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TUMULTES, numéro 40, 2013 La classe contre le peuple Marxisme et populisme selon l’opéraïsme italien Andrea Cavazzini Université de Liège Je voudrais dans cette contribution faire ressortir certaines différences de structure entre le discours marxiste et les discours qui assignent un rôle central au signifiant « peuple ». Dans le vocabulaire de la discursivité idéologique antagoniste, la notion de « classe » a disparu en faveur de la référence au peuple, à la démocratie — dont le lien avec le peuple est à la fois étymologique et conceptuel —, à la citoyenneté et parfois à une notion amendée de « populisme 1 ». Autant de figures d’une idée de la politique comme ouverture d’un espace autonome de création institutionnelle et sociale — une idée cohérente en dernière instance avec l’autonomie du politique qui fonde l’expérience de l’État moderne, alors même que ces figures contemporaines insistent moins sur l’aspect de la souveraineté que sur celui de la démocratie comme pratique « horizontale » de constitution et de légitimation des rapports sociaux. Ma thèse est que les concepts spécifiquement marxistes de « capital » et de « lutte des classes » sont inconciliables avec la centralité du peuple, et en général avec les signifiants de la tradition démocratique-radicale, dont le « retour » dans la théorie et le 1. Voir Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008. La réflexion sur tous ces concepts est au cœur des efforts théoriques d’Étienne Balibar, Catherine Colliot-Thélène, Jacques Rancière…

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Cavazzini, La classe contre le peuple

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TUMULTES, numéro 40, 2013

La classe contre le peuple Marxisme et populisme selon l’opéraïsme italien

Andrea Cavazzini Université de Liège

Je voudrais dans cette contribution faire ressortir certaines différences de structure entre le discours marxiste et les discours qui assignent un rôle central au signifiant « peuple ». Dans le vocabulaire de la discursivité idéologique antagoniste, la notion de « classe » a disparu en faveur de la référence au peuple, à la démocratie — dont le lien avec le peuple est à la fois étymologique et conceptuel —, à la citoyenneté et parfois à une notion amendée de « populisme1 ». Autant de figures d’une idée de la politique comme ouverture d’un espace autonome de création institutionnelle et sociale — une idée cohérente en dernière instance avec l’autonomie du politique qui fonde l’expérience de l’État moderne, alors même que ces figures contemporaines insistent moins sur l’aspect de la souveraineté que sur celui de la démocratie comme pratique « horizontale » de constitution et de légitimation des rapports sociaux. Ma thèse est que les concepts spécifiquement marxistes de « capital » et de « lutte des classes » sont inconciliables avec la centralité du peuple, et en général avec les signifiants de la tradition démocratique-radicale, dont le « retour » dans la théorie et le 1. Voir Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008. La réflexion sur tous ces concepts est au cœur des efforts théoriques d’Étienne Balibar, Catherine Colliot-Thélène, Jacques Rancière…

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discours politiques marquent en effet notre situation actuelle comme post-marxiste (ou pré-marxiste). Pour exposer avec le plus de clarté les enjeux de cette inconciliabilité, j’aurai recours aux positions développées par l’opéraïsme2 italien, le courant marxiste qui a insisté avec le plus de force sur la centralité politique de la classe ouvrière et sur la différence irréductible que cette centralité ouvrière3 introduit entre le marxisme et tout radicalisme démocratique.

Critique de la synthèse nationale-populaire En 1965, le critique littéraire Alberto Asor Rosa, militant

communiste proche des positions de la revue classe operaia —dont la fondation fut l’acte de naissance de l’opéraïsme4 — publia un livre intitulé Scrittori e popolo5. L’ouvrage était une mise à mort de la littérature « nationale-populaire », laquelle était considérée comme l’expression littéraire de la ligne officielle du Parti communiste italien, dite « voie italienne vers le socialisme ». Pour Asor Rosa le populisme constituait le fondement tant de la stratégie communiste que de la forme 2. La dénomination « opéraïsme » vient de l’italien « operaio », à savoir : ouvrier. Sa traduction littérale serait « ouvriérisme ». Mais « ouvriérisme » est un mot qui désigne une attitude politico-syndicale générale, et non un courant spécifique dans l’histoire du marxisme. En France, « opéraïsme » est habituellement utilisé pour indiquer le courant marxiste italien, alors que dans le monde anglo-saxon prévaut l’utilisation de « workerism ». 3. Sur le marxisme critique italien et la « séquence rouge » des années 1960-1970, voir Cahiers du GRM, 2, La « séquence rouge » italienne, http://www. europhilosophie-editions.eu/fr/IMG/pdf/CahierII-complet_dec_11_ac_liens.pdf et Andrea Cavazzini, Le printemps des intelligences. La Nouvelle Gauche en Italie – Introduction historique et thématique, http://www.europhilosophie- editions.eu/fr/spip.php?article18. Sur la « centralité ouvrière » dans la séquence rouge italienne, voir le Séminaire 2011-2012 (premier semestre) du Groupe de recherches matérialistes, http:www.europhilosophie.eu/recherche/spip.php? article580.eu/recherche/spip.php?article580. 4. On peut considérer Mario Tronti comme le fondateur de l’opéraïsme et son livre de 1966, intitulé Ouvriers et Capital et composé de textes dont les plus anciens datent des années 1950, comme le sommet théorique et systématique de ce courant. Cf. M. Tronti, Operai e capitale, Turin, Einaudi, 1966, traduction française de Yann Moulier et Giuseppe Bezza, Paris, Christian Bourgois, 1977. Ce texte est accessible maintenant depuis le site de la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/-Tronti-Ouvriers-et-Capital. Sur Mario Tronti, voir Diego Melegari, « Negri et Tronti, entre social et politique. L’opéraïsme et la question de l’organisation » et Michele Filippini, « Mario Tronti e l’operaismo politico degli anni Sessanta », dans Cahiers du GRM, 2, La « séquence rouge » italienne, op. cit. 5. Alberto Asor Rosa, Scrittori e popolo, Rome, Samonà & Savelli, 1965.

