biaya, les plaisirs de la ville (2001)
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8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
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Les plaisirs de la ville: Masculinité, sexualité et féminité à Dakar (1997-2000)Author(s): Tshikala Kayembe BiayaSource: African Studies Review, Vol. 44, No. 2, Ways of Seeing: Beyond the New Nativism
(Sep., 2001), pp. 71-85Published by: African Studies AssociationStable URL: http://www.jstor.org/stable/525575
Accessed: 23/04/2010 16:47
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Lesplaisirsde la ville:Masculinite,
sexualite
et feminite
a
Dakar
(1997-2000)
Tshikala
Kayembe
Biaya
Resume: Cette etude
analyse
les transformations
dans les
rapports
entre masculin-
ite,
sexualite et feminite
des
jeunes
nes
apres l'independance,
a
Dakar
(Senegal),
ou la constitution
des
lieux
de loisirs et de
lajouissance
a
toujours
ete controlee
par
la
politique
de l'etat et
l'islam
maraboutique.
Suite a
la crise
multiforme,
lesjeunes,
garcons
et
filles,
ont
innove
des
formes nouvelles de la
sexualite
en
deconstruisant
les formes anciennes et en s'ouvrant sur
le
cosmopolitanisme.
Abstract: This study analyzes the transformations in the relations among masculin-
ity,
sexuality,
and
femininity
for the
youth
born after
independence
in
Dakar
(Senegal),
where
the constitution of recreational sites and
of
play
have
always
been
controlled
by
the state and maraboutic Islam.
Following
the
multiform
crisis,
the
youth-boys
and
girls-have
innovated new
forms of
sexuality,
while deconstruct-
ing
the old forms and
opening
themselves to
cosmopolitan
ones
Cette
etude voudrait decrire le
processus
a la fois
complexe
et
dynamique
de
formation de la
masculinite
des
jeunes
nes
apres
les
independances
en
Afrique.
Plus
precisement, j'analyse
les
transformations dans les
rapports
entre
masculinitd,
sexualite et feminite dans la ville de Dakar
(Senegal)
ou
j'ai
mene
des
enquetes
et
pratique
l'observation
participante
de 1997 a
2000.
Dans la mesure
ofu,
au
Senegal,
la constitution des
lieux de loisirs et
lajouissance
des
plaisirs
ont,
longtemps
ete etroitement
liees aux
politiques
African
Studies
Review,
Volume
44,
Number
2
(September
2001),
pp.
71-85
Tshikala
Kayembe
Biaya
est chercheur
associe au CODESRIA
(Conseil
pour
le
Developpement
de
la Recherche en Sciences
Sociales en
Afrique),
Dakar.
II
vit
et travaille
a
Addis-Abeba
(Ethiopie).
II
est
l'auteur
de
l'ouvrage
Acteurset medi-
ations
dans la
resolution et la
prevention
des
conflits
en
Afrique
de l'Ouest
(1999)
ainsi
que
de nombreux
articles dans des
revues
academiques specialisees.
71
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72
African Studies Review
de
l'Etat
et aux contraintes
de
l'autorit6
religieuse
(dans
ce
cas
l'Islam),j'ex-
aminerai d'abord la
competition
autour du controle des
jeunes
par
les
forces
politiques
et
religieuses
au lendemain
de
l'independance.
J'abor-
derai ensuite
les
mouvements
culturels de la
periode
de la
crise
economique
et les
politiques
du
plaisir
et des loisirs
qui
font leur
apparition
dans la ville de Dakar au cours des
annees
quatre-vingt
dix.Je
terminerai
par
une
analyse
des formes
nouvelles
de
la
sexualite
parmi
les
jeunes
citadins.
Discipline politique
et
discipline religieuse
Des son
independance,
le
S6negal
met
en
marche
le
projet senghorien
de
construction
de
l'Etat moderne.
Prolongeant
la
politique
coloniale de col-
laboration entre le
pouvoir
s6culier et le
pouvoir maraboutique,
la classe
dirigeante
s'allie les elites musulmanes. Celles-ci
controlent,
par
le
biais de
l'Islam,
de son
ideologie
et de ses diverses oeuvres
caritatives et
6conomiques, pres
de
90%
de la
population. Cependant,
a
l'instar de
plusieurs
autres
pays
africains,
et dans le but de realiser son
projet hege-
monique,
l'Etat s'efforce
tres
t6t de controler
lajeunesse,
a
travers ses relais
propres
(Mbembe 1986). Au
S6engal,
ce contr6le revet initialement trois
formes
compl6mentaires.
D'abord,
le
Parti
socialiste au
pouvoir
met en
place
ses
propres
struc-
tures d'encadrement de
lajeunesse.
Ensuite,
celles-ci sont
contre-balancees
par
un
mouvement etudiant
qui,
politiquement,
ira se
fractionnant sans
cesse
(Diop
&
Diouf,
1994).
Peu
a
peu,
cet
6miettement
politique
conduira
a un
retrecissement de la nature des
revendications
etudiantes. De
poli-
tique,
celles-ci deviendront
chaque
fois
plus corporatistes,
se limitant
a
des
soucis materiels tels
que
l'octroi des bourses
ou la
qualite
des
repas.
La
forme d'action privilegiee sera, elle aussi, de plus en plus, l'emeute. Cette
culture de
l'emeute
ira
s'amplifiant
et
constituera,
vers la fin
du
XXe sie-
cle,
l'un des traits
caracteristiques
de
la force
etudiante.
Enfin,
a c6te du
Parti
socialiste et des
mouvements
etudiants,
un
troisieme vecteur
de la
mobilisation
desjeunes
est la
religion
islamique.
La
mouvance
islamique
opere
sur
deux axes
complementaires,
celui
des
etudiants et
universitaires et celui
des
jeunes
desoeuvres.
Les
milieux
6tudiants et
universitaires se
divisent en
deux
sous-groupes.
Le
sous-groupe
mouride
(Izbout
Tarqya)repose
sur une
lecture
fondamentaliste
des ecrits
d'Amadou Bamba, le fondateur de la confrerie. Il depend de Touba, cen-
tre
spirituel
et ville sainte
des mourides. Le
sous-groupe
dit
de l'Islam
uni-
versel
jouit,
quant
a
lui,
de
l'appui
financier et
materiel des
pays
du
Golfe
Persique.
C'est
ainsi
qu'il parvient
a
conserver une
relative
ind6pendance
par
rapport
a
l'islam et
au
pouvoir
s6engalais, puis
a se
constituer un
capi-
tal identitaire
distinct.
