article - poïétique et analyse du jeu de l'acteur
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Scherrer Jeudi, 14 juin 2012 Jean-Baptiste
Master 1 Cinéma & audiovisuel : esthétique, analyse, création
Cours d’analyse des films
Enseignant : Monsieur José Moure
Analyse comparative de la représentation de la poïétique dans
"Cinq femmes autour de Utamaro" et "Ivre de femmes et de
peinture" à travers l'étude du jeu de l'acteur.
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A partir de la conceptualisation de Paul Valéry, Monsieur René Passeron
propose de définir la poïétique comme "l'ensemble des études qui portent sur
l'instauration de l'œuvre, et notamment de l'œuvre d'art". Sans nul doute, cette notion
tire son prestige du mystère qui l'entoure. Divers disciplines cherchent à dissiper ce
brouillard et à donner les clés pour saisir la nature de l'acte créatif. Des cinéastes ont
cherché à recueillir les éléments qui mènent à l'expression artistique en s'immisçant
dans l'intimité des créateurs. Ainsi, cela a certainement était la démarche d'Henri-
Georges Clouzot lorsqu'il a réalisé le documentaire "Le mystère Picasso". Mais, il est
évident que la foi en un cinéma du "réel", non biaisé par les représentations du
cinéaste, n'est que chimère. La forme oriente le fond. Par exemple, il est indéniable
que le documentaire de Pialat "L'amour existe" est éminemment poétique et ne se
résume pas à un ensemble de parcelles objectives du réel.
Les films qui proposent une biographie fictive mais réaliste de grands artistes
permettent souvent au cinéaste de transmettre de manière extrêmes et concrètes
une analyse poïétique. Si la fonction de la caméra est d'être l'œil qui nous permet à
tous d'être témoin, le cinéaste permet à l'acteur d’incarner un artiste disparu sur le
mode d'une résurrection éphémère. Afin d’illustrer nos propos, nous allons comparer
deux films qui respectent ces conditions.
"Cinq femmes autour d'Utamaro" (歌麿をめぐる五人の女) est un film de
Mizoguchi ayant pour personnage principal Kitagawa Utamaro (喜多川 歌麿, 1753 -
1806), un peintre japonais, spécialiste de l'Ukiyo-e1 et interprété par Minosuke
Bandô.
Le deuxième film choisi est "Ivre de femmes et de peinture" (취화선, Chi-hwa-seon),
réalisé par le réalisateur sud-coréen Im Kwon-taek. C’est un film biographique de
Jang Seung-Ub dit Owon (1843-1897) interprété par Choi Min-sik (최민식).
1 Mouvement artistique japonais de l’époque d’edo (1603-1868)
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Afin de nous repérer dans une approche qui n'est pas habituelle pour les
chercheurs en cinéma, nous nous baserons dans cet article sur quelque éléments
théoriques développés par monsieur Patrice Pavis et Constantin Stalislavski. Tout
d'abord prenons comme hypothèse que"[l'acteur] est le lien vivant entre le texte de
l'auteur (dialogue ou indications scéniques), les directives du metteur en scène et
l'écoute attentive du spectateur (...)."2" [L'acteur naturaliste] "compose" une partition
vocale et gestuelle sur laquelle s'inscrivent tous les indices comportementaux,
verbaux et extraverbaux, ce qui donne au spectateur l'illusion qu'il est confronté à
une véritable personne."3 Le jeu de l'acteur doit être"à la fois cohérent et "lisible" et
[fonctionner] comme un aiguillage pour le reste de la représentation."4
Pour Stanislavski, l'acteur doit viser à "créer un personnage vivant et l'exprimer sous
une forme artistique"5."Le père du personnage est l'auteur de la pièce et sa mère,
l'acteur en qui le rôle est en gestation"6. Ce dernier doit chercher à "saisir l'esprit de
l'auteur et [à en] trouver [en lui] l'écho"7mais aussi "pouvoir parler de [son]
personnage en [son] nom propre"8. "Le courant des objectifs mineurs doivent
converger vers le super-objectif de la pièce. Le lien commun entre eux doit être si fort
