bernanos - un itinéraire spirituel 2
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GEORGES BERNANOS : UN ITINÉRAIRE SPIRITUEL
une conférence d’ Yves Bernanos
Je souhaiterais, pour commencer, revenir sur l’intitulé de cette intervention que j’ai
l’honneur et le plaisir de vous proposer aujourd’hui. Il est clair que chez Bernanos,
évoquer “l’itinéraire spirituel” revient à relater son parcours tout entier. Je me suis
donc attaché, dans cette présentation, à montrer comment les événements majeurs
de l’existence de Bernanos furent toujours en lien très étroit avec son cheminement
spirituel, et littéraire. C’est pourquoi j’ai souhaité mettre en évidence de quelle
manière cette spiritualité passe de la vie à l’oeuvre et parfois, aussi,
réciproquement. “ Mon oeuvre, c’est moi-même, c’est ma maison” déclare Bernanos.
C’est donc la mise en perspective des événements de sa propre vie, et leursrépercussions dans l’oeuvre sur un plan spirituel, qui a motivé ici mon approche
dans cette présentation.
Un petit rappel, avant d’entrer dans le vif du sujet à propos du mot
“spirituel” (dont je me permet de rappeler l’origine latine, “spiritus”, qui signifie
esprit). Il a trois significations possibles, qui s’appliquent d’ailleurs toutes au
parcours et à l’oeuvre de Bernanos :
1) Le premier sens concerne la croyance, la foi, la religion - et le christianisme,
en particulier, dans lequel l’existence et l’oeuvre de Bernanos s’enracinent très
profondément. Il s’agit ici du“spirituel” en tant qu’émanation d’un principe supérieur et
divin qui se manifeste à travers l’âme. Cette spiritualité est chez Bernanos
essentiellement chrétienne. Elle se trouve au centre de sa vie même et de sa
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création (les deux étant par ailleurs, comme on pourra le constater,
indissociablement liées...).
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Mais - j’en viens à sa seconde signification - le spirituel se conçoit aussi dans l’oeuvre de Georges Bernanos dans son sens “philosophique”, c’est à dire comme
étant de l’ordre de l’esprit, et donc distinct de la matière. On pourrait ajouter, dans son
cas, “en lutte avec la matière”, car dans ses romans comme dans ses écrits de
combat, l’auteur nous rappelle en effet, avec force, que la vraie dimension de
l’homme est étrangère, et même contraire, au matérialisme sous toutes ses formes.
3)
Enfin, le 3ème aspect du caractère “spirituel” du parcours de Georges
Bernanos, est celui qui concerne l’esprit, mais en étant cette fois-ci d’ordre moral, telles
les valeurs morales d’une civilisation. Cette civilisation , la nôtre , Bernanos fut le premier
à la nommer en 1946, civilisation de consommation comme le rappelle le journaliste
Jacques Julliard dans sa préface du livre “La France contre les robots”.
Civilisation, poursuit Jacques Julliard, le mot n’est pas écrit au hasard. Parce que d’abord, c’est le culte de la technique qui est la véritable religion de ce monde déchristianisé (...) Un
demi-siècle après Bernanos, nous pouvons témoigner qu’il a dit vrai (...): l’ennemi le plus
implacable et le plus destructeur de toute vie de l’esprit, c’est le capitalisme industriel.
Pourquoi ? Parce qu’il détruit toute trace de vie spirituelle avec le consentement et la complicité
des intéressés(...). C’est je crois, conclue Julliard, ainsi qu’il faut lire et regarder ce “dernier”
Bernanos, non comme le dernier samouraï du monde préindustriel, mais comme l’un des premiers prophètes de la société postindustrielle.
L’ENFANCE DE BERNANOS - L’ARTOIS
Venons en maintenant à la vie même de Bernanos. Quelle fut son enfance ? Il ne la
considère pas comme étant exceptionnelle ( Mon enfance, si ordinaire, qui ressemble à
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toutes les autres - 1935). Mais c’est pourtant d’elle dont il affirme tirer tout ce qu’il
écrit, comme d’une source inépuisable de rêves.
Je suis né le 20 février 1888, à Paris, déclare t-il. Mais j’ai passé les meilleurs jours de mon
enfance et de ma jeunesse dans une vieille propriété de campagne, appartenant à mon père, au petit village de Fressin (Pas-de-Calais), dans un pays de grands bois et de pâturages où j’ai
plus ou moins fait vivre depuis tous les personnages de mes romans. Le père, Emile, est
tapissier décorateur. Sa famille est monarchiste et catholique. De sa mère,
Hermance, Georges Bernanos dira plus tard qu’elle fut sans doute la première à lui avoir
appris que la Foi est un don de Dieu. Jusqu’à sa mort, il ne cessera de répéter que la
seule et unique théologie qu’il connaît se limite à son catéchisme. D’esprit vif, comme le rappelle Guy Gaucher, écrivain et spécialiste de Bernanos, il
observe tout ce qui l’entoure : paysans, notables, prêtres, amis de ses parents. Son père,
Emile, a une passion pour la photographie, qu’il pratique souvent. De très
nombreux clichés montrent le petit Georges aux côtés des prêtres de la région, qui
rendaient régulièrement visite à sa famille. Cette proximité, respectueuse mais
amicale, ne sera sans doute pas étrangère à l’omniprésence de la figure du prêtre
dans les romans de Bernanos qui fut, ainsi qu’on l’a écrit, le créateur du “roman
sacerdotal”.
