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Bulletin d’analyse phénoménologique XI 4, 2015 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ Le problème de la motivation de la réduction phénoménologique dans la phénoménologie de Husserl Par AMAURY DELVAUX Université de Namur Résumé. La motivation de la réduction phénoménologie ne semble pas être un thème central de la phénoménologie husserlienne. Toutefois, Husserl consacre, dans ses Idées II, de longues analyses à la notion de « motivation ». Partant des diverses acceptions conférées à cette notion par Husserl, nous tenterons de mieux appréhender les motifs de la réduction phénoméno- logique. Nous ferons débuter notre analyse en considérant l’argument de l’anéantissement de monde, en tant motif de la réduction phénoménologique. Par là, on tentera de cerner les limites de cet argument en se référant à certains aspects des travaux d’Eugen Fink et de Rudolf Bernet. Ensuite, nous aurons l’occasion d’étudier les analyses husserliennes de la motivation du philosophe commençant. Ainsi, nous essayerons de montrer que les motifs, mobilisées dans ces analyses, ne concernent pas l’effectuation de la réduction phénoménologique. Aussi, il n’est pas possible d’aborder la question de la motivation de la réduction phénoménologique sans prendre en considération le propos de Fink autour de cette question. En ce sens, le § 5 de la Sixième Méditation cartésienne offre une analyse originale de cette question en avançant la pré-connaissance transcendantale, en tant que motif de la réduction. Ces analyses permettront de mieux préciser la réponse que nous tenterons d’apporter à la question de la motivation de la réduction dans la phénoménologie de Husserl. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la question de la motivation de la réduction phénoménologie engage une part importante du projet phénoménologique de Edmund Husserl. Plus précisé- ment, de la réponse à cette question dépend intimement de la modalité du 1

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  • Bulletin danalyse phnomnologique XI 4, 2015 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/

    Le problme de la motivation de la rduction phnomnologique dans la phnomnologie de Husserl Par AMAURY DELVAUX Universit de Namur Rsum. La motivation de la rduction phnomnologie ne semble pas tre un thme central de la phnomnologie husserlienne. Toutefois, Husserl consacre, dans ses Ides II, de longues analyses la notion de motivation . Partant des diverses acceptions confres cette notion par Husserl, nous tenterons de mieux apprhender les motifs de la rduction phnomno-logique. Nous ferons dbuter notre analyse en considrant largument de lanantissement de monde, en tant motif de la rduction phnomnologique. Par l, on tentera de cerner les limites de cet argument en se rfrant certains aspects des travaux dEugen Fink et de Rudolf Bernet. Ensuite, nous aurons loccasion dtudier les analyses husserliennes de la motivation du philosophe commenant. Ainsi, nous essayerons de montrer que les motifs, mobilises dans ces analyses, ne concernent pas leffectuation de la rduction phnomnologique. Aussi, il nest pas possible daborder la question de la motivation de la rduction phnomnologique sans prendre en considration le propos de Fink autour de cette question. En ce sens, le 5 de la Sixime Mditation cartsienne offre une analyse originale de cette question en avanant la pr-connaissance transcendantale, en tant que motif de la rduction. Ces analyses permettront de mieux prciser la rponse que nous tenterons dapporter la question de la motivation de la rduction dans la phnomnologie de Husserl.

    Contrairement ce que lon pourrait penser de prime abord, la

    question de la motivation de la rduction phnomnologie engage une part importante du projet phnomnologique de Edmund Husserl. Plus prcis-ment, de la rponse cette question dpend intimement de la modalit du

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  • dpassement de lattitude naturelle. moins que llucidation des motifs la rduction phnomnologique doive se faire en conformit avec cette modalit pralablement tablie par Husserl. Il est impossible de savoir laquelle de ces deux questions interconnectes bien que traites spar-ment Husserl accordait la primaut. Nanmoins, il savre impratif quentre les motifs de la rduction phnomnologique et la faon dont sopre laccs lattitude transcendantale phnomnologique, il existe une certaine concordance. Cest par le biais de la modalit daccs la sphre transcendantale que la prsente tude se propose daborder la question de la motivation de la rduction transcendantale.

    On le sait, la deuxime section du premier tome des Ides1 tente de mettre au jour labsoluit de la conscience pure partir dune analyse psycho-eidtique de la chose transcendante perue. Husserl se voit contraint de devoir dgager de faon progressive et logique cette absoluit et ce par le biais dune rflexion se situant dans lattitude naturelle. Il y est oblig sil ne veut pas que sa rduction phnomnologique sapparente un acte totale-ment dogmatique. Au cas contraire, il contreviendrait la neutralit mta-physique tablie dans lintroduction des Recherches logiques2 puisquil tablirait de faon non vidente lassimilation de toute transcendance un corrlat intentionnel. Afin dviter cet cueil, il ralise une srie danalyses lui permettant de conclure que la structure eidtique de la chose transcen-dante perue autorise un rapatriement de cette chose un corrlat intention-nel. Par l, Husserl parvient montrer, dune part, que la conscience forme une rgion ontologique part entire et dautre part, que sans lactivit synthtisante de cette conscience, la chose transcendante serait compltement dpourvue didentit et svanouirait dans une myriade desquisses de chose (Abschattungen). En ce sens, la section 2 des Ides I suggre quau sein de lattitude naturelle, on peut trouver les motifs de son dpassement. Or, cest un point que certains textes du corpus husserlien permettent de discuter.

    Partant de ces lments ici rappels trs rapidement, il sagira, dans un premier temps, daborder la question de la motivation de la rduction chez Husserl. Aprs avoir spcifi les nombreux acceptions que Husserl attribue

    1 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phno-mnologique pures, t. I : Introduction gnrale la phnomnologie pure, trad. fr. P. Ricur, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1950. 2 E. Husserl, Recherches logiques, t. II/1 : Recherches pour la phnomnologie et la thorie de la connaissance, Paris, PUF, coll. pimthe , 5e d., 2010 (1reed. 1961).

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  • au concept de motivation1, nous tenterons, dans un premier temps, de pointer le caractre problmatique de largument de lanantissement du monde cens assurer dfinitivement la lgitimit de la rduction phnomnologique et ainsi, dune certaine faon, sa motivation. Dans un deuxime temps, nous aurons cur de montrer que contrairement ce que lon pourrait penser, la premire partie du second tome de La Philosophie premire2 napporte pas de rponse notre question. Plutt, on se rfrera un court passage des leons de 1910-1911 rassembles dans louvrage Problmes fondamentaux de la phnomnologie3. Dans un troisime temps, nous nous tournerons vers la Sixime mditation cartsienne4 de Eugen Fink et ce parce que la motivation de la rduction phnomnologique constitue un thme central de sa thorie transcendantale de la mthode. la suite de ce dernier

    1 Contrairement la perspective dfendue par Thane Martin Naberhaus, nous pensons que la mobilisation des diffrentes significations du concept husserlien de motivation confre un clairage non ngligeable la question de la motivation de la rduction phnomnologique. Naberhaus refuse dtudier cette question la lumire des rflexions husserliennes sur la motivation et ce parce que ce serait, selon lui, expliquer les motifs de la rduction phnomnologique laide de concepts acces-sibles une fois seulement la dite rduction effectue. Par l, on porterait son paroxysme une circularit inhrente la mise en uvre de la rduction phnomno-logique. Cf. T.M. Naberhaus, The problem of the motivation for the phenomeno-logical reduction , Philosophy Today, vol. 49 (2005), p. 212-222. Toutefois et cest l une question qui nous occupera plus loin y a-t-il, comme le prtend Naberhaus, linstar de Bertrand Bouckaert, un concept phnomnologique de motivation ? Daprs nous, Husserl effectue davantage une description phnom-nologique du fonctionnement de la motivation au niveau du cogito quune laboration dun concept phnomnologique de motivation. Ceci amne une seconde question que nous aurons traiter plus loin : que faut-il entendre sous la dnomina-tion phnomnologique lorsque lon parle de motivation ou de motif phno-mnologique de la rduction transcendantale ? Nanmoins, nous concdons nous le soulignerons plus loin Naberhaus que vouloir mobiliser la notion de motif phnomnologique en vue dexpliquer la mise en uvre la rduction phnomno-logique conduit invitablement un paradoxe logique dont il semble difficile de se dfaire. Cf. T.M. Naberhaus, The problem of the motivation for the phenomeno-logical reduction , art. cit., p. 212-213. 2 E. Husserl, Philosophie premire, t. 2 : Thorie de la rduction phnomnologique, trad. A. Kelkel, Paris, PUF, coll. pimthe , 1972. 3 E. Husserl, Problmes fondamentaux de la phnomnologie, trad. J. English, Paris, PUF, coll. pimthe , 1991. 4 E. Fink, Sixime mditation cartsienne. Lide dune thorie transcendantale de la mthode, trad. fr. N. Depraz, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1994.

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  • point, nous tenterons de proposer une rponse originale la question de la motivation de la rduction phnomnologique chez Husserl et ainsi dexhiber la modalit du dpassement de lattitude naturelle que cette rponse implique.

    I. Les diffrentes acceptions du concept husserlien de motivation

    Trs tt, Husserl se proccupe du concept de motivation. En effet, ds les Recherches logiques, ce concept est abord au sein de la problmatique de lindication : lindice motive la prsence de ce dont il est indice. En filigrane de cette problmatique, Husserl tente dj de dterminer une notion cruciale de sa phnomnologie : la prsence en chair et en os (Leibhaftigkeit). Notion dont le maintien doit permettre la phnomnologie dassurer la validit de lentiret de ses analyses. En ce sens, on comprend pourquoi Jacques Derrida, dans La Voix et le phnomne1, repart de la distinction, tablie par Husserl, entre expression et indication au sein de la premire recherche. Toutefois, dans le cadre de notre question, cet ensemble de problmes ne nous concerne pas directement. lintrieur de ce premier point, nous tenterons de relever les diffrentes significations que Husserl confre au concept de motivation. Cela nous permettra, lorsque nous aborderons plus spcifiquement la motivation de la rduction phnomnologique, de voir quel(s) type(s) de motif(s) la rduction phnomnologique mobilise.