que même le détail le plus insignifiant, s'il se trouve sans rapport avec le super-
objectif paraîtra faux et inutile."9 "[L'acteur] est le lien vivant entre le texte de l'auteur
(dialogue ou indications scéniques), les directives du metteur en scène et l'écoute
attentive du spectateur (...)"10 "[l'acteur naturaliste] "compose" une partition vocale et
gestuelle sur laquelle s'inscrivent tous les indices comportementaux, verbaux et
extraverbaux, ce qui donne au spectateur l'illusion qu'il est confronté à une véritable
personne."11 " (...) Pour que l'acteur soit à la fois cohérent et "lisible" et qu'il
fonctionne comme un aiguillage pour le reste de la représentation."12
2 Pavis P., Vers une théorie du jeu de l'acteur, P.1 3 Ididem, P.3 4 Ibidem, P.12
5 Stanislavski C., La formation de l'acteur , P.145 6 Ibidem, P.349 7 Ibidem, P.344 8 Ibidem, P.343 9 Ibidem, P.305 10 Ibidem, P.1 11 Ibidem, P.3 12 Ibidem, P.12
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La problématique de cette article est de comprendre dans quelle mesure
l'analyse du jeu de l'acteur peut-elle nous permettre d'apprécier la définition que
donne "Ivre de femmes et de peintures" et "Cinq femmes autour d'Utamaro" de l'acte
de création?
D'un point de vue méthodologique, Monsieur Pavis propose quelques méthodes
d'analyse du jeu de l'acteur. Nous ne retiendrons pas, l'approche des catégories
historiques et esthétiques et nous privilégierons une approche basée sur une
description sémiologique et la pragmatique du jeu de l'acteur.
Sur ce dernier point, Monsieur Pavis utilise la description des sept opérateurs de
Michel Bernard13:
1) l'étendue et la diversification du champ de la visibilité corporelle
2) L'orientation ou disposition des faces corporelles
3) les postures
4) les attitudes
5) les déplacements
6) les mimiques en tant qu'expressivité visible
7) La vocalité, c'est-à-dire l'expressivité audible du corps et de ses substituts
Dans une première partie, nous analyserons les aspects du jeu de l'acteur qui
apportent des éléments de réponse à ce qu'est la poïétique lorsque l'œuvre
s'actualise (I). Puis, nous nous intéresserons aux autres expériences qui encadrent
l'instant créatif (II).
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Pavis P., Vers une théorie du jeu de l'acteur,P.13 & 14
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Chapitre 1. Au cœur de l'instant créatif
A. Réussir à créer une œuvre artistique
Les deux films commencent à désigner leur protagoniste principal par une séquence
qui laisse l'artiste exprimer sa grande maîtrise et sa prestance. Ils sont en plein état
de grâce.
Au sommet de sa gloire, Utamaro et Owon font preuves d'assurance et baignent
dans une sorte d'excitation. La différence du jeu des acteurs conduit à interpréter
l'instant créatif heureux sur deux modes: la joie créative d'Utamaro est de même
nature que celle de la mère donnant naissance à son enfant(1) et pour Owon,
l’instant créatif est une quête d'absolu (2).
1. L'expression d'une maîtrise sûr
A sa première apparition, Utamaro est statique légèrement penché fumant à la
pipe. Il échange des mots avec un de ses compagnons mais ne le regarde pas. Son
axe s'oriente vers un point extérieur. Ainsi, Utamaro est dans un entre-deux entre le
monde de ses pensées et le monde social. Sa voix est posée. Il fait le minimum de
geste possible.
Il gardera ce tempo et cette manière d'être lorsqu'il rencontrera l'homme qui veut
l'affronter. De la préparation du défi jusqu'à son achèvement, Utamaro gardera cette
neutralité. Son jeu est sec, c'est-à-dire que chaque geste est signifiant et il s’exprime
avec une énergie efficiente.
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Ainsi, il tourne autour de son adversaire, lui fait face et rentre dans sa zone d'intimité,
dialogue avec lui et sort de cette zone.