Tout au
long
de la
p6riode
postcoloniale,
ces
diff6rentes
forces
peseront
de tout
leur
poids
dans la
formation de
la culture
des
jeunes.
Un
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Les
plaisirs
de la ville
73
relatif
changement
s'opere
cependant
en 1980. En
effet,
cette
annee-la,
le
multipartisme,
d'abord limite a trois
partis
en 1976, devient integral.
L'elargissement
du
champ politique
a
pour
effet d'accentuer la
fragmen-
tation
du mouvement etudiant.
Auxjeunesses
du Parti socialiste
s'ajoutent
desormais
les
jeunesses
des
partis
liberaux
et de la
gauche
marxiste ou
maoiste.
L'on
assistera,
des
lors,
a
deux
formes de mobilisation
: d'abord
les
mobilisations
laiques
et
partisanes
qui,
a
partir
du milieu des ann6es
1980,
mettront a
profit
le
ch6mage
desjeunes
pour
faire avancer des
objec-
tifs notamment
electoraux;
ensuite les mobilisations
permanentes
et
dev6tes
que
de
jeunes
marabouts lancent
a
la
veille
des
elections
legisla-
tives de 1998.
Revenons
aux
formes de contr6le
desjeunes
mises en
place par
les for-
mations
politiques
et
par
les formations
religieuses,
aux
types
de
disciplines
qui
sous-tendent
chacune,
et
a
la relation
qu'elles
entretiennent avec le
monde des loisirs
et de
lajouissance.
A
partir
des
ann6es
1990,
le
mod&le
politique
de la
discipline,
jusque-la
relativement
subtil,
connait une derive
de
type quasi-mobutiste.
Le Parti
socialiste,
qui
domine
par
ailleurs
l'Etat
et le
gouvernement,
s'efforce d'exclure les mouvements
d'opposition
de la
competition pour
le
controle
de
lajeunesse.
Dans une
premiere phase,
Le
Parti socialiste cherche a coopter le champ des loisirs et a l'annexer a ses
activites
dans le but de s'attacher les faveurs electorales
des
jeunes.
C'est
ainsi
qu'il
tente de se servir du
chanteur-compositeur
Youssou N'Dour
comme du
griot
officiel du
regime.
Ce
dernier,
ainsi
que
des
groupes
de
musique rap,
sont invites a lancer et a cloturer
les
activit6s
de
vacances
ini-
tiees
par
le
parti.
Ces
activites,
organisees
sous la houlette du
parti,
se
deroulent
dans les stades de football. Tr&s
vite,
la television en
tant
que
media
d'Etat est
a
son tour
assujetti.
Le
sport
dans son ensemble ne tarde
pas
a
faire
l'objet
de la
meme
instrumentalisation.
Des
lors,
les tournois de
lutte avec frappe qui opposent les ecuries des differentes communes
urbaines
b6enficient
du
financement des hauts cadres du
parti.
Petit
a
petit, sports
et mobilisation
politique
deviennent
lies,
l'epouse
du Chef de
l'Etat
agissant,
en bien
des
cas,
en
mecene,
par
le biais de sa Fondation
(Solidarite
et
Partage).
Quant
au
controle
religieux,
il
prend
forme au
travers
des
rapports
complexes
etablis entre le
prince
et les
autorites musulmanes.
S'inscrivant,
a
bien des
6gards,
en droite
ligne
de la
politique
coloniale
envers
l'Islam,
les
dirigeants postcoloniaux
manipulent,
selon les
circonstances,
la classe
des marabouts. Ils opposent, de facon subtile, les diff6rentes confreries, par
le biais de dons
fonciers,
de visites
hautement m6diatisees de
dignitaires
politiques
aupres
des
dignitaires
religieux
et l'octroi de
genereux
credits
bancaires. La
coupure
entre
l'ecole
coranique
et l'ecole
moderne,
puis
entre ces structures
et celles des
partis
politiques disparait quand
il
en
vient
a
la
mobilisation electorale. En
effet,
lors
des
elections,
les marabouts
mobilisent les
fideles
(talibes)
derriere leurs
candidats,
payant
ainsi
avec
leurs
votes
les
bienfaits,
cadeaux et
services
dispenses par
le
pouvoir poli-
-
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74
African
Studies
Review
tique.
C'est ainsi
qu'en
1983,
Abdou Diouf et le Parti socialiste ne
durent
leur victoire sur les
partis
liberaux et de
gauche
que
grace
au
ndiguel
du
khalife
general
des
mourides.
Un mouvement
d'autonomisation relative
s'esquisse cependant
en
1998,
lorsque Serigne
Modou Kara
Mbacke
et Cheikh
Tidjane
Sy
Junior
entreprennent
de
redynamiser
la
foi
desjeunes
musulmans.
En
recourant
notamment a
l'ideologie
du
travail,
ils tentent de mettre en
place
une
ten-
dance
oecum6nique
regroupant
les mourides
Baye
Fall
et les
Tidjanes.
Ces
deux marabouts
r6cuperent
des
delinquants
et
des
d6soeuvres
de
Dakar,
les reconvertissent a
l'ideologie
maraboutique
et les
assignent
aux
travaux
champetres
dans les
campagnes.
Au meme
moment,
ils
expriment
leur
ambition de
creer
des
partis politiques
islamiques
en
vue
des
elections de
1999.
Sphere
des
loisirs
et
politiques
de
jouissance
Pour
comprendre
la nature
politique
de
l'investissement
de
l'Etat
dans
la
sphere
des
loisirs,
il
faut
remonter a
l'epoque
coloniale.
En
effet,
en
depit
des tentatives visant a
6radiquer,
au nom de la civilisation , es
pratiques
indigenes
de la
fete,
de
lajouissance
et de
l'exhibition,
le
regime
colonial
n'etait
guere parvenu
a
ses fins.
L'espace
des
loisirs
indigenes
avait
contin-
ue
de
fonctionner aussi bien dans les
villages
que
dans les
villes,
grace
a
quoi
la
sexualit6
islamique
etait,
par exemple, endiguee
dans les cites
africaines. Les cites
europeennes
promouvaient, quant
a
elle,
la
pratique
de
loisirs dits modernes. La
figure
centrale dans ces
espaces
modernes etait
le
sassouman,
igure
par
excellence de l'assimile. Celui-ci tirait son nom de
zazzou,
le
jeune
a la mode et friand de
jazz
d'apres
la
seconde
guerre
en
Europe.
Menant sa vie a l'ecart de la cit6 musulmane, il s'adonnait a l'al-
cool,
a la danse moderne
et a
une
vie de
debauche.