Mais dans cette demeure plutôt chaleureuse et accueillante, on reçoit aussi
beaucoup d’autres visiteurs de la région, issus de toutes les classes sociales. De
nombreuses photographies de paysans, de condition modeste, et pour certains très
pauvres, sont là pour en témoigner. Ces hommes de la terre, simples et dignes, au
beau visage marqué, Bernanos en conservera le souvenir toute sa vie. Il est évident
qu’on en retrouvera aussi la trace dans ses romans : Chaque lundi, raconte-t-il, les
gens venaient à l’aumône, comme on dit là-bas. Ils venaient parfois de très loin, d’autres
villages, mais je les connaissais presque tous par leur nom. Ils s’obligeaient même entre eux :
“Je suis venu aussi pour untel, qui a des rhumatismes”. Lorsqu’il s’en était présenté plus de
cent mon père disait : “Sapristi, les affaires reprennent!”... (...) Eh bien ! en ce temps, je devais
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parler aux vieux mendiants la casquette à la main, et ils trouvaient la chose aussi naturelle
que moi, ils n’en étaient nullement émus (Les Grands Cimetières sous la Lune).
Jusqu’à son adolescence, l’environnement de l’Artois - ses sentiers, ses bois, ses
longues plaines caressantes - lui devient totalement familier. En dehors de sa
scolarité, il y découvre toutes les aventures d’un garçon provincial amoureux de la
vie au grand air, arpentant les chemins, grimpant aux arbres, observant les
animaux, la nature, braconnant parfois, bref, s’imprégnant de tout.
Dans la préface des “Grands Cimetières sous la lune” (encore...), Bernanos dépeint
ce décor naturel qu’est la toile de fond, bien réelle, de son enfance, où apparaîtront
plus tard ses personnages romanesques en devenir : Chemins du pays d’Artois, àl’extrême automne, fauves et odorants comme des bêtes, sentiers pourrissant sous la pluie de
novembre, grandes chevauchées des nuages, rumeurs du ciel, eaux mortes !... J’arrivais, je
poussais la grille, j’approchais du feu mes bottes rougies par l’averse. L’aube venait bien avant
que fussent rentrés dans le silence de l’âme, dans ses profonds repaires, les personnages
fabuleux encore à peine formés, embryons sans membres, Mouchette et Donissan, Cénabre,
Chantal, et vous, vous seul de mes créatures dont j’ai cru parfois distinguer le visage, mais à
qui je n’ai pas osé donner de nom - cher curé d’un Ambricourt imaginaire... Etiez-vous alors mes maîtres ?
L’ESPRIT D’ENFANCE DANS L’OEUVRE DE BERNANOS
Comme le souligne Guy Gaucher dans son livre “Bernanos ou l’invincible
espérance”, toutes les fois où Georges Bernanos a voulu scruter la nature profonde d’un
homme, qu’il fut réel ou tiré de ses rêves, il s’est demandé : “Quel enfant a t-il été ?” Il ne faut
donc pas s’étonner de le voir lui-même tout au long de sa vie se retourner vers sa
propre enfance. Qu’importe ma vie, écrit-il, je veux seulement qu’elle reste fidèle à l’enfant
que je fus (...) et qui est à présent pour moi comme un aïeul.
Mais, sur le plan spirituel, “l’enfance” et “l’esprit d’enfance” selon Bernanos, c’est
encore plus que cela. Dans sa dernière oeuvre, les “Dialogues des Carmélites”, la
mère Prieure, dont la mort est imminente, confie à la jeune Blanche qui veut
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rentrer au couvent : Une fois sortie de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y
rentrer, comme tout au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. Suis-je redevenue
enfant ? s’interroge la Prieure, question qui renvoie inévitablement à la parole du
Christ dans l’Evangile selon St Matthieu ; “Si vous ne redevenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume des cieux” .
On l’aura compris, l’enfance, chez l’auteur de la Nouvelle histoire de Mouchette se situe
à un tout autre niveau que celui d’une nostalgie d’un temps révolu,
complaisamment motivé par le regret des âges tendres... Elle représente, en fait,
pour lui la part la plus essentielle de l’homme. Une part oubliée, ignorée,
dédaignée, mais dans laquelle il ne fut sans doute jamais autant lui-même qu’en ce temps, béni, où il s’oubliait . Cette part est probablement, selon Bernanos, la plus
authentique et la plus proche de notre véritable nature d’être humain. Et au-delà,
de notre état spirituel le plus élevé, de notre “âme”. Dans la préface des “Grands
Cimetières sous la lune”, Bernanos fait d’ailleurs de cet l’enfant qu’il était un
véritable guide dans le cheminement vers sa propre éternité : Certes, ma vie est déjà
pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heurevenue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années
jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera
le premier dans la maison du Père....
UNE FOI QUI S’AFFIRME : les lettres à l’Abbé Lagrange
Bernanos, enfant et adolescent, se rend souvent à l’église, pour assister à la Messe,
ou prier. Ce “catéchisme”, qui demeurera toujours son seul et unique bagage
théologique, il l’applique toutefois avec une ferveur certaine, notamment par la
prière. Mais c’est surtout vers l’âge de 17 ans que commence à s’affirmer sa propre
spiritualité. Il dit, déjà, à cette époque, haïr le bigotisme, mais avoir appris à en séparer la
vraie piété, une piété d’homme ferme, sincère, tout en actes et non en formules. Il est alorsélève au petit séminaire de Bourges, et entretient une correspondance extrêmement
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riche, et significative, avec un prêtre ; l’Abbé Lagrange. Ces lettres, même si elles
n’en font pas toutes un sujet central, témoignent alors de cette angoisse qui le
hante : la peur de mourir.