    Dans le second tome des Ides, Husserl consacre des analyses fouilles autour du concept de motivation. Tout dabord, il importe de relever la claire sparation de ce concept de motivation avec celui de causalit naturelle. Ils se trouvent distingus pour une raison vidente : dans la causalit naturelle utilise par les sciences de la nature des prmisses identiques doivent impliquer des conclusions semblables. Par exemple, la loi de la pesanteur relve de la causalit naturelle puisque circonstances identiques tre sur la plante Terre , elle se vrifie nouveau. Or, il nen va pas de mme pour la motivation. Elle ne possde pas le caractre ncessaire de la causalit naturelle. Avec la motivation, il ne sagit plus dexpliquer mais seulement de comprendre Husserl reprenant ici son compte cette distinction faite par lhermneutique de Dilthey. Lhistorien, par exemple, tablit les circons-tances historiques ayant pouss un peuple agir de telle faon. Par l, il ntablit pas une loi causale, cest--dire une loi lui permettant daffirmer avec certitude qu circonstances similaires, le peuple agirait encore de

    1 J. Derrida, La voix et le phnomne, Paris, PUF, coll. pimthe , 1967.

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  • manire identique. Par consquent, tandis que la motivation apparat inhrente aux circonstances particulires partir desquelles elle merge, la causalit naturelle renvoie luniversalit.

    la suite de cette premire clarification du concept de motivation, on pourrait tre conduit penser que la question de la motivation de la rduction phnomnologique ne saurait recevoir une rponse dfinitive et valable pour tout un chacun. Nanmoins, Husserl distingue deux types de motivation : la motivation de raison et la motivation associative. Si toutes deux renvoient une certaine contingence, leur mode de fonctionnement diverge de part en part. En effet, la motivation de raison engage lactivit dun ego. Concernant ce type de motivation, Husserl crit : Dans tous ces cas, jaccomplis ici mon cogito et je suis dtermin par le fait que jai accompli un autre cogito 1. Autrement dit, les prises de position se voient motives par des actes antrieurement oprs par lego. La motivation de raison implique donc toujours une activit de lego.

    Quant la motivation associative, elle ne relve pas dune opration de lego mais dune motivation de vcus dun type quelconque 2. Ce type de motivation revt un caractre davantage passif3 que la motivation rationnelle. Husserl explique que le motif conduisant une certaine cogitatio me rappeler lune ou lautre cogitatio antrieure savre tre souvent opaque et obscur. Ceci amne Husserl prendre en considration la fonction de lhabitude dans le processus de prise de position. Par ltude de lhabitude, Husserl tente de ne pas laisser dans lindtermination la plus totale les motifs associatifs. Concernant ces derniers, Husserl ira jusqu crire :

    Une pense me rappelle dautres penses, ramne mon souvenir mon vcu pass, etc. Il y a des cas o cela peut tre peru. Mais dans la plupart des cas, la motivation subsiste certes effectivement dans la conscience, mais elle

    1 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. II : Recherches phnomnologiques pour la constitution, trad. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, coll. pimthe , 1982, p. 306 [Hua IV, p. 221]. Nous indiquons entre crochets la pagination de ldition allemande de rfrence, Husserliana Gesammelte Werke, cite dornavant Hua et Hua-Dok dans le cas des Husserliana-Dokumente. 2 Ibid., p. 307 [Hua IV, p. 222]. 3 Cest sans doute la raison pour laquelle Husserl consacre, dans son cours sur les synthses passives, une section entire ltude de lassociation. Cette dernire lui donne loccasion de mieux expliquer la constitution des champs sensibles. Cf. E. Husserl, De la synthse passive, Trad. fr. B. Bgout et J. Kessler, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1998, p. 191-253 [Hua XI, p. 117-192].

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  • ne parvient pas se dtacher, elle nest pas aperue ou pas perceptible (elle est inconsciente )1.

    Pour Husserl, lhabitude dsigne une loi particulire de la motivation. vi-demment, cette loi na strictement rien voir avec la lgalit de la causalit naturelle. Elle constitue, crit Husserl, la tendance selon laquelle une connexion qui se prsente une nouvelle fois et qui est semblable une partie de la connexion antrieure se poursuit dans le sens de la similitude 2. Reprenons lexemple de Husserl pour expliciter cette dfinition. Si jaffirme lexistence de A alors lapparition de A motivera, daprs la loi de lhabitude, son existence. Husserl ira jusqu affirmer que cette loi de lhabitude fonctionne galement dans le cas de lapprhension intentionnelle de data hyltiques. Ds que jai apprhend un divers de sensations et que je lai pos en tant que tel objet, il mest possible, nouveau, de poser travers un divers de sensations similaire au prcdent, le mme objet. Ici, Husserl ne contrevient pas aux acquis du 14 de la cinquime Recherche logique prcisment parce quil sagit ici de la motivation associative et non dune loi causale porte universelle. Par consquent, la thse daprs laquelle un mme divers de sensations peut confrer une relation des objets totalement diffrents demeure toujours valide.

    Toutefois, lhabitude, en tant que loi particulire de la motivation, ne couvre pas lentiret de la sphre de la motivation. En effet, il existe un troisime type de motivation dont il faut imprativement rendre compte puisquil intervient dans largument dcisif de lanantissement du monde. Dans le cadre de cet argument, nous aurons affaire des motivations dexprience. linstar des motivations associatives, ces motivations savrent compltement dtaches de toute activit gologique. Plutt, elles ont lieu on laura devin mme lexprience. leur propos, Husserl crit :

    Les apprhensions de choses et les connexions chosiques sont des entrelacs de motivations : elles sdifient entirement partir des rayons intentionnels qui, dots de leur teneur de sens et de remplissement, procdent par indication

    1 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. II, op. cit., p. 308 [Hua IV, p. 222-223]. 2 Ibid. [Hua IV, p. 223].

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  • et renvoi, et cest lintervention, dans ces connexions, du sujet de laccomplis-sement, qui rend possible lexplication1.

    En ce sens, les apprhensions intentionnelles apparaissent en tant que concordances entre des actes se droulant les uns la suite des autres. Et lunit de lacte global dpend de cette concordance entre ces multiples actes spars temporellement les uns des autres. Par l, les phnomnes de la chose co-appartiennent une mme unit de chose et les multiples actes lunit dun acte gnral. Toutefois, comme le prcise Husserl, lexprience vcue peut porter en elle des motifs dont la fonction va lencontre de lunit de lacte. Sans doute, ces motifs, ont-ils pour fonction dindiquer la fin ou la rupture dun acte unifi en vue dun autre.

    On laura aisment compris, les motivations dexprience nengagent aucunement une activit de la part de lego. Husserl va mme jusqu rapprocher ces motivations de lassociation. Nanmoins, voir dans la motiva-tion dexprience une modalit particulire de la motivation associative se rvlerait fatal la phnomnologie husserlienne dans son combat contre le scepticisme. Assurment, il savre impratif de clairement distinguer la motivation dexprience de la motivation associative, afin que la perception ne consiste pas en une habitude totalement alatoire. Cette distinction repose sur la capacit du sujet expliquer les entrelacs de motivations que sont les apprhensions de choses et les connexions chosiques. Au sein de toute conscience didentit, il existe ce que Husserl appelle des conditionnalits donc , ensuite , parce que . Bien entendu, il ne sagit pas, avec ces conditionnalits, de promouvoir une causalit naturelle de lapprhension intentionnelle. Plutt, il sagit rendre compte de la possibilit, pour le sujet, de reprendre de faon explicative son exprience perceptive. Par exemple, je peux dire propos dune certaine exprience : parce que joriente mon regard de cette faon, la chose va se donner de cette manire prcise. Par l, Husserl rinjecte une certaine activit gologique en vue de combattre la conception qui voudrait que la chose perue soit le pur rsultat dassociations passives rptes. Il existe bien, chez Husserl, une certaine passivit mais, jamais, elle ne peut tre assimile la pure rceptivit de lempirisme sensualiste.

    Ces diffrentes acceptions de la motivation exposes, il nous faut prsent nous pencher sur les crits de Husserl traitant de la question de la motivation de la rduction phnomnologique. Dans un premier temps, nous

    1 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. II, op. cit., p. 310 [Hua IV, p. 224-225]. Nous sou-lignons.

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  • reviendrons sur le 49 des Ides avec lobjectif den pointer les difficults et les apories laide des travaux de Eugen Fink et de Rudolf Bernet. Cela nous permettra de mettre en exergue le rle paradoxal tenu par la motivation dexprience au sein de ce paragraphe. Ensuite, dans un deuxime temps, nous aborderons le second tome de Philosophie premire en soulignant, cette fois, limportance de la motivation rationnelle. Aussi, nous tenterons dtablir que, dans le cadre de ces cours sur la rduction phnomnologique, il est davantage question de la motivation de la phnomnologique que de la rduction phnomnologique.

    II. Largument de lanantissement du monde et son absence de motivation dexprience

    Le 49 du tome premier des Ides occupe une place centrale dans la mise au jour de la diffrence ontologique entre le vcu et la chose. Il est galement dcisif car il ralise lintention de Husserl formule au dbut du deuxime chapitre de la section 2 des Ides : tablir la sphre de vcu en tant que nouveau domaine dtude1. Jusqu prsent, Husserl sest exclusivement attel tudier de faon eidtique la perception transcendante et son contenu. Cette tude a su mettre en lumire certains traits empiriques du vcu tels que la ncessit de son existence. Aussi, il est parvenu dgager la spcificit du mode de donation du vcu : loppos de la chose transcendante, le vcu ne saurait se donner par le biais desquisses. Cette caractristique essentielle du vcu suffirait affirmer la diffrence ontologique entre le vcu et la chose. Toutefois, Husserl, soucieux dassurer tout prix le statut ontologique du vcu, effectue une exprience de pense, celle de lanantissement du monde, afin de dmontrer loriginalit du statut ontologique du vcu.

    De prime abord, les 47 et 49 ne semblent pas concerner notre question. En effet, il sagit ici dassurer la lgitimit du processus rductif. Cela a son importance et ce notamment pour deux raisons essentielles. Premirement, ds les Recherches logiques, la phnomnologie a voulu oprer ses analyses sous limpratif mthodologique dune absence de prsupposs. Ce serait contrevenir ce principe que deffectuer la rduction phnomnologie sans en avoir, au pralable, assurer la possibilit et la lgitimit. Deuximement, dans lexpos des Ides, contrairement celui de

    1 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 2, 33, p. 107 [Hua III/1, p. 67].