Nous pouvons retrouver ici l'analyse qu’en fait Roland Barthes et qui est expliqué
dans "L'empire des signes". L'art de manger avec des baguettes demande un juste
dosage de la force appliquée pour saisir l'aliment. "(...) l'aliment ne subit jamais une
pression supérieure à ce qui est juste nécessaire pour le soulever et le transporter, il
a dans le geste de la baguette, encore adouci par sa matière, bois ou laque, quelque
chose de maternel, la retenue même, exactement mesurée, que l'on met à déplacer
un enfant : une force (au sens opératoire du terme), non une pulsion (...)" De même,
lorsqu'Utamaro peint, nous ne pouvons pas affirmer qu'il soit réellement actif, qu'il
soit dans l'effort. Pour autant, il n'est ni passif, ni en simple réception. Il répond
radicalement. Chacune de ses actions correspond à un souffle. Il avance
constamment dans l'action ni pressé ni ennuyé. Il exprime l'assurance d'un homme
qui est dans la voie, un flux l'emporte. Les deux acteurs gravitent l'un autour de
l'autre. Ils dansent au sens où il y a constamment une recherche d'équilibre visant à
déterminer le dominant et le dominé. Son adversaire commence le défi et s'apprête à
peindre. Il regarde. Il le lit. Il reste absolument statique durant de longues secondes.
Son adversaire le regarde. Le temps s'arrête. Il se lance et commence à peindre.
Ceci marque le changement de niveau sémiotique. Monsieur Pavis appelle le geste
qui provoque ce basculement "embrayeur".
- 14 Barthes R., L'empire des signes, Paris, Editions du Seuil 2007, P.45
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A la fin, il contemple l'œuvre de son adversaire et sourit. Cette contemplation est
d'ordre analytique. L'attitude d'Utamaro se rapproche de celui du médecin.
Il montre du doigt l'erreur de son adversaire et se comporte avec lui en professeur
bienveillant.
Puis, il le regarde d'un air espiègle et lui dit qu'il "va arranger ça" et donner vie à sa
peinture. Pendant l'acte, chacun écoute la musique silencieuse de son pinceau qui
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danse à son tour. L'acte est terminé. Il n'y a plus de place au doute. Tous partent de
manière nonchalante comme si un spectacle était terminé.
Une deuxième séquence suit le déroulement créatif. Après avoir été submergé par
la beauté d'une femme qui est sur le point de se faire tatouer, l'incapacité du tatoueur
à proposer une image équivalente à cette beauté le plonge dans le désarroi.
Utamaro l'écoute le tatoueur de manière amicale et décide de faire ce dessin. Il y a là
une rupture provoquée d'une part par son changement de ton et de position.
Utamaro qui est au niveau du dos du tatoueur, se lève et s'avance directement vers
le modèle.
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Alors qu'il avait développé une certaine empathie avec le tatoueur, il se désolidarise
de lui pour se mettre au travail. Toute l'attention se porte désormais sur l'œuvre en
devenir alors que le désir frustré de la modèle et l'angoisse du tatoueur marquent
deux mouvements séparés. L'acte d'Utamaro unifie, ne fait qu’un, au sens où cette
poïétique sert de feu autour duquel tous se rassemble. Pavis nomme cet acte qui
relie deux éléments de la séquence en fonction d'une dynamique : un connecteur.
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Ainsi, la création est présentée comme un don désintéressé.
Dès que l'œuvre est achevée, Utamaro laisse exprimer sa joie sans retenu. C'est la
joie créatrice au sens bergsonien du terme. Ce qu'il dit lui même c'est que ces
« nouveaux êtres » créés partageront les joies et les peines de la modèle.
De plus, il ajoute quelques touches sur les lèvres de la mère dessinée. Il le fait avec
une extrême application. Cela conduit à penser que l'acte de création demande de la
minutie. Le moindre détail compte.
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Ce désir de restituer sur papier la beauté des femmes qu'Utamaro contemple
prend une coloration hypnotique. Il peint malgré lui. Ainsi, il dessine comme s'il
prenait en note un discours qu'il reçoit tel un prophète.
