l’économiste ne
26 - HATCHUEL Armand, 2011 – L’entreprise point aveugle de la science économique, in L’économie qui nous gouverne ?
Leçons de crises. ACTES SUD/IHEST, p. 165-189.
— 21 —
fasse pas un autre constat que celui que fut amené à établir Chassagon presque soixante ans
plus tard : « Dans toute la théorie classique, l’« entreprise » demeure une entité bien vague ;
quant à l’entrepreneur, il ne cesse d’être vague que pour devenir assez douteux ! » [Boulging,
Spivey, 1964, p. 1]. Il faut dire qu’aux prémices de l’économie, l’entreprise était considérée
comme une entité ne réagissant que passivement aux mouvements du marché en se bornant à
rechercher un profit maximal. Les préoccupations étaient davantage orientées sur le fait de
savoir comment fonctionne le marché plutôt que de savoir comment est organisée l’entreprise.
Les économistes ignoraient que les hommes d’affaires s’efforçaient de plus en plus d’innover
et croyaient que les prix étaient donnés par le marché et « que l’entrepreneur devait simplement
organiser son affaire de façon à maximiser son profit. » Sherril Cleland in [Ibid., p. 210]. Or,
par la force des choses les économistes vont devoir sortir des chemins qui leur étaient familiers
afin d’appréhender la réalité d’un peu plus près.
Selon les travaux de Boulding, les toutes premières investigations concernant la recherche
d’une théorisation de l’entreprise furent menées par le mathématicien français Antoine-
Augustin Cournot (1801-1877) en 1838 ; mais ses travaux furent si peu connus qu’il estime
devoir reconnaître au britannique Stanley Jevons (1835-1882) le fait d’avoir su exploiter de
telles découvertes. Ainsi naquit la théorie du comportement maximisant. Les premières
analyses débutèrent par « l’analyse marginale » avec une question essentielle : que faut-il
maximiser ? Et la suite qui en découle « existe-t-il en fait une mesure "objective" de
l’optimum ? » [Ibid., p. 4]. Les économistes sont à peu près d’accord pour dire que ce qu’il y a
lieu de maximiser au sein de l’entreprise c’est « l’utilité », « ce qui revient à dire qu’elle agit
au mieux de ce qu’elle considère être ses intérêts. » [Ibid.]. Cependant, la critique du
marginalisme fait apparaître un groupe de dissidents prétendant que : « A leurs avis, l’entreprise
calcule pour son produit un coût standard moyen et ajoute à ce coût un certain pourcentage
correspondant au profit qu’elle veut faire. » [Ibid., p. 5]. L’argument employé pour défendre
leur thèse à l’encontre du marginalisme est ainsi formulé par Boulding : « Il est très douteux
qu’une théorie qui suppose connu ce qui ne peut l’être ait des chances de pouvoir être d’une
grande utilité pratique. Pour maximiser le profit dans le cas de marchés imparfaits et de
multiples fonctions de production, il faudrait pouvoir connaître une foule de relations que
l’expérience courante ne donne pas et qu’il est même délicat de dégager par analyse des
résultats passés. » et il s’en suit que « La théorie de la maximisation souffre du grave défaut de
ne pas faire entrer en ligne de compte l’information dont peut disposer le décideur. » [Ibid.].
En présence de l’imperfection des marchés, de la non constance des coûts et de la non
homogénéité des fonctions de production, l’information alors tenue pour négligeable est
désormais devenue un paramètre capital. Boulding poursuivant : « Il est évident que pour
prendre une décision rationnelle, il faut toujours connaître ce qui "pourrait se passer". » [Ibid.,
p. 6]. Or, savoir en totalité ce qui pourrait se passer est généralement loin d’être le cas dans la
pratique des affaires.
Boulding passe également en revue l’apport de la théorie des jeux, tout en relevant la complexité
de l’incertitude qu’elle étudie dès qu’un grand nombre d’acteurs ayant une multitude de
possibilités de choix entre en jeu, et sans s’empêcher de signaler que : « En fait il semble bien
qu’il n’y ait aucune pierre de touche du "comportement rationnel" devant l’incertain. » [Ibid.,
p. 11]. Qui plus est lorsque les jeux sont à somme positive et où plusieurs acteurs gagnent, se
pose le problème du partage faisant entrer en jeu marchandages, compromis, menaces, et dont
— 22 —
les études théoriques menées par Thomas Schelling (né en 1921)27 pourraient inspirer la théorie
de l’entreprise, notamment dans les processus de formation des prix. Puis il rapporte l’intérêt
d’intégrer les éléments de la théorie des organisations à celle de l’entreprise car : « De toutes
les organisations, l’entreprise est, après la famille, celle qui est le plus fréquemment créée ;
mais on sait vraiment peu de choses sur sa naissance. » en faisant pertinemment remarquer
qu’à l’intérieur de ces dernières « Une personne n’agit pas de la même façon quand elle remplit
un rôle ou quand elle agit pour son propre compte. » [Ibid., p. 12]. Il souligne aussi l’influence
prépondérante de la cybernétique sur la théorie de l’entreprise, notamment concernant la
science du contrôle : « Un système de contrôle a pour but le maintien de "l’état" d’un ensemble
malgré les changements se produisant dans le milieu environnant. » [Ibid.]. On reconnaît ici la
culture organiciste de Boulding qui, manquait aux économistes de l’époque lorsqu’il annonce :
« L’entreprise nous apparaît donc comme un processus "homéostatique" permettant le
maintien de certaines structures. » [Ibid., p. 13] ; car l’entreprise vise avant tout à assurer sa
survie au sein de son milieu. Il ne lui a pas échappé le fait que l’entreprise soit le siège d’un
mécanisme politique car il note qu’en dernière analyse « c’est la structure hiérarchique de
l’entreprise qui permet de résoudre les conflits : en effet, tout conflit interne finit par atteindre
un niveau hiérarchique où il faut qu’une décision départage les points de vue en présence. »
[Ibid., p. 15]. Toutefois, quant à sa combinaison avec la théorie marginaliste, il stipule avec un
certain bien-fondé évident « Mais il est clair que le rôle politique de l’homme d’affaires
cherchant à concilier les intérêts divergents des clients, des ouvriers, des actionnaires, du
gouvernement et du grand public est bien éloigné de la théorie de la maximisation du profit. »
[Ibid., p. 17].
On ne peut concevoir l’entreprise sans son environnement général, son milieu « qui comprend
des éléments internes et des éléments externes. » dernier pan que Boulding ne va pas omettre
de faire figurer dans son état des lieux, en le clôturant par une question ouverte : « D’une façon
générale, cherchons nous à maximiser le profit sous certaines contraintes morales, ou
cherchons nous à maximiser la vertu moyennant la réalisation de profits satisfaisants ? » [Ibid.,
p. 17].
Boulding a déjà saisi l’importance du comportement complexe des hommes tant à l’intérieur
des grandes que des petites organisations et appelle de ses vœux à ce que les économistes
s’attachent à chercher à mieux les comprendre. Car même si dans un premier temps les
appréhensions de l’entreprise se focalisent sur le dirigeant, un tel auteur est parfaitement
conscient que « les dirigeants ne savent pas tout, mais ils n’agissent pas non plus au hasard ;
ils agissent après avoir délibéré, en adoptant des procédures et des règles, parce que leur
manque d’information leur interdit d’être complètement rationnels. » Cleland citant Boulding
in [Ibid., p. 217]. Du reste, réside déjà la preuve que vers la fin des années 1950, un certain
nombre d’économistes a saisi que l’entreprise « ne recherchait pas un maximum, mais plutôt
un résultat "satisfaisant" (…) » [Ibid., p. 216], à l’intérieur duquel le « dirigeant a une grande
latitude de choix dans ses décisions. » [Ibid., p. 222].
Telle est la vision synthétisée de Boulding que l’on peut avoir d’un état des lieux de la théorie
de l’entreprise vers le milieu du siècle mais d’un point de vue plutôt purement économique. La
firme a été aussi dépeinte d’un point de vue social et les premiers à avoir tenté de conceptualiser
27 - prix de la Banque de Suède 2005.
— 23 —
la firme sont sans doute les institutionnalistes Veblen [1904] 28 et Commons [1924] 29. Ces
économistes visualisaient alors la firme comme une organisation sociale reposant sur le collectif
et formalisant le pilier dominant du capitalisme ; c’est en cherchant à comprendre l’évolution
du système économique de leur époque dans son ensemble qu’ils ont été amenés à dégager
l’effervescence d’un tel type d’organisation.
Cependant, on a toutefois considéré que les véritables fondateurs des premières théories de la
firme étaient Frank Knight (1885-1972) et Ronald Coase (1910-2013).
Ce dernier est réputé pour avoir posé des questions pertinentes au domaine économique (tel son
questionnement cité en exergue au Chapitre premier, par exemple). Ce que Coase a très bien
compris, c’est que l’on ne peut pas bâtir une théorie sans tenir compte des faits parce que ces
derniers ne manquent jamais de nous rappeler à la réalité30. Pour lui, il ne fait plus aucun doute
désormais que le système des prix régulés par le marché n’est pas le meilleur moyen
d’allocation des ressources car cette vision n’est plus du tout réaliste par rapport à la forme qu’a
pris l’économie. En effet, dans un célèbre article de 1937 [Coase, 1937], cherchant une raison
à un fait observable : l’existence de firmes, l’économiste prétend que celles-ci émergent car
elles permettent de réduire les coûts de transaction lorsqu’il s’agit de négocier en permanence
des services sur un marché. C’est-à-dire qu’au sein des firmes « des contrats de long terme se
substituent à une multitude de contrats de court terme, ce qui réduit conséquemment les coûts
de transaction. » [Baudry, Chassagnon, 2014, p. 10 et 11] ; ces organisations prennent tournure
par le biais des entrepreneurs, dont la fonction a en partie pour objet de gérer cette nouvelle
forme de répartition de ressources. Le contrat sert à éviter les incessantes négociations que
nécessiteraient la multitude de transactions à gérer lorsque l’on se réfère aux marchés. Pour
autant Coase imagine que « Les coûts d’organisation internes sont donc une fonction croissante
de la taille des firmes. » [Ibid., p. 11] et qu’une firme s’accroît jusqu’à ce que le coût
d’organisation interne lié à un ensemble de transactions additionnelles égale celui opérant sur
le cours d’un marché. Or il n’est pas question que de coût dans l’histoire économique mais aussi
de performance, d’originalité, d’inventivité, de qualité de service, de personnalité de
l’entrepreneur ou du dirigeant… En foi de quoi les raisons d’émergence de la firme n’ont
probablement pas une cause unique mais émanent plutôt d’une combinaison plus large de
facteurs que la simple réduction de certains coûts, car la firme n’est en fait qu’une modélisation
contextuelle d’une vision plus vaste que le vocable français ‟entreprise” invite à mieux saisir.
Par conséquent la théorie de Coase, bien que montrant une certaine pertinence en premier
ressort, a vite montré quelques limites et appelle à porter un regard plus complexe concernant
l’origine de la firme.
Lorsque l’on connaît un peu l’histoire profonde du concept d’entreprise (tel que l’historienne
Hélène Vérin le présente par exemple, c’est-à-dire cette conception de l’action qui cherche
progressivement au fil des siècles à s’extirper de desseins hasardeux), on s’aperçoit alors de la
place particulière des travaux fondateurs de Knight. En effet, dans sa vision du monde, Knight
tient profondément à faire la part des choses entre le risque encouru par toute nouvelle action
et l’incertitude radicale dans laquelle celle-ci pourrait éventuellement se situer. En bon
28 - Veblen Thorstein, 1904 – The Theory of Business Entreprise. Transaction Publishers, New Brunswick et Londres. 29 - Commons John Rogers, 1924 – Legal Foundation of Capitalism, The Macmillian Compagny, New York. 30 - comme on tient à le rappeler ici, cet auteur s’était évertué à souligner qu’une théorie sert « à accroître notre compréhension
du fonctionnement du système économique concret » Coase cité in [Chabaud et al., 2008, p. 24].
— 24 —
scientifique, il saisit que tout n’est pas complètement incertain et certaines possibilités s’avèrent
bien plus probables que d’autres, d’où l’opportunité de mesurer une zone de probabilité
potentielle : le risque. De toute évidence, lorsque l’on cherche à agir, une question primordiale
fort bien formulée par Knight se pose dès que l’on envisage de repousser les portes du hasard :
« la fonction majeure consiste à décider que faire et comment faire » (Knight, 1921, p. 268)
cité in [Baudry, Chassagnon, 2014, p. 8]. Par conséquent, entre en jeu pour agir un ensemble
de décisions raisonnées et coordonnées fondées sur une logique de calcul. A la base de ces
perspectives agissantes coordonnées et réfléchies, et dans une certaine mesure contrôlées, on
trouve l’entrepreneur générant l’émergence de la firme : « L’essence de la firme est la
spécialisation de la fonction de direction responsable de la vie économique, la caractéristique
négligée à partir de laquelle naît l’inséparabilité entre deux éléments : la responsabilité et le
contrôle » [Ibid., p. 9]. C’est parce que l’entrepreneur n’est ni omnipotent ni omniscient que la
firme a des limites, celles des potentialités humaines face à la complexité réelle des situations.
Vue sous un angle toutefois assez complémentaire, la firme a aussi été explorée comme étant
un « nœud de contrats ». Les auteurs ayant travaillé sur cette perspective sont les
économistes Armen Alchian et Harold Demetz ainsi que Michael Jensen et William
Meckling au travers d’articles fondateurs datés respectivement de 1972 pour les premiers et de
1976 pour les suivants. Dans la poursuite de cette lignée et afin de donner davantage
d’envergure à cette vision contractualiste de la firme, la théorie offerte par Olivier Williamson
va prendre appui sur plusieurs postulats travaillés par les théoriciens des organisations. Le
« paradigme transactionnaliste » comme l’appellent alors Baudry et Chassagnon — la firme
devenant une chaîne de transactions organisées suivant différents modes de gouvernance et
structures de propriété — va ainsi s’étendre en intégrant dorénavant les apports des travaux
concernant les relations humaines, notamment les rapports d’autorité opérant à l’intérieur des
firmes développées, travaux effectués au sein des thèses de Chester Barnard et Elton Mayo.
Ensuite la théorie de Williamson va se nourrir du concept de rationalité limitée d’Herbert
Simon. Robert Merton et Alwin Goulder vont l’influencer quant à l’importance de la
bureaucratisation ainsi que des normes venant parfois vicier les relations d’échanges —
l’autorité administrative s’arrogeant à supplanter l’autorité charismatique. Mais malgré leur
rationalité limitée, les acteurs bénéficient conséquemment de certaines « marges de liberté », et
c’est en ce sens qu’un auteur comme Michel Crozier va venir compléter les différents pans du
paradigme théorique de Williamson où une vision d’ensemble commence à se structurer. On
dépasse ainsi la vision du « nœud de contrats » qui s’opposait alors aux coordinations
marchandes et hiérarchiques, et au-delà duquel les rapports employés/employeurs sont mis en
corrélation avec les rapports fournisseurs/clients — rappelant insidieusement les rapports
marchands acheteurs/vendeurs.
Williamson s’attache par ailleurs à dégager une notion non négligeable, celle de la firme
comme entité hiérarchique. En effet, il est indéniable à tout observateur que les rapports
contractuels des agents œuvrant à l’intérieur de la firme soient régis par l’établissement d’une
autorité faisant l’objet d’un consentement juridiquement accepté. Cette autorité hiérarchique
sert de base à la coordination et à la régulation des relations de travail autant qu’à l’arbitrage
des conflits ainsi qu’à la prise de décisions stratégiques.
— 25 —
Cependant d’autres aspects significatifs vont être dégagés, par exemple le côté cognitiviste
que comporte chaque firme (en tant qu’organisation apprenante). C’est maintenant la vision
dynamique des interactions humaines engagées dans des dispositifs d’apprentissages forcés, en
raison des implications inéluctables des agents dans des processus adaptatifs pris dans les
rouages d’un environnement en évolution perpétuelle, qui sert à caractériser l’entreprise. C’est
parce que les agents ont des capacités d’apprentissage sans cesse renouvelables qu’une
économie fondée sur l’innovation et la connaissance est possible.
Il faut également compter sur l’école autrichienne d’économie pour déterminer une partie des
représentations de la firme. Celle-ci apparaît lorsqu’un entrepreneur n’est pas à même de mettre
en œuvre seul le projet entrepreneurial dont il est porteur, c’est alors qu’émerge une
organisation correspondante. L’axe d’étude est celui d’une firme en mouvement ayant pour
objet d’« analyser les firmes comme institutions sociales évolutives » [Baudry, Chassagnon,
2014, p. 67]. Les nouveautés orchestrées et diffusées par les firmes entraînant des modifications
perpétuelles de l’environnement font que celles-ci deviennent des institutions « à résoudre les
problèmes de coordinations dans un monde de découvertes entrepreneuriales et d’opportunités
d’innovation. » [Ibid.]. Pour les économistes autrichiens, la firme émerge lorsque le projet de
l’entrepreneur est adopté par les autres membres constituant l’organisation, d’où l’influence
notoire de l’entrepreneur comme moteur, organisateur des moyens et coordinateur des
processus de production. Se profile au travers des firmes « un ordre social planifié. » [Ibid., p.
68]. Cette école offre donc une vue assez dynamique de l’entreprise.
L’approche anglo-saxonne a pour ligne de conduite de dégager prioritairement l’aspect
historique concernant les transformations des firmes suite aux évolutions technologiques et à la
modification des rapports dans les relations de travail. La notoriété d’Alfred Chandler est
incontestable dans ce domaine tant il a su fort bien mettre en avant que « la transformation des
firmes "unitaires" en firmes "multidivisionnelles" s’est traduite par l’institutionnalisation de la
main visible du manager ; la firme n’est pas mue par les forces concurrentielles marchandes
et la main invisible smithienne. » et montrer aussi très clairement que « la firme est une
institution centrale du capitalisme, au cœur de l’économie de marché et de la croissance
économique » [Baudry, Chassagnon, 2014, p. 70]. Sans oublier que Chandler est aussi celui qui
soutient que la firme a fortiori, liée à un statut juridique, est à la fois structure pétrie par une
autorité et un processus de production.
Vue cette fois du Japon, la firme apparaît en premier lieu comme un espace de coopération où
un jeu partenarial s’impose entre actionnaires, managers et salariés. Masahiko Aoki insiste sur
le fait que le manager doit veiller à l’équilibre des intérêts entre actionnaires et salariés afin de
favoriser la coopération et éviter le conflit, toujours dramatique en termes de résultats pour
l’entreprise. Par ailleurs Aoki est réputé pour avoir cherché à formaliser l’articulation entre les
institutions, les firmes et les agents individuels.
L’originalité française en la matière tient au fait que l’on accorde une nature politique à la firme.
Il s’agit de mettre au centre de la firme les dimensions éthiques politiques et sociales
indispensables, en tant que relations essentielles, qui lient incontestablement les acteurs au sein
de l’entreprise capitaliste. Avec l’économie des conventions, c’est cette part incontournable qui
consiste à penser accorder autant de pouvoir aux salariés qu’aux actionnaires afin d’être en
— 26 —
mesure de concilier efficacité et justice dans l’entreprise. Cette idée conduit Isabelle Ferreras
[2012]31 à proposer un bicamérisme : une entreprise bicéphale où coopéreraient (ou
s’affronteraient) une « chambre du capital » et une « chambre du travail ». Un tel compromis
politique au sein des firmes serait la reconnaissance d’un intérêt mutuel à coopérer en vue de
rééquilibrer le pouvoir entre capital et travail. Cependant, le domaine d’intervention de cet
aspect théorique opère à un niveau essentiellement microéconomique. La théorie de la
régulation va venir compléter cette approche par l’intégration d’une vision macroéconomique
et macropolitique plus globale de l’économie. S’il est un fait qu’une théorie de la firme est
indispensable, elle ne peut pas pour autant être déconnectée de considérations « macro » et la
grande firme financiarisée, faisant apparition dans l’économie moderne, doit aussi faire l’objet
d’investigations.
Par ailleurs, une partie des économistes a aussi focalisé son approche sur l’aspect primordial de
l’argent comme caractéristique de l’entreprise ; or l’argent n’est qu’un simple mobile pour
l’entreprise, un artefact permettant de fluidifier et d’accélérer à l’extrême le courant des
échanges nécessaires à son fonctionnement. L’entreprise peut ainsi opter pour plusieurs
finalités au gré du choix des acteurs car la véritable cause au fondement de son existence est sa
raison d’être, et celle-ci ne relève pas d’un moyen mais plutôt d’une essence.
*
A l’issue de quelques investigations probablement un peu trop abruptes en économie
concernant la manière dont la firme est perçue par les différents auteurs du domaine, un constat
demeure frappant : aucune approche ne semble se suffire à elle-même. Les économistes sont-
ils à la recherche d’une théorie plus complète de la firme ? Rien n’est moins sûr.
Comme on peut s’en apercevoir à présent, quelques économistes se sont toutefois intéressés à
l’entreprise mais chacun d’entre eux a tenté de mettre en valeur un point particulier de ce qui
constitue, selon lui, un trait essentiel de la firme (nœuds de contrats, structure de droits de
propriété, mécanisme d’apprentissage, entité fondée sur le pouvoir, etc.). Jusqu’à présent,
aucun n’a souhaité se lancer dans la recherche d’une compréhension à la fois plus globale et
unifiée de celle-ci.
Il faut dire que les économistes qui décrivent la firme le font en tant qu’observateurs extérieurs.
Peut-être pour aller plus loin manque-t-il à ces chercheurs un vécu significatif à l’intérieur de
la firme ? Quelle image a-t-on de la firme lorsque l’on est confronté au quotidien de la vie en
entreprise ?
Il est vrai qu’il manque inévitablement une vue depuis le centre de la firme — et même des
firmes, car chaque entreprise est plus ou moins un cas particulier. Se pose également la question
de la taille car, la perception diffère amplement entre l’entreprise individuelle et la
multinationale. C’est pourquoi une vision provenant de l’intérieur de la firme, vécue par les
acteurs directement impliqués aux prises avec l’économie, a probablement au moins autant
31 - FERRERAS Isabelle, 2012 – Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique. PUF.
— 27 —
d’importance que celle de l’extérieur observée par les économistes. En effet, il serait
dommageable de négliger le potentiel créatif d’un tel type de reconnexion — le dedans et le
dehors —, quitte à détruire quelques frontières établies en mixant un libre mélange des cultures
de l’entreprise qui permettrait sans doute d’amener à d’autres formes et expressions de la firme.
Qui plus est, l’entreprise n’a jamais été considérée par les économistes comme un « holon » à
l’intérieur d’une économie que l’on pourrait assimiler à une « holarchie ». Le terme holon
dérive du holism, vision ayant été explicitée par Jan Christiaan Smuts (1870-1950) [Smuts,
1926] et qui enjoint la théorie des systèmes initiée par le prix Nobel Herbert Simon (1917-
2001)32. Ce terme a été mobilisé par Arthur Koestler (1905-1983) [Kostler, 2013] qui l’entend
comme « des unités autonomes et auto-suffisantes qui possèdent un certain degré
d'indépendance et gèrent des imprévus sans se référer aux autorités supérieures. En même
temps, ces holons sont sujets au contrôle d'une ou plusieurs de ces autorités supérieures. Alors
que la première propriété assure que les holons sont des états stables, capables de résister aux
anomalies, la dernière indique qu'ils sont des états intermédiaires, fournissant à l'ensemble
supérieur un contexte de fonctionnalité appropriée. » et où l’holarchie est vue comme « étant
une hiérarchie d'holons auto-régulés fonctionnant d'abord comme des ensembles supra-
ordonnés de leurs composants, puis en tant que parties dépendantes et subordonnées au
contrôle de niveaux supérieurs, et enfin en coordination avec leur environnement local. » En
adoptant une vision plus systémique et hiérarchisée dans l’espace-temps de l’économie et des
entreprises qui la composent, peut-être gagnerait-on en compréhension sur le fonctionnement
de la réalité économique et sociale ? 33
1.3.5. L’entreprise vue par l’INSEE
Les premières opérations statistiques concernant les entreprises datent de 1669 et sont
effectuées sous Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) qui avait prescrit de : « constater, par des
termes numériques, la situation des fabriques du royaume. » Colbert cité par Michel Volle in
[Segrestin, Roger, Vernac, 2014, p. 96]. La première classification date de 1788, et a été
effectuée par l’intendant général du commerce, car sans nomenclature pas d’analyse possible.
Cependant, les observations de l’époque ne portaient alors que sur le système productif et non
sur les établissements, ceux-ci n’étant que des points de collecte de données destinées à fournir
un total qui seul semble être considéré comme intéressant.
Jusqu’en 1940, tant les hommes d’affaires que les fonctionnaires du gouvernement étant
généralement d’obédience libérale, peu d’interventions seront effectuées en vue de s’immiscer
dans la vie économique ; il faudra attendre la seconde moitié du siècle pour voir apparaître les
enquêtes de branches.
En 1939 la SGF (Statistique générale de la France) ne compte qu’un effectif de 137 personnes34.
L’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) n’est créé qu’en 1946.
On sait que « L’enquête annuelle démarre en 1965 et elle est généralisée à toute l’industrie en
32 - SIMON Herbert, 2004 – Les sciences de l’artificiel. EDITIONS FOLIO ESSAIS. 33 - Les travaux du sociologue allemand Niklas Luhmann (1927-1998) peuvent servir de référence et contribuer à ouvrir l’esprit
de tout économiste évolutionniste dans ce sens. 34 - Au 1er janvier 2015, le service statistique public est "décentralisé fonctionnellement", il comprend cependant (Insee +
ministères) 7749 agents. Source site INSEE : http://www.insee.fr/fr/insee-statistique-publique/default.asp?page=statistique-
publique/effectifs.htm consulté le 25 janvier 2016.
— 28 —
1970, puis étendue au BTP, à l’agriculture et aux services : pour la première fois après la
tentative de 1962, les entreprises en tant que telles font l’objet d’une observation statistique. »
Volle in [Segrestin, Roger, Vernac, 2014, p. 104].
L’INSEE a une façon particulière de définir l’entreprise. En effet, depuis le décret n° 2008-
1354 du 18 décembre 2008, l’institut entend par entreprise « la plus petite combinaison d'unités
légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant
d'une certaine autonomie de décision, notamment pour l'affectation de ses ressources
courantes. »35. L’institut tient à préciser par ailleurs « Cette définition permet de mieux
appréhender l’organisation des groupes. Un groupe est un ensemble de sociétés liées entre
elles par des participations au capital et parmi lesquelles l’une exerce sur les autres un pouvoir
de décision via le contrôle direct ou indirect des droits de vote. Bien souvent, l’unité légale
dépendant d’un groupe est constituée pour des besoins exclusivement internes et des objectifs
de pure gestion. Elle n’a de sens qu’en complémentarité des autres sociétés du groupe, sans
avoir de pertinence en elle-même. » [INSEE, ibid.].
L’INSEE définit quatre catégories d’entreprise. La catégorisation dépend de la combinaison de
trois critères (effectif, chiffre d’affaires et taille de bilan) considérés sur le territoire de la
France :
– les petites et moyennes entreprises (PME) sont celles qui, d’une part occupent moins
de 250 personnes, d’autre part ont un chiffre d’affaires annuel n’excédant pas 50 millions
d’euros ou un total de bilan n’excédant pas 43 millions d’euros,
– parmi elles, les microentreprises (MIC) occupent moins de 10 personnes et ont un
chiffre d’affaires annuel ou un total de bilan n’excédant pas 2 millions d’euros,
– les entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont des entreprises n’appartiennant pas à
la catégorie des PME et qui d’une part occupent moins de 5 000 personnes, d’autre part ont
un chiffre d’affaires annuel n’excédant pas 1 500 millions d’euros ou un total de bilan
n’excédant pas 2 000 millions d’euros,
– les grandes entreprises (GE) sont des entreprises non classées dans les catégories
précédentes.
Un tel cliché concernant l’approche faite par l’institut pour établir des statistiques au sujet des
entreprises masque néanmoins les difficultés rencontrées pour collecter les données. En effet,
même si la réponse aux enquêtes lancées par l’INSEE est obligatoire, bon nombre d’entreprises
refusent de répondre. Aujourd’hui la complexité des montages juridiques (groupes, filiales,
activités à l’étranger, délocalisation, implantation à finalité commerciale) rend parfois la
classification difficile. Par ailleurs, on peut constater une fois encore que l’entreprise est cernée
par une observation vue de l’extérieur et qu’une vision de ce qui s’opère à l’intérieur échappe
à toute investigation (niveau d’organisation, relation de travail, informatisation, etc.) comme si
l’autopsie de l’entreprise devait encore rester dans le domaine du secret…
35 - Site INSEE consulté le 27 décembre 2015.
— 29 —
1.3.6. L’aube d’une refondation : deux catégories, deux problématiques mais un même
problème
Dans un ouvrage révélateur intitulé « Refonder l’entreprise », les auteurs annoncent d’emblée
clairement leur point de vue : « Ne nous trompons pas de crise. Les tourbillons financiers en
dissimulent une plus profonde : la crise de l’entreprise. ». Ils poursuivent : « Il est urgent de
réinventer l’entreprise, pour qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être :
une dynamique de solidarité et de création collective. » [Segrestin, Hatchuel, 2012, quatrième
de couverture].
Face aux difficultés économiques et sociales plus ou moins paroxystiques que traverse
l’ensemble des pays développés, les auteurs commencent à juste titre par démontrer
« l’insuffisance et l’obsolescence avec lesquels on a appréhendé jusqu’à présent la dynamique
économique et sociale. »36 [Ibid., p. 7] et signalent que l’entreprise « allait devenir un puissant
régulateur du capitalisme que n’avaient anticipé ni les économistes libéraux ni les penseurs
socialistes. » [Ibid., p. 15]. Dans ces conditions, il devient évident qu’une meilleure
compréhension de l’entreprise quant à son historique, ses problématiques actuelles autant qu’à
son devenir possible, est une condition nécessaire lorsque l’on souhaite offrir une réflexion
pouvant déboucher sur une reconstruction opérationnelle du modèle économique et social.
Un tel propos concerne cette recherche au premier plan et il s’agit ici d’une analyse capitale,
car la tentative de chercher à refonder l’entreprise est également un projet conceptuel qui touche
l’une des ambitions primordiales de la présente thèse.
Selon une vue générale, l’entreprise « correspond au fait qu’un collectif s’organise
délibérément pour inventer et mettre en œuvre des stratégies collectives inédites » [Segrestin,
Roger, Vernac, 2014, p. 11 et 12]. Ainsi peut-on estimer qu’une entreprise se caractérise de nos
jours par un nombre d’individus s’investissant dans un projet entrepreneurial et qui sont en
retour directement rémunérés par le développement économique de celui-ci. Une entreprise met
ainsi en action trois facteurs principaux au sein d’un environnement spécifique et dynamique :
un projet, un ou des acteurs, un capital37. Une telle entité personnalise « un projet d’innovation
collective qui s’inscrit dans la durée et qui exige compétence, autorité de gestion et
d’organisation. » [Segrestin, Hatchuel, 2012, p. 16].
L’image actuelle de l’entreprise correspond plus ou moins à une vision forgée à la fin du XIXe
siècle ayant pris forme grâce à des forces de poussée ne résultant ni d’une conception issue du
savoir économique, ni des révolutions politiques ayant eu lieu. Cet esprit naquit d’un objectif
consistant « à organiser collectivement l’activité inventive, en mobilisant une démarche
scientifique. (…) Et l’entreprise apparaît comme le premier collectif qui prend en charge à la
fois l’activité innovante, son organisation et sa valorisation marchande. Il convient d’insister
sur le rôle fondamental de la science dans ces transformations. »38 [Segrestin, Hatchuel, 2012,
p. 28 et 29]. La Révolution française a ouvert un pan à la liberté faisant la règle de tractations
36 - C’est pourquoi un effort considérable a été fait au sein de la présente recherche pour replacer cette dynamique économique
et sociale au sein du concept maître qu’est l’évolution (cf. infra volets épistémologiques, chapitre 1 et chapitre 2 sections 1 et
4). 37 - pris au sens monétaire du terme, soit un capital financier. 38 - cf. volet épistémologique p. xx pour une explication du rôle de la science dans le développement entrepreneurial.
— 30 —
délibérées au sein du monde du travail : les liens d’affaires se tissaient alors le plus souvent
sous la forme de contrat de louage d’ouvrage ou de service conclus de gré à gré entre ouvriers
et donneurs d’ordre.
L’accélération de l’évolution des techniques provoquant des ruptures technologiques
nécessitant a fortiori un remaniement intempestif des savoir-faire chez les ouvriers (l’invention
d’une machine obligeait souvent de nouveaux apprentissages, ne serait-ce que pour des
questions de rendement), il devenait impératif de reconstruire d’autres acquis pouvant aller
jusqu’à rendre nécessaire le fait de rebattre et de repenser complètement certains modes
opératoires. Tant pour les donneurs d’ordre que pour les ouvriers, il s’avère difficile de rester
isolé et de se débrouiller seul. L’action collective et le travail en équipe deviennent un défi pour
agrémenter et incorporer les innovations provenant de tous les secteurs du monde du travail et
qui tendent à perturber des techniques et des savoir-faire ancestraux. Frederick Taylor est sans
conteste l’un des premiers à mettre fin aux marchandages traditionnels et à impulser
l’engagement sous forme de contrats de travail ouvrant droit à une relation de subordination
entre employeur et employé. Comme on l’a vu, l’ouvrier perd alors de son autonomie et de sa
liberté à déterminer le prix de sa tâche en contrepartie d’un salaire régulier mais fixe pour une
activité donnée ; il n’est plus question de se faire acheter un travail mais de vendre son savoir
exécutif et ses compétences. Il faut reconnaître que le « travail à façon » a toujours été un risque
lorsqu’il s’agit d’en établir un chiffrage39. Les auteurs Segrestin et Hatchuel le résument
d’ailleurs très bien : « Les relations professionnelles étaient donc l’impasse. Comment penser
l’innovation et le progrès techniques à partir d’un marchandage sur le prix des pièces ? Sur
quelle base négocier un tarif quand la pièce n’a jamais été produite et que ni l’employeur ni
l’ouvrier ne connaissent le niveau de productivité atteignable ? » [Segrestin, Hatchuel, 2012,
p. 37]. Comment faire autrement que de coopérer en vue d’un apprentissage collectif afin que
chacun puisse sortir gagnant de ces évolutions bouleversantes. La mobilisation intensive du
contrat de travail renforce le besoin de coordination d’ensemble, donc de l’idée d’entreprise :
celle d’une « une organisation coopérative, réfléchie et évolutive. » [Ibid., p. 38].
Il est un fait que les entreprises sont amenées à modifier la nature intrinsèque du travail.
De cette nouvelle vision de l’entreprise émerge par ailleurs un personnage inédit : « le chef
d’entreprise ». Il s’agit d’un « Personnage pour le moins singulier que ce chef d’entreprise,
impossible à classer dans les catégories classiques : ce n’est ni un capitaliste, ni un inventeur,
ni même un entrepreneur. » [Ibid., p. 39]. Il est celui qui « mène la barque » pour ainsi dire…
A l’époque de ces « modern corporations », pour reprendre un terme utilisé par le juriste Berle
et l’économiste Means (cf. [Ibid., p. 39]), les actionnaires se distinguaient davantage comme
apporteurs de capitaux que comme membres agissants au sein d’un collectif et déléguèrent sans
a priori les tâches de direction et de gestion des affaires aux hommes de terrains, le plus souvent
à la base des ingénieurs de formation.
En France Henri Fayol (1841-1925) fut l’un des premiers à avoir dirigé une grande entreprise
sans en avoir été ni actionnaire ni son fondateur. Lorsque de nombreuses personnes sont
amenées à travailler de concert, on admet qu’il faut nécessairement penser une coordination des
39 - On voit encore aujourd’hui combien les projets inédits posent nombre de difficultés d’évaluation.
— 31 —
actions individuelles, qui plus est celle-ci doit se combiner avec la gestion des ressources
matérielles et financières de l’établissement ; un tel exercice devient une science pour Fayol.
Avec l’appellation « chef d’entreprise » c’est un nouveau métier qui est en train de naître et
comme toute nouveauté, celle-ci a besoin de se façonner puis de trouver ses marques dans le
contexte où elle apparaît. Car au départ : « L’autorité des dirigeants a nécessité un processus
d’institutionnalisation complexe. Au début du XXe siècle, leur compétence leur donnait un poids
qui contrebalançait celui que la propriété du capital donnait aux actionnaires. » Outre le fait
que Fayol fut un grand dirigeant, on lui doit d’avoir popularisé la science de l’administration et
d’avoir rendu possible son enseignement. Dans la lignée des écoles d’ingénieurs, l’ESCP a été
créé en France en 181940 et par la suite un nombre sans cesse croissant d’écoles de management
vont voir le jour, notamment aux Etats-Unis où la tradition de la discipline se perpétuera jusqu’à
devenir une spécialité hautement reconnue. La célèbre « Harvard Business School » fut créée
en 1908.
A l’origine, le programme de formation visait un développement pour le bien de l’entreprise.
Les spécialistes du management savent tous que des personnalités telles que Fayol ou Ford se
sont souvent opposées à leur conseil d’administration chaque fois qu’ils entendaient privilégier
les stratégies d’investissements aux distributions de dividendes. Par ailleurs, ces nouveaux
chefs étaient bien conscients qu’il ne fallait pas limiter leur fonction à l’unique versement d’un
salaire mais bien de veiller au développement des capacités de chaque salarié, seule source
efficace pour assurer la prospérité de leur établissement. Les premiers véritables dirigeants
d’entreprise avaient convenablement assimilé leur rôle majeur dans l’essor d’un intérêt général
à partir d’un bien commun. C’est pourquoi à cette époque « Les chefs d’entreprise incarnent
les promesses d’un nouvel ordre économique et social où le pouvoir n’est plus fondé sur la
propriété du capital, ni même sur l’aptitude à le faire fructifier, mais sur l’aptitude à inventer,
projeter et bâtir un nouvel avenir commun dans lequel chacun peut développer ses propres
potentialités. » [Segrestin, Hatchuel, 2012, p. 44 et 45].
Aux premiers temps du développement des entreprises, les dirigeants étaient ainsi sensiblement
parvenus à faire du Capital et du Travail un mariage ; mais celui-ci ne va pas durer et les voies
d’un divorce vont rapidement se faire entendre.
L’agglomération de facteurs permettant l’effervescence de l’entreprise moderne s’est donc
construite en rupture avec les doctrines économiques en vigueur : l’opposition de classe semble
se disloquer au profit d’une coopération collective dynamique, les innovations ne sont plus
l’œuvre de personnages isolés (les entrepreneurs) et une nouvelle autorité apparaît comme
légitime (le dirigeant) ; autant d’éléments destinés à amener les penseurs de la société à sortir
de leurs vieux débats. Car ce qui caractérise l’entreprise, c’est son indiscutable efficacité
comme outil de développement économique et social — pourvoyeuse de progrès technologique
et de cohésion sociale. D’ailleurs, le politologue Robert Putnam note encore aujourd’hui que :
40 - Plus ancienne école de commerce au monde, ESCP Europe fut fondée en 1819 par un groupe d’économistes érudits et
d’hommes d’affaires, parmi lesquels on compte l’économiste Jean-Baptiste Say et le célèbre négociant Vital Roux. En fondant
ESCP Europe sous le nom d’Ecole Spéciale de Commerce et d’Industrie, celle-ci devient Ecole Supérieure de Commerce peu
de temps après. Source : http://www.escpeurope.eu/fr/escp-europe/histoire-de-escp-europe-business-school/ consulté le 19
janvier 2016.
— 32 —
« L’entreprise est essentielle pour la construction du capital social : c’est un creuset de la
mixité plus efficace que l’école ou les quartiers. » Putnam cité par [Lallement, 2007, p. 548].
a) Première catégorie : les grandes entreprises ultra-dépendantes d’un actionnariat obnubilé par
le profit
Jusqu’aux années 1960, les managers, autant par leur compétence avérée à mener des affaires
que, pour certains, par leur aura acquise auprès des partenaires de l’entreprise, avaient réussi à
imposer aux actionnaires leurs vues personnelles quant au développement des entreprises.
D’ailleurs John Kenneth Galbraith (1908-2006) vers la fin des années 1960 a clairement fait le
constat que les décisions de gestion échappaient peu à peu aux détenteurs des capitaux au profit
des gestionnaires, et c'est cette évolution qu’il qualifie de technostructure41. Or, ces
technocrates sont en fait des bureaucrates loin d’être en mesure de pouvoir impulser les idées
novatrices qu’un entrepreneur individuel de talent, ou que les équipes manégériales japonaises
par exemple, sont en capacité d’insuffler aux firmes. De ce fait leur heure de gloire n’aura qu’un
temps et le management, ayant pour principe les méthodes tayloriennes (valables pour de
grandes séries que l’on peut standardiser), sera blâmé dès qu’il deviendra impératif de faire
preuve de souplesse et de flexibilité envers des marchés surfant sur des univers extrêmement
changeants (tels que la haute technologie par exemple). Ce management par trop normalisé
défendu par une petite classe d’oligarques, qui n’entraîne plus l’entreprise vers le succès mais
vers la décrépitude, finira par être légitimement décrié par les investisseurs.
