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Anne-Marie Thiesse g

La cration des identits nationales

La cration des identits nationales

COLLECTION POINTS HISTOIRE

( isbn

ISBN 978-2-02-041406-7 2-02-034247-2, l re publication)

ditions du Seuil, mars 1999, octobre 2001 pour la bibliographie mise jourLe C ode de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation col lective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite p a r quelque procd que ce soit, sans le consentem ent de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefa on sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du C ode de la proprit intellectuelle.

Pour Donatien, Florent, Romain et Emmy, lavenir europen.

R e m e r c ie m e n t s

Je tiens exprimer ma gratitude la Fondation Alexandervon-Humboldt qui m a permis de mener dans les meilleures conditions des recherches luniversit de Tbingen. Je remer cie les membres du Ludwig-Uhland Institut, dirig par le profes seur Bausinger, pour laide quils mont apporte durant mon sjour. Le projet de ce livre est issu de ces changes internatio naux. Ma reconnaissance va galement tous ceux qui ont contribu, par leurs informations et leurs conseils, ce travail : Rka Albert, Guy Barbichon, Catherine Bertho Lavenir, Fabri zio Bigazzi, Gudleiv B0, Dominique Durin, Michel Espagne, Daniel Fabre, Afranio Garcia, Stphane Gerson, Miha Gheorghiu, Tams Hofer, Hans-Ulrich Jost, Guy Latry, Ileana Loewy, Daniel Maggetti, Francis Maguet, Vera Mark, Philippe Martel, Jrme Meizoz, Svetla Moussakova, Peter Niedermller, Rben Oliven, Monique Pavillon, Louis Pinto, Brbel Plttner, Robert Sayre, Danile Schmidt, Anne-Lise Seipp, Anne Tricaud, Dany Trom, Michael Werner. Que Michel Bouchaud soit remerci pour ses lectures cri tiques du manuscrit, et Florent Bozon pour son aide matrielle. Cet ouvrage a t achev dans la quitude du Vieux-Palais dEspalion : j en sais gr lAssociation qui uvre la renaissance de cette demeure historique.

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Il est peut-tre regrettable au point de vue pratique que la population de l Europe ne soit pas une comme race, langue et aspirations ; mais elle ne l est pas ; et les groupes diffren cis qui y subsistent ne semblent disposs ni les uns ni les autres s assimiler rciproque ment, ni capables de s anantir jamais dans le sein d un seul d entre eux. A rnold V an Gennep , Trait comparatif des nationalits, Paris, Payot, 1922, p. 24.

Rien de plus international que la formation des identits nationales. Le paradoxe est de taille puisque l irrductible singularit de chaque identit nationale a t le prtexte d af frontements sanglants. Elles sont bien pourtant issues du mme modle, dont la mise au point sest effectue dans le cadre d intenses changes internationaux. Les nations modernes ont t construites autrement que ne le racontent leurs histoires officielles. Leurs origines ne se per dent pas dans la nuit des temps, dans ces ges obscurs et hroques que dcrivent les premiers chapitres des histoires nationales. La lente constitution de territoires au hasard des conqutes et des alliances n est pas non plus gense des nations : elle n est que l histoire tumultueuse de principauts ou de royaumes. La vritable naissance d une nation, c est le moment o une poigne d individus dclare quelle existe et entreprend de le prouver. Les premiers exemples ne sont pas antrieurs au xvm e sicle : pas de nation au sens moderne, cest--dire politique, avant cette date. L ide, de fait, sinscrit dans une rvolution idologique. La nation est conue comme