Cette
derniere
pouvait
aller
jusqu'a
la
pratique
de
l'homosexualite
v6nale dans
le
quartier
de
Rebbeuss
qui regroupait
alors les
blancs de seconde
zone
(Libanais,
Por-
tuguais,
Grecs...)
exercant
le commerce et
tenant les
bars-restaurants et
dancings.
Ce
quartier
servait de zone
tampon
entre la
ville
europeenne
et
la
Medina
(commune
noire et
islamisee
peuplee
de
fonctionnaires,
enseignants,
travailleurs)
ou
l'alcool
et le commerce du
sexe
etaient
pro-
hib6s.
L'ind6pendance elargira l'espace moderne du plaisir, ou le blanc et le
sassoumanse
rencontrent.
Sous
Senghor,
la
politique
culturelle du
Senegal
reposait
sur le
m6cenat d'Etat. L'Etat
subventionnait une
gamme
d'institu-
tions de
formation dans
divers domaines de
l'art,
tandis
que
les
produc-
tions
culturelles faisaient une
large
place
a une forme
d'esthetique negro-
africaine
supposee
tendre
vers l'universel
par
le biais
de
l'ouverture
au
monde
(Ethiopiques
997).
La
legislation
senghorienne
prolongeait
et ren-
forcait
la
legislation
coloniale. Les
spectacles
festifs
oiu
les
danses
erotiques
-
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Les
plaisirs
de la ville
75
des Lawbes
se deroulent
etaient
d6sormais
r6gis par
de nouvelles lois
limi-
tant les
depenses
ostentatoires. Les depenses au titre des fetes seront d6sor-
mais reduites
aux
chapitres
importants
du
mariage,
du
pelerinage
a
la
Mecque
et des
rencontres
de la
gent
f6minine. Les danses
des
rues
africaines
(a
l'exemple
du sabar
et des
soirees de
tam-tam),
jugees
impudiques,
seront
interdites dans
l'espace
civilise .
A
partir
du milieu
des
annees
quatre-vingt,
Dakar connait une crise
d'urbanisation.
Celle-ci se caracterise
par
une
migration
rurale
et interur-
baine
desjeunes qui
entraine un
taux
global
d'urbanisation
de
42%
dans
l'ensemble
du
pays.
Certes,
une
stagnation
demographique
s'observe
depuis 1990 (Antoine et al. 1998). Mais au debut des annees quatre-vingt
dix,
la
population
de Dakar
depasse
d6sormais
les
2
millions d'habitants.
Les
espaces p6ri-urbains,
insalubres et non
lotis,
ceinturent
l'espace
central
moderne,
le
Plateau,
sa
Corniche et ses
plages.
L'ancienne
downtown
dont
les
espaces
vides
et
plats
conduisent a
l'a6roport
est
occupee par
les habi-
tations
luxueuses de
la
nouvelle
bourgeoisie politique
et commercante.
A
l'oppose
de ce mouvement
ascensionnel
se dessine
la lente contraction
des
classes
moyennes.
Professeurs,
lettr6s et
petits
fonctionnaires
sont refoules
a
la
peripherie
de la
ville,
indication
de la
pauperisation
massive,
de
l'am-
pleur de la crise de la famille et de la mise a rude 6preuve des solidarites
claniques
naguere
vantees
comme
des
specificit6s
de
l'Afrique
tradition-
nelle.
Cette transformation
dans
l'occupation
de
l'espace
urbain a un
impact
sur la
geographie
des lieux de loisirs.
Lajonction
entre
Dakar et Pikine
(la
banlieue 6tablie en 1951
pour
deverser le
trop-plein
de citadins noirs de la
Medina)
a fait
doubler la
population
urbaine. Par
contre,
la
ville deserte
s'etendantjusqu'aux
Almadies devient
de
plus
en
plus
un lieu central
oiu
les
loisirs lies
aux flux de la
globalisation
(restaurants
huppes,
casinos
et
night-clubs) s'implantent resolumment au service des classes riches. La
mobilisation
religieuse
et
sociale dans les communes
populaires
et les
zones
peripheriques s'accompagne
de
plus
en
plus
de
l'6mergence
de
mouvements
culturels souvent
spontanes,
dont les
points
nodaux sont les
sports,
la
musique
et la sexualite.
A
partir
du milieu des annees
quatre-
vingt,
la
plupart
de ces
mouvements
se
politisent
en
partie
en reaction a la
disparition
de
l'Etat-Providence
et a
l'
thos des
nouvelles
bourgeoisies
politiques
et affairistes.
Cette mutation
marque egalement
la
rupture
avec
les
dynamiques
cul-
turelles impulsees par Senghor. En effet, sous le regne d'Abdou Diouf
ouvre les
vannes
aux
pratiques
culturelles
populaires
et au
developpement
des lieux de
plaisir.
Le
nouveau
processus
entame sous son
regime
se car-
act6rise
par
une
s6cularisation de la
sexualite,
la
prolif6ration
des
dibiter-
ies
(6tablissements
commerciaux
jouant
le r6le de
fast food sp6cialises
en
grillades
de
mouton),
l'apparition
de
casinos,
le
d6veloppement
acc6eler
du
tourisme,
et
un
relachement
des
severes
normes
regissant
les
domaines
de
l'ethique
et de
lajouissance.
-
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76 African Studies
Review
La haute
classe
(hommes
politiques,
hommes
d'affaires)
abandonne la
quete
intellectuelle et
artistique qui
faisait la
specificite
du
projet
seng-
horien et
permettait
d'instaurer
une distinction
entre
l'elite
et
la
pietaille.
Desormais,
l'elite elle-meme se livre a
la mode de
vie
du sassouman.Pro-
gressivement
s'installe,
dans les hautes
sphires
de
la
societe
senegalaise,
une
culture baudelairienne de
la
flanerie.
Les nouvelles
pratiques
culturelles des
elites deviennent nettemment
bohemiennes,
tout en alliant
le
culte
du
plaisir
a
la
depense
ostentatoire
et
a
l'adhesion
pharisaique
au code
religieux
islamique.
Elles
emergent
et s'institutionalisent au moment meme
ou
la
crise
frappe,
de
plein
fouet,
le
commun des
gens.
A la
culture intel-
lectualiste et
ascetique
des annees
senghoriennes
succide un mode de vie
debonnaire
que,
dans
un
rapport
de
complicite
et de
connivence,
les mass-
es elles-memes
recopient
et
amplifient
aussi bien
sur le
plan
de
l'imaginaire
que
dans leurs conduites
quotidiennes
(Mbembe, 1992).
