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CHANGER LE MONDE, CHANGER SA VIE Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France sous la direction d’Olivier Fillieule Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier Avec le collectif Sombrero

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Page 1: Changer le monde changer sa vie - actes-sud.fr · Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Les Éditions de l’Atelier, Paris,

CHANGER LE MONDE,  CHANGER SA VIE

Enquête sur les militantes et les militants  des années 1968 en France

sous la direction d’Olivier Fillieule  Sophie Béroud, Camille Masclet, Isabelle Sommier 

Avec le collectif Sombrero

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En annexe, le lecteur pourra notamment consulter une table des sigles (p. 1035), une chronologie de la période 1960-1989 (p. 1049) et une table des auteurs (p. 1107).

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SOMMAIRE

Introduction. Une enquête sur 68 et ses vies ultérieures, par Olivier Fillieule ....................................................................... 11  

I. LES SYNDICALISTES 1. Des années de conquête au temps du repli : des parcours syndicaux au long cours, par Sophie Béroud .................................. 45

2. Villes et bastions ouvriers : les grandes mutations ?, par Tristan Haute et Séverine Misset ............................................... 73

3. Des ouvriers au centre de toutes les attentions, par Annie Collovald et Karel Yon .................................................... 103

Portrait. Gérard Meyer : quand sociabilités professionnelles et militantes cheminotes se confondent, par François Alfandari .............. 133

4. Dans la marmite syndicale : tombés dedans petits ?, par François Alfandari et Charles Berthonneau ............................... 137

5. Se politiser par le travail, par Sophie Béroud et Florence Johsua ... 163

6. Les syndicalistes ont-ils une vie privée ?, par Émilie Biland, Maëlle Moalic-Minnaert et Karel Yon ............................................. 193

Portrait. Gaëlle Miroir : une militante syndicale à la croisée des combats, par Clémentine Comer .................................................... 221

7. “Bravo les filles ! La classe ouvrière a les yeux rivés sur vous !”Des luttes de femmes en pratique et en mémoire, par Eve Meuret-Campfort, Clémentine Comer, Bleuwenn Lechaux et Maëlle Moalic-Minnaert ............................................................ 225

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8. Y a-t-il une vie professionnelle après le syndicalisme ?, par Jean-Gabriel Contamin et Séverine Misset ................................ 257

Portrait. Régis Vandevelde : comment un “employé modèle” se retourne contre son patron, par Karel Yon ..................................... 286

9. Par-delà la crise : dissidences et fidélités paradoxales à la CFDT, par Sophie Béroud et Séverine Misset .............................................. 289  

II. LES GAUCHES ALTERNATIVES 10. Les gauches alternatives vues de province, par Isabelle Sommier .................................................................... 321

11. Les genèses enfantines des humeurs contestataires, par Laure Fleury, Lilian Mathieu et Mathilde Pette......................... 359

12. Les enfants indociles de la massification scolaire, par Tristan Haute, Lilian Mathieu et Sophie Orange ....................... 389

Portrait. Muriel Hardy à bonne école : figures féminines et bancs de la laïque, par Alice Picard .......................................................... 419

13. Au carrefour des gauches alternatives : le PSU, par Annie Collovald, Julie Pagis et Vincent Porhel ........................... 423

14. “Au service de la classe ouvrière” : quand les militants s’établissent en usine, par Laure Fleury, Julie Pagis et Karel Yon ...... 453

15. Vivre un double combat, mais à quel prix ?Les rapports “contrariés” des femmes gauchistes au féminisme, par Clémentine Comer et Bleuwenn Lechaux .................................. 485

16. Quand le “je” s’oppose au “nous” (et vice versa), par Bleuwenn Lechaux et Isabelle Sommier ..................................... 513

Portrait. Noëlle Sabot : rencontres improbables et ouverture des possibles, par Eve Meuret-Campfort et Annie Collovald ..................... 545

17. Militantisme et brouillage des destins socioprofessionnels, par Olivier Fillieule, Alice Picard et Pierre Rouxel ........................... 549

18. Déprises. Logiques du désengagement et évaluations rétrospectives, par Olivier Fillieule et Isabelle Sommier ................... 583

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Portrait. Benoît Beaupré : des devenirs professionnels et militants qui s’entremêlent, par Mathilde Pette ................................................ 612

19. Le devenir des utopies, par Mathilde Pette et Isabelle Sommier .. 615  

III. LES FÉMINISTES 20. Féminismes. Un mouvement mosaïque, par Camille Masclet ... 649

21. Les féministes à la conquête de l’espace,par Lucie Bargel, Bleuwenn Lechaux et Camille Masclet .................. 679

22. Les mobilisations pour l’avortement libre. De la convergence des luttes à leur extension, par Lucile Ruault, Lydie Porée et Olivier Fillieule ......................................................................... 711

23. Recompositions du mouvement féministe. L’émergence des associations de lutte contre les violences faites aux femmes, par Marie Charvet, Olivier Fillieule et Lucia Valdivia ..................... 743

Portrait. Martine Carrère : une trajectoire de notabilisation dans une ville socialiste, par Marie Charvet ........................................................... 776

24. Les espaces politiques locaux, laboratoires de l’institutionnalisation du féminisme ?, par Lucie Bargel et Camille Masclet ......................................................................... 779

25. Le travail, lieu d’une pluralité d’engagements féministes ?, par Clémentine Comer et Eve Meuret-Campfort .............................. 813

26. Engagement féministe et devenirs professionnels, par Olivier Fillieule, Bleuwenn Lechaux et Eve Meuret-Campfort .... 843

Portrait. : Lucienne Cloarec et le militantisme lesbien comme découverte d’une communauté de vie politique, par Clémentine Comer ... 875