Depuis longtemps, écrit l’adolescent Bernanos - à cause de ma jeunesse maladive et des précautions qu’on me faisait prendre (sa prime enfance fut en effet caractérisée par une
santé très fragile) - je crains la mort, et par malheur, peut-être mon ange gardien dirait par
bonheur, j’y pense toujours. La plus petite indisposition me semble le prélude de cette dernière
maladie, dont j’ai si peur. (...) Au moment de ma première communion, la lumière a
commencé de m’éclairer. Et je me suis dit que ce n’était pas surtout la vie qu’il fallait s’attacher
à rendre heureuse et bonne, mais la mort, qui est la clôture de tout... Ce que je veux dire, en me
disant revenu aux idées de ma première communion, c’est que je reconnais plus que jamais que
la vie, même avec la gloire qui est la plus belle chose humaine, est une chose vide et sans saveur
quand on n’y mêle pas toujours, absolument, Dieu. D’où il m’apparaît logiquement que, pour
être heureux, il faut vivre et mourir pour lui, aidant à ce que son règne arrive selon votre âge,
selon votre position, vos moyens, votre fortune, vos goûts. Et ainsi, je n’aurai plus peur de cette
affreuse mort.
Lettre d’une bouleversante lucidité, commente le critique littéraire Albert Béguin, chez un garçon de 17 ans, et qui suppose une méditation précoce, remontant à la plus lointaine
enfance. Ce n’est pas encore le langage de l’écrivain futur, mais déjà ce sont ses thèmes
essentiels, situés, articulés, comme ils le seront encore dans les “Dialogues des Carmélites”, par
exemple.(...) Bernanos livre ici, une première fois, dès l’éveil de sa conscience, le même combat
décisif qu’il aura à reprendre sans cesse.
LE “CAMARADE RIMBAUD” - La route
Lorsqu’enfant, puis adolescent, Bernanos n’emprunte pas les routes de l’Artois, il
subtilise la clef de la bibliothèque paternelle, qui est bien fournie. Il se souvient
d’avoir lu, à l’âge de treize ans, à plat ventre sur le tapis, toute la Comédie humaine de
Balzac. Cette expérience précoce le marquera à tout jamais. Elle aura sur son
oeuvre une influence décisive - avec Barbey d’Aurevilly, lu à la même époque, puis,
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plus tard, Dostoïevski, Péguy, Baudelaire, ainsi que le “camarade Rimbaud”,
comme il le surnomme.
Pour ce qui concerne ce dernier, on retrouve en effet “l’esprit de vagabondage” de
l’auteur de “La Bohème” à travers bon nombre de personnages bernanosiens,garçons et filles, adolescents toujours prêts à partir, à prendre la route, cette
promesse immense dont parle Bernanos. Profitons de cette référence constante à la
présence de la route dans ses romans pour aborder un autre aspect central de son
univers. Car cette fameuse route n’exprime pas seulement l’attrait de l’évasion, du
nouveau. Comme toujours, chez lui, réel et surnaturel s’interpénètrent, formant les
deux facettes d’un même monde. Qui n’a pas vu la route à l’aube, dit-il en effet dans
Monsieur Ouine, entre ses deux rangées d’arbre, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce
que c’est que l’espérance. L’espérance, voilà, précisément, un thème majeur et
profondément spirituel de l’oeuvre bernanosienne. De quoi est faite cette
“espérance” ? On pourrait dire elle s’apparente au sentiment du peuple juif, en
marche vers la Terre Promise (encore une autre route...). Et qu’elle est pour
l’essentiel une perception, voire une anticipation, lointaine mais bien réelle, de
l’éternité, c’est à dire de l’instant où nous devons entrer définitivement dans
l’amour de Dieu. En ce sens, la “route-espérance”, selon Bernanos, rejoint
directement celle qui mène au tombeau du Christ, le matin de Pâques. Les
manifestations de cette espérance surabondent dans l’oeuvre : le Qu’est-ce que cela
fait, tout est grâce, de la fin du Journal d’un Curé de Campagne, prononcé par le Curé
d’Ambricourt au moment de sa mort, en est peut-être l’exemple le plus significatif...
BERNANOS MONARCHISTE - L’esprit de chevalerie
Quittons l’enfance et l’adolescence de Bernanos, élève relativement moyen, pour
avancer jusqu’au jeune homme. Etudiant à la faculté de droit et à l’institut
catholique, de 1906 à 1913, il obtient une licence de droit et une licence es lettres. Il
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est monarchiste, comme sa famille, et s’engage activement chez les camelots du roi.
Il aura même quelques démêlés avec la police. Il devient journaliste et collabore à
“l’Action Française”, ainsi qu’à d’autres périodiques monarchistes. Il prend, enfin,
la direction d’un hebdomadaire royaliste, “l’Avant-Garde de Normandie” et y poursuit une furieuse polémique avec le philosophe Alain qui, lui, écrit à la
Dépêche de Rouen. Pour tout dire, confiera Bernanos plus tard, j’aimais le bruit.
Nous sommes, alors, encore loin de celui qui va conquérir une totale indépendance
d’esprit au moment de sa rupture fracassante avec l’Action Française et Charles
Maurras (1932), et surtout de la guerre d’Espagne (1936), où son combat contre
Franco lui vaudra les pires anathèmes de son ancienne famille politique. Le
Bernanos de cette époque apprend surtout à aiguiser sa plume, à combattre sur le
terrain des idées, avec virulence, quelquefois aussi avec violence, et capable, à
l’occasion, de certains excès que l’on est en droit de ne pas juger appréciables. Mais
c’est ainsi, en même temps, qu’il fait sur le plan journalistique son apprentissage et
s’exerce à ce qui, peu à peu, deviendra plus tard ses “Ecrits de combat” publiés
durant la guerre.
Quant à ses opinions monarchistes, il faut rappeler qu’elles relèvent avant tout d’un
idéal, en lien avec sa conception de l’esprit de chevalerie, de “l’honneur chrétien”,
de l’idée qu’il se fait du roi comme guide impartial du pays, n’ayant d’autre
ambition que de servir ce dernier pour répondre à la mission qui lui a été assignée,
ainsi qu’à sa famille. Cette vision qui serait plutôt d’ordre affectif, traduit une
certaine conception (idéale) de la monarchie, loin des calculs politiciens et surtout
du nationalisme de l’Action Française (dont il commencera à s’éloigner dès 1919).