Dans
la
sphere
des
loisirs,
petits
et
grands ,
sans se
confondre,
jouissent
desormais
ensem-
ble. Seul le
pouvoir
d'achat
vient
marquer
une frontiere
qui
ne tient
plus
qu'a
des facteurs
economiques.
A
la
fin
des
annees
quatre-vingt,
une
atmo-
sphere
de decadence culturelle et sociale
prevaut
a Dakar.
C'est
dans
ce
contexte
que desjeunes
sans
emploi
s'adonnent au
plaisir
du
lynchage
des
Mauritaniens, suite a un differend frontalier
opposant
les deux
pays.
A la
suite de ces
pogroms,
un
mouvement
spontane
dont
l'objet
est
l 'embellissement
de la
ville
est
d6clenche.
Dans un
geste
d'ablution col-
lective
qui participe
en
meme
temps
d'un
rite
expiatoire,
des
jeunes
net-
toient la
ville,
repeignent
les facades et
produisent,
au
passage,
un art
mural ou les
grandes figures
de
l'histoire
nationale
reapparaissent
(Diouf
1992:41-54).
Cet exercice de
re-ecriture
de la
memoire
(Set
Setal) est en
partie recupere par
le
parti
au
pouvoir
(Diop
1994).
En
effet,
en
pro-
duisant la chanson du
meme
nom
(Set Setal),
Youssou N'Dour fait de cet
evenement une renaissance du
jeune
affilie au Parti socialiste. Dans la
foulee,
le
regime
au
pouvoir
met en
route des
programmes
d'emploi
des
jeunes
finances
par
l'Etat.
Mais cet
espoir
s'eteint
cinq
annees
plus
tard,
et
les
emeutes
d'etudiants
se
multiplient.
La
devaluation
du Franc CFA en
1994 accelere la
fragmentation
sociale,
tandis
qu'au
meme
moment,
la
bourgeoisie
politique
et
marchande se consolide. Les
migrations
individu-
elles vers
Dakar,
puis
vers l'Occident s'accentuent. Dakar
est envahie
par
une
nouvelle
vague
de
jeunes
migrants
venus de la
brousse,
et de
jeunes
immigres,
fils et filles
a
papa,
revenant
episodiquement
en
vacances d'Eu-
rope et d'Amerique du Nord. Ils gerent, durant cette courte duree de
l'hivernage,
l'espace
dujouir
nocturne et
oppriment par
leur luxe les nat-
ifs
restes
au
pays
sans
moyens.
En fin
d'annee
1996,
le meme Youssou
N'Dour
compose
une
chanson,
Birima.
Elle encense le
retour de la culture
du sassoumanet
depeint
la
decadence de la societe
dakaroise devenue fon-
cierementjouisseuse
et,
aux
yeux
des
musulmans
ze1es,
paienne.
En
effet,
la chanson
celebre la subversion des
valeurs a
travers
un
per-
sonnage
historique,
Birima,
veritable anti-these non
seulement de l'ethos
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
8/16
Les
plaisirs
de
la
ville
77
senghorien,
mais
aussi de
l'image
de Lat Dior
(heros
idealise
d'un
passe
et
d'un
pouvoir
musulman lui-meme sublime). Birima
passe
son
temps
a
boire,
a flaner et a
copuler.
Ce lion
lubrique qui
delaisse
les affaires
publiques
et
religieuses
et
depense
ostentatoirement est
le
symbole
de
la
bourgeoisie
politique
et
de
sa
politique
du
plaisir.
Ce
pouvoir
paien,
lubrique
et
kleptocratique
est
l'antithese
du
pouvoir
islamique
africain
de
Lat Dior
(Coulon
1987),
voire de
l'ascetisme
senghorien.
Mais
ce
modele
attire
6galement
une
partie
de la
jeunesse
desabusee
et
condamnee
a
des
pratiques
de survie.
Sexualites et masculinites
de
crise
Voyons
maintenant
comment,
dans cette
geographie
du
plaisir,
masculinite,
feminit6 et
sexualite
se
conjuguent.
Rappelons,
pour
commencer,
que
la
postcolonie
et son
6pisteme
du commandement
reposent
sur le
tryptique
bouche,
ventre et
penis
(Mbembe
1992:1-37).
En
postcolonie,
la mas-
culinite se d6finit
essentiellement
par
une sexualit6
luxurieuse,
aux fron-
tieres
de
l'orgiaque.
La
consommation de
l'alcool
va de
pair
avec
celle
des
femmes. Cette situation n'est pas nouvelle. On saitdesormais comment, dans
les annees
post-ind6pendance,
aussi bien
les discours
officiels
sur
l'emanci-
pation
de la
femme
que
les
politiques
de
l'authenticit6
servirent
de
paravent
aux
bourgeoisies
africaines
en
quete
d'h6donisme
(Toulabor
1986).
On a
vu
comment,
au
Togo,
au
Zaire ou au
Cameroun,
les
pratiques
culturelles
furent
d6tournes en
strategies
de
conquete
feminine,
la
formation des bal-
lets et
des
groupes
de
majorettes
dansant et
chantant
pour
la
'revolution'
venant
s'ajouter
a
la
cartographie
des
plaisirs
laissee
par
la
colonisation. Les
danseuses ou les
'animatrices'
etaient
recrutees
en
fonction de
leur beaute
et de leur savoir-faireerotique. Trest6t, a la formation de ces groupes vinrent
s'ajouter
des
concours
periodiques
de beaut6.
Des
expressions
tardives telles
que
Miss
Djongoma
e Dakar ou Miss
Awoulaba
Abidjan
temoignent
de
cette
fixation
des
elites
africaines sur
la
consommation des
femmes
en
tant
qu'at-
tribut
privilegi6
de la
domination
phallique.
Dans le
contexte
dakarois de
la
fin
des ann6es
quatre-vingt
dix,
sexual-
ite,
masculinite
et
feminite se
d6clinent
d'abord sur le
registre
de
la
crise.
L'age
d'entr6e
dans
la
vie
adulte-qui
se
caract6rise,
du
moins chez
les
garcons,
par
l'autonomie
financiere,
la
sortie du
toit
parental
et
l'entree
dans l'univers de l'emploi-recule. Ce recul entraine une grande part d'an-
goisse
sexuelle
et
est
a
l'origine
de conduites
neuves
que
j'examine
plus-
loin.
Depuis
le
milieu des
annees
quatre-vingt,
la condition
de
celibat
tend,
par consequent,
a se
generaliser.
