auerbach_mimesis_le monde que renferme la bouche de pant a gruel

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  • 5/13/2018 Auerbach_Mimesis_Le Monde Que Renferme La Bouche de Pant a Gruel

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    Mimesisunion nqisse un enfant qui, dit Ia voix, deviendra pape et refor-mera l'Eglise; la mere et Ia fille obtemperent, l'ermite ne selaisse flechir qu'aveo difficulte , mais lorsqu'i l a joui queIquetemps de Ia jouvenceJle, ce ll e-c i, devenue grosse, aocouche d'unefllle l La nouvelle est t res grossisrement composee (l'orclreII divin est repete trois fois, la femme fait trois visites al 'ermite); comparee a celle . de Frate Alberto et de MadonnaLisetta, la caracterisation de Ia mere, de la fiIle et de I'ermiteest purement creaturelle , c'est-a-dire qu'elle est loin demanquer de vie, au contraire, mais qu'elle est depourvue detoute individualisation. Toute l'histoire est tres reussie en tantque representation concrete d'un evenernent comique, ellecontient beaucoup d'humour dans sa langue Iamiliere et popu-laire [la oieille, de joye emprise, cuidant Diea tenir par les piez},mais elle est sans comparaison plus fruste, elle temoigne d'uneoptique plus etroite que les nouvelles de Boccace, de meme que,sur le plan de la pensee et de la forme, elle se situe a un niveaumo in s e le ve ,Le realisme de Ia culture franco-bourguignonne du xve sieeleest done e troi t et medieval; iln'inolut aucune pensee nouvellecapable de structurer le monde terrestre et ignore a peu preseompletement que l'ordre medieval se vide peu a peu de' sonpouvoir formateur; il ne prend guere note des changementsdecisifs qui s'operent dans Ia structure de l'existence, et pourl'ampIeur de la vision, le raffinement de Ia langue Ie genieereateur, il se place loin derrie re ce que la Iitterature italienneavait attaint pas moins d'un siecle plus tot, au temps de safloraison prehumaniste, avec Dante et Boccace, Cependantl'el ement sensorie l e t oreaturel s'approiondit en lui et ilsauvacet heritage ehretien qu'il fit passer dans la Renaissance. EnItalic, Boceace et les premiers humanistes n'eprouverent plusIe serieux crea ture! dans l'experience de In vie j en France meme,et en general au nord des Alpes, tout realisme serieux risquaitd'stre etouffe sous la proliferation parasitaire de I'allegorie.Mais la force spontanee du sensorial Iut plus puissante, de sorteque le realisme creaturel medieval persista au XVIa siecle; ilfournit a la Renaissance un vigoureux contrepoids aux forcesqui travaillaient dans le sens de la separation des styles etque developpa I'imitation de l'antiquite preconisee par leshumanistes.

    XI

    L a m o tu le q ue re nfe rm e la b ou eh e d e Pantagruel

    Au ehapitre XXXII de son second livre (qui, toutefois, IutBcrit et publie en premier), Rabelais raconte comment, au coursde sa campagne contre le peuple des Almyrodes (des ( sales ) ,.,. l'arrnee de Pantagruel se trouve surprise en chemin par uneaverse .Pantagrue l ordonne alors a ses troupes de serrer lesrangs, en expliquant qu'il voit par-dessus les nuages et qu'il nes'agit que d'une breve ondee ; en attendant qu'elle passe, illeur donnera asile, Sur quoi iltire In langue [seulemeni a demi)at abrite ses guerriers comme une mere poule ses poussins.Seul l 'auteur lui-meme (je , qui VQUS fais ces tant veritablescomes), qui s'etait d e j a mis a couvert et sort maintenant deson abri, ni trouve plus de place sous la langue protectrice :

    Doncques, Ie mieulx que je peuz, montay par dessus , et cheminaybien deux lieues sus sa langue tant que entray dedans sa bouche.Mais, 0 Dieux at Deesses, que veiz je Ia ? Jupiter me confonde desa fouldre trisulque 1si fen mens. Je y cheminoys comme ron faicten Sophie a Constant inoble, e t y veiz de grans rochiers comme lesmons des Dannoys, je croys que c 'estoient se e dentz , et de grandsprez, de grnndes Iorests, de fortes et grosses villes, non moinsgrandes que Lyon ou Poictiers. Le premier que y trouvay, ce rutun homme qui p lantoit des choulx. Don t tou t eshahy Iuy demanday :([Mon amy, que Iais tu icy? - Je plants, dist-il, des ehoulx, -Et a quoy ny comment, dis-je? - Ha, Monsieur, dist-il, ehascunne peut avoir Ies couil lons auss i pesant qu'un mortier , et ne pouvonsestre tous riches. Je gaigne ainsi rna vie, et les porte vendre aumarehe en la cite qui est icy derriere. - Jesus, dis-je, il y a icyun nouveau monde? - Certes, dist-il, i1 n'est mie nouveau, maisron dist bien que hors d'icy y a une terre neufve O U i lz ont et soleilet lune et tout plein de belles hesoignes; mais cestuy cy est plusancien. - Voire mais, dis-je, comment a nom oeste ville O U tuI.A trois pointes,

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    Mimesisportes vendre tes choulx? - Elle a, dist il, nom Aspharage, et sontchristians, gens de bien, et vous feront grande chere. Bref, jedeliberay d'y a lle r, Or, en mon chemin, j e t rouvay un compaignonqui tendoit 1 aux pigeons, auquel je demanday : (IMon amy, d 'ontvous viennent ces pigeons icy? - eyre, dist il, ils viennent del'auItre monde. Lors j e pensay que, quand Pan tagrue1 basloi t 2,les pigeons a pleines volees entroyent dedans sa gorge, penaansque Ieust un coIombier. Puis entray en la vil le , laquelle je trouvayhelle, bien forte e t en be l a ir; mais a l'en tree les porti ers me deman-derent mon bulletin, de quoy je fuz fort eshahy, et leur demanday :( Messieurs, y a i1 i ci dangier de peste? - 0, Seigneur, dirent Hz,ron se meurt icy aupres tant que le charriot 3 court par les rues. -Vray Dieu, dis je, et oil? A quoy me dirent que c'estoi t en Laryngueset Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles que Rouen etNantes, riches et hien marchandes, et Ia cause de Ia peste a estepour une puante at infects exhalation qui est sortie des abysmesdes puis n'a gueres, dont ilz sont mors plus de vingt et deux censsoixante mille et se ize personnes despuis huict jou rs. Lors je penseet caleule, et trouve que c'estoit une puante halaine qui estoitvenue de l 'estomach de Pantagruel alors qu' il mangea tant d 'ail lade,comma nous avons diet dessus. De Iu partant, passay entre lesrochiers, qui estoient ses dentz, et feis tant que je montay sus une,et III trouvay Ies plus beaux lieux du monde, beaux grands jeuxde paulme, belles galer ies, belles praries , force vignes et une inf initede cassines