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  • Lide de la phnomnologie, la rduction phnomnologie relve dun acte de ma libert1. Cette nouvelle conception de lejpochv phnomnologique nous intresse au premier plan puisquelle suggre implicitement que les motifs de leffectuation de la rduction phnomnologie seraient trouver du ct de celui qui fait le choix de leffectuer. En ce sens, concernant la rduction phnomnologique, nous aurions affaire des motivations de raison. Toutefois, il ne serait tre question, lintrieur de limpratif de la neutralit mtaphysique de la phnomnologie de Husserl, deffectuer la rduction phnomnologique sans avoir pralablement dmontrer quelle ne contrevenait pas la structure eidtique de lexprience elle-mme.

    Venons-en largument de lanantissement du monde tel quil tablit dans les 47 et 49. Husserl envisage la possibilit, labore sous le mode imaginatif dune exprience de pense, de lanantissement total du monde transcendant. De faon fictive, Husserl commence par envisager limpossibi-lit dnoncer toute forme de jugement physique et mathmatique sur les choses perues et ce parce que le cours habituel de lenchanement de lexprience se serait modifi. Husserl crit : Il serait dun autre type quil nest en fait, dans la mesure o feraient dfaut les motivations empiriques qui rglent llaboration des concepts et jugements en physique 2. On le voit, la modification de lenchanement met ici en cause certaines motivations dexprience rendant possible des jugements scientifiques. Toutefois, Husserl va plus loin puisquil annihile galement lobjectivit des choses cette objectivit sur laquelle prennent appui les sciences positives en tant que corrlat de la conscience empirique. Toutefois, si une telle situation devait effectivement se produire, Husserl prvient :

    1 Pour Patoka, Lide de la phnomnologie serait lexposition et la ralisation de lintention vritable de Descartes le philosophe franais ayant chou raliser ce quil ambitionnait rellement dachever. En ce sens, Patoka pointe la fonction joue par le scepticisme au sein de Lide de la phnomnologie. Qualifiant lejpochv de non-usage de la connaissance transcendante, Husserl assimilerait lejpochv au scepticisme. Or, concernant les Ides, Patoka fait remarquer que Husserl identifie lejpochv un acte de libert. De ce fait, Husserl ferait correspondre lejpochv une attitude spcifique dpendant entirement de notre libert. Cf. J. Patoka, Quest-ce que la phnomnologie, trad. fr. E. Abrams, Grenoble, Jrme Millon, coll. Kri-sis , 2002 ; p. 219-221. 2 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, 47, p. 155 [Hua III/1, p. 100]. Nous soulignons.

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  • Quoi que les choses soient [] elles sont telles en tant que choses de lexprience. Cest elle seule qui leur prescrit leur sens ; [], il faut entendre par exprience lexprience actuelle avec son enchanement empirique ordonn de faon dtermine1.

    Par consquent, il apparat, avec ces deux citations, que mon exprience vcue (Erlebnis) dcide de lobjectivit ou de la non-objectivit de la chose exprimente. Lexprience vcue peut nous amener conclure la non-effectivit de la chose mais cela nempche pas, pour autant, que la chose demeure un corrlat intentionnel. Partant de cette situation imaginaire, Husserl tente de fixer les diverses modifications pouvant atteindre les enchanements empiriques motivs que constitue la perception transcen-dante.

    Le monde effectif ne sapparente qu une certaine coordination du flux desquisses. En ce sens, il ne forme quun corrlat particulier de la conscience empirique parmi une srie de mondes et de non-mondes pos-sibles. leur propos, Husserl affirme sans quivoque quils ne sont que les corrlats des modifications eidtiquement possibles portant sur lide de conscience empirique, avec ses enchanements empiriques plus ou moins ordonns 2. En ce sens, la possibilit de lanantissement du monde repose sur une tude eidtique exhaustive de la conscience empirique et de sa modalit intentionnelle privilgie : la perception transcendante. Aussi, il faut bien faire remarquer la position centrale de la conscience empirique et de ses enchanements empiriques dans le processus dattribution dun sens par lexemple, leffectivit lexprience. De manire plus prcise, on peut parler dune subordination du sens lexprience actuelle faite par la conscience et ses enchanements empiriques. Nanmoins, il sagit, dans le chef de Husserl, de considrer la possibilit pour la conscience de faire lexprience dun autre monde en dehors du monde spatio-temporel. Cette possibilit concerne au premier plan largument de lanantissement du monde puisquil sagit de dterminer si la conscience peut potentiellement et rellement faire lexprience de la destruction du monde.

    1 Ibid., p. 156 [Hua III/1, p. 100]. 2 Ibid. Cette hypothse dun monde extrieur au monde spatio-temporel doit venir se confirmer dans un enchanement correctement rgul dexpriences. Et cette confir-mation doit valoir pour tout moi actuel. En ce sens, ce nest pas tant la confirmation qui importe mais bien le fait que cette confirmation soit valide pour chaque moi. Husserl utilise donc lintersubjectivit comme socle de validation de lunit-de-sens monde extrieur .

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  • Concernant cette possibilit pour toute chose dintgrer le champ actuel de la conscience perceptive, Husserl crit :

    Pouvoir entrer dans lexprience (Erfahrbarkeit), cela ne signifie pas une possibilit logique vide, mais une possibilit qui trouve sa motivation dans lenchanement de lexprience. Celui-ci est de part en part un enchanement de motivation intgrant sans cesse de nouvelles motivations et, celles-ci peine constitues, les remaniant1.

    Partant de cette citation, il sagit maintenant, pour nous, de voir si lanan-tissement du monde, en tant quexprience de pense, forme bien une possibilit pouvant trouver sa motivation au sein de lenchanement de lexprience. Sil savrait quelle ne constitue qu une possibilit logique vide , cela entamerait, de faon considrable, la porte de largument de lanantissement du monde. Ainsi, Husserl verrait labsoluit de la conscience fortement mise mal puisque la conscience ne pourrait plus, partir de la fiction de lanantissement du monde, se saisir en tant que sphre ontologiquement hermtique aux alas du monde des choses.

    La rflexion critique que nous tentons ici deffectuer sinspire forte-ment des analyses de Rudolf Bernet autour du remaniement de la sixime Recherche logique. Dans un article consacr lidalisme husserlien repris dans louvrage Conscience et existence, Rudolf Bernet interroge rapidement mais de faon dcisive la validit de largument de lanantissement du monde partir de la diffrence entre possibilit relle et possibilit idale. Bernet explicite trs clairement cette diffrence en montrant, dune part, que tout ce que nous pouvons imaginer sans pourtant quil puisse sintgrer effectivement au monde rel relve de la possibilit idale2 et dautre part, que tout objet dont nous posons lexistence comme tant probable et cela sur la base de notre exprience effective prcdente appartient la possibilit relle3. Par l, on peut, dune certaine manire, rapprocher la possibilit idale de la possibilit logique vide puisque toutes deux ne relvent pas dune motivation dexprience. Fort de cette distinction husser-lienne, il sagit maintenant, pour Bernet, de voir si lon peut concevoir en tant que possibilit relle lanantissement du monde.

    Rudolf Bernet montre assez aisment que la destruction du monde relve non pas dune possibilit relle mais bien dune possibilit idale ! En 1 Ibid., section 2, chap. 3, 47, p. 157 [Hua III/1 p. 101]. 2 R. Bernet, Conscience et existence. Perspectives phnomnologiques, Paris, PUF, coll. pimthe , 2004, p. 150. 3 Ibid.

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  • effet, comme il lcrit, rien, dans le cours de notre exprience effective prcdente du monde, nous invite nous attendre une telle possibilit dune annihilation totale du monde 1. Et il est vrai que Husserl ne prcise jamais les motifs exprientiels dune telle possibilit. Par consquent, largument de lanantissement du monde ne peut servir mettre en exergue la conscience en tant que rgion ontologique part entire. Il ne relve que dune possibilit idale et est, par l, essentiellement rattacher une phantasia totalement coupe de tout rapport lexprience. Par consquent, la porte de largument de la destruction du monde se trouve ici fortement amenuise puisquil ne saurait trouver sa source dans le cours de lexprience. Pourtant Husserl na-t-il pas clairement affirm que cet argument relve de la fiction ? Sans aucun doute, mais si la destruction du monde, en tant exprience imaginative, ne peut potentiellement entrer dans le champ de lexprience effective de la conscience, il faut bien relativiser limpact quune telle exprience imaginative peut avoir sur la conscience empirique. En ce sens, la possibilit de lanantissement du monde ne saurait mettre au jour, de faon assure, la conscience pure en tant que systme clos sur lui-mme.

    Il convient de nuancer la porte de cette critique de largument de lannihilation du monde. Assurment, il faut faire remarquer nous lavons dj fait ci-dessus que Husserl ne semble pas justifier cet anantissement du monde sur la base de notre exprience effective mais, plutt, sur celle de lessence de la chose transcendante perue. La destruction du monde se voit ainsi lgitime par le fait que la chose relle (real) ne puisse jamais se donner dans une perception adquate. En effet, lorsquil aborde cette destruction au 49, Husserl atteste plusieurs reprises de la fondation eidtique de son argumentation :

    Mais nulle vidence nexige que les expriences actuelles ne puissent se drouler que si elles prsentent telles formes denchanement [les formes denchanement propre lexistence du monde] ; si lon consulte purement lessence de la perception en gnral et celle des autres espces dintuitions empiriques qui cooprent la perception, rien de tel ne peut tre conclu. []. [] voquons ainsi la possibilit du non-tre incluse dans lessence de toute transcendance de chose []2.

    1 Ibid., p. 159. Nous soulignons. 2 E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie phnomnologique pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, 49, p. 160-161 [Hua III/1, p.103-104].

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  • Ainsi, parce que la position dexistence dune chose ne saurait jamais recevoir une exprience compltement lgitimante, elle savre toujours habite par la possibilit du non-tre, du simulacre. En ce sens, nous ne sommes jamais assurs contre lventualit dune dissolution complte de la chose transcendante perue en un divers de sensations totalement dsor-donn.