27. “Le privé est politique.” Des sexualités, conjugalités et maternités féministes ?, par Camille Masclet, Lydie Porée et Lucie Bargel ............................................................................... 879

28. Quand l’amitié donne des “elles”. Une camaraderie militante à la croisée des combats féministes, par Clémentine Comer, Helen Ha et Lucile Ruault ............................................................................. 909

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Portrait. Monique Blanc : un “long et douloureux deuil” du mouvement des femmes, par Lucie Bargel .......................................................... 938

29. Rester féministe ? Reflux, transformations et maintien des engagements, par Camille Masclet, Helen Ha et Lucia Valdivia ....... 941 Conclusion. Portrait de famille(s), par Olivier Fillieule.................. 973  

ANNEXES 1. Bibliographie ............................................................................ 1001

2. Table des sigles ......................................................................... 1035

3. Chronologie 1960-1989 .......................................................... 1049

4. Critères de sélection des enquêtés pour un entretien biographique ................................................................................ 1081

5. Calendrier de vie ...................................................................... 1084

6. Construire au moyen d’une analyse des correspondances multiples dynamique l’espace des devenirs soixante-huitards, par Thierry Rossier ......................................................................... 1087

7. Table des auteurs ...................................................................... 1107

8. Remerciements ......................................................................... 1115

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Introduction   

UNE ENQUÊTE SUR 68  ET SES VIES ULTÉRIEURES1 

  Olivier Fillieule

Imaginez le retour de l’équipe de France après sa victoire à la Coupe du monde. C’est ça tous les jours, mais pour des motifs politiques. Les gens vivent dans une espèce de bain de liesse, de joie de vivre où la politique tient une place très importante. Où, en tout cas, la vie quotidienne, avec la libération qui marquait les années 68, s’exprime essentiellement sur un mode politique. On vit dans ce monde-là.

Un enquêté, Lille.

On peut affirmer sans risque de se tromper que les récits de vie personnels, aussi complets que possible, constituent le type parfait de matériau sociologique et que, si les sciences sociales sont obligées de recourir à d’autres matériaux, c’est uniquement en raison de la difficulté pratique qu’il y a actuellement à disposer d’un nombre suffisant de tels récits pour couvrir la totalité des problèmes sociologiques.

William I. Thomas, Florian Znaniecki,  Le Paysan polonais en Europe et en Amérique. 

Récit de vie d’un migrant (Chicago, 1919).

1. Nous nous inspirons ici du titre du beau livre de Kristin Ross, traduit de l’an-glais par Anne-Laure Vignaux, Mai 68 et ses vies ultérieures, Éditions Complexe, Bruxelles, 2005 (édition originale : May ’68 and Its Afterlives, The University of Chicago Press, Chicago, 2002).

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12 INTRODUCTION

Cinquante ans après les bouleversements politiques et sociaux portés par la séquence historique des années 68, que sont deve-nus les militants de l’époque ? Après avoir jeté toutes leurs forces dans la bataille en vue de l’imminence d’une révolution, après avoir suspendu longtemps leurs investissements scolaires, pro-fessionnels et parfois affectifs pour “faire l’histoire”, comment ces personnes ont-elles vécu l’érosion des espoirs de changement politique quand la crise économique du mitan des années 1970, puis l’accession de la gauche au pouvoir sont venues sonner le glas des lendemains qui chantent ?

C’est à la question du devenir biographique des soixante-hui-tards que ce livre est consacré. Il ne propose ni un énième récit des événements ni une histoire politique des divers courants qui ont animé les luttes sociales des années 1970. Il ne cherche pas non plus à brosser le portrait de la “génération 68” au sens où l’entendirent Hervé Hamon et Patrick Rotman1 dans un ouvrage qui, si passionnant qu’il soit, se ramène en réalité à un portrait de famille très germanopratin des figures du mouvement.

Au fil des décennies et des commémorations, la mise en récit des années 68 s’est réduite aux conventions du théâtre classique2. Elle adopte une unité de lieu (le Quartier latin), de temps (la séquence mai-juin 68) et d’action (les étudiants et les étudiantes de Paris, pour la plupart issus des grandes écoles et de la Sor-bonne). L’intrigue ne se déplace en province (de Bruay-en-Artois au plateau du Larzac, en passant par Besançon et les Lip) que pour y suivre les mouvements des protagonistes qui comptent. L’objectif que nous poursuivons est tout autre. Contre la réduc-tion de la “génération 68” aux seuls leaders, parisiens et intel-lectuels, nous proposons un triple décentrement du regard : de

1. Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, Seuil, Paris, deux tomes, 1987, 1988.2. Comparaison amenée par Diana Pinto, “Un regard américain”, Le Débat, no 51, septembre 1988, p. 154.

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Paris vers les régions, de Mai aux “années 68”, des têtes d’affiche aux militants ordinaires1.

Dans La Prise de parole, qu’il rédige après l’explosion de Mai 68, Michel de Certeau est peut-être le premier à souli-gner que la contestation ne fut en rien limitée à Paris – ce qui ne l’empêche pas de restreindre son étude sur la libération et la circulation de la parole au seul univers des étudiants de la capitale2. Jusqu’aux années 2000, il est rare de traiter de l’éten-due de la contestation dans l’Hexagone3. C’est en 2008, grâce à deux publications d’envergure4 que sont vraiment abordés les territoires non parisiens et que la focale se déplace vers les mili-tants ordinaires ainsi que vers les responsables des mouvements et organisations en région. En ayant choisi de centrer l’enquête sur cinq métropoles régionales – Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes –, nous poursuivons ce même effort, en l’approfon-dissant et en le systématisant.