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spécifique de littérature engagée que représentaient, entre autres, des auteurs tels que Vasco Pratolini, Pier Paolo Pasolini et Carlo Cassola. Dès avant la fin de la guerre mondiale, le Parti communiste dirigé par Palmiro Togliatti avait adopté une « voie italienne » impliquant l’intégration stratégique aux structures de l’État démocratique à venir. Par là, le parti aurait dû revêtir le rôle de représentant politique des « intérêts démocratiques généraux », partagés par toutes les strates sociales « progressistes » — ouvriers, intellectuels démocrates, bourgeois « éclairés », capitalistes « productifs », couches moyennes — et opposés aux privilèges parasitaires des classes dominantes d’un pays qui était qualifié de société bourgeoise imparfaite, caractérisée par un capitalisme arriéré et sous-développé. Dans cette stratégie, la classe ouvrière ne figurait que comme le « secteur le plus avancé » du peuple italien que le PCI visait à représenter. Du point de vue de la stratégie culturelle, la « voie italienne » de Togliatti impliquait une valorisation de toutes les « traditions » nationales qui faisaient allusion à une unité réelle ou possible entre les « hommes simples » et les classes intellectuelles — ce qui supposait une méfiance marquée vis-à-vis de toute insistance sur les conflits de classes et les discontinuités historiques. Dans cette synthèse nationale-populaire, le peuple était vu, à la manière du nationalisme romantique du dix-neuvième siècle, comme une strate sociale (ou socio-naturelle) inculte mais vigoureuse, spontanée, moralement saine, que les élites intellectuelles se devaient d’éduquer et à laquelle l’État-nation aurait fourni une actualisation-sublimation. Le national-populaire était inséparable d’une vision pédagogique de la politique qui renversait abstraitement l’élitisme traditionnel des intellectuels italiens sans remettre pour autant en question les données structurelles —sociologiques, économiques, politiques — qui conditionnent tant la production culturelle que les classes sociales censées en être les destinataires.

Dans son livre de 1965, qui devait devenir rapidement célèbre, Alberto Asor Rosa écrira la généalogie de ce modèle de l’agir intellectuel, une généalogie qui remonte aux projets d’unité nationale à l’époque du Risorgimento et à la tradition des courants libéraux et démocrates modérés. Pour Asor Rosa, la réflexion de Gramsci sur les intellectuels dans les Cahiers de prison ne fait que relayer ce modèle « populiste », en héritant également de ses limites, et c’est par l’absorption et l’appauvrissement ultérieur des limites gramsciennes que le Parti communiste de Togliatti élaborera ses propres positions à

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l’égard du peuple et des intellectuels dans le cadre de la « voie italienne vers le socialisme » :

« Le souci principal de tous les penseurs et mouvements qui ont essayé d’indiquer une stratégie plausible pour les différentes tendances visant l’indépendance ou la rénovation de la Nation a été celui de créer un rapport profond et organique [avec] les aspirations populaires (…). La question du rapport entre intellectuels et peuple n’est que l’un des aspects d’une vision globale de la lutte des classes (…) où il s’agirait de faire fusionner, à côté des intérêts spécifiquement ouvriers, les intérêts de très vastes masses populaires, convaincues de la nécessité de la révolution par la persistance, en Italie, de conditions de vie extrêmement précaires6. »

Pour Asor Rosa, ces positions gramsciennes représentent une véritable régression par rapport à la période de l’Ordine Nuovo, l’organe théorique des conseils ouvriers qui s’étaient formés à Turin entre 1919 et 1920 :

« Après l’expérience de l’Ordine Nuovo et des conseils d’usine, la réflexion sur le Parti et sur la révolution nationale italienne éloigne de plus en plus Gramsci de la tentative, qui caractérisa cette expérience-là, de théoriser et de fonder les institutions authentiquement ouvrières d’un État essentiellement de classe7. »