Cette vue des choses apparaîtra peut-être naïve, utopique, voire infondée, à
beaucoup. Il me semble qu’elle est pourtant toujours restée la sienne, sans jamais
nuire à sa lucidité. Elle ne l’a pas non plus, bien au contraire, empêché d’engager
toutes ses forces pour être, aux moments les plus difficiles qu’a connus son pays, et
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selon la formule de Jacques Julliard, un véritable rempart de la démocratie, même à son
corps défendant.
LA GUERRE - SOUS LE SOLEIL DE SATAN: combat avec le prince du mensonge
Bien que réformé en 1909, Bernanos s’engage en 1914 pour la durée de la guerre.
J’ai fait la guerre de 1914, engagé volontaire, comme simple caporal, c’est-à-dire dans une
familiarité et une fraternité quotidienne avec mes camarades ouvriers et paysans. Ils ont achevé
de me dégoûter pour toujours de l’esprit bourgeois. Ce n’est pas la misère ou l’ignorance du
peuple qui m’attire, c’est sa noblesse. L’élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous
reste, la seule que la bourgeoisie du XIXème et du XXème siècle n’ait pas encore réussi à avilir.
A cette fraternité de l’avant, aux souffrances partagées, Bernanos oppose les
compromissions de l’arrière, du “Derrière” comme il l’appelle : De 1914 à 1918, les
hommes de l’avant ont vécu d’honneur, ceux de l’arrière de haine. A quelques exceptions près,
tout ce qui n’avait pas combattu s’est retrouvé pourri, pourri sans remède, pourri sans retour
au bout de ces quatre années sanglantes. Ce déluge de feu ou, par trois fois, il a failli
mourir et qui le hantera à tout jamais, sera décisif pour son avenir d’écrivain. En
1919, tandis qu’approche pour lui le retour à la vie civile, sa résolution est prise : le
métier littéraire ne me tente pas. Il m’est imposé. C’est le seul qui m’est donné de m’exprimer,
c’est à dire de vivre. Il parle alors, déjà, d’une vocation de l’écriture, et il ajoutera plus
tard ; Toute vocation est un appel - vocatus - et tout appel veut être transmis. Ceux que
j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Mais c’est pour eux, c’est pour eux que je suis né.
Cette conception de la vocation de l’écrivain ne peut être mise selon lui qu’au service
de la vérité telle qu’il la conçoit, car il dit lui-même que le bon Dieu ne lui a pas mis une
plume entre les mains pour rigoler avec.
Au lendemain de la guerre, son besoin de témoigner l’emporte donc sur tout. Il y
répondra par un roman, son premier : Sous le soleil de satan (1926) . Publié au
“Roseau d’Or”, le livre est un très grand succès. Il est le fruit de 4 années
d’écriture, partagées entre son travail alimentaire - marié et père de famille,
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Bernanos sillonne l’Est de la France en tant qu’inspecteur d’assurances - et la
gestation très difficile de cette première oeuvre. L’abbé Donissan, prêtre gauche et
maladroit, à qui est pourtant attribué le don de lire dans les âmes, est né.
Personnage à la fois puissant et fragile, doutant de lui, accédant au sublime maiscapable d’erreurs désastreuses envers ceux qu’il voudrait sauver, le saint de Lumbres
devra s’affronter directement avec celui qu’il nomme le prince de ce monde : Satan. Si
la création de Donissan rejoint en partie l’histoire du curé d’Ars, elle trouve surtout
son origine dans les tranchées boueuses de 14-18, où Bernanos a connu la douleur
de voir ses frères issus de l’aristocratie ouvrière mourir devant ses yeux. Mais le pire, il
le dit lui-même, fut de subir, pendant et juste après la guerre, la propagande et les
manipulations de l’arrière, du “Derrière”, qu’il ressent comme une exploitation du
sacrifice de ses camarades. C’est donc par opposition au mensonge, à ses effets
complexes et dévastateurs, et à leur premier responsable sur le plan spirituel -
l’adversaire/Satan - qu’apparaît le personnage, fictif, de Donissan. Cette capacité à
extraire d’une réalité vécue, tragique, et ici historique, matière à créer de très fortes
incarnations
dans une dimension imaginaire
me semble particulière à Bernanos. On
retrouve cette spécificité dans la Nouvelle Histoire de Mouchette (1938) - parcours
implacable, et pourtant incroyablement sensible et vivant, d’une pauvre gamine de
treize ans - à propos de laquelle l’auteur confie qu’il ne l’aurait pas conçue s’il
n’avait été le témoin des assassinats de républicains espagnols, de leur solitude
absolue, de leur courage, de leur dignité.
A ce récit inaugural, ce furieux rêve crépusculaire, succèdent deux autres romans qui
forment un tout ; L’Imposture et La Joie (Prix Fémina) . Le personnage central en est
aussi un prêtre ; l’Abbé Cénabre. On pourrait d’ailleurs considérer ce dernier
comme un double négatif de Donissan. Cénabre illustre parfaitement cette
définition de l’enfer qu’on trouve dans le Journal d’un Curé de Campagne : L’enfer, c’est
de ne plus aimer. Etre totalement incapable d’amour, et en premier lieu vis-vis de soi-
même, est d’ailleurs la définition bernanosienne de l’enfer.
