apprentissage du vivre ensemble ecole...plus travailler ensemble au même moment, peut-être même...
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RIFF Emeric Promotion 2011-2013
Juin 2013
L’APPRENTISSAGE DU
VIVRE-ENSEMBLE
A L’ECOLE
Sommaire
INTRODUCTION .................................................................................................................................. 4
PARTIE 1 : CE QU’IL EST IMPORTANT DE SAVOIR SUR LE ROLE EDUCATIF DE L’ECOLE… ...................... 6
DE LA NECESSITE SOCIALE DE L'EDUCATION… ................................................................................................... 6
Pourquoi devons-nous éduquer ? ..................................................................................................... 6
Universalité ou Individualité ? ......................................................................................................... 8
LES VALEURS DE L'EDUCATION .................................................................................................................... 10
Education ? Educations ? ................................................................................................................ 10
En France à notre époque… ............................................................................................................ 13
PARTIE 2 : QUELS CHANGEMENTS POUR NOTRE ECOLE ? ................................................................. 16
PREAMBULE ........................................................................................................................................... 16
L’EDUCATION OBLIGATOIRE ET L’ECOLE PUBLIQUE UNIQUE : DES PREREQUIS NECESSAIRES .................................... 17
UNE LEÇON DE FREINET : « EMBRAYER SUR LA VIE » ...................................................................................... 20
Lutter contre le scolastisme ............................................................................................................ 21
L’école en lien avec son milieu ........................................................................................................ 22
FAIRE INSTITUTION ................................................................................................................................... 24
UN RETOUR VERS L’HETEROGENEITE ........................................................................................................... 27
CONCLUSION .................................................................................................................................... 32
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 35
4
Introduction
"Comme si, dans une démocratie menacée par la télécratie et
la montée des individualismes à courte vue, l’éducation pouvait
se réduire à la scolarisation et la réussite scolaire"
"[Notre société], parfois, est prête à exploser. […] Une partie de
la jeunesse se sent mise à l’écart, l’autre est prête à voler en
éclat. Je fais le pari que la société comprendra que si elle veut
éviter l’explosion, elle n’a que l’éducation."
A contre-voie : Philippe Meirieu, éducateur
Philippe Meirieu
Dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, E. Kant parle du
"penchant à s’associer" comme une des conditions de la nature humaine…
J’ai toujours cru à la force du rassemblement et du groupe face à l’adversité. "Ensemble,
nous sommes plus forts" était la devise de mon premier club de sport. Les dessins animés que je
regardais le plus (X-men, la ligue des justiciers), montraient tous la puissance de l’union sur la
division. Plus tard, je ne jurais que par les jeux en ligne ou je pouvais créer des "guildes" et autres
groupes avec d’autres joueurs à travers le monde pour réaliser des missions. Hier encore, lors de mes
courtes études en ressources humaines, mes professeurs mettaient en avant le travail en équipe.
Depuis quelques années, je ne peux donc m’empêcher de m’interroger : pourquoi peut-on
lire un tel accroissement de l’utilisation des champs lexicaux du repli, du communautarisme ou de
l’individualisme dans nos journaux ? Notre société serait-elle malade du lien social ?
J’en ai la conviction : les symptômes se multiplient et la fièvre monte ! Peut-on encore passer
à côté des Unes tapageuses de la presse : "recrudescence de la délinquance" ici, "fracture sociale"
par là… n’y a-t-il pas de médicament pour notre pays ?
Comment redonner aux hommes les moyens d’un vivre ensemble plus apaisé ?
L'instruction, obligatoire pour tous, me semble le lieu de départ idéal pour un tel travail.
Comme le fait remarquer Philippe Meirieu, on ne peut plus se contenter d’un simple travail "scolaire"
pour nos enfants, mais il est nécessaire de s'inscrire dans un geste d'éducation plus global. La
5
transmission de savoirs est un point essentiel de l’éducation mais donner aux hommes les moyens de
faire société malgré leurs différences devient un fait urgent. Attendre et voir si notre société se
guérira toute seule est un jeu dangereux. Je ne désire pas jouer à la roulette russe. Encore moins
avec notre avenir.
C’est pour cette raison que je décide aujourd’hui de dédier mon mémoire du Cefedem à
cette question. Dans mon métier de professeur de musique, cette interrogation me revient
régulièrement et me semble un point de départ intéressant pour réfléchir à une nouvelle
organisation de l’éducation.
La nécessité de l’apprentissage du "vivre ensemble" parait faire consensus auprès de toute la
population : qui pourrait nier le bienfondé d’apprendre le débat et l’entraide plutôt que la violence et
le chacun pour soi ?
Dans les actes, cependant, la question est encore bien inégalement traitée par l’école. Les
idéologies traditionnelles d’enseignement, fortement enracinées dans notre système éducatif malgré
de nombreux mouvements émergeants, sont tournées vers l’acquisition de savoirs mesurables, la
capacité de reproduction et l’excellence. Dans ces conditions, le centrage sur l'individu et la sélection
des meilleurs éléments sont bien plus utiles que l’apprentissage du lien social ! Les seuls débats sur le
rôle sociétal de l’école semblent parfois se cantonner à l’adoption d’un texte transformant
"instruction civique" en "morale civique" et au fait de rendre obligatoire le chant d’un hymne
européen (au demeurant sans paroles…) dans nos classes de primaire.
N’est-il pas temps de restaurer le rôle d’éducation de notre école, quand le code de
l’éducation ne stipule que timidement la nécessité de "faire partager aux élèves les valeurs de la
République", après avoir transmis des connaissances ?
6
PARTIE 1 : Ce qu’il est important de savoir sur le rôle éducatif de l’école…
"Quand une société […] ressent le besoin de déléguer à
certains la tâche de transmettre une partie des données
culturelles et de former des citoyens, l'Ecole apparait"
Vers une pédagogie institutionnelle ?
F. Oury et A. Vasquez
Pourquoi devons-nous éduquer ?
Revenons-en aux bases : l'homme n'est pas un dieu. Il vit et meurt.
Cependant s'il disparait, l'humanité ne s'éteint pas. C’est la même rengaine depuis la nuit des
temps : grâce à la reproduction, réflexe naturel des espèces, d'autres hommes viendront après lui. Ils
engendreront à leur tour d'autres individus, de générations en générations. L'espèce continuera
d'exister et de se développer. Cette forme de renouvellement, la reproduction, est la plus primaire
des formes de continuité de l'espèce humaine, permettant à la "matière d'homme" de prospérer.
Elle n'est cependant pas suffisante à la survie de l'espèce. Le nouveau-né humain, à la
différence de certains animaux, ne peut survivre sans protection : la vie en groupe est indispensable
à notre survie. Imaginons qu’une mère abandonne son enfant dans la forêt, celui-ci sera dévoré.
Mowgli reste une invention de R. Kipling et les enfants sauvages (ces enfants ayant survécu seuls
dans la nature jusqu’à un âge avancé) sont trop rares pour permettre à l’espèce de perdurer.
Le groupe, la protection et la force qu’il donne aux hommes doit donc lui aussi résister aux
affres du temps et à la disparition, la mort ou le départ de ses membres. La transmission de la
somme des savoirs, des us et des valeurs construits par la communauté et qui fondent sa cohésion1
devient alors primordiale pour éviter la destruction ou le retour à la loi de la jungle.
1 J. Dewey appellera cela "l'Expérience" et la traduira comme "les coutumes, les institutions, les
croyances, les victoires et défaites, les loisirs et les travaux, les idéaux", dans son ouvrage Démocratisation et éducation.
7
C'est cette transmission que nous nommerons l'éducation.
Une fois établie la nécessité de l'éducation pour l'humanité, se pose alors la question de ses
moyens et de ses outils.
Pourquoi avons-nous décidé d’institutionnaliser l’éducation ? Dans les sociétés dites
"primitives", il est très rare de voir la mise en place d’écoles ou de personnes spécialisées dans la
transmission (des professeurs, dirions-nous aujourd’hui). En effet, l'éducation peut se faire de
manière directe par les membres du groupe détenant l'expérience (les plus âgés) : ceux-ci prennent
avec eux les nouveaux arrivants pour réaliser ensemble diverses activités : confection d’artefact,
chasse, etc. Cette méthode possède le double avantage d’intégrer les individus au groupe social, tout
en leur apprenant par la même les savoirs nécessaires à l’accomplissement de la tâche. Dans d'autres
temps, une éducation indirecte peut aussi se faire par un processus d’imitation des plus anciens (au
travers de jeux, par exemple).