Le choix de ces cinq villes répond au souci d’assurer une cer-taine diversité géographique (au sud-est du pays, les deux prin-cipales métropoles régionales que sont Lyon et Marseille ; à l’ouest, Nantes et Rennes ; au nord, Lille), comme de présen-ter des situations socioéconomiques contrastées en termes de

1. Soit celles et ceux qui n’ont pas été “consacrés par la mémoire ou les scènes médiatiques” (Érik Neveu, “Trajectoires de « soixante-huitards ordinaires »”, in Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2008, p. 308).2. Michel de Certeau, La Prise de parole, Desclée de Brouwer, Paris, 1968.3. Alain Delale et Gilles Ragache sont les premiers à dresser des cartes des événe-ments à partir d’un dépouillement de la presse quotidienne régionale (La France de 68, Seuil, Paris, 1978), suivis par René Mouriaux, Annick Percheron, Antoine Prost et Danielle Tartakowsky dans un double volume consacré aux grèves à Paris et en province (1968. Exploration du Mai français, t. 1 : Terrains ; t. 2 : Acteurs, L’Harmattan, Paris, 1992).4. Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, op. cit. ; et Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), La Découverte, Paris, 2008.

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14 INTRODUCTION

structure des emplois (l’industrie métallurgique et les activités portuaires à Marseille et Nantes, la chimie à Lyon, le textile à Lille), de taux de chômage, de présence immigrée et de niveaux d’éducation (Marseille est frappée par la crise et le chômage avant le premier choc pétrolier, tandis que Rennes connaît un déve-loppement spectaculaire de sa population universitaire dans ces années). Il importait enfin de contraster les équilibres politiques locaux : prédominance de la gauche socialiste à Lille et à Mar-seille, puis, à partir de 1977, à Rennes ; domination de la droite à Lyon et alternances à Nantes1. Ces écarts entre les cinq terri-toires étudiés produisent une variété de cartes des espaces mili-tants2 et permettent de mesurer, dans une logique comparative, les effets de ces différences sur le développement des luttes dans les années 1970 comme sur le devenir ultérieur des enquêtés3.

La chronologie que nous avons retenue est double. Elle est d’abord celle du temps biographique. Nos enquêtés ont en moyenne vingt et un ans en 1968 et, pour une minorité

1. Signalons la précieuse série de synthèses éditées par La Découverte (“Repères”) et parue pendant le temps de l’enquête : Jean-Yves Authier et al., Sociologie de Lyon, 2010 ; Philippe Masson et al., Sociologie de Nantes, 2013 ; Michel Peraldi et al., Sociologie de Marseille, 2015 ; Collectif Degeyter, Sociologie de Lille, 2017.2. D’autres villes, comme Toulouse, étaient d’aussi bonnes candidates mais le choix final fut aussi guidé par les logiques de la constitution des équipes de recherche dans chaque ville.3. Centré sur les parcours de vie, ce livre adopte une approche transversale aux cinq villes. On pourra cependant se reporter aux ouvrages suivants, tirés égale-ment de notre recherche et dont l’orientation est centrée sur l’histoire sociale des territoires étudiés : Olivier Fillieule et Isabelle Sommier (dir.), Marseille, années 68, Presses de Sciences-po, Paris, 2018 ; Collectif de la Grande Côte, Lyon en luttes dans les années 68. Lieux et trajectoires de la contestation, PUL, Lyon, 2018 ; Annie Collovald (dir.), Les Années 1970 à Nantes : des années tumultueuses ?, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2018 ; Équipe lilloise, Les Années 68 à Lille, Presses du Septentrion, Lille (à paraître) ; Équipe rennaise, Après 68. Les devenirs pluriels des militantes et militants rennais (à paraître). Voir également sur la Bre-tagne Christian Bougeard, Les Années 68 en Bretagne. Les mutations d’une société (1962-1981), PUR, Rennes, 2017.

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significative d’entre eux, la guerre de libération de l’Algérie puis la lutte du peuple vietnamien pour son indépendance auront été des moments politiques fondateurs. Aujourd’hui, ils sont âgés d’en-viron soixante-dix ans et ont déplié leur vie militante, affective et professionnelle au cours des cinquante dernières années. Elle est ensuite celle des années 681, que l’on fait démarrer en 1966 et que l’on borne, après l’élection présidentielle de mai 1981, au tournant de la rigueur en 1982-1983, lequel met un terme à l’hu-meur contestataire de l’esprit de Mai. En inscrivant le moment 68 dans une séquence historique plus longue, nous nous donnons le moyen de mesurer la place de l’événement dans les trajectoires biographiques comme dans les recompositions ultérieures des espaces militants locaux.

Par contraste avec les deux décennies suivantes, les années 1970 apparaissent souvent comme un “âge d’or2” de la contestation, émaillé de multiples mobilisations puissantes et souvent effi-caces –  les luttes des lycéens, des homosexuels, des salariés de Lip, pour la légalisation de l’avortement, du Larzac, contre les centrales nucléaires de Creys-Malville ou de Plogoff – qui font, aujourd’hui encore, figure de référence au sein des univers mili-tants. Au-delà de ces luttes emblématiques, cette décennie fut marquée par un haut niveau de conflictualité sociale. Pour s’en tenir aux seuls conflits du travail, le nombre de journées indi-viduelles non travaillées pour cause de grève tournait autour de 3 millions par an (le maximum a été atteint en 1976 avec plus de 5 millions) ; il est descendu à un million environ au cours de

1. L’expression “les années 68” désigne à la fois les événements de mai-juin et, plus largement, les quelques années qui les ont précédés et la séquence temporelle d’une douzaine d’années qui s’ensuit. Voir Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Franck, Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Éditions Complexe, Bruxelles, 2000 (en particu-lier p. 245 et suiv.).2. Lilian Mathieu, Les Années 70, un âge d’or des luttes ?, Textuel, Paris, 2010.