    Malgr cette lgitimation eidtique de largument de lanantissement du monde, on peut encore interroger la dmarche husserlienne. Que la position dexistence dune chose ne puisse jamais faire lobjet dune perception adquate est une chose ; que lensemble des objets du monde ne puisse trouver aucune exprience lgitimante en est une autre. Peut-on faire quivaloir, comme Husserl semble le faire, transcendance de la chose et transcendance du monde ? Est-il rellement idalement possible que tous les enchanements empiriques puissent simultanment chouer ? Ces questions, Eugen Fink lassistant de Husserl se les pose au dbut de sa carrire acadmique et vers la fin de sa vie.

    Dans le Kant-Studien Artikel contresign par Husserl lui-mme, Fink qualifie de construction spculative largument de lannihilation du monde et ce parce que les prsuppositions mthodologiques de cet argument ne sont pas clairement explicites par Husserl1. Aussi, dans une de ses dernires confrences quil donna Louvain en 1971, Fink pose sous forme daffirmation cette question largumentation husserlienne : La place o le leurre nous devient visible est aussitt occupe autrement. nonc principiellement : ce qui est chaque fois singulier peut tromper, la con-nexion densemble du tout ne le peut pas 2. En ce sens, lencontre de Husserl, Fink dfend limpossibilit dune totale dfaillance de toutes les connexions empiriques et cela pour deux raisons prcises. Premirement, si lensemble des connexions empiriques se verrait invalid, il ny aurait plus 1 E. Fink, Le philosophie phnomnologique de Husserl face la critique contemporaine , dans De la phnomnologie, trad. fr. D. Franck, Paris, ditions de Minuit, coll. Arguments , 1974, p. 149. Il ne sagit pas ici de la construction telle que lentend Fink dans la Sixime mditation cartsienne. La construction, au sens phnomnologique du terme, doit permettre la phnomnologie dapprhender les donnes phnomnologiques non donnes dans le flux de la conscience transcendan-tale mais, cependant, impliques dans celui-ci. Cf. E. Fink, Sixime mditation cart-sienne. Lide dune thorie transcendantale de la mthode, trad. fr. N. Depraz, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1994, p. 109-121 [Hua-Dok II/1, p. 61-75]. 2 E. Fink, La rduction phnomnologique de Husserl , dans Proximit et distance, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1994, p. 251.

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  • aucun sol pour lexprience. Deuximement, daprs Fink, il nest pas possible de suspendre lgard du monde tout jugement dexistence puisque cette suspension suppose le maintien dune position dexistence partir de laquelle elle sexerce.

    Pointant laporie que peut constituer largument de lannihilation du monde, Fink invite le considrer avec une certaine prcaution et amenuiser sa radicalit. Nanmoins, il ne faut pas ngliger le fait que Husserl lui-mme nignorait pas les difficults poses par largument de lanantisse-ment du monde. En effet, en 1935, il a reconnu limpossibilit de cet argument et ce parce quil relevait dune abstraction1. Plus prcisment, cet argument savre invalide puisquil requiert pralablement davoir effectu une rduction sa propre sphre dappartenance (Eigensphre). La validit de largument de lannihilation du monde suppose de faire abstraction des autres hommes. En quoi les autres hommes rendaient inoprant largument de la destruction du monde ? Husserl ne le prcise pas clairement. Nan-moins, on peut supposer que ces hommes puissent toujours venir contredire la possibilit de lanantissement total du monde en tant que celle-ci ne trouve effectivement aucune motivation au sein de leur exprience vcue.

    Il est vrai quavec nos dernires rflexions, nous questionnons en profondeur la validit de largumentation permettant la mise au jour de la conscience pure. Par l, nous mettons galement mal la lgitimit de la rduction phnomnologique. Toutefois, lobjectif de cette partie se situe ailleurs puisquil sagissait prioritairement de pointer labsence de motivation dexprience de largument de lannihilation du monde2. Ainsi, notre analyse

    1 D. Cairns, Conservations avec Husserl et Fink (1978), trad. fr. J.-M. Mouillie, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1997, p. 126-128. 2 Sebastian Luft, dans son ouvrage Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology, dveloppe une position identique la ntre. Toutefois, si sa position trouve aussi ses arguments du ct dune description de lintentionnalit de la conscience naturelle donc dune psychologie intentionnelle , il reste que cest exclusivement sur base de cette description que Luft pointe certaines difficults de la rduction phnomnologique. En effet, et nous faisons plus que partager le point ici soulev par Luft, la vie intentionnelle nest pas un flux constant except de la moindre modification ; au contraire, comme Husserl le pointe de nombreuses reprises, cest un flux compos de modifications incessantes : The basic idea is that the life of consciousness is itself an abiding modification, that is, it does not exhibit breaks occasionally and sporadically, but rather exists precisely out of them (S. Luft, Subjectivity and Lifeworld in Transcendental Phenomenology, Evanston, Northwestern University Press, 2011, p. 88). En un certain sens, cela permet de mettre en lumire ce que semble prsupposer largument de la destruction ainsi que

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  • nous a permis de valider cette absence mais aussi elle a su montrer que Husserl justifiait son argument de la destruction du monde sur ses analyses eidtiques de la chose transcendante perue. En ce sens, il faudrait, dans le cadre de notre tude, considrer plus avant les motivations rationnelles1.

    la critique de cet argument. Ils prsupposent que lexprience faite par la conscience perceptive du monde naturel serait parfaitement linaire. Le monde expriment par la conscience naturelle ne serait pas rgul par une sorte dhabitualit perceptive mais serait sujet de ruptures incessantes amenant la conscience une certaine rflexivit et cest partir de l que Luft entend trouver la motivation de la rduction phnomnologique mais nous discuterons ce point plus tard. Il est vrai que la conception de lapprhension perceptive, en tant qu entrelacs de motivations , tend amenuiser le discontinuit dont peut faire preuve lexprience. On pourrait croire ici que celui qui dfend une telle thse confond lexprience (Erfahrung) avec le vcu (Erlebnis). Or, ce reproche na aucune valeur. En effet, il suffit de penser au clbre 27 de la cinquime Recherche logique dont le principal objectif est de dmontrer la fausset de la conception brentanienne de la reprsentation. Dans ce paragraphe, Husserl analyse le passage dune conscience perceptive une conscience imageante. Par l, il parvient montrer qu la perception, la reprsentation ne sert pas de fondement. Bien que Husserl insiste sur le fait qu la suite de la dsillusion, la matire intentionnelle reste inchange, Luft met en avant concernant la rflexion cet argument important : Reflection as modification does not genetically overcome something unmodified ; if that were so, one could not explain the transition from what is unmodified to its modification (S. Luft, op. cit., p. 88). Cet argument pointe deux points centraux. Premirement, llucidation des motifs de la rduction phnomnologique, suivre Luft, ne peut se raliser qu la condition expresse de concevoir lexprience en modification constante. Deuximement, cela nous force dfinir lattitude naturelle comme une entit parfaitement instable : Simultaneous-ly, an original notion of the natural attitude is refuted that it would be a primitive condition unbroken by any modification, a condition which would be comparable to life in an intellectual wasteland. Such a state of mind has never existed nor will it ever exist (S. Luft, op. cit., p. 90). 1 Bien quil sinterdise dutiliser le concept husserlien de motivation, Thane Martin Naberhaus en vient parler de raison motivante : What we need, indeed, is not mere a motive ; we need what is sometimes called a motivating reason to perform the epoch. The demand to perform the epoch cannot merely be some obscure urge that I feel ; it must appear rationally compelling to me that I should place my belief in the existence of the world in brackets. In short, to speak of the motivation for the reduction as something that I can only attribute to myself in retrospect seems to trade on an equivocation between motives and reasons. What I am really looking for is not mere motivation to perform the reduction, but a reason to perform it, and a reason is not something that can be understood only retrospectively (T.M. Naberhaus, op. cit., p. 219). Naberhaus rfute ici, dune certaine faon, la thse finkenne daprs

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  • Cest ce que nous allons faire dans le prochain point en insistant sur la fonction de ce type de motivation au sein du premier chapitre du second tome de Philosophie premire intitul La motivation du philosophe commenant dans la situation absolue . Dans cette deuxime partie, nous tenterons de souligner que ce premier chapitre concerne moins les motifs de leffectuation de la rduction phnomnologique que ceux invitant considrer plus attentivement les actes mobiliss par la connaissance. En ce sens, il sagira, pour nous, de montrer que les lments dploys dans ce premier chapitre servent davantage motiver une thorie de la connaissance que leffectuation de la rduction phnomnologique.

    III. Des motifs rationnels de la vie philosophique

    Les conclusions de notre premire partie amnent considrer attentivement les motifs rationnels et lventuelle fonction quils pourraient revtir dans la mise en uvre de la rduction phnomnologique. Pour ce faire, il semble tout indiquer de se tourner vers les leons de 1923-1924 donnes sur la rduction phnomnologique. En effet, Husserl y traite explicitement de la motivation du philosophe. En ce sens, nous rejoignons ce que nous avancions dj lentame de notre premire partie : la rduction phnomnologique, en tant quacte de libert, implique de chercher les motifs rationnels de son effectuation. Les lments mentionns jusqu prsent porteraient croire que ce nest que tardivement que Husserl se proccupe explicitement de la motivation de la rduction phnomnologique. Assurment, et nous lavons

    laquelle ce nest quune fois la rduction effectue que je peux saisir le vritable motif de la mise en uvre de la rduction. Toutefois, en invoquant davantage la raison que la motivation, il devient particulirement difficile de comprendre, dune part, pourquoi Husserl, en 1910-1911, comme nous le verrons affirme que les motifs de la rduction phnomnologique relvent exclusivement de la vie prive du phnomnologue. Dautre part, si, comme Naberhaus le dfend trs bien dans la ligne troite de la Sixime mditation cartsienne, lidal de la science mondaine ne saurait nous fournir le principal motif de la rduction phnomnologique, lon comprend mal en quoi la rationalit, telle quelle se dploie dans lattitude naturelle pourrait nous amener raliser la rduction. Nanmoins, quune rationalit puisse occuper une fonction prcise dans la motivation de la rduction transcendantale cest l un point que nous ne contestons en aucun cas nous le dfendrons plus loin. En ce sens, nous avons dj point toute limportance de ltude eidtique de la chose transcendance en vue de la lgitimation de la rduction transcendantale, dans le cadre des Ides I.