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    Mimesissanctuaire a Poseidon. Habelais a opere a sa maniere Ia fusionde ces deux modeles, en introduisant dans la bouche du geantde l 'almanach (Iaquelle, en depit de ses dimensions colossaIes,ne perd pas tout a fai t Ie caractere d'une houche) Ie paysageet In vie sociale evoques par Lucien; bien plus, il rencheritsur ce dernier (vingt-cinq royaumes avec de grandee villes,chez Rabelais, alors que Lucien ne parle que d'un peu plusd'un millier d'etres fabuleux). Au demeurant Rabelais ne sesoucie guere d'harmonieer les deux themes : ainsi il n'y aaucune commune mesure entre l'ordre de grandeurs que sup-pose une bouche aussi peuplee e~ Ia rapi~ite av~c laquelles 'efleetue Ie voyage de retour; la disproportion devient encoreplus manifests lorsque nous voyons le geant remarquer etinterroger Alcofrybas a son retour, et surtout lorsque Ie voya-geur se met a Ie renseigner sur son alimentation et sa digestiondurant son sejour a l 'interieur de la bouche, car i l neglige alors,oubli ou omission volontaire, de mentionner l'agriculture etl'economie perfectionnees qu' il a decouvertes en ces Iieux. Detoute evidence, l 'entretien avec Ie geant qui forme la conclusionde Ia scene ne sert qu'a caracteriser d'une maniere divertis-sante Ie debonnaire Pantagruel, qui porte un interet ardent auhien-etre materiel de ses amis, en partieulier h leur approvision-nement en bon vin, et qui recompense aimablement le voyageur,Iorsque celui-ci Ie renseigne sans ambages sur sa digestion,par Ie don d'une chatellenie - bien que, durant la guerre, Iebrave Alcofrybas sesoh trouve, si j 'ose dire, une bonne planque.La maniere dont il remercie Pantagruel de son cadeau (!JOllSm e f ai ct es du bie n plus que n'ay de se r!JY e Me rs vous} est, dansson cas, plus qu'une simple faeon de parler; elle correspondparfaitement aux circonstances.Bien qu'il ait en memoirs des modeles litteraires, c'est a samaniere pl'opre que Rabelais depeint le monde que renfermeIn houche de Pantagruel. Alcofrybas n'y rencontre pas des etresfabuleux a demi animaux, en compagnie de quelques rareshumains s'adaptant avec plus ou moins de succes 1: 1 une situa-tion difficile; ilt rouve au contraire une societe et une economleperfectionnees, O ll tout se passe exactement comme chez luien France. 11s'etonne d'abord de voir que des hommes viventen ceslieux; mais ce qui le surprend surtout, e'est de constaterque cet univers, loin d'etre etrange et diametralement autre!ressemble en taus points au monde qu'il connait, II en est ainsides la premiere rencontre; il est abasourdi , non 'pas seulementde trouver un homme en ce lieu (car auparavant deja il aapercu les villes de loin), mais de voir que cet homme plantetranquillement des choux, comme si l'on etait en Touraine.

    La monde que renferme la bouche de Pantagruel 27 1C'est pourquoi ilinterroge tout esbahy : Mon amy, qu e fais tuitnJP, et recoit une reponse qu'il aurait aussi bien pu recevoird 'un paysan tourangeau, reponse plaoide, tout a la fois niaiseet madree, du genre de celles qui sortent de Ia bouche d'ungrand nomhre de personnages rabelaisiens : Je plante, diet il,des choule. Ceci me rappelle la reponse que j'entendis Iaire unjour 1: 1 un petit gargon : comme il teh~phonait pour 1apremierefois afin que sa grand-mere qui demeurait dans une autre villepilt entendre sa voix, celle-ei lui demanda : ((Et toi; que fais-tu,man petit? - Je telephone , Iut la reponse, it Ia lois pleine de11e1'teet objective. NOllS avons ici quelque chose d'un peu dif-ferent; le paysan n'est pas seulement natf et borne, i l possedeen plus un humour un peu dissimule qui est extrsmementfrancais et tout speeialement rabelaisien. II pressent bien queI 'etranger arrive de l 'autre monde, dont lui aussi a deja eu vent;mais il feint de n'en rien remarquer et, h la seconde question,qui n'est elle aussi qu'une exclamation etonnee (quelque chosecomme : mais pourquoi done? comment cela se fait-il'P), ilrepond de nouveau avec une parfaits naivete, en se servantd'une savoureuse locution paysanne qui veut dire qu'il n'estpas riche; c 'est, explique-t-i l, grace aux chaux qu' il vend a laville voisine qu'il gagne sa vie. AlaI'S seulement le visiteurcommence a entrevoir 1a situation: Jesus, s'ecrie-t-il, il y a itnJun nouveau morule?-ll n'est mie nouveau, replique Ie paysan,mais l' on dist bien que hors d'itnJ it y a une terre n eU fY8 ou ilz ontetsoleil et lune et tout plein de bellesbesoignes; mais cestuy cy estplus ancien. L'homme parle du ((nouveau man de comme 1esgens de Touraine ou de toute autre region d'Europe occidentaleou centrale parlaient probablement des pays recemment decou-verts, de l'Amerique ou des Indes. Cependant il est assez finpour deviner dans l'etranger un habitant de cet autre monde,car iI ]e rassure sur les hommes qui habitant la ville : ce sontde hODSchretiens et ils ne vous feront pas mauvais accueil;par Ihil pose impliei tement, en quoi i l a raison en l 'occurrence,que Ie qualificatif bons ehretiens constitue aussi une garantiepour Ie voyageur. Bref, cet habitant du pays d'Aspharagese comporte exactement comme l'eussent fait ses pareils en:rouraine, et c'est ainsi qu~ le ~ialogue se ~oursui~, frequemmentmterrompu par des explications grotesques qUI, de nouveau,ne respectent en rien les proportions; car lorsque Pantagruelouvre Ia houche, cette bouche qui ahrite tant de royaumes etde villes, 1es dimensions de l'ouverture ne devraient guereautoriser qu'on In conlonde avec un eolombier . Mais Ie themedu (ltout comme chez nous reste inchange, Lorsqu'aux portesde Ia ville on demande au voyageur son bulletin sanitaire,

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    MimesispEl:l'cequ~ la pest~ ~epe~ple I~s ~~nd~s villes du pays, Habelaisfait allusion a l'epIdemIe qui sevissait, en I532 et 1533, dansIes cites du Nord de Ia France (d. I'introduction d'Abel Lefranca son edit ion crit ique, p. XXXI); Ie beau paysage rupestre desdents eonsti tue un tableau des civil isat ions d'Europe occiden-tale, et les maisons de campagne y sont baties dans Ie goutitalien qui commeneait a s'imposer en France; de meme, ~ansIn petite bourgade OUAlcofrybas passe Ia fin de son sejourin ore Pantagruelis, tout se presente comme en Europe, si l'onexcepte la maniere grotesque dont on gagne de l'argent endormant - de cinq a six sols par jour, avec un tarif special pourles solides ronfleurs (souvenir des centes du pays de Cocagne).Lorsque les senateurs s'apitoient sur le sort du voyageur, quia ete detrousse par les brigands en travers ant In montagne,ils lui donnent a entendre que les habitants de l' ' autre cote ))ne sent que des barbares qui ne savent pas vivre, par quoiAlcofrybas comprend que l~ bouche de Pantagruel renfermedes eontrees d'en degu et d au-dela des dents, comme il y apour nous des pays d'~n d~9a et ~'au-,d~Ia des monts.A10rs que chez Lucien 1essentiel reside dans un voyage fan-fastique et plein d'aventures, alors que l 'almanaeh populairene vise a rien d'autre qu'a une exageration grotesque des pro-portions Rabelais joue sur plusieurs tableaux et fait s'inter-plmetrer ' divers decors, diverses experiences ainsi que diversdomaines stylistiques. Tandis qu'Alcofrybas, l 'abstracteur dequintessence, part a la decouverte dans la bouche de Pan:tagruel,eelui-ci poursuit sa guerre contre Ie~Almyrodes et.les Dlpsode~;et dans le voyage de decouverte lui-meme au moms trOIScate-gories d'experiences aIternent et s'entremelent. Le cadre estIourni par le theme grot,esque des proportio~~ geantes, queRabelais ne perd pas un instant de vue et qu IIrappelle sanscesse par de nouvelles notations ahsurdes et comiques, par lespigeons. qui ~(entrent a ple~nes.volees dans Ie gosier dU;geantquand ilbihlle, par I'explication de la peste comme resultatd'une excessive ingestion d'ail qui fait monter des vape~rsdeleteres de l'estomao de PantagrueI, par la transformatIondes dents en un paysage de montagnes, par la maniere donts'eflectue Ie retour et par le dialogue final. Entre ces diverselements s'annonce un theme tout different, tout nouveau etd'une extreme aetuali te a I'epoque, celui de In decouverte d 'unnouveau monde avec tout l'etonnement, l'elargissement deI'horizon et la transformation de la vision dumonde qu'unepareille decouverte entraine av~c elle. C'est la " un d~~ themesles plus importants de la Ren~Issance et des de'. lx slecl~8.SUl-vants, un des reseorts essentiels de In revolutIon politique,