Si vous le voulez bien, faisons à présent un bon dans le temps et imaginons que le groupe
grandisse et perdure…
Le nombre de personnes à éduquer devient maintenant plus important : tous ne peuvent
plus travailler ensemble au même moment, peut-être même ne peuvent-ils plus tous se rencontrer.
La quantité d'Expérience à transmettre est elle aussi de plus en plus riche : les tâches essentielles au
groupe ont évoluées et sont devenues plus complexes.
La transmission devient alors plus difficile à organiser, plus longue à assimiler. Imaginons
qu’un expert-comptable prenne avec lui un enfant, sans le former, pour l’intégrer dans son activité.
Celui-ci, devant la tâche à accomplir – apprentissage du calcul, des formules ou de la construction
abstraite et méthodique – pourrait être perdu, démotivé, et pour finir ne pourrait construire les
savoirs nécessaires. De la même manière, travailler en groupe avec des personnes éloignées de notre
environnement principal demande de développer certains savoir-être (par exemple une certaine
abnégation, l’esprit de sacrifice, etc.).
Il devient alors nécessaire d'avoir une réelle réflexion sur la transmission, enjeu majeur du
groupe. On y porte donc une attention particulière, une réflexion spéciale. Peut-être est-il possible
de construire des outils adaptés pour transmettre ? De dédier des personnes spécialisées ? Des lieux,
même ?
Ainsi peut apparaître l'école.
8
Universalité ou Individualité ?
De cette thèse universaliste qui voudrait que l’éducation ne soit que l’enseignement de "ce
qui fait société", on peut aisément se demander ce qu’il en est de l’individu. Faut-il seulement
préparer l’enfant pour la société ? Cela ne revient-il pas à en faire la propagande cachée ? A
endoctriner, même ? Ne désirons-nous pas au contraire que nos enfants puissent s’épanouir selon
leur vraie nature ?
D’un côté donc :
"[…] Si l’on ne vise qu’à l’épanouissement de l’enfant, ne va-t-on pas en faire un
marginal, inapte à s’intégrer au milieu qui de toute façon sera le sien ? De plus toute
société a des exigences auxquelles elle ne peut renoncer sans se mettre en péril ; elle a
besoin à tous les niveaux de compétences attestées. Plus encore, n’est-elle pas en droit
d’exiger de l’éducation qu’elle transmette à l’enfant ces valeurs sans lesquelles la vie
sociale serait impossible ? A commencer par la langue, qui est le bien inaliénable d’un
peuple. Si, sous prétexte de respecter la spontanéité créatrice des élèves, on renonce à
les contraindre à s’exprimer bien et à bien comprendre, on finit par détruire la
communication elle-même. […] en adaptant l’enfant et l’intégrant dans la société, on
œuvre aussi pour son bien."
De l’autre :
"[Les partisans de l’autre thèse] répondront que cette doctrine, par son refus de
reconnaître toute valeur transcendante, doit s’appuyer sur des normes prétendues
"scientifiques" comme le "normal", l’"adaptation", la "socialisation", l’"équilibre" et
aboutit ainsi à un conformisme total. […] Le comble, c’est qu’une telle éducation est
nuisible à la société elle-même, puisqu’elle contribue à la figer, à aveugler tout ce qu’elle
comporte d’ouverture. La société (mieux vaudrait dire une société) n’est ni simple ni
statique ; et l’éducation doit préparer l’enfant à sa complexité et son évolution. […] En
voulant faire de l’individu un moyen de la société, on oublie sa dignité propre et, qui plus
est, on en fait un bien pauvre moyen."
Ces citations, extraites de La philosophie de l’éducation, d’Olivier Reboul2, nous montrent la
difficulté de choisir entre ces deux visions sans exposer l’humain ou l’humanité à une stagnation et
une déshérence. Trop d’un côté ? Trop de l’autre ? Charybde ou Scylla ? Je me garderai bien de
choisir l’une à l’autre ! "Les excès tuent plus sûrement que les épées", dit un proverbe chinois : faisons
donc barre au centre et voyons comment réconcilier ces penseurs.
2 Olivier Reboul (1927 – 1992) est un philosophe spécialiste, parmi d’autres domaines, de la
philosophie de l'éducation (ses contradictions, son rôle, etc.).
9
C’est en 1997 que Philippe Meirieu et Michel Develay introduisent l’idée du besoin de
transmission d’un "universel modeste" défini comme "[un universel] se construisant en permanence
par l’interpellation de la liberté d’autrui"3. Ce concept est intéressant car il permet de réconcilier nos
deux visions de l’éducation. Il affirme la nécessité de transmission d’une expérience faisant
universalité chez l’homme (ou dans une société), mais il met aussi en relief le fait que chacun devra
la reconstruire d’une façon qui lui est propre, en la confrontant à sa propre culture, ses propres
schémas mentaux.
Et Meirieu de conclure :
"Ainsi, peuvent s’articuler les deux vocations premières de l’Ecole républicaine :
d’une part différencier, unifier et permettre l’accès de tous à un horizon d’universalité,
d’autre part, différencier en reconnaissant chacun dans son identité. Unifier pour que la
reconnaissance des différences ne se transforme pas en résignation aux séparations,
différencier pour que l’unification nécessaire ne dérive pas vers quelque forme sournoise
de colonialisme. Unifier et différencier : deux tâches apparemment inconciliables et
contradictoires mais dont la contradiction se dénoue dès lors que l’on quitte les débats
théoriques pour s’engager dans l’action éducative."3
Nous l’avons vu, le fait de vivre en groupe donne à l’homme une sécurité. Comme
"personnalité morale qui dure par-dessus les générations qui passent, qui les relie les unes aux
autres"4, la société lui permet aussi de s’élever au-delà du rang de simple animal. Elle rend possible la
conservation et la durabilité de l’Expérience, l’accumulation des savoirs. Ainsi "l’individu, en voulant
la société, se veut lui-même. L’action qu’elle exerce sur lui, […] n’a nullement pour objet et pour effet
de le comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le grandir et d’en faire un être
vraiment humain"4.
Après ce rapide retour sur le pourquoi de l'éducation, je m'intéresserai maintenant aux
valeurs qu'elle véhicule.
3 "Emile, reviens vite… ils sont devenus fous" – Philippe Meirieu et Michel Develay
4 "Education et sociologie" – Emile Durkheim
10
"La conception de l'éducation, en tant que processus social et
fonction sociale, n'a pas de sens précis si nous ne définissons
pas le genre de société à laquelle nous pensons"
Démocratie et éducation
J. Dewey
Education ? Educations ?
Au vu des chapitres précédents, on pourrait vouloir définir une éducation parfaite et
universelle. Une éducation permettant à chacun de se développer individuellement tout en
apprenant à vivre ensemble. Une éducation qui serait la même pour tous, aux quatre coins du globe.
Une éducation, somme toute, qui donnerait à tous les hommes les moyens de se construire et de
construire l'humanité.
Lisant cette phrase, peut-on s'empêcher de sourire ? A-t-on déjà vu une éducation
uniformisée dans le monde entier ? Non, "l'observation le prouve. D'abord, dans une société, il y a
autant d'éducations qu'il y a de milieux sociaux différents. Et […] l'éducation varie et doit
nécessairement varier selon les professions. Sans doute, toutes ces éducations spéciales reposent sur
une base commune. Mais cette éducation commune varie d'une société à l'autre."5, Durkheim
l'observait déjà il y a plus d'un siècle. Cette diversité s'explique selon lui par l'idéal différent que
chaque société se fait de l'homme. Il est impossible de définir une éducation universelle car une
société ne l'est pas. Nos valeurs6 et nos ambitions sont diverses au sujet du but de l'humanité, de son
idéal.
Selon Durkheim, un type d'éducation – ses objectifs, ses valeurs, ses moyens, etc. – est donc
défini par l'idéal que la société se fait de l'homme et de l’humanité. Cet idéal devient alors son "pôle
d'éducation" (entendons par pôle "ce qui dirige et donne le nord").
5 "Education et sociologie" – Emile Durkheim
6 Entendre ici par "valeur" la définition d'O. Reboul dans "Les Valeurs de l'Education" : "J'entends ici
par valeur cette propriété d'une fin collective qui la constitue comme fin, comme ce qui est non seulement désiré mais désirable ; qui qualifie de moyen ce qui permet de l'atteindre et d'obstacle ce qui l'entrave".
11
Comment nier aussi l'influence du contexte ? A-t-on les mêmes moyens à investir à Pékin que
dans la province du Jiangxi ? Peut-on faire l'école de la même manière au cercle polaire – où il fait
nuit 6 mois par an – qu'à l'équateur ? Peut-on nier l'arrivée du numérique dans nos vies ? Le public
des écoles françaises est-il le même qu'il y a 60 ans ?