De fait, un retournement de situation s’est opéré car aujourd’hui la circonstance est sans appel :
les dirigeants des grandes entreprises sont le plus souvent à la solde des actionnaires.
L’économiste Olivier Favereau dresse en quelques mots les dérives de ce retournement qu’il
nomme « La grande déformation » : « La grande entreprise est aujourd’hui perçue comme un
instrument financier au seul service des actionnaires, une source d’insécurité professionnelle
pour les salariés, un pouvoir privé organisant la compétition entre Etats, et, dans certains cas
que l’on aimerait croire exceptionnels, le lieu d’un management destructeur de la santé
physique et psychique. » [Favereau, 2014, p. 11]. L’explication de cette conversion, se trouve
explicitée chez les chercheurs français Segrestin et Hatchuel pour lesquels un dogme soutenu
par le Fondateur de l’« Ecole de Chicago » Milton Friedman fut à l’origine de cette
transformation dans le mode de gouvernance42 : « (…) à partir des années 1970, une doctrine
a imposé une nouvelle représentation de l’entreprise comme "l’instrument des actionnaires qui
la possèdent". » C’est ainsi que l’intérêt des actionnaires va devenir prioritaire par rapport aux
autres ayants-droit de l’entreprise ou même par-dessus son environnement. Les règles de
« corporate governance » seront désormais claires : « l’entreprise doit être gérée au nom des
actionnaires et les dirigeants doivent rendre des comptes à ces derniers. (…) ils devront
reconnaître les droits inaliénables des actionnaires et s’attacher à les servir. » » [Segrestin,
Hatchuel, 2012, p. 58 et 59]. S’il est évident que rien n’interdit aux actionnaires de faire
coïncider leurs intérêts avec la prospérité de l’entreprise, le contraire est souvent de mise :
exiger un retour conséquent et rapide de leurs investissements, puis se retirer du capital de
l’entreprise, avant que les véritables dégâts de cette politique de ponction souvent outrancière
apparaissent dans les comptes de résultats. Parfois les dommages de cette politique sont
41 - GALBRAITH John Kenneth, 1989 – Le Nouvel Etat industriel. GALLIMARD. [1967, éd. originale]. 42 - FRIEDMAN Milton, 1971 – Capitalisme et Liberté. ROBERT LAFFONT, p. 172. [1962, éd. originale].
— 33 —
irrémédiables — comme ce fut le cas chez Orange 43 ou comme lors du sinistre au Rana Plaza,
davantage médiatisé.
Désormais la problématique des grandes entreprises peut se résumer ainsi : « A vrai dire,
l’entreprise est une mosaïque de parties prenantes : au-delà du premier cercle que forment les
salariés, les actionnaires, les clients et les fournisseurs, figurent les banquiers, les assureurs,
les collectivités locales, l’état, les territoires, la société civile, l’environnement, les générations
futures… Au fil des décennies, les principales parties prenantes de l’entreprise ont tour à tour
tenté de prendre l’ascendant sur les autres et d’abuser de leur position nouvellement conquise :
depuis que les thèses de l’Ecole de Chicago ont prospéré, ce sont les actionnaires qui imposent
leurs volontés aux autres parties ; auparavant, (…) ce furent souvent les syndicats qui
bloquaient la nécessaire adaptation des entreprises ou bien des patrons, sans contre-pouvoir
aucun, qui dirigeaient celles-ci à leur gré. » [Segrestin, Roger, Vernac, 2014, p. 7 et 8].
Henri Ford avait parfaitement compris un principe fondamental pour le développement
économique : si l’entreprise ne rémunère pas convenablement ses salariés, il n’y aura bientôt
plus personne pour acheter les voitures qu’elle produit. C’est pourquoi il a toujours défendu sa
position, celle d’utiliser le profit de la compagnie pour réaliser des investissements afin de
produire des voitures meilleur marché et augmenter les salaires. Tel est le sens de l’intérêt
général et de l’intelligence économique que pouvait avoir un grand patron de l’époque ;
intelligence que le « capital sans tête » d’aujourd’hui est loin d’avoir dans les interventions
politiques qu’il institue au sein des firmes. Aujourd’hui les dirigeants n’imaginent même plus
imiter Ford car insister dans cette politique les mettrait eux-mêmes en danger : « Les
actionnaires, faut-il le rappeler, peuvent les révoquer ad nutum, c’est-à-dire sans avoir à
justifier leur décision. Et il est de moins en moins rare de voir les dirigeants débarqués
simplement parce qu’ils n’ont pas satisfait aux exigences de leurs actionnaires. » » [Segrestin,
Hatchuel, 2012, p. 60]. Pour preuve, il suffit d’ouvrir la presse à l’heure où s’écrivent ces lignes
pour apprendre, par exemple, que la Directrice Générale de Chanel monde a été limogée séance
tenante pour ne pas avoir suffisamment donné satisfaction aux actionnaires et sans autre forme
de procès44. Une telle d’épée de Damoclès planant au-dessus de la tête des dirigeants
conditionne une posture prédéterminée où les marges de manœuvres sont faibles hormis celle
d’être à la botte des actionnaires.
Compte-tenu de la nature des difficultés mises en lumières par les investigations, les chercheurs
qui travaillent au plus près des problématiques touchant les grandes entreprises en arrivent à
l’indéniable conclusion suivante :
…il faut refonder l’entreprise !
43 - Malgré des bénéfices conséquents, le directeur refuse d’investir dans la sécurité, résultat 1 mort. Source :
http://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKCN0V61WN consulté le 27 février 2016. 44 - http://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKCN0V61WN consulté le 28 février 2016.
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b) Seconde catégorie : les PME-TPE en déficit de capitalisation et de performance managériale
Si les économistes s’intéressent depuis peu à l’entreprise, leur « boite noire » comme ils l’ont
souvent appelée, ils ont débuté par étudier les unités massiques, à savoir les grandes
entreprises ; si bien que les petites s’avèrent être les « laissées pour compte » des recherches en
économie.
En effet les études sur les PME qui ont été récemment entreprises proviennent de la recherche
moderne effectuée en extension du champ de l’entrepreneuriat. On trouve cependant les toutes
premières revues scientifiques sur le sujet dès 1952, date à laquelle est créée le Zeitschrift für
KMU und Entrepreneurship. L’année 1963 verra poindre le Journal of Small Business
Management, journal qui donnera naissance en 1976 à l’une des revues les plus prisées de cette
spécialité intitulée Entrepreneurship, Theory and Practice. Les économistes québécois Pierre-
André Julien et Michel Marchesnay vont fonder en 1988 la première revue francophone sur le
sujet, la Revue Internationale PME (RIPME). Il fut en effet important de clarifier le concept de
PME autant que de construire un savoir en la matière, de l’accumuler et le structurer.
Or, tous ces auteurs s’attachent à faire remonter un enseignement central, la petite entreprise
n’est pas une homothétie de la grande entreprise. C’est pourquoi ils affirment que « Les petites
entreprises sont loin d’être une version réduite des grandes sociétés cotées en bourse, ce qui
implique que le grand nombre d’études empiriques basées sur la performance des grandes
sociétés cotées sont donc de peu d’intérêt pour les dirigeants de PME et pour les décideurs
politiques qui veulent agir en faveur des petites entreprises. (…) La PME n’est pas une grande
entreprise en version réduite et son management ne correspond pas au modèle dominant,
enseigné dans toutes les universités et business schools dans le monde, qui correspond au
modèle de la grande entreprise. » [Messeghem, Torrès, 2015, p. 21]. Aussi dans le cadre de la
PME et par rapport à celui de la GE, il en ressort que le dirigeant y tient un rôle on ne peut plus
capital, que les acteurs y mènent des tâches plutôt polyvalentes, que les informations circulantes
sont directes et souvent accessibles, et que le face à face avec la clientèle y est fréquent. Plus
l’entreprise est petite, plus son organisation est informelle avec une part de décision centralisée
revenant directement à son dirigeant ; car il est souvent le propriétaire de l’affaire, ce dernier
administrant fortement le « climat organisationnel » de son empreinte [Marchesnay, 1991, p.
12].
- L’invisible partie de l’iceberg : le manque cruel de fonds propres des TPE-PME
On comprend aisément qu’il existe des liens de causalité réciproque entre l’activité économique
globale et le financement de l’activité au sein des entreprises. Chacun admet a fortiori que
lorsque l’activité économique est ralentie, cela entraîne parallèlement une diminution de
l’évolution des encours dans les lignes de crédits dédiés au développement d’affaires dans les
entreprises. De plus, on imagine assez bien qu’une restriction, voire une suppression des crédits
aux entreprises, peut de la même façon mettre un frein à la croissance des activités ; d’où
l’importance cruciale du financement qui se trouve au cœur de tout problème de
développement. Soit on dispose potentiellement des moyens de développer en propre l’exercice
de ses activités (autofinancement), soit on a recours au crédit lorsque cela est possible.
Cependant on peut constater que le système capitaliste se construit à l’image de la nature, il
reflète en un sens la même contradiction apparente. En son temps, Mirabeau (1715-1789) avait
— 35 —
déjà fort bien compris ce principe en évoquant le nécessaire « bloc d'avances primitives » 45. En
effet, fait-il remarquer, pour obtenir un épi de blé, il faut avoir au préalable semé en terre un
grain de blé. Sans ce grain de blé originel point d’épi. Sans une multitude de graines de départ,
point de champ de blé… Or n’est-ce pas déjà-là toute une histoire que d’obtenir un premier
grain de blé ? De la même façon, sans capital de départ, il est donc difficile de générer un
développement d’activité conduisant à faire fructifier la mise de départ, et c’est bien là l’une
des contradictions apparente du système capitaliste à laquelle il est impératif de surseoir46. Par
ailleurs, s’il est nécessaire d’ensemencer un emplacement fertile et ensoleillé, de la même façon
l’environnement économique joue un rôle complémentaire, la graine à elle seule ne fait pas
tout. Parallèlement à cette évidence, on comprend toute la difficulté de pouvoir saisir avec
justesse les engagements à prendre à l’égard du financement des TPE-PME. Tout l’embarras
du développement économique de cette filière est conditionné en partie par l’accès ou le non
accès au crédit. Qui juge ? En l’occurrence le banquier. En a-t-il véritablement la compétence ?
Rien n’est moins sûr47. Encore faut-il connaître l’envers du décor, c’est-à-dire savoir les critères
retenus déterminant l’attribution ou non des crédits et éprouver les conditions d’exercices de
certaines PME48.
Les rédacteurs des rapports annuels produits par la Banque de France concernant l’analyse de
la structure financière des TPE-PME le savent bien, cette catégorie d’entreprise manque
inflexiblement de fonds propres autant pour gérer leur quotidien (difficultés de trésorerie) que
pour développer leurs activités (investissements)49. La principale source de financement auquel
ce genre d’établissement peut avoir accès provient des établissements de crédit, ainsi ces
organisations sont-elles massivement dépendantes du crédit bancaire. En effet, ces entreprises
n’ont pas accès aux marchés financiers en raison du montant relativement modeste de leurs
besoins de financement contrairement à celles qui sont cotées en bourse. Il faut dire que leur
rentabilité est très aléatoire et noter l’importante asymétrie d’information possible à cette
échelle entre le public d’investisseurs et la PME50 — c’est donc toujours la banque à proximité
de l’établissement qui est la plus à même de tenir le rôle de financeur. De ce fait, pour ce type
d’entreprise, « (…) il paraît difficile d’envisager un vrai essor à court terme des modes de
financement alternatifs au crédit bancaire, même si des réflexions pourront être menées sur des
mécanismes de refinancement pour ce type de créances (titrisation). » [Rapport sur le
financement des PME-ETI en France, 2012, p. 21]51. D’autant qu’en règle générale, les
investisseurs sont souvent pressés d’obtenir leur retour sur investissement et timorés quant à
45 - MIRABEAU, 1756-1762 – L'ami des hommes ou Traité sur la population. Numérisé par Google. Texte en ligne . 46 - On montrera avec la SARS comment la mise en place d’un processus spécifique permettra de satisfaire cette exigence (cf.
chapitre 7). 47 - André Marcon, président de l’Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie (ACFCI), dénonce l’idiotie
des critères actuels retenus par les banques : « Avant, la relation bancaire était un rapport de confiance, d’homme à homme.
Aujourd’hui, dans les grands réseaux, elle est désincarnée. Tout se décide à coups de ratios et de grilles », source cf. supra
note de bas de page suivante. 48 - cf. CHALLENGE, N° 305, 14 juin 2012 – Ces PME qu’on assassine. p. 54 et CHALLENGE, N° 8557, 21 janvier 2016 –
Ce qui met les PME KO. 49 - Les fonds propres ont pour fonction cardinale de garantir la solvabilité de l’entreprise. Pour une firme, ils représentent la
réserve garantissant aux acteurs engagés à son égard (salariés, actionnaires, prêteurs, fournisseurs, etc.) d’être honorés et
peuvent, lorsqu’ils sont conséquents, offrir une sécurité afin d’être en mesure de faire face aux accidents d’exploitation ainsi
qu’une certaine indépendance financière. 50 - Dans ce cas précis, seuls les dirigeants de ces PME, à cause de leur position spécifique, détiennent des informations
privilégiées sur la situation ainsi que les perspectives de développement économique et financier de la firme. 51 - http://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/mediateurducredit/pdf/Rapport_Financement_PME-
ETI_2012.pdf consulté le 21 janvier 2016.
— 36 —
leurs placements : « globalement, les besoins des entreprises sont en moyenne plus longs et plus
risqués que les placements actuellement recherchés par les investisseurs » [Ibid., p. 21]. De
plus, on comprend qu’il faille aussi rester vigilant envers les épargnants et qu’orienter l’épargne
vers le financement des PME occasionnerait un risque peu contrôlable — d’où l’extrême
difficulté à cette échelle de constituer les fonds propres nécessaires à la mise sur pied des
activités commerciales à des niveaux modestes.
C’est là le véritable point épineux de tout démarrage d’une économie : son financement…
Si l’on se réfère à l’ouvrage dirigé par Karim Messeghem et Olivier Torrès Les grands auteurs
en entrepreneuriat et PME [Messeghem, Torrès, 2015], ces derniers auteurs ne semblent pas
avoir beaucoup insisté sur les difficultés à générer le capital indispensable à toute création ou
développement de PME. S’ils font peu de cas de ces problématiques de financement, les
financiers du domaine bancaire attachés au secteur TPE-PME ainsi que les experts-comptables
reconnaissent toutefois conjointement que cette catégorie d’entreprise a énormément de
difficultés à lever des capitaux afin de constituer leurs fonds propres, surtout lorsqu’il s’agit de
démarrer une activité. On convient par contre que cela devienne un peu plus simple dès que
l’on est mesure de fournir quelques preuves concernant sa réussite potentielle, encore faut-il
avoir les moyens d’en arriver là. L’obstacle est encore plus relevé pour les TPE : « Plus
alarmant, il apparaît que 25 % des TPE ont moins de 7 % de fonds propres dans leur bilan, ce
qui est bien entendu un niveau particulièrement bas. » 52.
Pourtant, « Les fonds propres ont, en tout état de cause, une importance primordiale pour le
financement des investissements chez les entreprises de création récente et/ou innovantes au
sens de Schumpeter, particulièrement exposées aux risques. Celles-ci n’ont souvent qu’un accès
limité aux capitaux d’emprunt en raison de l’insuffisance des garanties offertes. De plus, durant
la phase de démarrage, elles ne peuvent pas dégager assez d’autofinancement et subissent
fréquemment des pertes initiales élevées, qui ne peuvent être compensées que par des capitaux
à risques suffisants. Une dotation en fonds propres trop faible constitue dans de tels cas un
obstacle à l’investissement et peut donc entraver l’évolution structurelle et la croissance d’une
économie. (…) Le manque de fonds propres se traduit alors par de nombreuses faillites et des
suppressions d’emplois, qui affaiblissent les économies. » [Delbreil, 1991-1993]. Par
conséquent, il y a tout lieu d’engager des réflexions qui permettront d’ouvrir des voies nouvelles
relatives aux capitaux nécessaires au bon développement et à la prospérité des PME, puisque
cette condition est vitale pour la progression du développement économique. Bien que ces
difficultés aient été parfaitement saisies par un petit nombre de spécialistes, aucune formule n’a
encore été pensée pour remédier à ce problème.
Or ces difficultés réelles vécues par les acteurs des TPE-PME sont mal connues du public.
D’abord parce que ces acteurs — les petits patrons restant malheureusement trop souvent isolés
— n’ont pas les moyens de lancer un cri d’alarme à grande échelle, ensuite les chercheurs n’y
ont consacré que peu d’intérêt, et en dernier lieu les banques se targuent d’avoir augmenté leur
financement à l’égard des PME et d’avoir une cote satisfaisante auprès de cette classe de
52 - Source note Banque de France publiée sur « céder votre entreprise.com » http://transmission.cession-
entreprise.com/banque-de-france-pme.html consulté le 21 janvier 2016.
— 37 —
clientèle. De tels motifs suffisent amplement à expliquer le fait que ce problème soit resté
masqué.
Les banques se prévalent d’avoir octroyé davantage de crédits à ce secteur de l’économie. La
banque BNP Paribas déclare par exemple avoir financé « 9,2 milliards d’euros de nouveaux
prêts accordés l’an dernier, hausse globale des crédits de 4,3%…» et la Société générale
annonçait « 8 834 créations d’entreprises financées sur un an, 93% de clients satisfaits… et
même un tiers de clients fidèles depuis plus de dix ans. »53. Rien n’est en revanche précisé sur
le sort des deux-tiers restant ? Qui plus est l’outil « EvalBank », qui est censé représenter un
baromètre concernant les relations banques-PME, est fondé sur une grossière erreur
méthodologique. Il faut dire que cette enquête menée en ligne tire ses conclusions à partir de
réponses établies sur la base d’un volontariat ; or l’échantillon de la population des entreprises
ayant répondu reflète-t-il un échantillon homogène du tissu PMiste ? Probablement pas, quand
un dirigeant a de sérieuses difficultés financières, il cherche plutôt à les résoudre qu’à passer
son temps à répondre à ce genre d’enquête. Par conséquent, l’enquête mesure une cote
satisfaisante dans l’ensemble entre banques et quelques PME en bonne santé financière.
Cependant, à y regarder avec davantage d’objectivité, une enquête menée par KPMG/CGPME
relative au financement des PME (publiée mi-avril 2012) fait état que si le pessimisme est
moindre chez certains patrons en cette période, leur relation avec le banquier reste tendue :
« Plus de deux sur trois constatent au moins une mesure de durcissement des conditions de
crédits : frais plus élevés, montants plus faibles, garanties supplémentaires… Et parmi ceux
qui ont ramé pour décrocher des facilités et boucler leur exploitation courante — un patron de
PME sur cinq, selon une étude Oséo de janvier 2012 —, la moitié a essuyé un refus pour cause
d’activité ou de perspectives de développement insuffisantes. » [source, Ibid. note de bas de
page 51]. André Marcon, président de l’Assemblée des chambres françaises de commerce et
d’industrie (ACFCI), qui a participé à l’élaboration du classement Challenges-EvalBank
renchérit à propos des relations banques-PME : « (…) elles rechignent à financer un projet dont
le retour sur investissement n’est pas immédiat – comme d’envoyer un commercial à l’étranger
dans l’espoir de décrocher un contrat dans un ou deux ans » [Ibid.]. Qui plus est, toujours selon
l’enquête KPMG/CGPME : « 27% des patrons de PME s’autocensurent encore dans leurs
demandes de crédit » [Ibid.].
Sans doute comprend-on mieux ainsi pourquoi une telle problématique reste sourde aux
solutions qu’on lui apporte : les informations sont tellement tronquées, par trop éloignées de la
réalité du terrain, qu’elles ne permettent pas une analyse lucide et pertinente de la situation.
Tant que l’on n’aura pas mis en place un processus permettant de façon certaine, sûre, suffisante
et efficace d’assurer la capitalisation des entreprises de cette taille, on ne facilitera ni la création,
ni la gestion quotidienne, et encore moins le développement à long terme des TPE-PME ; par
conséquence, on se prive ainsi d’une source véritable de regain d’efficience et de prospérité des
emplois. Si l’on ne trouve pas désormais un dispositif de dotation adéquat concernant
53 - NGUYEN Thuy-Diep, 2012 – Quelles sont les banques les plus avenantes avec les PME ? CHALLENGES, 14 juin.
http://www.challenges.fr/entreprise/20120614.CHA7561/quelles-sont-les-banques-les-plus-avenantes-avec-les-pme.html
consulté le 23 janvier 2016.
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l’attribution de moyens financiers convenables afin que ces entreprises puissent
raisonnablement prospérer, c’est l’emploi qui continuera d’en pâtir.
- La formation du dirigeant de TPE-PME : la trappe à oubli ?
Les chercheurs étudiant les modes de management en PME signalent que ce qui est enseigné
dans les écoles de management du monde entier ne correspond en rien aux besoins ni aux
problématiques managériales rencontrés au sein de la PME. Par conséquent, le constat est net :
actuellement il n’existe pas d’enseignement au long court, approprié, clairement identifié et mis
au point pour forger un dirigeant véritable en PME qui serait formellement armé pour ce type
de métier tout à fait spécifique. En l’absence d’une authentique formation experte, les dirigeants
actuels font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils savent ; parfois optent-ils pour quelques
apprentissages disparates en fonction de leurs carences cognitives personnelles mais jamais
pour une instruction complète, correspondante aux nécessités, diplômante et valorisante,
puisque celle-ci n’existe dans aucun programme qu’il soit scolaire, universitaire ou privé…
Selon les enquêtes des chercheurs investis dans le domaine de la PME, un point déterminant
n’a pas été investigué dès lors que l’on est amené à diriger une organisation ; celui-ci concerne
le profil et la formation de l’individu qui accède à un poste de direction dans une PME,
communément appelé le chef d’entreprise (ou le patron). Qui est-il ? Quel genre de personnalité
est sujette à s’emparer d’une telle fonction ? Existe-t-il un profil type ? Quel genre de
formation ces chefs d’entreprise ont-ils généralement à la base ?
L’entrepreneur a déjà fait couler beaucoup d’encre au sein de la littérature. Or, avec ce
personnage particulier de chef d’entreprise, on découvre aujourd’hui en grand nombre un
nouveau profil d’acteur économique — 3 millions de microentreprises, 137 000 PME — au
moins aussi important que l’entrepreneur, mais on ne sait rien de lui. La caractérisation d’un tel
type d’acteur, que l’on sait pourtant distinguer précisément, est absente de la littérature
scientifique. Malgré une montée en puissance incontestable des PME au sein de l’économie (cf.
supra section 2 paragraphe 1), la recherche n’a pas encore mesuré l’utilité d’établir un corpus
de connaissances au sujet du chef d’entreprise. Le professeur et chercheur-associé à l’EM
LYON, Olivier Torrès — probablement l’un des premiers à s’intéresser aux dirigeants de PME
et aux artisans —, aborde le sujet par le biais d’une étude sur leur santé. Lors de ses conférences,
il ne manque jamais de signaler que l’on possède aujourd’hui plus de données scientifiques sur
la santé des baleines bleues que sur celle des dirigeants [Torrès, 2014, p. 18]. La santé est un
point certes très important dans les investigations à mener, mais qu’en est-il du reste qui souvent
d’ailleurs conditionne la santé ? Un domaine d’investigation fort intéressant et probablement
des plus utiles attend donc la recherche.
Lorsque l’on s’attache au soutien de projets entrepreneuriaux portés par des organisations de
taille moyenne, Philippe Mère — directeur de participations à Banexi Ventures (société de
capital-risque) —, avance que : « l’appréciation de la personnalité du chef d’entreprise est un
point capital dans la réussite d’un projet, et c’est là qu’il y a le plus d’erreurs ». Cette
déclaration prouve toute l’importance qu’il y aurait à motiver une étude concernant le profil
nécessaire d’un futur dirigeant.
Car comme le suggère l’adage bien connu : n’est pas chef qui veut !
— 39 —
Par ailleurs, alors que de nos jours l’ensemble des professions s’est spécialisé et possède leur
cursus de formation afin de garantir un cadre sécuritaire aux individus qui vont les exercer, il
n’existe rien de tel pour le chef d’entreprise. Que l’on songe aux médecins, avocats,
commerciaux, ingénieurs, chercheurs, professeurs, pilotes de ligne, etc., tous ces métiers
profitent d’un enseignement spécifique, sauf celui de chef d'entreprise malgré l’enjeu décisif
que représente une telle fonction sur un plan économique.
Si des observations informelles montrent qu’il est rare de se retrouver à la tête d’une entreprise
à 20 ans54, alors quelques questions se posent. Un brillant universitaire fera-t-il
systématiquement un bon chef d’entreprise ? Un ingénieur aura-t-il un mental assez solide et
un potentiel managérial suffisant ? Un ancien cadre expérimenté saura-t-il entraîner une équipe
et faire face à la totalité des problèmes liés au fonctionnement d’une entreprise ? Un créateur
aura-t-il forcément la personnalité d’un développeur et saura-t-il au besoin faire grandir sa
structure ? Un autodidacte aura-t-il plus de chance de réussir ? Existe-t-il un parcours type
permettant d’entraîner plus facilement vers la réussite ces organisations que sont les TPE-
PME ?
Un observateur attentif peut remarquer que ces responsables vont avoir tendance à se cantonner
dans ce qu’ils savent faire. Ainsi le chef d’entreprise, suivant son parcours professionnel initial,
sa fibre personnelle et ses aspirations, s’adonne plutôt à la technique s’il est technicien, ne voit
que les chiffres s’il est comptable, utilise son temps à la conquête de commandes s’il est
commercial. Formaté malgré lui par son passé, sans doute conscient d’avoir à maîtriser une
compétence générale nécessaire pour gérer parfaitement l’activité d’une PME, ce leader se
réfugie et se focalise dans ses points forts, négligeant parfois complètement l’essentiel du métier
de dirigeant. Il faut dire qu’il n’y a personne au-dessus de lui pour l’inciter à sortir de sa zone
de confort s’il n’est pas en mesure de s’auto-discipliner. Cette tendance naturelle à cultiver
plutôt ses forces et négliger ses faiblesses est monnaie courante chez les responsables de petites
organisations55. Or celle-ci est l’une des causes du manque de pérennité, voire de défaillance,
dans les TPE-PME car les carences qu’elle entraîne dans des expertises non maîtrisées mettent
souvent l’entreprise en porte-à-faux56.
Autre point critique, compte-tenu qu’aucun diplôme adéquat n’est exigé pour diriger une
entreprise, cette absence de barrière à l’entrée ouvre indéniablement la porte à un risque
fréquent envers un certain degré d’incompétence dans l’exercice de la fonction. Il est clair
cependant qu’aucun diplôme ne prémunit de l’incompétence, mais en général, il est
incontestable qu’il peut néanmoins protéger de certains écueils.
L’un des critères prépondérants de sélection pour être chef d’entreprise est relatif à la possession
d’un capital ou du crédit escompté pour obtenir les financements nécessaires afin de pouvoir
54 - Une enquête a été menée dans le Lot, en 2012 moins de 4 % des chefs d’entreprise ont moins de 30 ans. Source :
http://economie.lot.fr/1211-age_dirigeants_lot.pdf 55 - Certains dirigeants croient avoir raison, mais les plus professionnels d’entre eux sont tout à fait conscients de leurs
difficultés ; ceux-là pour éviter de dériver acceptent d’être coacher par des consultants extérieurs mais ils sont rares à s’y
engager, d’abord parce qu’un conseil de ce type est onéreux à l’échelle d’une PME et difficile à trouver. 56 - Les grandes entreprises peuvent se permettre de rémunérer un directeur administratif, un directeur financier, un service
juridique, marketing, achats, comptable, de la R&D, etc., pas la PME ; il est pourtant aujourd’hui indispensable de maîtriser
ces domaines de compétences pour gérer une entreprise quelle que soit sa taille.
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lancer un projet. Cependant, rien ne prouve que ceux qui maîtrisent les capitaux ont les bonnes
idées en matière de création et d’innovation, de même que les compétences managériales pour
diriger convenablement une organisation. On proclame la liberté d’entreprendre mais celle-ci
est strictement conditionnée par l’octroi d’un capital financier, à croire que celui-ci détermine
tout. Détenir les moyens financiers ne prédispose pas systématiquement à une efficience en
matière de rationalité à diriger une organisation autant qu’à rendre plus performant un groupe
d’acteurs. Par conséquent une telle remarque lance une invitation à rechercher davantage de
rationalisation vers une démarche de démocratisation en vue de désigner plus efficacement les
dirigeants.
Devenir un véritable chef d’entreprise nécessite à la fois un profil adéquat et une formation spécifique.
En réalité s’il n’existe pas d’enquête scientifique pour démontrer ce point de vue, c’est
néanmoins ce qu’un observateur circonspect et hardi peut remarquer lorsque qu’il possède la
connaissance du terrain. Il est certain que les enquêtes sont destinées à éclairer sciemment les
chercheurs afin de les rendre pertinents ainsi qu’informer un public curieux mais non averti ;
cependant celles-ci n’étonnent guère les individus en prise directe avec le réel.
Les chercheurs PMistes ont parfaitement identifié le fait que le dirigeant est véritablement la
pièce maitresse de l’organisation. Or, à mettre en balance le patrimoine de formation des
dirigeants avec les problématiques complexes et les enjeux parfois délicats auxquels ils ont à
faire face, on s’aperçoit d’emblée qu’il y a là un bât qui blesse. Une telle prise de conscience
invite à engager une recherche opérationnelle concernant une formation souhaitable destinée à
conforter les chefs d’entreprise dans leur métier, ne serait-ce que pour fournir une base de
conditions sécurisantes à l’exercice d’une fonction difficile. Dans n’importe quel domaine, un
manque de professionnalisme aujourd’hui équivaut à un manque de performativité, cela vaut à
l’évidence également pour la filière des dirigeants d’entreprise.
Les carences liées à la compétence et la performance des dirigeants occasionnent
immanquablement des déboires dans l’exploitation des PME et ceux-ci ont manifestement des
répercussions sur l’emploi. Les chercheurs ont suffisamment insisté sur le rôle crucial du
dirigeant dans cette catégorie d’entreprise pour que l’on décide d’y accorder un plan de
formation approprié.
- La motivation des salariés : un pari impossible !
Les difficultés financières occasionnées par l’insuffisance de fonds propres auxquelles sont
confrontées les TPE-PME ont des répercussions dans plusieurs domaines, notamment
concernant la durabilité des postes de travail que ces organisations sont en mesure d’offrir.
Comment mettre en œuvre des projets à long terme si indispensables à la survie de ces cellules
de l’économie contemporaine que sont les TPE-PME, alors que celles-ci éprouvent un flagrant
empêchement à fidéliser des compétences dans ce même temps ? Sachant qu’il est
— 41 —
indispensable pour réussir d’attirer des compétences de bon niveau, on devine toute la difficulté
lorsque l’on est contraint de recruter localement avec peu de moyens financiers.
L’employabilité en TPE nécessite polyvalence et flexibilité, donc formation plus ou moins
permanente des agents. Or le manque de perspective, et souvent de trésorerie, contraint
systématiquement à devoir proposer des CDD (Contrats à durée déterminée) ou des postes
intérimaires. Chacun conviendra qu’il n’est pas possible matériellement d’obtenir l’entière
implication d’un individu dans un projet lorsque celui-ci n’y est que très temporairement inclus.
Ephémère et long terme sont relativement discordants. Pour qu’une entreprise demeure
pérenne, il va de soi qu’une certaine stabilité d’investissement dans les ressources humaines
soit nécessaire, or par défaut de moyens les petites structures peinent à titulariser leur main
d’œuvre. On constate dans ces conditions de précarité, de salaires souvent bas, de durée
éphémère du poste de travail, d’encadrement parfois litigieux, une démobilisation assez
compréhensible des salariés.
Qui plus est, en règle générale avant d’être une grande entreprise celle-ci a forcément
commencé par être petite. Dès lors, apparaît d’autant mieux la nécessité de réfléchir sur les
manières dont ces petites organisations pourraient être ré-échafaudées, car on ne pourra
augmenter le nombre d’ETI qu’en consolidant sur un long terme le vivier que représente les
TPE-PME. Une ETI étant souvent une PME ayant réussi à monter durablement en puissance.
Les différents fléaux que l’on vient d’exposer — manque de moyens financiers, carence de la
formation des dirigeants, manque d’engagement des acteurs —, sapent continuellement la
prospérité des organisations de petites et moyennes tailles. A la différence par exemple,
d’Armand Hatchuel et Blanche de Segrestin qui se sont intéressés à la grande entreprise, les
chercheurs PMistes n’ont pas encore livré intégralement leur conclusion mais on voit mal
comment il serait possible de venir simultanément à bout de tous les obstacles réels qui minent
les TPE-PME, sans changer radicalement les bases de leur fonctionnement.
L’ensemble de ces complications inhérentes et disparates, spécifiques à cette catégorie
d’entreprise, entraîne la conclusion suivante :
…il faut refonder la petite entreprise !
c) Un même problème : l’exigence d’une refondation
A l’intérieur de cette exigence, il reste à situer la problématique des ETI (4 960 ETI en France
en 2011) qui représentent une part significative de la population des entreprises. Il convient de
ne pas négliger la prise en compte de leurs difficultés puisqu’il a été assez répété que la France
possède — en comparaison de ses principaux voisins, Allemagne, Italie, Royaume-Uni —, un
cruel déficit d’ETI57 et en connaître la cause est un atout non négligeable. Leur situation est
cependant assez simple, tantôt leurs difficultés se rapprochent de celles des PME, tantôt de
celles des GE. Les problématiques auxquelles elles ont à faire face dépendent souvent de la
structure de leur capital. Lorsque l’on est en présence d’une ETI de type familial, elle sera
57 - « On compte 12 000 ETI en Allemagne, 8 000 en Italie, 10 000 au Royaume-Uni ; contre seulement 5 000 en France. »
source ARTUS Patrick, 2014 - Pourquoi y-a-t-il peu d’entreprises de taille intermédiaire en France ? NATIXIS FLASH
ECONOMIE, 7 juillet, N° 544, p. 2. Accès : http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=77818 consulté le 21 janvier 2016.
— 42 —
généralement confrontée à des difficultés similaires à celles qui touchent les PME ; lorsqu’en
revanche ce sont des actionnaires anonymes qui, potentiellement sont en mesure de dicter au
dirigeant une conduite à tenir destinée à favoriser prioritairement l’actionnariat, alors celle-ci
sera davantage confrontée à des problématiques propres aux GE.
Par ailleurs les microentreprises, quant à elles, ont aussi à gérer des problématiques qui leurs
sont tout à fait spécifiques58.
En regardant la situation d’un point de vue global, on constate que nombreux indicateurs ont
atteint des points critiques. En effet dans plusieurs domaines et dans toutes tailles
d’organisations, on s’est attaché à montrer que l’entreprise suivant la façon dont elle s’est
modélisée jusqu’à présent est probablement parvenue à un moment charnière. Pareil à ce qui
est des théories, en entreprise, il arrive un temps où coller des rustines les unes par-dessus les
autres ne résout en rien les problèmes de fond ; par conséquent reprendre le problème à la base
devient une nécessité absolue si l’on souhaite passer un cap.
Finalement, les analyses ont conduit par attester que quelle que soit la taille de l’entreprise
considérée, celle-ci est confrontée à des difficultés pouvant être examinées en dehors de toute
considération conjoncturelle. En effet, si l’on examine la question de la performance quant à la
formation des dirigeants, on s’aperçoit que cette dimension n’est pas un critère directement lié
à la conjoncture économique. Puis, relativement au fait que les actionnaires soient considérés
ou non comme les propriétaires de la firme, celui-ci ne dépend pas non plus de la santé de
l’économie du moment. De la même façon, s’il y avait un processus mis en œuvre pour assurer
la capitalisation des entreprises, un tel effet posséderait sa dynamique propre indépendamment
de tout aspect conjoncturel. Toutefois, on admet aisément que plus la conjoncture est tendue,
plus celle-ci met en évidence les défauts conduisant aux sinistres et aux désastres en cours…
Mais à un moment donné l’erreur ne pardonne plus, le nécessaire remodelage en profondeur
resté en souffrance devra voir le jour.
Certes, les problématiques des grandes entreprises sont assez différentes de celles des petites et
moyennes entreprises mais la conclusion reste la même, les questionnements sont propres à la
manière dont celles-ci ont élaboré leurs fondations et sont, par conséquent, inhérentes à la
conception originelle même de l’entreprise.
Le cadre institutionnel de la firme fait qu’indépendamment de sa taille, tous les dirigeants sont
plus ou moins pris au piège entre des parties (actionnaires et salariés ou salariés) ayant des
intérêts contraires. Plus délicat encore, ceux-ci sont même pris en étau entre salariés,
actionnaires, environnement, tout un système économique parfois hostile où bon nombre
d’entre eux sont parfaitement conscients de l’impasse dans laquelle évolue l’entreprise et que
ce système ne durera pas59. Si la stabilité de l’actionnariat est un problème pour les GE, tandis
qu’il ne l’est pas en général pour les PME-TPE, si une solide formation est encore bien plus
nécessaire au dirigeant de PME qu’au dirigeant de GE60 : un travail sur les fondements revêt
58 - Des solutions adaptées leurs seront apportées (voir supra chapitre 7). 59 - cf. aux propos médiatisés de dirigeants tels que Claude Bébéar, Jean Peyrlevade, Francis Mer… 60 - ces derniers peuvent en effet s’entourer des experts les plus pointus avant une prise de décision importante, le petit patron
est souvent très seul face aux problèmes qu’il rencontre.
— 43 —
aujourd’hui une perspective dont l’intérêt peut difficilement être écarté par les théoriciens de
l’entreprise.
Les sciences de gestion et les recherches en entrepreneuriat ont été les premières à mettre en
avant un point d’achoppement à l’égard de l’entreprise. Qu’elle soit petite, moyenne ou grande,
l’entreprise a besoin d’être réinventée et refondée. Les conflits qu’elle génère, tant en interne
(entre salariés et/ou dirigeant et/ou actionnaires) qu’en externe (à l’égard de l’environnement
ou des parties prenantes) ainsi que les difficultés qu’elle traverse sont si profondes qu’elle n’en
appelle pas à autre chose ; une moindre ambition n’apporterait que des déceptions.
Or pour être en mesure de réinventer l’entreprise, il est d’abord nécessaire de connaître son
histoire, d’être au faîte de ses problématiques et les comprendre convenablement, ensuite bien
au-delà de ces savoirs déjà audacieux, il est indispensable d’être inventif. Malheureusement ce
n’est pas le lot de tous les chercheurs qui, le plus souvent, se contentent au mieux de produire
des analyses de grandes qualités. Attendu que les initiés considèrent eux-mêmes l’entreprise
comme un « point aveugle du savoir », comme a cherché à le montrer l’ouvrage de Segrestin et
al. [Segrestin, Roger, Vernac, 2014], cela ne rend pas la tâche aisée à la communauté des
chercheurs qui travaillent le sujet. Autant d’obstacles, donc, qui imposent d’abord un certain
dépassement de soi avant de pouvoir penser le futur de l’entreprise…
Quelques raisons d’espérer empêchent néanmoins de sombrer dans la sinistrose car la
connaissance de l’histoire des entreprises montre qu’il n’y a pas lieu de prendre celles-ci pour
des entités mortifères. Les capacités de renouvellement des formes entrepreneuriales n’ont
jamais cessé d’évoluer au cours du temps et, lorsqu’une forme parvient à bout de souffle, c’est
sur le terrain qu’elle se réinvente. On observe que de nouveaux types de comportement
apparaissent au sein d’entreprises récemment créées « avec des équipes de salariés souvent très
jeunes, passionnés par l’aventure et dont les codes sont bien différents de ceux de leurs aînés.
Leur manière d’investir leur travail, leur bureau, leur façon de se concentrer et de se détendre,
leur goût de travailler à plusieurs : tout est différent. » [Albert, 2014, p. 52] si bien que le cadre
institutionnel de l’entreprise va devoir a fortiori s’adapter à de tels changements. De la même
façon, certaines entreprises tiennent à se détacher des actionnaires anonymes —uniquement
attirés par le profit à court terme, les dividendes et la plus-value espérée lors des cessions de
titres — et mettent en place des stratégies pour ne pas être cotées en Bourse afin de ne pas subir
de pression actionnariale et garder toute liberté de manœuvre dans l’optique de pouvoir viser
hardiment le long terme.