Le
mariage
est
devenu un
v6ritable
reve
d'enfants
de
families
riches. Des
etudes
men6es
r6cemment
indiquent
que
la
proportion
des
c6libataires
est
de
35%
dans la
tranche
d'age
de
25-29
ans
(DHS
S6engal
1987).
Ce chiffre
aurait
augmente
au
debut des
annees
qua-
tre-vingt
dix,
atteignant,
a
l'epoque,
50%
(Marcoux
1991:350-368).
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
9/16
78 African
Studies Review
Dans les classes
moyennes
et
pauvres,
quelque
soit
le
type
d'habitat-
concession ou parcelle-deux, voire trois generations d'une meme famille
vivent
dans la
maison,
privant
lejeune
homme d'une
vie
intime.
II
ne
peut
s'autoriser une vie amoureuse faite de
jeux,
de caresses ou conduisant
a
l'acte sexuel sans
que
n'eclate
un conflit
6thique
avec
son
environnement
immediat.
D'ailleurs,
les
jeunes
ne
peuvent
souvent
se
reposer qu'au prix
d'une
gymnastique compliqu6e:
ils
se relaient dans
le
lit
au
rythme
de
quelques
heures de sommeil chacun.
Les
jeunes
travailleurs
du secteur
informel
ou formel ne
peuvent
souvent
entreprendre
une
activite
sexuelle
avec une
jeune
fille
qu'au
d6triment de
la
subsistance de
la
famille.
Ils
ne
disposent pas de suffisamment d'argent pour entretenir une relation qui
repose
sur des cadeaux et des
bijoux
tout en contribuant
mensuellement a
la fourniture du
pain
journalier.
L'on
voit ainsi
de
plus
en
plus
de
jeunes
filles
(soeur
cadette)
ou de meres
occuper,
de
facto,
la
position
du
chef de
famille
lorsque
le
pere
est
decede,
retraite ou
licenci6.
Ces formes
nou-
velles d'emasculation
de
la
virilit6 des
jeunes
males
ont des
repercussions
sur
la formation de la masculinite.
Le
terme local
goorgoorlou
etre
pour-
voyeur,
ou encore faire comme un
homme)
exprime
bien
la valeur
prag-
matique
de ces nouvelles relations de
genre
et rend
compte
de cette
sub-
stitution des roles au foyer. C'est donc a une crise de la virilite (et de la mas-
culinite)
que
l'on assiste. Cette crise est renforcee
par
l'erosion des soli-
darites
familiales.
L'angoisse
de
ne
pas
etre male
entraine
chez les
jeunes
citadins des conduites
que
nous examinerons
plus
loin.
Mais
qu'en
est-il
desjeunes
filles?
Dans
les societes urbaines du
Sahel,
les relations entre
femmes ont tou-
jours
ete caracterisees
par
la
rivalite et la
complicite.
Le
point
d'articulation
privil6gie
de
ces deux
passions
est la
polygamie.
La
rivalite
touche
des
domaines aussi
divers
que
le
vetement et la
parure,
les
formes de
l'expres-
sion corporelle, les prouesses culinaires, la maitrise des techniques de la
danse,
et la
capacite
de
retention des amants
par
le
biais
des
prouesses
6ro-
tiques
et
sexuelles. De
l'orchestration de ces
differentes ressources nait le
pouvoir
f6minin
de seduction
du
male.
A
partir
du
milieu des annees
qua-
tre-vingt,
les filles
rivalisent de charme entre
elles,
et
rentrent dans une
brutale
competition
pour
l'acces aux
elitesjouisseuses.
Ces dernieres rede-
ploient
la
polygamie
sous de nouvelles
formes,
ajoutant
au
harem
deja
exis-
tant
une
nouvelle
ceinture
situee
a
l'exterieur
du
foyer.
Les
pratiques
de la
jouissance
sexuelle
prennent
des
contours
inedits,
et les
filles
revendiquent
de plus en plus le droit d'occupation de l'espace public, la mosqu6e y com-
pris
(Le
Temoin
2000).
Mais
l'art
de
la
jouissance
dans la
societe
islamique
s6engalaise
n'est
pas
le
meme
que
les
campagnes
de
d6pravation
des moeurs
et la
sexualite
grossiere
des
caporaux
du
Togo
et du
Congo
a
l'epoque
de
Mobutu. Dans
les
societes
islamiques
du
Senegal,
la consommation de
l'alcool
est
theoriquement
reprimee.
Les
exigences
de
priere
et de
puret6
constituent
des
cadres
symboliques contraignants.
Mais
entre
la
theorie et la
pratique,
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
10/16
Les
plaisirs
de la ville
79
l'ecart est souvent
enorme.
Par
ailleurs,
dans sa subtilite et son
raffinement,
le savoir
erotique islamique
sait
compenser
le caractere
contraignant
de la
religion
et celui
6ph6emre
de la nuit
grace
a
maints artifices
mis en
place
par
les
jeunes
femmes
dans
le
but de conduire
leurs amants vers la
max-
imisation de la
jouissance.
Ainsi,
soumettent-elles
les
elites
bourgeoises
a
des nuits
passees
dans une
orgie
de
parfums,
de
ripailles,
de boissons.
Ainsi,
au cours
des ann6es
quatre-vingt
dix,
de nouvelles
regles
dans
l'art
de
s6duire font
leur
apparition.
La
capture
du
desir
masculin,
sa domesti-
cation,
son
entretien,
sa satisfaction
et son renouvellement
font d6sormais
partie
de
l'arsenal
feminin
de la s6duction.
L'ensemble
repose
cependant
sur un pillier central : une savante utilisation de la nuit. Progressivement,
les femmes cherchent a
sortir du statut
d'objet
dans
lequel
les avaient con-
fine
les hommes.
Elles effectuent des
choix
strat6giques
en
se muant en
partenaires
consentantes
de la
sexualite.
Elles
p&sent,
de ce
fait,
sur
les
nouvelles definitions
de la masculinite.
Une
chose caract6rise ce
glissement.
Les
nouveaux
acteurs des
plaisirs
urbains sont surtout les
jeunes
filles
et les
elites
nationales. Les
jeunes
males
sont,
dans la
pratique,
exclus de ce nouvel univers
de la
jouissance.
En
effet,
la crise urbaine et la crise
6conomique
d6savantagent
ces
derniers. Du coup, lesjeunes citadins males exprimeront leur frustration a
travers
des
pratiques
culturelles
qui, partant
de la contestation
pacifique,
deboucheront
de
temps
en
temps
sur des
violences
episodiques.