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2. Savoir créer, un combat contre soi-même
"Ivre de femmes et de peintures" commence par une séquence qui précède le
générique et qui dépeint l'archétype de l'artiste accompli. Le reste du film présentera
la recherche créative autour de ce point de référence.
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D'une part, nous pouvons analyser cette séquence à partir de ce que certain nomme
« la respiration ». Ainsi, la respiration suivrait une route qui conduit à la réalisation de
l'objectif, en l'occurrence produire une peinture. Le tempo est rapide. Le contact du
pinceau avec le papier produit une musique vivace. Owon est sous les feux de la
rampe. Il n'y a plus place au doute. Le geste et la pensée fusionnent.
Paradoxalement, cette énergie s'exprime avec délicatesse. Le cinéaste montrera
explicitement que le geste prend la forme d’une caresse. En effet, après avoir fait
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l'amour Owon caresse le drap dans lequel il a eu ses ébats sexuels et au plan
suivant nous le voyons peindre avec ce même geste. (27:30) D'autre part, la
concentration de l'acteur engage tout son corps et le pinceau viendrait prolonger
celui-ci. Chaque geste provoque un déséquilibre et enclenche un autre geste pour
rééquilibrer l’artiste de façon continue. Il donne des directives tout en gardant son
regard sur la peinture. Lorsqu’il lève son bras droit, son disciple déroule le papier.
Puis en inclinant le bras gauche il demande à boire. Si l'attention est continue, Owon
provoque des ruptures. Ainsi lorsqu'il boit son alcool de riz, il le fait d'une traite, pose
son bol, pousse un son de satisfaction19. Ce moment a sa propre temporalité et vient
scinder la séquence en deux. Puis l’artiste retourne peindre avec la même dextérité.
Tout au long du film, l'acte de création plonge l’artiste dans le doute. Chaque
œuvre réussie est un jalon vers un absolu.
Pendant l’acte de création, il change de position, se met dans une posture plus
active comme s'il était prêt à prendre ou à rejeter quelque chose. La main soutenant
sa tête indique qu'il est en pleine réflexion.
Dans cette recherche par l'action, Owon se montre en position de soumission tel un
disciple face à cette nature dont il veut restituer la beauté.
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Cette lutte vers une performance plus « juste » de son art exige d’être dans le doute,
d’être persévérant et d’avoir du courage. Sur ce dernier point, on retrouve
constamment ce silence, le moment où tout se cristallise avant l'action, tel les
secondes qui précédent le coup d'envoi d'une course. Il pose son pinceau d'un geste
affuté et enlève son veston comme s'il se transformait ou comme s'il ouvrait ses
ailes. Il enlève son manteau comme s'il s'apprêtait à débuter un combat au dépend
de sa vie : pour lui c’est tout ou rien.
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Ce geste joue un rôle d'embrayeur. Dans "Ivre de femmes et de peintures", il est
possible de repérer trois moments où la création prend une forme communicative.
L'œuvre réalisée permet de régler une dette d'ordre affective. L'acteur joue de la
même manière certainement parce qu'il vise un même objectif. On peut alors
considérer que la poïétique appartient à l'empire du rite. L’acteur réalise ses œuvres
avec une concentration relâchée comme s'il agissait par habitude. Les obstacles, les
doutes se dissipent car il veut faire un don purement désintéressé. La première
scène où Owon exerce son art de cette manière est lorsqu'il répond au dernier désir
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de So-Woon22. Owon s'assied avec respect et douceur à ses côtés, écoute sa
requête, puis libéré semble-t-il de toutes contraintes peint dans ce même état d’esprit
une grue en trois souffles. Rien de plus n'est à ajouter. Il dépose son offrande et s'en
va. La seconde scène est celle de sa séparation avec sa compagne. Même si elle
essaie de le distraire rien n'y fait. Il reste calme et statique. Il fait les choses
simplement sans rupture.
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Enfin, le jeune disciple d’Owon revient vers lui pour lui demander une peinture. Owon
s'exécute et termine son travail, épuisé. L'acteur joue « l'épuisement » par la difficulté
qu'il a à garder sa position accroupie. La main devant ses yeux, il ramène la
couverture vers lui comme s'il s'agissait d'un effort surhumain.