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LA GRANDE PEUR DES BIEN-PENSANTS : le chemin vers les juifs
Bernanos commence la rédaction de Monsieur Ouine, considéré par beaucoup
comme son plus grand roman, et qui ne sera publié qu’en 1943, au Brésil. UnCrime, roman policier hors-norme dont un prêtre est encore le personnage central,
et mystérieux, paraîtra en 1935. Jusqu’à la moitié des années 30, les événements se
précipitent pour Bernanos. Il y a aussi la publication de la Grande peur des bien-
pensants (1930) , pamphlet dans lequel il s’attaque à la bourgeoisie, et tout
particulièrement à la bourgeoisie catholique, à Thiers, aux responsables de la
répression sanglante de la commune, et au pouvoir de l’argent. Malheureusement,
dans ce qui est aussi un hommage à la figure très controversée d'Edouard
Drumont, il commet l!erreur, beaucoup trop répandue dans les milieux de droite de
cette époque (fin des années 20), d!associer étroitement les juifs aux puissances
financières et aux turpitudes de celles-ci dans la France d'alors. Certains propos,
qu’on ne peut que regretter, y sont tenus à leur encontre, même s’ils sont beaucoup
plus limités qu’on a pu le dire. Mais à partir de 1936, la relation de Bernanos avec
les juifs va évoluer. Ses prises de position contre les campagnes antisémites en
France, ainsi que ses engagements et plusieurs de ces écrits avant, pendant, et
après la guerre sont là pour en attester. De nombreux témoignages, aussi. Je me
limiterai à l’un d’entre eux. Celui d’ Eli Wiesel lorsqu’il dit : Il était clair que
Bernanos allait venir vers nous. Sa découverte de ce que représentent les Juifs témoigne de son
ouverture, de sa générosité. C'est presque impossible de trouver en France, en Europe peut-être,
un écrivain “de droite” qui, avant la guerre en tout cas, n'ait pas connu sa période antisémite.
Ce n'est pas sa faute d'ailleurs, parce qu'en vérité il ne faut pas oublier l'ambiance, le climat
politique et littéraire qui régnaient alors. C'est pourquoi je ne peux pas en vouloir à Bernanos,
qui eut le courage de s'opposer au fascisme, de dénoncer l'antisémitisme et de dire justement ce
qu'il a dit et écrit de la beauté d'être juif, de l'honneur d'être juif, et du devoir de rester juif .
L’honneur juif, déclare en effet Bernanos en 1948, depuis deux mille ans, n’est pas de résister par la force, mais par la patience, car le but que se propose, que s’est toujours proposé ce
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peuple impérissable n’est pas de vaincre, mais de durer ; c’est de la durée qu’il attend le salut.
Qu’Israël dure, et le très haut vaincra pour lui. En attendant, l’honneur, c’est de rester juif et de
faire des enfants juifs, d’en faire assez pour que tous les pogroms ne puissent anéantir ce que
Dieu a ordonné de conserver ». Et dans le même texte, il ajoute : "Ce qui a au cours des
siècles opposé le monde chrétien au monde juif n’est sans doute qu’un malentendu mais c’est un
malentendu fondamental, et qui en pénétrerait le sens connaîtrait du même coup peu-être la
signification totale de l’Histoire. Autre chose est de haïr et autre chose est de méconnaître, et si
nous avions le courage d’aller au-delà des apparences, nous devrions sans doute convenir que le
plus grand malheur d’Israël n’est pas d’avoir été si constamment haï, c’est d’avoir été non
moins constamment méconnu” (et on finit toujours par haïr une vérité méconnue, écrit-il par
ailleurs dans son roman “Monsieur Ouine”...).
L’ADIEU À MAURRAS : la rupture définitive
En 1932, une violente polémique oppose Bernanos à Charles Maurras à propos
d’un désaccord entre François Coty, alors propriétaire du journal Le Figaro, et le
fondateur de l’Action Française. Bernanos a de l’estime pour Coty, et prend sa
défense. On lui a d’ailleurs proposé la direction du Figaro, offre qu’il déclinera.
Mais sa sympathie pour Coty va provoquer sa rupture définitive avec Maurras, par
articles interposés. C’est l’A-Dieu à Maurras. Ce qu’il faut bien appeler un
déferlement de mépris et haine de la part de Maurras et de tous ses collaborateurs
à l’encontre de Bernanos permettra en réalité à ce dernier de s’affronter
directement avec son ancien maître, et de sceller définitivement la rupture. L’avenir
de l’un et de l’autre, et leurs positions respectives dans l’Histoire, montrera à quel
point ils étaient différents...
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PAUVRETÉ ET ESPÉRANCE - Les grands cimetières sous la lune
En 1933, Bernanos, passionné de moto, est victime d’un très grave accident. Il perd
l’usage d’une jambe et marchera toute sa vie avec des cannes. Il est, alors, pèred’une famille nombreuse (6 enfants ; 3 garçons, 3 filles). Peu doué pour la gestion,
il doit faire face à d’incessantes difficultés d’argent, et son éditeur ne le rémunère,
pour ainsi dire, qu’au “compte goutte”. Fuyant les milieux littéraires, Paris et, il
faut le préciser aussi, les huissiers, Bernanos va déménager une trentaine de fois
dans sa vie (souvent dans le sud de la France). C’est alors qu’en 1934, un ami lui
suggère de se rendre en Espagne ou la vie est moins chère et le poisson pour rien. Il arrive
à Majorque en octobre 34 . Jour après jour, il poursuit son inlassable travail de
tâcheron. Il écrit, à propos de sa situation : l’ignoble nécessité pompe jour et nuit à
toutes les issues de ma pauvre vie. Il ne restera bientôt dans la toile d’araignée que le cadavre
d’une abeille, tout à fait vide. Priez pour elle”. Cette “ignoble nécessité”, il y sera
confronté, toute sa vie. S’il a beaucoup parlé des pauvres dans son oeuvre, il
connût lui-même des moments matériels très souvent difficiles, dominés par
“l’angoisse du lendemain” et alternés par les paiements, toujours insuffisants et
irréguliers, de son éditeur.