Que l’on regarde l’entreprise de près ou de loin, les prémices d’une révolution dans la façon de
la concevoir sont déjà présents dans le terreau entrepreneurial. Peu s’en faudrait donc pour
qu’une nouveauté appropriée s’invente de l’effervescence des tâtonnements de certaines
pratiques innovantes en cours d’expérimentation.
— 44 —
2. Créations et cessations d’activité en quelques chiffres, avec leur
corolaire : le chômage
En son temps, le gendre de Karl Marx avait fait une remarque qui ne saurait passer
inaperçue lorsque l’on s’interroge sur des sujets tels que le travail, l’emploi et le
chômage : « Une étrange folie possède les classes ouvrières où règne la civilisation capitaliste.
Cette folie est l’amour du travail. » François Dupuy, sociologue des organisations, commente
ainsi les propos précédents : « Avec le recul, il faut bien admettre qu’il a prêché dans le désert :
jamais la ‟valeur travail” n’a été autant portée aux nues ni son supposé affaiblissement
condamné de toutes parts. » [Dupuy, 2015, p. 16].
Il faut dire que la conception moderne du travail naît au XIXe siècle et que depuis, elle ne cesse
de se consolider — droit du travail encadrant temps et conditions de travail, protection de
l’emploi, sécurité et assurances sociales, ainsi que statut, identité, position sociale conférés par
l’obtention d’un travail.
Tandis que Robert Castel61 fait état que « le travail indigne, c’est le travail salarié », Michel
Freyssenet62 stipule que « l’invention du travail, c’est l’invention du salariat » [Denis, L’Horti,
2013, p. 10]. Freyssenet entend par là « le développement et la généralisation progressive à
partir du XVIIIe siècle d’une relation contractuelle entre le travailleur et son employeur »
[Ibid.]. Car c’est entre les XVIIIe et XIXe siècles, mais de façon prépondérante au cours du
XIXe siècle que le salariat se développe et devient une notion centrale au sein de la société par
organisation de l’économie. Des activités se mettent en place de manière industrielle, par
l’embauche d’individus avec contrat et contre rémunération, créant ainsi un « marché du
travail » instituant la rencontre entre « offreurs et demandeurs de travail ». On peut ainsi
constater que « En 2009, 91 % de la population active est salariée en France contre 70 % dans
les années 1960. » [Ibid., p. 32]. C’est généralement pour obtenir un poste de salarié que l’on
fait des études et espérer obtenir un emploi stable afin de fonder un foyer. Lors d’un séminaire
du Clersé en date du 27 mai 2010, le sociologue du travail François Vatin annonce que le salariat
à l’échelle mondiale ne fait que progresser et constate que celui-ci, s’il est certes une forme
instable, reste néanmoins durable même si l’expansion du chômage fait quelque peu vaciller la
société salariale sur ses bases. Dernièrement le « portage salarial » vise à proposer aux
consultants indépendants d’opter pour une posture hybride : garder leur indépendance tout en
transformant leurs revenus en salaires et être ainsi à même de conserver certains acquis sociaux
du salariat63.
Pour résumer la situation de l’emploi en France et élaborer une photographie de la répartition
des emplois au sein de quelques grands types d’activité, on peut s’appuyer sur une synthèse
offerte par les services de l’INSEE : « Au 31 décembre 2012, la France métropolitaine compte
26,3 millions d’emplois dont 90 % d’emplois salariés. Près de la moitié des emplois, soit 12,5
millions, sont dans le tertiaire marchand qui regroupe les secteurs du commerce, des
61 - CASTEL Robert, 1995 – Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. FAYARD. 62 - FREYSSENET Michel, 1993 – L’invention du travail. Futur antérieur, N° 16. 63 - Dans le cadre du portage salarial, le consultant indépendant a en charge de trouver lui-même sa clientèle alors qu’il facture
sa prestation à une entreprise de portage qui lui verse en retour un salaire correspondant (produit de sa prestation – frais de
gestion de l’entreprise de portage), cette dernière facturant un montant forfaitaire net assujetti à la TVA au client du consultant
conformément au contrat de portage conclu entre le client et le consultant autour d’une mission prédéfinie.
— 45 —
transports, de l’hébergement, de la restauration et les autres services marchands. Avec 8,0
millions d’emplois, le tertiaire non marchand (administrations publiques, santé et action
sociale, éducation) se situe devant l’industrie (3,4 millions) et la construction (1,7 million). »
[INSEE, 2014, p. 108].
Avant d’aborder la question du chômage proprement dite, il semble naturel de rappeler
que : « Au fil du temps, le travail s’est métamorphosé et ses recompositions ne laissent pas
d’étonner. (…) Il trône toujours haut dans l’échelle axiologique des pays européens. (…) Hier
devoir moral et symbole d’appartenance sociale, le travail s’impose de plus en plus aujourd’hui
comme le moyen d’affirmation de soi. (…) le travail a plus que jamais statut d’institution. »
[Lallement, 2007, p. 544-547]. Si le sens commun fait peu de différence pratique entre travail
et emploi, la distinction entre ces deux termes tient au fait qu’à l’emploi se rattache plus
précisément un statut définissant une activité encadrée liée à une rémunération.
Aujourd’hui la quête d’un travail ou d’un emploi demeure l’objectif central de presque tous les
individus, car « Le XXe siècle n’est plus celui du travail mais de l’emploi : il revient à L’Etat
de garantir à chacun un poste à partir duquel il aura accès aux richesses et une place dans la
vie sociale. L’emploi c’est le travail considéré comme structure sociale, c’est-à-dire ensemble
articulé de places auxquelles sont attachées des avantages et comme grille de distribution de
revenus. L’emploi c’est le travail salarié dans lequel le salaire n’est plus seulement la stricte
contrepartie de la prestation de travail, mais aussi le canal par lequel les salariés accèdent à
la formation, à la protection, aux biens sociaux. L’essentiel est donc que chacun ait un emploi. »
[Méda, 2010, p. 146 et 147]. Si l’un des premiers reflexes est souvent la recherche d’une
embauche, en ces temps difficiles où l’on peine à trouver un employeur, la création d’entreprise
devient alors une alternative ayant tendance à s’imposer.
Car contrairement à ce l’on pourrait s’imaginer, celui qui crée une entreprise ne crée pas parce
qu’il a une idée nouvelle qu’il entend exploiter, mais ce qui motive le créateur en premier lieu,
c’est le fait d’être indépendant — 69 % des intéressés avancent que c’est leur première
motivation, 51 % des entrepreneurs déclarent qu’ils visent à « assurer leur propre emploi » et
43 % qu’ils souhaitent « développer leur entreprise » [Gomel, Désiage, 2011, p. 2]. En 2002,
par exemple, 70 % de créateurs se disent « travailleur-entrepreneur individuel » et n’ont
toujours pas embauché cinq ans après la création [Ibid., p. 2]. La notion d’entreprise est souvent
confondue avec celle d’employeur, c’est pourquoi il convient préalablement de remettre en
perspective quelques croyances.
2.1. Les données statistiques
Si l’on souhaite commencer par dresser un tableau extrêmement rapide de la situation tout en
en donnant une vue globale, voici ce qu’il y convient de retenir : « La France compte à peu
près trois millions d’entreprises aujourd’hui, dont 900 000 à statut artisanal — celles-ci
emploient à elles seules 1,8 million de personnes. La majorité des entreprises sont sans salariés
et un tiers environ en emploient moins de dix. Un peu plus de la moitié des salariés travaillent
par ailleurs dans des établissements de moins de cinquante personnes. » [Lallement, 2010, p.
32].
— 46 —
Les derniers chiffres délivrés par l’INSEE concernent l’année 2012, ils font état de 3,3 millions
d’entreprises64, dont 3,1 millions de très petites entreprises de moins de 10 salariés (TPE),
représentant un chiffre d’affaires hors taxes global de 3 700 milliards d’euros et une valeur
ajoutée de 980 milliards d’euros, soit 52 % de la valeur ajoutée de l’ensemble de l’économie
française [INSEE, 2014, p. 13].
Pour revenir sur un état des lieux de l’année 2011, on compte 3,14 millions d’entreprises dont
243 grandes entreprises (GE) qui emploient 4,5 millions de salariés (30% de l’emploi total). En
complément de ces dinosaures de l’économie, on dénombre 3 millions de microentreprises, soit
95%, qui emploient 3 millions de salariés (20%). Par-delà cette photographie, se dessine une
partition assez équilibrée de la valeur ajoutée ou de l’emploi : deux groupes composés de 5 000
entreprises de taille intermédiaire (ETI) et 137 500 PME non microentreprises emploient
respectivement 22 % et 28 % des salariés — source [INSEE, 2014, p. 82].
Représentations schématiques non réalisées à l’échelle
Fig. n — Population des entreprises réparties selon la taille, année 2011
________________________________________________________
64 - Hors agriculture et secteur financier.
— 47 —
Fig. n — Volume d’emploi salarié par catégorie d’entreprise
La moitié des grandes entreprises emploie moins de 8 000 salariés, parmi lesquelles un quart
en emploie entre 5 000 et 8 000. Un autre quart dispose de moins de 5 000 salariés, ces dernières
entreprises intégrant la catégorie GE sur la base des critères du total de bilan ou du chiffre
d'affaires. Les effectifs d'une cinquantaine de grandes entreprises dépassent 20 000 salariés,
parmi lesquelles 20 vont au-delà des 50 000. Les ETI emploient en moyenne 700 salariés, les
PME environ 30 salariés et les TPE ont un effectif compris entre 0 et 9 salariés [Site INSEE et
INSEE, 2014].
2.1.1. Créations
En observant l’historique récent des créations d’entreprises, un fait marquant ne saurait passer
inaperçu : l’établissement opportuniste du statut d’auto-entrepreneur va littéralement venir
doper la création d’entreprises. En effet, depuis la mise en vigueur de la loi de modernisation
de l’économie (LME) d’août 2008 et la création du statut d’auto-entrepreneur effectif au 1er
janvier 2009, il y a lieu de constater que les créations d’entreprises ont fortement augmenté,
effectivement celles-ci se dénombrent à 331 000 en 2008 pour atteindre
580 000 en 2009, puis 622 000 en 2010. Il est toutefois utile de faire remarquer que le nombre
de créations d’entreprises a diminué en 2011 (- 12 %) — cela s’explique notamment à cause de
la baisse importante des immatriculations d’auto-entreprises —, pour finalement s’établir à 550
000 et se maintenir à un niveau identique en 2012 et 2013.
A partir de 2009, l’impact de la création du régime de l’auto-entrepreneur va être considérable
au niveau du nombre des enregistrements. Les nouvelles immatriculations liées à ce nouveau
statut deviennent majoritaires parmi l’ensemble des créations d’entreprises (56 % en 2012) et
représentent plus de ¾ des créations d’entreprises individuelles (79 % en 2012)65.
65 - Trois auto-entrepreneurs sur quatre n’auraient pas créé d’entreprise si ce nouveau statut n’avait pas été mis en place. Deux
raisons principales motivent leur engagement : développer une activité de complément (40 %) et assurer leur propre emploi
(40 %). [INSEE, 2014, p. 94]
— 48 —
Cependant cette embellie de la création cache probablement une réalité indubitable, car
certaines études amènent à révéler l’envers du décor : « En 2009, sur les 328 000 personnes qui
ont créé une auto-entreprise, seulement la moitié ont exercé une activité économique effective.
Ces auto-entrepreneurs actifs sont proches des créateurs d’entreprises "classiques" par leurs
caractéristiques, mais ils tirent de leur activité un revenu très inférieur : en moyenne, 4 300
euros de revenu annualisé la première année, soit trois fois moins que les créateurs
"classiques". Deux ans plus tard, fin 2011, 102 000 sont toujours actifs économiquement, mais
seuls 79 000 ont pu dégager un revenu positif de façon continue sur les trois ans. » [INSEE,
2013, p. 78]. Si l’on réitère l’observation deux exercices plus tard : « En 2011, sur les 717 000
personnes qui ont créé une auto-entreprise depuis l’instauration du régime, seulement 58 %
ont exercé une activité économique effective. » [INSEE, 2014, p. 94]. Ce constat, désormais
étayé de chiffres, permet d’accréditer une partie des conclusions du chapitre précédent : la
gestion salutaire d’une activité entrepreneuriale n’est sans doute pas à la portée de tout un
chacun car, comme le montre l’enregistrement des résultats déclarés, il n’est pas si aisé de tirer
pleinement profit du lancement d’une activité.
On définit le taux de création d’entreprises comme le rapport du nombre des créations
d’entreprises d’une année au stock d’entreprises au 1er janvier de cette même année. En 2011
ce rapport est en France de 11%. 66
Graphique n° x — Source INSEE
On peut aussi regarder les créations de façon plus précise en fonction de leur forme initiale
(auto-entreprises, entreprises individuelles, sociétés)
66 - à titre comparatif, il est de 11 % au Royaume-Uni et de 8,5 % en Allemagne.
— 49 —
Evolution du nombre de création d’entreprises
Graphique n° x — Source [INSEE, 2014, p. 95]
Il est cependant nécessaire de relativiser le phénomène suite à la particularité de l’auto-
entrepreneuriat.
Auto-entrepreneurs actifs ou non en fin d’année
Graphique n° x — Source [INSEE, 2014, p. 95]
— 50 —
Afin d’offrir une vue plus globale de l’impact des autoentrepreneurs, il est utile d’observer
l’évolution des créations dégagée du poids de l’enregistrement de ces derniers sur une période
entourant l’année 2009.
Graphique n° x — Source INSEE
Il est intéressant de se faire brièvement une idée des secteurs à l’intérieur desquels la masse des
entreprises s’établit.
Répartition de entreprises crées par secteur en 2012
Graphique n° x — Source [INSEE, 2013, p. 77]
— 51 —
Observer le taux de pérennité par secteur permet de prendre conscience des disparités au sein
des secteurs d’activité.
Taux de pérennité des entreprises à 5 ans créées
en 2002 et 2006 par secteur d’activité
Graphique n° x — Source [INSEE, 2013, p. 77]
De même, une indication sur le rang de la France en matière de création d’entreprises au sein
de l’Europe et l’évolution de celle-ci d’une année à l’autre complète la perspective.
Taux de création d’entreprise en Europe
en 2009 en 2011
Graphique n° x — Source [INSEE, 2013, p. 77] Graphique n° x — Source [INSEE, 2014, p. 93]
— 52 —
Ainsi grâce à quelques schémas et graphiques, on parvient rapidement à avoir une vue
d’ensemble assez riche concernant la thématique de la création d’entreprise.
2.1.2. Cessations
Parler de cessation d’activité appelle à quelques précisons et l’on se réfère ici à la notion
explicitée par l’INSEE : « Il s'agit de l'arrêt total de l'activité économique de l’entreprise. Il ne
faut pas confondre la notion de défaillance avec la notion plus large de cessation. Les
liquidations qui font suite à une défaillance ne représentent qu'une partie, variable avec le
temps et le secteur d'activité, de l'ensemble des cessations. »67 Ainsi une cessation d’activité
peut être due à un départ en retraite de l’exploitant, une volonté personnelle de stopper l’activité,
une défaillance dans la façon de gérer l’activité, etc.
Graphique n° x — Source INSEE
67 - Site INSEE : www.insee.fr, consulté le 27 décembre 2015.
— 53 —
On peut remarquer d’après le tableau suivant (bien qu’établi sur des périodes différentes par
rapport au graphique précédent) que la courbe des défaillances à une toute autre allure comparée
à celle des cessations d’activité.
Graphique n° x — Source INSEE
Graphique n° x — Source Banque de France 68
68 - https://www.banque-france.fr/economie-et-statistiques/stats-info/detail/defaillances-dentreprises.html consulté le 29
décembre 2015.
— 54 —
Il est aussi utile d’avoir une vision quantitative de ce que représente les défaillances
d’entreprises, d’où le graphique suivant.
Graphique n° x — Source Etude Euler Hermes France, novembre 2014, Paris
Les experts de chez Euler Hermes France constatent que les défaillances d’entreprises
atteignent des niveaux records en 2014 et 2015 jusqu’à parvenir à un total d’environ 63 400
faillites pour chacun des exercices. En commentaire du graphique précédent, ces experts
tiennent à souligner que « L’évolution des défaillances est étroitement liée à celle de la
croissance économique. En moyenne sur une très longue période, il faut + 1,7 % de croissance
du PIB réel pour stabiliser l’évolution des défaillances. » On pourrait comprendre de cette
remarque qu’une croissance nulle, voire faible, fait chuter les entreprises indépendamment de
leurs qualités organisationnelles et du service qu’elles apportent.
On a jusqu’ici présenté quelques éléments d’appréciation concernant les cessations d’activité
sans pour autant s’intéresser aux causes des défaillances, alors que l’étude de ces causes pourrait
révéler une partie essentielle des motifs pouvant expliquer le chômage69.
Les difficultés d’ordre macro-économique des années 2007 et 2009 agissant de plein fouet sur
le niveau des destructions ramènent toujours au même problème : « L’organisation
internationale du travail estime que, entre 2007 et 2009, la crise financière est responsable de
la mise au chômage de près de 20 millions de personnes à travers le monde. » [Lallement, 2010,
p. 74]. Ce déferlement spontané de personnes se retrouvant sans emploi va accentuer ce que le
philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval vont appeler la ‟nouvelle raison du
monde”, c’est-à-dire cette véritable lame de fond venant contraindre les individus — en les
jetant du point de vue du travail au dehors de leur groupe d’appartenance —, à faire d’eux-
mêmes des entrepreneurs vaille que vaille. Le sociologue du travail Michel Lallement ne fait
69 - L’étude plus particulière des causes concernant les défaillances sera réalisée dans la section 3.
— 55 —
pas un autre constat lorsqu’il déclare : « En bref, et en forçant le trait disons que les évolutions
enregistrées depuis les années 1980 tendent à transformer chaque salarié en entrepreneur,
individuellement responsable des missions qui lui sont confiées, et cela au sein même de
l’entreprise qui l’emploie. » [Lallement, 2010, p. 55]. De fait, au-dedans comme au-dehors de
l’entreprise, chacun est ainsi invité à subjectiviser le comportement entrepreneurial comme un
modèle de vie.
2.2. Le chômage comme solution
Pour étudier le phénomène du chômage qui résulte en partie des difficultés que connaissent les
entreprises dans l’exercice de leur activité, il est nécessaire de revenir sur l’origine de l’élément
fondateur ayant permis l’institution de celui-ci.
La fin du XIXe siècle a vu la naissance d’un évènement fondateur qui va être au cœur des
relations sociales : l’établissement du ‟contrat de travail”. Ce contrat, selon les juristes, est
l’élément qui va progressivement définir le salarié et son lien avec l’entreprise, mettant de fait
en ordre une certaine inégalité des sujets tout en définissant leurs liens de subordination. C’est
la clarification d’une telle situation — acter un lien de subordination — qui va être la cause de
la mise en évidence du chômeur : « La perte d’un lien avec un patron, dûment identifié, fut une
condition essentielle de l’appartenance à la catégorie de chômeur » [Salais, Baverez, Reynaud,
1999, p. 245]. Ainsi « Le chômeur est un individu disponible pour travailler, qui recherche un
emploi salarié et auquel l’Etat doit trouver un emploi, en vertu de la convention de plein emploi
que lui a confié la Constitution de 1946, puis celle de 1958 »70 [Ibid.]. L’action volontariste et
interventionniste de l’Etat va permettre aux entreprises de se dédouaner de leur responsabilité
à l’égard des chômeurs et elles pourront de fait ajuster sans aucun scrupule leurs effectifs en
fonction de leur volume d’affaires en vue.
2.2.1. La caractérisation du chômage : un phénomène daté
Lorsque Louis Blanc accède au pouvoir par le biais du gouvernement provisoire de février
1848, il signe un décret qui « garantit le travail à tous les citoyens ». C’est probablement le
premier acte fort dans l’histoire qui marque une volonté certaine de faire société sur la base
d’un travail pour tous. Cependant, presque un siècle et demi plus tard, l’objectif fixé par décret
est bien loin d’être atteint. En effet, lorsque en 1986 un groupe d’économistes fait le point sur
la situation et décide de consacrer ses travaux à la considération du chômage, sa résurgence
« en France était déjà un phénomène ancien et durable : il progressait depuis le milieu des
années 1960, lentement jusqu’au choc pétrolier de 1974, brutalement ensuite sous l’effet des
restructurations industrielles et du ralentissement de l’économie. » [Salais, Baverez, Reynaud,
1999, p. 13]. C’est parce que l’Etat à la fin du XIXe siècle s’est engager dans le dénombrement
des chômeurs que l’on a pu par la suite prendre en considération les individus frappés d’une
« suspension temporaire de travail salarié » [Ibid.]. Or la définition elle-même indique d’une
part que l’existence du salariat est un préalable à l’émergence du chômeur, d’autre part que la
70 - Le BIT (Bureau international du travail) définit aujourd’hui le chômeur suivant trois conditions : être sans travail, être
disponible pour travailler, rechercher effectivement un travail. [Gautié, 2009, p. 8]. Nota : il ne faut pas avoir travaillé ne serait-
ce qu’une heure dans la semaine de référence, être disponible dans un délai de quinze jours, avoir entrepris des démarches
spécifiques de recherche d’emploi.
— 56 —
création statistique de la catégorie chômeur n’est pas l’invention du chômage. Comptabiliser le
nombre de chômeurs nécessite tout d’abord que des individus se reconnaissent dans une
situation et qu’ils s’engagent à se déclarer comme tels ; le chômage ainsi « s’enracine dans la
spécificité du rapport salarial ». Le recensement de 1896 ayant tenu à faire apparaître les
individus sans emploi71 [Ibid., p. 16], c’est à partir de l’année 1906 que la catégorie « chômeur »
est statistiquement établie [Ibid., p. 14] et dès lors les entreprises vont pouvoir considérer
comme un acte de gestion le fait d’envoyer une partie de leur personnel au chômage. Résultat :
« dans les années trente, le chômage de masse émerge au moment où les entreprises appliquent
à la gestion de leur personnel les techniques de rationalisation du travail. » [Ibid., p. 14].
Lorsque l’activité au sein d’une branche professionnelle connaît une baisse de régime, et que
de ce fait certaines entreprises directement concernées ne trouvent plus la nécessité d’employer
la totalité de la main d’œuvre sous contrat, alors une solution première arrive à l’esprit :
diminuer les effectifs. A partir du moment où une entreprise ne parvient pas à couvrir ses
charges par le moyen de la vente de sa production, il apparaît logique d’amputer une partie de
la main d’œuvre dont l’activité ne parvient plus à être vendue par l’organisation elle-même
plutôt que de risquer de mettre en porte à faux la totalité de l’organisation. C’est ainsi que « La
fin du XIXe siècle marqua l’invention du chômage en tant que catégorie permettant de traiter
socialement les aléas du travail (…) » si bien que « Pour la première fois à cette échelle, l’Etat
considéra que les chômeurs devaient être secourus. » [Ibid., p. 15] et les chômeurs vont alors
être indemnisés : en sus de la Sécurité sociale va naître l’assurance chômage. Une dissociation
entre l’économique et le social commence à se faire et la notion de service public trouve ses
racines dans la solidarité. La solution de facilité est ainsi légalement instaurée,
économiquement, juridiquement, et le traitement social du chômage va dédouaner les
entreprises de tout scrupule : expulser des agents économiques hors d’une entreprise devient un
acte de bonne gestion que l’on finit par effectuer sans hésitation. Pour pallier aux grandes
récessions des cycles économiques, il n’existe pas vraiment d’autre stratégie que de diminuer
les effectifs et les entreprises veillent rigoureusement à maintenir en adéquation leur forces
productives avec ce dont elles sont capables d’écouler. Ce faisant la pression d’un
ralentissement de l’activité dans les années 1970-1980 fera progresser un chômage qui va
devenir structurel [Ibid., p. 15].
Lorsque l’on se penche sur une telle perspective de recherche, un constat peu connu apparaît :
l’année 2006 aurait dû être celle où l’on pût fêter un siècle de chômage. Il n’en fut rien ! Mais
l’invention du chômage fut tout de même l’une des grandes réponses apportées à la carence de
ne pas avoir été capable de construire une activité économique en mesure d’englober tous les
individus par le biais d’un emploi.
Le chômage naît donc à un moment donné dans l’histoire économique, il est la résultante d’un
mode particulier d’organisation du travail et le fruit d’une certaine rationalité dans la manière
de produire. Ainsi, le chômage en tant que tel n’a pas toujours existé. Puisque le chômage est
un phénomène historique, probablement y aura-t-il un après-chômage attendu que celui-ci ne
pourrait être qu’une phase particulière de l’histoire économique ? Une question taraude alors
tout évolutionniste : pour combien de temps encore un tel mode organisation va-t-il rester en
place avant qu’il ne soit remplacé par un autre en mesure de lui succéder ? Un mode
71 - C’est en 1896 que l’on a cherché à identifier entre les sans-emploi et ainsi distinguer les chômeurs, les malades, les invalides,
les retraités et autres…
— 57 —
d’organisation encore plus rationnel que celui qui officiait jusqu’à présent : un monde sans
chômage.
On trouvera moult formules lorsque le chômage commencera à peser socialement afin de
minimiser ce fléau en devenir : les travaux d’utilité collective (TUC), la formation alternée, les
stages et contrats d’insertion ou de qualification, le travail intérimaire, le contrat à durée
déterminée (CDD), ou à temps partiel pour chercher à pallier au contrat de travail classique
(CDI). Il aura fallu quelques temps pour s’apercevoir que ce fut autant d’emplâtres placardés
sur un modèle en décomposition progressive.
Une chose est désormais certaine, si Louis Blanc en son temps avait signé un décret qui
« garantit le travail à tous les citoyens », chacun a bien conscience aujourd’hui qu’aucun texte
législatif et réglementaire ne peut parvenir à mettre un terme au chômage.
2.2.2. Le déclenchement du chômage : éléments essentiels
a) chômeur : naissance d’une nouvelle catégorie sociale
- Mesure du chômage
Il faut d’abord évoquer une difficulté première, celle de la mesure du nombre de chômeurs, car
la comptabilisation statistique de ces derniers est loin d’être une action aussi simple que ce que
l’on pourrait supposer. Entre les travailleurs directement intégrés à l’intérieur d’un
établissement et ceux disséminés travaillant à domicile mais néanmoins dépendant d’un
établissement plus ou moins donneur d’ordre, il n’est pas toujours évident d’établir la normalité
du lien de subordination. La difficulté devient flagrante dès que l’on se pose la question des
accalmies d’activité, si bien que le chômage ne revêt pas une forme unique72. Il convient aussi
de considérer le travail saisonnier ou le tâcheronnat dans le bâtiment par exemple, qui n’entre
pas en ligne de compte dans le cadre d’un chômage mais qui pourtant laisse fréquemment des
individus temporairement sans activité. La frontière n’est pas toujours nette entre un chômage
partiel ouvrant droit à un dispositif de secours et un chômage effectif mais non indemnisé. Or
la problématique de la mesure du chômage, bien qu’importante en soi, n’est pas vraiment un
élément essentiel dans la compréhension des causes profondes et des solutions éventuelles à
proposer afin d’éliminer un tel phénomène, aussi on n’ira pas plus loin que l’annonce de cette
difficulté sans l’approfondir73.
- Indemnisation du chômage
La seconde difficulté concerne les parades proposées pour surseoir aux baisses d’activités :
travaux publics (travaux communaux) et indemnisation des chômeurs. La décision de faire
intervenir l’Etat pour juguler les fluctuations des cycles économiques a été motivée par
l’intervention d’Auguste Keufer74 lors de la quatrième session du Conseil supérieur du Travail
72 - Que dire de la couturière à domicile rattachée à un établissement dont les commandes se font rares, est-ce qu’elle chôme ?
Doit-elle être indemnisée ? A l’époque, on admettait aisément que le pompier ne soit pas remercié, ni congédié, entre deux
sinistres, il doit attendre, autrement dit : il chôme… 73 - La question concernant la mesure du chômage est traitée en détail dans [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 36-82] et
accessoirement de façon critique dans [Charolles, 2008, p. 26-35]. 74 - Auguste Keufer (1851-1924) est un syndicaliste français, secrétaire général de la Fédération française des Travailleurs du
livre, il fut vice-président du Conseil supérieur du Travail. En son temps, il était une personnalité adulée qui eut droit à des
funérailles grandioses, deux mille personnes assistèrent à ses obsèques (deux cent fois plus qu’à celle de Karl Marx).
— 58 —
en 1894 où la question du rôle de l’Etat dans la lutte contre le chômage est clairement posée :
« Examiner dans quelle mesure et de quelle manière il appartient à l’Etat de contribuer à
atténuer l’effet des crises industrielles en créant un capital de réserve destiné à l’exécution de
travaux qui pourraient être entrepris et ajournés à volonté selon l’intensité du chômage. »
[Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 50]. A l’époque il est clair que la maîtrise complète des
incertitudes économiques n’entre pas en jeu dans le domaine des possibles car les acteurs sont
bien conscients de la limite de leur prévision en matière de taux d’activité à venir. De la même
façon que ce qui vient d’être avancé concernant la mesure du chômage, se pencher sur les
réflexions concernant la manière d’indemniser les chômeurs n’apporte pas grand-chose au
niveau de la compréhension des causes ou celles des solutions à apporter quant au chômage75.
- Logique du chômage
Chacun est à même de comprendre que lorsqu’un groupe de producteurs se lance dans le
développement d’une activité déclarée appelant à un écoulement d’une production, lorsque cet
écoulement a fortiori devient problématique, rien ne sert de continuer à produire en masse. Dès
lors, on admet aisément le raisonnement primaire suivant : juguler la production en fonction de
ce que l’on est en mesure d’écouler. Dans un contexte de rationalisation, de performance et de
compétitivité face aux enjeux, plutôt que compromettre la totalité du groupe de production, il
est donc préférable d’en ajuster la taille, en le réduisant en fonction d’une demande située à
l’intérieur d’un circuit visant à s’équilibrer. Une fois quantifiée, cette réduction d’effectif fait
directement apparaître le chômage.
b) Une clarification décisive : le contrat de travail
A l’issue des quelques éclaircissements qui précèdent, chacun comprend aisément toute la
difficulté à déterminer qui possède le statut de chômeur, qui est employé, qui est salarié ? A la
fin du XIXe siècle, en même temps que la reconnaissance juridique de l’entreprise commence
à s’établir, un élément décisif va permettre de lever un certain nombre d’ambiguïtés : le contrat
de travail, dont l’un des paramètres essentiels est le lien de subordination. En effet : « Le contrat
de travail peut être définit par une convention par laquelle une personne, qualifiée de
travailleur, de salarié ou d’employé, s’engage à accomplir les actes matériels, généralement
de nature professionnelle, au profit d’une autre personne, dénommée employeur, ou patron, en
se plaçant dans une situation de subordination, moyennant une rémunération en argent appelée
salaire. » [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 77]76.
Le contrat de travail est l’un des principaux éléments structurant ayant favorisé la montée en
puissance des grandes entreprises rationnelles au sein du tissu économique et social du début
du XXe siècle. C’est l’époque où la grande entreprise va connaître son heure de gloire : elle
devient un lieu de vie autant qu’un lieu de travail et contribue grandement à la socialisation des
individus alors qu’elle est aussi un lieu de conflit, c’est également elle qui instaure une frontière
nette entre travail et non travail par le fait qu’elle sépare les lieux de travail et d’habitat. Celle-
ci, à l’intérieur de ses frontières, accentue la division du travail car les emplois y sont
dénombrés, classés, hiérarchisés, spécialisés. La rationalité avec laquelle cette décomposition
75 - Là encore on peut trouver un ensemble de réflexions historiques très intéressantes sur le sujet consigné dans [Salais,
Baverez, Reynaud, 1999, p. 50-82]. 76 - Les auteurs ont tenu à signaler que la discussion quant à la définition du contrat de travail a donné lieu à un débat passionné
qui a duré quinze ans.
— 59 —
est effectuée permet d’attribuer un rendement, une vitesse d’exécution par tâche et des normes
techniques à chaque type de production. Cette nouvelle institution qu’est devenue la grande
entreprise fait que : « Le travailleur n’est plus ce petit entrepreneur qui, dans la détermination
du tarif par marchandage, faisait, en même temps que s’élaborait par définition le juste prix,
l’apprentissage du rôle de gestionnaire de sa future petite affaire. » (Bernard Mottez cité in
[Ibid., p. 99]). Ainsi les ouvriers sont officiellement déchargés de fixer les temps d’exécution
des tâches à effectuer, d’établir les tarifs de vente, de penser l’organisation du travail —
fonctions qui revenaient aux ouvriers de métier. Les ouvriers deviennent dès lors les assujettis
d’un procès de production, d’un salaire fixe et indépassable…
Cette vision, bien qu’encore largement imparfaite, consistant à faire de la possession d’un
emploi salarié un élément majeur pour caractériser le fait d’être actif, va néanmoins permettre
d’établir une première distinction globale entre « chômeur » et « travailleur ».
c) La grande entreprise et la ville : là où les emplois se font… et se défont…
Structurée, organisée, rationalisée, la grande firme devient l’un des lieux les plus pourvoyeurs
d’emploi ; c’est à la croisée de l’industrialisation et de l’urbanisation des villes qu’un
développement massif de l’emploi va pouvoir s’effectuer.
A l’inverse des campagnes où les emplois se créent et se perdent sans que l’on puisse
véritablement s’en rendre compte, les grandes villes politiquement organisées sont en mesure
de mettre en place des systèmes de contrôle. Car dans un premier temps : « La réduction des
effectifs des établissements industriels de plus de 100 salariés est la seule à faire l’objet d’une
statistique, commandée à partir de fin 1930 aux inspecteurs du travail et aux inspecteurs des
mines. » [Ibid., p. 115]. Or ce n’est pas au fin fond des campagnes que se situent
géographiquement de tels établissements, on sapperçoit bien que c’est à partir des villes que les
estimations primitives concernant le chômage vont pouvoir s’établir.
Le fait d’être en mesure de savoir distinguer et répertorier les individus possédant un emploi de
ceux qui n’en possèdent pas est une première étape ouvrant la porte à un secours possible envers
les démunis d’emplois, car le « chômeur » va devenir sur un plan social une « personne
secourue par les fonds du chômage » [Ibid., p. 115]. Au départ, les personnes secourues sont
désignées par les municipalités bien que les aides pécuniaires soient largement financées par
les subventions de l’Etat. C’est ainsi que la position à la fois économique et sociale de
« chômeur » va officiellement s’institutionnaliser : « La position institutionnelle de chômeur
secouru n’existe que dans les villes d’une certaine taille, pour l’essentiel au-dessus de 10 000
habitants. Elle constitue un point de référence et d’attraction proche seulement des milieux
populaires urbains. S’y greffe la position de demandeur d’emploi inscrit dans un bureau de
placement. Cette inscription est un préalable nécessaire pour accéder au secours. (…) Les
contrôles exercés sur les individus sont tatillons : pointages bihedomadaires, enquêtes à
domicile pour fouiller la vie privée, acceptation d’une image sociale d’assisté dévalorisante.
Les placements proposés sont peu nombreux. Les travaux municipaux réservés sont des tâches
de manœuvres. » [Ibid., p. 115 et 116].
— 60 —
La posture de « chômeur » est alors issue d’un modèle économique industriel — la grande
entreprise et le contrat de travail — mais aussi d’une conception géographique urbaine, la
grande ville.
2.3. Le chômage comme problème
C’est à partir du moment où l’on commence à cerner et à mesurer ce que l’on a convenu
d’appeler chômage que l’on va être contraint de prendre conscience du phénomène dès que ses
proportions vont atteindre des dimensions conséquentes. Or ce phénomène devient un élément
moteur dans le renouvellement de la pensée économique, les années 1930 en seront la preuve.
Le chômage fortement élevé à cette période entraîne une demande de solution pour organiser
le fonctionnement d’un nouveau marché : celui du travail, comme Karl Polanyi (1886-1964)
s’était attaché à le montrer [Polanyi, 1983]77.
Il faut rappeler que les premières enquêtes sociologiques auprès des chômeurs datant de 1932
ont montré que : « Au-delà de la seule misère financière, l’expérience de chômage avait
entraîné pour de nombreux individus un délitement des liens sociaux, une altération du rapport
au temps, un repli sur soi marqué par une profonde apathie troublée parfois par des accès de
violence — au total, une atteinte profonde à la vie sociale et psychologique des personnes. »
[Gautié, 2009, p. 3]. Le choc saisissant des années 1930 n’est pas l’unique facteur pouvant
expliquer ces ravages car « De nombreux travaux ont néanmoins confirmé par la suite le
traumatisme social et psychologique que constitue l’épreuve du chômage dans le monde
moderne. Les effets délétères de l’érosion du statut social, du délitement de la sociabilité, de la
perte du sentiment d’être utile sont renforcés par la stigmatisation d’une société qui à la fois
victimise et culpabilise. (…) Mais c’est aussi l’intégrité physique qui peut être atteinte : ici
encore, les études montrent que l’épreuve du chômage peut entraîner une dégradation de la
santé, comme en atteste la surmortalité des chômeurs. (…) Le chômage s’est établi de façon
persistante dans notre réalité sociale, au point de susciter une angoisse diffuse. » [Ibid., p. 3 et
4]. Le sociologue Jean-Louis Laville, en citant Michael Walzer, résume clairement le drame :
« Le chômage affaiblit les liens familiaux, coupe les individus des groupes d’intérêts et des
syndicats, assèche les ressources communautaires, conduit à l’aliénation ou au désengagement
politique. » [Laville, 2008, p. 74]. L’émotion engendrée par de tels dégâts sur les êtres humains
avait conduit Jacques Freyssinet (prédécesseur de Jérôme Gautié qui rédigea onze éditions du
fascicule Le chômage dans la collection « Repères » de 1984 à 2004) à qualifier le phénomène
du chômage de scandale.
A l’époque où les premières enquêtes sont menées, d’une part la file d’attente devant les
bureaux d’inscription donne une idée de l’ampleur du phénomène à endiguer. D’autre part le
fichier de l’INSEE constitue un réservoir de données quantitatives mais également qualitatives
où sont enregistrés le métier, la profession de chaque inscrit et divers états
sociodémographiques : âge, sexe, nationalité, situation de famille, chronique des périodes
77 - « Le marché du travail fut en fait le dernier marché à être organisé dans le nouveau système industriel, et cette ultime étape
ne fut franchie que lorsque l’économie de marché fut prête à démarrer, et lorsqu’on constata que l’absence de marché du
travail était un mal pire même, pour le petit peuple, que les calamités qui devaient accompagner son institution. » [Polanyi,
1983, p. 128].
— 61 —
alternées de chômage et non-chômage [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 133]. Car en premier
lieu, le chômage de 1906 à 1936 était établi lorsqu’apparaissait « une suspension temporaire de
travail dans l’établissement » : les chômeurs recensés étaient donc des salariés d’un
établissement dont le contrat de travail avait été rompu, excluant ainsi « le travail à domicile,
le travail irrégulier ou les domestiques » [Ibid., p. 134]. Ces conditions sont un appel direct à
la montée en puissance d’une intervention étatique.
Ainsi, grâce à des sources statistiques en main78, les difficultés des années 1930 vont appeler à
une intervention directe de l’Etat et des collectivités locales à la fois dans la gestion des
mécanismes de secours mais aussi d’aide au reclassement des chômeurs.
2.3.1. La quête suggestive du plein emploi
Dès lors dans les années 1930, cette rationalisation des données économiques va être un premier
moyen incontestable et une raison pour lutter contre les affres du chômage. Ce socle de
connaissances statistiques va initier de manière très concrète la marche vers un objectif
économique et social de grande ampleur : le plein emploi.79 D’autant que l’accoutumance
progressive à s’inscrire dans les rangs de chômeurs et bénéficier du fonds chômage va
consolider le statut de chômeur et encourager les entreprises, ainsi dédouanée de la gestion de
l’exit des effectifs concernés par la surproduction, à poursuivre leur politique de rationalisation
du travail. Les comportements économiques des acteurs sont donc issus d’un processus
historique complexe et discontinu qui à l’usage devient parfaitement intégré.