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  • soulign, les 47 et 49 ne relvent pas de cette thmatique de la recherche phnomnologique ; ils concernent davantage la question de la conscience pure et de sa clture et de faon plus priphrique, la lgitimit de la rduction phnomnologique. Pourtant, ds les leons de 1910-1911, la question de la motivation de la rduction phnomnologique est, semble-t-il, dfinitivement rsolue. Pralablement ltude du cours de 1923-1924, il importe de se rfrer la rponse donne, 13 ans plus tt, par Husserl la question de la motivation de la rduction phnomnologique. Cela est dautant plus ncessaire puisque, comme on va le voir dans un instant, cette rponse pose les jalons de lanalyse dvolue la motivation du philosophe dans le cours sur La thorie de la rduction phnomnologique.

    Dans les Problmes fondamentaux de la phnomnologie, Husserl aborde une srie dobjections pouvant tre faites la rduction phno-mnologique. Traitant de celle-ci, Husserl crit :

    la phnomnologie, on na pas besoin du tout de prter de motif pour quelle mette hors-circuit la position dexistence. En tant que phnomno-logie, elle na pas de pareils motifs ; il se peut que le phnomnologue concern en ait, et ce sont l des affaires prives1.

    Husserl ne pouvait tre ici plus explicite. Nanmoins, il savre crucial de bien comprendre cette dernire citation. Tout dabord, Husserl y dclare le caractre superficiel dune recherche en direction des motifs de la rduction phnomnologique. Cette position surprenante premire vue trouve sa justification dans limportante analyse de lattitude naturelle effectue par Husserl dans le cadre de ces mmes leons de 1910-1911. En effet, Husserl montre, partir dune critique du projet empiriocriticiste de Richard Avenarius, toute la difficult, pour tout homme naf, de se sparer du concept naturel de monde et ce en raison de son apriorit. Ainsi, Husserl affirme limpossibilit de trouver, lintrieur du monde pos par la thse naturelle, un lment conduisant se dfaire du sens de cette thse : Dans le monde, il ne peut y avoir quelque chose qui supprime (aufhebt) le sens quil y a parler du monde, puisque cela le prsuppose en tant que sens (en tant quessence) (als Wesen) 2. Voil donc pourquoi, en 1910-1911, la question 1 E. Husserl, Problmes fondamentaux de la phnomnologie, trad. J. English, Paris, PUF, coll. pimthe , 1991, p.155 [Hua XIII/1, p.156-157]. 2 Ibid., p. 125 [Hua XIII/1, p.137]. Nous aurions souhait approfondir ces riches analyses autour de lattitude naturelle. Toutefois, cela nous loignerait fortement de notre question de la motivation. Dans son livre Accder au transcendantal ?, Jean-Franois Lavigne ralise une passionnante tude des descriptions de lattitude

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  • de la motivation de la rduction phnomnologique nest pas considre, par Husserl, comme tant pertinente. Aussi, on comprend mieux la raison pour laquelle le philosophe allemand saccorde exclusivement affirmer lexis-

    naturelle ralises par Husserl dans ce cours de 1910-1911. Cf. J.-F. Lavigne, Accder au transcendantal ? Rduction et idalisme transcendantal dans les Ides I de Husserl, Paris, Vrin, coll. Problmes et Controverses , 2007, p. 31-53. Dans cet ouvrage, Lavigne note galement les diffrences entre ces descriptions et celles effectues dans les Ides I. Pour Lavigne, les analyses de 1913 sapparentent un vritable gauchissement de lattitude naturelle. En effet, il fait remarquer quen 1913 leffectivit de la totalit de ltant se trouve entirement suspendue mon champ perceptif actuel. Ltant non peru se trouve toujours potentiellement saisissable par la conscience dans intuition claire. Ainsi, leffectivit de lensemble des choses le monde se voit rattache une certaine prestation intentionnelle de la conscience. Une telle caractrisation de la thse gnrale de lattitude naturelle implique des consquences importantes au niveau du processus rductif de la phnomnologie. Si leffectivit gnrale ressort dune activit intentionnelle, il savre plus ais pour le phnomnologue de suspendre lensemble des positions dexistence. Et lon comprend mieux pourquoi Husserl assimile lacte de la rduction phnomnologique la sphre de la libert. Or, il en va tout autrement dans les leons professes en 1910-1911. Dans celles-ci, Husserl y tablit clairement la complte indpendance de leffectivit de la chose vis--vis de toute phnomnalisation par une conscience et par l, de la phnomnalit elle-mme. En effet, Husserl crit : Les choses sont l, sont en soi, et taient en soi et seront (werden sein) en soi, mme sans quelles soient (sind) prcisment l dans lenvironnement actuel de lexprience, fussent l en lui souvenanciellement ou soient l plus tard (sein werden) (E. Husserl, Problmes fondamentaux de la phnomnologie, op. cit., p. 92 [Hua XIII/1, p. 113]). En ce sens, les leons de 1910-1911 ne renvoient pas leffectivit de ltant non phnomnalis une potentialit de la conscience perceptive actuelle ou de faon plus prcise, la structure de la phnomnalit que constitue lhorizon. En dautres termes, en 1910-1911, leffectivit de ltant ne requiert en aucun cas une quelconque activit intentionnelle. Commentant le passage cit ci-dessus, Lavigne ira mme jusqu affirmer : La conscience naturelle prouve la ralit dans une passivit radicale, comme vidence intuitive sans objet : lvidence dun surgissement tranger fait choc sur elle, qui laffecte de manire im-pressionnelle (J.-F. Lavigne, Accder au transcendantal ?, op. cit., p. 41). Il savre vident que la question de la motivation de la rduction phnomnologique subit un traitement diffrent selon que lon suit une conception de la thse gnrale de lattitude naturelle plutt que lautre. Toutefois, nous demeurons convaincu que, dans chacune de ces conceptions de la thse gnrale de lattitude naturelle, cette thse gnrale ne peut tre mise entre parenthses tant quelle possde un sens pour les hommes de lattitude naturelle. Ici encore, lintersubjectivit vient mettre mal la procdure rductive.

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  • tence de motifs purement personnels pouvant animer le philosophe lors de leffectuation de la rduction phnomnologique.

    Ces dernires analyses invitent la plus grande prudence lors de notre tude du chapitre premier du second volume de Philosophie premire. Ds lors que Husserl semble rfuter tout intrt lgard des motifs de la rduc-tion phnomnologique et ce pour des raisons hautement philosophiques, comment comprendre toutes ses rflexions autour de la motivation de la philosophie ? Contrairement ce que dfend Bertrand Bouckaert dans son trs riche article autour la question des motifs de la rduction chez Husserl, Fink et Patoka1, nous ne pensons pas quil sagisse, pour Husserl, dans lespace de sa thorie de la rduction phnomnologique, daborder la question de la motivation de la rduction phnomnologique. Plutt, Husserl y chercherait, daprs nous, tablir, pour reprendre lexpression Arion Kelkel, le commencement du commencement 2. Par consquent, la motivation dont il est question, dans le cours de 1923-1924, concerne ce qui nous met en chemin vers la rduction phnomnologique. Mais elle nincite pas pour autant mettre en uvre cette rduction. Du moins, cest la position3 que nous souhaiterions dfendre en analysant minutieusement les 1 B. Bouckaert, De lautre ct du miroir : les motifs phnomnologiques de la rduction chez Husserl, Fink et Patoka. Contribution mthodologique llabo-ration dune phnomnologie premire , Recherches husserliennes, vol. 17 (2002), p. 87-116. Nous partageons de nombreux points de lanalyse de Bertrand Bouckaert. Toutefois, contrairement lui, nous ne pensons pas que lamour du savoir et le scepticisme constituent des motifs phnomnologiques de la rduction phnomno-logique. Pour nous, on aurait plutt affaire des motifs rationnels et strictement personnels et ce pour des raisons que nous allons dployer dans la suite de notre tude. Aussi, parler de motifs phnomnologiques nous semble extrmement problmatique nous y viendrons la fin de cette partie de notre analyse. Toutefois, il importe de noter, dcharge de linterprtation de Bertrand Bouckaert, que si la philosophie nest accessible que par la rduction phnomnologique, alors le premier chapitre de la thorie de la rduction de Husserl prsente bien les motifs de la rduction phnomnologique et ce puisque Husserl, dans ce premier chapitre, met en lumire les motifs de la vie philosophique. 2 A. Kelkel, Avant-Propos du traducteur , dans Philosophie premire, t. II : Thorie de la rduction phnomnologique, trad. A. Kelkel, Paris, PUF, coll. pimthe , 1972, p. XXXIII. 3 En un certain sens, cette position est galement dfendue par Thane Martin Naber-haus dans son article cit ci-dessus. En effet, dans la veine des analyses dployes par Fink dans la Sixime mditation cartsienne, Naberhaus relve que le but poursuivi par la science dvelopper une perspective absolue sur la nature ne saurait suffire nous incliner effectuer la rduction phnomnologique. La science,

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  • deux motifs, au sein de La thorie de la rduction phnomnologique, susceptibles de nous mener leffectuation de la rduction phnomno-logique : lamour du savoir et le scepticisme.

    Commenons par lamour du savoir. Pour Husserl, la philosophie dbute par une dcision personnelle consistant essentiellement en une rflexion sur soi-mme. Cette autorflexion amne lhomme de lattitude naturelle la rduction phnomnologie nayant pas encore dgage dsirer une connaissance absolument justifie, une connaissance philoso-phique. Par l, de ces mditations personnelles surgissent les principes fondamentaux de la mthode philosophique. Et cela ne fait aucun doute pour Husserl : Elle [La philosophie] ne pourra natre [], ainsi que de la rflexion sur le chemin et sur la mthode quil [le philosophe commenant] doit en consquence suivre dans sa ralisation 1. En ce sens, lhomme fait advenir la philosophie par lintermdiaire dune rflexion sur la mthode capable de lui fournir cette connaissance apodictique quil dsire profond-ment. Par ailleurs, il faut noter que ce dsir dune connaissance ultimement fonde nimplique fondamentalement aucun dpassement de lattitude naturelle. Assurment, comme Husserl y insiste, ce dpassement ne saurait avoir lieu qu un moment ultrieur ; plus prcisment, lorsque lhomme se prendra pour thme afin de saisir en tant que subjectivit transcendantale.