A propos de cette pauvreté, qui a aussi pour lui une très grande importance sur le
plan spirituel, et qu’il distingue très nettement de la misère, il écrit : Si nous pouvions
disposer de quelque moyen de détecter l’espérance comme le sourcier découvre l’eau souterraine,
c’est en approchant des pauvres que nous verrions se tordre entre nos doigts la baguette de coudrier. Le pauvre n’est pas un homme qui manque, par état, du nécessaire, c’est un homme
qui vit pauvrement, selon la tradition immémoriale de la pauvreté, qui vit au jour le jour, du
travail de ses mains, qui mange dans la main de Dieu, selon la vieille expression populaire. Il
vit non seulement de l’ouvrage de ses mains, mais aussi de la fraternité entre pauvres, des mille
petites ressources de la pauvreté, du prévu et de l’imprévu. Les pauvres ont le secret de
l’espérance.
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Les événements de la guerre d’Espagne vont donner à la présence de Bernanos une
toute autre raison d’être que l’amélioration de son quotidien. Dans un premier
temps, devant les massacres de religieux perpétrés par des républicains, le
catholique et monarchiste Bernanos prend parti pour Franco (son fils s’engagemême dans la phalange). Trois mois suffiront pour que Bernanos soit très vite
déçu, puis horrifié, devant la barbarie franquiste, d’autant plus impardonnable à
ses yeux qu’elle était précisément l’oeuvre de catholiques et de royalistes. J’espère
écrire un jour sur quelles têtes ce sang doit retomber déclare-il le 16 août 1936. Ce sera Les
Grands Cimetières sous la lune, brûlot anti-franquiste dans lequel il dénonce,
notamment, la collusion de l’Eglise espagnole avec les fascistes. Alors qu’il demeure
toujours à Majorque, sa tête est mise à prix par Franco. Son ancienne famille
politique, et la droite nationaliste en général, le considèrent désormais comme un
traître. La gauche française, elle, applaudit à son témoignage qui n’a peut-être
comme équivalent que L’Espoir d’André Malraux. On peut considérer “Les Grands
Cimetières sous la lune” comme un prélude à l’engagement et aux écrits de Bernanos
pour la résistance. Notamment parce qu’il y invoque déjà la parole du Christ pour
dénoncer avec force tous les complices, en particulier s’ils sont catholiques et
cléricaux, de la dictature fasciste. Doit-on y voir, sur le plan spirituel, la mise en
pratique de sa conception de “l’honneur chrétien”, de cette piété d’homme ferme,
sincère, tout en actes et non en formules, à laquelle il dit aspirer à l’âge de 17 ans ?
Quoiqu’il en soit, Bernanos écrit dans sa mini autobiographie, en 1934, J’ai quitté la
France pour l’Espagne (Majorque). J’y ai écrit le “Journal d’un Curé de Campagne”, la
“Nouvelle histoire de Mouchette”, et “Les Grands Cimetières sous la lune”. Cette expérience
d’Espagne a été, peut-être, l’événement capital de ma vie. J’y ai vu de près les dessous de la
croisade espagnole et l’épuration franquiste. J’ai pu observer à quelle profondeur le poison
totalitaire avait corrompu les consciences catholiques et jusqu’aux consciences sacerdotales.(...)
J’ai quitté l’Espagne en 1937 pour rentrer en France. La déroute des consciences y faisait
prévoir celle des armées. La triple corruption nazie, fasciste, et marxiste n’avait presque rien
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épargné de ce qu’on m’avait appris à respecter et à aimer. J’ai quitté presque aussitôt mon pays.
Il n’était plus possible à un homme libre d’y écrire, ou même seulement d’y respirer.
JOURNAL D’UN CURÉ DE CAMPAGNE - la sainteté; “seule aventure”...
C’est au Brésil que Bernanos se fixe en 1938, après une courte visite au Paraguay,
tandis que monte déjà sur le monde, dit civilisé, l’ombre noire et sanglante de la
croix gammée. Il n’écrira plus jamais aucun roman, déclarant qu’ils peuvent bien, eux-
aussi, se faire tuer à la guerre. Les deux derniers furent donc la Nouvelle histoire de
Mouchette et surtout le Journal d’un curé de campagne qui, parmi tous ses livres, eut
probablement le succès le plus retentissant . J’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi,
dira-t-il à son sujet. Même si elle n’a rien de spectaculaire, l’histoire de ce jeune
prêtre, malade et confronté aux mesquineries et aux secrets d’un village, déborde
de surnaturel. Etrangement, il est ici d’autant plus perceptible que sans
manifestation apparente. Peut-être parce qu’il imprègne, en profondeur, chaque
jour, chaque événement vécu par le curé d’Ambricourt. Ce dernier ira jusqu’au terme de son aventure spirituelle, celle de la sainteté (“la seule aventure”, disait
Bernanos...), dans ses détails les plus ordinaires comme dans ses mouvements
paroxystiques . Comme l’Abbé Donissan de Sous le soleil de Satan, le curé
d’Ambricourt a lui aussi, le don de “lire dans les âmes”. Dans ce récit, la tentation
du désespoir, le doute, la pesanteur de notre condition d’homme côttoient les
instants les plus lumineux, lorsque des personnages particulièrement endurcis sont
libérés de leur prison intérieure, ou quand la Joie la plus pure et la plus insolite
surgit de manière inattendue. On peut dire que le mouvement intérieur et l’action
de ce jeune prêtre contiennent, sous l’apparence du quotidien le plus provincial, les
caractéristiques de la Passion du Christ . Cette mise en perspective se retrouve dans
d’autres romans de Bernanos (et également dans les Dialogues des Carmélites). Pour
lui, en effet, toutes les aventures spirituelles sont des calvaires. Le Journal d’un curé de
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campagne où, selon François Mauriac, se manifeste le don magnifique de rendre le
surnaturel naturel , en est un parfait exemple.