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16 INTRODUCTION

la décennie suivante (avec un minimum de 884 900 journées de grève en 1985 et un maximum de 2,3 millions en 1982)1.

Saisir les effets de ce contexte contestataire des années 1970 sur les militants exige d’inscrire cette période dans la continuité de Mai 68. Tous les individus auxquels nous nous sommes inté-ressés n’ont pas directement vécu la crise de Mai : certains ont suivi les événements à distance, d’autres étaient trop jeunes pour y participer. La majorité d’entre eux n’en a pas moins été profon-dément affectée par la remise en cause des formes d’autorité pro-duite par l’événement. La plupart des mouvements sociaux des années 1970 ont poursuivi la critique des rapports de domina-tion qui trament l’ordinaire de la vie sociale, ce que Boris Gobille désigne comme une “rupture des allégeances2”.

Les organisations militantes elles-mêmes ne sont pas sorties indemnes de ce maelstrom. Pendant et après Mai 68, elles ont été marquées par d’intenses débats internes dont les effets sur leurs modes de fonctionnement, voire parfois sur leur simple existence, ont été majeurs. Ces années sont un moment d’intense réflexi-vité : y sont interrogées les manières de s’engager et de s’investir,

1. Isabelle Sommier, Le Renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 40 ; Jean-Michel Denis, Le Conflit en grève ?, La Dispute, Paris, 2005, p. 292. Relevons ici que si cet autre indicateur de la conflictualité sociale que sont les manifestations de rue a été étudié pour la période 1918-1968 par Danielle Tartakowsky, puis pour la période 1979-1990 par moi-même, les années 1970 restent encore une terra incognita que la présente recherche s’est employée à réduire. Voir Danielle Tartakowsky, Les Manifestations, Presses de la Sorbonne, Paris, 1997 ; Olivier Fillieule, Stratégies de la rue. Les mani-festations en France, Presses de Sciences-po, Paris, 1997.2. Mai “ne proposait pas nécessairement, ou « seulement », de substituer un ordre alternatif à l’ordre existant, mais attaquait les fondements normatifs mêmes grâce auxquels […] s’imposait une hiérarchisation du monde social entre gouvernants et gouvernés, responsables syndicaux et travailleurs, décideurs et exécutants, éduca-teurs et éduqués, créateurs et consommateurs de biens culturels, travail intellectuel et travail manuel, détenteurs du savoir légitime et les autres”, in Boris Gobille, “Mai-juin 68 : crise du consentement et ruptures d’allégeance”, in Dominique Damamme et al. (dir.), Mai-juin 68, op. cit., p. 21.

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les pratiques contestataires, les relations internes au groupe. Ainsi la figure virile du “révolutionnaire professionnel” a-t-elle été bousculée par les mouvements féministes et homosexuels. Et le féminisme dit de la “seconde vague” est lui en très large part issu de la défection de militantes des gauches alternatives lassées du sexisme de leurs organisations1. Dans le monde syndical, la pos-ture ouvriériste et machiste de la CGT a été remise en cause, ce qui l’a contrainte à s’ouvrir, timidement, aux travailleuses et aux immigrés. De son côté, la CFDT, beaucoup plus réceptive aux idées nouvelles, s’est fait le chantre de l’autogestion. L’ensemble des sites de socialisation des militants – en premier lieu la famille, l’école, l’université ou encore l’Église – ressortent profondément bouleversés par l’humeur anti-institutionnelle issue de Mai 68. Ce sont les logiques et les effets de ces transformations des socia-lisations militantes que nous abordons ici.

Autre trait marquant de la période, l’étroite intrication entre les terrains de lutte et les fréquents passages, au cours des itiné-raires militants, par des causes ou mobilisations relevant d’enjeux hétérogènes. La mobilisation du Larzac, par exemple, ne défendait pas seulement un certain type d’agriculture et ne se limitait pas à l’antimilitarisme : elle posait aussi des questions relatives à l’iden-tité occitane ou à la sauvegarde de l’environnement, et a su faire converger, lors des grands rassemblements de 1973 et 1974, des masses militantes qui excédaient largement la population direc-tement touchée par l’extension du camp militaire2. Cette intri-cation des terrains et des enjeux de lutte, sensible encore dans la fréquence des transferts, reconversions et multipositionnements militants, explique l’effort entrepris en ces pages pour étudier ensemble les syndicats, les gauches alternatives et les mouve-ments féministes.

1. Françoise Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement, Seuil, Paris, 1993.2. Lilian Mathieu, Les Années 70…, op. cit.

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Enfin, le déplacement des têtes d’affiche aux militants ordi-naires suppose la mise à l’écart des personnes qui furent alors des leaders autant que de celles qui ont tenu le haut du pavé après avoir jeté des pavés1. Dès 1978, Serge July l’exprimait avec une satisfaction non feinte : “À mesure que nous vieillissons, la géné-ration s’impose, occupe des positions de pouvoir, meuble des hié-rarchies, tient la scène et les journaux, écrit des livres, les publie, les commente2.” En France, les dossiers consacrés par la presse magazine à la “réussite” des anciens de 68 sont légion et reviennent à chaque commémoration décennale. Les parcours de quelques figures tenues pour emblématiques effacent la question du deve-nir des milliers d’activistes qui, parce qu’ils n’ont pas connu le succès et la célébrité, ont disparu de la scène. Pour reprendre la formule imagée d’un journaliste du Los Angeles Times commen-tant la vulgate sur le devenir des militants américains des sixties, les ex-militants “travaillent à Wall Street ; leur Y inversé en forme de symbole de la paix est maintenant la marque d’un statut qui orne les calandres de leurs Mercedes3”.