    Le monde que renferme la bouche de Pantagruelreligieuse, economique et philosophique, Ce theme reparaitsans cesse, soit que Ies ecrivains situent l 'act ion d'un ouvragedans ce monde nouveau et encore 11 demi inconnu, en y depei-gnant un etat de civilisation plus pur et primitif que celui deIn societe europeenne, ce qui leur permet de critiquer d'unemaniere a Ia fois effective et malicieusement oamouflee I'etat~e chos,es qu'ils ont sous les yeux dans leur,pays; soit qu'ilsintroduisent dans Ie monde europe en un habitant de ces loin-taines contrees et developperrt leurs critiques a partir de sonetonnement nail et, d'une Iacon generale, a partir de ses reac-tions en face de ce qu'il apercoit, Dans les deux cas Ie themepos~8de une force revolutionnaire qui ebranle Ia realite etablie,]~ ~ltue dans un contexte plus vaste. et du msme coup la rela-trvise. ~ans notre passage, Habelais se borne a suggerer cetheme, II ne Ie developpe pas; I' etonnement d'Alcofrybas,lorsqu'il voit pour la premiere fois un de ces habitants in ore,se rattache a cette categorie d'experiences, de meme que, etsurtout, la reflexion qui prend place au terme de son voyage:III comment;ay penser qu' il est bien yray ce que l'on dit que lamoytie du monde ne sfait comment l'aiare vis. II est vrai queRabelais recouvre aussitet ce theme de faceties grotesquesde sorte qu'i l n'est pas dominant dans cet episode. Souvenons=nous toutefois que Habelais nomma d'abord Utopie Ie paysde ses geants, nom qu'il emprunte a l 'ouvrage de Thomas Morusparu seize ans plus tot, et que Morus -l'homme auquel il doitpeut-etre le plus parmi ses contemporains - Iut un des pre-miers a utiliser Ie theme du pays lointain dans Ie sens para-digm~tique etcritique precise ci-desaus. C'est plus qu'unequestion de nom: Ie pays de Gargantua et de Pantagruel, avecses institutions politiques, religieuses, pedagogiques, ne s'appellepas seulement Utopie, il est l'Utopiej c'est une contree loin-taine, a peine decouverte encore, qui, tel le l 'Utopie de Morus,je situe quelque part en Extreme-Orient, bien qu'il sembleparfois qu'on puisse Ia decouvrir au beau milieu de Ia France.Nous reviendrons sur ce point. ~. Voila pour lesecond des themes qui s 'entrecroisent dans notrepassage; il ne peut pas se developper librement, d'une partparce que les plaisanteries grotesques du premier themeviennent constamment le contrecarrer, d'autre part parce qu'il setrouve aussitot intercepts et paralyse par le troisisme, celuidu ( tout comme chez nous , Ce qu' :i l y a de plus surprenantet de plus absurde dans eet univers ( gorgiastique , c'est qu'iln 'est pas different du notre mais qu'i l lui ressemble comme deuxgouttes d'eau - superieur au notre dans la mesure OUilen aconnaissance, alors que nous ignorons ce nouveau monde, mais

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    Mimesispour Ie reste en tous points semblable. Par Ia Rabelais semenage la possibilite d'intervertir les roles, notamment defaire apparaitre Ieplanteur de choux comme un natif d 'Europequi recoit l'etranger venu de l'autre monde avec une naiveteeuropeenne ; surtout il se reserve Ie moyen de developper unescene realiste de la vie quotidienne, troisieme theme qui nes'accorde en rien avec les deux precedents - la farce grotesquedu geant at la decouverte d'un nouveau monde -, et qui formeavec eux un contraste intentionnellement absurde, si bien quetoute la machinerie des proportions colossales et de l'audaeieuxvoyage de decouverte ne semble avail' eta mise en branle quepour nous presenter un paysan tourangeau en train de planter-des choux.De meme que les decors et les themes, les styles varientdans ce passage; Ie style dominant est celui qui correspond autheme grotesque qui sert de cadre a In narration, le style gro-tesquement comique et bas sous sa forme In plus vigoureuse,ou les expressions hautes en couleur abondent, A cote de cesexpressions, melees a elles, nous avons une relation objective,des pensees philosophiques, et au milieu de tous ces evenementsgrotesques se dresse Ie spectre ereaturel de la peste en untableau a u les morts sont emportes par charretees au cimetiere,Rabelais n'a pas invente ce genre de melange des styles; ill'acertes mis au service de son temperament et de son dessein,mais son origine se trouve, paradoxalement, dans les sermonsde Ia fin du moyen age, a u la tradition ehretienne du melangedes styles s'etai t intensif ies au dernier degre (d. p. ]72) : cessermons sont a la fois erument populaires, creaturellementrealistes, doctes et edifiants dans Jeur interpretation figurativeet biblique. C'est a l 'esprit des sermons medievaux du xve siecle,en particulier a l 'atmosphere qui entourait les ordres mendiants- populaires au bon comme au mauvais sens du terme -, queles humanistes emprunterent ce melange des styles, dont ilsfirent usage surtout dans leurs ecrits polemiques et satiriquesdir iges centre l'Eglise. Rabelais, qui avait ete franciscain danssa jeunesse, le puisa a cette source plus ((purement ) qu'aucunautre. II a etudie a la source la vie et l'expression franciscaineset se les est assimilees a sa maniere. 11ne peut plus s'en degager.Autant il haissait les ordres mendiants, autant leur style tru-culent et creaturel , vigoureux jusqu'a Ia boulfonnerie, corres-pondait exactement a son temperament et a son propos, et per-sonne ne sut autant que lui tirer parti des ressources qu'il o:ffrait.E. Gilson a preuve cette fil iation pour tous ceux a qui ellen' etaitpas deja apparue dans son bel essai int itule Habelais [raneiscai(cf . p. 180); nous reviendrons aussi sur cette question du style.