    Voulant laborer une mthode lui assurant laccs une connaissance apodictique, lhomme commence lucider (aufklren) les actes de connaissance quil mobilise. Cela doit lui permettre de mettre au jour la correcte utilisation de ces actes en vue de saisir cette connaissance absolue quil souhaite. Ainsi, lhomme ralise une psychologie intentionnelle dont lobjectif premier est de lorienter vers lacte de connaissance le plus appropri la saisie de donnes indubitables. Une fois cette tude psycho-

    dans sa constante volution, tente de mettre au jour les diffrents prjugs actifs dans les thories scientifiques antrieures. Cest cette caractristique qui pousse Naberhaus se demander si la science et le but quelle tente datteindre ne consti-tuent pas un motif suffisant la rduction phnomnologique. Que les sciences positives pensent oprer sous couvert dune totale neutralit mtaphysique est un point particulirement bien mis en vidence par Eugen Fink. Naberhaus parvient, quant lui, parfaitement illustrer la diffrence opratoire entre sciences positives et phnomnologie au point de vue de leur volont de se dmarquer de tout prjug. Il pointe que le conflit quil peut exister entre deux rsultats exprimentaux en sciences positives ne peut trouver son analogon dans lattitude naturelle. Le conflit entre deux rsultats scientifiques amenant rejeter une hypothse commune aux deux expriences na pas son pareil au sein de lattitude naturelle. 1 E. Husserl, Philosophie premire, t. II, op. cit., p. 9 [Hua VIII/2, p.7].

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  • logie mene terme, le philosophe commenant aura en sa possession une mthode philosophique lui garantissant un accs certain des connaissances absolument fondes. Toutefois, faisons-le remarquer, lanalyse psycho-logique des divers actes de connaissance ne saurait constituer en aucun cas en une recherche en direction de donnes absolues. Et Husserl prvient de ce danger, pour le philosophe dbutant, dtre convaincu davoir atteint ces donnes une fois cette analyse psychologique particulire ralise. Suivre cette conviction ne permet pas dinscrire la philosophie dans sa dimension proprement originale et ce parce que la rflexivit, et cest l un point particulirement mis en lumire par Fink, nest pas le propre de la philo-sophie. La philosophie possde bien une rflexivit propre le diffrenciant des autres sciences mondaines (lhistoire, la logique et la psychologie) : la rflexivit transcendantale, cest--dire une rflexivit vierges de toute position dexistence.

    On laura constat, toute cette dmarche analytique est bien motive par cette envie dun savoir de part en part indubitable. Nanmoins, cette envie ne conduit nullement la suspension gnrale de lensemble des positions dexistence. On peut sinterroger sur la spcificit de cette autorflexion amenant lhomme dsirer une connaissance apodictique1. 1 Abordant le problme de laccs la sphre transcendantal par le biais de limportance de lintrt et du caractre profondment relatif de certaines vrits au sein de lattitude naturelle, Sebastian Luft considre que, dans le cadre de la voie cartsienne, le dsir de la connaissance apodictique et absolue forme le motif de la rduction phnomnologique. De faon plus prcise, Luft souligne qu lintrieur de lattitude naturelle, la vrit nest dtermine quen fonction de la situation et de lintrt. Par exemple, le prix dun fruit est fix en fonction de la saison. En ce sens, un mme objet peut correspondre un certain nombre de vrit variant selon la situation et de la personne intresse par cet objet : The interest determines the truth of the situation. The interest of the real estate agent in selling the house determines his situational truth. The artist, likewise, pursues her own interest. Life in general is a life of interest containing a multiplicity of interests, each creating specific situations (S. Luft, op. cit., p. 56). Or, pour quelles puissent prtendre tre des vrits, les vrits situationnelles doivent sexclure les unes les autres. Cette exclusion trouve se raliser parce que chacun dentre nous poursuivons des intrts diffrents. Pour cette simple raison, In the natural attitude, we can never see this object in its purity, for this would involve stripping the world of its interest. Yet, due to its intentional character, life always implements a certain interest (S. Luft, op. cit., p. 56). Or, aux yeux de Luft, cest du ct de ses vrits situationnelles quil faut trouver, dans lespace de la voie cartsienne, la motivation de la rduction phnom-nologique. En ce sens, Luft reconduit les analyses du second tome de Philosophie premire : If all of these [situational truths] are merely truth for themselves and if

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  • Nous venons de le notifier, la rflexivit ne possde ici encore aucun caractre transcendantal et pourtant, elle se diffrencie dj de la rflexivit de certaines sciences positives. Pour nous aider en dvoiler la particularit, il faut aborder le second motif de la vie philosophique : le scepticisme.

    Dans son article, Bertrand Bouckaert souligne que largument du scepticisme se voit mobilis, dans LIde de la phnomnologie, en tant que motif au dpassement de lattitude naturelle. Assurment, on peut considrer que, dans louvrage de 1907, le scepticisme sert effectivement de motif de la rduction phnomnologique. En 1907, lincertitude quant au caractre transcendant de la connaissance humaine contraint la mise en uvre de la rduction phnomnologique. La bonne rsolution du problme de la possibilit de la connaissance transcendante oblige imprativement ne pas recourir la transcendance car cela serait prsupposer la validit de cette connaissance. Toutefois, le scepticisme ne sert plus Husserl, dans le cadre de ses Ides, de motif de la rduction phnomnologique. Patoka a su particulirement bien relever la modification de la position Husserl quant la fonction du scepticisme au niveau de la rduction phnomnologique. En effet, le philosophe tchque remarque qu partir du premier tome des Ides, Husserl spare lacte dejpochv de la rduction phnomnologique et ce parce lejpochv quivalait, selon Patoka, la position du sceptique. Qualifiant lejpochv de non-usage de la connaissance transcendante, Husserl assimilerait, au sein des leons de 1907, lejpochv phnomnologique au scepticisme. Or,

    the philosophers aim is to reach absolute truth, then it will seem plausible to refrain from asserting any of the former. This realization can already be seen as bracketing, since understanding these relativities as relativities overcomes being immersed in them (S. Luft, op. cit., p. 60). Toutefois, la lecture que propose Luft est davantage dtermine par les Mditations cartsiennes cest--dire la recherche dun fondement apodictique via lego transcendantal que par le premier tome des Ides dans lequel il sagit de retrouver la primaut de la conscience pure par lintermdiaire dune description de la ncessit de son rle synthtique dans lopration perceptive. En effet, daprs Luft, lobjectif fondamental de la rduction phnomnologique serait, linstar de la dmarche cartsienne, de dgager llment chappant toute mise entre parenthses : Thus, Husserls main interest in the process of bracketing is to posit these brackets in order to determine what can be left without [these brackets]. The universal doubt leaves over the doubting agent, a pure Ego stripped of any worldly meaning, and it is only this Ego that can claim for itself absolute evidence (S. Luft, op. cit., p. 60-61). Daprs nous, un point sensible de la lecture ralise de la voie cartsienne par Luft est labsence de toute rfrence la mthode la psychologie intentionnelle - partir de laquelle on peut se mnager un chemin daccs la subjectivit transcendantale.

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  • dans les Ides, Husserl cesse didentifier cette ejpochv et scepticisme. Il renvoie, comme nous le mentionnons ci-dessus, lejpochv phnomnologique un acte de libert. En ce sens, le motif de la rduction phnomnologie se situe encore du ct du sujet philosophant mais ce motif ne sapparente plus, dsormais, au scepticisme. Lanalyse de Patoka, rapidement ici synthtise, suggre de ne pas comprendre, dans lespace des leons de 1923-1924, le scepticisme en tant que motif de la rduction phnomnologique. Nanmoins, il faut valider cette hypothse en analysant les derniers passages du chapitre premier du second volume de Philosophie premire. Ainsi nous esprons clairer au mieux le rle tenu par le scepticisme au sein de La thorie de la rduction de Husserl.

    Dans le cours de 1923-1924, le scepticisme, on le constate assez vite, sapparente encore lejpochv. Husserl y pointe son rle fondamental dans lmergence du dsir dune connaissance apodictique. En effet, le scepti-cisme permet de dvoiler une imperfection 1 de la connaissance. Le sujet de la connaissance dcouvre que toute connaissance est essentiellement entache dune activit subjective. En ce sens, le scepticisme se manifeste la suite de cette prise de conscience par le sujet connaissant. Ainsi, ce sujet, voulant ne pas sombrer dfinitivement dans le scepticisme, souhaite instaurer un radicalisme universel et absolu 2 ; ce radicalisme ayant pour fonction de lutter contre le scepticisme. En ce sens, comme le suggre Franoise Dastur, il sagit, pour la phnomnologie, de vivre le scepticisme jusquau bout3. Assurment, limpratif mthodologique de la phnomnologique la neutralit mtaphysique exige du phnomnologue quil nutilise aucun prsuppos mtaphysique et scientifique. Il faut regagner un accs dfinitive-ment assur la transcendance partir du scepticisme. Par consquent, Dastur crit : La recherche philosophique, en tant quelle est guide par lide de fondation ultime, doit trouver son dpart dans la pense scep-tique 4.

    Toutefois, et cest lapport original des leons de 1923-1924 la question du scepticisme, Husserl considre que lejpochv sceptique forme le prsuppos de la philosophie ! En effet, le philosophe prsuppose leffondre-ment complet de lensemble des valeurs gnosologiques et des sciences naturelles. Dans les leons de 1907, la possibilit dun tel effondrement ne pose pas question. Toutefois, lanalyse du concept naturel de monde, dans les

    1 E. Husserl, Philosophie premire, t. II, op. cit., p. 26 [Hua VIII/2, p. 19]. 2 Ibid. 3 F. Dastur, Husserl et le scepticisme , dans Alter, n11 (2003), p. 22. 4 Ibid.

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  • Problmes fondamentaux, vient considrablement mettre en cause une telle possibilit. lencontre de lejpochv sceptique soppose toujours un monde naturellement connu par les hommes. Et ce monde ne peut tre reni aussi longtemps quil fait sens pour les hommes de lattitude naturelle. Par consquent, lefficience de lejpochv sceptique se trouve, linstar de largument de lanantissement du monde, suspendue labstraction pralable des autres hommes de lattitude naturelle. En ce sens, Bertrand Bouckaert souligne, trs juste titre, quil ne sagit pas, avec lejpochv phnomnologique, de douter mais de tenter de douter1. Daprs Husserl, lejpochv sceptique possde une double fonctionnalit. Dune part, il doit servir de base au radicalisme philosophique ; et dautre part, il doit prvenir le philosophe commenant de toute retombe dans la connaissance nave. En aucun cas, il na t question ici de rduction phnomnologique puisque lejpochv sceptique savre tre beaucoup moins radicale que la rduction phnomnologique.