Ce qui finira par réinstaurer l’idée d’une « mission » progressiste de la bourgeoisie et du rôle pédagogique des intellectuels vis-à-vis d’un « peuple » dont la notion a été vidée de toute la spécificité sociologique et politique propre à la classe ouvrière industrielle. La stratégie nationale-populaire implique, dans l’Italie d’après-guerre, un aveuglement total face aux transformations du paysage social et politique italien induites par l’industrialisation : ni les rapports « néo-capitalistes », ni l’essor d’une classe ouvrière fortement conflictuelle, ne peuvent être saisis convenablement par un outillage idéologique datant du dix-neuvième siècle. Pour le groupe opéraïste de Tronti et Asor Rosa il n’y a de stratégie politique révolutionnaire qu’à condition de s’inscrire consciemment dans ce contexte inédit. Cette stratégie vise évidemment à inverser une tendance qui a été la conséquence principale de la ligne nationale-populaire : la dépolitisation des rapports de production, de la vie des travailleurs à l’usine, devenue particulièrement dure entre les années 1950 et 1960. L’exigence de faire retour à l’expérience 6. Ibid., pp. 208-209. 7. Ibid., p. 209.

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directe de la classe ouvrière était d’autant plus urgente que, dans les usines, les syndicats connurent, au cours des années 1950, une crise extrêmement grave. La décennie 1950 représente, dans l’histoire italienne, l’un des moments les plus durs et sombres du point de vue des conditions des travailleurs : aux cadences infernales d’une exploitation maximisée par la vague de croissance économique qui suivit la reconstruction d’après-guerre, s’ajoutaient des formes très radicales de despotisme d’usine, avec des licenciements massifs, des persécutions, le fichage des militants politiques et syndicaux et une réduction des droits élémentaires, tels la grève et les pauses. Aris Accornero, un ex-ouvrier et militant syndical devenu par la suite l’un des principaux sociologues italiens du travail, parle d’une « faiblesse ouvrière » qui caractérise les années 1950. Son livre Gli anni ’50 in fabbrica8 contient le récit de la participation de l’auteur aux travaux de la Commission syndicale interne de l’entreprise RIV (une branche interne de FIAT) entre 1952 et 1953 et analyse les manifestations et les causes de l’impuissance des ouvriers. L’ouvrage d’Accornero met en évidence l’obstacle que représente l’idéologie « démocraticiste » du PCI, assignant à la classe ouvrière et à la politique communiste des tâches généralement « civiques » visant le « bien commun », et tendant par conséquent à délégitimer toute lutte menée à partir des revendications qui ressortissent à la condition des travailleurs des grandes entreprises. Les luttes et les objectifs qui concernent directement l’usine et les rapports de pouvoir internes à l’entreprise s’en trouvent systématiquement négligés ou escamotés : l’entreprise n’apparaît pas comme le lieu décisif de la stratégie politique, mais uniquement comme une sphère particulière de la société où il s’agirait de faire valoir les instances démocratiques que la gauche politique vise à affirmer essentiellement par le biais de l’action parlementaire et de l’hégémonie culturelle. Au despotisme patronal — à la fois paternaliste et brutalement répressif — le syndicat n’oppose qu’une protestation « moralisante et impolitique ». Les ouvriers des grandes usines sont considérés, par leurs propres organisations politiques et syndicales, comme une « force socialement minoritaire9 » qui doit constamment subordonner ses revendications et la lutte contre sa propre exploitation, à la conservation des « équilibres » généraux qui garantissent l’unité du pays ou des « forces populaires ». Aux ouvriers est généralement demandé de faire preuve d’altruisme, voire d’une sagesse qui peut aller jusqu’au sacrifice de soi : 8. A. Accornero, Gli anni ’50 in fabbrica, Bari, De Donato, 1973. 9. Ibid., p. 78.

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« Le mouvement ouvrier semble plutôt s’engager dans la défense générale de la classe que dans les victoires particulières de la force-travail10. »

Le primat d’une politique entièrement jouée en dehors de l’usine implique que les ouvriers communistes négligent l’activité syndicale et qu’ils refusent souvent d’adhérer aux organisations syndicales. Les revendications dans l’usine sont traitées comme autant de cas particuliers, sans pour autant que ce traitement débouche sur une vision stratégique des rapports internes aux entreprises. L’obsession de la politique « pure » produit une vision « économiciste » et particulariste des conflits sur les lieux de production :

« L’économicisme était impulsé par un classisme abstrait, doctrinaire, qui séparait nettement la classe ouvrière comme pure position idéologique de la masse des travailleurs réels en tant que pure matérialité11. »