    Le monde que renferme la bouche de Pantagruei 27 5Le fragment que nous venons d'etudier est relativementsimple. L'imbrication des decors, des themes et des niveauxstylistiques y est facile a saieir si on le compare a d'autrespassages, et son analyse ne requiert pas d' investigations pous-sees. IIen est d'autres qui sont bien plus complexes, ceux parexemple a u I'erudition de Habelais, ses innombrables allusionsa des evenements et a des faits contemporains, la tornade de sacreation verbale se donnent l ibre cours. Notre analyse nous apermis, avec des moyens mode stes, de degager un prineipeIondamental qui caracterise sa maniere de voir et d 'apprehen-del' Ie monde : le principe du pele-mele des categories du fait,de l'experience et du savoir aussi bien que l 'enohevetrementdes proportions et des styles. On pourrait multiplier lesexemples, en considerant son reuvre soit dans son ensemblesoit dans des fragments. Abel Lefranc a montre que les evene-ments du premier livre, notamment la guerre picrocholine, sederoulent sur un espace de quelques lieues carrees, dans lesenvirons de la Deviniere, la propriete de In famille paternellede Rabelais. Et meme pour le lecteur qui ignore ou ignoraitce point , les noms des Ii8UXainsi qu'un certain nombre d'inci-dents benottement locaux qui se produisent avant et pendantIn guerre, suggerent un cadre provincial et limite. Pourtant,

    des armees de plusieurs centaines de mill iers d 'hommes y evo-Iuent et des geants prennent part a In batail le, geants d 'unetaille si imposante que les boulets de canon restent accrochesa leurs cheveux comme si c'etaient des poux; Ia narrationenumere des equipements et des subsistances qu'aucune puis-sance de l'epoque n'aurait pu rassembler en aussi grand nombre;Ie seul chiffre des soldats qui envahissent Ie elos de l'abbayede Seuille ct se font tailler en pieces par frere Jean s'elevea 13622, s an s le a fe mme s e t p e ti tz erdans. Le theme des propor-tions gigantesques permet a Rabelais d'obtenir des effets decontraste qui bouleversent Ies perspectives, et du meme coup,a cause de l 'humour insidieux inherent aces effets , l 'equilibrepsychique de son lecteur. Celui-ci ne cesse d'etre ballotteentre des tableaux de vie provinciale pleins de saveur et dehnnhomie, des evenements demesures et grotesquement extra-ordinaires et des idees utopico-humanitaires. A aueun momentilne lui est permis de sa reposer a un niveau de realite qui luiserait familiar. De msme, les elements vigoureusement realisteaou obscenes assaillent Ie lecteur comme un tourbillon dansl 'impetueux tempo de Ia narrat ion et de ses incessantes allu-sions; Ia tempete d'hilarits que suscitent de tels passages faitvaciller toutes les idees d'ordre en vigueur a l'epoque. Lorsqu'onlit un court fragment eomme par exemple In harangue de frere

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    MimesisJean des Entommeures, au debut du chapitre XLII du premierlivre, on y rencontre deux plaisanteries scabreuses. La premierea trait a la benediction qui protege de l 'art il lerie lourde; frereJean ne se contente pas de dire qu'il n'y croi], pas; il passeplaisamment a un autre point de vue, celui de l 'Eglise qui exigela foi comme condition de l'aide divine, et aflirme : mais elle[la be ne dic tio n] ne m e p ro fise ra de rie n, car je n 'y a dj ou ste p oi nc td e fo y. La seconde plaisanterie a trait a la vertu du froc monas-t ique; frere Jean commence par une menace: il((nchevetrera ide son froc quiconque se montrera Iache. Naturellement, onpense d'abord qu' il entend cette menace au sens d'un chatimentet d'une humiliation et qu'on denier a a l'individu ainsi revetud'un froc les qualites d'un homme au plein sens du mot. Maisj} n'en est rien; en un olin d'ceil on change de plan: Ie frocp o rt e m e di ci ne a c ouhardise de g en s j ils deviennent hommes apart entiere dimqu'ils l'ont sur Ie dos. Frere Jean entend par Inque les privations imposees par les vreux monastiques et Iegenre de vie qu'i ls prescrivent exacerbent fortement aussi bienIe courage que la vir il ite sexuelle. Et il termine sa harangue.par l'histoire du levrier de M. de Meurles qui ne vo ilo i: rienpO l~r l es champs: Illuy mist un [roc au co l. Par le corps D ieu Iil n'e chap po it ny lievre ny r eg n ar d d e va n: luy, e t, que plus e st,co uo rit to utes les chie nnes du pay s, qui auparapant e sto it e areneet d e f ri gi di s et maleficiatis (titre d'une Decre tale ) . Ou lisonsIa longue enumeration que fait Ie jeune Gargantua, au cha-pitre XlII, de tous les objets qui peuvent servir de torche-cul :quelle richesse d'improvisation! On y trouve des poesies et dessyllogiemes, de la medeeine, de la zoologie et de Ia botanique,une satire de l'epoque et un catalogue des vetements qu'onportait. A la fin, l a p o lu pt e m ir if ic qu e qui se communique aub cn Ja u e ul ie r e t a ult re e in te sti ne s, j us qu es a venir a la region ducueur 6t d u c er ve au quand on utilise un D yso n bie n dum ete etvivant, est rapprochee de la b eatitude de s he ro es e t se mi-die uxqui so nt par le s C ham ps Ely siens; et Grandgousier compare lapenetration dont son fils fait preuve en cette occasion a celledu jeune Alexandre qui, dans l'anecdote bien connue de Plu-tarque, est seul a deviner que le temperament ombrageux decertain chevallui vient de la peur qu'il a de sa propre ombre.Examinons encore quelques passages pris au hasard dans lesderniers livres. Au chapitre XXXI du T ie rs L iv re , Panurgeconsulte Iemsdecin Rondibil is sur la question qui lepreoceupe :doit-i l se marier ou non? Rondibil is enumere plusieurs moyensd'emousser l es p oig na ns a ig ui ll on s d e s en su alit e" : p re mie re me ntp ar le " in , se co nd em en t p ar c er ta in es d ro gu es e t p la nte s, t ie rc em en tp ar labe ur assidu, quarte me nt p ar [ervenie e stude - chacun de

    Le monde que renferme la bouehe de Pantagrue lces quatre moyens est eommente sur des pages entieres a grandrenfort d'erudition medieale et humaniste -j quintemera,poursuit Hondibilis, p ar l'a cte ve ne rie n. - Je v ou s a tte nd ois l a,dit Panurge, e t l e p re ns p our m oy . U se de s p rae ce de ns qui o ouldra,- C 'e st, intervient frere Jean qui assiste a Ia consultation,c e q ue f ra y S cy ll in o, prieur de Sainct Victor lez Ma rs ei ll e, a pp el lem ac er atio n d e la cha ir . .. Le tout est une joyeuse facetie, maisRabelais l'a farcie de trouvailles qui emmelent continuellement,et a dessein, les styles et les savoirs. II en va de meme dadsl'apologie burlesque du juga Bridoye (chap. XXXIX a Xl.IIdu meme livre) qui, apres avoir bien veu, repeu, le u, releu,p ap er as ei ' e t f eu ei ll eM ses proees, sententie au so rt des de z et enquarante ans de pratique n'a jamais rendu que des jugementsequitables et sages. Dans Ie discours de Bridoye le radotagesenile se mele a une sagesse ironique et dissimulee, d'etonnantesanecdotes emaillent les propos du juge, tout Ie jargon juridiquese deverse sur le lecteur en une cascade de termes grotesques,chaque affirmation evidente ou absurde s'appuie sur une multi-tude de citations tiraes du droit remain et des glossateurs C'est un feu d'artifice O U s 'unissent l 'espri t, I 'experience de lachicane et des hommes, Ia satire des mreurs et des travers dutemps. C'est une initiation 8 1 : 1 rire et a la mobili te d 'espri t, quiapprend a changer rapidement de point de vue et a eonsidererIes choses de cent manieres differentes.Prenons pour finir, dans Ie Qu ar t L iv re , la scene ou, sur unbateau, Panurge marehande un mouton avec Ie eommereantDindenault (chap. VI a VIII). C'est peut-etre, dans tout Rabe-Iais, la plus forte scene qui mette aux prises deux hommes. Leproprietaire du troupeau de moutons, Ie commereant sainton-geais Dindenault, est un individu colerique et suffisant, doue ausurplus de l 'esprit ferti le et matois, uni a beaucoup d'inventionverbale, qui caracterise In plupart des personnages rabelaisiens,Des le premier abord, ilsepaie grossierement la tete du facetieuxPanurge et, sans l 'intervention du patro n de la nauf et de Pan-tagruel, on en serait venu aux mains. Nous les voyons ensuite,reconcilies en apparenee, assis avec les autres et buvant du vin.C'est alors que Panurge prie Dindenault de lui vendre un deses moutons. Dindenault commence par porter aux nues, surplusieurs pages, l'excellence de ses moutons; ce Iaisant, ils 'adresse de nouveau a Panurge sur un ton insultantj il Ietraite avec un melange de mef iance, de hauteur, de jovialitset de condescendance qui laisse entendre a son interlocuteurqu' il le t ient pour un imbecile ou un eseroe, absolument indigned'acheter un seul des moutons. Panurge, maintenant, restecalme et poli , se contentant de reiterer sa demande. Pour finir,