    Au terme de cette analyse de ces deux motifs rationnels, on peut voir que nul motif concernant la rduction phnomnologique nintervient dans le premier chapitre de La thorie de la rduction phnomnologique. Et cette situation vaut pour lensemble de cette thorie, on en veut pour preuve cette phrase explicite de Husserl :

    Quel motif pourrais-je avoir dans ma vie naturelle nave de mlever au-dessus de cette attitude naturelle ? Apparemment, pour que cela se produise, il faut que la validit que jattribue lexprience mondaine en laccomplissant navement, en laccomplissant dans la croyance lexprience navement manifeste soit mise hors jeu2.

    Cette citation, il faut bien le concder, napporte pas de vritable rponse la question de la motivation de la rduction phnomnologique. Aussi, elle fait montre dune certaine approximation dans le chef de Husserl

    1 Bertrand Bouckaert insiste sur le fait que le doute ne constitue quune modalit doxique spcifique parmi tant dautres. De surcrot, la modalit doxique ne peut trouver seffectuer quen prenant appui sur un corrlat doxique quelle altre. Or, le doute hyperbolique que constitue la rduction phnomnologique tend mettre en cause le fondement de toute modalit qualitative savoir lUrdoxa. Cest pour cette raison que Husserl, pour caractriser laction spcifique de la rduction phnomno-logique, emploie la mtaphore de la mise entre parenthses. Cf. B. Bouckaert, op. cit., p. 99. Par l, Bouckaert rejoint la thse dfendue par Sbastien Luft au sujet de lattitude naturelle. Cf. note 1 de la p. 14. 2 E. Husserl, Philosophie premire, t. II, op. cit., p. 111 [Hua VIII/2, p. 79].

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  • Apparemment . Toutefois, Husserl nindique aucun motif prcis invitant mettre hors-circuit la validit existentielle inhrente lattitude naturelle.

    Aussi, notre tude a pu mettre en avant le type de motifs auxquels nous avions affaire dans le premier chapitre de La thorie de la rduction phnomnologique. On la vu, lamour du savoir et le scepticisme rsultent dune activit essentiellement rflexive. Rien dans lexprience vcue ne saurait nous incliner douter de lensemble des acquis des sciences naturelles et ainsi vouloir accder une connaissance totalement apodic-tique. Nous avons point, avec insistance, la place de la rflexivit lintrieur de ces motifs de la vie philosophique. En ce sens, lamour du savoir et le scepticisme servent, selon nous, de motifs non pas la rduction phnomnologique mais bien une psychologie intentionnelle des actes de connaissance. Parler dune psychologie intentionnelle pourrait amener notre lecteur affirmer qualors Husserl, dans le premier chapitre de sa thorie de la rduction, ne parle pas de la motivation du philosophe commenant1. Toutefois, ce serait l nier la profonde originalit de cette psychologie qui na strictement rien voir avec la psychologie classique.

    Jocelyn Benoist a su particulirement bien mettre en relief toute la distance existant entre la psychologie descriptive de la premire dition des Recherches logiques et la psychologie classique. En effet, comme il lcrit trs justement :

    En 1901, dans le deuxime tome des Recherches Logiques, o il invente proprement parler la mthode phnomnologique, Husserl caractrise, dune faon indiscutablement malheureuse, sa position comme celle dune psycho-logie descriptive2.

    Assurment, et larticle de Jocelyn Benoist poursuit dans ce sens, cette phnomnologie naissante excde les cadres de la psychologie classique. Le lecteur de la cinquime Recherche logique recherche qui, premire vue, semble relever du domaine de la psychologie constate aisment que les analyses autour des notions de sens dapprhension (Auffassungssinn), essence intentionnelle ne correspondent en rien aux tudes psycho-logiques classiques. En ce sens, la psychologie intentionnelle relve dj de 1 Nous aurions pu viter ce malentendu en parlant, plutt, de phnomnologie psychologique. Toutefois, nous pensons que la clarification du statut de la psycho-logie intentionnelle de Husserl permet dapporter un lment important dans notre interprtation de la motivation de la rduction phnomnologique. 2 J. Benoist, Sortir du transcendantal , dans Le Transcendantal et le spculatif, J.-C. Goddard (d.), Paris, Vrin, coll. Problmes et controverses , 1999, p. 221.

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  • la philosophie. De surcrot, il serait erron de croire quelle constitue une recherche philosophique dordre infrieur. Ainsi, quand bien nous refusons daffirmer que lamour du savoir et le scepticisme forment les motifs de la rduction phnomnologique, ceux-ci continuent de former la motivation du philosophe commenant.

    Tout ceci amne invitablement considrer plus avant la notion de motif phnomnologique mobilise par Bertrand Bouckaert tout au long de son article. Cette notion nous intresse au premier plan puisquelle constitue un type de motivation que nous navons pas eu loccasion de rencontrer lors de notre tude de la notion de motivation. Il est vrai que, dans une certaine mesure, lon trouve indirectement cette espce de motif dans le corpus husserlien. Toutefois, il sagit moins dun motif que dun argument. En effet, nous lavons vu, largument de lanantissement du monde forme davantage un motif rationnel quexprientiel. considrer lanalyse psycho-eidtique de la chose transcendante perue comme relevant dj de la phnomnologie, on peut sans hsiter qualifier de phnomnologique le motif de la possibilit de lanantissement du monde. Nanmoins, il importe de voir ce que lon entend ici sous le terme phnomnologique . En revanche, si on range sous phnomnologie exclusivement la phnom-nologie transcendantale, alors il faudra, suivre Bertrand Bouckaert, admettre quau sein de lattitude naturelle, on trouve des motifs transcen-dantaux invitant dpasser la positivit naturelle. Cette seconde comprhen-sion influe considrablement sur la modalit du dpassement de lattitude naturelle puisquil ne pourrait plus seffectuer partir de motifs naturels. Toutefois, lexistence ventuelle de motifs transcendantaux permet de rpondre une trs pertinente objection faite par Bertrand Bouckaert. De faon trs subtile, il fait remarquer que si le motif de la rduction phnomnologie se situe mme lattitude naturelle, alors leffectuation de cette rduction nous coupera du motif invitant leffectuer. Cependant, cette objection ne tient que si lon considre le motif de la rduction phnomno-logique en tant que motif naturel. Or, si ce motif savre tre transcendantal, leffectuation de la rduction phnomnologique ne nous le fera pas perdre, mais elle lenfermera dans la sphre transcendantale quelle fera dcouvrir.

    Eugen Fink dveloppe de faon remarquable et dtaille cette sugges-tion au sujet dun ventuel motif transcendantal de la rduction phnomno-logique. Ce sont ces analyses que nous allons investir dans la dernire partie de notre tude car elles permettront de prciser de faon dcisive linter-prtation que nous souhaitons soutenir quant au problme de la motivation de la rduction chez Husserl. Nous verrons que la position dfendue par Fink, au sein de sa Thorie transcendantale de la mthode, savre similaire celle

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  • avance par Husserl dans les Problmes fondamentaux. Toutefois, il nous faudra galement imprativement pointer les nombreux points de diver-gences sparant lapproche finkenne de celle de Husserl. En ce sens, nous insisterons sur ce qui fait loriginalit et la complexit de la position de Fink : les pr-connaissances transcendantales.

    IV. La motivation de la rduction phnomnologique dans la Sixime mditation cartsienne : la pr-connaissance transcendantale

    La motivation de la rduction, nous lavons dj dit, constitue un problme central de la Sixime mdiation cartsienne. Toutefois, Fink stait dj pench sur cette question un an avant la rdaction de ce texte clbre de la phnomnologie. En effet, dans la Disposition au systme de la philosophie phnomnologique1, Fink aborde brivement la question de la motivation de la rduction. Et il le fait par lintermdiaire de lexprience affective de langoisse. Bien quil ne livre que peu de caractristiques concernant cette affection, il est possible de la rapprocher de langoisse telle quelle est conceptualise, 3 ans plus tt, par Heidegger dans tre et temps. Ainsi, suivre le jeune Fink, Langoisse existentiale motiverait leffectuation de la rduction.

    Nous ne prendrons pas en considration ces courts extraits dvolus notre question et ce parce que langoisse, dans sa Sixime mditation, cesse dtre un motif lgitime de la rduction phnomnologique. Toutefois, dans le cadre de notre tude, lintrt de la Disposition au systme de la philosophie phnomnologique se situe dans la sparation effectue par Fink entre les motifs ressortant la vie philosophique et ceux appartenant leffectuation de la rduction. Et cette diffrence, sans doute plus marque quelle ne lest chez Husserl, appuie linterprtation que nous avons ralise dans notre dernier point. Dans le texte daot 1930, Fink dplore que bien souvent les motifs dune phnomnalisation du monde une mise en question gnrale du monde restent dans lindtermination. De faon assez tonnante, Fink se refuse dessayer de percer les motifs lorigine dune phnomnalisation du monde. De surcrot, il tend montrer toute la difficult mettre au jour les motifs du problme gnral de la thorie de la connaissance. En ce sens, Fink crit :

    1 E. Fink, Autres rdactions des Mditations cartsiennes, Grenoble, Jrme Millon, coll. Krisis , 1998.

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  • La mise en vidence de la motivation du problme qui domine en grande partie la philosophie moderne, savoir le problme de la thorie de la connaissance , apparat bien plus facile, mais est en ralit extrmement complexe et passe par plus de dtours que la transformation dune motivation qui conduit la phnomnalisation du monde1.

    Ce que tend pointer ici lassistant de Husserl cest, dune part que, lon trouve plus aisment des motifs nous amenant nous dtourner de nos proccupations pratiques quotidiennes et considrer le monde en tant que problme. Et dautre part, Fink souligne laction immdiate du motif de la phnomnalisation du monde. loppos, les motifs de la thorie de la connaissance, comme la illustr notre dernier point, passe par davantage de mdiation : la prise en considration du caractre minemment subjectif de la connaissance motive le dsir dune connaissance apodictique. ; dsir qui invite raliser une psychologie intentionnelle des actes de connaissances.