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Dans ces trois extraits, Owon ne se montre ni fière ni heureux. Il crée non par
inclination mais par devoir. Ce qui ici frappant, c'est la façon dont ce don met un
point final à ses relations comme si il faisait des adieux. Ainsi, toute excitation est
alors éteinte.
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B. La recherche et l'erreur : ne pas être au bon endroit
La poïétique n'est pas un objet mais un flux par lequel on est imprégné. Il est
vain de la décréter. Il y a là une forme de soumission. L'artiste est à l'écoute et il lui
arrive de ne pas ou ne plus être habité par la flamme. Ces moments de doute
provoquent une réaction distincte chez Uta (1) et chez Owon (2).
1. L'échec créatif comme une variance du mythe de Sisythe
Owon fait face à un mur. Il dessine et soudain gâche délibérément son travail en
froissant ou en barbouillant son œuvre encore en devenir. Monsieur Pavis trouve
cette rupture dans le rythme gestuel, mais elle peut également être narrative ou
vocale. Elle est d’ailleurs désignée par le terme « sécateur ». Elle a pour effet de
rendre attentif au moment où le sens "change de sens". Son pouvoir créatif se
transforme alors en une volonté destructrice.
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Il ne peut s'échapper de ce labyrinthe et l'acteur joue le rôle d’un homme fou qui se
rapproche de son état sauvage. Il se réveille en sursaut dans sa montagne de
peintures ratées, s'y replonge, chasse une mouche et fait un poirier.
Ensuite, Owon détruit ses œuvres après "les avoir laissées reposer". Il ne veut
pas que les autres puissent s'approprier des œuvres non abouties. Elles ne doivent
pas circuler et doivent donc disparaître. Il arrache plusieurs fois ses peintures des
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mains de son disciple et les détruits aussitôt en les déchirant ou en les jetant au feu.
De même, il prend une de ses œuvres des mains d'un de ses pairs, la déchire, la
jette à l’eau, la regarde et plonge lui-même dans l’eau alors qu'il ne sait pas nager.
Enfin, notons qu’il ne s'agit pas toujours d'un geste impulsif. Par exemple, à un
moment il va chercher une œuvre avant qu'elle arrive chez son commanditaire, il la
regarde calmement et la lacère sans dire un mot.
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2. L'impossibilité d'entrer en travail
Utamaro se confronte également à l'échec. Mais contrairement à Owon, il n'est pas
envahit par un désir de destruction. Il n'arrive simplement pas à rentrer dans son
travail, ni à se concentrer. Utamaro regarde ce qu'il est en train de peindre. Il est
soudain pris de dégoût et il barre d'une croix sa peinture comme pour marquer une
erreur sur une copie.
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Il cherche à se mettre en condition. Il va à gauche, à droite. Il se traîne par tête en
réaction à se casse-tête qu'il n'arrive pas à résoudre. Puis, il revient à sa position
initiale mais cette seconde tentative ne sera pas plus fructueuse.
Chapitre 2. Au bord de la création
L'artiste ne cesse pas de l'être lorsqu'il n'est plus dans son atelier. L'ensemble de la
vie de l'artiste est connectée plus ou moins directement à la poïétique. Ainsi, "Ivre de
femmes et de peinture" et " Cinq femmes autour d'Utamaro" montre des passages
qui peuvent parfois être sans intérêt en ce qui concerne la relation qui unit le peintre
et son art.
Les actions et les émotions de sa vie gravitent autour d'un désir de création. L'artiste
collecte tout au long de ses voyages spirituels, ses contemplations, et ses réflexions,
des éléments qui constitueront une matière pour la construction de ses œuvres.
A. L'émoi esthétique
Selon Bergson, l'artiste est celui qui parvient à voir plus loin ou plus profondément
grâce à sa grande sensibilité. Son œuvre est l'écho d'une expérience passée. Il est
une éponge qui s'imprègne de la beauté du monde. L'objet admiré appartient
généralement à un autre monde que l'artiste explore (1). Mais, il peut également être
témoin d'une épreuve vécue par l'objet contemplé et son mouvement intérieur
s'apparente à de l'empathie (2).