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    Mimesiscedant aux instances des autres, Dindenault articulo un prixexorbitant; lorsque Panurge l'avertit que plus d'un s'est dejarepenti d'avoir voulu Iaire fortune trap vite, l'autre est prisd'un acces de fureur et abreuve son client d'injures. Bien/Tenes, dit Panurge; il paie le prix demands, choisit de tout letrouppeau un beau et grand mouton, et tan dis que Dindenaultse moque encore, le jette a In mer. Le troupeau tout entiersaute a sa suite; Dindenault , desespsre, tente en vain de retenirses Mtes; i1 est entraine par un belier vigoureux et [eu: noysen pareille forme que les moutons de Polyphemus, le borgneCyclope, emporterent hors la caverne Ulyxes et ses compaignons;les autres bergiers et moutonniers connaissent Ie marne sort.Pendant cetemps, a l 'a ide d'une longue rame, Panurge empeeheceux qui tentent de se sauver de grimper sur Ie navire et tientaux malheureux qui se noient un heau discours sur la beati tudede la vie eternelle et In misere de I 'existence terrestre. Ainsi setermine In farce, sur un trait ieroce et assez inquietant si l 'onsonge a la soil de vengeance qui anime Panurge, pourtantjoyeux compere en toute occasion. Neanmoins In scene resteune farce que Rabelais, it son habitude, a saturee de son erudi-tion bigarree et bouffonne. L'erudition, cette fois, a trait nuxmoutons, a leur Iaine, a leur peau, a leurs boyaux, a leur chair,ainsi qu'a toutes sortes d'autres parties de leur corps) Ie toutagremente comme a l'ordinaire d'emprunts a la mythologieet a la medeeine, d'allusions a de hizarres operations alehi-miques, Mais I'essentiel ne reside pas dans les multiples sailliesde Dindenault faisant ]' e10ge de ses moutons; il reside dansl 'ample portrait qu'i l donne du caract ere de Dindenault, lequelva etre cause de sa ruine : ilse fait berner et perit parce qu'ilmanque de souplesse et ne sait pas s'adapter a 11situation,parce que, prisonnier de sa sottise et de sa gloriole, commePicrochole ou I'ecolier limousin, il s'obstine avec une 6troitessed'esprit qui lerend aveugle. L'idee ne l'effieure pas que Panurgepourrai t etre plus intel ligent que lui et sacrif ier un peu d'argentpour so venger. L'etroitesse d'esprit, l 'incapacite de s 'adaptera une situation donnee, Ia vanite obtuse qui meconnait lacomplexite du reel, voila autant de vices pour Rabelais. C'estIa forme de betise qu' il poursuit de ses rai ller ies.Presque tous les elements reunis dans le style de Rabelaisse rencontrent deja dans la litterature de 11in du moyen age.La farce grossiere, la vision ereaturelle du corps humain,l'impudeur sexuelle, l'application d'un realisme de ce genrea des contenus satiriques ou didaetiques, l 'accumulaticn d'uneerudition composite et quelquefois abstruse, le recours - dansles demiers livres - a des figures allegoriques, tous ces traits

    Le monde que renferme la bouche de Pantagruelet hien d'autres encore apparaissent deja a In fin du moyen age,at on serait tente de croire que Ia nouveaute de Rabelais residedans I 'intensif ication et Ia concentration peu ordinaires de ceselements. Mais une telle interpretation passerait a cote deI'essentiel. La maniere donf les elements en question sotrouventpousses a I'extrerne et entremeles donne naissance a un aHiagetout nouveau, et Ie dessein que poursuit Habelais est , commeon sait, radioalement oppose a Ia pensee medievale, ce quieonfere a chaque element pris a part une signification diffe-rente. Les ceuvres de la fin du moyen age se conferment h -un cadre social, geographique, cosmologique, religieux et moralrigoureusement fixe; lorsqu'elles envisagent une multiplicitede choses et d'aspects, elles s'efforcent de les inserer dans Iecadre bien defini d 'un ordre universel . Rabelais, au contraire,ne s'applique qu'a jouer avec les choses et la multiplicite despoints de vue possibles, a montrer au lecteur habitue auxfacons de voir traditionnelles le tourbil lon confus des pheno-menes, a l'attirer sur le vaste ocean du monde ou l'on nagelibrement mais non sans peril. Bien des critiques ont attacheune importance exageree it l'antipathie de Rabelais pour Iedogme ehretien. Amon sens ils arrivent ainsi a des conclusionserronees, Certes, Rabelais n 'est plus croyant au sens ecclesias-tique du mot; mais ilest tres eloigne de s'arreter a une formedeflnie d'incroyance, comme le feront les rationalistes dessiecles suivants. On ne doit pas non plus tirer des conclusionstrop generales de sa satire des institutions et des pratiquesehretiennes, car Ie moyen age offre deja des exemples similairesqui ne se distinguent pas essentiellement des pIaisanterieshlasphematoires de Rabelais. Ceque sa pensee a de revolution-naire ne reside pas avant tout dans son contenu antichretien,mais dans I'emancipation de la vision, du sentiment at de lapensee que suseite son jeu perpetuel avec les choses et quiinvite Ie lecteur a entrer directement en contact avec le mondeet la mult ipl icite de ses phenomenes. 11est vrai que sur un pointRabelais a pris position, et ceci dans un sens radicalement anti-chretien : pour lui l'homme est bon quand il suit sa nature, dememe que Ia vie nature lIe est bonne, qu'il s'agisse des etresou des choses. Nous n'aurions meme pas besoin de la confirma-tion expresse de cette conviction qui s'exprime dans la fonda-tion de l'abbaye de Theleme, tant elle transparait a travers, chaque Iigne de I'ceuvre. C'est pourquoi, chez Rabelais, Ietraitement creaturel de Ia realit:humaine n'insiste plus, commeIerealisms de la fin du moyen age, sur la faib1esse et Ia precaritedu corps et des choses terrestres en general. Le realisme crea-turel recoit chez lui un sens nouveau, aux antipodes du rea-