En particulier, l’organisation du travail ne fait jamais l’objet d’une critique systématique : elle est vue comme une donnée immuable, soustraite à tout investissement politique. Les ouvriers politisés, les « avant-gardes ouvrières », interviennent publiquement sur des problèmes de politique interne et sur les événements internationaux — mais cette activité, fondée sur une forte unité idéologique, ne se traduit pas par le pouvoir réel de conditionner le processus de production immédiat :

« À une lutte très serrée et incessante contre les décisions politiques qui expriment la domination capitaliste par rapport à la société, correspond une contestation faible — non explicite, non systématique, non articulée — vis-à-vis du pouvoir des capitalistes sur les travailleurs dans les lieux concrets du travail12. »

L’impuissance ouvrière est l’impuissance face à la rationalisation et à la normalisation des usines dans les premières années du miracle économique. Les nouvelles formes de contrôle de la force-travail sont ignorées des dirigeants politiques et syndicaux. Si les travailleurs obtiennent parfois des améliorations (indirectes et particulières) s’agissant des conditions salariales, ils n’ont jamais une influence réelle sur les aspects normatifs et organisationnels : les améliorations matérielles, souvent purement financières, restent octroyées par

10. Ibid., p. 79. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 81.

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la direction. L’usine se présente comme un système autonome dont les lois de fonctionnement s’imposent à la force-travail comme indiscutables et immuables. Les travaux de la Commission interne décrivent la figure du militant politique qui « sait comment changer le monde mais non l’usine, s’oppose au partage de la planète par les puissances impérialistes mondiales mais accepte la division capitaliste du travail13 ». Autrement dit, lorsque le « miracle économique » éclate en Italie, les conditions inhumaines du travail industriel et la fusion entre la nouvelle fonction régulatrice de l’État et les processus économiques —fusion qui, avec la « rationalisation » du processus du travail, caractérise la structure internationale du capitalisme des « Trente Glorieuses » — rendent intenable la stratégie nationale-populaire.

La rationalité capitaliste La revue-collectif Quaderni Rossi, fondée par Raniero

Panzieri au début des années 1960, visait à renouveler la politique de la gauche italienne à partir d’une pratique systématique de l’enquête menée dans les usines avec les ouvriers, et à re-politiser les conditions immédiates de la production — contre toute idéologie de la neutralité de la technique et de l’organisation industrielles, et contre toute séparation entre la sphère politique et le processus de production — par le biais de l’exercice collectif du « contrôle ouvrier » sur ledit processus14. L’une des contributions décisives des Quaderni Rossi fut l’analyse critique de la forme bureaucratique-instrumentale de la « rationalité » en tant qu’ensemble des méthodes techniques et organisationnelles du capital, méthodes qui se présentent comme une nécessité purement technique et validée par la science. Dans le numéro 1 des Quaderni Rossi, Panzieri écrit :

« En validant totalement les procès de rationalisation (considérés comme l’ensemble des techniques de production élaborées dans le cadre du capitalisme) on oublie que c’est précisément le “despotisme” capitaliste qui prend la forme de la rationalité technique. Car le capitalisme ne s’empare pas seulement des machines mais aussi des “méthodes”, des techniques d’organisation, etc. ; il les intègre au capital, il les 13. Ibid., p. 74. 14. Sur les Quaderni Rossi, voir le Séminaire du GRM, séance du 3 décembre 2011, http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/GRM_5_annee_ Cavazzini_3_decembre_2011.pdf

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oppose aux ouvriers comme du capital, comme une rationalité étrangère. La “planification” capitaliste présuppose la planification du travail vivant ; plus elle tend à se présenter comme un système clos de lois parfaitement rationnelles, plus elle est abstraite et partiale, prête à ne servir qu’une organisation hiérarchisée. C’est le contrôle, et non la rationalité, c’est le projet de pouvoir des producteurs associés et non la planification technique qui permet d’établir un rapport adéquat avec les procès techniques et économiques dans leur ensemble15. »

On remarquera que Panzieri oppose « contrôle » et « rationalité », le contrôle étant le « projet de pouvoir des producteurs associés » et la rationalité l’ensemble des méthodes techniques et organisationnelles du capital en tant que ces méthodes se présentent comme un cadre neutre et purement objectif. La « rationalisation » est un concept emprunté à Max Weber, qui indique la forme d’organisation de l’économie et de l’État occidentaux modernes. L’analyse des Quaderni Rossi représente une appropriation critique de ce concept wébérien, laquelle vise à montrer que la rationalité de la technique et des institutions capitalistes et étatiques est en effet l’écran formalisé d’une irrationalité cachée correspondant à la domination capitaliste.