1. L'émoi artistique comme mouvement vers le beau
Dans "Cinq femmes autour de Utamaro" et " Ivre de femmes et de peintures",
la marche n'est pas une chose anodine. Pour Utamaro, la marche l'emmène vers un
lieu inconnu où il aura la possibilité de « contempler ». Il donne le sentiment de
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répondre à un appel lorsqu’il se lève soudainement, se tient droit et se déplace sans
hésitation.
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Enfin, il pénètre un nouveau milieu et ce qu'il voit le surprend et le fige.
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Cette rupture de rythme fait changer le niveau de sens. En quelques sortes, l'espace
devient un temple et la modèle une divinité. Alors que les scènes sont
émotionnellement très lourdes pour Utamaro, le jeu de l'acteur est minimal.
Pour Owon, il n'y a pas de destination. Pourtant, il pénètre littéralement le paysage
d'un pas rapide et trottine même parfois. Il semble opportun d'interpréter cette
pérégrination à la lumière du propos de Nietzsche "seules les pensées qui viennent
en marchant ont de la valeur". Owon contemple et médite pour avancer dans sa
quête intérieure.
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Cette route au cœur de la beauté est dure physiquement et psychologiquement. Il est
seul. Il est faible. Mais sa volonté ne défaille à aucun moment. La séparation avec
son jeune discipline est à cet égard éloquente. Celui-ci abandonne cette course folle.
Owon en un mot le libère, le décharge et part impassible sans fuite ni regret. Le jeu
d'acteur est sec sans fioriture.
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L'attirance des femmes est partagée chez Utamaro et Owon. Le premier
cherche à s'en approcher. Dans la scène où Utamaro regarde la baignade des
femmes à la manière d'un voyeur, il se baisse s'approche doucement comme un
prédateur qui se prépare à bondir sur sa proie. Son visage s'éclaircit. Son corps est
un peu entré dans une zone "interdite". Il désire traverser cette fenêtre qui le sépare
de la beauté de ces femmes et son visage est tordu par le désir.
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Quant à Owon, il a deux amours: la peinture et les femmes. Mais contrairement à
Utamaro, ses yeux ne sont pas des capteurs qui serviront ensuite à projeter la
beauté de ces femmes sur la toile car ils ne réalisent aucun portrait d’elles. Mais en
quelque sorte, à l'image des oiseaux-berceaux dont l'exécution du plus beau nid
permettrait de séduire la femelle : il peint pour elles.
Par la lecture du jeu de l'acteur, il est possible de décrypter l'émotion du peintre. Il est
éblouie par la beauté féminine, se fige et reste bouche bée.
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Un autre point commun entre le jeu des deux acteurs est l'expression d'une
vision haptique. En effet, la contemplation esthétique pousse les peintres à rentrer
physiquement en contact avec l'objet, le toucher. En ce qui concerne Utamaro, ce
dernier a une certaine obsession pour la peau blanche qui est semblable à un
tableau. Il ne la touche pas comme il pourrait toucher une femme mais comme un
objet dont il veut apprécier la valeur, et en apprécier toute la richesse.
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De même, Owon désire entrer en contact avec l'objet qu’il contemple et tend la main
vers cette pierre. Ici, Owon est attiré par la pureté du noir et non du blanc.
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Notons que d'autre part, les mains peuvent être vues comme le biais par lequel
l’artiste peut offrir à ses yeux de nouveaux objets à apprécier. Ainsi, en déplaçant
son modèle, Utamaro a accès à une nouvelle perspective. Lorsqu'il tient ses
pinceaux, il peut s'autoriser à voir la beauté du monde sans être frustré de ne pas
pouvoir la transmettre sur papier.
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2. L'empathie comme captation de la beauté de l'âme humaine
A de multiples reprises, nous voyons Owon entrer en communication ou en
communion avec la nature. Le montage alterne successivement entre des gros plans
faits sur la nature et ceux sur le visage d'Owon. Son visage est parfois apaisé et il
s’éprend des fleurs.