La fortune de ce mythe tient sans doute, comme le fait remar-quer Todd Gitlin4, à ce qu’il constitue un formidable appel à la démobilisation pour les générations futures. Si toute révolte se termine par le compromis et le chacun pour soi, à quoi bon

1. Ce qui ne revient pas au même car seules de rares personnes sont passées du rôle de meneur de manifs à celui de leader d’opinion et, parmi les personnes qui aujourd’hui estiment incarner la “génération 68”, certaines n’eurent un rôle pré-pondérant ni en mai-juin 68 ni dans les années ultérieures.2. Serge July, “La mise en livre : libérez Mai 68”, Libération, 18 mai 1978, cité in Michelle Zancarini-Fournel, Le Moment 68. Une histoire contestée, Seuil, Paris, 2008, p. 50.3. David Johnston, “’Flower Child’Era Survivor Perseveres”, Los Angeles Times, 14 novembre 1982, cité in Jack Whalen, Echoes of Rebellion: The New Left Grows Up, PhD Dissertation, University of California, Santa Barbara, 1985. Voir égale-ment du même auteur “The Liberated Generation: An Exploration of the Roots of Student Protest”, Journal of Social Issues, no 23, 1967, p. 55.4. Todd Gitlin, “SDS around the Campfire”, The Nation, 22 octobre 1977, p. 403.

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entreprendre quoi que ce soit ? Gitlin souligne aussi que le suc-cès d’une telle interprétation est dû à des logiques de position : ceux qui, dans les années 1970 et 1980, sont en situation de “dire” le sens du mouvement – journalistes, publicistes, univer-sitaires – sont pour la plupart d’ex-militants qui, sans avoir for-cément renoncé à tous leurs idéaux, sont rentrés dans le rang et ont atteint des positions enviables. La remarque vaut d’être éten-due au cas français tant elle l’éclaire. En érigeant leur parcours personnel en loi sociologique, les commentateurs le dotent d’une cohérence propre à réduire toute dissonance1 et se situent à dis-tance du vécu ordinaire de milliers de personnes qui, partout en France, étudiants mais aussi employés, ouvriers ou sans-emplois, se sont engagés pour changer le monde, changer la vie et, par-tant, changer leur propre vie.

Mener à bien notre projet impliquait encore de se tenir à dis-tance de la “mémoire officielle2” qui, au fil des commémora-tions, a recouvert d’un voile épais la période3. Les volumes sur Mai 68, ses significations et ses effets, peuvent bien couvrir des rayonnages entiers, la bibliothèque qu’ils composent se ramène pour l’essentiel à des témoignages de grands acteurs et à de multiples exégèses des événements et de leurs suites, déployant une vulgate téléologique. Le sens de Mai 68 y est donné par sa postérité. Le présent serait la conséquence des desseins cachés ou inconscients du passé, au prix de toute une série de réduc-tions. Les mœurs sexuelles se sont libéralisées, les femmes ont

1. Pour une analyse des interprétations de Mai 68 à la lumière de ces stratégies de légitimation de leurs parcours par les commentateurs, voir Isabelle Sommier, “Mai 68 : sous les pavés d’une page officielle”, Sociétés contemporaines, no 20, décembre 1994, p. 62-82.2. Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Presses de la FNSP, Paris, 1994.3. Voir Jean-Pierre Rioux, “Mai 68 ou « La brèche » toujours béante”, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 12, 1986, p. 93-94, et “À propos des célébrations décen-nales du Mai français”, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 23, 1989, p. 49-58.

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gagné des droits, la consommation s’est envolée, les distances entre catégories sociales semblent avoir diminué. Les transfor-mations du capitalisme et des modes d’organisation du travail ont, sous l’accolade du new public management, instillé l’idée que le travail pouvait et devait se vivre comme un engagement de la personne, au détriment de la constitution des “nous” et des collectifs1. On ne retient plus alors de ces années-là que les aspects culturels, aux dépens d’un Mai qui tendait à une amé-lioration des conditions de vie et se solda par les accords de Gre-nelle ainsi qu’une augmentation de 35 % du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG)2.

Ce “bruit” des interprétations rétrospectives rend difficile la compréhension d’un passé à la fois si proche et si lointain. Tout particulièrement lorsqu’on ambitionne de rendre compte de parcours de radicalisation politique, soutenus par l’espoir d’une révolution sociale et politique imminente, dont mai-juin 68 n’aurait été qu’une répétition générale. La compréhension de ce qui, hier, faisait sens pour nos enquêtés et nourrissait des croyances ancrées profondément n’a aujourd’hui rien d’évident. Que l’on songe à la référence maoïste du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle, ou aux querelles théologiques entre chapelles marxistes-léninistes : la première impression est bien celle de quelque chose d’inintelligible, que l’on a tôt fait de juger avec mépris. Or, nous le verrons, il n’est pas possible de comprendre les engagements politiques des années 68 sans prendre au sérieux la force des idéologies alors prévalentes, ce qui constitue un véritable défi épistémologique tant il est

1. Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Galli-mard, Paris, 1999, et Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la dés-humanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès, Paris, 2015.2. Autant de biais que l’on retrouve à l’œuvre dans l’ouvrage de Robert Gildea, James Mark et Anette Warring (dir.), Europe’s 1968. Voices of Revolt, Oxford Uni-versity Press, Oxford, 2013.