Une société n'est pas parachutée du ciel. Elle n'évolue pas dans un environnement sans prise
sur elle. Ces racines, comme celles d’un arbre, sont plantées quelque part. : rien ni personne n’évolue
dans une dimension sans influence. Une société possède sa propre histoire, un territoire qu'elle a
appris à connaitre et à maitriser, etc. A ce titre, les données géographiques, historiques, religieuses,
technologiques, sociales, etc., sont autant de facteurs modifiant les systèmes éducatifs : besoins,
possibilités et donc organisation. Les nier reviendrait à créer des systèmes dysfonctionnant et
incapables capables de transmettre dans de bonnes conditions.
Imaginons donc l’éducation comme un véhicule. Le type de chemin – le contexte – que nous
devons prendre influera sur le véhicule que nous allons choisir : à quoi bon prendre une Formule1 si
nous sommes sur un chemin de pierres ? Cependant, c’est le but que nous voulons atteindre qui
nous mettra en mouvement. Plus encore, il nous permettra de choisir une route et influera donc
aussi sur notre véhicule : si le chemin est long pour aller où nous avons décidé, il nous faudra un
véhicule de grande autonomie, etc. Pour traduire dans notre réalité :
Si l'on cherche à faire adhérer les élèves à une dictature, imposant un modèle
unique, il n’est nul besoin d’apprendre le débat, par exemple, mais seulement les
valeurs et connaissances choisies et sélectionnées. Nul besoin non plus d’impliquer
d’autres acteurs que l’Etat dans la construction du système !
Si l’on cherche à former en peu de temps des musiciens spécialisés dans le
décryptage rapide et sans erreurs de partitions musicales complexes, il n’est nul
besoin de leur apprendre la création. Créer un filtrage drastique des meilleurs
exécutants serait par contre une bonne idée…
Au-delà de ces exemples simplistes, de nombreux ouvrages ont été écrit sur l’éducation à
travers l’histoire (notamment V. Troger, "Une histoire de l'Education et de la formation"). Je choisis
ici volontairement de ne pas en faire un résumé qui serait forcément trop court.
12
Je conclurai plutôt par cette citation de J. Dewey :
"Les conceptions individuelles et sociales de l’éducation sont tout à fait dénuées
de sens, prises au sens large ou en dehors de leur contexte. Platon nourrissait l’idéal
d’une éducation qui devait équilibrer la réalisation individuelle, ainsi que la cohésion et la
stabilité sociales. La situation dans laquelle il se trouvait le contraignit à traduire son
idéal sous la forme d’une société organisée en classes stratifiées, l’individu se perdant
dans la classe. Formellement, la philosophie éducative du XVIIIe siècle était hautement
individualiste. Mais cette forme était inspirée par un idéal social, noble et généreux :
celui d’une société organisée pour inclure l’humanité et contribuant à la perfectibilité
indéfinie de l’humanité. La philosophie idéaliste allemande au début du XIXème siècle
essaya de nouveau de mettre en parallèle les idéaux d’un développement libre et
complet de la personnalité privée, d’un côté, et de la discipline sociale et la subordination
politique, de l’autre."
13
En France à notre époque…
"L’éducation est nécessaire à la démocratie. Cela pose un problème éducatif.
Certains penseurs ont même affirmé que la démocratie rendait impossible
l’éducation puisqu’on n’a plus de finalité commune et qu’on ne sait pas à quoi
éduquer nos enfants.
Moi je crois que la démocratie rend difficile l’éducation et lui pose un défi
nouveau : des êtres capables de créer du bien commun, capables de construire
de l’intérêt collectif dessus des intérêts individuels […]
Il faut donc reconstruire les conditions pour que les gens se parlent, réfléchissent
ensemble, sursoient à leurs impulsions, travaillent pour construire du bien
commun. C’est le prolongement naturel de l’idéal républicain et démocratique
français"
A contre-voie : Philippe Meirieu, éducateur
P. Meirieu
C'est en France, au XXIème siècle, que j’exerce mon métier d’enseignant. C'est donc à cette
société que je désire m'intéresser.
Nous voilà donc face à un problème : pour en étudier le système éducatif, il convient de
définir les principales lignes de notre société, d'en extraire le contexte et les idéaux, les valeurs et les
réalités. La tâche parait rapidement impossible. Les valeurs, les idéaux et les éléments de contextes
retenus comme constitutifs, comme tout choix, ne peuvent être exempts de subjectivité. De là
s'expliquent encore la multiplicité des systèmes éducatifs et leurs spécificités : tout est affaire de
choix.
Commençons donc où nous nous étions arrêtés : quelles différences entre la société
française d'aujourd'hui et les communautés d'hier ? Une des réponses à cette question se trouve
dans son intitulé. Elle s'énoncera ainsi : quelle différence entre communauté et société ? Selon
P. Meirieu :
"Une communauté est un ensemble d’individus qui se choisissent, qui décident
délibérément de s’associer parce qu’ils partagent les même goûts, les mêmes valeurs ou
qu’ils se reconnaissent dans un même meneur. Une société, au contraire, est un
ensemble d’individus réunis de manière aléatoire qui doivent se respecter et s’efforcer
d’œuvrer en commun sans forcément s’aimer les uns les autres".
14
Le respect de l’autre est donc indispensable. Allant plus loin, le respect doit être doublé du
refus systématique de la violence. C’est une des valeurs principales est indispensables à toute
société : on ne peut faire justice soit même, sous peine de revenir à la loi du plus fort. Bernard
Defrance7 parle du "nécessaire interdit de la violence sous toutes ces formes et applicable à tous sans
distinction de statut ou de privilèges". Il ajoute ensuite : "La vertu civique suppose que chaque citoyen
décide librement de consentir à la liberté de l’autre, de respecter quelques principes fondateurs, qui
ne peuvent précisément pas se discuter "démocratiquement" puisqu’ils sont précisément ce par quoi
une "discussion" démocratique devient possible. Et le principe sans doute le plus fondamental à cet
égard réside justement dans l’interdit de la violence. Sous toutes ses formes : physiques, bien sûr,
mais aussi psychologiques, sociologiques, économiques et institutionnelles"8.
La forme de gouvernement que nous avons choisi me semble elle aussi un élément
constitutif de notre société. Une dictature implique l'obéissance du peuple et son contrôle ; une
organisation en meute – comme chez les loups – implique quant à elle le respect et la mise au défi
d'un mâle alpha, etc. Nous sommes pour notre part dans une démocratie et s'il ne s'agit pas ici de
comparer ce système avec d'autres, il est nécessaire de comprendre ce que cela engage.
Dans sa propre étymologie, la démocratie sous-tend le principe de souveraineté du peuple.
Le pouvoir y est divisé, parcellisé, et un individu seul ne doit pouvoir imposer ses choix. Seule la
majorité en a le pouvoir. Il faut donc savoir convaincre ses pairs : argumenter et expliquer ses choix,
modifier sa position… en un mot : débattre. Les principes de souveraineté du peuple et de majorité
ne peuvent être mis en œuvre et respectés que si le dialogue, l’argumentation et l’échange d’idées
sont des valeurs clés : "La démocratie suppose que les enfants ont été formés au débat"9. Ces valeurs
découlent d’ailleurs des précédentes : sans dialogue, encore une fois, la loi du plus fort s’imposera.
Il me semble donc que "Toute valeur qui imposerait de renoncer au pluralisme des valeurs est
contraire à l’idéal démocratique. La valeur des valeurs, en démocratie, c’est le refus de la violence et
la volonté de régler les problèmes par le dialogue argumenté".10
7 Bernard Defrance (né en 1945) est un philosophe, également professeur retraité de psychopédagogie
et philosophie de l’éducation 8 B. Defrance – "La violence à l’école" – Revue de la Gendarmerie Nationale – 2
ème trimestre 1994
9 Documentaire A contre-voie : Philippe Meirieu, éducateur
10 P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
15
La notion de changement me semble elle aussi constitutive du monde où nous vivons. Je
déclinerai ce concept général de deux façons.
Tout d'abord, l'accélération du "renouvellement des connaissances"11. Dans toutes les
disciplines, le rythme des découvertes est beaucoup plus rapide que par le passé : développement,
innovations : la recherche est mise en avant. Les entreprises déposent des brevets et créent des
départements "R&D" engouffrant une part conséquente de leur investissement. Les recherches
universitaires – thèses, mémoires – se multiplient elles aussi. Le rapport-temps entre la mise en
évidence d'un problème et la découverte d'une de ses solutions s'amenuise considérablement. Les
connaissances s'accumulent donc, certaines devenant obsolètes à la lumière de nouvelles théories,
etc. Multipliant les différences entre le monde que connaissent des enfants et celui qu’ont connu
leurs parents, ce phénomène crée aussi un fossé générationnel : leurs univers sont de plus en plus
différents et le dialogue se complexifie.