LA RÉSISTANCE : l’honneur français - l’humanité du Christ
Au Brésil, qu’il considère comme une seconde patrie, Bernanos espère fonder à
l’intérieur des terres une exploitation agricole, pour subvenir aux besoins matériels
de sa famille autrement que par la plume, moyen qui s’était jusqu’alors révélé
insuffisant. Le déclenchement de la guerre, le départ de ses deux fils pour
l’Angleterre et son engagement, dés le 18 juin 40, aux côtés du Général de Gaulle,
en décident tout autrement. C’est la période de ses Ecrits de combat, qui implique le
sacrifice de son travail romanesque. Il signe Nous autres Français, et Les Enfants
Humiliés, confrontation bouleversante entre ses souvenirs de la Grande Guerre et
celle qui vient de commencer. Il écrit régulièrement dans la presse brésilienne, pour
quelques journaux clandestins français (dont Témoignages Chrétiens), et surtout
pour Radio Londres. Ces articles et messages ont été rassemblés en volume sous le
titre Le Chemin de la Croix des Ames. Un autre livre, Lettre aux anglais, sera parachuté
clandestinement en Europe occupée. Il devient l’un des animateurs spirituels de la
résistance. Le refus de l’armistice est, dit-il, une question d’honneur. Il est sur ce plan
en totale adéquation avec de Gaulle, qui est pour lui un homme providentiel, donné
par l’Histoire. Mais c’est aussi au nom de sa vision du christianisme qu’il fustige
Hitler, Pétain, et les catholiques complices de Vichy. Parmi les très nombreux
textes qui l’illustrent, j’en proposerai deux - choix subjectif et forcément arbitraire -
sous la forme d’extraits. Le premier est une prière à Jeanne d’Arc, figure
historique qui fut malheureusement aussi récupérée par le régime de Vichy. Mais
c’est précisément pour l’opposer aux collaborateurs que Bernanos invoque ici son
soutien : Jeanne, nous vous apportons ce qui reste de l’Honneur français (...) afin que vous lui
rendiez la vie. Nous nous apportons aussi la honte, car nous voulons notre part de honte. Ni
dans l’honneur, ni dans la honte, nous ne nous séparons de la Nation. Jeanne, l’ennemi est à
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Orléans, mais il est aussi dans la ville du sacre (...) Il est aussi dans votre petit village natal.
C’est lui qui cueillera cet été les mirabelles de Domrémy (...) Ce que nous implorons
aujourd’hui de votre grâce, c’est qu’elle ne nous laisse pas frapper dans le dos, qu’elle nous
délivre des traîtres, des lâches, et des imbéciles. Jeanne (...) nous en appelons solennellement à
vous, devant Dieu, contre les misérables qui, pour retarder l’heure du châtiment, offrent en
hommage à l’ennemi le nom et les morts de Verdun (...). Ce texte fut diffusé sur les ondes
de la BBC le 11 mai 1941.
Le second texte met en confrontation l’idéologie, j’oserais dire la mystique de
l’Allemagne nazie, avec l’esprit des Evangiles. Ce texte, écrit après la guerre et
intitulé Nos amis les saints, est probablement le plus significatif qu’il ait écrit sur la
sainteté (thème majeur dans son oeuvre). Mais il est aussi, à mon sens, une
excellente illustration de la manière dont Bernanos oppose au fanatisme la
présence du Christ, essentiellement faite de compassion et d’amour pour
l’humanité.
"La maison de Dieu est une maison d'hommes, et non de surhommes. Les chrétiens ne sont pas
des surhommes. Les saints, pas davantage, ou moins encore, puisqu'ils sont les plus humains
des humains. Les saints ne sont pas sublimes, ils n'ont pas besoin du sublime, c'est le sublime
qui aurait plutôt besoin d'eux. Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de
Plutarque. Un héros nous donne l'illusion de dépasser l'humanité, le saint ne la dépasse pas, il
l'assume, il s'efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence ? Il s'efforce
d'approcher le plus près possible de son modèle, Jésus-Christ, c'est-à-dire de Celui qui a été
parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point, précisément, de déconcerter le héros
en rassurant les autres, car le Christ n'est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l'oublient, ses ennemis, eux, ne l'oublient pas. Vous savez que
les nazis n'ont cessé d'opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des oliviers la mort
joyeuse de tant de jeunes héros hitlériens. C'est que le Christ veut bien ouvrir à ses martyrs la
voie glorieuse d'un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres
de l'angoisse mortelle. La main ferme, impavide, peut, au dernier pas, chercher appui sur son
épaule, mais la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne".
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RETOUR EN FRANCE: la liberté pour quoi faire ?
Bernanos rentre en France en 1945 à la demande du Général de Gaulle, qui lui
adresse un télégramme : Votre place est parmi nous. L’épuration le dégoûte. Refusant les postes de ministre qu’on lui propose, et autres ambassades, il se lance dans une
série d’articles (pour les journaux La bataille, Carrefour, Combat, Le Figaro,
L’Intransigeant). Il fait aussi de nombreuses conférences en Europe. Il y dénonce,
notamment, les “lendemains de libération”, et leur cortège d’opportunisme. Il faut
refaire des hommes libres est le titre de son premier article. Bernanos veut alerter ses
contemporains sur les nouvelles menaces qui pèsent sur ce monde en
recomposition, à savoir la technocratie et les formes nouvelles du totalitarisme. Il
prédit des lendemains qui déchantent, annonce un monde bâti sur la vitesse, la
course effrénée au profit, la “civilisation des machines”, avec pour conséquence la
déshumanisation, la disparition de l’esprit de fraternité, et celle de la liberté. Un
prophète n’est vraiment prophète qu’après sa mort, dit-il, et jusque là il n’est pas un homme
très fréquentable. Je ne suis pas un prophète, mais il arrive que je vois ce que les autres voient comme moi, mais ne veulent pas voir. (...) Une voix libre, si morose soit-elle, est toujours une
voix libératrice.