Au fil du temps le chômage finira par se banaliser, ce positionnement social sera intégré
mentalement par la classe ouvrière comme une étape familière de la vie active. L’Etat en se
dotant d’une mission sociale, en s’ingérant dans les affaires — secours aux chômeurs,
conventions collectives, grille de salaires, reconnaissance des syndicats, prestations sociales,
congés payés, tentative de planification, arbitrage des conflits — acquiescera finalement
l’image qui va lui être attribuée : celle d’un Etat-providence. Il s’agit pour l’Etat d’endosser un
rôle protecteur et réparateur : mettre des pansements sur une économie de marché qui n’est pas
pour l’heure en mesure de fournir un travail à chacun, lui permettant de ce fait de poursuivre
son expansion en intégrant dans ses fonctions des garanties sociales à gérer. L’appareil de l’Etat
paraît ainsi être l’outil nécessaire pour initier et arbitrer les négociations fondamentales si bien
que : « La prise de conscience d’une responsabilité générale de l’Etat est symbolisée par
l’accord de 1958 sur l’assurance-chômage qui remplace le système de fonds de chômage par
un système collectif de financement et d’indemnisation qui sera constamment étendu soit par
intervention de l’Etat, soit conventionnellement. » [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 160].
Etat-réparateur, Etat-social, Etat-providence, ce glissement dans le rôle de l’Etat va faire
que « (…) en France, à la fin du XXe siècle, 12 à 13 millions de personnes échappent à la
pauvreté en recevant près 180 milliards de prestations sociales, 7 à 8 millions de personnes
78 - A partir des années 1930, le ministère du Travail dispose d’une première série de données administratives centralisées
concernant le recensement quantitatif et qualitatif des chômeurs. 79 - Bien que Keynes ne soit pas encore connu en France pour son ouvrage la Théorie générale, les auteurs Salais et al. vont
proposer de nommer cette aspiration « la convention keynésienne de plein emploi ». [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 131].
Ce dernier concept peut alors être entendu ainsi : « l’exigence du plein emploi signifie tout simplement que chacun doit avoir
un accès socialement organisé à une activité reconnue socialement utile, et donnant les moyens de vivre dignement. »
[Chanteau, Clerc, 1997, p. 9].
— 62 —
vivent grâce à des revenus minimaux garantis. Plus largement, 45 % des résidents adultes en
France métropolitaine échappent à la pauvreté grâce aux ressources qui proviennent de la
protection sociale. »
Ce qu’il y a lieu d’entendre par Etat-providence est aujourd’hui assez bien clarifié : « L’Etat-
providence se donne pour impératif de maintenir absolument un taux de croissance, quel qu’il
soit, pourvu qu’il soit positif, et de distribuer des compensations, de manière à toujours assurer
un contrepoids au rapport salarial. (…) La politique keynésienne sera la juste illustration de
cet état de choses. Ensuite, une intervention, dans certaines limites, de l’Etat pour que le plein
emploi soit garanti, c’est-à-dire pour que chacun puisse bénéficier des avantages désormais
attachés au statut de travailleur même si sa capacité de travailler vient à diminuer ou
disparaître : les grands rapports de Beveridge ou les politiques qui s’en inspirent, mises en
place au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont elles aussi été l’illustration du nouveau rôle
désormais dévolu de l’Etat. » [Méda, 2010, p. 146]. Par ailleurs, ce dernier va également
intervenir dans les grandes restructurations de plusieurs secteurs de base : charbonnage (en
1958), mines de fer, sidérurgie, textiles… Toutes ces initiatives rendent nettement visible le fait
que : « L’Etat, reconnu par la constitution de 1946 responsable du plein emploi, conformément
aux recommandations de Beveridge, se donne les moyens d’agir grâce à la constitution d’un
appareil de direction économique. » [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 161].
L’INSEE à ce titre publiera des travaux consacrés aux problèmes de l’emploi dès 1950. Par
exemple Problèmes du chômage et théorie du plein emploi où on peut lire : « Il a toujours été
indispensable, aussi bien pour les pouvoirs publics que pour l’opinion, d’être renseigné sur les
problèmes posés par l’emploi de la population. La gravité, tant du point de vue social
qu’économique, des questions posées par une importante masse de "sans travail" ou de
travailleurs réduit au chômage partiel, a toujours été reconnue mais elle a été particulièrement
mise en valeur par les théories modernes du plein emploi. Il importe donc que le gouvernement
et l’opinion disposent de statistiques rapides, périodiques et précises permettant de suivre
l’évolution de la quantité de main d’œuvre employée dans le pays, de la durée de la semaine
de travail selon les activités, de l’importance du chômage total ou partiel, des caractéristiques
de la population active, etc. »80. C’est dire combien à cette époque la question de l’emploi était
déjà prise très au sérieux — et probablement d’ailleurs bien plus qu’aujourd’hui où le chômage
a désormais pris l’allure d’une fatalité.
C’est aussi l’époque de la création du Commissariat général au plan (1946-2006) qui avait pour
mission de planifier l’économie française via des plans quinquennaux et des nationalisations.
Ces dernières étaient destinées à répondre aux tensions sociales d’après-guerre et mettre en
place une économie dirigée faisant apparaître de nouveaux modèles de gestion de main-
d’œuvre, vecteurs d’innovation sociale, en même temps qu’au développement d’une
consommation de masse. On mise sur ces grandes entreprises (EDF, SNCF, Renault) pour
développer l’emploi, ce qui fera dire à l’historien Patrick Fridenson : « Ainsi se dessine le type
idéal de l’entreprise nationale : dirigée par des professionnels, vouée à l’expansion, cimentée
par le progrès social ».
80 - Bulletin mensuel de statistique, janvier-mars 1951, source [Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 163].
— 63 —
Ce que les auteurs Salais et al. vont nommer convention keynésienne de plein emploi s’entend
par le fait de confier à l’Etat la responsabilité du plein emploi grâce à des possibilités
d’interventions considérablement étendues sur les activités économiques. Par conséquent,
charge à l’Etat d’intervenir publiquement sur la mesure du niveau d’emploi, l’assistance aux
chômeurs, la gestion des politiques d’investissements, la mise en place de financements, la
productivité et le niveau de la demande.
La convention keynésienne de plein emploi intervient au départ comme « un aspirateur » vers
le salariat en train de devenir la norme et délaissant alors tout soutien aux activités
indépendantes, aux travailleurs isolés ainsi qu’aux petites entreprises à caractère familial. Le
taux d’urbanisation augmentera partout et la croissance du salariat qui ira de pair avec l’effort
de décentralisation transformera les emplois industriels en emplois tertiaires.
La représentation du travail et du chômage se transforme : travail = emploi salarié ; chômage =
absence de travail. A ses débuts, le chômage était le fait de la rupture d’un contrat de travail lié
à un établissement, alors qu’un glissement dans la représentation du chômage s’opère, celle-ci
est progressivement cataloguée comme une recherche d’emploi (ce qui permet d’intégrer dans
cette catégorie les individus n’ayant jamais travaillé, souvent les jeunes et les femmes). Le
chômeur n’est plus celui qui a perdu un emploi mais celui qui recherche un travail salarié.
L’objectif de cette convention est d’accroître le niveau de l’emploi salarié jusqu’à atteindre le
plein emploi. Ce cocktail d’interventions a clairement porté ses fruits jusqu’aux environs des
années 1960 — le chômage va renaître de façon chaotique à partir de 1964 sans jamais cesser
de s’amplifier. Les bases protocolaires de cette idée générale ne fonctionneront plus et
s’avèreront même préjudiciables : « La faillite de l’interventionnisme et des politiques
keynésiennes est illustrée par l’échec des expériences de relance de 1975 et de 1982, par le
blocage des politiques contractuelles, par les effets pervers issus du droit du travail et des
systèmes de redistribution, par l’inefficacité du traitement social du chômage. » [Ibid., p. 178].
D’autre part, les expériences monétaristes « ont été impuissantes à déclencher une reprise
durable des investissements, à fournir le fondement d’une croissance durable et à élaborer une
régulation stable des relations économiques, tant au plan interne qu’au plan international. »
[Ibid., p. 179].
D’une manière générale les critiques des politiques keynésiennes sont assez bien résumées par
les auteurs de L’invention du chômage :
« Les évolutions se sont traduites sur un plan macro-économique par l’échec des politiques
contracycliques de type keynésien, la montée des déficits correspondant aux interventions
de l’Etat et le maintien d’une forte inflation. Les déficits publics se sont rapidement creusés
puisque le ralentissement de la croissance tarissait les recettes fiscales et les cotisations
sociales, au moment même où les interventions et les transferts sociaux progressaient
vivement, avec la montée du chômage et la constante progression des dépenses de santé.
Par ailleurs l’interpénétration des économies a favorisé le développement d’une économie
d’endettement sur le plan international, symbolisée par le développement des marchés de
l’euro-dollar. Choc pétrolier, système de change flottant et rigidités internes ont joint leur
influence pour alimenter l’inflation, tout particulièrement en France.
— 64 —
Ces déséquilibres entretenus ont abouti à une croissance forte et constante du chômage,
qui ne se trouve momentanément stabilisée en France qu’au cours de l’année 1982. La
législation sociale et les politiques keynésiennes ont donc permis de freiner et de différer
l’ajustement des effectifs, en aucun cas de l’éviter. Elles ont revêtu un coût élevé,
notamment dans les périodes de relance en 1975 et 1982, qui ont vu les déficits publics et
extérieurs s’aggraver lourdement, sans pour autant résoudre les aspects structurels de la
crise. »
[Salais, Baverez, Reynaud, 1999, p. 177]
En retraçant un déroulé historique des interventions économiques et sociales dont l’Etat s’était
octroyé la charge, on visualise assez bien comment le modèle social en construction a façonné
les comportements des agents. Cela montre ensuite tout l’intérêt d’accorder une grande
importance aux institutions futures qu’il devient nécessaire d’établir au moyen d’innovations
sociopolitiques. Car dès lors que l’Etat a persisté dans l’institutionnalisation d’une solution pour
venir en aide aux chômeurs, le déclin de l’idée du plein emploi qui prévalait durant l’ère
keynésienne s’est alors accentué.
Durant une époque l’intervention de l’Etat dans l’économie a incontestablement montré des
bienfaits : que serait l’économie aujourd’hui sans les actions que les pouvoirs publics ont mises
en œuvre dans l’après-guerre ? Avec le recul historique, l’unité des politiques keynésiennes
étaient probablement grosso modo ce qu’il y avait de mieux à mettre place pour progresser à la
fois économiquement et socialement ; mais cette unité revêtait en quelque sorte l’aspect d’une
cartouche : une fois utilisée, son impact produit, elle ne peut plus resservir. Face à l’échec des
interventions étatistes dans l’économie et celui des entreprises comme gestionnaires des
emplois, c’est tout un ensemble de rôles, de fonctions et un modèle complet d’organisation qui
doit être revu… C’est désormais une réflexion de haut niveau qui attend les économistes.
2.3.2. Les travers du chômage : un bien pour un mal ?
Le désarroi lié au phénomène du chômage est plus important encore qu’il n’y paraît. Dans les
années 1980, certains économistes vont évoquer le « halo » du chômage mettant ainsi en
perspective le fait que le chômage possède une frontière moins stricte qu’une séparation franche
entre individu « employé », « inactif » ou « chômeur » [Cézard, 1986]. En effet, l’auteur cité
explique dans l’article en question qu’un nombre non négligeable d’individus ne sont pas
considérés comme chômeurs si l’on prend en référence les critères du BIT alors que leur
situation relève plus réellement d’une situation de chômage que d’une autre. A contrario,
certains sont enregistrés en tant que chômeurs alors qu’ils ne respectent pas stricto sensu la
définition du BIT. Il existe donc des zones floues entre certaines situations de fait et la situation
officielle de chômeur ; entre le chômage officiellement recensé et divers statuts individuels, la
frontière peut parfois s’avérer assez nébuleuse.
Il est nécessaire de fournir quelques exemples sans vouloir être exhaustif afin d’éclairer cette
notion de « halo » :
— 65 —
- il y a le chômeur complètement découragé ayant cessé de rechercher un emploi parce
que son type d’emploi a tout simplement disparu. N’étant plus en recherche active, il ne
devrait pas en principe être enregistré comme chômeur, pourtant officiellement il l’est ;
- les personnes sans emploi désirant travailler mais qui ne sont pas disponibles bien que
malgré tout inscrites au chômage ;
- les demandeurs d’emplois en stage de formation sont rayés des chiffres du chômage,
mais ils n’ont pas d’emploi (en un certain sens ils sont toujours chômeurs) ;
- les préretraités sont exclus des chiffres du chômage, alors qu’ils n’ont pas l’âge officiel
de la retraite.
- il est également constaté de nombreuses fausses déclarations dont les genres sont assez
variables au gré de l’imagination des fraudeurs ;
- certains employés sont involontairement soumis à un temps partiel parfois tout à fait
minime et ne sont pas repris en tant que chômeurs ;
- les emplois aidés faussent aussi en un sens les chiffres réels du chômage ;
- par ailleurs, quelqu’un travaillant bénévolement dans une association est considéré
comme inactif alors que cette classification est ambiguë dans ce cas, etc.
Il est indispensable de faire état des études menées par les économistes afin de montrer combien
la frontière entre « emploi », « inactivité » et « chômage » peut s’avérer discutable pour un
nombre significatif d’individus.
On pourrait aussi signaler, quand bien même s’éloigne-t-on du phénomène du chômage
proprement dit, deux points dont on parle peu mais qui restent malgré tout liés au problème de
l’emploi : certaines personnes refusent tout bonnement pour diverses raisons de s’inscrire sur
la liste des chômeurs alors qu’ils en ont la possibilité, tandis que d’autres occupent des emplois
inadéquats quant à leur formation où leur potentialité.
Puis il existe aussi des envers peu évoqués dans les ouvrages d’économie ou de sociologie —
probablement parce que les économistes de là où ils parlent ne peuvent pas déceler ce genre de
problème qui entrave pourtant considérablement la marche de l’économie, quant aux
sociologues, il y en a peu qui tendent l’oreille sur les bancs de Pôle emploi — car il faut
sûrement avoir été en prise avec certaines situations pour être en mesure de rapporter de telles
informations. Que penser lorsque l’on entend des individus pointant à Pôle emploi proclamer
sans complexe : « J’ai travaillé six mois, je viens chercher mon chômage ! » et avancer
ouvertement ne pas l’intention de chercher un travail, ils veulent d’abord profiter de ce qu’il
leur est dû, comme ils disent — rechercher un travail, c’est pour plus tard quand les indemnités
toucheront à leur fin. Quelle prise de conscience par ailleurs lorsqu’un licencié économique
rétorque à l’agent du Pôle emploi lui demandant dans quelle branche il souhaitait désormais
retrouver un poste : « Je veux toucher mon chômage, après on verra… » ? De telles postures ne
sont pas liées au niveau de professionnalisation, à l’APEC (Association Pour l’Emploi des
Cadres), les responsables chargés de recevoir les cadres le disent clairement : passé la
quarantaine, en cas de licenciement, certains profitent des indemnités de licenciement pour
retaper leur maison sans s’investir dans une recherche d’emploi, tandis que d’autres s’acharnent
dès le lendemain de leur licenciement pour tenter de retrouver une situation. Très souvent au
bout du compte, lorsque la période des indemnités touche à sa fin, soit environ 18 mois plus
tard, les uns ne sont pas plus avancés que les autres quant au succès d’un retour à l’emploi, mais
— 66 —
sans doute une moins grande déprime apparaît chez celui qui a opté pour la rénovation de son
logement. En règle générale, le rapport de la Banque mondiale résume bien la situation :
« L’assurance chômage peut aider les travailleurs à gérer les risques liés à la perte d’emploi,
mais elle peut aussi diminuer les efforts de recherche d’un travail. » [Banque Mondiale, 2012,
p. 27].
Autre constat, dans un secteur comme le bâtiment par exemple, où quelques malins ouvriers
tentent de se faire embaucher légalement par une entreprise à l’entrée de l’hiver puis cherchent
à se faire licencier le printemps venu, afin de toucher le chômage et pouvoir effectuer en toute
tranquillité des travaux non déclarés durant la belle période — se faisant ainsi double paye, dont
une partie échappe tant à l’impôt qu’au cotisations sociales, du pain béni pour certains. Il est
clair qu’un tel système d’indemnisation comporte de nombreux défauts au plan de la justice
sociale. Quand bien même l’indemnisation de chômeurs est tacitement acceptée, celle-ci n’est
pas sans poser au fond quelques arrières pensées eu à égard aux individus qui s’efforcent au
quotidien d’être actifs, comme le font ressortir certaines enquêtes de terrain menées par les
chercheurs ; tels sont par exemple les propos tenus par un entrepreneur indépendant : « quand
je vois finalement les risques que l’on prend pour des gens qui ne se bougent pas les fesses, qui
sont au chômage. Ce système est inadmissible. » [Guyot, Vandewattyne, 2013, p. 220].
Il est sans doute inutile d’insister, chacun perçoit assez clairement que de tels principes
d’indemnisation en l’absence d’un plein emploi défient une certaine logique de l’éthique.
Au début des années 2000, après quatre années de baisse successive, un grand nombre
d’économistes avait imaginé un retour au plein emploi à l’horizon 2010. Mais comme le
constatent Eric Héyer et Xavier Timbeau les faits montrent que « les phases de baisse du
chômage sont toujours plus brèves et moins intenses que celles où il augmente. » [Héyer, 2009,
p. 20]. Lorsque l’on observe la tendance à long terme aussi bien en France que dans les grands
pays développés, la période d’emploi se raccourcit « par les deux bouts » pour reprendre une
expression de Marchand et Thélot81 [Denis, L’Horti, 2013, p. 14]. C’est-à-dire que d’une
manière générale, les individus accèdent à un emploi de plus en plus tard lorsqu’ils sont juniors
et sont repoussés de l’emploi de plus en plus tôt lorsqu’ils sont séniors, ce qui fait que le temps
de travail global au long de la vie diminue et accentue la volumétrie du chômage. C’est pourquoi
la résurgence permanente d’un chômage de masse devrait appeler à des questions plus
profondes, or il n’en est rien. La recherche du plein emploi est désormais abandonnée au profit
d’un objectif nettement plus modeste : limiter l’augmentation du chômage.
Les conditions du chômage contemporain n’ont certes plus rien à voir avec leurs conditions
primordiales du début du XIXe siècle et l’on ne peut plus réduire l’image du chômage à une
conception misérabiliste. En effet, bien que ce type d’évènement ne soit pas ébruité, des
centaines de polytechniciens et de centraliens se retrouvent non seulement au chômage mais
peinent considérablement à retrouver un poste, ne comprennent pas ce qui leur arrive et de fait
se sentent encore plus fragilisés qu’un non-diplômé [Kremer, 2012]. Il faut dire que pour ce
type de public, le licenciement est un véritable traumatisme82. Il y a aujourd’hui quantité de
81 - Marchand Olivier, Thélot Claude, 1997 – Le travail en France. 1800-2000. NATHAN. 82 - http://www.lemonde.fr/education/article/2012/01/04/polytechniciens-enarques-et-malgre-tout-
chomeurs_1625509_1473685.html consulté le 18 décembre 2015.
— 67 —
personnes hautement diplômées qui ne parviennent pas à se réinsérer. Lorsque des individus
parfaitement formés se retrouvent chômeurs ou ‟hors poste” pour le dire plus élégamment, n’y
a-t-il pas là de quoi remettre complétement en cause la croyance que le chômage est uniquement
un problème de formation ? Si la formation est certes un impératif de premier ordre, celle-ci
est loin d’être suffisante pour évincer tout risque de chômage. De même, qu’il n’est plus tenable
aujourd’hui d’affirmer que le chômage est dû à des personnes qui ne cherchent pas à s’adapter.
La convention keynésienne de plein emploi joue finalement à l’encontre de l’objectif qu’elle
s’est fixée, car l’Etat et les entreprises se sont entendus pour construire une catégorie hors du
travail. Car pour le formuler avec une touche d’humour, « Le pire, c’est quand le pire
commence à empirer »83. C’est pourquoi en extériorisant les chômeurs du monde du travail tout
en prenant à charge la responsabilité de la prévoyance, l’indemnisation, la prévision et la gestion
de cette catégorie, la croissance volumétrique de celle-ci a fini par devenir incontrôlable et c’est
cela qui pose véritablement problème — réclamant ainsi, non pas la remise en cause du
fonctionnement du système mais celle du système tout entier.
S’il est vrai que le chômage n’a pas toujours existé, qu’il est une invention, qu’il n’apparaît
qu’à partir du moment où l’on parvient à le définir et le mesurer, il n’en reste pas moins la
résultante de l’organisation d’un modèle économique particulier.
Bien qu’il soit légitime de venir au secours des chômeurs, dès lors que le nombre de personnes
à secourir devient incontrôlable, c’est là que la situation devient critique : lorsque la solution
apportée au problème devient elle-même un problème. Le philosophe André Gorz s’était
évertuer à signaler que « on n’est pas pleinement citoyen si l’on ne participe pas à la production
de la société » [Chanteau, Clerc, 1997, p. 9], par ailleurs il s’était aussi attaché à fustiger que la
lutte à tout prix contre le chômage avait généré une dégradation des conditions de travail et
contribué à fabriquer des travailleurs pauvres, de tels propos viennent accentuer le besoin d’une
remise en cause fondamentale.
2.3.3. Le chômage ne touche pas que les chômeurs
Au-delà du drame psychologique, économique et social qui frappe les chômeurs, le chômage
occasionne un coût important pour la société. D’abord un coût direct, financier, représenté par
le montant total d’allocations versées aux chômeurs à titre d’indemnisation. Ce montant est lié
à des cotisations assises sur les salaires et entre en jeu dans le coût du travail : plus il y a de
chômeurs à indemniser, plus cela pèse sur le coût du travail, ce dernier entrant lui-même en
ligne de compte dans la recherche d’une certaine compétitivité internationale. Ensuite un coût
indirect que représente la richesse pouvant être produite par ces personnes non employées au
bénéfice de la société. Puis un coût caché, plus difficilement mesurable car socialement diffus
mais néanmoins tout à fait considérable. Celui-ci s’exprime par de multiples effets induits sur
la santé des personnes touchées par ce fléau (dépression, alcoolisme, etc.), la délinquance qu’il
engendre parfois par désespoir ou par la haine d’être rejeté surtout en provenance de la jeunesse
(cf. enquête de Fougère, Kramaz, Pourget, 2008 « Youth unemployment and crime in France,
citée dans [Gautié, 2009].
83 - Joaquín Salvador Lavado (né en 1932), allias Quino, scénariste, dessinateur de bandes dessinées et humoriste.
— 68 —
Le chômage touche aussi très directement les salariés, et plus largement ceux qui ont un emploi
destiné à financer le coût des allocations chômage, car ce sont les cotisations de ceux qui sont
employés qui financent ces allocations : plus le nombre de chômeurs est important plus leur
financement appelle à conséquence. Qui plus est, il faut aussi tenir compte de la part
participative de l’Etat relatif aux frais engagés pour faire face à ce fléau (le poste de financement
du Pôle emploi pour assurer la gestion des chômeurs et aider à leur reclassement par exemple)
incombe en dernière instance par le biais de l’impôt sur les agents économiques.
a) La dette comme solution
Une dette est toujours un pari sur l’avenir.
L’économie de marché a pour avantage de s’auto-structurer, un peu de la même façon que la
sélection naturelle, en éliminant peu à peu les marchés désuets et en créant de nouveau marchés.
Ainsi, ce processus de régulation cadre assez bien avec l’idée d’évolution à l’intérieur de
laquelle sommeille la transaction pour un renouvellement permanent.
Afin de pallier aussi bien aux insuffisances qu’aux fluctuations de l’économie de marché — qui
dans le cadre du capitalisme ne permet pas d’assurer durablement un plein emploi —, l’idée
d’abandonner à l’Etat les moyens de combler la part de l’activité manquante est une idée forte.
Celle-ci consiste en fait à confier à l’Etat d’une part une sorte de rôle entrepreneurial, d’autre
part la mise en œuvre des amortisseurs sociaux qu’impose le cadre particulier dans lequel se
joue actuellement l’économie de marché. Or, on sait depuis Jean-Baptiste Say que : « L’Etat
est un mauvais entrepreneur ! » [Histoire des pensées économiques, 1988, p. 104]. Selon Say,
les entreprises privées font mieux que les services publics pour inventer, produire et diffuser au
meilleur prix. Quelles que soient les époques, l’histoire semble avoir donné raison à sa
conviction : de l’échec des ateliers nationaux en 1848, aux nationalisations des années 1980 qui
finalement se sont vues assez rapidement à nouveau privatisées, les entreprises étatisées n’ont
pas vraiment réussi à apporter la preuve de leur supériorité à long terme. Les politiques
contracycliques d’aujourd’hui, plus discrètes et plus fines, sont néanmoins l’un des facteurs
essentiels responsable de l’augmentation de la dette84. L’inconvénient premier de cette forme
de dette publique est qu’en finalité, c’est le contribuable qui paye sans avoir nécessairement
avalisé en toute connaissance de cause le montant et le domaine des sommes dépensées en
dehors des charges régaliennes.
Lorsque les revenus des consommateurs ne suffisent plus pour capter à bref délai ce que les
entreprises de production ont fabriqué — bien que les besoins des consommateurs soient encore
manifestes —, proposer des crédits aux ménages est une solution de facilité pour permettre
l’écoulement des biens productifs ou des services. L’endettement des ménages est ainsi devenu
une politique à grande échelle pour assurer le soutien de la demande, mais ce n’est que repousser
l’échéance de ce qui pose problème : la solvabilité de la demande.
Il est clair que la dette, qu’elle soit publique ou privée, est une solution facile à mettre en œuvre
et qui répond bien, du moins temporairement, à des problématiques que l’on a considérées sans
84 - Dans le secteur du BPT par exemple : « La commande publique représente 15 % de l’activité de nos entreprises, et elle
joue habituellement un rôle contracyclique majeur. » [Chanut, 2015, p. 18].
— 69 —
doute à tort comme ponctuelles mais qui en fin de compte sont récurrentes : les ménages ne
sont jamais assez aisés pour profiter de l’offre surabondante qu’on leur propose, l’Etat doit faire
face à des besoins sociaux de plus en plus étendus et pour un nombre souvent élevé d’usagers.
Il se crée en conséquence un écartèlement entre les possibilités d’actions limitées de l’Etat, des
consommateurs et la demande sans cesse croissante des besoins.
b) La dette comme problème
La montée chaotique mais régulière du chômage incite inéluctablement à renforcer les besoins
de financement des caisses d’indemnisation de Pôle emploi. Ensuite le nombre de chômeurs
diminue d’autant le nombre de salariés et, par conséquent, réduit l’assiette globale des
cotisations retraites et de sécurité sociale, ce qui aboutit par provoquer des déficits dans les deux
caisses et les contraignent à recourir à l’emprunt pour faire face à leurs redevabilités. Puis les
faibles revenus des ménages sont mis en relation avec une offre sans cesse proliférante de
produits et de services, celle-ci tend les bras à des consommateurs ayant le plus souvent des
difficultés à boucler leurs fins de mois. Tous ces phénomènes n’appellent à rien d’autre qu’à
aspirer du crédit.
Le problème concernant la dette est le même que celui qui se rapportait précédemment au
chômage : lorsque le nombre de chômeurs est contenu à l’intérieur d’une quantité restreinte la
gestion du système économique demeure une routine. Il en est de même concernant la dette
lorsque celle-ci n’atteint pas des proportions démesurées. Cependant, lorsque le chômage croît
à n’en plus finir et les dettes s’accumulent à des niveaux exorbitants, il va de soi que la gestion
du système appelle à autre chose qu’à des régulations qui, de toute façon au fil des ans, ont
montré toute leur impuissance à solutionner ces difficultés.
Ainsi la dette connait une envolée depuis environ quarante ans, le graphique ci-après montre
l’évolution de la celle-ci par rapport au PIB sur les dix dernières années.
Dette au sens de Maastricht des administrations publiques en point de PIB
— Source INSEE —
— 70 —
2.4. Une alternative : la fausse piste du revenu d’existence
Tandis que de nombreux économistes vont persister à défendre la voie royale du plein emploi85 ;
d’autres, voyant la ligne d’horizon de cet objectif s’éloigner sans fin pour devenir hors de
portée86, vont opter pour une autre piste. Afin de lutter contre le fléau du chômage grandissant
et celui des pauvretés qui prospèrent, une idée originale a été émise, appelée « instauration d’un
revenu d’existence ». Cette idée simpliste partant d’un bon sentiment pose pourtant de
nombreux problèmes délicats à solutionner.
Afin de définir rapidement ce dont il s’agit, on peut se contenter de ce qui suit : « Il s’agit, en
un mot, d’allouer à tous les membres de la communauté la somme nécessaire à la survie dans
la dignité. » [Libération, 13 novembre 2015]87. Il est vrai que face à l’exubérance des aides
sociales mises à disposition des citoyens et à l’opacité des systèmes sociaux de redistributions,
le revenu universel a l’avantage de simplifier administrativement la distribution des allocations
de ressources. Il faut signaler que l’idée n’est pas nouvelle, Thomas More dans Utopia (1516)
et Thomas Pain dans Agrarian Justice (1796) avaient déjà évoqué la conception d’une dotation
inconditionnelle pour chaque individu. Des travaux sérieux ont débuté en 1971 et se poursuivent
encore vaillamment de nos jours. Ainsi, on ne peut pas dire que les économistes contemporains
qui défendent cette idée ont inventé quelque chose de nouveau ayant force de produire une
quelconque révolution : une révolution émerge toujours d’un fait inattendu.
Cela dit, peut-on croire, compte-tenu des connaissances que l’on est parvenu à acquérir
aujourd’hui aussi bien en matière économique, sociologique et anthropologique que
l’instauration d’une manne distribuée à chaque membre de la société puisse à elle seule
permettre l’éradication de la misère humaine ?
Les pays souhaitant adopter cette mesure auront à financer son coût et à asseoir ainsi celui-ci
sur l’ensemble des produits fabriqués et des services fournis à l’intérieur de leurs frontières, par
conséquent cette mesure contribue à augmenter grandement le coût du travail, ce qui dans une
économie mondialisée est un handicap notoire pour ceux qui souhaiteront exporter leur savoir-
faire. Alors que la France cherche par tous les moyens à abaisser le coût du travail sur son
territoire, le financement d’un revenu d’existence inconditionnel ne ferait fort probablement
que l’augmenter.
L’une des premières difficultés se situe tout d’abord au niveau du montant nécessaire à allouer
à chaque individu autonome, car attribuer une somme dérisoire reviendrait alors se moquer des
citoyens. Il est donc nécessaire que ce capital puisse réellement permettre aux individus de se
construire une vie descente, sinon celui-ci risque fort de ne pas rendre l’effet escompté. « En
prenant en compte l'ensemble de la population, le montant du Revenu d'Existence se situe dans
une fourchette de 400 à 450 euros par mois en 2014. » [source site internet AIRE]88. Penser
85 - la liste est longue (300 signataires), elle figure à la fin d’un plaidoyer : « Appel des économistes pour sortir de la pensée
unique » stimulé par un ouvrage intitulé Pour un nouveau plein emploi [Chanteau, Clerc, 1997]. 86 - « le retour au plein emploi est presque certainement exclu » Robert castel cité in [Chanteau, Clerc, 1997, p. 102]. 87 - Tribune dans Libération intitulée : Pour un revenu universel inconditionnel, édition du vendredi 13 novembre 2015.
http://www.liberation.fr/debats/2015/11/12/pour-un-revenu-universel-inconditionnel_1412916 consulté le 4 janvier 2016. 88 - AIRE (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence), site internet :
http://www.revenudexistence.org/pg/home.php consulté le 5 janvier 2015
— 71 —
qu’une telle somme est suffisante pour assurer sa survie dans la dignité (ce qui signifie au bas
mot se loger décemment, se vêtir, se nourrir) montre que les économistes ayant déterminé ce
montant n’ont eux-mêmes jamais cherché à se loger et se chauffer ou encore n’ont jamais mis
les pieds dans un magasin pour faire les courses. D’autres associations parlent de 1000 euros
mensuels par citoyen, une telle somme est certes plus décente mais pose d’autres problèmes…
En premier lieu, combien de citoyens iraient encore travailler ? Si trop d’individus cessent le
travail, il deviendra extrêmement difficile de financer une telle redistribution collective, puisque
mécaniquement l’assiette va se restreindre et prendre plus à ceux qui s’investiront dans un
travail risquerait de faire naître un cercle vicieux de découragement. Les individus qui
s’efforceront de fournir des biens au profit de l’ensemble de la société seront-ils tous d’accord
pour que certains vivent totalement à leur crochet ? Que l’on vienne en aide à quelqu’un
lorsqu’il est malade, accidenté, trop âgé pour travailler ou parce qu’il porte un handicap cela
peut aller de soi, mais est-ce si évident à l’égard de ceux qui se laisseront volontairement porter
par les flots sans y apporter la moindre contribution ?
Il y a fort à craindre que l’attribution d’un revenu d’existence inconditionnel risque d’entraîner
une stigmatisation des individus, certains ne deviendraient-ils pas des parias de la société ?
L’emploi est une activité encadrée et socialement reconnue : quid des personnes qui feraient
mauvais usage de leur existence à l’aide ces financements ? Cela pourrait par ailleurs conduire
certains individus à rester isolés, à s’extraire de fait des réseaux sociaux nécessaires au maintien
de relations humaines intégratrices, au repli sur soi, à une auto-déconsidération et vers une sorte
de mort sociale. On ne peut faire fi du constat souvent rappelé par l’anthropologue Claude Lévi-
Strauss : il n’y a pas de société sans échanges, l’échange est l’essence même de la société et il
appartient à celle-ci de nourrir institutionnellement ces échanges.
Par ailleurs, différentes questions demandent des réponses claires et acceptables
démocratiquement. Si chacun peut évidemment être sensible aux diminutions des pauvretés, il
n’en demeure pas moins que les mesures d’éradication doivent être pensées dans un intérêt
général afin d’être plus aisément admises.
A qui attribuer ce revenu ? Le caractère inconditionnel, s’il émane au départ d’un principe
d’équité, est-il vraiment rationnel aujourd’hui ? S’il est pensable qu’une telle attribution puisse
offrir un réel soutien à ceux qui sombrent dans la misère, celle-ci étant inconditionnelle, il y a
un petit côté irrationnel à virer le montant d’un revenu d’existence au propriétaire d’un compte
en banque qui contiendrait déjà quelques dizaines, voire centaines de milliers d’euros89… D’où
la question des conditions d’attribution qui restera toujours une question délicate, car le donner
à tout un chacun paraîtrait quelque peu stupide.
A partir de quel âge doit-on percevoir ce revenu ? Sachant qu’une partie de ce qu’un adulte
produit se joue à partir des bases d’un parcours de jeunesse, sinon dès la petite enfance.
Attribuer un capital à l’âge adulte ne serait-il pas trop tard si l’idée est d’échapper à un
déterminisme social appauvrissant ? Car de l’avis de certains, il est question qu’un tel revenu
soit attribué de la naissance à la mort90. Mais que peut-on faire à l’âge de deux ans avec 1000
89 - comme par exemple pour certains footballeurs ou partons du CAC40, qu’est-ce que ça changerait pour eux ? 90 - soit au total un don de presque 1 million d’euros pour une espérance de vie estimée à 80 ans et sans contrepartie (1000 x
12 x 80 = 960 000).
— 72 —
euros par mois ? Laisser les parents disposer de ce capital en lieu et place du nourrisson en vertu
de son propre bien-être n’ouvre-t-il pas indéniablement la porte à de possibles abus égoïstes
qu’il semble difficile de pouvoir contrecarrer ? Les moyens d’agir ne doivent-ils pas plutôt
ressembler à une co-construction entre effort à apprendre et à comprendre avec des moyens et
des possibilités réalisatrices qui adviennent progressivement ?
Une autre difficulté non négligeable concerne le financement total de la somme nécessaire pour
l’ensemble des bénéficiaires, sachant que nous sommes 65 millions en France, 742 millions en
Europe ? Qui finance l’investissement de départ — l’équivalent du besoin en fond de roulement
pour ainsi dire —, et comment ? Un tel type de projet ne peut pas être progressif (on ne peut
pas attribuer des ressources à certains et pas à d’autres, ce serait inéquitable), d’où la nécessité
d’un énorme investissement de départ. D’autant que si cette piste mène à l’échec,
l’effondrement sociétal serait gravissime. Par ailleurs, il faut considérer que tous les individus
parvenant actuellement à vivre convenablement de leur revenu du travail n’ont pas besoin d’une
telle manne, il y aurait donc là une certaine forme de gaspillage assez onéreux. Qui plus est,
cela accentuerait davantage les injustices ressenties à l’égard de ceux que l’on estime déjà
comme étant grassement payés ou hyper-protégés.
Un autre point problématique concerne l’utilisation de ce capital, car on peut légitimement
douter que l’attribution d’un tel actif soit systématiquement employé à des fins toujours
enviables. Voyant drogues, armements et autres dangers circuler facilement, un excès de
confiance dans le laisser faire pourrait conduire à un désastre, cette solution de facilité reposant
sur la croyance que chacun va se comporter en gentleman appelle raisonnablement à des
réserves ; d’où, dès lors, la question implicite du contrôle de l’usage des allocations.
Ensuite quelques arguments plus ou moins douteux développés par les adeptes de cette forme
de redistribution sont nécessairement à dénoncer :
- comme par exemple le fait que : « Contrairement à une interprétation fréquente, le
Revenu d'Existence ne cherche pas à réduire l'incitation au travail. Au contraire, c'est
un moyen efficace de libérer l'homme de sa dépendance actuelle à l'emploi salarié - qui
scinde inexorablement la société en inclus et exclus - lui permettant d'investir de
nouvelles formes de travail, plus autonomes, plus adaptées à un monde créatif et
ouvert. » [source site internet AIRE]. Croire que distribuer un revenu de base va inciter
les individus à se mettre au travail de façon bienveillante résulte d’une posture assez
naïve. Nombre de sociologues du travail tendent à donner du crédit aux propos actés par
Jean-Louis Laville : « Il paraît difficile de soutenir que la certitude de satisfaire ses
besoins primaires suffise à "libérer, sans l’angoisse alimentaire, l’innovation
individuelle et la créativité sociale". Un revenu garanti ne saurait à lui seul engendrer
une implication dans des activités autonomes librement déterminées. » [Laville, 2008,
p. 73]. On peut largement accepter qu’un encadrement soit nécessaire pour encourager
les individus à aller de l’avant pour une construction sociale collective et les solliciter
vers l’action gratifiante, moteur d’un comportement humain autant bénéfique à l’égard
de soi qu’envers autrui. Car « L’assurance d’un revenu, aussi sécurisante qu’elle soit,
dans une société devenue une société du risque et de la peur du déclassement, ne peut
en elle-même constituer une incitation assez forte pour pouvoir susciter le
— 73 —
développement personnel, l’entraide mutuelle ou l’investissement dans la sphère
publique. » [Ibid., p. 74]. De ce fait, tous les processus qui mobiliseront une tension vers
un travail sain seront des voies à explorer bien meilleures que celles consistant à
attribuer un revenu inconditionnel.
- ou bien ceux qui prétendent que : « A long terme, les gains de productivité, fruits de
l'intelligence humaine, vont certainement se poursuivre dans nos sociétés. La durée
totale de travail va donc diminuer. » [source site internet AIRE]. Argument fallacieux
destiné à faire croire à un public non averti que les gains de productivité entraînent la
diminution de la durée du travail. Raisonner en des termes aussi simplistes relève d’un
abus, car il est indispensable de considérer à sa juste valeur la complexité des éléments
entrant en ligne de compte dans la constitution du volume de travail au sein d’une
société.
Sur un plan économique, c’est peut-être aussi sans compter sur le fait que les employeurs
profiteront très certainement de ce socle de survivance accordé à chacun pour baisser la
rémunération de leurs employés… Par ailleurs, un revenu inconditionnel pourrait aussi
favoriser le travail non déclaré. Qui plus est, celui-ci ne résout en rien le problème ancestral de
l’exploitation des uns par les autres. Même avec un revenu d’existence, l’économie opère
toujours dans un cadre de capitalisme, cadre particulier favorisant institutionnellement
l’exploitation des hommes et des ressources ; ainsi pour celui qui ne serait pas à même de
travailler de façon autonome, il y a peut-être encore l’exploitation qui l’attend au bout du
chemin. Si tant est que l’on puisse considérer un tel type de mesure comme une solution au
déficit actuel d’emplois, celle-ci offrirait néanmoins une réponse bien incomplète quant aux
problèmes majeurs que l’économie traverse actuellement. D’autant que celle-ci n’apporterait
aucun remède à la problématique incontournable que pose les difficultés des entreprises telles
que l’entendent Hatchuel et Segrestin [Hatchuel, Segrestin, 2012] (cf. section précédente). Pour
un théoricien soucieux du bien commun et de l’intérêt général une telle idée demeure une bien
maigre consolation en matière d’ambition économique.
Sans compter que d’autres questions ne peuvent pas être négligées telles que : Quid de la
satisfaction d’avoir accompli des actes bénéfiques autant pour soi-même que pour autrui ? Quid
de l’échange qui est la base de tout fondement d’une société ? Et pour ceux qui se contenteront
de ne vivre que de l’allocation : quel sens donner à leur vie ?