Par changement, j'entends aussi son imprévisibilité. Facilitées par les technologies de la
communication ou des transports, les rencontres sont plus nombreuses et plus inattendues. Les
classes sociales se rencontrent plus qu’avant la Révolution et les barrières tombent entre les
communautés. Même si des efforts restent à faire, il serait faux de nier que la mobilité sociale c'est
considérablement améliorée.
Début 1900, Maria Montessori écrivait déjà : "N'élevons pas nos enfants pour le monde
d'aujourd'hui. Ce monde n'existera plus lorsqu'ils seront grands. Et rien ne nous permet de savoir quel
sera le leur : alors, apprenons-leur à s'adapter". Cette phrase semble toujours pertinente aujourd'hui.
Comment savoir avec qui je serai mis en relation demain ? De quel avancement au travail je pourrai
disposer dans les prochains mois ? S'il était facile, pour le forgeron du XIIème siècle, d'imaginer dans
les grand traits le déroulement de sa vie et de celle de ses enfants, il nous est parfois compliqué de
prévoir ce que nous ferons dans un an.
L'interdit de la violence, la nécessité du débat et la réalité du changement sont donc les trois
principaux éléments dont j'ai choisi de tenir compte pour baser ma réflexion sur l'éducation. Trois
éléments peuvent sembler très peu pour apprécier une société forcément complexe, mais ils me
paraissent à la fois être à la base de notre société actuelle et entretenir un rapport particulier avec la
notion du vivre ensemble : multiplication des rencontres, compréhension par le dialogue un autre qui
n’est pas nous, interdit de la violence : ces débats sont réellement d’actualité.
11
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
16
Partie 2 : Quels changements pour notre école ?
Pour redonner à notre système éducatif sa place pleine et entière, il est donc nécessaire de le
restaurer dans son rôle éducatif en lui procurant de quoi transmettre aux individus les moyens de
faire société.
Il ne conviendrait pas d’abandonner la transmission des savoirs au profit de la socialisation.
Au vu de ce qui vient d’être écrit, ces deux éléments sont liés et participent chacun à la construction
de l’autre : il serait impossible de faire l’impasse sur des savoirs qui eux aussi permettent à la culture
de notre société d’être commune et de nous rassembler.
Il faut tordre le cou à l’antagonisme entre apprentissage du savoir et apprentissage du savoir-
être. "Contrairement à une idée trop répandue, l’intérêt pour les contenus de savoirs ne varie pas
systématiquement en sens inverse du souci de la socialisation des élèves"12. Il est plutôt nécessaire de
se pencher sur les méthodes de transmission : il y a mille façons de donner à apprendre la
compréhension d’un texte en langue étrangère, mais certaines peuvent être basées sur l’entraide,
quand d’autres ne sous-tendront pas les mêmes principes. Olivier Reboul, dans les valeurs de
l’éducation préconisait de modifier "les sujets traditionnels d'étude ET les méthodes traditionnelles"
d’enseignement. On le voit bien ici : il est nécessaire de s’interroger sur les dispositifs et sur la façon
dont est construite l’école. C’est bien à cela que je décide de m’attacher à présent.
J’aimerais développer ici quelques pistes de réflexion et quelques essais pédagogiques (dans
mes classes ou par d’autres) pour proposer des modifications de notre système éducatif. Il me
semble cependant nécessaire de rappeler que ces dispositifs – comme la plupart des propositions
pédagogiques – ne sont pas des "recettes" à appliquer partout et en tout temps, mais plutôt une
série d'ouvertures diverses à la réflexion, à l’essai et à l’adaptation.
12
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
17
"On sera certainement surpris mais en France,
l’école n’est pas obligatoire : seule l’instruction l’est"
L’école ou la guerre civile
P. Meirieu
Nous le disions en ouverture : l’instruction, en France, est obligatoire. L’article L131-2 du
Code de L’éducation français stipule : "L'instruction obligatoire peut être donnée soit dans les
établissements ou écoles publics ou privés, soit dans les familles par les parents, ou l'un d'entre eux,
ou toute personne de leur choix. Un service public de l'enseignement à distance est organisé
notamment pour assurer l'instruction des enfants qui ne peuvent être scolarisés dans une école ou
dans un établissement scolaire".
On parle bien ici d’instruction. En d’autres termes, on s’intéresse au contenu des
connaissances. Nous l’avons vu, nous ne pouvons nous contenter de cela pour faire perdurer une
société humaine. L’Expérience13 à transmettre comporte tant des savoirs que des savoir-être, des
traditions, des manières de s’organiser pour le groupe, etc. Il serait donc important de remplacer
dans la loi le terme d’instruction obligatoire par celui d’éducation obligatoire. L’instruction faisant
partie de l’éducation, nous ne renoncerions en rien à la transmission des savoirs et des
connaissances. Au contraire, je vois donc dans ce changement un appel vers un devoir plus grand et
plus osé encore !
La seconde chose à retenir de ce texte et la multiplicité des médias proposés : écoles privées,
écoles publiques, cours à distance et famille. Il est difficile de préparer les individus à vivre ensemble
et de leur amener une culture commune en proposant des systèmes si divers. Imaginons : comment
un enfant éduqué seul à domicile pourra-t-il éprouver réellement l’expérience de l’altérité, du
dialogue et du débat démocratique ? Si les écoles sont de confessions religieuses, comment créer dès
le plus jeune âge un réel dialogue entre les cultes ? Ces interrogations posent en fait la question de la
communautarisation :
13
Selon J. Dewey - Cf. première partie : "De la nécessité sociale de l’éducation"
18
"Cette conception de l’éducation témoigne du peu d’importance attribué à la
socialisation dans l’éducation du citoyen. C’est pourquoi elle est aujourd’hui dangereuse :
déjà aux Etats-Unis, de plus en plus de parents déscolarisent leurs enfants pour les faire
instruire dans le cadre familial, associatif, religieux ou par correspondance. Ce
mouvement risque de renforcer la ségrégation sociale, non seulement reproduite mais
soigneusement préparée par un tel mode d’éducation. Le seul repère, ici, c’est l’identité
des parents, la communauté qu’ils ont choisie ; on assiste à un repli sur soi, au détriment
de l’ouverture d’esprit, de la découverte d’autres comportement, d’autres valeurs et
d’autres choix".14
Développer ainsi des systèmes différents me semble donc être un danger pour la société, et
une rampe d’accès direct vers les communautarismes en tout genre. Ici, ne nous méprenons pas : il
n’est pas question d’imposer un système cadenassé, non négociable, figé dans ses méthodes et ses
contenus ; un tel système nous transporterait dans une dictature inefficace est opposée à nos idéaux.
Il s’agit en fait de créer une école publique qui soit le lieu de toutes les rencontres et de tous les
débats. Dans ce sens, il me semble important de mettre en place une réforme de l’Ecole Unique,
comme elle a été faite en Finlande il y a 45 ans déjà (1968). En France le projet de loi Savary
proposait en 1984 un rapprochement profond entre les deux secteurs… réforme plus tard
abandonnée.
Pourtant, supprimer l’enseignement privé au sens large, c’est aussi supprimer un système où
l’école devient payante et par définition, non accessible à tous. Continuons : en Finlande toujours, à
peine 3% des élèves sont scolarisés dans le privé (pour la majeure partie dans des écoles à
l’étranger). En France, rien que dans le secondaire, nous atteignons les 21%15. Les mêmes chiffres
montrant que le privé accueille deux fois moins le public dit "défavorisé", cela en dit long sur l’égalité
et le mélange engendrés par un tel fonctionnement.
Par ailleurs, l’enseignement privé est souvent perçu comme une façon d’encourager
l’innovation – beaucoup d’écoles proposant des pédagogies actives sont d’ailleurs privées. En effet,
multiplier les types d’établissements et les visions de l’instruction peut fournir un réel vivier d’idées
et de nouveautés. Plus encore, quand le système éducatif public semble malade ou inefficace, on
observe un repli des parents vers les établissements privés – repli qui n’est pas seulement observable
chez les familles les plus riches. Si la mobilité sociale n’est plus rendue possible par l’école publique, il
est légitime de se tourner vers d’autres solutions : le privé, par sa relative indépendance, est perçu
14
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile 15
Chiffre pour l’année scolaire 2009-2010 – Ministère de l’éducation – Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche (Edition 2012)
19
plus à même de faire réussir les enfants. Ainsi, après la religion dans le passé, les principaux critères
de choix d’une école privée sont maintenant ciblés autour de la réussite des élèves.