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naturel de projeter sur le passé, même proche, les catégories du présent1.

Le dispositif d’enquête

Il aura fallu attendre la fin des années 1990 pour voir émerger des travaux d’histoire ou de sociologie à partir d’enquêtes systéma-tiques qui concernent par exemple la violence armée2, les établis3, l’investigation précise de groupes4, d’enjeux ou de mobilisations5. Dans un contexte de renouveau de la sociologie de l’engagement et du désengagement militant6, Julie Pagis s’est attachée à dres-ser la biographie collective d’un groupe de parents ayant, à Paris et à Nantes, placé leurs enfants dans des écoles alternatives à la fin des années 1970 et ayant été de près ou de loin affecté par

1. Érik Neveu, “Trajectoires de « soixante-huitards ordinaires »”, in Dominique Da mamme et al., Mai-juin 68, op. cit., p. 306-318.2. Isabelle Sommier, La Violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, PUR, Rennes, 1998.3. Soit les étudiants qui s’établissent en usine pour mobiliser les masses ouvrières. Voir Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Belin, Paris, 2000 ; et Les Établis, la chaîne et le syndicat. Évolution des pratiques, mythes et croyances d’une population d’établis maoïstes. 1968-1982. Mono-graphie d’une usine lyonnaise, L’Harmattan, Paris, 2000.4. Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, PUR, Rennes, 2005 et Xavier Vigna, L’In-subordination ouvrière dans les années 68, PUR, Rennes, 2007.5. Dominique Damamme et al., Mai-juin 68, op. cit. ; Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, 68, une histoire collective, op. cit. ; Anne Guérin, Prisonniers en révolte. Quotidien carcéral, mutineries et politique pénitentiaire en France (1970-1980), Agone, Marseille, 2013.6. Doug McAdam, Freedom Summer, Oxford University Press, New York, 1988 ; Olivier Fillieule, “Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement indi-viduel”, Revue française de science politique, vol. 51, nos 1-2, 2001, et Le Désengage-ment militant, Belin, Paris, 2005 ; Catherine Leclercq et Julie Pagis, “Les incidences biographiques de l’engagement”, Sociétés contemporaines, no 84, 2011, p. 5-23.

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mai-juin 681. Notre entreprise s’inscrit dans le mouvement inau-guré par ces travaux en se centrant sur les effets sociobiographiques de l’engagement, c’est-à-dire sur la manière dont l’expérience de l’enga gement peut transformer le rapport au monde des indivi-dus, parfois en rupture avec les socialisations antérieures. Il s’agit de saisir comment l’engagement est susceptible d’influencer, en les redéfinissant ou en les modifiant, l’ensemble des représenta-tions et des pratiques individuelles2.

Le carton, le récit et le calendrier

L’enquête repose sur une entreprise collective de longue haleine qui a débuté à la fin 2012 avec une équipe d’une trentaine de politistes et de sociologues, financée par l’Agence nationale de la recherche et l’université de Lausanne. Il s’agissait d’explorer dans les cinq villes retenues (Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes) le devenir de trois “familles de mouvements3” : le mouvement syn-dical ouvrier, les gauches alternatives4 et la nébuleuse féministe, sachant que les militants circulent bien souvent d’une famille à l’autre. Trois types de matériaux ont été collectés selon un même protocole et à un même rythme dans les cinq villes : des données documentaires, 366 récits biographiques et 285 “calendriers de vie” (selon une technique empruntée aux démographes et sur laquelle je reviendrai un peu plus loin).

Une première phase nous a amenés à reconstruire les milieux militants sur chaque site en les mettant en rapport avec des données

1. Julie Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation poli-tique, Presses de Sciences-po, Paris, 2014.2. Olivier Fillieule, Le Désengagement militant, op. cit., p. 39.3. Donatella Della Porta et Dieter Rucht, “Left-libertarian Movements in Context”, in Craig Jenkins et Bert Klandermans (dir.), The Politics of Social Protest, University of Minnesota, 1995.4. Sur le choix de cette expression plutôt que celle d’“extrême gauche”, voir le cha-pitre 10.

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démographiques, politiques et écologiques plus larges, afin de com-prendre la composition de l’offre d’engagement et les activités des groupes étudiés. Des entretiens informatifs et un travail documen-taire considérable ont été menés, à partir de sources souvent inex-plorées, personnelles ou administratives, comme les documents des Renseignements généraux (RG) ou des cabinets des préfets, conser-vés dans les archives départementales et nationales1. Cette étape cruciale nous a permis de reconstituer les chronologies locales, les réseaux d’alliance ou de conflit entre groupes politiques (par-delà même les trois familles de mouvement étudiées), et les manières dont l’espace concret était habité, avec ses quartiers bourgeois ou populaires, ses lieux de rencontre et de mémoire militants, parta-gés ou disputés.

Pour le dire autrement, c’est à délimiter et à décrire de manière dynamique des “configurations militantes” que nous nous sommes d’abord attelés. Développée par Norbert Elias, la notion de confi-guration désigne “la figure globale toujours changeante que for-ment les joueurs”, elle inclut “non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques” et forme “un ensemble de tensions2”. Ses limites spatiales, de même que les acteurs individuels et collectifs qui la peuplent, peuvent donc varier. À Marseille par exemple, selon les moments et les enjeux, l’enquête s’étend jusqu’à Aix-en-Provence (où se trouve la

1. L’accès à ces sources administratives est soumis à dérogation de la part des ser-vices versants et comporte un certain nombre de restrictions notamment l’inter-diction de reproduire les documents.2. Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Pocket, Paris, 1981 [1970], p. 157. Voir aussi Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation, la violence maîtri-sée, Fayard, Paris, 1994. Pour une justification théorique de l’usage de ce concept pour penser les espaces dans lesquels s’inscrivent les mouvements sociaux, voir Olivier Fillieule et Christophe Broqua, “Sexual and Reproductive Rights Move-ments and Counter Movements from an Interactionist Perspective”, Social Move-ment Studies, 1, 2018.