L’économiste Jean-Marie Harribey estime qu'un tel dispositif n’engagerait pas à réduire les
inégalités, mais conduirait au contraire à une société encore plus duale. Il prétend que : « il ne
peut pas y avoir éternellement des droits sans que ceux qui en assument le coût ne puissent
exiger en retour des droits équivalents. Si on me verse un revenu sans que je participe au travail
collectif, eh bien cela veut dire qu’il y a des gens qui travaillent pour moi. C’est possible
ponctuellement ou en cas de force majeure, mais pas sur toute une vie. »91 Il estime qu’une telle
proposition est vide de sens et parle ainsi de « vacuité théorique ». Attribuer une ressource
systématique ferait courir le risque à la société de constituer une classe de parias où certains
individus seraient laissés pour compte en échange d’une becquée. Peut-on réellement résoudre
les problèmes d’un système globalement à bout de souffle avec cette vision unique et simpliste
91 - Source Wikipédia entrée : Revenu universel, consulté le 24 décembre 2015.
— 74 —
qui laisse à penser que l’on peut résoudre le problème de la pauvreté actuelle de la condition
humaine en distribuant de l’argent ? Sans doute a-t-on trop rapidement oublié l’expérience de
Speenhamland ? Ce n’est pas l’instauration d’un revenu d’existence qui peut résoudre les
problèmes économiques majeurs (chômage et dette) et sans doute une telle voie appliquée
localement ne ferait qu’aggraver la situation économique et sociale du territoire en question. En
avant-garde de l’exploitation d’une telle piste, l’expérience du RSA (Revenu de Solidarité
Active) — assez proche du revenu universel — ayant déjà été enregistrée comme un échec :
« Deux ans après sa mise en œuvre en juin 2009, le Comité national d'évaluation du RSA en
propose un bilan très décevant : le dispositif n'a (presque) pas fait diminuer la pauvreté, il n'a
globalement pas amélioré le retour à l'emploi des allocataires et n'a pas rendu les politiques
d'insertion plus efficaces. Le Comité en conclut que le dispositif n'a sans doute pas eu le temps
de produire tous ses effets et que d'autres évaluations sont nécessaires. Deux ans plus tard, ces
conclusions apparaissent pour le moins indulgentes, plus encore qu'en 2011. » [Gomel, Eydoux
(dir.), 2014, quatrième de couverture] ; il est absolument nécessaire de tenir compte dans des
réflexions concernant des expérimentations à venir de certaines analyses portées sur celles qui
viennent d’être réalisées.
Les biologistes nous diront que la vie est née d’un effort total et permanent… Pour survivre à
elle-même, la vie ne peut que poursuivre dans cette voie. Par conséquent il est nécessaire
d’encourager le sens de l’effort, le travail, le travail digne, pensé, valorisant pour la personne et
qui fait société, et non une sorte d’assistanat ou d’incitation à la paresse. Car « "Le travail est
l’élément ordonnateur essentiel des sociétés92." (…) Travailler ce n’est pas seulement
contribuer activement à la production rationnelle des richesses, c’est aussi acquérir un statut,
s’insérer dans des réseaux, défendre des valeurs, produire de la solidarité, contribuer au
rayonnement de son pays, bref, cheminer sur les voies du progrès. » [Lallement, 2007, p. 543
et 544].
D’ailleurs, par la voie de Christophe Ramaux, le groupe d’économistes cité plus haut (cf. note
de bas de page n° 23), soutient fermement que le plein emploi doit se situer tout simplement au
centre de tout projet social d’avenir « (…) parce qu’il s’agit d’une demande forte : toutes les
études indiquent que l’accès à l’emploi est la principale aspiration de tous ceux qui en sont
privés – et on le conçoit aisément. L’accès à un revenu décent n’est d’ailleurs pas le seul en jeu
ici. Avec un emploi, c’est aussi l’accès à une certaine forme de reconnaissance sociale, le
sentiment de ne pas être un "inutile au monde", qui est en jeu. » [Chanteau, Clerc, 1997, p.
110].
En finalité, la fourniture d’un revenu d’existence à chacun pose beaucoup plus de questions
délicates à régler qu’elle n’en résout.
La solution du revenu d’existence paraît trop facile pour être juste. Le travail est un bien
commun, il appartient à chacun de le construire et de l’entretenir.
*
92 - Naville P., 1961 – La méthode en sociologie du travail, in Friedman G., Naville P. (dir.), avec le concours de Tréanton J.-
R., Traité de sociologie du travail, Paris, Colin, vol. 1, p. 47.
— 75 —
Le chômage est un phénomène dépendant autant des institutions établies de longue date, que
des conditions microéconomiques du moment au sein desquelles les entreprises et leurs acteurs
se voient contraints d’évoluer.
Bien que le problème du chômage soit excessivement vaste et abondamment commenté, on
propose ici un strict raccourci : deux vues espacées d’un peu moins d’un siècle, relatives à cette
problématique et provenant d’économistes intéressés par ce thème. L’une datant des premières
conceptualisations du phénomène, celle de Joseph Schumpeter et l’autre tout à fait récente, celle
d’un expert contemporain probablement le mieux placé pour parler du sujet, André Zylberberg.
Lorsque Schumpeter s’explique sur le chômage, voici comment il appréhende le phénomène :
« Il est possible qu’il y ait occasionnellement des masses de chômeurs : ce sera une
circonstance favorable, une condition propice et même comme un motif de mise en application
de combinaisons nouvelles ; mais le chômage en grand, n’est que la suite d’évènements
historiques mondiaux, comme, par exemple, la guerre mondiale, ou l’évolution que nous
examinons ici. Dans aucun des deux cas leur présence ne peut jouer un rôle dans l’explication
de principe et ils ne peuvent exister dans un circuit normal et équilibré. » [Schumpeter, 1999,
p. 96]. Autant dire clairement que l’on ne peut plus aujourd’hui s’appuyer sur une telle
conception pour saisir l’évènement tel que l’entend Schumpeter. En effet, primo le chômage de
masse n’est pas tel que le visualise Schumpeter, un phénomène occasionnel, mais plutôt un
évènement qui peut s’avérer être bien plus durable qu’il ne semble l’avoir envisagé — les temps
actuels en donnant la preuve. Secundo, parler de chômage comme d’une circonstance favorable
ferait probablement bondir aujourd’hui tout chômeur autant que tout sociologue. Tercio, si l’on
ne peut pas encore parler de la paix de cent ans, il n’y a tout de même pas eu de guerre au sein
de l’Europe occidentale depuis soixante-dix ans maintenant et la massification du chômage
pose toujours un problème conséquent à l’Europe. Cela montre que le chômage est une
conséquence bien plus vaste que la suite d’évènements historiques importants ou même d’une
évolution cantonnée à l’économie.
Quant à l’analyse d’André Zylberberg [Parrino, 2015]93, le recul historique aidant, nul doute
que celle-ci fasse preuve globalement d’une meilleure perspicacité. Or, pour cet économiste,
tout semble d’abord avoir l’air de se jouer sur l’orientation des politiques publiques, comme si
le niveau du chômage ne dépendait que de l’efficacité de ces dernières. Ensuite, il demeure que
le chômage reste utile pour la société, mais ce point de vue reste toujours axé sur le fait que la
« destruction créatrice » apparaisse comme un contexte impossible à apprivoiser, car dans
l’absolu le chômage n’a aucune utilité dans le développement des civilisations — qui peut nier
que des civilisations antérieures ont réalisé des avancées alors que le chômage n’existait pas en
leur sein, d’autres futures évolueront sans le fardeau d’un tel fléau —, tout contexte devient tôt
ou tard dépassable. Dire que le chômage est utile, c’est seulement s’efforcer de rester cantonné
dans un modèle tel qu’il se présente et ne pas vouloir essayer d’imaginer d’autres modèles
économiques qui pourraient être plus performants en l’absence de chômage. Penser que le
chômage est utile, revient à s’interdire de penser que celui-ci est inutile. Or, si l’on s’était
interdit de penser pouvoir faire le tour de la Terre, jamais on n’aurait pu commencer par deviner
93 - http://www.lepoint.fr/economie/ce-qu-il-faudrait-faire-pour-vraiment-lutter-contre-le-chomage-02-02-2015-1901537_28.php
consulté le 3 janvier 2015.
— 76 —
que la Terre est ronde, condition initiale qui précède toute démonstration empirique. Les
économistes devraient quand même trouver curieux d’être les seuls à considérer le chômage
comme un évènement favorable (tels que Schumpeter et al.) ou utile (comme Zylberberg et
al.) ; car de telles postures bloquent l’imaginaire et empêchent toute tension créatrice en vue
d’un modèle plus idéal. Toutefois, certains débats qui furent pour un temps animés sont
désormais clos, comme par exemple l’impact de la durée légale du travail sur l’emploi (loi sur
les 35 heures) : « La conclusion ne souffre d'aucune ambiguïté : en soi, la réduction du temps
de travail ne crée pas d'emplois. » [Ibid.].
Ce qui est dommageable dans les perspectives des économistes, c’est que les analyses
effectuées sont toujours des analyses a posteriori ; il manque incurablement une vision
prospectiviste, comme si à ce niveau d’expertise on n’avait pas encore saisi que l’avenir se bâtit
à coups d’idées nouvelles.
Cette thèse va chercher à emmener le lecteur bien au-delà de telles considérations et la
proposition qu’elle renferme, concernant la résolution de cette problématique, pourra être
comparée par exemple à ces perspectives, ne serait-ce que pour évaluer la différence de hauteur
de vue qu’elle implique.
— 77 —
3. De l’importance des TPE, PME, ETI — défaillances et défauts
cruciaux
Alfred Chandler (1918-2007) est un historien de l’économie dont une partie de l’œuvre est
consacrée à montrer que la richesse économique des pays au XXe siècle tient en particulier à la
présence de grandes entreprises sur leur sol, comme le laisse entendre la traduction du titre de
son ouvrage publié en 1997 : Les grandes entreprises comme fondement principal de la richesse
des nations (titre original : Big business and the wealth of nations)94.
L’historien avance que : « dans le domaine industriel, les grandes entreprises ont joué un rôle
essentiel dans la croissance économique et le progrès technique, à travers la commercialisation
de nouvelles technologies et le développement continu de leur potentiel. » [Chabaud et al.,
2008, p. 327]. Or, « ces idées sont plus affirmées que démontrées : chiffres et comparaisons
font défauts. Chandler ne fait jamais la démonstration de la conviction qui transparaît dans ses
contributions à l’ouvrage, à savoir que les grandes entreprises sont le facteur essentiel, le
moteur principal, de la croissance économique du pays, au moins à partir du XXe siècle. »
[Ibid., p. 327]. Si l’on en croit les analyses ayant suivi l’ouvrage de Chandler : « la thèse du
rôle central joué par les grandes entreprises dans les économies nationales, même considérée
au niveau du développement des actifs intangibles ou du progrès technique, reste plus suggérée
que démontrée. » [Ibid., p. 328]. Même s’il est vrai que les grandes entreprises s’affirment entre
les années 1880 et 1930, elles n’éliminent pas pour autant les PME qui, dans un premier temps,
passent inaperçues dans les études économiques (Verley repris in [Lecointre, 2010, p. 44 et
45]). Pourtant les PME sont à l’origine d’innovations remarquables dans certains secteurs
manufacturés comme l’horlogerie, le luxe, l’automobile, l’aviation ou le développement des
machines-outils…
Il faut se rappeler que les grandes entreprises sont un peu moins de 250 en France, qu’il existe
moins de 5 000 ETI et que prolifèrent par contre plus de 3,1 millions de PME (23 millions en
Europe), soit environ 55 % des personnes actives du secteur privé travaillent en PME pour
produire 40% de la valeur ajouté de l’économie française.
Au cours de ces dernières années, les PME ont créé 85 % des nouveaux
emplois dans l'UE95.
A grande échelle, il n’est donc plus possible de négliger l’impact de cette catégorie de
structure sur la macroéconomie d’autant qu’à petite échelle son incidence sur la microéconomie
94 - cet ouvrage est considéré comme la première œuvre majeure de l’historien. 95 - « Entre 2002 et 2010, les PME européennes ont ainsi assuré 85 % des emplois créés selon une étude menée par la
Commission européenne dans trente-sept pays européens, dont les vingt-sept membres de l'UE. » source : La Tribune du
09/06/2015 http://www.latribune.fr/economie/france/pourquoi-le-gouvernement-fait-le-choix-des-tpe-et-des-pme-
482600.html consulté le 4 février 2016.
Entre 1985 et 2000, les PME françaises de moins de 500 salariés ont créé 1.8 million d’emplois sur 2.2 millions, les entreprises
de plus de 3000 salariés ont plutôt mis en œuvre des stratégies de diminution d’effectifs – source [Lecointre, 2010, p. 63].
— 78 —
est loin de passer inaperçue. Les chercheurs qui se sont penchés sur l’étude des PME font état
que celles-ci sont des éléments intégrés au tissu économique local et participent à une logique
territoriale dans laquelle elles s’insèrent et s’intègrent ; d’ailleurs les liens sont souvent étroits
entre PME locales et communes, villes ou districts environnants car elles construisent, vivifient
et participent au développement sociétal autant qu’à la vie communautaire. Cette situation
privilégiée de la petite ou moyenne entreprise à l’égard de son territoire d’implantation
s’explique en premier lieu par des éléments de proximité et de transparence, ainsi que par des
objectifs de gestion ouvertement expliqués et bien compris par les acteurs parties prenantes de
leur environnement local.
3.1. Ces PME soupapes de l’emploi…
Alors que le brasier constituant l’univers des TPE-PME forme actuellement le foyer central du
développement économique, peu d’économistes intéressés par le développement de l’emploi se
sont réellement penchés sur cette catégorie d’organisation, prenant ce secteur d’activité pour
négligeable dans le cadre des créations d’emplois. Attendu que désormais les GE n’embauchent
guère de main d’œuvre malgré d’imposants bénéfices — hormis des chercheurs focalisés sur
l’analyse statistique traquant de mieux en mieux les sources
d’emploi —, c’est toujours avec un certain retard que les économistes prennent à cœur ce qui
en définitive a fini par devenir important.
La recherche moderne en entrepreneuriat s’oriente actuellement de façon très stimulante vers
le domaine de la PME et commence à découvrir leurs spécificités autant que leur diversité eu
égard aux recherches sur les organisations qui s’étaient prioritairement tournées vers les grandes
entreprises. Observées dans leur intégralité, les PME sont des entités dotées de spécificités et
font preuve d’une étonnante diversité de formes. Malheureusement l’étude des petites
entreprises est un domaine absent de la science économique et les PME sont loin d’être une
version réduite de leurs grandes sœurs. C’est pourquoi les travaux menés sur les GE n’ont que
peu d’utilité pour parfaire la compréhension du fonctionnement des PME ; pourtant, il est
évident que si l’on souhaite agir en faveur de cette catégorie de firme, il est nécessaire de
disposer de données fiables permettant de mener des actions profitables.
Selon les critères de Maastricht, le montant de la dette publique en France s'établit à
2 103,2 Md€ à fin 2015 [Source INSEE]96 et représente environ 97 % du PIB ; à partir de ce
fait on conçoit que, certains grands équilibres économiques étant au moins partiellement à
respecter, l’heure n’est plus à défendre une politique orientée vers l’embauche massive de
fonctionnaires. Le nombre des GE n’évolue guère et celles-ci sont plus enclin à délivrer des
plans de restructuration qu’à développer l’emploi sur le territoire national. Selon un article
publié dans La Tribune, « La plupart des entreprises du CAC 40 annoncent des résultats en
hausse au premier semestre. Et parfois même en très forte hausse. Ce n'est pas pour autant que
l'emploi en profite. » [Piliu, 2015b]97. Certains résultats nets sont spectaculaires mais
l’embauche ne se fera pas en France, bien au contraire ces grandes entreprises « dégraissent »
96 - http://www.insee.fr/fr/themes/info-rapide.asp?id=40 consulté le 04 février 2015. 97 - Source : La Tribune du 31/07/2015 http://www.latribune.fr/economie/france/les-performances-du-cac-40-sont-elles-une-
bonne-nouvelle-pour-l-emploi-495729.html consulté le 04 février 2015.
— 79 —
plutôt leurs effectifs employés sur le territoire national. Sur le sol français par exemple, Sanofi
s’est allégé de 4 000 emplois entre 2008 et 2013, Michelin a fait de même en supprimant 700
postes sur 2013 ; dans la même année, on comptera encore 700 suppressions chez Alcatel-
Lucent et 230 postes de cadres chez Danone et pour 2015, c’est Lafarge qui s’ampute de 200
emplois. Il est vrai que Renault annonce la création de 2 000 emplois en France mais c’est après
avoir lourdement réduit ses effectifs dernièrement et en préférant par ailleurs embaucher 7 000
personnes dans son usine marocaine de Tanger. C’est ainsi que Renault qui comptait
76 000 employés en France en 2005 n’en compte plus que 48 500 aujourd'hui... [Source Ibid.].
En revanche, c’est 2,3 millions d'emplois qui ont été créés par les PME au cours des vingt
dernières années sur les 2,8 millions d'emplois générés sur le sol français. Une analyse plus
précise amène à constater que les sociétés dont les effectifs sont compris entre 50 et 99 salariés
ont davantage embauché sur les dix dernières années, et que celles ayant un effectif compris
entre 200 et 499 salariés ont réduit de leur nombre de 1,6 %.
Par conséquent il ne reste que la catégorie TPE-PME pour susciter l’espoir de créer des emplois,
les associations à vocation économique étant également en déperdition98. Qui plus est, après
l’échec du modèle fordiste des années 1970 et la grande entreprise ayant connu un déclin, la
petite entreprise devient une voie permettant de mettre à profit les savoirs professionnels des
agents économiques que ces grandes organisations ont congédié, et continue à le faire. Du reste,
la toile de fond du tissu économique ressemble plus à un maillage de petites et moyennes unités
décentralisées travaillant en réseau qu’à un ensemble limité à quelques grandes sociétés
dominant la question des échanges. Sur un plan sociétal, il est important de tenir compte du fait
suivant : « Plusieurs études ont montré que plus l’économie d’un territoire repose sur les PME,
plus ce territoire a des chances que des cadres et même de simples employés essaiment pour
créer ou acheter leur propre entreprise, compte tenu de leur bagage et de leur expériences
complexes apprises sur le tas. » contribution de Pierre-André Julien in [Messeghem, Torrès,
2015, p. 35] car le monde de la PME demeure un actif vivant fortement ancré dans l’économie
des territoires ayant pour appui essentiel des logiques stratégiques de proximité99. Autre fait
non négligeable à prendre en considération : « la satisfaction au travail est plus élevée dans les
petites entreprises et diminue avec la taille de l’entreprise. » [Ibid., p. 401]. Mieux encore, les
PME ont largement la faveur des citoyens français comme le montre le sondage suivant repris
par Axel Rückert « Cela n’est pas souvent mis en avant mais, interrogés dans un sondage
IPSOS sur le niveau de confiance dans leurs institutions100, les Français disent désormais avoir
bien davantage confiance dans les entreprises (à 84% dans les petites et moyennes entreprises,
à 38% dans les grandes entreprises) que dans le monde politique (à seulement 8% dans les
partis politiques et à 28% dans l’Assemblée nationale). » [Rückert, 2015, p. 15].
98 - Les associations en activité en France sont évaluées à 1,3 million (parmi lesquelles 165 000 sont employeuses). Une enquête
datée de 2012 note que l’emploi salarié connaît un léger ralentissement depuis fin 2010. Source Lionel Prouteau exploitant une
publication d’Edith Archambault et Viviane Tchernonog du Centre d’économie de la Sorbonne CES-CNRS rassemblant des
chiffres issus de sources diverses (enquête CNRS-CES, tableaux de l’économie sociale de l’INSEE, enquête BVA-DREES).
http://www.associations.gouv.fr/1182-nouveaux-reperes-2012-sur-les.html consulté le 04 février 2016. 99 - « (…) un bon quart des PME ne sont pas concernées par ce processus de mondialisation (les activités artisanales, par
exemple), que 35 % sont des PME dont l’essentiel de l’activité est confiné à l’échelle locale (les activités de service et de
proximité), et que si 15 % des PME semblent s’engager dans la voie de l’exportation, souvent de manière graduelle et assez
timide, c’est seulement 5 % d’entre elles qui peuvent être qualifiées de véritables agents actifs, c’est-à-dire de PME de classe
mondiale. » source travaux de Pierre-André Julien in [Messeghem, Torrès, 2015, p. 333]. 100 - IPSOS, fractures françaises, vague 2, janvier 2014.
— 80 —
Par ailleurs, ce n’est pas tant le nombre de petites entreprises qui contribue à la performance de
l’économie sur les territoires, mais plutôt la qualité de celles-ci [Messeghem, Torrès, 2015, p.
393]. D’où l’importance de veiller à fortifier en permanence la constitution qualitative des TPE,
ne serait-ce qu’afin de diminuer leur taux d’échec qui reste toujours très élevé [Ibid., p.
394]. Les travaux de recherche de David Storey font état d’un rapport complexe entre création
d’entreprises et création d’emplois [Ibid., p. 399]. Il indique que « trois facteurs ont un effet
certain et positif sur le taux de création d’entreprises à savoir, la croissance de la demande,
une population d’entreprises composées majoritairement de petites entreprises, et un
environnement fortement urbanisé. » ; plus surprenant sans doute mais vraisemblablement non
moins réel « A contrario, le taux de chômage, la richesse personnelle de l’entrepreneur, une
politique libérale ou des incitations gouvernementales semblent avoir un impact faible ou
mixte. » [Ibid., p. 398]. Même si les entreprises de cette catégorie peinent dans leur
développement, en s’intéressant à leurs problèmes et en tentant de les résoudre, on espère les
rendre davantage pourvoyeuses d’emplois ; étant entendu que ni l’Etat, ni les grandes
entreprises ne semblent être possiblement en passe de devenir des gisements d’emplois.
En définitive, la persistance d’une importante proportion d’entreprises de petite taille ne doit
pas être vue comme les vestiges d’une économie archaïque mais plutôt comme une véritable
forme d’économie moderne, dynamique et compétitive. D’ailleurs, un auteur tel que Christian
Bruyat [Bruyat, 1994] défend le fait décisif que la dynamique entrepreneuriale reste portée par
la création d’entreprise, et cette création proprement dite passe de toute évidence par la TPE-
PME ; car avant de devenir une grande entreprise, celle-ci a forcément commencé par être
petite.
3.2. On ne naît pas grand, on le devient…
Chaque entrepreneur, même ambitieux, a souvent ce leitmotiv en tête « think small first ».
Même si l’infiniment grand et l’infiniment petit font partie d’un tout, il est nécessaire de trouver
le bon rouage au sein d’une boucle rétroactive pour qu’un projet concret puisse émerger.
3.2.1. PME, GE : les différences capitales
A la tête des PME, on trouve généralement un homme ou une femme qui cherche à déployer
un projet économique dans lequel il croit et pour ce faire investit, embauche, modernise,
innove…
On parle souvent d’entreprise à taille humaine lorsque l’on évoque la PME. A contrario de la
GE où les employés ne sont parfois que des numéros tant leur nombre est considérable et leurs
relations éloignées, il est rare en revanche que les individus ne se connaissent pas tous au sein
d’une même PME et la solidité des liens professionnels qu’ils tissent entre eux forme souvent
le succès de la petite affaire. Qui plus est — fait rare pour bon nombre de salariés au sein de la
GE —, rencontrer et dialoguer avec son patron est chose parfaitement courante en PME ;
comme le signalent les chercheurs Frimousse et Peretti : « Le dirigeant a la possibilité de
— 81 —
connaître presque chaque salarié individuellement et d’apprécier leurs qualités. Plus encore,
il est connu personnellement de tous. » [Lecointre, 2010, p. 101].
Dans la petite entreprise, l’investissement est davantage centré sur l’individu lui-même, plutôt
que sur ses compétences qui, de toute façon sont appelées à évoluer plus largement au gré des
besoins. Dans les grandes organisations où les tâches sont plus spécialisées, on achète
davantage certaines compétences dans une sorte d’anonymat mais où peut se discuter un plan
de carrière. L’attachement du salarié à son entreprise est plus fort en PME, la fidélité est
moindre dans les GE. En PME les relations humaines sont plus souvent bilatérales ou
collégiales, à l’inverse des grands groupes qui fonctionnent à l’aide de grandes réunions
appelées réunion de cadrage ou de motivation, les responsabilités sont alors cloisonnées entre
services. [Ibid., p. 30].
Une autre différence significative est que le chef d’entreprise en PME investit à ses « risques et
périls », ce qui n’est absolument pas le cas des grands patrons ; la responsabilité qui repose sur
les épaules des premiers est considérable de ce point de vue. Les dirigeants de petites
organisations vivent souvent dans l’angoisse permanente que leur patrimoine personnel puisse
être saisi afin d’effacer les dettes de leur affaire et pour des causes qui leur échappent parfois
complètement (de nombreuses faillites sont dues à des impayés souvent imprévisibles, etc.).
Les seconds sont des dirigeants salariés qui n’engagent jamais leurs biens propres et sont assez
souvent munis de « parachutes dorés » lorsque la situation ne leur devient plus favorable. En
pratique, il existe donc une opposition flagrante au niveau de la protection à l’égard de ce qui
attend les petits patrons en cas de « coup dur ». Ces derniers peuvent se retrouver dépouillés,
voire même dépossédés de leur logement au cas où celui-ci aurait été mis en garentie en
contrepartie d’emprunts ou d’une facilité de caisse. Après quoi, ceux-ci sont en proie à une
difficile reconstruction professionnelle, tandis que les dirigeants de grands groupes jouent
plutôt un genre de « chaise musicale » — ils officient à tour de rôle dans plusieurs entreprises
au gré des opportunités. En revanche le patron de PME a l’avantage de ne pas être révocable (il
est lui-même souvent le propriétaire de l’entreprise), ce qui lui donne les « coudées franches »
au regard des décisions finales, il n’est pas le jouet de divers actionnaires versatiles. Des
situations donc, où la donne n’est pas du tout identique.
Sur un autre plan, le chef d’entreprise en PME ne cherche pas à faire carrière en essayant de
réaliser un « coup financier », il cherche à gérer durablement son affaire au sein d’un territoire
limité où elle y est pleinement ancrée. Cette proximité fait que ses liens avec le tissu environnant
sont souvent étroits, simples et solidaires. Par ailleurs, la petite taille de l’organisation implique
de moindres niveaux hiérarchiques, des circuits d’information plus courts, une plus grande
réactivité face aux concurrents et aux évolutions du marché et où le dirigeant s’octroie
généralement les fonctions de stratège, de commercial, technicien et contrôleur.
Il est rare qu’une PME soit à la recherche d’un profit maximum et même, si le profit reste un
impératif indispensable, il est loin d’être l’unique objectif comme avait tenté de le laisser croire
l’école de Chicago, focalisée sur la grande entreprise. Le projet entrepreneurial au sein des PME
revêt des objectifs bien plus larges que l’exigence d’un résultat net à distribuer aux actionnaires.
— 82 —
Dernier point à mettre en avant, là encore non négligeable : le chef d’entreprise en PME n’a pas
beaucoup le droit à l’erreur dans le domaine de la stratégie. En effet la moindre maladresse dans
la manœuvre peut coûter la vie à une petite affaire ; une PME est très vite enterrée. Quand
Peugeot, Michelin, Areva, comme bon nombre de groupes, font des bévues stratégiques ou
manquent un virage technologique se traduisant au bout du compte par des pertes parfois
colossales, ces groupes trouvent toujours le moyen de se renflouer et ont ainsi une chance de se
refaire. Les cartes sont alors rebattues : constitution d’une équipe de travail réunissant les
« hauts potentiels » dans chaque service de l’entreprise, on s’entoure de consultants spécialisés,
on établit un plan de travail rigoureux et ambitieux (objectifs de long terme, étapes
intermédiaires à atteindre, calendrier, mesure des résultats, etc.) ; on cherche à redresser
l’entreprise car on obtient souvent après remaniement des résultats spectaculaires101. En TPE,
voire en PME, il n’existe pas souvent de deuxième chance, on met la clé sous la porte, les
salariés vont s’inscrire au Pôle Emploi et le dirigeant s’efforce de minimiser pertes et fracas ;
tous doivent alors se reconstruire un nouvel avenir.
3.2.2. L’entreprise à caractère familial
Dany Miller est un auteur qui s’attache à montrer qu’une voie persiste à actualiser les recherches
en entrepreneuriat et que désormais celle-ci consiste à contextualiser et catégoriser les
organisations. En fonction de la catégorie dans laquelle la firme va se trouver impliquée, il en
découle une configuration entrepreneuriale particulière. « Ainsi ; pour les petites entreprises
simples ; l’élément principal est la personnalité du leader, pour les grandes bureaucraties,
c’est la stratégie formalisée alors que pour les firmes de haute technologie c’est plutôt la
culture, la structure et l’environnement. » [Messeghem, Torrès, 2015, p. 431]. Grâce à ses
travaux cet auteur parvient à montrer que la configuration entrepreneuriale dépend de facteurs
organisationnels et humains tels que la personnalité du dirigeant, la taille de l’entreprise, le
contexte environnemental, sa structure capitalistique et la valeur de la stratégie mise en place.
Il est manifestement l’un des plus fervents chercheurs à s’être penché sur la particularité des
entreprises familiales et de l’entrepreneuriat familial. Partant de là, en menant des études en
profondeur au sein de cette catégorie d’entreprise, il va rechercher les éléments décisifs attestant
que ce type d’organisation possède des performances économiques supérieures aux entreprises
non familiales — contrairement à une idée reçue. Il remarque que : « L’investissement à long
terme, une culture de la loyauté, une confiance dans la relation avec les collaborateurs, la
volonté de ne pas suivre les modes ou les tendances du moment, un comportement d’intendant
sont les principales caractéristiques. » [Ibid., p. 434]. Par ailleurs ses recherches vont l’amener
à faire ressortir que les capacités d’apprentissage des dirigeants y sont souvent renforcées, que
les investissements sont plus patients, qu’il y règne le plus souvent une certaine intolérance de
la médiocrité, et que les décisions et les actions sont généralement menées avec plus de célérité,
d’audace et d’originalité.
Au sein de l’entrepreneuriat familial, le dirigeant est chaque fois un élément clé et se trouve au
centre du jeu organisationnel. Ce constat avait conduit Miller à manifester que : « dans les
101 - Pour ne citer qu’un seul exemple, celui-ci faisant aujourd’hui la une de l’actualité : PSA Peugeot Citroën, deux ans après
avoir frôlé la faillite renoue avec les bénéfices, 1.2 milliard de résultat net sur l’exercice 2015 (les résultats étaient restés 4 ans
dans le rouge, 555 millions de perte en 2013).
— 83 —
entreprises familiales, la dimension réellement entrepreneuriale se limite le plus souvent à la
génération du fondateur, à la première génération. » [Ibid., p. 437]. Il avait par ailleurs confié
lors d’un entretien avec Alain Bloch et Luis Cisneros (2009) « Il y a des exceptions, mais le
fondateur est souvent une sorte de génie et il n’y a pas beaucoup de génies dans ce monde ! »102.
Si l’on peut certes lui trouver quelques avantages, l’entreprise à caractère familial a toutefois
quelques inconvénients. En effet, la transmission de ce type d’entreprise n’est pas toujours aisée
car il est alors absolument nécessaire qu’un membre de la famille ait à la fois la vocation, le
désir et les compétences nécessaires pour reprendre l’affaire, ce qui au fil des générations est
loin d’être systématique. Si d’antan le fils du forgeron reprenait la forge, le fils du médecin
devenait par tradition lui aussi médecin, les individus sont aujourd’hui plus libres de choisir
leur destinée au gré de leurs propres aspirations. Par conséquent lorsqu’aucun membre de la
famille ne se dévoue pour reprendre l’affaire, subsiste alors un problème de transmission
pouvant parfois s’avérer fatal pour l’entreprise. Par ailleurs, le développement de ce type
d’organisation est également conditionné par les potentialités financières de la famille. On ne
peut plus aujourd’hui compter uniquement sur la richesse de quelques familles pour développer
l’entrepreneuriat, celui-ci doit pouvoir être l’affaire de tous ceux qui se découvrent des
potentialités et ont des projets.
3.2.3. « Défauts de fabrication » entraînant des défaillances
On est amené à remarquer qu’un certain nombre de difficultés éprouvées par les entreprises
dépendent directement de leur conception : il réside toujours un écart entre ce qui est et ce qui
doit être. Un point sur lequel les économistes n’ont jamais insisté, c’est que les difficultés des
entreprises ne sont pas dues uniquement à éléments conjoncturels liés au développement,
autrement dit qu’à des « crises économiques », c’est-à-dire à une dégradation générale et
globale des circonstances. En effet, certaines difficultés de fonctionnement proviennent plus
directement de ce qu’un mécanicien appellerait des « défauts de fabrication ».
Lorsqu’un grand nombre d’entreprises se porte bien et se développe continuellement, il va sans
dire que cela fonde la bonne santé d’une économie. A contrario lorsque les entreprises
disparaissent en bas âge, peinent à survivre et ne parviennent pas à se développer, cela
complique la prospérité du développement économique. On doit ainsi convenir que
l’importance de facteurs endogènes prime sans aucun doute sur la santé future des économies.
Quelques désordres peuvent toucher les entreprises sans pour autant dépendre de la conjoncture
économique. Si à une période particulière par exemple, on constate qu’une multitude de
dirigeants deviennent de très mauvais gestionnaires, d’exécrables managers ou de piètres
stratèges, un tel fait ne constitue certainement pas un avantage permettant d’optimiser le
maintien en bonne santé des firmes. Quelles que soient les nombreuses politiques de soutien
envers celles-ci, si les chefs d’entreprises font chuter les firmes en raison de leurs insuffisances
professionnelles, on a seulement allégé le portefeuille des contribuables car les fonds destinés
au soutien se sont évaporés sans avoir produit de richesses, ni maintenu l’emploi. Chacun
102 - BLOC Alain, CISNEROS Luis, 2009 – Entrevue avec Danny Miller et Isabelle Le Breton-Miller.
MANAGEMENT INTERNATIONAL. 14. (1) p. 85-89.
— 84 —
conviendra pour autant que la compétence et la performance des dirigeants n’est pas un élément
direct de la macroéconomie. De même si certaines entreprises possèdent des perspectives de
développements mais n’ont pas les moyens financiers d’investir, que de surcroît elles ne les
trouvent pas auprès des établissements bancaires, leur croissance sera manifestement bridée.
Ces difficultés à lever des fonds largement reconnues chez les PME, pourtant cruciales au cours
du développement d’une exploitation sont également indépendantes des aspects
macroéconomiques. Avoir à encadrer des salariés peu impliqués dans la marche au progrès de
l’entreprise ou ne pas savoir capter des jeunes hautement diplômés souvent plus innovants et à
la pointe des savoirs contemporains, ne contribue pas également à renforcer la pérennité des
établissements. Il ne fait aucun doute à l’heure où la « masterisation » s’amplifie, l’intégration
de ces profils dans les PME permettrait de booster les évolutions avec un certain dynamisme.
En revanche, et pour bien montrer la nuance entre facteur endogène et exogène, l’allègement
des tâches bureaucratiques recherché par le législateur afin d’éviter la surcharge due aux
lourdeurs administratives n’est pas directement lié à l’immanence de la firme.
3.3. De la défaillance des entreprises à la faillite d’un système
Dans le domaine de la PME comment ne pas se poser de questions lorsque les chercheurs font
remonter le constat que 80 % des entreprises nouvellement créés ne parviennent pas à passer la
barre des quatre années d’existence ? (Cf. [Lecointre, 2010, p. 64] voir infra). Nul ne peut nier
que d’un point de vue économique un tel problème est plus que préoccupant.
Du reste, les chercheurs sont assez clairs à ce sujet : vouloir développer l’entrepreneuriat et la
PME, c’est allant au-devant d’un vaste problème car « La forte mortalité des entreprises
nouvellement créées, l’importance d’un entrepreneuriat de nécessité par rapport à un
entrepreneuriat d’opportunité, l’exclusion des femmes, sont autant de thématiques qui montrent
que l’émergence d’une société entrepreneuriale suscite de vraies questions de société »
[Messeghem, Torrès, 2015, p. 14]. A l’heure où l’augmentation de la dette et du taux de
chômage devient critique — alors que ni l’un ni l’autre n’est souhaitable dans des proportions
déraisonnables — on pourrait également ajouter le fait que : « Le coût des dispositifs de soutien
à la création d’entreprise est de plus en questionné (La cour des comptes a évalué en 2013 à
2,7 milliards d’euros le coût des dispositifs de soutien à la création d’entreprise. » [Ibid.] pose
d’autres interrogations quant à l’efficacité du soutien que l’on entend apporter à la continuité
de certaines façons de gérer l’activité économique. Soutenir un lot d’entreprises « boiteuses »
dont la plupart finiront par disparaître assez rapidement, sert-il vraiment l’intérêt général et
valorise-t-il le bien commun ?
Dans un article daté du 9 juin 2015 paru dans La tribune et intitulé « Pourquoi le gouvernement
fait le choix des TPE et des PME »103, le gouvernement semble vouloir adopter un train de
mesures ciblées afin de venir en aide aux oubliées : les petites entreprises. Or, ces entreprises
sont en proie aux difficultés : « Selon la Fédération des centres de gestion agréés (FCGA), qui
vient de publier la 19ème édition de sa grande étude annuelle, " un vent de panique " souffle
sur les TPE. "En 2014, tous les indicateurs sont dans le rouge. En moyenne, toutes professions
103 - http://www.latribune.fr/economie/france/pourquoi-le-gouvernement-fait-le-choix-des-tpe-et-des-pme-482600.html
consulté le 26 février 2016.
— 85 —
confondues, le chiffre d'affaires des TPE enregistre un recul de 3,2% (contre - 0,1% l'année
précédente). Plus grave : aucun secteur d'activité n'affiche un taux d'accroissement positif de
son activité", constate la FCGA qui observe également une baisse significative du chiffre
d'affaires dans la quasi-totalité des secteurs. C'est notamment le cas dans l'artisanat du
bâtiment (- 7,5%, contre + 1,6% un an plus tôt) et l'équipement de la maison (- 4,5% contre -
3,7% en 2013). Ces difficultés sont également constatées par la Banque de France. Selon la
banque centrale, les défaillances de TPE progressent toujours. Elles ont augmenté de 1,5% en
avril 2014 et 2015. Heureusement, les défaillances de PME ont nettement reculé sur la période
(- 7,2%). » [PILIU, 2015a]. Mais on peut facilement comprendre la raison du gouvernement
puisque : « Selon une étude du cabinet KPMG sur l'évolution des PME depuis dix ans, dévoilée
à l'occasion de la dixième édition de Planète PME en 2012, les PME ont créé 2,3 millions
d'emplois au cours des vingt années précédentes sur les 2,8 millions d'emplois créés en
France. » [Ibid.] toutefois mais l’incompréhension des problématiques touchant ces dernières
risquent fort de mettre à mal les résultats attendus par cette série de mesures. En haut lieu on a
initialement cru que l’essentiel des freins à la prolifération de ces petites unités était dû à une
surcharge administrative exigée par des normes trop abondantes venant plomber l’activité de
celles-ci. Cependant, malgré les simplifications administratives que les services de l’Etat ont
cherché à mettre en œuvre104 afin d’aider le développement des PME « (…) rien n’évolue et les
statistiques des défaillances des entreprises démontrent que plus de 80 % d’entre elles
n’atteignent pas les 4 ans d’existence. » [Lecointre, 2010, p. 64]. Preuve que les problèmes des
PME dépassent largement quelques efforts de simplification dans les démarches
administratives qu’elles ont le devoir d’effectuer. A agir sans tenter de comprendre un minimum
les fondements du problème, on a ainsi peu de chance de tirer des bénéfices.