L’importance historique des réflexions développées au sein des Quaderni Rossi est énorme : le mouvement étudiant des années 1967-1968, et la saison des groupes extraparlementaires — généralement issus d’une fusion étudiants-ouvriers — trouveront dans ces premières analyses critiques du système industriel du « capitalisme avancé » ou « néo-capitalisme » une grammaire théorique et politique qui persistera jusqu’à la fin de la séquence italienne des luttes au début des années 1980. L’opéraïsme de classe operaia est le fruit d’une scission des Quaderni Rossi, déterminée par les lectures très différentes que Panzieri et Tronti donnèrent de la conflictualité ouvrière qui était en train de se rallumer au début des années 1960, en plein « miracle économique ». Pour Panzieri et les membres des Quaderni Rossi qui étaient plus proches de ses positions, la classe ouvrière était d’abord le sujet virtuel d’une stratégie d’autogestion (le « contrôle ouvrier ») dont les articulations auraient dû mettre en question la division traditionnelle entre luttes politiques et luttes syndicales. Cette stratégie — véritable « longue marche » au sein du néo-capitalisme — aurait dû se 15. Quaderni Rossi, 1, 1961 ; trad. française http://multitudes.samizdat.net/ Capitalisme-et-machinisme.

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réaliser sous la forme d’une contestation permanente des structures techniques et organisationnelles néo-capitalistes à partir de la situation concrète de l’usine et de la réappropriation ouvrière du savoir qui innerve le procès de production. La collaboration avec des milieux syndicaux « critiques » était vue comme une nécessité, ce qui excluait toute rupture radicale avec les organisations traditionnelles de la gauche et surtout toute « fuite en avant » insurrectionnelle. Au contraire, pour Tronti et son groupe, la « Classe » est le sujet d’un refus systématique et global du système capitaliste en tant qu’il constitue une totalité tendant à coïncider avec l’ensemble des rapports sociaux et des institutions par le biais des techniques de planification économique et de la fusion entre l’État et le Capital. La Classe est l’opérateur du renversement « catastrophique » d’un monde totalisé et totalitaire qui peut être détruit par l’insurrection de son exception immanente.

Les deux visions opposées partageaient pourtant l’analyse du « néo-capitalisme » des Trente Glorieuses et la volonté d’élaborer une stratégie politique qui aurait été à la hauteur de la phase néo-capitaliste, ce qui impliquait également de considérer la classe ouvrière — la Classe selon le vocabulaire de l’époque — comme le sujet « central » de toute opposition au système. La classe ouvrière est pensée comme une entité historico-sociale entièrement différente des classes populaires pré- ou proto-capitalistes. Cette idée représente la réélaboration d’un célèbre diagnostic wébérien qui considérait le capitalisme occidental moderne comme un système sans extérieur, capable d’intégrer, et de reconstruire selon sa propre logique, les conduites et les formes de vie des différents groupes sociaux, y compris et surtout celles des classes laborieuses. Le prolétariat industriel est la classe laborieuse typique de l’âge du capitalisme développé : une classe qui n’a plus rien d’extérieur par rapport à la société « officielle », aux mondes-de-la-vie des classes dominantes, mais qui est au contraire « formatée » par les normes d’un système social qui institue et organise, certes, des inégalités et des hiérarchies, mais dont la structure est celle d’un « monde commun » enveloppant toutes ses différences internes, tandis que sa reproduction dépend d’une dynamique d’approfondissement et d’extension de son emprise.

La généalogie de cette théorie du prolétariat industriel est assez précise. L’idée d’un prolétariat qui serait une pure Classe, un pur produit du capitalisme industriel moderne, relaie les analyses que Marx a consacrées à l’essor de la force-travail libre dans le célèbre chapitre du Livre I du Capital sur la sogenannte ursprüngliche Akkumulation — la « prétendue accumulation

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initiale16 ». L’analyse marxienne porte sur la production d’une force-travail libre qui est le résultat de la séparation (Trennung) entre les travailleurs et les conditions de l’inscription sociale de leurs activités :

« La soi-disant accumulation initiale n’est donc pas autre chose que le procès historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production. Ce procès apparaît comme “initial”, parce qu’il constitue la préhistoire du capital et du mode de production qui lui est adéquat17. »

Ce processus de séparation correspond à la constitution d’un prolétariat salarié dont la seule ressource est sa capacité de travail, et qui est forcé de vendre celle-ci comme une marchandise. Ce prolétariat « libre » est d’abord un prolétariat qui a été arraché à son inscription dans les différentes formes communautaires propres à l’Europe pré-capitaliste et qui est devenu un moment interne de la valorisation du capital. L’histoire du capitalisme apparaît, dès lors, comme un mouvement incessant de désocialisation : le travailleur doit devenir une figure socialement et subjectivement vide, pure force-travail, qui n’a d’autre identité que celle qui lui vient de son statut de rouage de l’organisation capitaliste de la production. C’est cette figure subjective qui interpellera des auteurs comme Werner Sombart et Max Weber dont l’influence arrivera jusqu’aux Quaderni Rossi et à l’opéraïsme, via Lukács et l’École de Francfort. Les travaux de ces sociologues visent à cerner les caractères originaux du prolétariat industriel moderne par rapport aux classes populaires précapitalistes.