Si l’on souhaite unifier l’école en un grand service public, il est donc nécessaire de lui donner
des outils pour promouvoir les expériences et l’innovation pédagogique. P. Meirieu propose par
exemple la création de mini-écoles/mini-collèges expérimentaux. Il pourrait être intéressant de
multiplier ces établissements sur le territoire et de faire publier régulièrement des analyses sur les
expériences menées et leurs résultats, de façon à inscrire l’innovation et la recherche pédagogique
comme un élément clef du système. Ces innovations pourraient ensuite être adaptées, exportées,
etc.
Secteur public ne doit pas rimer avec apathie et stagnation : ce n’est pas une fatalité. De
nombreux établissement innovent régulièrement mais sont paradoxalement très peu mis en avant
par le système. Il convient de leur donner une visibilité pour éviter cette mise en avant du privé et
des dérives comme celle de la Suède, où l’enseignement privé est priorisé et où les entreprises elles-
mêmes peuvent créer des écoles.
L’Education Obligatoire et l’Ecole Publique Unique permettraient ainsi une réelle rencontre
des individus, des idées et des valeurs.
20
"Le "retournement pédagogique" de Freinet embraye sur "la vie" mais ce n’est
pas seulement celle de l’enfant : s’y ajoute la vie du village, la cité où vit
habituellement l’enfant, celle aussi des correspondants…"
Vers une pédagogie institutionnelle ?
Fernand Oury – Aïda Vasquez
Il s’agira ici de porter notre réflexion sur la frontière entre l’école et la société civile. L’école,
telle qu’elle est faite aujourd’hui, est très hermétique au monde qui l’entoure : depuis les murs qui
l’enserrent jusqu’aux savoirs enseignés qui ne servent qu’à elle-même, l’école manque de réalisme et
de réalité. Comment préparer les enfants à un monde qui n’a pas droit de cité dans l’établissement ?
"Le savoir à besoin d’oxygène. On ne peut pas placer l’école sous une bulle stérile
pour la protéger de tous les problèmes de la société. Au contraire, elle doit permettre aux
enfants d’élaborer des réponses aux questions que leur pose le monde, de réfléchir aux
événements qui les scandalisent, aux injustices qui les révoltent, aux nouveautés qui les
fascinent. Elle doit aider les enfants à grandir, à appréhender la société, à se déterminer
par rapport à elle, à effectuer leurs choix d’adultes responsables".16
L’école ne peut cependant pas se passer d’une certaine distance avec la vie sociale
extérieure. Si elle reproduit intégralement son milieu, cela la mettrait en proie à la société
marchande, dont les valeurs ne sont pas forcément les mêmes que celles de l’éducation. Elle
copierait aussi les inégalités et les défauts du système. De plus, l’école doit permettre aux enfants de
prendre un recul temporel et émotionnel par rapport au monde, de le mettre parfois à distance pour
l’étudier et l’analyser.
A l’heure actuelle, j’ai cependant l’impression que l’école ignore surtout son environnement,
et c’est dans le sens de l’ouverture – raisonnée – qu’iront mes réflexions. Si l’on désire préparer et
inscrire les enfants dans notre société, il convient de ne pas la laisser à la porte. Allant de ce côté, il
devient important de lutter contre tout "scolastisme" et de replacer l’école dans son milieu, avec ses
autres acteurs.
16
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
21
Lutter contre le scolastisme
"Si l’école ne respecte ni les besoins de création des enfants, ni les exigences du
milieu vécu par l’enfant, la pédagogie devient l’art de faire apprendre, de faire
travailler… de faire boire qui n’a pas soif."
Vers une pédagogie institutionnelle ?
Fernand Oury – Aïda Vasquez
"La science médicale se glorifiait naguère des soins méthodiques qu’elle
réservait, dans les cliniques et les hôpitaux, aux nouveau-nés et aux enfants en bas âge:
horaires stricts, nourriture mesurée et dosée, asepsie minutieuse des chambres nues où,
loin de la mère, "l’élevage" semblait atteindre sa perfection maximum. Et pourtant, ces
enfants ne se développaient pas d‘une façon normale. Quelque chose semblait manquer
au minutage médical. Ce quelque chose, c’était la présence affective de la mère, le bruit
de voix du monde ambiant, les premiers rayons de soleil, la magie des animaux et des
fleurs. La science a donné un nom significatif à cette carence: l’hospitalisme.".17
De la même manière, sanctuariser l’école en "l’aseptisant" – silence, froideur, ordre – ou en
coupant tout contact avec le milieu de vie est faire preuve de scolastisme. Cela peut engendrer des
maux très nuisibles pour l’individu comme pour la société : "nourriture mal digérée, dégoût de
l’alimentation intellectuelle pouvant aller jusqu’à l’anorexie, repli sur soi de l’individu, désadaptation
face à la vie, hostilité envers la fausse culture de l’école"17.
Une telle école n’est d’ailleurs pas pour tous. Pour fonctionner, elle nécessite que les enfants
soient déjà éduqués et connaissent les coutumes et les repères nécessaires : "le déroulement de la
messe"18. Unifier le public en demandant aux élèves de "laisser leur passé au vestiaire" (admettons
cela possible) revient à nier une différence pourtant existante. Mettre un couvercle identique sur
différentes casseroles ne change rien à leur contenu et ne fait qu’accélérer le débordement. Ce mode
de fonctionnement laisse de côté de nombreux élèves issus de cultures différentes et nie le dialogue
avec eux : dialogue que nous avons posé comme une valeur clé de notre société !
Comme remède à ce mal scolaire, il me semble important de redonner aux savoirs et au
fonctionnement de l’école une dimension plus universelle, en les inscrivant dans leur milieu.
17
Harald Eichelberger (Professeur de Sciences de L’éducation à l’université de Vienne) – Concepts de l’éducation Nouvelle
18 P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
22
L’école en lien avec son milieu
"Confiner l’école, c’est l’asphyxier"
L’école ou la guerre civile
P. Meirieu
En 1925, Célestin Freinet et René Daniel lancent les premières correspondances
interscolaires. Dans le même temps, prolongeant l’expérience de Decroly, C. Freinet recrée le Journal
Scolaire. C’est en fait un recueil des textes libres réalisés, imprimés et envoyés par une classe entière
aux proches de l’école (anciens élèves, mairie, inspection, etc.).
Freinet disait à propos de la correspondance "J’ai senti là, tout de suite, les possibilités
considérables d’un tel échange : les enfants n’écrivaient plus pour eux-mêmes mais pour leurs
correspondants ; les devoirs scolaires changeaient alors de sens et bientôt de nature". En effet, la
séparation tombe entre l’élève et l’extérieur. Le travail n’est plus coupé du monde mais au contraire,
en communication avec lui. La vie rentre ainsi à l’école : "Le contenu de ces lettres personnelles ? La
vie réelle : des relations de jeux, de faits vécus, des descriptions de la maison, de la famille, des
activités, des rêves, des histoires inventées"19. L’élève peut enfin faire entrer une partie de lui-même
dans la classe. Son passif et sa différence ne sont plus vécus comme des freins mais comme les
moteurs de son travail. De plus, et c’est ce qui nous intéresse d’avantage, il apprend la
communication : s’il n’écrit plus pour lui-même, il doit donc être compris par un autre. Cela signifie
donc l’apprentissage d’une expression correcte (orthographe, règles de grammaires, etc.) et la prise
en compte d’un autre sujet (sa personnalité, ses intérêts, ses questionnements, etc.).
Pour ce qui est du journal, comme la parution est publique, "les enfants sont amenés à faire
effort pour se faire comprendre et accepter ; il faut obligatoirement s’exprimer clairement dans le
système conventionnel de la langue et ils doivent aussi tenir compte des impératifs de la morale
sociale"19. La classe se crée désormais une visibilité et une place dans la société. L’enfant est reconnu
dans sa pensée. La barrière tombe entre "le travail qu’on fait à l’école" et "ce qui se passe à
l’extérieur". On peut ici parler de socialisation. L’enfant n’est plus catapulté citoyen au matin de ces
18 ans dans une société qu’il n’a pas éprouvé par "la grâce de l’état civil"20. Il n’est plus "bipolaire" en
ayant une vie à l’école et une seconde chez lui. Au contraire, il s’insère lentement dans une société à
laquelle il appartient déjà.