Peu à peu les médias dévoilent une face cachée de la réalité. Lorsque Challenges daté du 31mai
2012 titre l’un de ses articles : « En France, ce sont les PME qui créent de l'emploi » [Lévy,
2012]105 c’est pour annoncer que « Sur les dix dernières années, elles ont créé plus de 600.000
emplois nets, tandis que le nombre de postes dans les grands groupes est resté relativement
stable. » L’article relate également qu’une étude de KPMG stipule que « Les PME et très petites
entreprises françaises ont représenté la quasi-totalité des créations nettes d'emplois salariés
du secteur privé ces dix dernières années mais contribuent toujours trop peu aux
exportations ». L’auteur de cette étude, Jacky Lintignat, ne cache pas que « Quand on dit que
les PME sont le moteur de la création d'emplois en France c'est évident. Elles le sont par la
création d'entreprises, elles le sont aussi, malheureusement de façon insuffisante, par leur
développement. » A force de diriger la lumière sur les PME, les politiques finissent par y
accorder un peu d’attention. Dans un autre article de Challenges daté du 23 mai 2012, Jean-Gil
Boitouzet co-fondateur de Pmedriver et de Bourse Direct, ancien inspecteur à la Société
Générale possédant une solide connaissance bilancielle des PME pense avoir compris les
problèmes auxquels elles sont confrontées et selon lui « les mesures prises par François
Hollande montrent que l’on a compris les problèmes des petites entreprises. » Or peut-on se
gargariser d’avoir réellement bien compris les problèmes des petites entreprises, lorsque
finalement quatre ans plus tard ce que l’on pensait efficace rien n’a changé à la situation ? Si
104 - Plan PME 2007, deuxième volet : « simplification administrative pour les PME » ; la COSA (Commission pour les
simplifications administratives ; la DIRE qui accompagne les évolutions organisationnelles de l’Etat et de leurs liens avec les
collectivités locales ; le COSLA (Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif) … 105 - http://www.challenges.fr/economie/20120531.CHA7041/en-france-ce-sont-les-pme-qui-creent-de-l-emploi.html consulté
le 27 février 2016.
— 86 —
l’on observe les résultats qui s’attachent à mesurer les défaillances des entreprises, les dernières
données recueillies font état d’un nombre toujours aussi impressionnant de dépôts de bilan. En
effet, la société Altares publie les données enregistrées pour l’exercice 2015106 en annonçant
que : « L’année 2015 s’achève sur une fausse note (+1,6 % / T4 2014) avec 15 914 défaillances
d’entreprises au 4ème trimestre. Sur l’ensemble de l’année, 63 081 entreprises ont défailli (+
0,8 % / 2014). Les défaillances de PME retombent à des valeurs de début de crise mais 235
000 emplois directs sont encore menacés. » Sur le dernier exercice pour lequel on est à ce jour
en mesure de collecter des données, c’est-à-dire celui de 2015 : « (…) le volume des ouvertures
de procédures reste bloqué sur le seuil des 63 000. Plus exactement, les tribunaux ont prononcé
63 081 jugements (+0,8 %) dont 1 533 procédures de sauvegardes (-5,4 %), 18 370
redressements judiciaires (+1,5 %) et 43 178 liquidations judiciaires directes (+0,7 %). » Si
l’on regarde les chiffres d’un peu plus près, les statistiques confirment que « Les difficultés se
sont principalement concentrées sur les petites entreprises en cette fin d’année, essentiellement
sur celles à destination du particulier, telles que le commerce de détail, la restauration et les
soins de beauté. » Une analyse un peu plus fine montre que « Depuis trois ans, le taux de
liquidations judiciaires directes demeure supérieur à 68 %. Plus de 43 000 entreprises ont été
immédiatement liquidées en 2015, suggérant qu’elles se sont présentées devant le tribunal
tardivement et dans une situation financière obérée. Les trois quarts de ces liquidations
directes, près de 33 000, concernent des entreprises de moins de trois salariés. Ces
microentreprises manquent généralement de visibilité sur leur business moyen terme, et
quelques fois court terme, les rendant, par manque de trésorerie, très vulnérables aux
fluctuations d’activité. Dans 74 % des cas, le tribunal doit prononcer la liquidation. Ce taux
décroit ensuite lorsque la taille de l’entreprise augmente. La liquidation est la solution
majoritairement retenue jusqu’à vingt salariés puis recule progressivement jusqu’à concerner
moins d’une société sur cinq à partir de cent salariés. Les PME et les ETI sont davantage
armées pour piloter leur exploitation et prévenir au plus tôt les difficultés. Illustration du plus
grand recours aux dispositifs de prévention par les grands acteurs, la procédure de sauvegarde
est dix fois plus utilisée par les sociétés de plus de 50 salariés que par celles de moins de trois
salariés. » On voit par-là que le problème de pérennité est loin d’être résolu et qu’il existe avant
tout à la base un problème de gestion chez les petites unités. Thierry Millon, directeur des études
Altares note à juste titre que « Moins de PME en procédure, c’est moins d’emplois perdus par
des fermetures. » A titre informatif on peut également signaler que l’âge moyen des entreprises
faisant défaut est évalué à 8 ans et 11 mois et que parmi les défaillances, il y a eu pour l’année
2015 : liquidations (70%) et redressements judiciaires (30%) ; on compte désormais une
entreprise défaillante pour 77 entreprises en activité, le chiffre d’affaires moyen des entreprises
défaillantes est de 575 000 euros et 25 % des dépôts de bilan sont dus à des impayés [source
COFACE, 2016]107.
Pour résumer la situation en un clin d’œil, le graphique présenté ci-après offre un aperçu
significatif de l’évolution tendancielle du nombre des défaillances au cours des deux dernières
décennies.
106 - http://www.altares.com/fr/actualites/nos-publications/defaillances-et-sauvegardes-186/article/defaillances-d-entreprises-
en-france-4eme-trimestre-2015-et-bilan-annuel-2015#up consulté le 27 février 2016. 107 - http://www.coface.fr/Actualites-Publications/Actualites/Panorama-defaillances-d-entreprises-en-France consulté le 28
février 2016. COFACE (Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur).
— 87 —
— Source Altares —
L’obstacle principal reste celui de la création et du développement de la petite entreprise, dès
qu’une entreprise atteint une certaine taille, c’est qu’elle a déjà montré sa capacité à résister,
moins fragile, mieux gérée, elle peut d’autant mieux anticiper et surmonter un cap plus délicat
à passer dans une étape à sa nécessaire survie. S’il est évident que toutes les entreprises n’ont
pas vocation à croître de façon significative, il n’en reste pas moins que — à l’image des êtres
vivants — celles qui sont importantes et viables aujourd’hui ont commencé par être petite, par
résister et survivre coûte que coûte avant de devenir ce qu’elles sont. De ce fait, si l’on souhaite
pour des raisons d’efficacité économique au regard de l’emploi pouvoir disposer d’un nombre
plus grand entreprises de taille considérable, il est nécessaire de conforter la pérennisation des
petites unités afin qu’une partie d’entre-elles puisse donner lieu à un déploiement dynamique
vers des tailles supérieures. Mais surtout, il faut au préalable qu’elles aient des raisons pour le
faire ; ce qui n’est pas forcément le cas comme on l’a vu, puisque la croissance dépend
essentiellement de la volonté des dirigeants, celle-ci n’étant pas forcément un but en soi propre
à chacun d’eux.
Par ailleurs, il est évident que les difficultés que traversent actuellement les entreprises ont des
répercussions considérables sur les agents économiques. Il suffit de fureter dans le giron des
salariés de TPE pour les entendre avouer souvent souffrir des difficultés à trouver « un patron
correct » et que les employeurs de qualité sont rares dans cette catégorie. Par ailleurs, les patrons
de PME s’offusquent parfois de trouver face à eux des salariés peu impliqués, manquant de
motivation face à des difficultés de plus en plus prégnantes avec des enjeux de plus en plus
complexes à gérer et qu’il est difficile d’étreindre quand on se sent mal épaulé. En finalité,
salariés comme dirigeants attestent fréquemment d’une usure physique et mentale qui ne fait
que croître jusqu’à parfois conduire aux désarrois psychologiques que l’on connaît. L’entreprise
a besoin de redorer son blason à l’égard de ses principaux acteurs.
Une autre approche à visée plus macroéconomique considère qu’il convient de traiter les
questions touchant la défaillance des entreprises en même temps que celles de la défaillance du
marché. Une importante étude de l’OCDE [OCDE, 1996] conclut à cet égard : « Parmi les
— 88 —
nombreux facteurs qui influent sur le comportement des entreprises, il convient de se pencher
sur ceux qui sont modelés par les politiques gouvernementales. Une approche systémique
s’impose car :
- il n’existe pas de réponse simple à des problèmes aussi complexes que ceux que pose la
relation entre technologie et emploi dans une économie fondée sur le savoir ;
- pour être efficace, une stratégie gouvernementale doit englober un certain nombre d’actions
macroéconomiques et structurelles ;
- la cohérence du programme d’action est une condition de succès et dépend de la validité du
cadre conceptuel de référence, ainsi que de la qualité du processus d’élaboration des
politiques. » Entre les recommandations d’ordre macroéconomique et ce que l’économie révèle
à une à échelle plus petite, on observe qu’il y a désagrégation entre les modes de pensée ;
lorsque ‟la validité du cadre conceptuel de référence” n’y est plus, il y a décohérence entre
micro et macroéconomie et c’est là un autre moyen de se rendre compte combien l’absence
d’une pensée holiste fait défaut à l’économie. Dès lors que l’on prend conscience qu’il n’est
plus possible d’obtenir une cohésion discursive entre micro et macro, que les contradictions
deviennent si fortes et si irrémédiables entre les deux notions, c’est qu’un changement de
paradigme devient nécessaire. C’est également une façon différente de montrer combien
l’économie dans son ensemble est en droit d’appeler à une révolution scientifique à l’intérieur
de ses propres fondements théoriques.
En définitive, conclure sur le développement à venir de l’emploi amène à juxtaposer les
remarques suivantes :
- il ne peut plus être question d’embaucher massivement des fonctionnaires dans les
administrations (comme on l’a dit, la dette publique108 s'élevant à 96,9 % du PIB à la
fin du troisième trimestre 2015, soit environ 2 000 milliards d’euros à fin 2015)109,
- ni de soutenir financièrement les entreprises peinant à subsister (politique irrationnelle,
aussi coûteuse qu’inefficace au plan de l’intérêt général). Il n’existe pas à ce jour de
perspective en mesure de déterminer une politique de redressement efficace pour
pérenniser les TPE-PME actuellement la seule source de création d’emplois car les GE
n’embauchent pas localement,
- une partie de plus en plus importante des ménages est contrainte de s’endetter pour
subsister lorsqu’elle n’est pas parfois appauvrie au point qu’il n’est même plus possible
d’avoir quelques dettes110 (ce qui ramène au fur à mesure de cette décadence le potentiel
des échanges économiques à la portion congrue),
- continuer d’accumuler très massivement des chômeurs et des précaires devient de plus
en plus critique dans une société fondée sur le travail ou une certaine opulence est
néanmoins à portée de mains d’une faction.
La difficulté d’établir à la fois des emplois valables tout en réduisant les déficits apparaît
tellement insoluble qu’aucun économiste n’ose théoriser la question. Ainsi commence à poindre
de façon évidente les limites globales d’un système dont le dépassement est l’objet précis de la
thèse. Il est donc nécessaire de s’attaquer à cette globalité tout en y apportant des solutions
108 - La dette publique correspond à l’ensemble des emprunts publics contractés par l’État, la Sécurité sociale, les organismes
divers d’administration centrale (ODAC) et les collectivités territoriales. 109 - Source INSEE : http://www.insee.fr/fr/themes/info-rapide.asp?id=40 consulté le 5 février 2016. 110 - comme chacun le sait « on ne prête qu’aux riches ».
— 89 —
locales car, comme le dénote le philosophe Zygmount Bauman : « Maintenant, nous nous
trouvons dans cette position stupide de devoir trouver des solutions locales à des problèmes
nés de la globalisation. C'est impossible ! Le seul moyen d'y arriver est de trouver des
solutions elles aussi globales à des problèmes eux aussi globaux. Alors, et seulement alors,
nous serons en état d'agir. »111. La visée aura donc pour ambition d’établir la conception d’un
nouveau régime économique (niveau global) et de décrire son fonctionnement ainsi que son
développement à partir d’une implantation locale. Toute transformation doit partir de l'existant
et le nouveau n'émerge pas de rien mais sort de l'ancien par un processus de
déconstruction/reconstruction.
3.4. La conflictuelle opposition capital/travail – employeurs/employés
3.4.1. Comportements et institutions
Une partie des relations entre les hommes est conditionnée par ce qui a été institué112. Or depuis
l’origine, les entreprises modernes ont été établies sur la base d’un rapport contradictoire entre
deux intérêts opposés : le capital et la force de travail. En découle un contrat de subordination
définissant une hiérarchie tacitement respectée : le capital (ou son représentant) dicte les ordres
et la force de travail s’y soumet. Marx a suffisamment bien décrit la teneur des rapports de force
entre ces parties dont les valeurs et les intérêts divergent et les problèmes épineux que cela pose
ainsi. Mais aucune autre répartition n’a jamais été ni proposée, ni testée, hormis un
développement économique où règne toute absence de propriété individuelle à l’égard des
moyens de production, autrement dit un collectivisme. Ce dernier s’est achevé en un fiasco et
l’historien a déjà enregistré son effondrement si ce n’est son effacement complet de la planète
où un capitalisme règne désormais en maître incontesté.
Entre employeurs et employés, il s’est toujours établi des méfiances réciproques au demeurant
compréhensibles dans le cadre d’organisations assujetties à des buts précis et devant mettre en
œuvre un projet d’entreprise. Côté employé on s’interroge : « Vais-je être assez payé ou
considéré pour la mobilisation personnelle que j’ai l’intention d’apporter ? », et côté
employeur : « Vais-je investir sur la bonne personne sans avoir à être déçu d’une manière ou
d’une autre au bout du compte ? ». Tels sont les questionnements manifestes que chacune des
parties se pose intérieurement lorsqu’un contrat de type employeur/employé est conclu. Ces
interrogations réciproques posent continuellement des incertitudes car les occasions dans la vie
de ce partenariat ne manquent jamais de relancer ce genre de problématique. Les litiges entre
employeurs et employés sont bien plus nombreux qu’on ne le pense, car une multitude d’entre
eux pour de bonnes raisons ne franchissent pas la porte du tribunal mais restent en dormance.
Inconsciemment, les rapports employeurs/employés pourrissent ainsi insidieusement la bonne
marche de l’entreprise…
Cette tension organisationnelle régissant l’ensemble des rapports au sein des entreprises
instaure d’emblée un frein à toute véritable coopération entre les acteurs et contrarie le partage
111 - BAUMAN Zygmount, 2010 – PHILOSOPHIE MAGAZINE, N° 37, mars, p. 63. 112 - On peut se référer aux travaux de Veblen concernant l’influence des institutions sur les comportements humains (cf.
chapitre 1).
— 90 —
d’un objectif à atteindre dans des conditions unitariennes. En effet, alors que le profit est une
nécessité pour l’entreprise, pourquoi travailler plus et mieux au nom d’un sacrosaint profit si
l’on n’en touche jamais personnellement l’intérêt ? Il est vrai que chacun tente pour le moins
d’assurer sa survie économique, mais une pleine implication dans une entreprise réclame autre
chose qu’un dispositif fondé sur des divergences d’intérêts entre acteurs. A scruter l’histoire
des rapports entre salariés et patrons, on s’aperçoit qu’il n’a finalement jamais existé
globalement de part et d’autre que des insatisfactions. Au gré des époques, employeurs comme
employés se sont toujours plus ou moins mutuellement accablés de reproches — et davantage
encore en privé qu’en public. Affrontements et grèves sévères ont durement pénalisé ainsi la
performance du fonctionnement des établissements, quand ce n’est pas la paralysie de
l’économie toute entière. En caricaturant la posture côté employé on dirait « surtout on n’en fait
pas plus que ce pour quoi on est payé », et du point de vue employeur « on estime souvent
qu’on paye toujours trop par rapport à ce qui est réellement accompli ».
3.4.2. L’entreprise : l’indissoluble tri-bloc
Il est clair qu’un tel cadre conceptuel engendrera indéfiniment des tensions et des
comportements incitant à des heurts plus ou moins vifs au sein des organisations, comme
l’histoire a commencé à le montrer. Or ces tensions ne sont en rien les garantes d’une
performance optimale dans les firmes ; les entreprises auraient à y gagner si leurs acteurs
parvenaient à évoluer à l’intérieur d’un cadre permettant d’offrir davantage de fluidité dans les
rapports humains. Chercher à développer les performances internes des firmes est important
puisque l’on sait aujourd’hui qu’une part de la croissance a des fondements endogènes. On aura
beau introduire toutes les méthodes de management moderne que l’on voudra, les individus ne
sont pas dupes : tant qu’il y aura des intérêts divergents entre capital et force de travail, la
performance des entreprises ne pourra être qu’entachée. Un tel antagonisme dans les conditions
d’exercice compromet un plein agrément coopératif et une totale intelligence d’action entre les
acteurs partie prenante d’un même projet d’entreprise. Requérir une adhésion complète envers
un but à défendre en commun exige des conditions plus égalitaires tant dans la répartition du
capital que dans celle du travail.
En règle générale, les actionnaires ne s’impliquent pas dans l’entreprise mais espèrent encaisser
les bénéfices ; les salariés s’y emploient mais sont déconnectés du risque entrepreneurial — ou
presque, les AGS (Assurance générale des salaires) les protégeant momentanément en cas de
faillite de la firme. Quant au dirigeant au gré des résultats, il peut être lorsqu’ils sont
défavorables soit congédié (avec pour certains un parachute doré), soit condamné à devoir
personnellement assumer les pertes financières alors garanties par une amputation de tout ou
partie de son patrimoine personnel. Telle est aujourd’hui la règle de base qui fait fonctionner
les entreprises.
Un regard en surplomb permet alors de visualiser l’entreprise comme une sorte de tri-bloc
indissoluble, ensemble comprenant trois blocs monolithiques comme le reflète le schéma ci-
après (Fig. 9). Ces trois catégories d’acteurs, ayant institutionnellement des intérêts divergents,
sont insidieusement conduites en dernière instance à devoir résister entre elles même si elles
coopèrent (en raison de leurs divergences d’intérêts). Cette résistance de ‟classe” pour ainsi
— 91 —
dire, sournoisement instituée, constitue un problème crucial par le fait qu’il est un élément
fondateur majeur des rapports entre acteurs au sein de l’entreprise moderne.
— Fig. 9 • L’entreprise vue comme un tri-bloc —
Il est toutefois souhaitable de spécifier que dans les petites et moyennes unités, le dirigeant fait
fréquemment office d’actionnaire, cependant le problème de fond ne change guère la donne. Il
y a toujours une ligne de fracture d’intérêts entre d’un côté la direction et de l’autre les salariés
(Fig. 9 bis).
— Fig. 9 bis • Variante —
Se poser dès lors la question de savoir qui, entre capital, management et force de travail —
autrement-dit entre actionnaires, dirigeant et salariés —, doit disposer du pouvoir dans
l’entreprise ou penser le gérer par une voie consensuelle, équivaut à chercher un coin dans une
pièce ovale. Le problème mérite qu’on le pose autrement.
En décomposant de cette façon l’analyse des rapports entre ces trois catégories représentatives
des parties prenantes de premier ordre113 liées à l’entreprise moderne, on pointe là du doigt un
des éléments décisifs en état d’engendrer une véritable refondation de l’entreprise et méritant
tout un travail de déconstruction-reconstruction114.
Tant que l’on n’aura pas renouvelé les rapports entre capital et travail et entre le statut
d’employeur et celui d’employé, on ne pourra pas prétendre avoir effectué une quelconque
modification sur les fondements mêmes de l’entreprise puisque ce rapport en constitue la base
conceptuelle primordiale et originelle.
113 - Les parties prenantes de second ordre étant celles qui sont positionnées au dehors de l’entreprise (clients, fournisseurs,
environnement, etc.). 114 - Pour comprendre comment utiliser le concept de « déconstruction » se référer aux travaux du philosophe Jacques Derrida
(1930-2004). « Déconstruire, ce n'est pas détruire, c'est d'abord démonter les rouages du texte, mettre à jour l'implicite,
l'inaperçu pour réinterroger les présupposés et ouvrir de nouvelles perspectives » (Catherine Halpern, 2010 – Jacques Derrida
‟déconstructeur” de la pensée).
— 92 —
Refonder l’entreprise, serait donc d’abord réorganiser significativement ce tri-bloc…
3.5. Le manque de fonds propres des TPE-PME
Le problème est identifié depuis bien longtemps. Il y a des années maintenant que les rapports
des études économiques publiés par la COFACE établissent le fait que les PME font
cruellement défaut de fonds propres.
Or sans financement suffisant, il n’est pas possible de mener à bien la conduite d’une affaire
dès qu’elle est soumise à un quelconque développement. C’est ce sur quoi insiste Gilles
Lecointre, Directeur scientifique des Universités de l’Economie PME : « Les PME ont besoin
qu’on renforce leurs capacités de financement qui sont l’alpha et l’oméga pour développer des
entreprises compétitives, innovantes et prêtes à se tourner vers des marchés porteurs. »
[Lecointre, 2010, p. 10]. Si cela reste une évidence pour tous ceux qui cherchent à comprendre
le b.a.-ba des règles de fonctionnement d’une entreprise, ce n’est pas pour autant que ce
problème — qui pourtant touche toutes les exploitations sans aucune exception — a trouvé une
solution. Tant que celui-ci ne sera pas résolu de manière satisfaisante, un grand nombre de PME
continueront de peiner à se pérenniser à défaut de pouvoir se développer115. C’est pourquoi les
mots clés de Jean-François Roubaud, président de la Confédération générale des petites et
moyennes entreprises : « Nos PME ont des difficultés à croître » [Ibid., p. 9] ne sont pas
étonnants, car sans fonds propres il est quasi impossible de se développer commodément même
avec la meilleure volonté du monde.
Aujourd’hui les chercheurs qui s’intéressent de près à la PME ont également reconnu ce
problème comme étant l’un des obstacles majeurs touchant cette catégorie d’entreprise : « Autre
difficulté : le manque de fonds propres de nos PME qui, en pleine crise économique, ont des
difficultés à faire face à leur problème de trésorerie. C’est la question la plus préoccupante
aujourd’hui pour nos PME qui ont du mal à surmonter plusieurs mois consécutifs d’une
diminution de leur chiffre d’affaires ! Nos PME n’ont pas suffisamment de fonds propres ce qui
veut dire que dès que leur trésorerie est déstabilisée par une mauvaise conjoncture, leur
situation est très fragilisée. » [Ibid., p. 10]. Quand certaines entreprises représentant un
véritable potentiel ont le vent en poupe, demeure sans cesse la crainte de se faire absorber par
un grand groupe par manque de moyens financiers et de perdre ainsi toute autonomie de gestion
lorsque ce n’est pas tout bonnement leur culture ou leur âme. Par conséquent, persister à ne pas
prendre très au sérieux ce problème alors qu’on le dénonce à longueur de temps comme étant
un problème majeur, c’est continuer à rester enlisé dans des difficultés pour lesquelles il faudrait
néanmoins trouver un remède, c’est-à-dire un moyen efficace et sûr pour capitaliser de façon
normative toutes les TPE-PME.
Qui plus est, afin d’être certain de ne pas considérer à tort ce problème de financement comme
étant le problème culminant des PME, il convient de se pencher sur ce que disent les créateurs
115 - On rappelle que les PME qui connaissent une très forte croissance ont en moyenne 29 ans d’âge et un dirigeant chevronné
à leur tête (voir infra), c’est pourquoi en règle générale il faut déjà assurer la survie de l’entreprise jusqu’à une certaine maturité
afin de pouvoir envisager un développement significatif et solide.
— 93 —
et les chefs d’entreprise eux-mêmes. En ces temps difficiles où les troubles économiques et
financiers touchent désormais l’ensemble des entreprises, ce qui gêne apparemment le plus les
avancées des chefs d’entreprise est clairement dénoncé par la majorité des créateurs et des
dirigeants dans toutes les enquêtes récentes116 : le durcissement des conditions de crédit.
Il est vrai que l’on tente actuellement de promouvoir au maximum le crowdfunding
(financement participatif, où les particuliers peuvent investir directement dans les entreprises
de leur choix) au titre de l’économie collaborative. Or, pour une personne avertie ayant
connaissance de la fragilité des TPE-PME et sachant qu’actuellement 80 % d’entre-elles ne
survivent pas au-delà de quatre années d’existence, que la moyenne d’âge des entreprises qui
déposent le bilan est de 8,5 ans, celle-ci peut faire preuve d’une grande prudence. Mais pour la
personne qui ne l’est pas, un crowdfunding aveugle risque fort d’être une catastrophe. Il faut
dire aussi — sauf à connaître personnellement la PME en question dans laquelle on souhaite
investir —, que l’on ne trouve pas aisément de données économiques transparentes et fiables
sur les PME, ce qui est un frein sérieux à l’investissement. Souvent le chef d’entreprise ne sait
pas bien lui-même où il va à long terme tant les difficultés du quotidien viennent oblitérer la
perspective, alors que bon nombre finalement parviennent à perdurer en progressant
prudemment pas à pas. Cependant, le gouvernement souhaite promouvoir ce type
d’investissement attendu qu’il a maintenu les réductions d’impôt liées à la loi TEPA de 2007,
lancé le PEA PME et créé un statut pour le crowdfunding ; une réglementation a d’ailleurs été
élaborée par le législateur à ce sujet. Ce type de financement ne peut en réalité concerner qu’une
catégorie particulière de PME, somme toute assez limitée, qui saura attirer les capitaux.
L’absence de données fiables, des projets parfois convaincants mais manifestement toujours
nourris d’incertitudes, la gestion précaire des PME et leur difficulté à pouvoir communiquer
sur une large échelle, font que le crowdfunding ne se prête pas bien à la situation générale pour
la grande majorité d’entre elles. Par conséquent, il est fort probable que celui-ci ressemble à un
feu follet et que l’on ne se rende compte de son incomplétude quant à pouvoir résoudre le
problème global du financement des PME qu’à plus long terme.
La contraction d’une dette est toujours un pari sur l’avenir. On prend ainsi pour possible le fait
que l’on sera en capacité de rembourser sa dette alors que cette capabilité n’est pas encore
objectivement établie. Tel est le challenge, et sans doute le restera-t-il encore pour longtemps…
Refonder l’entreprise serait donc aussi en l’occurrence trouver une formule-choc pour
capitaliser de manière assurée la totalité des entreprises.
3.6. L’absence de formation spécifique pour dirigeants
Diriger une équipe réclame de savoir user subtilement d’un savant mélange composé
d’émotions et de raison.
116 - Baromètre IFOP pour la CGPME et KPMG sur le financement et l’accès au crédit des PME (octobre 2009) [Lecointre,
2010, p. 197].
— 94 —
3.6.1. Mener les hommes, un savoir-faire de premier plan
La France ne manque pourtant pas de modèles dans le domaine des meneurs d’hommes au
caractère bien trempé : Aimé Jacquet, Yanick Noah, Arsène Wenger, Guy Novès et peut-être
le summum avec Claude Onesta, qui sont les ambassadeurs d’un savoir-faire vraiment
exceptionnel en la matière. Déceler un talent, forcer le dépassement individuel de chacun, user
de la force collective, coacher la préparation mentale des acteurs dans les moments décisifs,
atteindre un objectif élevé, etc., va très certainement bien au-delà du simple acte de gestion. Car
c’est bien sur cet essentiel que tout se joue dans une compétition, par-delà même le management
proprement-dit tel qu’il est enseigné le plus souvent dans les écoles de commerce. On a beau
être un gestionnaire d’exception, si l’on est incapable de mener les hommes vers la conquête
du succès, il y a alors de forte chance que l’entreprise peine à atteindre ses objectifs. L’histoire
humaine regorge d’exemple saisissants qui nous montrent combien un équipage extrêmement
bien mené pouvait malgré tout avoir le dessus face à des professionnels aguerris117 ou atteindre
des buts élevés.
Or dans les entreprises on fait souvent peu de cas de ce genre de savoir-faire alors que celles-ci
sont en compétition entre-elles au moins autant que peuvent l’être des équipes sportives. Les
sportifs de haut niveau ont montré combien la compétition est le vecteur d’une extraordinaire
émulation permettant le dépassement de limites dans des domaines précis.
Si l’on souhaite conférer un avantage compétitif à un statut particulier d’entreprise (comme on
le suggérera dans la section suivante), il y a là de quoi trouver une inspiration précieuse qui
n’attend qu’à être saisie pour faire partie de la panoplie du dirigeant moderne au top de sa
fonction.
3.6.2. Contexte culturel et social, spécialisation d’une fonction
Il est aussi largement reconnu que la culture française ne favorise pas véritablement l’entreprise
et son développement. Comme le signale Catherine Léger-Jarniou de l’Université Paris
Dauphine dans sa contribution : « Stigmatisation de l’échec, aversion au risque, rapport
difficile à l’argent, etc. tous ces jugements sociaux hérités du passé constituent également des
obstacles liés à l’image négative de l’entreprise dans la société. » [Lecointre, 2010, p. 206].
Autant d’éléments donc qui défavorisent l’extension de l’entrepreneuriat. Il est vrai qu’en
France à l’inverse des Etats-Unis, l’échec est très mal vécu comme le laisse transparaître l’adage
suivant : « on ne se relève pas de ses erreurs ». Or, pour être en mesure de conquérir de
nouvelles opportunités de croissance, il est indispensable de ne pas être trop frileux dans la prise
de risque. Qui plus est, le fait que d’ordinaire les français soient méfiants envers « le
capitalisme » et « la libre entreprise » — bien que ce que l’on mette derrière ces termes soit
finalement assez flou — contribue à brouiller davantage l’image des chefs d’entreprises qui
sont plutôt considérés comme des exploiteurs de main d’œuvre et des profiteurs que comme
des héros, comme cela est le cas dans les pays anglo-saxons. D’un côté comme de l’autre, il y
117 - La leçon à tirer du célèbre film de Akira Kurosawa « Les sept samouraïs » (1954) est très certainement en la matière un
exemple à méditer.
— 95 —
a maldonne : la méfiance des uns ne résout aucun problème et il va de soi qu’il est difficile de
considérer comme héros des individus exploitant à leur propre profit la misère d’autrui (sans
que cela soit pour autant une généralité). Il est donc absolument nécessaire de clarifier la
situation si l’on souhaite organiser un développement économique qui fasse adhésion en
annihilant les tensions qui existent incontestablement.
Une nouvelle culture d’entreprise éloignée de la peur du risque ne peut naître que
progressivement, car celle-ci se forge au sein de la vie d’un groupe apprenant à faire face aux
difficultés d’exploitation et aux évolutions à venir grâce à la cohésion engendrée autant par les
réussites accumulées que par les déboires surmontés. Pérenniser une entreprise, c’est aussi lui
imaginer sans cesse de nouveaux projets afin de lui garantir une actualité permanente dans un
monde en continuel mouvement. Laisser en dormance des initiatives innovantes au sein de PME
est une source négligée de développement d’emplois en puissance. Echouer fait partie du jeu,
l’important étant de pouvoir rebondir…
De nombreux penseurs reprochent à la société occidentale son hyperspécialisation.
Curieusement alors que de nombreuses professions ont fait l’objet de formations
professionnelles très bien formalisées et diplômantes faisant le succès que l’on connaît au
niveau du développement économique ; il n’existe rien de vraiment spécifique concernant la
fonction de chef d’entreprise : ni véritable formation convenablement adaptée au contexte
contemporain, ni diplôme exigé pour exercer un tel métier, et cela malgré la reconnaissance
établie de la circonstance capitale d’une telle fonction. Alors que des efforts énormes sont sans
cesse effectués pour structurer, normaliser, moraliser les activités humaines, c’est
l’ultralibéralisme qui règne en maître au niveau de ce poste clé. Les chefs d’entreprise étant les
ressorts évidents d’un rouage essentiel au plan de la performance économique. D’ailleurs une
idée un peu similaire commence à faire son chemin : « (…) l’idée d’un permis d’entreprendre
permettrait de sensibiliser le chef d’entreprise aux aspects managériaux auxquels il n’est pas
forcément initié. » [Lecointre, 2010, p. 78]. Or il sera probablement très difficile de délivrer un
permis d’entreprendre eu égard au caractère peu normatif de l’entrepreneuriat (cf. chapitre
précédent), un permis de diriger paraît plus abordable quant à une formation technique
envisageable et bien plus légitime quant à sa justification.
3.6.3. Croissance des PME et emploi, mobilité des dirigeants en PME
Relativement au développement de l’emploi dépendant essentiellement de la pérennité et de la
croissance des firmes, les chercheurs qui se sont penchés sur les PME à forte croissance
s’accordent unanimement pour affirmer que « la croissance n’est pas un résultat mais un choix
exigeant et volontaire du dirigeant » [Ibid., p. 192]. Une étude confirme que la moitié des
dirigeants n’a pas pour objectif la croissance de leur entreprise : surseoir à la pérennité de
l’entreprise, conserver leur indépendance en tant que dirigeant ou augmenter le résultat
resteraient plutôt des objectifs prioritaires [Ibid., p. 307]. On entend par croissance de la firme,
un développement significatif de son chiffre d’affaires ou de ses effectifs. Il est vrai que même
si des opportunités de développement sur un marché se présentent au sein d’une firme, si le
dirigeant n’a pas pour optique d’investir ni d’embaucher des salariés supplémentaires la
croissance n’aura pas lieu. Il est désormais établi que cela dépend en fait de la culture du
— 96 —
dirigeant, de son ambition, de sa volonté et par-dessus tout de sa vision de l’avenir. Le
développement d’une PME est un choix délibéré de son dirigeant : « Autrement dit, c’est
principalement l’homme qui façonne l’entreprise (et donc sa trajectoire) et non pas des facteurs
exogènes tels que le milieu et le secteur qui l’environnent. » [Ibid., p. 78]. Il est donc nécessaire
de comprendre que l’on ne peut exiger davantage des dirigeants que les limites qu’ils se fixent
eux-mêmes : on ne peut forcer un individu à s’endetter ou à embaucher pour faire croître
l’emploi s’il n’en a pas personnellement la motivation. Tous les dirigeants n’ont pas pour
optique de développer leur entreprise, maintenir le niveau du chiffre d’affaires est déjà un
challenge assez difficile et assurer la pérennité de l’affaire est souvent l’unique objectif du
dirigeant de PME. Néanmoins, il est possible de créer une incitation en s’attachant
expressément à former un certain nombre de dirigeants dans cette optique précise et de leur
allouer des moyens pour le faire (voir chapitre 7 section 2).
Malgré les nombreuses recommandations qui émanent de rapports circonstanciés provenant
d’organismes des plus sérieux (Centre des jeunes dirigeants – CJD 2004 • Institut Montaigne
2006 • Rapport n° 61, Jean-Paul Betbèze et Christian Saint-Etienne daté du 13.07.2006 •
travaux de Françoise Vilain, Conseil économique et social 2008) la situation malheureusement
n’évolue guère, aujourd’hui encore les PME ont toujours énormément de difficultés à se
développer.
Si l’on souhaite que les PME soient en mesure de croître, il faut reconnaître qu’un effort est à
fournir concernant l’aide à apporter aux dirigeants de PME ayant un profil de développeur, tout
en cherchant à cultiver et à transmettre cet état d’esprit. Il est nécessaire de mettre entre les
mains de ces derniers les atouts indispensables pour aider les entreprises à croître, ce qui passe
de toute évidence par un enseignement solide et approprié à la base nonobstant la possession
d’un profil type.
Les études menées par les chercheurs concernant les entreprises en croissance montrent que,
contrairement à une image répandue, il n’y a pas que les fameuses « start-up » qui font décoller
l’emploi. En effet, un certain nombre de PME arrivées à maturité accuse un développement
significatif : « Avec 29 ans d’âge moyen, ces PME sont certes plus jeunes que la moyenne des
entreprises familiales, mais on est très loin de l’image selon laquelle la croissance des PME ne
concernerait que des start-up. » [Lecointre, 2010, p. 194]. Car pour s’engager vers un
développement notoire, il est nécessaire d’avoir survécu au cap des tâtonnements de la création.
La principale caractéristique de l’entreprise en développement, c’est la vision en interne d’un
projet de conquête ambitieux porté par un dirigeant volontariste et mobilisateur, non effrayé par
le risque et ayant un charisme suffisant pour imposer sa propre visée. Si l’on s’attache plus
particulièrement à examiner leur profil type, les chercheurs font ressortir le fait que : « Leur
savoir-faire est d’abord pragmatique, ils ont de l’expérience (50 ans de moyenne d’âge), une
formation initiale solide (62,5 % ont bac +4 ou plus) et ils savent s’appuyer sur des proches
collaborateurs ou sur un comité de direction. Les trois quarts d’entre eux font aussi appel à
des conseillers extérieurs. » [Ibid., p. 195]. Pour renchérir sur ce constat, on peut citer les
travaux de Pierre-André Julien qui précisent que les dirigeants d’entreprise en forte croissance
sont plus instruits et plus expérimentés que la moyenne des dirigeants de PME [Julien 2007].
Ceux-ci ont consacré un temps méticuleux à leur formation et sont avides de satisfactions
personnelles dans leur activité professionnelle. Pour ces dirigeants développeurs, optimistes
— 97 —
convaincus, la croissance génère la croissance alors ils s’aventurent dans l’inconnu en essayant
de maîtriser autant que faire se peut les paramètres gérables ; il s’agit pour eux d’une course
orchestrée par étapes qu’ils mènent en s’entourant de cadres spécialisés. On admettra aisément
que faire croître de manière significative une entreprise ne réclame pas les mêmes techniques
ni les mêmes talents que sa conduite en temps normal. Développer de façon soutenue une
entreprise est un métier véritablement exigeant pour un dirigeant (autrement accaparant que
celui de diriger une exploitation stationnaire) qui laisse peu de place à l’improvisation et
dépasse la passion d’entreprendre.
Pour synthétiser l’approche de l’entreprise en développement, si l’on devait dresser un portrait
type de la PME en pleine croissante, Catherine Léger-Jarniou dans sa contribution résume fort
bien la situation : « Ces PME ont une moyenne d’âge de 29 ans, leur dirigeant a environ 50
ans, est expérimenté (neuf ans au minimum), une formation supérieure (dans 60 % des cas) et
ils affichent une attitude volontariste de croissance et conquérante en termes de marchés et de
gouvernance partagée. » [Lecointre, 2010, p. 212]. Qui plus est, point très intéressant et pour
parfaire de telles caractéristiques, Léger-Jarniou stipule clairement qu’alors « L’entreprise est
un projet au service d’un autre projet personnel du dirigeant. Elle correspond à un projet de
vie et l’entreprise devient un mode de réalisation des objectifs personnels de l’entrepreneur :
"aller vite", "construire un groupe", "être libre". » [Ibid., p. 213].
A côté des facteurs économiques exogènes aux entreprises, les études ont montré que les
facteurs endogènes sont plus prégnants [Ibid., p. 210] ; ce qui laisse à penser que la croissance
se génère effectivement à l’origine à partir de l’intérieur des firmes et que c’est la multitude de
développements unitaires qui construisent et transforment le monde macroéconomique. Ces
petites unités grandissant au sein d’un tissu économique se régénèrent ou se recomposent en
permanence et forment ainsi un cycle éternel. Sans doute peut-on alors commencer à parler de
l’apparence d’une sorte d’ouroboros entrepreneurial.
Un autre point que les chercheurs ont pertinemment tenu à mentionner mérite absolument d’être
signalé et en tout état de cause peut permettre l’ouverture d’un débat, ou à tout le moins porter
à réflexion : « La majorité des PME indépendantes qui grandissent (les deux tiers) n’ont pas
de participation extérieure dans leur capital. Elles sont 72 % à avoir un capital totalement
fermé. Elles sont aussi les plus réticentes à l’ouverture de leurs capitaux. Leurs dirigeants
nourrissent à l’égard des investisseurs une méfiance, voire un rejet, probablement dû à une
méconnaissance réciproque. » [Ibid., p. 196]. Nonobstant, il est par ailleurs concevable que ce
refus d’ouvrir le capital soit aussi le souhait de garder une complète autonomie dans les
décisions qui s’imposent et ne pas avoir à se faire dicter des directives provenant d’acteurs
extérieurs — autant étrangers aux problématiques du métier qu’à celles spécifiquement vécues
en interne —, et n’ayant principalement pas d’autres vues que celle de la rémunération de leur
capital investi. Cela apporte d’autre part la preuve que l’accès en Bourse n’est pas forcément la
seule voie possible pour développer une affaire, puisque presque ¾ des PME en croissance
montrent qu’elles parviennent à l’éviter.
Quant à l’impact du dirigeant sur le fonctionnement de l’organisation, il est nécessaire
d’évoquer leur personnalité puisqu’elle peut parfois être un obstacle à la bonne marche des
relations de travail : trop narcissique, égotrophe, despote… De même à propos de certaines
— 98 —
carences managériales : manque de lucidité et/ou d’intuition, déficience en stratégie, faiblesse
en gestion, malavisé en psychologie, timide dans la prise de décision, absence de charisme ou
de leadership, etc. Par ailleurs certains dirigeants se comportent comme de véritables tyrans,
attitude qui n’optimise pas la performance de l’organisation118 ; l’idée d’une certaine sélection
du profil comportemental pourrait donc être considérée comme un acte en quête d’une bonne
et saine gestion. Les reproches envers certains patrons ne manquent jamais, bien que certains
dirigeants hors-pairs soient parfois considérés comme des idoles. Cela dit, les dirigeants sont
des hommes comme les autres : « Il est comme nous et ça se voit ! Il a des problèmes comme
nous, une femme, des enfants… Il a des jours avec et des jours sans… On le comprend… On se
comprend. Lui doit faire tourner la boutique et nous devons l’aider. » rapporte un salarié cité
in [Lecointre, 2010, p. 97].