    Ces considrations sur la spcificit du motif de la rduction phnom-nologique en tte, venons-en aux dveloppements du cinquime paragraphe de la Thorie transcendantale de la mthode. Toutefois, sil est indniable que la plupart des crits du jeune Fink fut supervis et corrig par Husserl pour les placer dans lhorizon de son projet phnomnologique, il reste que ces crits particulirement la Sixime mditation permettent dtablir une phnomnologie distincte de celle de son matre. On peut saisir la singularit du projet phnomnologique finken en insistant sur deux points particuliers de celui-ci.

    Tout dabord, contrairement Husserl, Fink met en exergue lexistence de trois ego distincts un ego empirique, un ego transcendantal et un ego phnomnologisant (spectateur transcendantal). Pour Fink, lego transcendantal ne peut sapparenter celui qui fait de la phnomnologie et ce parce que cet ego est pris, en tant quego constituant, dans une tendance ltre 2. Il y est pris parce que lego transcendantal se constitue en ego intramondain. En ce sens, lego transcendantal ne peut, et ce pour une raison dessence, tre sparer compltement de ltre de ltant intramondain. Cette situation problmatique amne Fink exiger le redoublement de la rduction phnomnologique afin dviter de confondre lego constituant avec lego phnomnologisant. Par consquent, lego transcendantal doit, son tour, tomber sous le coup de la rduction phnomnologique. Mais, cette rduction

    1 Ibid., p. 47 [Hua-Dok II/2, p. 30]. 2 E. Fink, Sixime mditation cartsienne, op. cit., p. 74 [Hua-Dok II/1, p. 23].

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  • redouble nest pas effectue par lego transcendantal mais bien par le spectateur transcendantal.

    Ensuite, et dans la continuit logique de cette premire particularit de la phnomnologie de Fink, il faut pointer la transformation de la rduction phnomnologique en une rduction thmatique de lide dtre 1 ou rduction montique. laide de cette rduction particulirement radicale, Fink envisage ainsi la possibilit de se placer dans la position du spectateur transcendantal. Sans cette rduction particulire, il nest pas possible deffectuer une description rigoureuse des divers processus de la constitution transcendantale. Ayant mis entre parenthses lide dtre, le spectateur transcendantal possde un statut ontologique tout fait particulier. Celui-ci sapparente ce que Fink appelle un pr-tre (Vor-sein). Toutefois, cette nouvelle rgion ontologique ne concerne pas uniquement le spectateur transcendantal. Elle renvoie galement lentit observe et dcrite par ce spectateur : la constitution transcendantale. En effet, cette constitution, en tant que devenir vers ltant, ne peut tre apprhend par lintermdiaire de cet tre quelle fait advenir de faon transcendantale. Aussi, la rduction montique doit prvenir de toute navet transcendantale, cest--dire de cette tendance pernicieuse aborder le transcendantal phnomnologique laide de concepts issus de lattitude naturelle. Puisque le spectateur transcendantal est institu par la rduction montique, lide dtre lui est compltement trangre. Par l, il se voit prmuni contre cette navet fatale la phno-mnologie transcendantale.

    Ces prcisions autour de la singularit du projet phnomnologique de Fink suggrent dj quaucun motif de la rduction phnomnologique nest trouver du ct de lattitude naturelle. En effet, si la rduction phnomno-logique sapparente, du moins chez Fink, une rduction de lide de ltre, lensemble des tants et des situations ontiques ne peut faire office de motifs 1 Ibid., p. 127 [Hua-Dok II/1, p.80]. Husserl ne rduit pas ltre mais il en renverse le sens usuel de son expression . Cf. E. Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie et une philosophie pures, t. I, op. cit., section 2, chap. 3, 50, p. 164 [Hua III/I, p.106]. Le pseudo-caractre premier de la chose se mute, la suite de lanalyse psycho-eidtique de la chose transcendante perue et de largument de la destruction du monde, en caractre second et driv. Par l, Husserl tablit la primaut ontologique de la conscience par rapport aux choses transcendantes ; et linversion du sens de lexpression dtre doit servir traduire cette primaut. Toutefois, Husserl aurait du mal concevoir une rduction montique puisque, pour lui, la conscience pure forme une sphre ontologique ferme sur elle-mme. Or, labsoluit de la conscience pure est un point fortement discut par Eugen Fink puisquil remet en cause, comme on la vu, largument de lannihilation du monde.

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  • de la rduction. Cest la validation de cette supposition que nous allons atteler en tudiant de faon rigoureuse le 5 de la Sixime mdiation.

    De faon trs intressante, Fink fait dbuter sa rflexion en revenant sur lidal dune connaissance ultimement fonde. En ce sens, Fink repart peut-tre sans le savoir des analyses ralises par Husserl quelques annes auparavant dans le second tome de Philosophie premire. Toutefois, Fink se dmarque de son matre en contestant que cet idal puisse, aux yeux des hommes de lattitude naturelle, former le propre de la science philosophique. Fink fait ainsi remarquer que la plupart des sciences positives se conoivent comme tant ultimement fondes. Elles pensent tre exceptes de toutes prsuppositions mtaphysiques ou scientifiques. Mais, une telle opinion de la science positive ne vaut que pour lhomme naf de lattitude naturelle. En effet, l o cet homme voit une science doue dun fondement apodictique, le philosophe transcendantal ne voit que des prsuppositions. La scientifique croit ainsi satisfaire lexigence dune science lgitimement fonde de part en part. Cette conviction est dautant plus forte que les rsultats de ses expriences savrent faire sens pour les autres hommes. Rien ne semble venir contredire le scientifique dans lexercice de ses dmarches exprimen-tales. De cette fausse conviction naturellement assure, Fink conclut labsence, dans lattitude naturelle, de toute motivation compltement contraignante de la rduction phnomnologique : Il ny a pas dans lattitude naturelle de motivation contraignante oprer la rduction phnomnologique et ce, pour des raisons de principes 1. cette premire conclusion, il faut corollairement ajouter cette seconde : Des voies vers la phnomnologie, au sens dune motivation continuelle commenant dans lattitude naturelle et conduisant de manire cohrente et contraignante lattitude transcendantale, il ny en a pas 2. En ce sens, cette dernire conclusion va lencontre de la section 2 des Ides I voulant, partir de lattitude naturelle, dduire la sphre de la conscience transcendantale.

    Les raisons de principe de cette absence de motivations conti-nuelles et contraignantes de la rduction phnomnologique se trouvent synthtises dans deux thses radicales. Premirement, la radicalit de la rflexion transcendantale ne saurait merger dune rflexion naturelle et ce parce que cette radicalit ne saurait avoir lieu sur le sol de lattitude naturelle. Que faut-il pour que cette rflexion transcendantale puisse prendre place ? cette question, Fink rpond de la manire suivante :

    1 E. Fink, Sixime mditation cartsienne, op. cit., p. 85 [Hua-Dok II/1, p. 35]. 2 Ibid., p. 86 [Hua-Dok II/1, p. 37].

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  • Tant que lon adhre lide mondaine de la science, lide mondaine de fondation et dabsence de prjugs, lide de la science ultimement fonde et dnue de prjug ne peut jamais tre radicalise en la mise en question transcendantale des prsuppositions de lide mondaine du savoir et de la science.

    Cantonn la rflexion telle que lenveloppe lide mondaine de la science, lhomme ne peut slever la sphre du transcendantal. Il lui faut imprativement se dfaire de lide de la science afin de pouvoir interroger de faon transcendantale lide de fondement apodictique.

    Cette volont de se dtacher de chaque ide mondaine la rduction montique offrant le tmoignage le plus frappant de cette volont vaut galement pour lide de motivation. Fink crit ce propos : vrai dire, le concept de motivation doit aussi par l mme tre en effet dgag des reprsentations mondaines et tre saisi en un nouveau sens transcendantal 1. Par consquent, la motivation de la rduction phnomnologique ne peut tre rellement dtermine quaprs avoir lucid le sens transcendantal de la motivation. Or, du fait que, dans loptique dune phnomnalisation totale du monde, la motivation acquiert une signification compltement trangre lhomme de lattitude naturelle, le motif de la rduction phnomnologique ne peut tre clairement dtermin quune fois la sphre transcendantale atteinte. En ce sens, lefficace de ce motif tient essentiellement au fait quil sapparente une pr-connaissance transcendantale. Toutefois, on le verra, cette pr-connaissance ne sapparente pas une prcomprhension du transcendantal phnomnologique ou encore la comprhension mondaine du transcendantal.

    La seconde thse dfendue par Fink forme le corollaire oblig de la premire. La radicalit de la rflexion transcendantale se situe, pour Fink, en dehors des possibilits humaines. Fink crit :

    La rflexion phnomnologique rductive sur soi-mme nest pas une radicalit accessible lhomme, elle ne rside donc pas du tout dans lhorizon des possibilits humaines. []. Ce nest pas lhomme qui fait la rflexion sur son soi, mais cest la subjectivit transcendantale, voile dans lauto-objectivation sous la forme de lhomme, qui fait rflexion sur elle-mme, en prenant son point de dpart apparemment comme homme2.

    1 Ibid., p. 89 [Hua-Dok II/1, p. 39]. 2 Ibid., p. 86 [Hua-Dok II/1 p. 36].

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  • Seule la subjectivit transcendantale peut effectuer une telle rflexion sur soi et ce parce que celle-ci met en cause ce dont lhomme de lattitude naturelle ne peut douter : lattitude naturelle elle-mme. Toutefois, comme Fink le prcise, en apparence, lhomme ralise cette autorflexion. Cette notion dapparence occupe une place centrale dans lexpos de la Sixime mdita-tion et cest pour cette raison que Fink souligne ladverbe apparemment dans la citation ci-dessus. Dans cette dernire se profile dj limportant concept finken d apparition (Erscheinung) ; concept qui se trouve en troite relation avec ce que Fink appelle vrits dapparition (Erschei-nungswahrheit). Cest de cette dernire notion quil faudra distinguer la pr-connaissance transcendantale. La diffrence entre ces deux concepts permet-tra dassurer dfinitivement notre lecture du premier chapitre de la thorie husserlienne de la rduction phnomnologique.

    Ces deux thses ne signifient en aucun cas labsence complte de voies menant la phnomnologie transcendantale. Fink nie seulement lexistence dune voie contraignante la rduction phnomnologique. Aucune voie, quelle soit cartsienne, psychologique ou ontologique1, ne contient en elle-mme un motif invitant invitabl