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    ~80 MimesisI isme creatural du moyen age -]esens d'un triomphe vitalisteet dynamique de Ia realite corporelle et de ses fonctions. II n 'ya plus chez Habelais ni peche originel ni jugement dernier, etpar consequent pas non plus d'angoisse metaphysique de lamort. Element lui-marne de la nature, l'homme se rejouit desa propre existence, des Ionctions de son corps, des forces deson esprit, et comme les autres creatures il est soumis a Iadesagregation naturelle. C'est a cette pulsation de Ia vie dansles hommes et dans 10.nature que va Ia sympathie de Rabelais ,c 'est elle qui suscite sa soil de savoir et la puissance de sa repre-sentation verbale; c'est par elle qu'il devient poete, car il estpoets, et meme poete lyrique, bien que Ie sentiment ne joueaucun role chez lui. C'est la vie terrestre triomphante que sonreal isme ne cesse de depeindre, et ceci est absolument anti-ehretien. Une telle att itude, d'autre part , s'oppose si nettementa la pensee qui ressort du realisme creatural de la fin du moyenage que ce sont precisement les traits medievaux de son stylequi montrent le mieux combien il est e]oigne du moyen age :leur intention et leur fonction ant completement change.L'epanouissement de 1'homme dans son integrite au seinde la nature, Ie triomphe de ce qu'il possede d'animal et decreatural nous font voir aussi combien le terme d'individua-l isme qu'on empIoie tres souvent, et sans doute pas sans raison,quand on parle de la Renaissance, a une signification ambiguequi prate au malentendu. II est certain que I'homme de Raba-lais, qui est ouvert a tous les possibles et joue avec taus lesaspects du reel, est plus l ibre dans sa pensee, dans la realisationde ses instincts et de ses desirs que ce n'etait Ie cas auparavant,Mais est-il plus individualists pour autant? II n'est pas faciled'en decider. I l est en tout casmoins limite a son ~tre particulier,il est plus proteiforme, plus enclin a se glisser dans la peau d'unautre; et ses traits generaux, supra-individuels, ceux notam-ment qui le rattachent a Ia vie animale et a ses instincts, sonttrss fortement soulignes. Habelais a cree des types tres accuses,des natures entieres et bien distinetes, mais il n'est pas toujoursdispose a leur conserver ce caractere; ses personnagea se trans-forment, un homme nouveau perce inopinement sous l'individuconnu, selon ce qu'exigent Ia si tuation et Ie caprice de I'auteur,Combien Pantagruel et Panurge ne changent-ils pas au coursde l'ceuvre! Et meme au cours d'un seul episode Rabelais sesoucie peu de l'unite du caractere, lorsqu'il entremele lesremarques plaisantes et malicieusea, l 'esprit , l:humanisme etune sorte de eruaute elementaire, depourvue de pitie qui repa-rait sans cesse. Si on compare les Enfers grotesques du ehu-pitre xxx de Pantagruel (Oi l il met sens dessus dessous In situa-

    Le monde qu e renferme la Louche de Panlagruel 281tion et le role des personnages qu' il cite) avec I'autre monde deDante, on voit avec quel irrespect sommaire Rabelais traitsl'individualite humaine; il prend plaisir it renverser les roles.En fait, I'unite ehretienne du cosmos et Ia conservation figu-rative de Ia personnalite terrestre dans Ie jugement divinavaient pour consequence la permanence indestructible deI'individualite, conception qui se manifests avec Ie plus de forcechez Dante mais qui apparait aussi ailleurs. Cette permanencese trouva compromise lorsque l'unite du cosmos et l'immortalitsde l'ame, notions inseparables du ehristianisme, eesserentd 'etre predominantes dans l 'idee qu'on se faisait de l 'homme.La description des Enfers que nous venons de mentionners'inspire elle aussi d'un dialogue de Lucien (Menippus seu!fecyomantia), mais Rabelais pousse Iejeu beaucoup plus loin;1 1 y va hien plus earrement et transgresse sans crainte les limitesde Iamesure et du bon gout, Son rapport a la litterature antiqueest celui d'un humaniste et se manifeste de plusieurs faeons :dans sa remarquable connaissance des auteurs, qui lui four-nissent des themes, des citat ions, des anecdotes, des exempleset des comparaisons; dans sa pensee polit ique, philosophiqueet pedagogique, qui comme celle des autres humanisies estfortement influences par les idees des anciens; plus encore danssa conception de l 'homme, qui s 'est emancipee des representa-tions ehretiennes et sociales du moyen age. Cependant il nese soumet pas pour autant au cadre des representations anti-ques; l 'antiquite constitue pour lui une liberation et un ,Hargis-sement de l 'horizon, elle ne devient aucunement une nouvellelimitation ou une servitude; rien ne lui est plus etranger queIa separation des styles a Ia maniere des anciens, cette separa-tion qui, de son temps deja en Italie et bientot apres en France,conduisit au purisme et au classicisme . Chez lui il n'y aaueun critere esthetique ; rien n'est incompatible. La rea1itequotidienne s'associe a la fantaisie la plus debridee, Ia farcela plus grossiere est truffee d'erudition et l'enseignement philo-sophique et moral jai ll it de mots et d'histoires obscenes. Toutcela appartient beaucoup plus au moyen age finissant qu'aI'antiquite, en tout cas Ie ridendo dicere vera des anciens ne vapas si loin dans Ie grotesque et Ie serieux a Ia lois; pour par-venir a ceresultat Rabelais s'est evidemment inspire du melangedes styles tel que le pratiqua le moyen age. Toutefois son stylen'est pas seulement une amplification demesuree du stylemedieval. Lorsque, tel un predicateur de In fin du moyen age,ilmele a des elements tr ivialement populaires une eruditionplethorique et desordonnee, celle-ci n'a plus pour fonction desoutenir par son autorite un dogme ou une morale; elle est mise

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    Mimesisau service d'un jeu grotesque qui fai t que son contenu apparaittoujours ridicule et absurde, ou tout au moins que le lecteurs 'interroge sur le degre de serieux de l 'auteur. De meme l 'espritpopulaire de l'reuvre rabelaisienne se distingue de celui desceuvres medievales. Rabelais est incontestablement populaire- a n'importe quelle epoque un public non cultive peut prendreun grand plaisir a ses histoires, a condition d'en eomprendreIn langue - mais son reuvre est destinee, en fait, a une eli teintellectuelle et non pas au peuple. Les predicateurs s'adres-saient au peuple, leurs sermons truculents etaient faits pourl'expose direct; l 'ceuvre de Habelais est destinee a l'impression,done a la lecture, c 'est-a-dire, au XV]e siecle, a une tres petiteminorite ; et msme au sein de cette minori te elle ne a 'adressaitpas aux ~emes couch~s ~oci~les que les alma~aehs pop~la~res.Habelais s'est expnme lui-marne sur Ie mveau stylistiquede son eeuvre, et pour cela il s'est rMere a un exemple non pasmedieval mais antique: Socrate. Le texte auquel je fais allusionest l'un des plus beaux et des plus accomplis de son reuvre :Ie Prologue de Gargantua, done de son premier l ivre, bien qu' ilI 'ai t ecri t et publie apres Ie second, comma je l'ai deja dit.B eu ve urs tre s illustre s, e t v ou s, V ero le z tre s p re cie u - c ar a vous ,n on a au ltre s, so ni de die z m es e se rip ts, ainsi commence C li textefameux, comparable a une ouverture musicale par sa richessepolyphonique qui annonce les prineipaux themes de l 'reuvre.Il n'y a guere d'auteur qui, avant Rabelais, se soit adresse ende tels termes a ses lecteurs, et le propos devient encore plusextraordinaire lorsqu'on y voit surgir un sujet qu'un pareilprelude ne laissait aueunement prevoir : A lc ib ia de s o u d ia lo g6de P lato n intitu le L e B ancque t, lo uant so n p re ce pteur S ocrate s,sa ns c on iro ve rse p rinc e d es p hilo eo ph es, e ntr e au ltre s p aro lle s ledic t e stre se mq la ble e s S ile ne e .. Le S ympos ion de Platon etaitune sorte d'Ecriture Sainte pour les mystiques platonisantsde la Renaissance, pour les I( libertine spirituals d'Italie,d'Allemagne et de France; et c'est lui que Habelais cite ens'adressant aux B eu ve urs tre s illu str es e t V ero le z tre s p re cie u .Des la premiere phrase ildonne Ie ton de l'ouvrage, eelui de1 0 confusion extravagante et illimitee de tous les domaines.Suit une joyeuse et grotesque paraphrase du passage O U Alei-biade compare Socrate aux statues de Silene qui renfermenten leur sein de petites images des dieux : comme ees Silenes,explique Rabelais, Socrate atait la id de co rps e t rid icule en so nm aintie n, le ne z po intu , le re guard d 'un taure au, 1 6 v is ai ge d 'u n[o l, s imple en m eurs, rustiq en ve stimens, pauvre de fo rtune ,in fo rtu ne e n fe mm es, ine pte a t ou s o ffi ce s d e l a r ep ub li qu e (cettepartie de la comparaison qu' Alcibiade se borne a esquisser