Maintenant que l’on a cerné un peu mieux le problème des conditions de croissance des PME,
il reste à faire valoir un point critique n’ayant encore jamais été remarqué par quiconque et qui
concerne pourtant de très près la croissance des firmes. Ce point critique a sans aucun doute
manifestement plus d’importance qu’on pourrait le croire a priori.
Tous ceux qui côtoient le monde l’entreprise le savent parfaitement, la vie d’une PME est loin
d’être un long fleuve tranquille… Les PME connaissent en général nombre de hauts et de bas
au cours de leur histoire lorsque celle-ci a la chance d’être assez longue, des phases de
stagnation en attendant qu’un nouveau marché prenne son essor, des évolutions fulgurantes,
des postures au bord de la faillite, des redressements spectaculaires… Aussi, existe-t-il encore
un frein qui bride de façon non négligeable le développement des TPE-PME, il concerne la
mobilité des dirigeants. Curieusement, si les salariés d’une entreprise ont la liberté de changer
d’établissement pour évoluer dans leur carrière et monter en grade, le dirigeant reste attaché à
sa firme119. Par ailleurs lorsque le dirigeant n’est pas à la hauteur des difficultés, il n’est pas
possible d’en changer, ce qui est dommageable lorsque la firme a de l’avenir. Qui plus est, si le
dirigeant excelle dans la maîtrise alors qu’il est condamné pour diverses raisons à ne pouvoir
diriger qu’une petite firme, cela devient alors néfaste pour l’emploi. En l’occurrence, la façon
dont on conçoit aujourd’hui la petite ou moyenne entreprise ne permet pas une mobilité aisée
des dirigeants, le dirigeant de PME est souvent prisonnier de sa propre entreprise et peut
difficilement s’en extraire. Certaines firmes détiennent parfois un marché en or qui permettrait
un franc développement de l’emploi mais peuvent avoir un dirigeant très ordinaire frappé
d’immobilisme. Une telle attitude — bien que non critiquable en soi — constitue
malheureusement un frein au développement de l’entreprise donc de l’emploi. Etre dirigeant
ou gérant associé dans une PME provoque un certain enracinement au demeurant pouvant
devenir problématique : lassitude, attache territoriale scellée à la localité de la firme, manque
de diversité dans les challenges à accomplir, etc. Un dirigeant de PME devrait pouvoir faire
ses armes, diversifier ses expériences et progresser dans le métier de manière plus systématique
en fonction de son potentiel ; le développement d’une série de firmes allant de la TPE à l’ETI
en dépend probablement. Avoir des dirigeants interchangeables pourrait être un atout
considérable pour les PME.
118 - du fait que quelques psychologues et sociologues ont brillamment démontré combien le bonheur au travail est source de
performance. Nota : il y a même une « économie du bonheur ». 119 - Les GE n’ont pas ce désavantage (quoiqu’un tel propos mérite d’être nuancé : lorsqu’une valse de dirigeants devient
effective alors cette prérogative se transforme en problème).
— 99 —
Parvenus en fin de carrière, nombre de dirigeants de PME ayant réussi à développer « une belle
affaire » s’inquiètent de ne pas pouvoir la transmettre dans de bonnes conditions. En effet à ce
stade, il est devenu rarissime de pouvoir trouver un repreneur à la fois solvable et compétent.
Un tel problème est largement reconnu et fréquemment rappelé dans les rapports économiques
établis au sein de la Banque de France. On montrera comment la conception en SARS permet
une mobilité aisée des dirigeants et facilite de bien meilleure façon la transmission des affaires.
Finalement, c’est l’accumulation d’un ensemble d’obstacles qui finit par freiner de façon
tendancielle la croissance des PME et fonde l’exaspération actuelle d’une partie des acteurs liés
à l’entrepreneuriat.
Les trois difficultés fondamentales ci-avant exposées (3.4. - 3.5. - 3.6.) montrent que l’on a
probablement atteint un point critique à l’intérieur d’une conception qui, en se forgeant au fil
d’un temps long, a fini par se cristalliser de telle façon qu’une sortie de crise nécessite une
rupture, voire une explosion du concept120. Tant que l’on ne trouvera pas de solutions efficaces
à la crise que subie l’entreprise du XXIe siècle, on continuera de s’enliser dans les problèmes,
car « (…) il faut rappeler qu’une entreprise est une organisation qui doit continuellement se
transformer pour survivre, comme l’explique l’origine du mot venant d’organique ou ″propre
aux organismes vivants″. » Pierre-André Julien in [Messeghem, Torrès, 2015, p. 36]. Par
conséquent, comme on a cherché à le montrer tout au long de ce chapitre, il est certain qu’une
véritable refondation s’impose — comme cela été parfaitement défendu par Blanche de
Segrestin et Armand Hatchuel [Segrestin, Hatchuel, 2012]. Mais il reste à savoir ce qu’il y a
lieu de proposer pour fonder une conception globale de l’entreprise qui soit véritablement
nouvelle et qui permettrait de résoudre les problèmes de fonctionnement tant en interne qu’en
externe que celle-ci pose aujourd’hui au monde moderne.
Refonder l’entreprise nécessiterait par ailleurs d’en confier la direction à un individu éprouvé,
choisi, spécialement formé à cet effet et interchangeable.
*
Dans les pays développés, la majorité des agents économiques travaille au sein d’entreprises.
Par conséquent améliorer le sort de ces dernières, c’est améliorer les conditions de vie de
millions de personnes...
Une vision de l’économie fondée à partir d’un ouroboros entrepreneurial permet d’engendrer
l’espoir d’un rétablissement global au niveau macroéconomique, par une régénérescence de la
base du tissu économique en partant d’une transformation à petite échelle et sur une longue
période de temps. Dans le contexte actuel une réorganisation totale à partir d’une refondation
120 - On trouve ici l’exploitation concrète de ce que l’on entendait signifier par reprise en sous-œuvre (cf. épistémologie p. xx)
en vue d’une refondation de l’entreprise.
— 100 —
véritable des entreprises peut avoir un tel effet si cette refondation s’avère davantage viable à
long terme que la forme précédente.
Il apparait désormais clairement que les différents axes porteurs de possibles transformations
destinées à refonder l’entreprise consistent simultanément à :
-
- réorganiser significativement le tri-bloc : actionnaires-dirigeant-salariés,
- trouver une formule-choc pour capitaliser de manière assurée la totalité des
entreprises,
- en confier la direction à un individu éprouvé, choisi, spécialement formé à cet
effet et interchangeable. -
Ce trépied constitue un ensemble de problématiques incontournables auxquelles il convient de
répondre afin d’être en mesure d’apporter des solutions aux défauts cruciaux qui accablent les
firmes.
De telles modifications dans la conception que l’on s’est faite de la firme nécessitent l’invention
d’une nouvelle forme d’entreprise. Il s’agit de bâtir une structure (un plan) inédite qui sera
nommée SARS. Car jusqu’à présent et au regard de l’emploi, il est juste de dire que « L’objectif
de l’entreprise n’a jamais été de "créer de l’emploi" mais de produire le plus possible au
moindre coût pour le grand bénéfice de la collectivité » Roger Sue cité in [Chanteau, Clerc,
1997, p. 100] et c’est probablement cela que les conditions actuelles appellent à devoir
transformer si l’on souhaite attribuer une véritable responsabilité sociale aux entreprises.
Contrairement à ce qu’avance le MEDEF (Mouvement des entreprises de France) en vue de
soulager les entreprises, ce n’est pas qu’il y ait trop de charges qui pèsent sur les entreprises,
trop d’impôts, trop de concurrence, ou que le code du travail soit trop épais… Pour autant que
ces difficultés évoquées soient effectives, celles-ci ne sont que superficielles alors qu’on les fait
passer pour le problème principal car, le véritable problème requiert une analyse beaucoup plus
profonde touchant à la façon dont la firme a été instituée. En cause d’abord cette conception
fondée sur la base d’un tri-bloc ne faisant que nourrir des tensions alors que rien n’oblige à se
limiter à une telle restriction. Ensuite pour nombre d’entreprises, notamment les TPE-PME, la
faiblesse de leur capital social peut être assimilée à un manque d’oxygène qui asphyxie la
plupart d’entre-elles avant qu’elles aient pu atteindre l’âge adulte. Enfin par un manque de
formation initiale spécifiquement adaptée, le dirigeant — tout volontariste qu’il soit —, ne peut
malheureusement pas être à la hauteur de la tâche qui l’attend dans une économie complexe où
la gestion des rapports humains entre ligne de compte au premier chef dans l’efficience
organisationnelle ; peu d’entre eux sont de véritables meneurs d’hommes alors qu’il s’agit là
d’un point essentiel du métier de chef d’entreprise. Cette conception primordiale de l’entreprise
moderne n’est plus adaptée aux conditions du moment dans la mesure où l’on souhaite que le
rôle d’ascenseur social qui lui a été attribué continue de s’effectuer.
— 101 —
Le concept de SARS entend corriger cette triade de difficultés qui frappe aujourd’hui très
durement les entreprises, empêchant de fait le déploiement d’une économie et par là même de
l’ensemble de la société.
Cette thèse tient ainsi pour pari que la force d’une telle idée fondatrice — expérimenter une
nouvelle forme d’entreprise au sein du monde occidental — a bien plus d’efficacité
économique et de pouvoir de transformation au niveau social sur un plan opérationnel que tous
les arguments que l’on saurait réunir à son encontre.
— 102 —
4. Les différents statuts juridiques usuels
Sur un plan juridique, on peut dire qu’il existe deux manières d’entreprendre : seul ou à
plusieurs. On parle alors d’un côté d’entreprise individuelle et de l’autre de société — bien
qu’un individu à lui seul peut se constituer « personne morale » et faire société ; ces deux
manières se déclinant en différents types de statuts.
Le statut juridique permet de donner une forme légale à une activité professionnelle et d’insérer
officiellement celle-ci sur un plan social, autrement dit d’être socialement reconnue.
Le statut juridique est un choix personnel qu’effectue le travailleur indépendant ou un groupe
d’associés. En outre, il dépend de la nature de l’activité : commerciale, artisanale, libérale,
réglementée ou non, industrielle, mixte… Toutefois et pour pouvoir être exercées, certaines
activités nécessitent l’obtention d’un diplôme, d’une carte professionnelle, d’une autorisation,
licence ou agrément…
Cette section entend présenter succinctement les différents statuts juridiques établis par le
législateur et mis à disposition des créateurs, des entrepreneurs, des dirigeants, des personnes
morales qui envisagent le déploiement d’une ou plusieurs activités professionnelles. L’objectif
n’est pas d’être exhaustif sur le sujet mais de fournir quelques éléments caractéristiques des
statuts les plus usités afin de pouvoir être en mesure ultérieurement d’apprécier les éléments
nouveaux que la SARS apportera en contrepoint de l’existant.
A — Entreprendre seuls
Il existe plusieurs manières d’entreprendre à titre individuel, soit en nom propre, soit sous
couvert d’une personne morale (EURL) ou encore en optant pour le statut d’auto-entrepreneur.
Les publics qui choisissent en général ce genre de statut sont les commerçants, les artisans, les
agriculteurs et les professions libérales, les entrepreneurs.
4.1. Micro-entrepreneur (ou auto-entrepreneur)
A partir de janvier 2016, le statut désormais bien connu de l'« auto-entrepreneur » est devenu
« micro-entrepreneur ». Celui-ci se caractérise comme suit : « Un micro-entrepreneur (ou auto-
entrepreneur) est un entrepreneur individuel ayant opté pour un régime fiscal et un régime
social simplifiés qui lui permettent d'exercer une petite activité professionnelle indépendante
très facilement, de façon régulière ou ponctuelle et surtout en payant des cotisations sociales
en fonction de ses revenus. » [Source APCE]121.
Il existe deux seuils au-delà desquels le micro-entrepreneur ne bénéficie plus de ce régime
particulier dit micro : 82 200 euros HT (hors taxe) pour les activités liées à des ventes de
121 - APCE : Association pour la création d’entreprise - https://www.apce.com/pid56/micro-entrepreneur.html consulté le 31
mars 2016.
— 103 —
marchandises et 32 900 euros HT pour les activités BIC ou BNC qui ne fournissent que des
prestations de service. Le micro-entrepreneur n’est pas assujetti à la TVA (taxe sur la valeur
ajouté).
Ce statut concerne les petites activités, celles qui génèrent peu de volume d’affaires.
4.2. SASU – Société par actions simplifiée unipersonnelle [cf. 4.15. SAS]
La SASU se constitue à partir d’un unique actionnaire. Son capital librement fixé par les statuts
ne comprend aucun minimum exigé et la responsabilité de l’actionnaire sur le contenu du passif
social est en principe limitée au montant de son apport.
4.3. EI — Entreprise individuelle (unipersonnelle)
L’EI (entreprise individuelle) est l’une des formes les plus souvent utilisée.
a) Capitalisation
Cette forme juridique ne nécessite pas l’exigence d’un capital de base minimum, le patrimoine
de l’entreprise est confondu avec celui du chef d’entreprise. Les engagements financiers sont
fonction des investissements nécessaires à l’activité proprement dite.
b) Responsabilité
Le chef d’entreprise est indéfiniment responsable sur ses biens propres de l’ensemble des dettes
(fiscales, sociales, investissements) contractées au titre de son entreprise. Toutefois, il est
possible d’effectuer officiellement une distinction entre le patrimoine professionnel et le
patrimoine personnel du chef d’entreprise.
c) Fonctionnement
La publication annuelle des comptes n’est pas demandée, il n’y a pas « d’abus de bien social »
à considérer attendu que patrimoine personnel et professionnel sont confondus.
d) Régime fiscal
L’entreprise n’est pas imposée, seul l’entrepreneur est soumis à l’impôt (IR : BIC, BNC,
BA)122.
122 - IR = Impôt sur le revenu
BIC = Bénéfices industriels et commerciaux
BNC = Bénéfices non commerciaux
BA = Bénéfice agricole
— 104 —
e) Régime social
L’entrepreneur fait alors partie des non-salariés et ne cotise pas à l’allocation chômage mais
peut toutefois souscrire à ses frais une assurance personnelle perte d’emploi, une
complémentaire retraite, invalidité-décès, maladie, etc.
f) Transmission
Les possibilités de transmission s’effectuent sous la forme de cessions de fonds, location-
gérance, apports en société. La transmission peut s’effectuer à une personne physique ou une
personne morale.
g) Aspects privilégiés
Ce statut convient lorsque les investissements et les risques liés à l’activité choisi par
l’entrepreneur sont limités.
h) Aspects désavantageux
La responsabilité du chef d’entreprise est indéfinie, la couverture sociale est restreinte et l’IR
peut s’avérer pénalisant lorsque les revenus d’activité sont significatifs.
NOTA : Variante EIRL (Entrepreneur individuel à responsabilité limitée). La
responsabilité de l’entrepreneur est alors limitée au patrimoine d'affectation.
4.4. EURL — Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée
Une EURL est en fait une SARL (cf. 4.2.) comportant un seul associé.
a) Capitalisation
Le capital est librement fixé par les statuts et ne comprend aucun minimum exigé. Les apports
en industrie ne sont envisageables que lorsqu’il s’agit d’un fonds de commerce.
b) Responsabilité
La responsabilité de l’associé est limitée aux apports. Cependant, celle-ci peut être étendue aux
biens personnels du chef d’entreprise en cas de faute de gestion (manœuvres frauduleuses
d’ordres sociales, fiscales ou autres, négligences, etc.). Par ailleurs il est fréquent que les
banques exigent en cas d’emprunts ou de crédits de trésorerie la caution du chef d’entreprise.
— 105 —
c) Fonctionnement
L’associé est alors fréquemment le gérant mais il se peut que cette fonction soit exercée par un
tiers (salarié). La nomination du gérant est fixée soit dans les statuts, soit par acte séparé.
d) Régime fiscal
Les résultats de l’entreprise sont taxés au titre de l’IR dans la catégorie des BIC ou des BNC au
nom de l’associé unique. Toutefois l’option IS (Impôt société) est possible mais dans ce cas
celle-ci est irrévocable. Si l’associé unique est une personne morale (SARL, SA, SNC, etc.)
l’IS est de rigueur.
e) Régime social
Si le gérant est l’associé unique, celui-ci ne peut pas bénéficier d’un contrat de travail, il est
affilié au régime des non-salarié. Dans le cas où le gérant est un tiers sous certaines conditions
il peut être assimilé salarié.
f) Transmission
La transmission s’exécute par cession de parts.
g) Aspects privilégiés
La responsabilité est limitée aux apports (sauf en cas de faute de gestion avérée, cautions
bancaires). L’option IS permet de minimiser l’impôt en cas de résultats importants. La
transformation peut en SARL peut s’effectuer très facilement.
h) Aspects désavantageux
Le formalisme quant à la constitution et à la gestion sont plus lourds que les autres statuts
individuels (micro entrepreneuriat, EI). La responsabilité pénale peut être recherchée. Il y a
obligation pour l’exploitant d’être affilié aux caisses sociales des non-salariés.
NOTA : Il existe aussi l’EARL pour les agriculteurs.
B — Constituer une sociétés
4.5. SARL — Société à responsabilité limitée
C’est la forme de société la plus répandue en France à l’heure actuelle. Son objectif principal
est de limiter la responsabilité des associés. Elle comprend au minimum 2 associés et 100 au
maximum, qui peuvent être des personnes physiques ou morales.
— 106 —
a) Capitalisation
Le capital est librement fixé par les statuts et ne comprend aucun minimum exigé. L’apport
peut s’effectuer en espèces ou en nature. Les apports en industrie ne concernent que le fonds de
commerce qui peut s’échanger en contrepartie de parts sociales.
b) Responsabilité
La responsabilité des associés est limitée à leurs apports, celle du gérant peut être engagée au
titre de la faute de gestion ou sur un plan pénal.
c) Fonctionnement
Un ou plusieurs gérants peuvent être nommés soit parmi les associés ou parmi des tiers. Le ou
les gérants ont tous pouvoirs pour administrer la société sauf lorsque ceux-ci sont statutairement
limités. Nomination et pouvoir peuvent être établis soit dans les statuts, soit par acte séparé.
d) Régime fiscal
L’IS s’applique en général mais dans le cas où les associés sont membres d’une même famille,
il y a possibilité d’opter pour l’IR.
Lorsque le gérant est majoritaire (il détient plus de 50 % du capital), il est imposé conformément
aux aspects spécifiques de la rémunération des dirigeants — article 62 du CGI (Code général
des impôts). Lorsqu’il est minoritaire, les salaires sont pris en compte après un abattement de
10 % pour frais professionnels puis 20 % (qui peuvent être réduit à 10 % dans certains cas).
e) Régime social
Lorsque le gérant est majoritaire, il est affilié au régime des non-salariés. Lorsqu’il est
minoritaire, il peut être assimilé salarié et bénéficier du régime de la sécurité sociale, de celui
des retraites mais non de l’assurance chômage.
f) Transmission
La transmission s’effectue par cession de parts sociales.
g) Aspects privilégiés
La responsabilité est limitée aux apports. Les prises de participation sont facilitées. Le dirigeant
dans certains cas peut bénéficier de la couverture sociale du régime salarié. Les associés
peuvent être salariés de la société sans être considérés comme dirigeants.
— 107 —
h) Aspects désavantageux
Les frais de constitution et le formalisme administratif concernant le fonctionnement de la
société ne sont pas négligeables. La responsabilité des gérants peut être recherchée.
NOTA : Il existe deux types de variantes qui particularisent le statut de SARL.
• La SARL de famille qui peut avoir un intérêt lorsque l’ensemble des associés sont membres
d’une même famille (parents en ligne directs — enfants, parents, grands-parents, frères, sœurs,
conjoints) car dès lors il est possible d’opter pour L’IR.
• La SARL à capital variable dont l’avantage est caractérisé par une absence de formalisme
concernant les augmentations et diminutions de capital avec possibilité de ne libérer qu’un
dixième du capital souscrit lors de la constitution. Les associés peuvent donc entrer et sortir
assez facilement de la société par le biais d’une augmentation ou une diminution de capital. Si
ce point peut être intéressant, il demeure néanmoins de bien préciser statutairement les
conditions d’entrée et sortie des associés.
4.6. SA – Société anonyme
La société anonyme est destinée à permettre le développement de projets importants nécessitant
l’apport de capitaux par des investisseurs qui peuvent ne pas se connaître mais décider d’investir
dans une entreprise. Celle-ci nécessite au moins 7 actionnaires, il n’y a pas de maximum.
a) Capitalisation
Le montant minimum à réunir pour la fonder est de 37 000 euros.
b) Responsabilité
La responsabilité des actionnaires est limitée à leur apports et la responsabilité des dirigeants
peut être engagée pour des fautes de gestion, sur un plan pénal ou pour toute infraction relative
au droit des sociétés.
c) Fonctionnement
• Type classique : Conseil d’administration (3 à 24 membres obligatoirement actionnaires)
désignant un président parmi ses membres. Un directeur général peut être nommé de manière
facultative pour gérer l’exploitation. Les actionnaires se réunissent une fois par an au minimum
en assemblée générale.
• Type Conseil de surveillance qui nomme un président du directoire et un directeur général
unique.
— 108 —
d) Régime fiscal
Ce type de société est soumis à l’IS.
Le président, le directeur général, les administrateurs titulaires d’un contrat de travail sont
imposés fiscalement sur les salaires perçus moyennant un abattement de 10 % et de 20 %.
e) Régime social
Le président indépendamment du nombre d’action qu’il détient dans la société s’il est assimilé
salarié peut bénéficier du régime de la sécurité sociale et du régime de retraite mais il n’est pas
couvert par les Assedic (sauf cas particulier).
f) Transmission
La transmission s’effectue par cession d’actions.
g) Aspects privilégiés
La responsabilité des actionnaires est limitée à leur apports, ce type de statut permet aisément
de développer un actionnariat, le dirigeant peut être salarié de la société, les actions sont
facilement cessibles, c’est le type de société choisi pour les projets importants.
h) Aspects désavantageux
Le coût de la constitution est élevé (obligation de désigner un commissaire aux comptes) et le
formalisme de fonctionnement est lourd administrativement, le président ou le dirigeant
peuvent être révoqués (sans préavis ni indemnités), les dirigeants sont pénalement responsables.
4.7. SNC — Société en nom collectif
Ce type de statut n’est pas très répandu (voir alinéa b et h). Il requiert 2 associés au minimum,
sans maximum, ceux-ci ont tous la qualité de commerçants.
a) Capitalisation
Il n’y a pas de capital minimum exigé.
b) Responsabilité
Les associés sont responsables solidairement et indéfiniment sur leurs biens propres de la
totalité des dettes contractées au nom de l’entreprise et n’est pas limitée à hauteur de leurs
apports. Un créancier peut décider de poursuivre n’importe quel associé.
Le gérant est responsable civilement et pénalement.
— 109 —
c) Fonctionnement
Il peut y avoir un ou plusieurs gérant mais si rien n’est préciser dans les statuts tous les associés
ont la qualité de gérant et s’il n’y a pas de limitation statutaire chacun d’entre eux a tous
pouvoirs pour agir au nom de la société.
d) Régime fiscal
La société elle-même n’est pas imposée, toutefois l’IS peut être choisi en option. Chaque
associé est imposé dans la catégorie des BIC sur la part de bénéfice qui lui est attribuée en
proportion de ses titres détenus.
e) Régime social
Les gérants sont soumis aux régimes des non-salariés et ne peuvent pas bénéficier des Assedic.
f) Transmission
Les cessions de parts ne peuvent s’effectuer qu’à l’unanimité.
g) Aspects privilégiés
Il n’y a pas de capital minimum exigé pour fonder une telle société. Il est possible de ne pas
libérer la totalité du capital lors de la constitution. Les gérants sont stables, ils peuvent toutefois
être révoqués à l’unanimité. La couverture est minimale mais de ce fait elle est restreinte. Dans
le cas d’une nouvelle activité l’imposition est moindre.
h) Aspects désavantageux
Les associés sont solidairement et indéfiniment responsables. Les décisions collectives doivent
se prendre à l’unanimité ce qui peut freiner la marche de l’entreprise. Le départ d’un ou
plusieurs associés nécessite aussi l’unanimité, la reprise de son capital n’est donc pas toujours
aisée.
4.8. SCS — Société en commandite simple
Ce type de statut est fort peu utilisé (voir b et h). Deux catégories d’associés sont ainsi établies.
Les uns sont appelés commandités et sont considérés comme associés en nom collectif
conséquemment des commerçants. Les autres sont appelés commanditaires et sont les
investisseurs, leur responsabilité est limitée à leurs apports. Il est nécessaire de constituer au
minimum deux associés, un commandité et un commanditaire.
— 110 —
a) Capitalisation
Aucun capital minimum est exigé à la constitution.
b) Responsabilité
Les commandités sont solidairement et indéfiniment responsables des dettes sociales et fiscales
et crédits y compris les pertes d’exploitation, quant aux commanditaires leur responsabilité est
limitée à leurs apports.
c) Fonctionnement
Un ou plusieurs gérants peuvent diriger la société, en l’absence de précision dans les statuts
tous les commandités sont gérants. Les commanditaires ne peuvent pas s’immiscer dans la
gestion de l’exploitation.
d) Régime fiscal
Le résultat est réparti entre commanditaires et commandités en proportion des parts sociales
détenues. La part des bénéfices (distribués ou non) revenant à chacun des commandités
proportionnellement à ses parts est soumise à l’IR. Celle revenant aux commanditaires est
passible d’IS.
e) Régime social
Les commandités sont affiliés au régime des non-salariés. Les commanditaires ont la possibilité
d’être salariés pour des fonctions techniques.
f) Transmission
La transmission s’effectue par cession de parts, en principe à l’unanimité (possibilité de
dérogation sous conditions).
g) Aspects privilégiés
Ce type de statut permet de distinguer entre associés les simples apporteurs de capitaux ayant
seulement un droit regard sur la gestion et ceux qui possèdent un savoir-faire et qui s’impliquent
dans la société en contrepartie d’une part de bénéfice plus importante. Pas de barrière à l’entrée
au niveau du capital.
h) Aspects désavantageux
Un gérant commandité est très difficile à révoquer. La fiscalité est complexe. Les parts sociales
sont difficilement cessibles. Les commandités sont indéfiniment et solidairement responsables.
— 111 —
4.9. SCA — Société en commandite par actions
Ce type de société est très peu usitée en raison de la lourdeur de son fonctionnement notamment
à cause de ses deux catégories d’associés aux caractéristiques très différentes. Les
commanditaires qui aspirent à titrer profit de leurs investissements et les commandités qui
s’impliquent avant tout dans la gestion et l’exploitation. Il faut quatre associés minimum (1
commandité et 3 commanditaires). Un associé peut à la fois être commanditaire et commandité.
a) Capitalisation
Le capital minimum exigé est de 37 000 euros. Le capital social ne comprend que les parts des
commanditaires. Les parts des commandités non commanditaires ne sont pas intégrées au
capital, chacun d’entre eux reçoit un nombre de parts égal (dérogation possible si accord entre
eux).
b) Responsabilité
Les commandités ont une responsabilité solidaire et indéfinie (ils sont considérés comme
commerçants). Les commanditaires ont une responsabilité limitée à leurs apports. Les membres
du conseil de surveillance ont une responsabilité civile et pénale au regard du droit des sociétés.
c) Fonctionnement
La société est dirigée par un ou plusieurs gérants qui peuvent ou non être des commandités. Les
commanditaires ne s’immiscent pas dans la gestion.
d) Régime fiscal
La société est soumise à l’IS.
e) Régime social
Le gérant associé commandité est affilié au régime des travailleurs indépendants (non-salariés).
Le gérant non associé est assimilé salarié (dirigeant), les commandités au régime des non-
salariés, les commanditaires non rémunérés ne sont pas soumis à un régime.
f) Transmission
Il peut y avoir cessions d’action pour les commanditaires. Pour les commandités cessions de
parts à l’unanimité des commanditaires et des commandités.
g) Aspects privilégiés
Il peut y avoir des intérêts divergents entre différentes catégories d’associés.
— 112 —
h) Aspects désavantageux
Lourdeur et complexité du fonctionnement. Responsabilité solidaire et indéfinie des
commandités.
4.10. SEP — Société en participation et Société de fait
Société en participation et Société de fait sont deux types de société qui fonctionnent sur les
mêmes principes. Il n’y a pas d’immatriculation au RC (Registre du commerce) par conséquent
pas de personnalité morale, donc pas de patrimoine, pas de créanciers, ni de débiteurs. Dans La
SEP les associés ont décidé de ne pas immatriculer la société. Dans la Société de fait les
associés ne souhaitent pas constituer une société mais se comportent comme des associés. Dans
un cas comme de l’autre, il faut deux associés au minimum, il n’y a pas de maximum.
a) Capitalisation
Il n’y a pas de capital social.
b) Responsabilité
Les associés s’engagent à titre personnel et sont individuellement responsables de leurs
engagements à l’égard des tiers. Leur responsabilité peut être solidaire et indéfinie s’ils
s’engagent collectivement.
c) Fonctionnement
Un ou plusieurs gérants peuvent diriger la société.
d) Régime fiscal
• Type société : les associés sont tenus d’avoir à jour une comptabilité et de produire une
déclaration de résultat à l’administration fiscale. La société peut opter pour l’IS.
• Type associés : les associés sont imposés suivant la part de résultats qui leur revient au prorata
de leur participation au titre de l’IR dans la catégorie correspondante à l’activité (BIC, BNC,
BA), toutefois ils peuvent opter pour l’IS.
e) Régime social
Le gérant rémunéré est soumis au régime des non-salariés et ne bénéficie pas des Assedic.
f) Transmission
La cession des droits se fait à l’unanimité sauf stipulation contraire précisée dans les statuts.
— 113 —
g) Aspects privilégiés
Il n’y a pas de frais de constitution et peu de formalisme administratif. Cette formule permet à
des associés de constituer un galop d’essai avant une constitution plus officielle.
h) Aspects désavantageux
Il n’y a pas de personnalité morale. La responsabilité des associés est étendue. La faible
réglementation suggérée ne facilite pas les la gestion des aléas de la vie sous forme de société.
La séparation des associés peut s’avérer délicate et coûteuse.
4.11. GIE — Groupement d’intérêt économique
Le groupement d’intérêt économique n’équivaut pas à la création proprement dite d’une
entreprise, sa fonction est de permettre aux entreprises déjà existantes de mutualiser un certain
nombre de moyens dans l’optique de favoriser leur développement en gardant néanmoins leur
indépendance. Ainsi l’activité d’un GIE ne peut représenter qu’une partie seulement des
activités d’un ensemble d’entreprises, celles qui sont destinées à être mises en commun. Un
GIE comprend au moins deux membres sans qu’il y ait de maximum à respecter, qui peuvent
être ou non commerçants, personnes physiques ou morales. Chaque membre du GIE doit avoir
une activité qui s’intègre dans les services de celui-ci, c’est-à-dire ayant des besoins
correspondant à ce que peut offrir le GIE.
a) Capitalisation
Aucun capital minimum n’est exigé, dans le cas où le GIE n’a pas un capital déclaré celui-ci
fonctionne comme une association. Les membres s’acquittent d’une cotisation en contrepartie
de l’utilisation des services que leur offre le GIE.
b) Responsabilité
Toutes les dettes du groupement sont garanties par les associés qui restent solidairement et
indéfiniment responsables sur leurs biens propres.
c) Fonctionnement
Deux organes sont requis pour faire fonctionner le GIE : les administrateurs dont les pouvoirs
sont librement fixés par les fondateurs lors de l’acte constitutif, l’assemblée générale qui est
composée par les membres du groupement et amenée à prendre les décisions nécessaires pour
la bonne marche du groupement. Le groupement doit par ailleurs comprendre des contrôleurs
de gestion, membre ou non du GIE, ayant pour fonction d’assurer le contrôle de la gestion des
comptes et le respect des conventions statutaires.
— 114 —
d) Régime fiscal
Le groupement n’est pas imposé fiscalement. Chacun des membres (administrateur ou non) est
imposé sur la part de bénéfices qui lui revient en fonction de ses droits dans la catégorie BIC,
BNC, BA ou suivant l’IS selon le cas. Les administrateurs non membres sont imposés au titre
des traitements et salaires.
e) Régime social
Lorsque les membres sont soumis au régime des non-salariés ils cotisent sur la part des
bénéfices qui leur revient à ce titre et ne bénéficient pas de l’assurance chômage obligatoire.
Les membres peuvent être affiliés au régime général des salariés s’ils exercent une activité
rémunérée distincte au sein du groupement de celle qu’ils exercent pour le compte de leur
entreprise déjà en tant que salarié.
f) Transmission
Les parts sont cessibles à l’unanimité.
g) Aspects privilégiés
Aucun capital n’est exigé. Les frais de constitution et le formalisme n’engendrent pas de coûts
excessifs. Cette forme d’activité offre une grande souplesse de fonctionnement. La mise en
commun de moyens est une excellente solution pour favoriser le développement des entreprises
adhérentes au groupement.
h) Aspects désavantageux
Il est nécessaire que les membres du groupement parviennent à coopérer dans la bonne entente.
La responsabilité solidaire et indéfinie des membres du GIE est un engagement significatif.
4.12. L’association
Si l’association n’est pas une entreprise, elle est néanmoins de plus en plus utilisée pour
développer des activités dont la vocation n’est pas le profit. La réalisation de bénéfice est
toutefois possible mais celui-ci ne doit pas être partagé entre les membres de l’association. Une
association nécessite deux membres au minimum.
a) Capitalisation
Il n’y pas de notion de capital à l’intérieur des associations.
— 115 —
b) Responsabilité
Les dirigeants peuvent avoir à répondre de leurs fautes de gestion, ils sont pénalement,
civilement et fiscalement responsables.
c) Fonctionnement
L’association est gérée par un conseil d’administration qui élit un bureau avec un ou plusieurs
présidents. Secrétaire général, trésorier, secrétaire, etc. peuvent contribuer à mettre en œuvre la
bonne marche de l’association.
d) Régime fiscal
Lorsque les associations effectuent des opérations lucratives celles-ci sont soumises à l’IS
appliqué au taux normal. Les revenus provenant de la gestion du patrimoine (loyers
d’immeubles, revenus de valeurs mobilières, etc.) sont taxés à l’IS au taux réduit 10 % ou
24 %. Les revenus tirés de l’objet désintéressé sont exonérés.
e) Régime social
Les bénévoles qui perçoivent des remboursements de frais ne sont pas taxables. Les dirigeants
qui perçoivent une rémunération sont affiliés au régime des travailleurs non-salariés (BNC).
Lorsqu’il est question d’un lien de subordination et d’un contrat de travail les dirigeants qui
effectuent pour le compte de l’association des fonctions distinctes de celle de direction relèvent
du régime des salariés.
f) Transmission
La durée de l’association est fixée dans les statuts. Il s’effectue en général un renouvellement
régulier des membres.
g) Aspects privilégiés
L’acte constitutif est très simple (une déclaration en Préfecture et au Bureau des associations
suffit). Les règles de fonctionnement sont souples et peu contraignantes au plan administratif.
Permet de recueillir sous certaines conditions des dons, legs, subventions, etc., sans imposition.
Régime fiscal favorable concernant les opérations non lucratives.
h) Aspects désavantageux
Le régime de l’association peut être requalifier par l’administration fiscale. Le bénéfice ne peut
être partagé entre les membres. La transformation ultérieure en société est interdite. En cas de
dissolution les biens de l’association ne peuvent pas être partagés entre les membres.
— 116 —
4.13. SCOP — Société coopérative et participative
« Juridiquement, une Scop est une société coopérative de forme SA, SARL ou SAS dont les
salariés sont les associés majoritaires.
Soumises à l’impératif de profitabilité comme toute entreprise, elles bénéficient d’une
gouvernance démocratique et d’une répartition des résultats prioritairement affectée à la
pérennité des emplois et du projet d’entreprise.
Dans une Scop, les salariés sont associés majoritaires et détiennent au moins 51 % du
capital social et 65 % des droits de vote. Si tous les salariés ne sont pas associés, tous ont
vocation à le devenir.
Dans une Scop, il y a un dirigeant comme dans n’importe quelle entreprise. Mais celui-ci
est élu par les salariés associés. »
[source : www.scop.coop]
Il y a donc des coopérateurs qui sont à la fois associés et salariés et des investisseurs qui ne
travaillent pas au sein de l’entreprise mais y apportent des capitaux et sont minoritaires.
a) Capitalisation
Le capital est variable il peut augmenter ou diminuer sans aucune formalité, son minimum
dépend du choix de la structure support choisie (SARL, SA, SAS). Le capital social et de
18 500 euros si la SCOP et une SA et de 30 euros si c’est une SARL.
b) Responsabilité
La responsabilité des associés est limitée à leur apport en capital. Les dirigeants sont
responsables de leurs fautes de gestion, leur responsabilité civile et pénale peut être engagée.
c) Fonctionnement
Le principe inscrit dans les statuts est simple : une personne = une voix, les salariés détiennent
65 % des droits de vote en assemblée. Le dirigeant travaille en mode participatif, il est élu par
les associés salariés pour une durée fixée dans les statuts. Le nombre minimum d’associés et de
sept si la SCOP et une SA et deux si c’est une SARL.
Les salariés sont impliqués dans la production du résultat de l’entreprise, au moins 25 % de
celui-ci doivent leur revenir chaque année, suivant un accord de participation ; les montants à
percevoir à ce titre ne sont pas soumis à cotisation sociale mais restent bloqués durant 5 ans.
Par ailleurs les salariés actionnaires peuvent aussi percevoir des dividendes (au plus 33 % du
résultat). Au moins 15 % du résultat doit être affecté dans les réserves, celles-ci sont
impartageables et non incorporables au capital social. La part de bénéfice (dans la limite de
50 % de celui-ci) incorporable dans les réserves est exonérée d’IS.
— 117 —
d) Régime fiscal
Il y a exonération de CET (contribution économique territorialisée) et d’IS pour la part des
bénéfices distribués aux salariés et sous certaines conditions lorsque celui-ci est réinvesti (dans
la limite de 50 % des résultats).
e) Régime social
Les associés sont salariés, le dirigeant lui aussi salarié bénéficie des Assedic. Tous les
coopérateurs relèvent ainsi du régime général des salariés.
f) Transmission
Elle s’effectue par cessions de parts entre coopérateurs. Le dirigeant est élu par ces derniers.
g) Aspects privilégiés
La coopération est vue comme un avantage concurrentiel. Les exonérations fiscales ne sont pas
négligeables. Le dirigeant est salarié et bénéficie des Assedic. L’associé qui quitte la structure
est remboursé du capital qu’il a apporté lors de son arrivée (sans plus-value).
h) Aspects désavantageux
La démocratie peut être un frein à la prise rapide de décisions. Tous les associés ne sont pas sur
le même pied d’égalité. Les investisseurs n’ont pas vraiment d’intérêts financiers.
NOTA : Il existe aussi deux particularités liées à ce statut la SCIC et la CAE
• SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif).
Dans une SCIC, les mécanismes coopératifs et participatifs sont identiques à ceux de la SCOP.
Toutefois, les membres associés au capital peuvent être par définition de nature très différentes
: salariés coopérateurs, personnes physiques ou morales souhaitant s’impliquer dans le projet
— clients, bénévoles, collectivités territoriales, partenaires privés, etc.
• CAE (Coopérative d'activités et d'emploi ou Coopérative d'activités et d'entrepreneurs)
La CAE a pour objet de rassembler des professionnels de métiers différents, qui souhaitent
développer leur propre activité, en évoluant dans un cadre collectif tout en bénéficiant du statut
de salarié.