A
partir
des annees
quatre vingt-dix,
c'est ce contexte d'exclusion
sociale,
6conomique
et
politique-exclusion
doublee
d'une intense frustration
sexuelle-qui
influencera,
de
facon
d6cisive,
les modes de construction de
la masculinit6
dujeune
citadin.
Polyandrie et nouvelles formes de cession du plaisir
La crise a
genere
de
nouvelles formes de
polyandrie
urbaine. Celle-ci con-
stitue
desormais
la forme la
plus r6pandue
de la sexualite. Elle est
regie
par
un ensemble de
r&gles
et de
pratiques
sexuelles
auxquelles
les
partenaires
masculins et feminins se soumettent. La
principale
est le
menage
a
trois.
II
pr6sente plusieurs
variantes.
La
fille,
qui
en
est le
pivot
central,
est
celi-
bataire et
vit souvent dans sa famille. Comme
lejeune
homme,
elle
doit sur-
vivre dans la
ville.
Parfois,
elle est le
gagne-pain
de sa
famille,
jouant,
de
fait, le role du chef de menage.
La
jeune
fille a
generalement
pour
amant un
jeune
homme de son
age,
avec
qui
elle s'affiche
dans le
quartier
(son
boyfriend).
La meme
fille
entretient
par
ailleurs des relations
avec
un
homme
discret,
plus
age
qu'elle
(un
sugar daddy).
Ce dernier survient a ses
besoins.
En
6change
des
dons,
cadeaux et
argent
qu'il
lui
procure,
elle lui rend
hommage
par
un
commerce sexuel
r6gulier
(Adisa 1997:89-136).
Le choix de ce
mode de
vie ne
constitue
plus
une
humiliation
pour
le
jeune
amant.
L'argent,
les
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
11/16
80
African Studies Review
dons et les cadeaux
recus
de
l'homme
age permettent
en effet
d'entretenir,
non seulement la famille, mais aussi
lejeune
amant. De nombreuxjeunes
gens
ont
compris
que
la vie n'est
possible
en
ville
que
s'ils
possedent
une
amie
capable
d'attirer les bienfaits
d'un homme
riche,
bien
que plus age
et,
tr&s
ouvent,
deja
marie.
I1
existe
neanmoins
des contraintes sexuelles et
affectives
pour
les
partenaires impliqu6s
dans
ce
commerce.
Souvent,
il
arrive
que
la decouverte de
l'existence
du
petit par
le
sugar
daddy
entraine
le retrait de ce dernier de la
relation;
ou alors
l'injonction
faite
a
la
fille de choisir
entre la
passion
et
l'int6ret.
L'autre
figure
de la
nouvelle
polyandrie
urbaine
est
le
menage
a
quatre.
Ce phenomene a fait son apparition dans les annees quatre-vingt sur les
campus
universitaires
ou la
proletarisation
de
l'6tudiant
s'est
accompagnee
d'une
d6gradation
sans
pr6c6dent
des conditions de vie
et
d'etude.
Les
filles ont
alors monte ce
stratag&me qui
fonctionne
a
la maniere d'une
strategie
de
survie.
Dans le
vocabulaire
courant,
il
est
connu
sous
le nom
des 3C
(chic,
choc,
chique).
Ce chiffre d6nombre
les amants
de la
fille
et
explicite
le
mode de fonctionnement
du
systeme.
Le
chic
est
le
beau
jeune
homme
affecte
pour
les soirees dansantes
et d'amour
pouvant
conduire
au
mariage.
II
a
acces
aux
services
sexuels de
la fille sans condition. Le choc est un
coll&gue
de
promotion
a l'univer-
site.
II
assure le
role
de
repetiteur
des
lecons
ou de
tuteur.
I1
prend
les
notes
pendant
les
cours,
permettant
a
l'etudiante
de
disposer
de
larges plages
de
temps
libre
qu'elle
utilise a sa
guise.
Le choc a
episodiquement
acces
aux
services
sexuels
de
la fille. Mais il
peut 6galement
etre
recompense grace
aux
dons,
cadeaux
et a
l'argent
offert
par
le
cheque ,
c'est-a-dire le riche
amant,
souvent
marie,
dont
la
jeune
fille est la maitresse.
Celle-ci
agre-
mente les
plaisirs
du lit de son fournisseur
moyennant
des
especes
son-
nantes
et trebuchantes ainsi
que
divers
autres
dons,
parfums,
colliers,
chaussures,
pagnes
et
bijoux
en or,
argent
ou diamant, sorties dans des
h6tels et restaurants
hupp6s.
Ces deux formes de
polyandrie
denotent d'une
part
les
mutations
que
la
sexualite
et l'amour
galant
enregistrent
et
le
pouvoir
que
detiennent
les
jeunes
filles
lorsque
l'on en
vient aux formes de
cession du
plaisir
sexuel
aux
hommes. D'autre
part,
elles traduisent la difficulte
qu'6prouvent
les
jeunes
gens
a atteindre
l 'age
d'homme dans un
contexte
ou,
jusque
recemment,
l'id6ologie
de
la
masculinit6
associait de mani&re
dramatique
la
virilite et
la
sexualite
active,
tout
en
conditionnant les
deux a la
capacite
de d6boursement.
Des trois
amants,
le
cheque
semble se tirer a bon
compte
de
la
rela-
tion
qu'il
finance.
A
ses
yeux,
la finalit6 de la
relation r6side aussi bien dans
l'ecoulement libidinal
qu'elle
permet
et dans l'auto-valorisation
que
la
pos-
session
d'une
jeune
pour
maitresse
permet
au sein de la societe. En
effet,
nombreux sont
les membres de l'elite
politico-commerciale qui
attachent
une
signification
particuliere
a
leur
capacite
a
entretenir des
rapports
sex-
uels avec
des
filles
plus
jeunes qu'eux-memes.
La condition du choc
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
12/16
Les
plaisirs
de la ville 81
d6note la difficult6
qu'6prouvent
de
nombreuxjeunes gens
a
se
trouver
un
partenaire
sexuel. Ils ne
disposent,
ni de
l'argent
n6cessaire a cette fin, ni
ne
remplissent
les criteres de la
s6duction
reussie desormais
imposes par
les filles. Ils en sont alors r6duits
a
travailler
pour
un
plaisir
conc6ed
l'e-
space
d'un instant. Comme
je
l'ai
deja indique,
l'amant
reel
est
parfois
le
grand
b6enficiaire
des dons du
pretendu
oncle.
Mais
dans
l'imaginaire
des
jeunes
citadins,
son
statut
d 'homme entier demeure
fragile.