Classe, peuple, population Le pari des Quaderni Rossi et de l’opéraïsme consiste à

opérer la politisation directe de cette classe ouvrière entièrement objectivée dans et par les rapports capitalistes, et dont les caractères distinctifs — mentalités, compétences techniques, modes de consommation, etc. — sont déterminés par son intériorité par rapport au système des rapports de production : il s’agit de penser cette strate sociale entièrement artificialisée et socialisée comme un sujet politique qui, précisément parce qu’il est immanent au système social, est en mesure de le subvertir en tant qu’ordre global. Le ressort de l’opposition du prolétariat au

16. Karl Marx, Le Capital. Livre I, trad. par un collectif dirigé par J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 803. 17. Ibid., p. 805.

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capitalisme n’est pas ce qui du prolétariat serait resté intact par rapport à la forme capitaliste de la société, mais précisément la limite intérieure qui manifeste le déséquilibre immanent d’une totalité sans extérieur.

Il est impossible ici d’étudier d’une manière plus détaillée les positions et le devenir des Quaderni Rossi et de classe operaia : je ne peux que renvoyer aux textes déjà indiqués. Il suffira de rappeler les traits qui caractérisent, pour l’opéraïsme, ce sujet central (et exclusif) de toute politique révolutionnaire qu’est la Classe. Il est certes possible de retrouver ces traits dans certaines analyses des Quaderni Rossi, mais ce n’est que dans l’opéraïsme, et en particulier chez Mario Tronti, que ces traits donneront vie à une vision idéal-typique, et parfois mythologique, du « point de vue ouvrier » comme référentiel absolu de la pensée et de la stratégie. D’abord, la « Classe » des opéraïstes n’est pas une classe universelle, porteuse d’intérêts généraux. Au contraire, elle est définie par sa « partialité » — ce qui est bien différent de la simple particularité. La partialité correspond à une position irréductible qui permet de saisir globalement, et polémiquement, la totalité des rapports capitalistes. Cette saisie ne peut être que polémique, visant directement le refus et la lutte contre le système : la vérité du capital ne se révèle qu’à un regard partiel et partial. La Classe n’est pas le sommet du progrès technique et social : elle est un reste, un élément « sauvage » et irréductible, un moment négatif dans le système qui échappe au système et s’oppose aux normes de son évolution. Cet élément irréductible est très éloigné de toute mythologie autour de la « santé morale » des couches populaires. La Classe est le lieu où se concentrent les effets de la déshumanisation des rapports capitalistes devenus seconde nature — elle est, dans son existence sociale immédiate, une figure de l’anomie et de la violence, et c’est justement à partir de cette négativité destructrice que le refus peut devenir stratégie politique de renversement du système. Tronti donnera de la classe ouvrière une célèbre définition, s’inspirant de Nietzsche et du Travailleur d’Ernst Jünger : l’« âpre race païenne ». Finalement, la Classe n’est pas non plus le sommet historico-social des valeurs démocratiques et progressistes — au contraire, elle s’oppose à l’ensemble des éléments de la civilisation bourgeoise (valeur de l’art, de l’individu, du savoir…). Certaines formulations de Tronti et d’Asor Rosa feront état d’un « point de vue ouvrier » dépourvu de valeurs et coïncidant avec la force matérielle, « tellurique », des luttes — cette formulation est loin d’être heureuse : Weber aurait considéré comme absurde l’idée d’un « point de vue » purement matériel, lequel serait en outre le

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principe d’une politique, et qui serait pourtant extérieur à toute valeur… Mais les opéraïstes voulaient dire (maladroitement) tout autre chose, à savoir que la Classe, dans son irréductible altérité et son aliénation absolue, se situe en dehors de tout le système des valeurs partagées par une société devenue désormais une totalité homogène structurée par les rapports capitalistes. Bref, pour l’opéraïsme, la Classe s’oppose rigoureusement et absolument à tous les traits qui définissent la fonction du « peuple » dans les discours populistes et/ou démocrates. À la limite, on pourrait dire que la Classe des opéraïstes ne vient pas se substituer au peuple des démocrates, mais… aux élites. La classe ouvrière n’a plus besoin d’être éduquée et « formée », c’est-à-dire gouvernée : elle est déjà virtuellement classe dirigeante capable d’opposer au système capitaliste une demande directe de pouvoir politique.