Celles-ci sont constituées en SCOP ou en SCIC, elles permettent :
« - Un cadre juridique existant avec un numéro de TVA et de registre de commerce,
- Un statut d’entrepreneur salarié en CDI (contrat à durée indéterminée),
- La gestion administrative (facturation, comptabilité, salaires…) vous permettant de
vous consacrer au cœur de votre métier,
— 118 —
- Un accompagnement sur mesure pour vous aider au lancement de votre activité (analyse
de l’évolution des résultats, conseil sur la stratégie, les démarches commerciales, etc.),
- Une formation à l’utilisation des outils de gestion,
- L’opportunité d’entreprendre, d’échanger et de mutualiser avec d’autres entrepreneurs,
- La protection sociale due à tous les salariés, et notamment le droit aux Assedic en cas
d’échec de votre entreprise. »
[source : www.scop.coop]
4.14. Société civile — SCI, SCP (société civile immobilière, société civile
professionnelle)
La société civile a vocation de permettre à des personnes physiques exerçant en profession
libérale de travailler en commun au sein d’une organisation. Les domaines d’activité concernées
sont en général l’agriculture, les professions libérales, la gestion immobilière, les activités
intellectuelles. Deux associés au minimum sont nécessaires, il n’y a pas de maximum (sauf cas
particuliers).
a) Capitalisation
Pas de montant requis en capital.
b) Responsabilité
La responsabilité des associés sur leurs biens personnels est indéfinie mais pas solidaire, celle-
ci est proportionnelle au pourcentage détenu dans les parts de société. Les gérants peuvent être
inquiétés en cas de fautes de gestion ainsi que sur les plans pénal, fiscal et civil.
c) Fonctionnement
La société est dirigée par un ou plusieurs gérants faisant ou non partie des associés et pouvant
être une personne morale.
d) Régime fiscal
La société n’est pas imposée (seuls les associés le sont à titre individuel sur ce qu’ils perçoivent)
mais peut opter pour l’IS. Lorsqu’elle n’opte pas pour l’IS, la rémunération du gérant n’est pas
déductible elle est soumise à l’IR. Si le gérant n’est pas associé sa rémunération est déductible
que la SCI ait opté ou non pour l’IS.
e) Régime social
Le gérant s’il est associé est imposé sur les revenus qu’il tire de la SCI (rémunération +
bénéfices) en cotisant au titre du régime des non-salariés. S’il n’est pas associé, il dépend du
— 119 —
régime des non-salariés sauf si un lien de subordination est démontré alors il est considéré
comme salarié.
f) Transmission
Elle s’effectue par cessions de parts sociales.
g) Aspects privilégiés
Pas de capital à mobiliser en dehors des investissements. Son fonctionnement est souple et la
couverture sociale a un faible coût.
h) Aspects désavantageux
La couverture sociale est restreinte, la responsabilité des associés est indéfinie.
4.15. SAS — Société par action simplifiée
La loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 a calquée le statut de la SAS sur celui de
la SARL. Depuis cette date, les modalités de création et de fonctionnement de cette dernière
ont été allégées. L'exigence d'un capital social minimum de 37 000 euros ainsi que l’interdiction
d'effectuer des apports en industrie ont été supprimé.
Ce mode de statut est désormais très prisé chez les PME : « La SA, qui représentait jusqu'en
2000 environ 40 % des PME ne représente plus aujourd'hui que 10 %, par cette simple
considération. »123
a) Capitalisation
Depuis le 1er janvier 2009, le capital social d'une SAS se détermine librement par les associés
au sein des statuts, la loi n’exige plus de minimum. L’intégration au sein d'une SAS, requiert
que la personne physique ou morale considérée effectue un apport au capital social de la société
en contrepartie de la remise d'actions. Les modalités de souscription et de répartition des actions
sont déterminées par les statuts, ceux-ci fixent par ailleurs le terme du délai à partir duquel ces
actions peuvent faire l'objet d'une évaluation (Article L225-8 du code de commerce).
b) Responsabilité
Les simples actionnaires sont responsables des dettes dans la limite de leurs apports, sauf à
s’être portés garant d’une dette de la société.
123 - Source Wikipédia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_par_actions_simplifi%C3%A9e#cite_ref-3 consulté le 11
mars 2016.
— 120 —
c) Fonctionnement
La SAS peut être constituée par une ou plusieurs personnes physiques ou morales. La
désignation d'un commissaire aux comptes lors de la création de la SAS est facultative. Les
associés ont la faculté de décider du mode de fonctionnement et de la répartition du pouvoir au
sein de l'entreprise. A l’inverse des prérogatives instaurées par les autres statuts, celles qui sont
en vigueur au sein de la SAS ne sont pas forcément corrélées à la part de capital que chaque
associé détient.
La loi ne prévoit qu’une seule obligation : les associés ont le devoir de choisir d'un président
qui sera le représentant de la SAS vis-à-vis des tiers. Les associés ont toute liberté pour décider
de borner ou non les pouvoirs qui lui sont attribués. Une rotation des présidents est même
envisageable.
Au niveau du fonctionnement, il n’y a pas obligation de tenir des assemblées générales,
cependant certaines décisions doivent être prises collectivement (en assemblée générale ou par
tout autre moyen) telles que : approbation des comptes et répartition des bénéfices, modification
du capital social, fusion, scission, dissolution de la société, transformation de la société en une
autre forme de société...
d) Régime fiscal
Deux cas de figure se présentent :
• SAS soumise à l'IS
Lorsque les actionnaires décident collectivement de procéder à une distribution de dividendes,
la part qui revient de droit à chacun doit être déclarée par lui au sein de sa propre déclaration
de revenus dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers (RCM).
• SAS soumise à l'IR
Dans ce cas, le résultat de la SAS est directement imposé au niveau des actionnaires dans la
catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) en proportion de leur participation
détenue au sein de la société.
e) Régime social
Les associés d’une SAS ne sont pas tenus de cotiser à régime de protection sociale obligatoire.
Cependant, sous certaines conditions, ils peuvent être salariés par l'entreprise.124
Le président et le dirigeant, actionnaires ou non et quel que soit le nombre d'actions qu'ils
détiennent, en rémunération de leur fonction relèvent obligatoirement du régime des "assimilés-
salariés". Leurs revenus sont donc imposables au titre de l'impôt sur le revenu dans la catégorie
124 - « Le statut de salarié est lié à l'existence d'une rémunération et d'un contrat de travail qui se caractérise par l'existence
d'un lien de subordination entre la personne employée et son employeur, lequel se traduit principalement par le fait d'effectuer
une tâche en réponse aux directives d'une autre personne. Si ce lien existe et si toutes les conditions sont remplies, un associé,
même majoritaire, peut être salarié dans la société dont il détient les actions. » Source site de la CCI de Paris Ile-de-France :
http://www.entreprises.cci-paris-idf.fr/web/reglementation/creation-entreprise/sas/comment-devenir-associe-d-une-sas
consulté le 31 mars 2016.
— 121 —
des traitements et salaires avec les avantages prévus pour les salariés : abattement pour frais
professionnels, forfait et égal à 10 % (plafonné), ou calculé sur les frais réels (sur justificatifs).
Cependant, ils ne bénéficient pas de l'assurance chômage.
f) Transmission
La transmission d’effectue part cessions d’actions.
g) Aspects privilégiés
Ce statut offre assez bien de liberté et de souplesse dans son utilisation avec peu de formalisme
(pas d’obligation de tenir des AG (assemblée générale)).
h) Aspects désavantageux
La décision d’un associé peut suffire à révoquer le président, ce qui peut poser problème en cas
de requête abusive.
NOTA : Un « associé unique » suffit pour constituer une SAS : il s’agit alors d’une SAS
unipersonnelle. [cf. 4.2. SASU].
4.16. Remarques conclusives
Préalablement à une analyse qui s’impose à la suite de cet exposé des différents statuts, il est
utile de présenter une perspective historique concernant la naissance des sociétés de
capitaux puisque dans leur majorité les statuts juridiques font office de supports à ce type de
structure. Cette perspective aidera sans aucun doute à mieux saisir l’émergence ainsi que
l’évolution des idées émancipatrices ayant permis la concrétisation sous la forme de statuts de
cette puissante volonté populaire de s’adonner à un travail, apparue au XIXe siècle125, et
aboutissant socialement sur une demande organisatrice.
4.16.1. Naissance des sociétés de capitaux : « Le roi est mort, vive le roi ! »
Par crainte de devoir à faire face à des coalitions d’ouvriers, ces derniers ayant en vue d’imposer
ce qu’on qualifierait aujourd’hui de conventions collectives, de subir des piquets de grève et de
voir se constituer des mutuelles de solidarité, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 avait pour
objet de proscrire l’associationnisme ouvrier, les corporations ainsi que les rassemblements
paysans et le compagnonnage.
Lorsque Louis Blanc accède au pouvoir en 1848, il signe dès le 25 février un décret qui
« garantit le travail à tous les citoyens » puis « reconnaît que les ouvriers doivent s’associer
entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ». Même s’il ne sera pas suivi pour son
« ministère du Progrès ayant pour mission spéciale de mettre la Révolution en mouvement et
125 - cf. aux propos tenus par le gendre de Karl Marx : « Une étrange folie possède les classes ouvrières où règne la civilisation
capitaliste. Cette folie est l’amour du travail. ».
— 122 —
d’ouvrir la voie à l’organisation du travail par l’association » [Laville, 2008, p. 20], cela
constitue réellement une avancée notoire vers la liberté d’entreprendre.
Cependant, le 1er mars 1848, Blanc préside une commission dite du Luxembourg qui va
finalement se transformer en « état généraux du travail » où seront représentées des
communautés de métier dont les élus auront la charge d’élaborer une « constitution du travail ».
Une dynamique s’installe afin de statuer sur « la fixation des tarifs, l’organisation de
l’assistance, la prévention du chômage, le maintien des salaires, la limite de la durée du travail,
la régulation de la concurrence, l’abolition du marchandage. » [Ibid., p. 21]. Association et
démocratie vont de pair dans l’espoir de solutionner la question sociale. Après la défaite
électorale d’avril 1848 et l’échec des ateliers nationaux, le comité des finances refusant
d’accorder des crédits fait fermer 22 ateliers ; cinq mille ouvriers sont licenciés, des émeutes
éclatent entraînant répressions et nouvelles interdictions limitant la liberté de réunion. Or, cette
répression ne résout en rien la question sociale. Dès lors, l’Assemblée constituante vote un
budget de trois millions de francs à répartir entre diverses associations d’ouvriers librement
contractées ; ces fonds viennent alimenter à titre de prêt un compte entre ouvriers, ou entre
ouvriers et patrons. Sous l’impulsion de Philippe Buchez (1796-1865) naît l’idée d’une
association à durée illimitée pouvant se bâtir sur la base d’un fonds mainmortable — ce qui
signifie transmissible de génération en génération —, soit un capital socialisé issu du « report
à nouveau »126 des richesses cumulées par les forces productives. Les prémices de la société de
capitaux sont en germe. Cependant initialement, les associations alors considérées comme des
sociétés commerciales devaient avoir une durée limitée fixée entre quinze et trente-cinq ans car,
en tant que société de personnes, fixer une date de fin d’activité était obligatoire, ce qui
empêchait ainsi toute accumulation d’un capital important. Reste que la perspective d’une
entreprise fondée sur le travail demeure et que les défenseurs de la société de capitaux vont
parvenir à tirer profit des expériences et des débats en cours à l’époque pour asseoir leurs
arguments. L’entreprise, confondue en société, va faire émerger l’idée de « personne morale ».
Les libéraux de l’époque appuient sur la nécessité de faire apparaître une structure juridique
alliant capitaux et personnes physiques tout en marquant la distinction avec l’association de
personnes, car la France accuse un retard par rapport à ses voisins quant aux tailles et aux durées
trop limitées de ses entreprises, ce qui freine son développement économique.
Cette association Capital-Travail a vocation à devenir « la véritable association de notre
temps » (Coquelin cité in [Ibid., p. 24]) qui, par le biais d’une structure juridique adéquate,
pourrait permettre un engagement en limitant les responsabilités envers des dirigeants, en vertu
desquelles ceux-ci acquiescent toute autorité sur un groupe de subordonnés. C’est ainsi qu’une
loi du 23 mai 1863 institue les sociétés par actions, alors nommée « à responsabilité limitée »
et pouvant être créée sans autorisation gouvernementale. Puis la loi du 24 juillet 1864 viendra
abroger le délit de coalition décrété en 1807 et dispensera toute création de société anonyme
d’une autorisation gouvernementale ; seule contrepartie : la possibilité d’engager des poursuites
envers les administrateurs sur un plan pénal pour gestion frauduleuse. Il s’agit donc là
finalement de la reconnaissance d’une « personne morale » différenciée des personnes
physiques ayant fondé la société. Une telle reconnaissance institue de manière inédite la
possibilité d’une véritable concentration-accumulation de capital et confère ainsi à la société de
capitaux une place centrale dans la perspective d’un déploiement d’une économie de marché.
126 - au sens comptable du terme.
— 123 —
Ainsi en matière de corporation on pouvait désormais clamer : « Le roi est mort, vive le roi ! »,
cette expression bien connue ne peut pourtant pas se comprendre par les termes qu’elle
implique. Pour saisir ce qu’une telle expression vient faire ici, il faut remonter aux travaux des
juristes du moyen âge. En effet pour se tirer d’affaire d’un problème épineux nommé « cause
célèbre »127, les juristes de l’époque avaient admis que le roi possédait deux corps (voir Les
Deux Corps du Roi d’Ernst Kantorowicz (1895-1963)), un corps naturel — le roi est un homme
mortel — et un corps politique — immortel, survivant au roi et transmissible à son successeur.
Les deux Corps du Roi formant néanmoins « une unité indivisible, chacun étant entièrement
contenu dans l’autre, mais l’un étant supérieur à l’autre » et où « le corps politique est plus
"ample" mais, par un artifice inexpliqué, il tire vers le haut le corps naturel » [Le Guyader,
2012, p. 121 et 122]. Une part d’éternité peut ainsi s’appliquer « aux corporations, à toutes les
collectivités qui se projettent dans l’avenir et qui, en dépit des changements, devraient être
juridiquement intemporelles » [Ibid., p. 127]. Il est clair qu’avec cette nouvelle appréciation du
temps, cette épure éternelle qui double l’élément matériel, on franchit là un cap crucial
permettant l’instauration de la « personne morale », une forme d’intemporalité donnant corps à
un progrès illimité.
On mesure davantage à présent combien de chemin a été parcouru pour arriver aux statuts que
l’on connaît aujourd’hui, mais également les batailles qu’il reste encore à mener pour aller
encore plus loin dans la vocation de l’entreprise à apporter le confort social.
4.16.2 Le paradigme idéologique fondateur des statuts
Après avoir exposé quelques caractéristiques essentielles des différents statuts juridiques
actuellement en vigueur permettant l’exercice d’une activité professionnelle et un rappel
historique concernant la naissance des sociétés de capitaux, une analyse de cet ensemble peut
désormais débuter. Il semble nécessaire dans un premier temps de signaler qu’un statut
juridique est donc un point de passage obligé pour tout développement d’activité
professionnelle envisagée dans un cadre légal. Point devenu si habituel que l’on n’y prend
même plus garde alors qu’il pourrait constituer une formidable opportunité pour canaliser et
booster les activités, à condition d’y instituer les ingrédients adéquats. Les activités
professionnelles étant contraintes d’opter pour un statut afin de pouvoir être exercées, on
pourrait profiter de ce point de passage obligatoire pour conditionner certains fondements
entrepreneuriaux indispensables à un développement économique plus cohérent et plus efficient
au plan de l’intérêt général.
Dans un second temps, force est d’admettre que les statuts sont tous sans exception inscrits dans
la même idéologie. Ils traduisent une franche séparation de condition entre les apporteurs de
capitaux, les dirigeants, les salariés, en une sorte de tri-bloc indissoluble et irréconciliable
comme l’a suffisamment mis en lumière l’analyse effectuée dans la section précédente (section
3, paragraphe 4, alinéa b). Aucun statut ne fait preuve de rupture à l’égard de ce paradigme,
tous font la nette distinction entre des catégories différenciées d’agents économiques en les
taxant diversement (gérant, salarié, dirigeant, actionnaire), prétexte à une impossibilité de
127 - afin de saisir la genèse de cette idée importante, lire les explications détaillées dans [Le Guyader, 2012, p. 119-128].
— 124 —
chercher à pousser un curseur au-delà de telles segmentations. Il existe chaque fois un mur
incontournable entre employeur et employé, création ou non d’un lien de subordination, de
sorte que le cadre juridique impose des relations contractuelles particulières aux entrepreneurs
et aux créateurs d’entreprises, comme s’il était impossible d’entreprendre autrement
collectivement. Cette idéologie typique des temps anciens est restée un vestige car, comme
l’avait déjà constaté Newton : « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts ».
On observe par ailleurs que de facto les statuts confèrent un avantage substantiel aux
actionnaires et que celui-ci est rentré dans l’usage. En effet, en ayant le pouvoir de nommer
directement le dirigeant — point sur lequel les salariés n’ont aucun droit (hormis dans le cas
particulier de la SCOP) — l’usage octroie aux actionnaires la main mise sur un fond directeur :
l’optimisation de la valeur actionnariale à leur profit. Ce qui signifie qu’en nommant eux-
mêmes le dirigeant, les actionnaires s’assurent insidieusement un retour forcé sur
investissements. Or, d’emblée un problème émerge : à trop vouloir rechercher le profit sans
partage, on ne peut finir que par aller à l’encontre de la marche globale de l’entreprise. En
étudiant les éléments de près, il est vrai qu’entre le statut juridique qui conditionne
l’organisation de l’entreprise et ce qui constitue l’entreprise elle-même (ses parties prenantes),
il se crée une ambiguïté certaine que les juristes ont très clairement dénoncée [Segrestin,
Hatchuel, 2012, p. 64]. Car du point de vue du droit, « les dirigeants ne sont donc pas les
mandataires des actionnaires, mais de la société anonyme. » [Ibid.]. Celle-ci étant entendu
comme une personne morale et de ce fait « les actionnaires n’ont pas le droit de donner des
ordres particuliers aux dirigeants puisque ces derniers représentent la société et non les
actionnaires. Ils sont chargés de l’intérêt social et non du leur. »128 [Ibid., p. 64 et 65]. Segrestin
et Hatchuel ont très précisément insisté sur ce point : « Car en droit, les actionnaires ne sont
pas propriétaires de l’entreprise, ni même de ses résultats : c’est la société anonyme qui est
propriétaire des actifs de l’entreprise. Les actionnaires ne sont propriétaires que de leurs
parts. » [Ibid., p. 65]. En fait, d’après le droit, le résultat de l’entreprise n’appartient pas plus
aux salariés qu’aux actionnaires. Or en s’appropriant les moyens de production et la manière
de les conduire, les actionnaires entendent par convention tacite s’approprier le profit que ces
moyens ont permis, ou à tout le moins une part significative de celui-ci.
Désormais, on touche là au droit axe du capitalisme : les uns en tenant sous leur coupe les
moyens de produire se sont accaparés le profit que l’on pouvait tirer de leur exploitation et c’est
cette appropriation tout à fait illégitime du profit qui pose problème au sein de ce régime.
Néanmoins, on saurait remarquer une logique biologique (au niveau comportemental) derrière
le développement économique, car une appropriation contraire n’aurait pas pu fonctionner.
Pour l’heure, une partie des acteurs économiques sont dans le besoin (les salariés), ils doivent
travailler pour se nourrir, pas ceux ayant les moyens d’investir (les actionnaires) qui ont la
liberté d’user de leur capital soit pour combler leurs besoins soit pour investir. Un monde s’est
ainsi construit sur ces bases, mais celles-ci peuvent changer ; les agissements des acteurs
répondent à une certaine logique comportementale mais en changeant le cadre institutionnel de
telle façon à ce qu’il amène un bouleversement des comportements on peut imaginer refaire un
monde. Conventionnellement la force de travail a toujours plus ou moins consenti à ce que ce
128 - Certes les actionnaires ne donnent pas d’ordres directement aux dirigeants mais si ce que font ces derniers leur déplait, ils
sont débarqués, par conséquent les dirigeants sont institutionnellement contraints d’être prioritairement bienveillant à leur
égard. L’attention qu’ils consacrent aux desideratas des salariés n’intervient alors qu’en second plan.
— 125 —
soit les actionnaires qui s’accaparent le profit. Les salariés reconnaissent implicitement que sans
capitaux pas d’usines et sans usines pas de travail. La propriété vient en amont comme une
force et confère ainsi un pouvoir primordial aux propriétaires. Si la force de travail avait voulu
s’arroger le profit au dépend du capital, ce qui en droit n’est pas plus légitime que le contraire,
les investisseurs potentiels n’auraient eu aucune raison d’engager leurs capitaux dans une
industrie et par conséquent une économie telle que nous la connaissons n’aurait pas pu
apparaître. On voit ainsi que le corpus des salariés ne pouvait pas prendre l’ascendant sur celui
des actionnaires et par conséquent que le monde n’aurait pas pu se construire autrement.
On sait depuis longtemps qu’il y a un problème avec le capitalisme, qu’il masque en son sein
un malaise, qu’il est fondé en quelque sorte sur un trouble et que celui-ci vient de l’entreprise.
Schumpeter reconnaît d’ailleurs lui-même que « la société anonyme a donné au capitalisme les
moyens de se développer sur une échelle élargie, mais aussi, qu’elle mine les fondements du
capitalisme » [Messeghem, Torrès, 2015, p. 100]. En effet, il annonce clairement dans
Capitalisme, socialisme et démocratie : « Ainsi, la société par actions moderne, bien que fille
de l’évolution capitaliste, socialise la mentalité bourgeoise, — elle rétrécit progressivement la
zone où peuvent s’exercer les initiatives capitalistes, — bien plus, elle finira par détruire les
racines même de ce régime. » [Schumpeter, 1990, p. 212]. Que ce régime est en train de
s’autodétruire est une évidence pour certains économistes [Artus, Virard, 2009]. Ce qui reste
passionnant pour un évolutionniste, c’est d’essayer avec lucidité d’imaginer la suite. Car
dépassement il y aura ! Rien n’arrête l’évolution… Claude Tresmontant (1925-1997) est
parvenu à faire émerger l’idée de « création continue » que les sciences de l’évolution
parviennent à reconstituer peu à peu [Tresmontant, 2007] et qu’une économie inscrite dans cette
dynamique devrait pouvoir en faire autant dans son domaine. Il faut dire que : « Les
stagnationnistes se trompent dans leur diagnostic des motifs en vertu desquels le progrès
capitaliste doit faire place à la stagnation — mais il est parfaitement possible que l’expérience
confirme leur pronostic de stagnation […] si le secteur public leur prête suffisamment main-
forte. » [Schumpeter, 1990, p. 447] ; or avec plus de 2 000 milliards de dettes, le secteur public
français est devenu quasi exsangue et par conséquent cette politique du « prêter main-forte »
n’a plus aucun ressort devant elle. Puisqu’une stagnation n’est plus envisageable, reste donc
l’effondrement ou le sursaut…
Ainsi, s’est-on efforcé de pointer du doigt une contradiction insurmontable dans le paradigme
actuel à partir duquel tous les statuts ont vu le jour qui consiste à opposer cauteleusement
actionnaires, dirigeants, salariés. Si l’on ne parvient pas à briser une telle contradiction par un
statut qui rendrait une équité plus absolue quant à la base des relations entre agents
économiques, l’économie traînera ce problème conceptuel délétère jusqu’à ce qu’il soit levé.
Une économie même dynamique restera embourbée tant que l’on n’aura pas solutionné cette
question de fond ; sans un alignement convenable d’intérêts entre les agents, des tensions
stériles demeureront au sein des entreprises compromettant significativement un potentiel de
progrès collectif. Une large part de ces entreprises mal fondées persistera à s’enliser à l’intérieur
d’un régime économique qui va devenir de plus en plus moribond.
Or il existe un moyen imparable de mettre fin à une telle ambigüité : il suffit qu’actionnaires et
salariés soient parfaitement confondus, autrement dit que ce soit les mêmes personnes qui
possèdent les actions — dans des proportions égalitaires par nécessité d’équité — et qui
— 126 —
fournissent par la même occasion la force de travail pour faire fonctionner l’outil de production
dont ils sont les propriétaires. Opérer une fusion entre Capital et Travail est la seule issue
possible à l’égard d’un tel système de dominance en place, c’est la solution la plus habile et la
plus subtile pour se dégager d’un carcan aussi problématique. On montrera par la suite comment
la SARS va rendre tout à fait envisageable une telle perspective, à petite comme à grande
échelle.
Qui plus est, les actionnaires ont été dédouanés de leur responsabilité à l’égard des salariés car :
« En tant qu’employeurs, les dirigeants se voient attribuer des pouvoirs de direction vis-à-vis
des salariés. Mais ce pouvoir, ils le détiennent de leur nomination par les actionnaires. »
[Segrestin, Hatchuel, 2012, p. 65]. Le dirigeant fait ainsi écran au regard de la responsabilité
des actionnaires et office de fusible en cas de court-circuit. Cependant dans les TPE-PME où le
chef d’entreprise exerce à la fois les fonctions d’actionnaire et de direction, le fardeau
responsabilisant se fait de plus en pesant, pour un revenu souvent assez modeste dans cette
catégorie d’entreprise, laissant imaginer combien au final une longue carrière risque de devenir
difficile à supporter psychologiquement. Par conséquent, il est plausible à moyen terme qu’une
catégorie de dirigeants finisse par jeter l’éponge (les TPE-PME représentant 48% des
entreprises, leur influence est non négligeable). Ce qui laisse ainsi supposer que les entreprises
sans une classe de dirigeants motivée ne resteront pas actives bien longtemps et l’économie non
plus par conséquent. C’est pourquoi, il est essentiel de viser à rendre le métier de chef
d’entreprise moins prégnant (par un partage des responsabilités), plus confortable
techniquement (grâce à une formation spécifique) et plus rémunérateur (il est possible
d’améliorer les revenus des acteurs simplement en rendant les entreprises plus performantes)129.
*
Si la question de la nature de la firme a été longuement débattue en économie, en revanche il
n’existe pas de travaux quant à l’architecture de la firme en elle-même.
Pourtant la façon dont elle se structure et la manière dont s’organisent les rapports
interrelationnels du point de vue du Capital, du Travail et de l’employabilité n’ont jamais été
mis en confrontation avec d’autres possibilités dormantes. En raison de la crise actuelle que
traverse le monde de l’entreprise, il est pourtant indispensable désormais que de tels sujets
parviennent à être mis en débats parmi quelques économistes gestionnaires. Il est hautement
probable que des transformations sur la manière dont on conçoit la firme au travers de son statut
juridique auront des répercussions considérables sur l’avenir des entreprises et par ricochet sur
le développement économique dans son ensemble, et donc sur l’emploi tant d’un point de vue
qualitatif que quantitatif.
La société de capitaux apparaît comme le principal moteur de l’économie de marché et l’on
devrait commencer à comprendre dorénavant de manière très claire que si celui-ci s’enraye,
c’est tout une machinerie sociale qui s’asphyxie.
129 - On dira comment au chapitre 7.
— 127 —
Synthèse du chapitre 4
Albert Einstein se plaisait à répéter : « Un problème sans solution est un problème mal posé ».
Attendu que les déboires concernant la dynamique effective de l’emploi sont devenus
manifestes, il était donc sage d’examiner cette problématique avec davantage de profondeur.
Dans la marche dynamique de l’esprit d’investigation que la thèse entend baliser,
l’organisation, et, de surcroît, l’une de ses déclinaisons phare qu’est l’entreprise, apparaissaient
comme des éléments de recherche incontournables au sein du cheminement intellectuel à
parcourir pour atteindre l’un des jalons de l’objectif fixé : mieux comprendre le processus
global de création d’emplois.
Si le moraliste français Jean de La Fontaine avait voulu convaincre que « le travail est
trésor »130, trois siècles et demi plus tard le Président Directeur Général de Véolia, Antoine
Frérot, n’en fera pas moins lors du colloque international de Cerisy en prétextant que
« l’entreprise est un trésor » 131. Ainsi il y a trois siècles c’est en travaillant la terre que l’on
produisit des richesses, aujourd’hui c’est en entreprenant collectivement au moyen
d’entreprises que l’on produit des richesses ; si celles-ci ont changé de nature rien ne s’est
pourtant modifié, la ligne directrice est restée la même : travailler. Travail et entreprise
entremêlés restent en un sens des trésors…
L’entreprise est le reflet d’un projet élaboré en commun pour mener une action à son terme,
aussi elle est en quelque sorte un dessein échafaudé à l’encontre de l’ordre établi : une « forme
d’intervention dans le monde ». Elle conservera toujours de ce fait un certain aspect
machiavélique. Elle porte en son sein une stratégie, celle qui consiste à s’appuyer sur les
déterminismes à des fins de minimiser les effets du hasard ; par cet aspect elle est un calcul car
calculer est l’acte permettant de viser au plus juste. A la fois transparente et secrète,
ambivalente, entre conservation et progression, elle met en cause une partie de ce qui est pour
le transformer en l’élevant vers ce qui semble être un plus ou un mieux. Fort de cet élan, elle
caractérise ainsi l’opportunisme et le subversif ; elle n’agit donc pas n’importe comment sur le
monde. Pour résumer en une phrase, on pourrait dire dans un premier temps que l’entreprise
apparaît comme un rouage essentiel de l’évolution, un effet levier requis pour incrémenter toute
subversion en attente de validation vers un processus effectif d’élévation.
Cela dit, on s’intéresse réellement depuis peu à l’entreprise. Son histoire dans les temps
modernes n’a véritablement été mise à jour qu’à partir du premier quart du XIXe siècle et peu
d’historiens ont finalement fait le choix de la prendre comme sujet de recherche. Néanmoins,
nombreux sont ceux qui ont conscience que l’histoire des entreprises est un ingrédient non
négligeable de l’histoire économique. Car il parait de plus en plus probable aujourd’hui que
l’entreprise pourrait bien tenir une place centrale tant au niveau micro que macroéconomique
dans l’histoire de la discipline. Les économistes eux-mêmes, malgré tout l’intérêt qu’il aurait
été possible de porter sur l’étude d’une telle organisation, ont délaissé le sujet. Curieusement
130 - LA FONTAINE Jean (de), 1668 – Le laboureur et ses enfants, Livre cinquième, 9. 131 - CERISY 2014 : « A qui appartiennent les entreprises ? », citation extraire de l’ouvrage rétrospectif du colloque [Segrestin,
Roger, Vernac, 2014, p. 7].
— 128 —
« L’entreprise a longtemps été un objet d’étude totalement occulté par les économistes », alors
que « la firme constitue, à côté du marché, l’organisation centrale de l’activité économique ».
Certains économistes voient toutefois la firme comme une organisation sociale reposant sur le
collectif et formalisant le pilier dominant du capitalisme, mais sans pour autant explorer ce qui
se trouve précisément derrière cette acception somme toute très générale de l’entreprise. Et
lorsque certains s’y attachent, c’est pour la disloquer et la couper du tissu environnemental dont
sa trame est issue ; la voir par exemple comme un simple « nœud de contrats », un organe de
contrôle et de responsabilité, une chaîne de transactions, un espace hiérarchique de coordination
marchande… Bref, rien en tous cas qui ressemble vraiment à ce qu’est une entreprise dans la
réalité lorsque l’on tente de l’examiner dans son essence avec ce qu’elle représente de façon
plus complète à travers les âges et les espaces, en observant les effets que la personnification
de l’action des hommes laisse comme trace aussi bien au niveau de la socialisation des esprits,
de la transformation des objets matériels dont l’homme fait usage, qu’à plus grande échelle au
niveau de la modification de la croute terrestre.
Mais l’entreprise est aussi le foyer de problématiques dont certaines ont pris leur source en
même temps que son origine, tandis que d’autres sont davantage le reflet de conditions
actuelles. Arrivées à leur terme paroxysmique, ces problématiques provoquent une authentique
crise de l’entreprise car dans leur dynamique les difficultés qu’elles génèrent ne font
globalement que s’aggraver. Cette crise, replacée dans son contexte systémique — chômage,
exclusion et dettes ayant atteint des niveaux considérés comme critiques —, induit un besoin
de changement si impératif et si profond que l’on pourrait le qualifier de révolutionnaire. En
effet, les chercheurs du domaine ayant conscience des problèmes appellent à une refondation
de l’entreprise.
C’est pourquoi, trois rouages fondamentaux foncièrement imbriqués et radicalement
problématiques de l’entreprise moderne méritent d’être repensés :
— Schéma n° … Rouages au cœur de la transformation des entreprises —
— 129 —
C’est ce qu’une analyse approfondie peut révéler à partir d’une pensée cherchant à distinguer
et à relier les connaissances de ce qui ressort d’un travail réducteur, parcellisé et séparé, effectué
à longueur de temps par de nombreux savants sur le sujet de l’entreprise. Une telle recherche
en effet, dans cette perspective et à ce niveau de hauteur de vue, n’avait encore jamais été
réalisée.
Tant que de tels problèmes (manque de capital, carence dans la formation des dirigeants,
tensions entre actionnaires, dirigeant, salariés) viendront affubler les entreprises, celles-ci
auront de plus en plus de difficultés à prospérer et l’emploi en pâtira. On fait remarquer que ces
problèmes de capitalisation, de formation des chefs, de divergence d’intérêts entre capital et
force de travail ne sont pas récents et qu’ils ont quasiment toujours existé. En effet, pour le plus
ancestral d’entre eux, par exemple, la duale opposition entre Capital et Travail a toujours été de
mise au sein de l’entreprise — c’est parce que celle-ci s’est formalisée alors que le cadre naturel
qui gouvernait primitivement l’humanité était fondé à partir d’une perception dichotomique du
monde. Qui plus est, si le chômage n’a pas toujours existé, il a toujours été présent dès le début
de l’industrialisation des activités humaines sans pour autant que l’on puisse effectivement le
nommer. Car le chômage est un phénomène précis et daté ; depuis que l’on est en capacité de
le définir et de mesurer ce que l’on a défini, il est devenu effectif. L’année de sa création est
1906. Même si l’on parle du chômage comme d’une invention, celle-ci était latente, tôt ou tard
nos investigations sans cesse plus précises et plus pertinentes auraient de toute façon, d’une
manière ou d’une autre, mis en évidence un tel phénomène.
Si le chômage était vu au départ comme une solution pour secourir les agents économiques que
l’on venait de priver de travail, celui-ci s’est vite muer en un problème lorsque le nombre des
chômeurs a atteint durablement des proportions alarmantes. Car le chômage entraîne son lot
d’exclusion, de pauvreté, de dettes et de mal-être ; et quantitativement élevé, il provoque une
fracture sociale indésirable dans une société fondée sur le travail qui aspire à l’unité où le plein
emploi reste un objectif majeur. Il est clair que l’invention du chômage replacée dans une
perspective historique est une réponse primitive aux problèmes des fluctuations économiques,
une solution réflexe, hâtive pourrait-on dire, car dans l’absolu le chômage n’est pas une
configuration rationnelle sur un plan économique.
Les données statistiques montrent que les grandes entreprises ne créent pas d’emploi sur le
territoire national, en revanche les PME ont dernièrement créé 85 % des emplois dans l’Union
Européenne. Par conséquent, un examen attentif de leur condition d’exercice s’impose si l’on
cherche à réactiver la source de la création d’emplois. Or ces PME, en tant qu’entreprises, sont
elles-mêmes frappées de plein fouet par les problématiques de leur clade et réclament ainsi une
refondation.
La recherche fait aussi remarquer que toutes les entreprises en exercice sont contraintes d’opter
pour un statut juridique et ce fait ouvre une opportunité considérable en vue d’une refondation.
En effet, l’idée de concevoir un statut avant-gardiste pour une entreprise à venir constitue un
véritable levier en vue d’une transformation générale du monde entrepreneurial et échapper
ainsi par transformation progressive de l’existant à des formes primitives d’actions collectives
jusque-là institutionnalisées.
— 130 —
Si Albert Einstein avait été clairvoyant, Pierre Teilhard de Chardin avait poussé un peu plus
loin le raisonnement : « Mais n’est-ce pas déjà avoir presque résolu un problème que de
pouvoir le clairement posé ? »132.
132 - [Teilhard, 1955, p. 108].
— 131 —
Table des matières
Introduction du chapitre 4 .......................................................................................................... 4
1. Structure, organisation, entreprise .......................................................................................... 6
1.1. Structure et organisation .................................................................................................. 7
1.2. Organisation : ce que les théories apprennent aux économistes… ................................. 9
1.3. Entreprise : un véhicule qui traverse les siècles… ........................................................ 14
1.3.1. De sa définition… .................................................................................................. 14
1.3.2. … à sa première contradiction ............................................................................... 15
1.3.3. …et sa formalisation historique ............................................................................. 18
1.3.4. Les économistes et l’entreprise : un regard partiel et partial exempt de toute vision
holistique .......................................................................................................................... 20
1.3.5. L’entreprise vue par l’INSEE ................................................................................. 27
1.3.6. L’aube d’une refondation : deux catégories, deux problématiques mais un même
problème ........................................................................................................................... 29
a) Première catégorie : les grandes entreprises ultra-dépendantes d’un actionnariat
obnubilé par le profit .................................................................................................... 32
b) Seconde catégorie : les PME-TPE en déficit de capitalisation et de performance
managériale .................................................................................................................. 34
- L’invisible partie de l’iceberg : le manque cruel de fonds propres des TPE-PME ............ 34
- La formation du dirigeant de TPE-PME : la trappe à oubli ? ............................................ 38
- La motivation des salariés : un pari impossible ! ............................................................... 40
c) Un même problème : l’exigence d’une refondation ................................................. 41
2. Créations et cessations d’activité en quelques chiffres, avec leur corolaire : le chômage ... 44
2.1. Les données statistiques ................................................................................................ 45
2.1.1. Créations................................................................................................................. 47
2.1.2. Cessations ............................................................................................................... 52
2.2. Le chômage comme solution ......................................................................................... 55
2.2.1. La caractérisation du chômage : un phénomène daté ............................................. 55
2.2.2. Le déclenchement du chômage : éléments essentiels............................................. 57
a) chômeur : naissance d’une nouvelle catégorie sociale ............................................. 57
- Mesure du chômage ........................................................................................................... 57
- Indemnisation du chômage ................................................................................................ 57
- Logique du chômage.......................................................................................................... 58
b) Une clarification décisive : le contrat de travail ...................................................... 58
c) La grande entreprise et la ville : là où les emplois se font… et se défont… ............ 59
2.3. Le chômage comme problème ...................................................................................... 60
2.3.1. La quête suggestive du plein emploi ...................................................................... 61
2.3.2. Les travers du chômage : un bien pour un mal ? .................................................... 64
2.3.3. Le chômage ne touche pas que les chômeurs ......................................................... 67
a) La dette comme solution .......................................................................................... 68
b) La dette comme problème ........................................................................................ 69
2.4. Une alternative : la fausse piste du revenu d’existence ................................................. 70
3. De l’importance des TPE, PME, ETI — défaillances et défauts cruciaux ......................... 77
3.1. Ces PME soupapes de l’emploi… ................................................................................. 78
3.2. On ne naît pas grand, on le devient… ........................................................................... 80
— 132 —
3.2.1. PME, GE : les différences capitales ....................................................................... 80
3.2.2. L’entreprise à caractère familial ............................................................................. 82
3.2.3. « Défauts de fabrication » entraînant des défaillances ........................................... 83
3.3. De la défaillance des entreprises à la faillite d’un système ........................................... 84
3.4. La conflictuelle opposition capital/travail – employeurs/employés .............................. 89
3.4.1. Comportements et institutions ................................................................................ 89
3.4.2. L’entreprise : l’indissoluble tri-bloc ....................................................................... 90
3.5. Le manque de fonds propres des TPE-PME ................................................................. 92
3.6. L’absence de formation spécifique pour dirigeants ...................................................... 93
3.6.1. Mener les hommes, un savoir-faire de premier plan .............................................. 94
3.6.2. Contexte culturel et social, spécialisation d’une fonction ...................................... 94
3.6.3. Croissance des PME et emploi, mobilité des dirigeants en PME .......................... 95
4. Les différents statuts juridiques usuels ............................................................................... 102
4.1. Micro-entrepreneur (ou auto-entrepreneur)................................................................. 102
4.2. SASU – Société par actions simplifiée unipersonnelle [cf. 4.15. SAS] ...................... 103
4.3. EI — Entreprise individuelle (unipersonnelle) ........................................................... 103
4.4. EURL — Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée ..................................... 104
4.5. SARL — Société à responsabilité limitée ................................................................... 105
4.6. SA – Société anonyme ................................................................................................ 107
4.7. SNC — Société en nom collectif ................................................................................ 108
4.8. SCS — Société en commandite simple ....................................................................... 109
4.9. SCA — Société en commandite par actions ............................................................... 111
4.10. SEP — Société en participation et Société de fait .................................................... 112
4.11. GIE — Groupement d’intérêt économique ............................................................... 113
4.12. L’association ............................................................................................................. 114
4.13. SCOP — Société coopérative et participative ........................................................... 116
4.14. Société civile — SCI, SCP (société civile immobilière, société civile professionnelle)
............................................................................................................................................ 118
4.15. SAS — Société par action simplifiée ........................................................................ 119
4.16. Remarques conclusives ............................................................................................. 121
4.16.1. Naissance des sociétés de capitaux : « Le roi est mort, vive le roi ! » ............... 121
4.16.2 Le paradigme idéologique fondateur des statuts ................................................. 123
Synthèse du chapitre 4 ............................................................................................................ 127