Ecoutons plus précisément cette voix, qui s’exprime entre 1945 et 1947, et que
bien peu furent alors disposés à entendre. Il est difficile de ne pas y percevoir, par
instants, une très surprenante actualité...
On essaie de vous faire croire qu'il n'y a aucun moyen de s'opposer à cette monstrueuse croissance, qu'elle est dans la nature des choses. Et moi je vous dis qu'elle n'est pas dans la
nature de l'homme, que l'homme, s'il veut, aura le dernier mot sur les choses (...) C'est une
erreur commune à beaucoup d'imbéciles de croire aujourd'hui que les dernières libertés seront
tôt ou tard arrachées de leurs mains, de s'y résigner par avance. On ne les leur arrachera pas ;
ils les laisseront tomber comme les autres, ils desserreront les doigts, sans même s'en apercevoir,
et l'État vigilant les ramassera derrière eux pour enrichir sa collection (...)
La mécanisation du monde – on pourrait dire sa totalitarisation, c'est la même chose – répond
à un vœu de l'homme moderne, un vœu secret, inavouable, un vœu de démission, de
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renoncement. Les machines se sont multipliées dans le monde à proportion que l'homme se
renonçait lui-même, et il s'est comme renoncé en elles. L'histoire dira, tôt ou tard (...) que la
machinerie a moins transformé la planète que le maître de la planète. L'homme a fait la
machine, et la machine s'est faite homme, par une espèce d'inversion démoniaque du mystère de
l'Incarnation…(...) On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet
pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas !
la liberté n'est pourtant qu'en vous imbéciles !
(...) Le monde ne sera sauvé que par les hommes libres. Cette vérité si simple n'a cessé de veiller
dans mon cœur ainsi qu'une petite flamme secouée dans la nuit par le vent. Le monde ne sera
sauvé que par les hommes libres. En parlant ainsi je reste fidèle avec Montaigne comme avec
Pascal, avec Pascal comme avec Jean-Jacques Rousseau. Le monde ne sera sauvé que par les hommes libres. Il faut faire un monde pour les hommes libres (Textes tirés de “La France
contre les robots” et de “La liberté pourquoi faire ?”)
LA COMMUNION DES SAINTS : mourir les uns pour les autres
De nouveau motivé par le désir de quitter la France, Bernanos se rend en Tunisie
en 1947. Il lui reste un an à vivre. Le temps nécessaire pour écrire ce qui est
considéré, à juste titre, comme son “testament spirituel” : les Dialogues des Carmélites.
Il a, alors, entrepris une vie de Jésus lorsqu’un producteur de cinéma lui propose
d’écrire les dialogues d’une adaptation cinématographique, à partir de la nouvelle
de Gertrud Von Lefort ; La dernière à l’échafaud, l’histoire des carmélites de
Compiègne qui firent le voeu du martyr, pendant la terreur. Le texte de Bernanosfut refusé par le producteur qui le considéra comme “injouable”. Mais il devint un
classique du répertoire théâtral et de l’opéra, représenté dans le monde entier,
avant d’être finalement porté à l’écran, à deux reprises. Bernanos y exprime dans
une langue simple, vivante, limpide, universelle, la quintessence de sa spiritualité à
travers un thème qui lui est déjà familier : celui de la “communion des saints”.
L’idée qu’on puisse mourir non pas chacun pour soi mais les uns pour les autres, ou mêmeles uns à la place des autres est au centre des Dialogues des carmélites. Celui de la peur
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de la mort, également. Par la création du personnage de Blanche de la Force,
l’ultime oeuvre de Bernanos répond, de manière saisissante, à la peur de mourir
dont l’adolescent de 17 ans faisait état dans ses lettres à l’Abbé Lagrange. Le
mouvement de son “parcours spirituel” semble bouclé. Le jour même où il achève les Dialogues des carmélites, il s’alite définitivement. Dans son dernier agenda, le 24
janvier, Bernanos écrit : Nous voulons réellement ce qu'Il veut, nous voulons vraiment, sans
le savoir, nos peines, notre souffrance, notre solitude, alors que nous nous imaginons redouter
notre mort et la fuir, quand nous voulons réellement cette mort comme Il a voulu la Sienne. De
la même manière qu'Il se sacrifie sur chaque autel où se célèbre la messe, il recommence à
mourir dans chaque homme à l'agonie. Nous voulons tout ce qu'Il veut, mais nous ne savons
pas que nous le voulons, nous ne nous connaissons pas, le péché nous fait vivre à la surface de
nous-même, nous ne rentrons en nous que pour mourir, et c'est là qu'Il nous attend.
Victime d’un cancer du foie, Bernanos est rapatrié en mai 48, et hospitalisé à
l’hôpital américain de Neuilly .
"Puissé-je me voir mourir ! confiait un jour Bernanos. Puissiez-vous être présent et
recueillir quelque chose de mon premier regard sans tristesse, de mon premier regard entrouvert
sur ce que j'ai tant désiré - ô mort si fraîche, ô seul matin”. Il meurt entouré des siens. Voici
que je suis pris dans la Sainte Agonie, dit-il quelques heures avant la fin. L’Abbé
Pézeril, qui l’a assisté dans ses derniers jours, déclara : J’ai vu bien des morts. Aucune
pour moi n’a été portée à ce point de conscience. Avant qu’il n’entre dans le coma, vers
minuit, on l’entend distinctement prononcer ces mots : A nous deux.
Il expire à cinq heures du matin, après avoir ouvert les yeux et appeler doucement,
une dernière fois, sa femme, Jeanne.
Ces mots qu’il écrivit devinrent son épitaphe : Quand je serai mort, dites au doux
royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire.
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