Cette vision de la classe ouvrière est évidemment très spécifique et ne saurait valoir comme « la » position du marxisme en tant que tel à ce propos. Mais l’opéraïsme concentre et systématise des tendances réelles du discours marxiste et de la pensée de Marx. Je voudrais, pour conclure, évoquer certains caractères que Marx et le marxisme attribuent au prolétariat (mot qui reste en-deçà de la notion déterminée de Classe selon les opéraïstes) et qui marquent la suture de ce concept à celui de « classe », s’opposant à sa dérive éventuelle en direction du « peuple ». Contrairement à la classe, le « peuple » n’a aucun rapport aux concepts de capitalisme et d’économie politique (non plus qu’à celui de sa critique). Dans la tradition « constitutionnelle » moderne, sa fonction est de fournir la « base » matérielle, voire le fondement « vital », des systèmes constitutionnels et des institutions de l’État-nation. Tel est le discours d’un Sieyès, et qu’on retrouve de toute évidence dans les positions du Risorgimento que les opéraïstes refusaient. La problématique du « pouvoir constituant » — développée dans l’histoire de la pensée politique entre autres par Carl Schmitt et Antonio Negri — est entièrement fondée sur cette notion de peuple, qui peut toujours bifurquer en direction tant d’un nationalisme autoritaire et « organiciste » que d’une démocratie radicale. Dans l’un comme dans l’autre cas, on reste en dehors de la spécificité des concepts marxiens et marxistes — la superposition qu’opère Negri entre la référence marxienne et la problématique du pouvoir constituant est fort problématique18. 18. On n’ignore évidemment pas la distinction cruciale chez Negri entre « peuple » et « multitude ». Pourtant, le concept de multitude n’échappe pas à la logique d’une autonomie (démocratique et « horizontale ») du politique, et le lien avec l’analyse structurelle du capital reste introuvable dans le discours de

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La classe au sens marxien du terme est une catégorie politique interne à la construction conceptuelle du mode de production capitaliste ; le peuple, au contraire, est dépourvu de tout lien nécessaire avec les notions propres à l’économie politique et à sa critique marxienne. Entre le « peuple » théorisé par la pensée politique moderne — qui est une pensée de l’autonomie et de l’absoluité de la sphère politique — et la « classe » au sens marxiste, le passage est opéré par la notion de « population » que les théoriciens de la raison d’État et les économistes classiques ont posée comme fondement des lois immanentes à la vie sociale et à l’agir politique. Selon les reconstructions de Foucault, pour les mercantilistes du dix-septième siècle, la population est une « force productive au sens strict du terme19 », un élément de la puissance et de la richesse de l’État souverain, mais à la condition d’être « encadrée par un appareil (…) qui va assurer que cette population travaillera comme il faut20 ». La productivité de la population dépend, pour les mercantilistes, de l’action autonome du politique : c’est la logique propre de l’État moderne en tant qu’« artificialité absolue21 » et « constitution » d’un nouvel espace social produit par la volonté et la rationalité des hommes. La pensée « économiste » s’oppose, à partir des Physiocrates, à cette construction autonome de la sphère politique en affirmant axiomatiquement que l’action des gouvernements doit correspondre aux lois naturelles qui gouvernent la sphère de la production de la richesse. La notion de population est la pièce maîtresse de cette construction théorique : si le peuple est le fondement et la source de l’institution moderne de l’espace politique, la population représente un système de contraintes objectives qui limitent et orientent l’agir politique par le biais de leur neutralité supposée. Dans le discours de l’économie, on assiste à l’émergence de la « société civile » en tant que « ce Negri. La multitude devrait exprimer à la fois la « force productive » d’une coopération d’ores et déjà libérée de l’appropriation capitaliste et la capacité d’auto-organisation politique de cette activité humaine émancipée. Mais l’articulation de ces deux aspects n’est jamais opérée théoriquement et politiquement. Les « sujets » réels cernés par les théoriciens et les militants proches des positions de Negri sont généralement des groupes sociaux, certes politisés, mais dépourvus de toute position stratégique ou « exceptionnelle » dans la structure du capitalisme contemporain. Du coup, la seule politique qu’on peut construire à partir d’eux est une politique démocratique-radicale, mais nullement un projet de renversement des rapports de production. 19. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Hautes Études, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 71. 20. Ibid. 21. Ibid., pp. 356-357.

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quelque chose que l’on ne peut pas penser comme étant simplement le produit et le résultat de l’État22 » ; une « naturalité spécifique à l’existence en commun des hommes23 » que les économistes font émerger « comme champ d’objets, comme domaine possible d’analyse, comme domaine de savoir et d’intervention24 ». La nouvelle construction du concept de population surgit à l’intérieur de ce champ :

« Maintenant la population va apparaître comme une réalité (…) relative aux salaires, relative aux possibilités de travail, relative aux prix (…). La population a ses propres lois de transformation et elle est tout autant soumise à des processus naturels que la richesse elle-même25 (…). »

Par là, ce qui impose ses normes au politique est l’espace impolitique, purement naturel, donc politiquement neutralisé, que l’économie politique prend comme objet :

« Avec les économistes du dix-huitième siècle, la population va cesser d’apparaître comme une collection de sujets de droit, comme une collection de volontés soumises qui doivent obéir à la volonté du souverain par l’intermédiaire des règlements, lois, édits, etc. On va la considérer comme un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel et à partir de ce qu’ils ont de naturel26. »