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cour d’assises qui accueille quelques procès retentissants de mili-tants) ou à l’ensemble des Bouches-du-Rhône1.

Levons ici une possible ambiguïté. Si le local constitue le cadre de la recherche, il n’en est pas l’objet2. Situer l’observation à l’échelle locale ne signifie pas que l’on superpose cinq monogra-phies. Nous visons plutôt une analyse localisée qui s’attache aux articulations entre échelles locales et nationale, ne conçoit pas ces articulations en termes de dépendance des unes à l’autre et amène à penser l’inscription sur un territoire de rapports sociaux et politiques travaillés par des logiques aussi bien locales que natio-nales3. On le verra tout au long des chapitres : la multiplication des niveaux d’observation et des échelles permet de rendre compte de la manière dont s’intriquent chronologies locales, nationale et internationale, de décrire finement des espaces de relations sociales entre des acteurs en concurrence ou alliés autour d’enjeux aussi et peut-être d’abord locaux4. C’est enfin le moyen de rapporter les parcours de vie suivis par nos enquêtés aux contraintes et aux opportunités, militantes, professionnelles ou relationnelles.

Dans un second temps, nous avons mené des entretiens biogra-phiques5 avec 366 personnes, militantes ordinaires des années 68.

1. Par ailleurs, à Marseille, la constitution d’une banque de données de manifesta-tions de rue sur la période 1966-1989 a permis de construire statistiquement une carte évolutive des réseaux d’alliance entre organisations, d’identifier les acteurs centraux de la configuration militante autant que les moments de bascule et de redéfinition des équilibres. Voir Olivier Fillieule et Isabelle Sommier (dir.), Mar-seille, années 68, op. cit., chap. 2.2. Frédéric Sawicki, Les Réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Belin, Paris, 1997.3. Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki, “L’analyse localisée du politique”, Poli-tix, vol. 2, nos 7-8, 1989, p. 6-16. Voir aussi Julian Mischi, Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, PUR, Rennes, 2010, p. 25.4. Sur ces questions d’échelles, voir Jacques Revel, Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Gallimard/Seuil, Paris, 1996 et surtout Bernard Lepetit, “Architec-ture, géographie, histoire : usages de l’échelle”, Genèses, no 13, 1993, p. 118-138.5. Soit des entretiens au cours desquels les personnes racontent leur vie avec

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Ils constituent le cœur de l’enquête. Dans une perspective inte-ractionniste1, nous considérons que pour décrire et comprendre la conduite des individus il faut tâcher de reconstituer le point de vue de l’acteur en situation, autrement dit “comment il per-cevait la situation, les obstacles qu’il croyait devoir affronter, les alternatives qu’il voyait s’ouvrir devant lui2”. Toutefois, le recueil de données biographiques n’est pas suffisant pour comprendre comment des parcours individuels ou collectifs (lignées fami-liales, groupements, cohortes) sont liés non à des traits psy-chologiques individuels mais à des processus sociohistoriques incluant des valeurs, des croyances, des normes socialement identifiables et comment, inversement, ces processus peuvent se comprendre à partir de l’analyse de leurs traductions indivi-duelles.

La singularité du matériau biographique renvoie à trois élé-ments. D’abord, plutôt que d’opposer “faits sociaux” dits objec-tifs et “significations sociales” dites subjectives (ce que Weber appelle le sens subjectif ), nous nous efforçons de les penser ensemble. En ce sens, le récit biographique repose sur une

comme point de départ une consigne très ouverte qui insiste sur le fait que l’on ne s’intéresse pas seulement à l’activité militante, non plus qu’à la seule séquence des années 68. La plupart des récits suivent donc dans les grandes lignes le dérou-lement du parcours de vie, de la naissance (et des origines familiales) au moment de l’enquête, et abordent à la fois la sphère des activités militantes, profession-nelles et affectives. En termes de relances, la consigne est d’intervenir le moins possible et autant que faire se peut de manière neutre. Ces entretiens durent en moyenne autour de trois heures. Les entretiens ont été retranscrits et pour cha-cun une fiche de synthèse ramassant les éléments saillants a été rédigée, ce qui a facilité le partage des données entre équipes locales pour les analyses par famille.1. Voir Olivier Fillieule, “Propositions pour une analyse processuelle…”, art. cité et Olivier Fillieule et Érik Neveu, “Activists Trajectories in Space and Time, An Introduction”, in Olivier Fillieule et Érik Neveu (éd.), Activists Forever? The Long-Term Impacts of Political Activism in Various Contexts, Cambridge University Press, Cambridge, 2018.2. Howard Saul Becker, Préface à Clifford Shaw, The Jack-Roller. A Delinquent Boy’s Own Story, The University of Chicago Press, Chicago, 1966, p. 106.

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épistémologie particulière qui considère que “l’existence des individus et l’histoire de leur société ne se comprennent qu’en-semble1”. Ce type de récit oblige ensuite à raisonner en tenant toujours compte du déroulement des processus observés (tem-poralité des âges, des contextes et des scènes d’interaction) et à s’intéresser à la multiplicité des configurations dans lesquelles les individus sont successivement ou simultanément partie pre-nante, c’est-à-dire à la multiplicité des sphères de vie (travail, famille, activités sociables, militantisme, etc.), interdépendantes les unes des autres2.