    Le mo nde que renfe rm e la bouche de Pantagrue lclans Platen est largement developpee chez Rabelais); maisau-dedans on y t rouvait d 'inappreciables tresors : entendementplus que humain , vert us me rve ille use , co uraige invincible ,s ob re ss e n on p ar eil le , c on te ni em en i c er ta in , a ss eu ra nc e p ar fa ic te ,deprisement incro uable e t tout ce po urquoy les humains tantv ei gl en t, c ou re ni , t ro va il le nt, n av ig en t e t b at ai lle nt. Et Rabelaispoursuit : a quel p ro po s, en vo ustre advis, te nd ce p re lude e t co upd 'essay? A ceci : j'entends qu'en lisant les joyeux titres desouvrages que j'ai ccrits (suit une Iiste de titres burlesques)vous ne vous imaginiez pas que vous n'y trouverez que mocque -r ie s, [ o la te ri es e t m e nt er ie s. Vous ne devez pas juger aussi Iegere-ment, en vous fiant a la seule apparence exterieure. L'habitne fait pas Ie moine. Vous de" ez ouvrir le livre et bien voir cequ'il y a dedans. Vous vous apereevrez alors que Ie contenupossede une tout autre valeur que ce que promettait la holte,que les sujets traites ne sont pas du tout aussi extravagantsque le laissait supposer le titre. Et quand bien meme Iecontsnu litteral VOllS donnerait ample matiere a rire, ce qui estdans l'esprit du titre, vous ne devez pas vous contenter de cela,Vous devez pousser plus avant. V eiste s-v ous o nc que s c hie nrenconirani que lque o s m edulare? [... ] S i veu l'ape z, vous aJ le zp eu no te r de q ue lle d ep otio n il.le g ue tte , d e qu el so in g il le g uard e,d e qu el [e rv eu r il le tie n t, de q ue lle p ru de nc e ill' e nto mn e, d e qu elleaffe ctio n il le brise e t de que lle dilig ence il le sug ce . Et pourquoise donne-toil tant de mal? Rien que pour un peu de moelle.Mais ce peu de moelle est l'aliment Ie plus delicieux et Ie plusparfait. A l'exemple de ee chien, vo us e onvie ni e stre saig esp o ur f le u re r, serair e t e st im e r c es b ea ulx l iv re s d e h au lte g re ss e [. .. ];puis , par curie use le 90n [lecture] e t m e di ta ti on f re qu e nt e, [vouseonvient] r om pr e I 'o s e t s ug ce r la s us ta nt if ic qu e m o ue lle - c'es t-a~dire e e que j 'e nte nds par ce s sy mbo les P ythago ricque a ave cque sespo ir ce rta in d 'eatre faictz e sco rs [avises] e t preux a ladictele cture . : car en ice lie b ie n aultre go ust tro uverez e t doctrineplus abse once , laque lle vo us re yt!le ra de ire s haultz sacre me ns e tmy sle re s ho rrifie que s, tant en ce que conce rne no stre re lig ionq ue a us si I 'e st at p ol iti cq e t v ie o ec on om ie qu e,Certes, dans les demieres phrases de son Prologue , Hahe-Iais tourne a nouveau en ridicule toute interpretation profonde,mais il est hors de doute qu'en chant l'exemple de Socrate,. en comparant son lecteur a un chien qui brise un os et en. qualifiant ses ceuvres de l ivres de hauIte gresse , il a voulu, dire sur ses intentions quelque chose qui lui tenait a cceur,La comparaison de Socrate avec les figures de Silane, qu'onrencontre aussi chez Xenophon, semble avoir produit uneforte impression sur les auteurs de In Renaissance (Erasme

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    MimesisIa reprcnd dans ses Adages, et c'est In peut-etre la sourcedirecte de Rabelais); elle propose une interpretation de Iapersonnalite et du st~l~ de Socrate qui sem~le legi, timer, parl 'autori te de la plus eaisissante figure de la philosophie grecque,Ie melange des genres herite du moyen age. Dans Ie ~efio1eesprit , Montaigne cite egalement Socrat~ comme s,on.temomessentiel (Essais, III, debut 12); le mveau styhst19ue d}lpassage est tres different de celui O U se place Babelais, maisily est question de la meme chose, du melange des styles :

    Socrates faict mouvoir son arne, d 'un mouvement natural etcommun. Ainci diet un patsan, ainsi diet une femme. IIn'a jamaisen la houche que cochers, menuisiers, savetiers et, macons. Ce sontinductions et similitudes t irees des plus vulgaires et cogneuesactions des hommes : chacun l'entend. Sous une si vile forme nousn'eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptionsadmirables...Nous n'avons pas a nous demander ici dans quells mesureMontaigne ou Rabelais avaient raison de sereelamer de Socratelorsqu'ils affirmaient leur gout pour un style vigoureux etpopulaire ; i l nous suffit de constater qu' ils se representaientsous Ie n~m de style (( s oeratique q~elque ~h,ose de libr .e

    at de spontane, qui se rapproche de la vie quot!dlen~e. et qui,pour Rabelais, confine. meme a la bou~onnerle (n dw u,le .e nso n mainiien, le ne z pomtu, le reguard d un taureau, le vzsazged 'u n fo l . .. t ou jo urs r ia ni , t ou sj ou r b eu va nt d'autant a un chascun,to usj ours se g uabe la nt ... ), quelque chose ou se eachent a lalois une sagesse divine et une vertu parfaite. C'est un style devie autant qu'un style litterairej c'est, comme chez Soerate(et auesi chez Montaigne), l'expression d'un h?mme: En tantque nive.au stylistique, ce melange. conven~lt em~ne,mme~ta Rabelais, ne filt-ce que pour une raison pratrque : ill auton-sait a presenter ce qui pouvait heurter les autori tes reaction-naires de son temps sous un jour mi-serieux mi-plaisant, cequi lui permettait , le cas echeant, d 'en eluder I 'entiere respon-sabili te . En outre, i l s 'accordait parfai tement a son tempe-rament d'ou il jaillit spontanement et en toute originalite,en depit de tous les emprunts conscients ou ineonsoients a latradition. Et surtout ilservait exactement son dessein : illui permettait de mettre en ceuvre une ironie feconde, quihouleverse les aspects at les proportions ordinai~es, qu~ ma,ni-Ieste le reel dans le surreal, la sagesse dans la folie, la rebelhondans l'acceptation joyeuse et truculente de la vie et qui, dansle jeu des possibles, fait briller la possihilite de Ja liberte.Je pense qu'on a tort de chercher dans ce sens cache, dans