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Son visage tel un miroir reflète ce qu'il contemple. Il est ému par les bourgeons. Il
commence à bouger la bouche comme s'il parlait à la nature ou comme si il pouvait
respirer dans l'eau comme les poissons. Puis, il esquisse un sourire indiquant ainsi
que le plaisir l'envahit.
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Par le regard, Owon communique. Il dit adieu à cette femme qui s'est peut-être
réincarnée dans la grue qui s'envole. Est-ce la même grue qu'il a dessinée pour
satisfaire son dernier souhait? Veut-il se transformer lui aussi pour aller la rejoindre?
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Utamaro, quant à lui, ne s’enrichit d'une relation avec la nature mais participe
en tant que témoin aux drames de la vie humaine. Ainsi, dans la scène où il
découvre la décadence d'un ami peintre, il a une attitude opposée à celle des autres
personnages. Il est immobile et droit. Il y a une séparation entre lui et ce à quoi il est
témoin. De même, la jeune femme désespérée et Utamaro semble être dans deux
mondes différents.
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Puis, il compatit avec elle. La séparation s'estompe et pose sur elle un regard
bienveillant, paternel.
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B. Recherche inspiratrice et résistance
1. Réaction passive
Au début du film, Owon se montre impuissant, humble et craintif. Il ouvre doucement
la porte, ne regarde pas dans les yeux et exprime avec sa bouche un sentiment de
mal être, se lève en frémissant de peur. En somme, il fuit la confrontation.
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Lorsqu'il rencontre pour la première la femme dont il est amoureux il est surpris tel
un petit animal. Il bouge puis il y a une rupture. Emu et apeuré, il esquisse un léger
sourire.
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De même, Utamaro fuit à plusieurs reprises le conflit. Il écoute impassible et reste
figé. Lorsque l'impertinente se colle contre lui et lui demande de la corriger, Utamaro
hésite puis détourne le regard.
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Owon, lui se retrouve face à un gouffre. Il n'arrive pas à dépasser les attentes
de ses lecteurs. Cela le désespère. En face de son maître, il fait son maximum pour
garder la face. Owon baisse le regard et le tremblement de ses lèvres trahit son
désarroi. Il s'arrête. Reprend sa respiration. On a le sentiment qu'il doit chercher
chacun de ses mots au plus profond de lui.
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Puis, un vide l'envahit. Il est apathique. Plongé dans le vent et la nature, il reste figé.
Il n'est plus en connexion avec la nature. Le vide l'envahit.
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2. Réaction active
A mesure que l’on avance dans le film, Owon sera souvent soûl. Il fuit
objectivement les difficultés. Dans une scène où il rentre chez lui et discute avec sa
compagne, il se comporte comme un ivrogne. Il parle en poussant des sortes de
gémissements à la fin ou au début de ses phrases. Il a un visage tordu par
l'angoisse et la haine. Il fait des va et vient par un jeu de déséquilibre-rééquilibre.
Il est penché et il se parle davantage à lui même ou à un monde abstrait
plutôt qu'à sa compagne.
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Puis, il porte cette violence sur des personnes qui sont autour de lui. L'exemple le
plus probant est la scène où Owon revient avec un présent pour sa compagne offert
après une longue absence. Mais, celle-ci n'est pas seule. Un homme s'échappe de
sa chambre. Alors, Owon ne bronche pas. Il s'éloigne simplement, prend un pilon et
soudain explose avec une grande violence le cadeau qu’il souhaitait lui
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offrir.
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De même lorsqu'il discute avec elle, il est calme, lui offre à boire mais il crée une
rupture en la frappant et en hurlant. Puis il s'arrête, il dit qu'il part et finit par partir. Ici,
le jeu de l'acteur rythme la scène.
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Enfin, la scène où il prend au hasard un objet pour le casser, montre parfaitement les
conséquences de son acharnement et de sa frustration.49
Owon cherche la solution à travers l’état de transe. Il crie du plus profond de ses
entrailles. Tous les traits de son visage sont tirés. Il semble défier cette nature qu’il
n'arrive pas à pénétrer.