19
F. Oury et A. Vasquez – Vers une pédagogie institutionnelle ? 20
Bernard Defrance – "La violence à l’école"
23
A une autre échelle, il me semble, sine qua non, que l’école soit elle-même actrice de son
milieu et en lien constant avec ses partenaires. Des projets et des dispositifs permettant aux élèves
d’éprouver leur appartenance à une société seront d’autant plus efficaces si les enfants se sentent
membres d’une institution qui n’agit pas seule.
J’aimerais citer ici l’exemple du collège Louis Gagarine de Trappes, dans les Yvelines, classé
en ZEP (Zone d’Education Prioritaire). Collège réputé difficile, il met en place de nombreuses mesures
pour réduire la violence, responsabiliser les élèves et obtenir de meilleurs résultats. Je retiendrai
entre autres : la mise en place de "classes à projets" ayant par exemple comme objectif un "travail de
reconnaissance et d’identification du lieu d’habitat dans un souci d’appropriation des repères de vie" ;
la création de "cercles citoyens" où les élèves choisissent de travailler sur des sujets de leur vie de
tous les jours tels que "La sécurité […] à Auchan-Maurepas" ou "Être citoyen dans les transports en
commun" ; la "démarche image" de l’établissement mettant en relation des groupes de travail
constitués d’acteurs volontaires du quartier et du collège ("ceux qui vivent, ceux qui sont, ceux qui
font jour après jour… et donc, ceux qui savent" – Extrait de la charte du projet) pour changer l’image
de la ville et de l’établissement. Toutes ces mesures renforcent la conscience qu’a l’élève
d’appartenir à la communauté (de la classe, de l’établissement, de la ville, etc.) au milieu d’autres
acteurs tout en intensifiant la relation du collège auprès de l’extérieur.
Le récit complet de ces mesures se trouve dans le livre "Banlieues : les défis d’un collège
citoyen" sous la direction de J. Pain, je ne m’y attarderai pas ici. Cependant, deux éléments me
semblent particulièrement importants à noter :
On remarque que l’implication des élèves dans la vie de l’établissement et dans leur
travail s’est considérablement améliorée dès lors que la structure s’est remis en contact
avec l’extérieur et a modifié son image.
Les élèves ont toujours été acteurs des démarches avec l’établissement, au travers de
nombreux conseils, groupes de parole, votes, etc. Cela révèle la nécessaire implication
des élèves dans la vie de l’établissement pour qu’ils se l’approprient et "fassent
institution"…
24
"On ne forme pas à la démocratie par la tyrannie"
L’école ou la guerre civile
P. Meirieu
"L’institution ne s’impose pas à l’Homme, c’est ce dernier qui la construit.
L’institution n’est pas ce machin froid qui nous enserre dans ses règlements, mais […] au
contraire elle est à faire, encore et toujours, avec chacun et avec tous" (Vers une
pédagogie institutionnelle ? – F. Oury et A. Vasquez). Et ceci est très important car cela
nous renvoie directement aux valeurs démocratiques que nous défendons. Considérer
que les institutions sont créées par les Hommes et sont au service de ces derniers, c’est
rappeler que les individus ne sont pas assujettis à des règles émanant d’entités
supérieures et intouchables. C’est participer à la formation du citoyen."21
Si l’école souhaite préparer à notre système démocratique, il convient d’en faire un véritable
lieu de démocratie : un endroit où le futur citoyen peut expérimenter ce mode de fonctionnement et
en éprouver les règles, les droits et les devoirs :
"Si dans le quotidien de l’école seule l’obéissance est exigée sans que soient
développées les capacités à faire la loi ensemble, alors l’apprentissage de la citoyenneté
est manqué. […] Or, le fonctionnement ordinaire de la classe contrevient, soit par abus
vis-à-vis des règles en vigueur, soit du fait de l’application même de ces règles, à la
plupart de ces principes fondamentaux […] : le pouvoir de fixer les règles et de punir en
cas de transgression appartient au même individu, l’enseignant. Cette non-distinction
des pouvoirs entraîne alors des dangers majeurs. Un des plus évidents, difficilement vécu
par les enfants ("C’est pas juste !"), est l’incohérence très fréquente des règles et des
sanctions, qui risque d’empêcher chez les élèves la construction de la notion même de
loi : d’année en année (pour l’école primaire), d’heure en heure (dès la sixième), les
règles de comportement imposées aux enfants risquent de varier en fonction de la
21
J. Baratay – Mémoire Cefedem 2012 : L’école, à quoi ça sert ?
25
personnalité ou du caractère (et même de la simple "humeur" !) des enseignants, les uns
tolérant ce que d’autres ne supportent pas, les uns exigeant sous menace de punitions ce
à quoi d’autres n’attachent aucune importance"22
Pour éviter ces phénomènes, il convient alors d’impliquer les élèves dans le fonctionnement
de l’école, en les amenant à faire institution vis-à-vis des règles de vie dans la classe, de la gestion des
conflits, etc.
Décrit et analysé par le mouvement de la pédagogie institutionnelle, le "conseil de
coopérative" est sans doute le fondement d’une telle démarche.
Quel est donc ce conseil ? C’est en fait un organe de discussion instauré à périodicité fixe (par
exemple tous les jeudis à 11h) dans la classe et regroupant les élèves et le professeur. A la fois lieu de
débat et de décision, son but est d’évoquer la vie scolaire quotidienne et de l’améliorer ensemble :
incidents, problèmes, réussites, etc. Les élèves sont invités à "prendre en charge leur propre
administration, leur présent et leur avenir"23. Ils doivent statuer ensemble sur un ordre du jour décidé
de concert. Les sujets abordés sont en rapport avec la classe.
J’ai pu mettre en classe un tel conseil dans une de mes classes d’éveil musical, composée de
12 élèves de 6 à 7 ans. Nous nous réunissons en conseil à la fin de chaque cours, le vendredi soir.
Voici ici quelques exemples de nos ordres du jour. On note surtout des sujets traitant :
Des activités actuelles de la classe :
Quel(s) chant(s) gardons-nous pour le concert de mars ?
Le groupe percussion n’arrive pas à retenir ses créations d’une semaine à
l’autre…
De l’ordre, dans l’école et la classe :
Tout le monde court dans les couloirs pendant les déplacements et cela gêne les
autres cours
Raphaël ne laisse jamais aux autres l’accès à l’ordinateur…
Ce conseil, instauré comme un rituel fixe dans l’organisation de la classe, est un fondement
de l’apprentissage de la démocratie : c’est un lieu de débat où chacun peut prendre librement la
parole et s’exprimer. C’est un travail de longue haleine car les enfants les plus jeunes (dans mon cas
6 / 7 ans) ne sont pas forcément habitués à un tel mode de fonctionnement. Au démarrage, de longs
silences s’installent souvent, puis la parole se libère, des questions très diverses fleurissent dans
22
B. Defrance – "La violence à l’école" 23
F. Oury et A. Vasquez – Vers une pédagogie institutionnelle ?
26
toutes les bouches… pas toujours en rapport avec la vie de classe. L’apprentissage du dialogue et de
la démocratie reste un travail de long terme et le calme ne revient que lentement. Cependant, l’élève
apprend ainsi à structurer sa pensée à l’oral, à argumenter ses décisions et à échanger avec l’autre.
Le vote des décisions est un autre contact à la démocratie. Le professeur lui-même, s’il reste garant
de la loi républicaine et a donc droit de véto sur les décisions du conseil, est un membre de ce
parlement dont la parole vaut celle des élèves.
Il est nécessaire que le conseil soit structuré par des règles claires et lisibles, garantissant
l’accès à la parole de tous les élèves qui le souhaitent. Les décisions du conseil doivent être
appliquées et vérifiées. Ce suivi est décisif, car c’est à cette condition que les élèves perçoivent
l’efficacité de la démarche. Si les nouvelles règles édictées par le conseil restent des paroles
murmurées au vent, quelle piètre vision de l’efficacité de la démocratie allons-nous donner !
Dans le cas de mon cours d’initiation musicale, les conclusions du conseil ont été écrites et
enregistrées sur l’ordinateur de la salle de cours. Elles sont donc consultables, vérifiables et
modifiables (en accord avec la communauté). Pour exemple de nos décisions :
Pour éviter la bataille hebdomadaire, les élèves feront chacun leur tour (par ordre
alphabétique) l’appel en début de séance
Marie et Baptiste s’engagent à aider David pour le chant du concert, car celui-ci n’y
arrive pas
Pour ne plus déranger les autres classes en courant dans les couloirs, les élèves ne
devront pas dépasser un "chef de file" qui changera à chaque semaine
L’interdiction de se mettre debout sur la table (Fanny s’étant fait marcher sur les
doigts)…
En plus du conseil de coopérative, il convient d’organiser d’autres conseils où les élèves
pourront être en contact avec les participants de la vie scolaire (au travers des représentants
délégués, notamment). L’école Makarenko B de Vaulx-en-Velin, par exemple, met en place des
conseils de classes24 (tous les délégués des classe d’un niveau, par exemple le CM2), conseils d’école,
etc.