La sociologie offre un magnifique exemple, bien qu’inachevé, de la valeur ajoutée de l’analyse biographique : le Mozart. Sociologie d’un génie de Norbert Elias3. Le sociologue allemand y construit l’analyse sociologique de la biographie du musicien en étudiant la configuration des cours royales de l’époque et le processus de transformation de la position sociale des artistes – du statut de serviteurs à celui de créateurs indépendants. Il montre aussi, en s’appuyant notamment sur la correspondance de Mozart, combien l’artiste est pris dans un conflit de normes qui rend compte de sa double révolte sociale (contre son statut subalterne de domes-tique) et familiale l’amenant à rompre avec ses protecteurs et avec son père pour se construire en tant qu’artiste indépendant. La vie de Mozart est pensée par Elias comme un lieu d’observation pri-vilégié d’une conjoncture particulière, permettant de donner une image claire des contraintes sociales qui ont pesé sur le musicien, de comprendre la façon dont il s’est comporté à leur égard (tan-tôt les acceptant, tantôt les refusant), d’élaborer un modèle théo-rique de la configuration que constitue l’existence sociale d’un

1. Charles Wright-Mills, The Sociological Imagination, Oxford University Press, Oxford, 1959, p. 17.2. Anselm Strauss, Mirrors and Masks. The Search for Identity, The Free Press, Glencoe, 1959.3. Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, Seuil, Paris, 1991.

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individu. Comme le souligne le sociologue Bernard Lahire, “com-prendre un cas, c’est comprendre tout ce qui du monde social s’est réfracté et replié en lui, peu à peu. […] Pour comprendre le social à l’état plié, individualisé, il faut avoir une connaissance du social à l’état déplié et savoir quels ont été les éléments struc-turants de ses vies familiale, scolaire, sentimentale, amicale, pro-fessionnelle, religieuse, and so on and so forth1”.

Le choix d’analyser les incidences du militantisme ne va pas sans soulever de multiples difficultés méthodologiques, à commencer par les problèmes liés à la reconstitution ex post, lors des entretiens, des trajectoires. Faut-il cependant considérer cette approche comme inutile et trompeuse ? Nous ne le pensons pas. Certes, comme l’écrit Florence Descamps, “les témoignages oraux ne sont pas capables de restituer précisément une chronologie ni de dater de façon fiable un événement”. Il n’en demeure pas moins que “les sources orales sont capables de proposer une diachronie, c’est-à-dire une succession vécue d’événements dans le temps2”. La remarque ne revient pas à nier les phénomènes d’oubli et de mensonge mais permet d’in-sister sur la validité et la fiabilité malgré tout de ce type de sources.

Et ce d’autant plus que l’identification des expériences vécues et des bifurcations3 dans les récits biographiques ne vise pas la reconstitution de la vérité historique mais plutôt la restitution de l’ordre des expériences. Les bifurcations ne correspondent pas toujours à des moments précis, elles peuvent s’étirer selon

1. Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, La Découverte, Paris, 2010, p. 71.2. Florence Descamps, L’Historien, l’archiviste et le magnétophone. De la consti-tution de la source orale à son exploitation, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2001, p. 507.3. Sur cette notion qui pointe les changements institutionnalisés (fin des études et début de la vie professionnelle, mariages, naissances, etc.) et les changements de perspective, voir Andrew Abbott, “À propos du concept de Turning Point”, in Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, La Découverte, “Recherches”, Paris, 2010, p. 187-211.

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des temporalités variables dans les différentes sphères de vie. En ce sens, si l’analyse ne permet pas facilement de reconstituer la perception de l’expérience militante par ses acteurs, elle invite en revanche à saisir une autre dimension, imperceptible sur le moment : les rétributions de l’engagement1 à plus long terme et les inflexions qui ne font pas sens dans l’immédiat mais pro-duisent des effets de longue durée. L’impact biographique du militantisme est impossible à mesurer sur l’instant puisqu’il ne se réalise que sur le temps long2. La succession des expériences, certains effets de la pratique militante ne sont observables que bien longtemps après que le fait générateur est survenu. Ce n’est qu’a posteriori, proche du terme de la biographie, que nous pou-vons évaluer leurs effets. D’où l’immense avantage de réaliser cette enquête au moment où les enquêtés ont pris de l’âge. Nous avons ainsi pu disposer de frises biographiques longues, lisibles au niveau individuel et en tant qu’éléments d’une série et du destin d’une fraction de population. Proches de la retraite ou retraités, nos enquêtés sont sortis de nombreux jeux sociaux et se trouvent souvent dans des dispositions distanciées, apaisées.

Il existe toujours un risque de donner rétrospectivement un sens à la succession des événements sélectionnés par la personne interro-gée. Le sens qu’on donne à sa vie, écrit Anselm Strauss, “repose sur les concepts et les interprétations auxquels on accorde délibérément la primauté sur la multitude désordonnée des actes de son passé3”.

1. C’est-à-dire les bénéfices et les coûts matériels ou symboliques que les indivi-dus pensent être générés par leur engagement. Sur cette notion, voir Éric Agri-koliansky et Olivier Fillieule, “Les rétributions du militantisme. Du concept à la méthode”, in Daniel Gaxie et al. (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques, PUR, Rennes, 2017.2. Comme l’a suggéré Andrew Abbott, certains concepts sont narratifs au sens où ils ne peuvent être opérationnalisés que post hoc. Voir “Time Matters. Traduc-tion de l’épilogue par Claire Lemercier et Carine Ollivier”, Terrains & Travaux, vol. 2, no 19, 2011.3. Anselm Strauss, Mirrors and Masks, op. cit.

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