Sa
virilit6
est
sans cesse
defiee
et
6masculee
par
le
sugar
daddy
non seulement du fait
de
l'age,
mais aussi en raison de la faiblesse
des
capacit6s
de d6boursement du
jeune
amant. Trois
figures
de
l'etre male
se dessinent donc. Elles
r6evlent
la faiblesse du
jeune
et du
pauvre
dans la
competition
pour
la jouissance
que
controle,
en
partie,
la fille.
Parallelement a cette construction se
profile
la
figure dujeune
homme
de bonne famille. Dans le
vocabulaire
courant,
ce dernier est
designe par
les
filles
en tant
que porteur
des 3V
(villa,
voiture,
virement).
Ce
modele
repose
sur le
pouvoir
de
d6penser
de
l'amant
en faveur de la
fille. Dans
cette
entreprise,
l'amant
est
soutenu
par
un
reseau
hedoniste reunissant
les
jeunes
gens
aises,
au sein d'un
arrangement
oiu
les
jeunes
issus des
quartiers pauvres
et
marginauxjouent
les
intermediaires entre
les
riches et
les filles. Le riche
paie
la traite
pour compenser
les services que le
pau-
vre lui rend : la chasse aux
collegiennes puberes.
C'est au sein de ces
reseaux h6donistes
que
l'on
trouve
par exemple
les taux les
plus
eleves
de
consommation des
cassettes video
pornographiques.
II arrive
que
dans ces
reseaux,
les
jeunes
gens
riches
regardent
les films et
executent
lesjeux
6ro-
tiques
observes.
Dans les deux
cas,
un
registre
de la masculinit6 se
dessine
a
partir
de
l'avoir
et du
pouvoir
de
d6penser.
Mais le
regard
f6minin et les attentes
des
filles
determinent,
en
retour,
le
poids
d'etre
dujeune
male et
l'6tendue de
sa virilite. Cette derniere n'est plus innee. Elle est conferee et, de ce point
de
vue,
forc6ment
limit6e
par
l'autre.
Homosexualites
L'on
assiste
de
plus
en
plus
a
la
disparition
de la
trilogie
'sexualit6,
mariage
et
vie
conjugale'.
D'une
part,
il
devient de
plus
en
plus
difficile
pour
les
jeunes
males de
s'emanciper
de
leur
dependance
vis-a-vis
de leurs
parents.
D'autre part, de nouvelles conduites sexuelles voient le jour, parmi
lesquelles
l'homosexualite. De ce dernier
point
de
vue,
deux
figures
du
garcon dejoie
sont
venues
s'ajouter
aux
figures
prec6dentes.
Le
prototype
du
garcon
de
joie
appartenait,
jusqu'au
milieu
des ann6es
quatre
vingt,
a
une
cat6gorie
sociale
honnie.
Or,
depuis
le debut des
annees
quatre-vingt
dix,
l'homosexualite
tend a se
detacher de la
venalite et a
s'imposer
comme une
voie
legitime
de r6alisation
sexuelle.
Certes,
l'homosexualite male
est
encore
discrete a
Dakar,
tout comme
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
13/16
82 African Studies Review
elle l'est
a
Bamako
ou
Addis-Abeba.
Elle
se
localise dans
la
commune
des
Almadies,
et,
de maniere
plus
visible
encore,
le
long
du corridor touris-
tique
de la Petite
C6te
(Joal,
Mbour,
Saly
Portudal).
Ici,
des homosexuels
locaux
s'amourachent
libement,
au
vu et au su du
public.
Ils sont connus
du
public
sous
le terme de
goordjigen
hommes-femmes).
Le lesbianisme
existe
lui aussi. Un
jouraliste
local decrit
les lesbiennes comme des
filles
de
gros
bonnets
revenant
passer
des vacances
au
pays .
Elles se
promenent
la
main dans la
main ,
se
caressent,
s'embrassent
et se baisent dans les
boums . Elles
imitent les femmes blanches
(Le
Temoin
18 avril
2000).
L'homosexualite
male,
que
denonce
regulierement
la
presse
dakaroise,
va de
pair
avec un
phenomene
nomm6 le sex machine.Cette
pro-
fession
s'est
d6veloppee
sur
la
zone c6tiere
au cours des annees
quatre-
vingt
dix. Un
jeune
homme
d'origine pauvre
se transforme en
gar(on
de
joie.
II
se laisse
courtiser ou courtise une touriste
agee
et lui offre des ser-
vices
sexuels en
6change
d'un
peu
d'affection
et,
surtout,
de
l'argent pour
entretenir sa
famille. La
plupart
des sex machinesmettent
a
cet
egard
a
prof-
it
l'image exotique
de
la sexualite noire
qui prevaut
en Occident. Les
artistes
passent
pour
maitres
dans ce
jeu
alors
que
les
moins
talentueux
excellent dans l'homosexualit6 venale.
L'homosexualit6 effective demeure encore une realite sexuelle diffi-
cile
a
penetrer
aux
yeux
des
jeunes
citadins.
En
effet,
dans
l'imaginaire
sahelo-sahelien,
toute
quete
de
satisfaction
sexuelle
par
la
penetration
du
penis
dans
un
organe
autre
que
le
vagin
reste culturellement consideree
comme un acte contre-nature.
Son
apparition
et
son exhibition
publique
indiquent
cependant
que
la mutation
en
cours n'est
pas
accidentelle. Elle
releve
d'une
dynamique pulsionnelle authentique, qui
va au-dela du
besoin
d'argent
ou
de la
simple
curiosit6. les
transformations concernant
le
rapport
au
corps
l'attestent fortement.
Du
corps
masculin
Le
corps
est desormais travaille comme une oeuvre d'art
que
l'on
embellit
et
que
l'on
expose.
Au
besoin,
il
est denude.
Cet art de l'exhibition croit
inversement a
l'implication
du
meme
corps
dans la
sexualit6
active.
Du
coup,
une dissociation
s'esquisse
entre la sexualit6 active et
la
masculinite,
la
oui,jusque
tres
recemment,
la
sexualite virile
preoccupait
les
generations
precedentes
(Warnier 1993; Caldwell et al.
1991).
Dans cette
quete
plas-
tique
du
corps
male,
les attitudes de
retenue
qui
scandaient la
preparation
au
plaisir
sexuel des
generations
precedentes
ont
aussi
disparu.
Les
jeunes
gens
passent
le
plus
clair de leur
temps
dans
la
rue,
assis sur des bancs
ou
a
l'ombre
d'un
arbre,
ou
encore dans les
jardins
publics,
devisant
ou
partageant
du th6
ou de
la
cigarette.