24
Voir la vidéo Cultiver la citoyenneté à l’école - CapCanal
27
"Une discipline qui impose une hiérarchisation implacable et organise la
séparation des élèves en compartiments étanches est contradictoire, par
essence, avec la vocation de la scolarité obligatoire : transmettre à tous les
savoirs et la culture qui constituent "le bien commun", indispensable à l’exercice
d’une citoyenneté éclairée"
L’école ou la guerre civile
P. Meirieu
Le dernier point que j’aimerais aborder dans ce mémoire et celui de l’hétérogénéité. Tiré
d’abord d’expériences personnelles, puis de lectures plus tardives, il me semble d’une importance
capitale pour le développement de l’enfant et l’apprentissage de la démocratie. Créer à l’école des
classes regroupant plusieurs niveaux et plusieurs tranches d’âge devient indispensable.
La tendance actuelle de l’école nous dirige vers une homogénéisation débridée et
débilitante : classe d’âge unique, de niveau unique, d’environnement géographique unique, "quand
ce n’est pas, dans certaines formes de privatisation plus ou moins officielles, en fonction […]
d’opinions idéologique ou religieuses"25. En supprimant la différence, notre système éducatif se tire
une balle dans le pied : privés de ce moteur, nous nous condamnons à une molle stagnation. De plus,
dans l’indifférence la plus totale et l’acceptation du plus grand nombre, l’école abandonne par là
même l’apprentissage du dialogue et de la multiplicité des opinions – de la laïcité, donc.
L’école ségrégue ainsi les élèves "pour le bien de tous" : qui ne souhaiterait pas que son
enfant rentre dans "les grandes écoles", "les meilleures classes" ? On trie les plus doués, on les
regroupe. Ils progresseront encore plus vite. Tout cela est rentré dans les mœurs. Mais à l’inverse
pourtant, qui ne reconnait pas l’inutilité, pour les élèves qui y rentrent, de ces "classes ghetto" que
sont malheureusement devenues les classes technologiques des collèges ? Bruno Suchaut, directeur
de l’Irédu-CNRS (Institut de recherche sur l’Education) affirme par d’ailleurs : "l’efficacité des actions
de lutte contre la difficulté scolaire est, pour diverses raisons, plutôt à rechercher dans ce qui se joue
au sein de la classe que dans des dispositifs qui écartent les élèves, même momentanément, du
groupe classe classique, les privant ainsi des relations qu’ils peuvent lier avec leurs pairs et leur
enseignant dans le contexte pédagogique ordinaire"26.
25
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile 26
Bruno Suchaut – "Hétérogénéité des élèves et efficacité pédagogique" – www.cahiers-pedagogiques.com
28
Quand nous décidons de regrouper les élèves en difficulté, nous avons déjà perdu. Tout se
joue avant.
Certes, nous venons de le voir, il n’est pas si simple d’apprendre à vivre ensemble. Les classes
hétérogènes devront répondre à une double ambition : "d’une part, accepter les élèves tels qu’ils
sont, avec leurs différences, pour pouvoir les faire progresser ; d’autre part, apprendre aux élèves à
travailler ensemble, non seulement en dépit, mais aussi en raison de ces différences"27. Cependant, si
l’on n’apprend pas à se respecter à l’école, où le fait-on ? Si l’on ne construit pas que "Les différences
de niveaux, de méthodes et de points de vue, au lieu de servir de prétexte à des conflits, constituent
un atout d’enrichissement mutuel", comment construire la paix sociale, ensuite ? Apprendre à
côtoyer la différence nous oblige à nous adapter et à dialoguer.
Mise en avant par le travail de Maria Montessori, la création de classes de plusieurs niveaux,
acceptant des publics très différents, parait donc indispensable. Il me semble cependant que cette
mesure serait la plus délicate à en mettre en œuvre aujourd’hui, tant le passif d’homogénéisation et
de "dissection" de l’école est lourd.
Professeur de saxophone, j’ai pu observer ce phénomène au cours de réunions pédagogiques
et de rencontres parents/professeurs. L’habituel débat sur le travail de groupe paraît déjà dépassé.
Lentement mais sûrement, celui-ci se fait une place dans nos écoles et est de plus en plus encouragé.
Il n’en va pas encore de même pour la création de classes hétérogènes. D’un côté les parents : "Il ne
va pas s’ennuyer avec des plus petits/des moins bons que lui ?". De l’autre les professeurs "On ne
peut pas faire travailler ces élèves ensemble, ils n’ont pas le même niveau". Accordons-nous avec eux
sur deux points : on ne peut pas toujours œuvrer de cette manière car il convient parfois de travailler
en groupes plus homogènes pour certaines tâches ; les limites de l’hétérogénéité sont à réétudier
perpétuellement suivant les moyens disponibles. Il est cependant du devoir de l’école d’aller dans ce
sens.
J’ai pu expérimenter moi-même des classes regroupant des élèves très différents. Déçu par
l’utilité très limitée des cours individuels que je donnais dans une école, je les ai intégralement
remplacés depuis six mois par une classe unique regroupant tous les élèves. Il me semblait en effet
difficile pour l’apprenant de découvrir des pratiques (manières de faire, styles musicaux, etc.) variées
avec un professeur pour seul interlocuteur. Difficile aussi de construire des notions et de les remettre
en cause en s’appuyant sur une parole unique. Encouragé par diverses lectures, j’ai donc mis en place
27
P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
29
ce mode de fonctionnement permettant de mélanger les pratiques, les points de vue et les
techniques de chacun.
On retrouve dans cette classe cinq saxophonistes : un adulte et un jeune (7 ans) tous deux
débutants, une adulte pratiquant depuis quatre années, une jeune adolescente (13 ans) commençant
le saxophone mais ayant pratiqué la flûte traversière durant 5 ans ainsi qu’un adolescent de 18 ans
pratiquant depuis plus longtemps. Tous ont un profil différent : certains lisent la musique, d’autres
non. Certains jouent dans des groupes, d’autres dans des orchestres, d’autres encore n’ont pas de
pratique hors de l’école. Leurs styles de musique préférés sont aussi divers que Florent Pagny, Muse,
Louis Armstrong et Mahler. Une des plus jeunes est réputée "bonne élève" auprès des autres
professeurs quand l’autre m’avoue lui-même "être-nul".
Le travail effectué, quant à lui, est variable selon les périodes et les semaines. Ce cours
fonctionne en effet comme une "boîte à outils". Les élèves de cette école participant à des classes de
groupes, le cours de saxophone est ensuite l’occasion de répondre aux interrogations que chacun s’y
est posé ainsi que d’aider à des aspirations plus personnelles : nécessité pour une élève d’écrire un
trio pour l’audition, désir d’un autre de créer une pièce pour ses parents, envie pour un adulte
"d’apprendre à se repérer à l’oreille dans la structure du morceau de rock que nous jouons avec le
groupe", besoin pour un second de jouer une mélodie précise pour son orchestre, etc. Je suis ainsi à
l’écoute des élèves, regroupe leurs demandes en début de cours puis organise la séance en
conséquence : nous pouvons réfléchir tous ensemble un jour, écouter le morceau d’une élève la
semaine d’après ou travailler en deux groupes séparés la fois suivante, etc.
Ce fonctionnement présente aussi l’avantage de renverser la tendance habituelle des écoles
de musique : là où le cours d’instrument était souvent vécu comme l’élément principal de l’école –
auquel l’élève peut rajouter des cours d’ensemble facultatifs – il devient maintenant une aide (et un
moyen d’aller plus loin) à la pratique d’ensemble qui en est le moteur principal.
Les élèves, répondant aux problèmes des autres, échangent ainsi nombre de savoirs
(j’interviens moi-même beaucoup moins souvent qu’en cours traditionnel) : "Montre-moi comment
faire le Do grave de ma partie d’orchestre, je t’explique comment jouer cette articulation de ta
partition de funk" ; "dis-moi comment tu te repères sans partition dans cette chanson du groupe de
chanson française (je démarre toujours au mauvais moment !), je t’explique ce que veut dire le signe
coda"… Pour peu que le groupe puisse avoir assez d’autonomie, les informations fusent de tout côté.