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Corporellement, Owon court et s'ouvre. Il joue l'extase c'est-à-dire qu'il cherche à
« être en dehors de soi-même ». Lecoq50 dans son analyse des actions physiques
désigne ce mouvement par l'image de l' "éclosion".
En effet, Owon cherche à se transformer ou à se réincarner. Il court sous la pluie,
saute, hurle. Plus tard, il reproduira les mêmes gestes et hurlera sur le toit d'une
maison.
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Lecoq, Le corps poétique P.83
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L'absence de violence dans le jeu d'Utamaro est un des aspects majeurs qui
le différencie avec Owon. Pourtant, l'injustice et la frustration l'envahit également. La
colère d'Utamaro ne se manifestera jamais par de la violence ou une forme
particulière de déchéance.
Dans la dernière partie du film, Utamaro ne peut s'empêcher de partager
physiquement la détresse des femmes qui se trouvent autour de lui. Le lien qui relie
Utamaro et la femme qui est sur le point de se suicider est fusionnel. Le monde
autour d'eux semble disparaître. Leurs attentions réciproques, l'extrême
concentration et l'activité intérieure des acteurs provoque l'émoi chez le spectateur
qui devient à son tour témoin.
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Puis, les acteurs se placent au sol pour former un tableau où tous les yeux portent
sur la tragédienne. Nous sommes en présence d'un effet sémiotique qye monsieur
Pavis nomme " accumulateur". Ainsi, les acteurs condensent ou accumulent
plusieurs signes pour créer un effet de totalité.
Elle se rapproche très près d'Utamaro qui devient comme une éponge qui absorbe la
chaleur de cette vie qui s'enflamme.
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Utamaro se retrouve seul. La réponse à cet enchainement d’émotion ne peut être
que la peinture. Mais, il est menotté. Il pleure et supplie qu'on le laisse peindre. Cet
instant est un moment paroxysmique du film.
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En Conclusion, nous pouvons relever deux tendances distinctes dans le jeu
des acteurs. Utamaro fonde son jeu sur la relation avec les autres acteurs. Cela
explique pourquoi Mizoguchi privilégie les plans d'ensemble de longues durées. Le
jeu d’Owon est plus intimiste. Il part d'une intériorisation.
D'autre part, les deux hommes réagissent à des excitations. La beauté des femmes
les envahissent. Mais, l'objectif d'Utamaro est de se servir de leur beauté pour créer
alors qu’Owon cherche à satisfaire ses désirs. Le sexe et la production d'œuvre
artistique sont deux sources complémentaires mais indépendantes.
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Ensuite, nous pouvons interpréter la démarche artistique d'Utamaro comme proche
de l'instinct maternelle. Il souhaite donner la vie. Quant à Owon, sa démarche est
plutôt symbolisable par le fallus du père. Il pénètre. Il casse. Il arrache ce qui couvre
la vérité. Il découvre.
Enfin, selon l'analyse de Deleuze sur l'œuvre de Nietzsche, la créativité peut être
comprise sur un modèle apollinien ou sur un modèle dionysiaque. La constance, la
maîtrise et la recherche de l'harmonie oriente Utamaro vers le modèle apollinien. Les
excès et la volonté de dépasser l'ordre établi de dépassement d'Owon le place dans
une démarche dionysiaque.
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Bibilographie
- Barthes, Roland., L'empire des signes, Paris, Editions du Seuil 2007
- Le Gouic, Jean-Claude, Les trois temps du regard créateur, Revue de la
société internationale de poïétique, Printemps 1998
- Nietzsche, Friedrich, La cas Wagner : le crépuscule des idôles, Paris,
Flammarion, 2005.
- Pavis, Patrice, Vers une théorie du jeu de l'acteur, Degrès, 1993.
- Pavis, Patrice., L'analyse des spectacles, Paris, Armand Colin, 2011.
- Stanislavski, Constantin., La formation de l'acteur, Payot 2010
Filmographie
Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Picasso, Filmsonor (1955)
Maurice Pialat, L'Amour existe (1960)
Kenji Mizoguchi, Cinq femme autour de utamaro, 1946, Carlotta
Im Kwon-Taek, Ivre de femmes et de peinture, (2002), Pathé