Le rapport conflictuel entre l’autonomie, constitutionnelle et « constituante », du politique et le primat de l’espace impolitique de l’économie a parfois été érigé en critère d’une interprétation politico-philosophique de l’histoire de l’Occident. Le schéma historique portant sur l’avènement d’une neutralisation-dépolitisation croissante — d’abord économique, ensuite techno-scientifique — de l’existence des sociétés humaines a été élaboré par Carl Schmitt, qui constitue une source cachée des théories opéraïstes. Dans ses écrits récents, Tronti se réfère explicitement à Schmitt27, qu’il rapproche de Marx en tant que penseur du conflit irréductible : Marx, par sa théorie de la lutte des classes, aurait repolitisé l’espace des structures économiques que l’économie politique avait neutralisées. La Classe est précisément cette notion cruciale et

22. Ibid. 23. Ibid. 24. Ibid. 25. Ibid., p. 359. 26. Ibid., p. 72. 27. Par exemple dans M. Tronti, La politique au crépuscule, Paris, L’Éclat, 2000.

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paradoxale, à la fois politique et socio-économique, qui réintroduit le critère de la politicité dans la sphère des relations économiques. Mais le critère de la politicité est le critère de la discrimination entre l’ami et l’ennemi. C’est pourquoi la Classe n’est pensable qu’en fonction de la lutte des classes, laquelle traverse et divise tant l’espace de l’auto-fondation de la politique comme pouvoir constituant que celui des limites posées à la volonté politique par les lois naturelles de la population. L’irruption du politique dans la sphère des normes économiques ne restaure aucunement la fonction fondatrice du peuple et des différentes figures du pouvoir constituant, mais déplace et réinscrit la signification générale des catégories politiques (et sociologico-économiques) traditionnelles. Le « prolétariat » est précisément le nom de ce tertium que Marx introduit dans la confrontation immédiate entre l’autonomie du politique et la normativité de l’économique. C’est pourquoi la politique qu’il est possible d’élaborer à partir de ces concepts n’a plus grand-chose à voir avec les politiques démocratiques, « populaires » ou « populistes » : il ne s’agit plus de penser, et de réaliser, l’unité du peuple — ce qui correspond à la tâche constituante première de toute politique démocratique ou nationaliste — ou l’immanence intensive de la multitude, mais au contraire d’intensifier la force polémique et « dissociative » de la division immanente à tout ensemble politique donné. La Classe, ou le Prolétariat-Classe, n’est pas une figure de l’unité (ni d’ailleurs de la pluralité), mais de la division. Or cette division, qui est une détermination politique assumée comme telle, trouve son corrélat nécessaire et indissociable dans les effets du mode de production capitaliste, dont la dynamique d’accumulation-expropriation produit précisément une division fondamentale de tout corps social. Autrement dit, la lutte de classe du prolétariat peut et doit constituer la politique du mouvement ouvrier à partir de la donnée fondamentale d’une lutte de classe que le capital a toujours déjà déclarée par son mouvement de destruction et de ré-institution (mais à ses propres conditions) des conditions immédiates de la production sociale. Cette dynamique structurelle propre au capital s’oppose au postulat d’une neutralité « naturelle » de la sphère économique, laquelle est en réalité le lieu de la subsomption du travail à son institution par le capital et du pouvoir exercé sur le collectif des travailleurs ; mais elle rend également impraticable une politique qui ferait l’impasse sur l’investissement irréversible, et conflictuel, du politique par les rapports capitalistes de production. La Classe indique certes un excès de la politique sur l’économie ; mais cet excès est toujours le retour du politique dans le capital, un excès interne qui ouvre l’horizon d’une politique par delà la tradition

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constitutionnelle et constituante. Par delà le peuple et le populisme, et par conséquent par delà la démocratie, fût-elle entendue dans son sens le plus littéral (« pouvoir du peuple ») et radical.

Si cette esquisse des enjeux implicites et explicites que la pensée marxienne introduit dans la tradition politique occidentale est pertinente, on pourra aisément reconnaître à quelle distance nous nous trouvons aujourd’hui de ces référentiels. Les différentes propositions de démocratie radicale ou socialiste qui se présentent aujourd’hui, par exemple en Amérique latine, ou dans les pays européens, semblent très nettement se situer dans un espace défini par les référentiels du peuple et de ses corrélats, tels la communauté indigène, l’État-providence, la citoyenneté… Cette série hétérogène de notions est unifiée par l’absence de toute référence à une relève politique interne aux effets contradictoires de la dynamique capitaliste. Le Capital reste à l’horizon comme un moloch mythique vis-à-vis duquel on peut imaginer une résistance « populaire » qui en viserait l’apprivoisement, mais nullement un renversement ou une manière alternative d’organiser les relations de production. C’est pourquoi je conclurai en avouant que l’optimisme vis-à-vis de la théorie et de la pratique politiques contemporaines me semble ne pouvoir être que fort modéré.