Le
corps
est
pare
de maniere
a
etre
expose
au
regard
des
passants
:
la
coupe
de
cheveux,
le
port
des
habits et
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
14/16
Les
plaisirs
de la ville
83
l'attitude
rapper
ont
conformes aux
nouvelles
vagues
du monde.
Autant le
jeune
male met de
l'energie
et du
temps
a se
parer,
autant il
deconstruit l'univers
de la masculinite ancienne
caracterisee
par
la chasse
aux filles . Le
corps astique
et
expose
est un
corps quasi-immobile,
inerte
et sans erection.
Peu,
dans
la
parentele, s'inquietent
desormais,
comme
dans le
passe,
de l'inertie sexuelle
du
jeune
male. Les
stimulations sex-
uelles d'autrefois
tendent a ceder la
place
au
voyeurisme
que
comble
l'ex-
position
du
corps
feminin
nu.
Aujourd'hui,
tout le monde est
pr6occup6
parla
crise ,
raconte ce
jeune
homme.
Les
femmes,
c'est
quand
on
peut.
La chasse
aux
filles,
c'est demode .
Le
voyeurisme, par
contre, ne se limite
plus
a la circulation
plus
ou
moins clandestine des cassettes video
pomographiques.
Certaines boites
de nuit
organisent
desormais
des seances
de nus.
Ainsi,
en
l'an
2000,
la
boite de nuit
5/5
organisait
un concours
du
plus grand
et
plus propre
sexe
feminin
dans la
localite balneaire
de
Mboro
situee
a une centaine de
kilometres de Dakar. Ce
concours
avait
attir6 des
gens
de
partout.
Ils
etaient
venus
admirer la
nudite
des
femmes.
Sollicitee
par
des
plaignants,
la
justice
a condamne
avec
sursis le
tenancier non
pour
avoir
organise
le
spectacle,
mais
pour
avoir
laisse des mineurs
y
assister. Des scenes
plus
ou
moins similaires, bien que moins formalisees, se passent dans d'autres
boites
de nuit a Dakar. C'est le cas au
Kili
ou au
Sahel
ofu,
au
rythme
du
lem-
beul,
l'on
peut
voir,
episodiquement,
des
hommes et
des femmes se
debrouiller
dans
des coins
sombres,
sous
l'instigation
des danseuses .
C'est tres chaud.
C'est connu.
Mais
c'est tres
cher ,
ajoute
l'interviewe.
En
effet,
les droits
d'entree s'elevent
a 3000
francs CFA.
L'engouement pour
le
voyeurisme
se traduit
par
la
proliferation
des
danses
paillardes.
Les
principales
sont le Ndombolo
(Congo),
le
Lembeul
(Senegal)
et le
Mapouka
Serre.
Ces
nouvelles
danses sont
trans-regionales.
Elles sont toutes ex6cutees avec un genie 6rotique particulierement per-
vers,
notamment
parmi
les
pauvres (Biaya
& Bahi
1996).
Dans les
bars de
Colobane
ou
de
Yopougon,
les filles
dejoie
entrent et sortent des d6bits
de
boisson,
en attendant
minuit
pour
s'envoler vers
les
quartiers
riches. Mais
les danses
paillardes
ne
sont
plus,
comme
autrefois,
accompagnees
de rec-
its
egrillards.
Les concours d'6rection
rapide
jadis
observes
parmi
les
jeunes
garcons,
la mesure des dimensions
du
penis,
le
decompte
du nom-
bre
d'ejaculations
et
du
temps
mis a
copuler
ne
font
plus partie
de
l'arse-
nal
verbal
ou du
code
d'honneur
de la
masculinite
(Ly
1999).
A
cette
forme de c6elbration de la virilite et au culte du phallus qui en est le corol-
laire ont
succede d'autres modalites de relation au
corps.
Les choses se
passent
desormais comme si la chaine de transmission
des
experiences
de
la
sexualite s'etait
brutalement
rompue.
Les
nouveaux r6cits sont domines
par l'imaginaire
du
voyage
en
Occident,
cet Eldorado
postcolonial.
Une
sexualite froide s'est
installee,
oiu
le
calcul feminin
coexiste,
parfois
con-
flictuellement et
parfois
en
complicit6,
avec l'instrumentalisme male.
-
8/16/2019 Biaya, Les Plaisirs de La Ville (2001)
15/16
84 African
Studies
Review
Conclusion
A
travers cette
etude,
je
viens
de montrer
que
les
voies
anciennes du
devenir
male
sont d6sormais
bouchees.
Par
contre,
de
nouveaux
imagi-
naires de la masculinite sont
en cours de formation
dans
les
metropoles
africaines.
Ces
nouveaux
imaginaires
s'inventent a
partir
de tentatives
d'ac-
caparement
des lieux de
loisirs
par
les
jeunes;
et
par
la
creation,
notam-
ment
par
les
jeunes
filles
et les
nouvelles
elites,
de
nouveaux
objets
de la
sexualite. Les nouvelles
formes
de
l'economie
de la
sexualite
en
general
et
de
l'economie
libidinale en
particulier
se
caracterisent
par
d'intenses
negociations,
des conflits et des
compromissions
entre hommes d'une
part;
puis
entre hommes et femmes d'autre
part.
Pour
lesjeunes gens
en
partic-
ulier,
la
difficulte d 'etre
homme se situe desormais
au-dela
des
delices
du
lit. Loin
des
ideologies
de la
victimisation,
les
jeunes
filles
operent
desor-
mais dans
l'espace
urbain comme
des
actrices sociales
a
part
entiere,
et
comme des
sujets
conscients de leur
propre
valeur et du
poids
de
l'ero-
tisme
qu'elles
contr6lent.
Desormais,
ce sont
ces
ressources
erotiques-
dont
la seduction constitue
l'une
des armes
decisives-plus
que
le
mariage
ou la
maternit6,
qui
les aident
a
se
positionner
dans un
champ
social dom-
ine
par
le besoin
d'argent.
La
recherche en
vue
de
cette etude
a
ete effectuee a Dakar entre
1997
et
2000.
Achille Mbembe m'a
encourage
a
explorer
ces
questions
et a cri-
tique
des versions
successives
de ce texte.
J'ai egalement
beneficie
des
avis
de Momar Coumba
Diop,
Ousseynou Faye,
Abdoulaye
Thierno
Ly,
et des
participants
au seminaire sur les
Transformations de la
sexualite
dans
l'Afrique contemporaine ,
Mombasa
(Kenya),Juillet
1999.
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