    Le morule qu e renferme la bouche de Paniagruel 285cette sustantificque mouelle, quelque chose de determine etde rigoureusement definissable ; ce qui se dissimule dans l'ceuvre,rnais se revele de cent manieres, c'est une attitude d'espritque Rabelais lui-meme a nommee pantagruelisme ; unemaniere d'apprehender la vie qui saisit a In lois le spirituelet le sensorial et ne laisse echapper aucune des possibilitesqu'elle offre. Ne nous hasardons pas a la decrire de plus pres,ce qui nous obligerait a Iaire concurrence a Rabelais; ilIndecrit sans cesse, et Ie fait mieux que nous. Je me contenteraid'ajouter que Rabelais ne se laisse jamais griser par son jeuau point de tomber dans une Irenesie informe qui se tourneraitcentre la vie; meme quand il se dechalne, il tient fermementson jeu en main, a chaque ligne, n chaque mot.La richesse de son style n'est pas ill imitse ; le cadre grotesquede ses 1ivres exclut Iorcement 1a prolondeur du sentimentou Ie grand tragique, et aurait-il pu s'y elever? On peut doncse demander s'il est legitime de lui faire une place dans cetteetude ou nous examinons I'association de la quotidienneteet du serieux tragique. On De lui deniers certes pas In quoti-diennete, puisqu'elle apparalt sans cesse dans son ceuvre,a travers la peinture d'un monde surreel, et qu'elle a fait delui un poete. On a souvent, nole qu'a cote de bien d'autreschoses il fut un poets lyrique, un poete doue de nomhreuxaccents pour depeindre les situations reelles, et pour Ie prouveron a cite maints passages, par exemple In magnifique phrasequi, a In fin du chapitre IV de Gargantua, deerit 1es hOtes deGrandgousier en train de danser sur l'herbe. Nous ne nousrefuserons pas Ie plaisir de mentionner ici au moins un exemplede 1a variete de son style a la lois lyrique et quotidien; nousvoulons parler du ( poeme du mouton que Rabalais a inseredans Ie court moment qui suit la scene du marchandage etprecede eelle ou Panurge jette son mouton a In mer, tandisque Dindenault, a grand renfort de vantardises, de plaisan-teries, de balourdises et d'insolences, se gausse en touteinconseience de Panurge (Quart l ivre , fin du ehapitre VII) :

    Panurge, ayant paye le marchant, ehoisit de tout ]0 troupeauun beau et grand mouton, et l 'emportoit cryant et bellant, oyanstous Ies aultres et ensemblement bel lans a t regardans quelle parton menoit leur compaignon,La phrase, avec ses nombreux participes, est un tableauet un poeme, Puis le ton et le sujet changent :Ce pendant Ie marchant disoit a ses moutonniers : {(0 qu'ila bien seeuehoisir, lechallant! IIsey entend, le paillard] Vrayement,

  • 5/13/2018 Auerbach_Mimesis_Le Monde Que Renferme La Bouche de Pant a Gruel

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    Mimesislebon vrayement, je Iereservoys pour le seigneur de Cancale, commebien congnoissant son naturel. Car, de so.nature, j} est tout joyeulxet esbaudy quand i1 tient une espaule de mouton en main bienseante et advenente, comme une raquette gauschiere, et, avecquesun cousteau bien tranchant, Dieu s~ait comment ils'en escrime!

    Cette evocation du seigneur de Cancale consti tue un tableautout different mais non moins expressi, extr@mement vivantet plaisant, et qui, de plus, s 'insere a merveille dans le recit,car eette gimereuse description d'un personnage inconnu detoute l 'assistance et l 'expose de ses relat ions avec Ie marchandearacterisent bien la suffisance comique (vrayement, le bon~rayement) de Dindenault. Apres quoi, Panurge jette a lamer le mouton qu'il vient d'acheter, et le theme lyrique du oriant et hellant reparalt (debut du chapitre vm) :

    Soubdain, je ne sgay comment, le cas feut subit , je ne eus IoisirIe eonsyderer, Panurge, sans aultre chose dire, jette en pleinamer son mouton criant et bellant, Tous les aultres moutons, crianset bellans en pareille intonation, commencerent soy jecter et saulteren mer apres, a la file. La Ioulle estoit a qui premier y saulteroitapres leur compaignon. Possible n'estoit les en garder,puis, sans transition, nous tombons dans l'erudition burlesque:comma vous scavez estre du mouton Ie naturel, tous jours suyvreIe premier, quelque part qu'il aille. Aussi le diet Aristoteles, lib. IX,de Histo, animal. , estre le plus sot et inepte animnnt du monde.

    Voila pour In realite quotidienne. Quant au serieux, ilreside dans Ia joie de decouvrir, joie attentive a tous les pos-sibles, prete a s'aventurer dans tous les domaines du reel etdu surreal, joie propre au temps de Rabelais, a la premieremoitie du siecle de la Renaissance, et qu'il sut rendre sensiblemieux que nul autre par la langue qu'il s'est Iorgee. C'estpourquoi ilest legitime de nommer style :leve son melangedes styles et sa bouffonnerie socratique. Lui-rneme a trouveune expression merveilleuse pour qualif ier le style eleve de seslivres, une expression qui en est elle-meme un parfait example.Nous l'avons deja citee, elle est empruntee au langage dese le ve ur s : c es b ea ul li vr es d e h au lte g re ss e.

    XII

    L'humaine condition

    L~s a~tre~ ferment l 'h,omme : je ~~.recite; et en represente un:partlc~her bien mal forme, et IequelSl J avoy a Iaeonner denouveauJe ferois vraymen~ bien autre qu'il n'est. Meshuy ,1 c'est fai t. Or:Ies t~alts ~erna pemture ne fourvoyent point, quoiqu'ils se changentet diversifient, Le monde n'est qu'une branloire perenne. Toutesehosesy bra,nlent sans cesse : In terre, les rochers du Caucase, lespyramides d Aegypte, et du branle public et du leur. La constanceme,sme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je nepUIS asseurer mon object; il va, trouble et chancelant, d'une yvresse~atu~elle. Je le pren~ en ce poinct , comme iI est , en l 'instant queJa m amuse a luy : Je ne peinds pas 1'estre, je peinds le passage'non un passage d'aage en autr~, ou, comme dict le peuple, de septen sept ans, mars de ~our en Jour, de minute en minute. 11fautaccomoder mon histone a l 'heure; je pourray tantost changernon ~e lortune seulement, mais aussi d'intention, C'est un contreroll~de divers et muahles accidens, et d 'imaginations in-esoluea etq~and il'I esc.h~t,contrair~s; soit que je soys autre moy-mes~es:sort que le saisisse les subjects par autres circonstances et consi-derations, Tant y a que je me contredis bien a l 'adventure maisIn verite , c?mme disoit Dernades, je ne Ia contredis point . 8i monarne pouvort prendre pied, je ne m'essaierois pas je me resoudroia:elle est tousjours en apprentissage et en espreu~e. 'Je propose une vie basse at sans lustre: c 'est tout un: on attacheaussi bien toute la philosophie morale it une vie populaire et priveequ~ it une vi,ede p}usriche, e,stoffe: chaque homme porte la form~entiere de 1humaine condition. Les autheurs se communiquentau peuI?le par quclque mar~ue part iculiere et estrangiere; moyle .premler pal' mon ,e~treuniversal, co~m~ Michel de Montaigne,non c?mme grammamen, ou poete, ou jurisconsulte , Si Ie mondese plaint de quoy [e parle trop de moy, je me plains de quoy ilne pense se,ulementpas a soy. Mais est-ce raison que, si particulieren usage, Je pretende me rendre public en cognoissance? est- il

    1. Desormnis,