On échange, on discute, on travaille pour la réussite de tous. Chacun, de plus, peut réunir plusieurs
avis sur un même problème et construire ainsi une réponse plus précise (tout le monde ne joue pas
30
le Si bémol de la même façon et ne décrit pas une musique de la même façon, etc.). Pour ma part, je
propose surtout des solutions ou des pistes de réflexion pour les problèmes restant sans réponse :
questions techniques, propositions de méthodes, etc. Malgré les différences de départ entre les
participants, ce cours est sûrement un des plus efficaces de ma (courte) vie d’enseignant. Chacun y
progresse à son rythme, profite du savoir des autres et découvre des pratiques musicales.
Actuellement, la classe toute entière a décidé de travailler sur un même projet spécifique : la
réalisation d’une version du morceau Misirlou. En six mois, le groupe a ainsi appris à travailler
ensemble pour répondre à des questions communes, créer un projet commun, mais aussi répondre
aux interrogations et aux envies individuelles.
Une constatation, donc : cela est possible. Cela fonctionne et cela fonctionne bien. La valeur
ajoutée sur l’apprentissage des savoirs et de la démocratie est palpable.
Les classes hétérogènes ne sont d’ailleurs pas à réserver aux écoles de musique. Les classes
Montessori regroupent ainsi les élèves de 4 niveaux. En Amérique du Sud, des classes regroupant 3
ou 4 des élèves de chaque niveau (du primaire à la terminale) sont expérimentées. En France, même,
dans les milieux ruraux, des "classes uniques" regroupant 3 niveaux ou plus suivant la taille de l’école
fonctionnent depuis des années. A ce propos :
"Jean Ferrier, inspecteur général, responsable de la commission sur l’école en
milieu rural, le confirme : "contrairement à ce que l’on a cru pendant longtemps, plus le
nombre de niveaux dans une classe est élevé, plus les résultats scolaires sont bons. C’est
notamment vrai en mathématiques, et cela se confirme particulièrement pour les classes
de quatre niveaux en français. L’autonomie des élèves est également améliorée. […] En
outre, il ne faut pas oublier que la construction des enfants se fait toujours en référence
aux plus grands. Donc, il faut aux plus jeunes des modèles plus âgés ; d’autant que l’on a
constaté que, dans les classes, à plusieurs niveaux, les aînés étaient valorisés à aider
leurs cadets".28
Au vu de ces derniers mots, il me semble d’autant plus nécessaire, possible et important de
réinstaurer l’hétérogénéité maximale des classes comme une obligation de l’Ecole Unique et
Obligatoire. C’est à cette condition seulement qu’elle pourra permettre aux enfants de construire le
dialogue, l’adaptation, mais aussi la prise en compte de la différence.
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P. Meirieu – L'école ou la guerre civile
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Conclusion
Education. Neuf lettres pour écrire un des enjeux fondamentaux des sociétés. Sans elle, nous
l’avons vu, l’humanité ne serait que l’éternel retour à notre point de départ.
Elle est le pilier central qui a permis à l’homme de progresser au fil des siècles. Si "Tout
homme est tout l’Homme", comme l’écrivait J.P. Sartre, c’est peut-être aussi que chacun d’entre
nous, consciemment ou non, transmet à ses prochains l’Expérience commune qui l’inscrira dans
l’humanité.
Enjeu majeur de l’espèce, donc, mais plus encore de la société qui doit permettre aux plus
jeunes de s’intégrer pour perdurer. Enjeu tellement primordial, même, que très vite l’homme y porte
sa réflexion pour l’améliorer et la perfectionner : construire chacun tout en donnant à tous les
repères nécessaires à la vie en communauté, transmettre des savoirs, des valeurs, des coutumes… les
objectifs sont nombreux mais tous nous nous accordons sur leur nécessité.
Mais sous ces neuf lettres très simples se cachent des mécanismes forts complexes. Sous cet
enjeu universel se cachent des choix humains et des besoins multiples. Les priorités de chacun sont
différentes, les concepts s’entrecroisent, et parfois, s’opposent. En effet, si l’éducation est nécessaire
à la société, elle en façonne aussi l’avenir. Son pouvoir est énorme et à ce titre, elle est sujette à
débat !
Nous nous demandions en introduction "Comment redonner aux hommes les moyens d’un
vivre ensemble plus apaisé ?" Nous pourrions répondre "Eduquons !" mais l’interrogation doit
nécessairement aller plus loin : "Qu’attendons-nous réellement de notre éducation ?" mais
aussi "Quels choix concrets décidons-nous pour rendre cette éducation possible dans les actes ?".
L’école, l’organe dédié que nous avons créé, peine aujourd’hui à éduquer et attend nos réponses. Si
c’est le vivre ensemble que nous souhaitons mettre en avant, il est important d’agir en conséquence.
Les pistes explorées en seconde partie sont évidemment de premières réponses à cette
problématique, mais les réflexions et les expériences à mener sont encore nombreuses, et c’est à
chacun d’entre nous de réfléchir pour réformer notre école : il en va de notre lien social.
Pour ma part, ce mémoire a été l’occasion de faire des recherches sur un sujet qui me tient à
cœur et de théoriser certaines expériences réalisées durant mes cours. Il m’a également permis de
soulever d’autres interrogations.
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Il me semble notamment important de poursuivre mes recherches sur les pratiques
existantes en France et dans le monde. En effet, de nombreux pays ont développé des systèmes
éducatifs très différents du nôtre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense
notamment à la Finlande, déjà citée dans ce mémoire, mais aussi à des pays d’Amérique du Sud, tel
que le Venezuela. Certes, leur Histoire n’est pas la nôtre et leurs nécessités sont différentes, mais ce
recul peut justement nous permettre d’analyser leurs pratiques avec pertinence. Ainsi, certaines
expériences pourraient être intéressantes à importer et des dispositifs pourraient être adaptés pour
la France. D’autre part, certains pays ont sûrement questionné par le passé des problématiques
aujourd’hui d’actualité chez nous, et il serait dommage de ne pas profiter de leur expérience.
Paradoxalement, l’information sur ces sujets est particulièrement éparse et difficile d’accès :
je souhaite donc développer cet axe de recherche. Cette remarque m’amène d’ailleurs à une
dernière constatation : si j’ai pris du plaisir à écrire ce mémoire, c’est aussi que je sais qu’il sera lu.
"Embrayer sur la vie", disait ainsi Freinet. C’est pour moi tout l’intérêt de ce travail : lu par un
jury mais surtout disponible en ligne, je sais qu’il sera accessible à de nombreuses personnes qui
pourront y trouver ma réflexion pour la développer et la remettre en question – comme j’ai eu moi-
même plaisir à me confronter aux idées de nombreux ouvrages.
Laisser une trace de ses réflexions, c’est aussi, dans une certaine mesure, participer au
développement de l’Humanité. Il me semble donc important, dans l’avenir, de continuer à échanger
sur les recherches que je pourrai mener et de contribuer ainsi activement à alimenter la réflexion
professionnelle commune sur les métiers de l’enseignement et de l’éducation.
C’est pourquoi je souhaite continuer l’an prochain une License en Sciences de l’Education à
l’université Lyon II.
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Bibliographie
Les articles ayant particulièrement éclairés ma réflexion sont notés en gras…
A contre-voie : Philippe Meirieu, éducateur. Réals. CapCanal et Mozaïque-Film. 2009 [Vidéo]
Cultiver la citoyenneté à l'école. Réal. CapCanal. 2011 [Vidéo]
BARATAY, Julien. L'école, à quoi ça sert ? Cefedem de Lyon, 2012. Mémoire [Mémoire]
CHARMEUX, Evelyne. «Enseigner en classe hétérogènes» Cahiers Pédagogiques n°454 Juin 2007
DEFRANCE, Bernard. «La violence à l'école» Revue de Gendarmerie Nationale Avril-Mai-Juin 1994
DEWEY, John. Démocratie et éducation. Réédition Armand Colin Edition, 1916
DUBET, François. Pourquoi changer l'école ? Editions Textuel, 1999
DURKHEIM, Emile. Education et sociologie. Réédition Edition Quadrige, 1922
MEIRIEU, Philippe et Michel DEVELAY. Emile, reviens vite... ils sont devenus fous. 1997
MEIRIEU, Philippe. L'école ou la guerre civile. Editions Plon, 1997
MEIRIEU, Philippe. Pédagogie : le devoir de résister. ESF Editeur, 2007
OURY, Fernand et Aïda VASQUEZ. Vers une pédagogie institutionnelle ? Réédition Matrice Editions,
1967
PAIN, Jacques. Banlieues : Les défis d'un collège citoyen. Collection Pédagogies, 1998
REBOUL, Olivier. La philosophie de l'éducation. Presses Universitaires de France (PUF), 1992
REBOUL, Oliviier. Les Valeurs de l'éducation. Presses Universitaires de France (PUF), 2005