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une communaut large, unie par des liens qui ne sont ni la sujtion un mme souverain ni l appartenance une mme religion ou un mme tat social. Elle n est pas dtermine par le monarque, son existence est indpendante des alas de l histoire dynastique ou militaire. La nation ressemble fort au Peuple de la philosophie politique, ce Peuple qui, selon les thoriciens du contrat social, peut seul confrer la lgitimit du pouvoir. Mais elle est plus que cela. Le Peuple est une abs traction, la nation est vivante. Mais de quoi est faite la nation ? On connat bien la dfini tion de Renan : Lexistence d une nation est un plbiscite de tous les jours Cette formule est souvent invoque pour accrditer la thse d une conception spcifiquement franaise, non organique, de la nation. On omet gnralement de citer les pralables, qui rpondent implicitement la question essen tielle, savoir pourquoi les Auvergnats et les Normands sont tous appels participer au plbiscite de la nation franaise, mais non point les Lettons ou les Andalous. Ce qui fait la nation, selon Renan, c est un riche legs de souvenirs , comme l individu, cest l aboutissant d un long pass d ef forts, de sacrifices et de dvouements . Et Renan de prciser : Le culte des anctres est de tous le plus lgitime ; les anctres nous ont faits ce que nous sommes. Lobjet du plbiscite, en fait, c est un hritage, symbolique et matriel. Appartenir la nation, cest tre un des hritiers de ce patrimoine commun et indivisible, le connatre et le rvrer. Les btisseurs de nation, par toute lEurope, n ont cess de le rpter. Tout le processus de formation identitaire a consist dterminer le patrimoine de chaque nation et en diffuser le culte. La premire tape de l opration n allait pas de soi : les anctres n avaient pas rdig de testament indiquant ce quils souhaitaient transmettre leurs descendants et il tait en outre ncessaire de choisir parmi les anctres ceux qui taient rete1. Ernest Renan, Q uest-ce q u une nation ? , confrence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, premire publication : Bulletin hebdoma daire, Association scientifique de France, 26 mars 1882 ; dans uvres compltes, Paris, Calmann-Lvy, 1947 (dition tablie par Henriette Psichari), tome I, section Discours et confrences .

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nus comme donateurs, voire de trouver dhypothtiques ascen dants communs aux Auvergnats et aux Normands (aux Souabes et aux Saxons, aux Siciliens et aux Pimontais). Pour faire advenir le nouveau monde des nations, il ne suffisait pas d in ventorier leur hritage, il fallait bien plutt l inventer. Mais comment? Que devait-on trouver qui pt devenir vivant tmoignage d un pass prestigieux et reprsentation minente de la cohsion nationale ? La tche tait d ampleur, elle fut longue et collective. Un vaste atelier d exprimentation, dpourvu de matre d uvre et pourtant intensment anim, sest ouvert en Europe au xvme sicle et a connu sa plus haute productivit au sicle suivant. Sa caractristique fut d tre transnational. Non pas quil y ait eu concertation pralable et division du travail : mais tout groupe national se montrait fort attentif ce quaccomplissaient ses pairs et concurrents, sem pressant d adapter pour son propre compte une nouvelle trou vaille identitaire, tant son tour imit ds quil avait conu un perfectionnement ou une innovation. A peine les lettrs allemands avaient-ils exhort, avec succs, leurs compatriotes suivre l exemple anglais dans l exhumation de leur patri moine culturel national que leurs homologues Scandinaves ou russes appelaient sinspirer des Allemands. Quelques dcen nies plus tard, les rudits franais fustigeaient leurs conci toyens qui avaient tard sengager dans une entreprise o, entre-temps, les Russes, les Espagnols et les Danois avaient fait leurs preuves. Les expositions internationales, hauts lieux dexhibitions identitaires, ont t, partir du milieu du XIXe sicle, des occasions privilgies de ce commerce sym bolique. Les rivalits furent intenses, mais gnralement paci fiques, les concertations frquentes, ainsi que les changes de conseils, ou mme les encouragements aux dbutants. Le rsultat de la fabrication collective des identits natio nales n est pas un moule unique, mais bien plutt, selon lex pression provocatrice du sociologue Orvar Lfgren 2, une sorte de kit en do-it-yourself : une srie de dclinaisons2. Orvar Lfgren, The Nationalization of Culture , dans Natio nal Culture as Process, rd. de Ethnologica Europea, XIX, 1, 1989, p. 5-25.

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de 1 me nationale et un ensemble de procdures nces saires leur laboration. On sait bien aujourdhui tablir la liste des lments symboliques et matriels que doit prsen ter une nation digne de ce nom : une histoire tablissant la continuit avec les grands anctres, une srie de hros paran gons des vertus nationales, une langue, des monuments culturels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalit particulire, des reprsentations officielles - hymne et drapeau - et des identifications pittoresques - costume, spcialits culinaires ou animal emblmatique. Les nations qui ont accd rcemment la reconnaissance politique, et surtout celles qui en sont encore la revendi quer, tmoignent bien, par les signes quelles prodiguent pour attester leur existence, du caractre prescriptif de cette check-list identitaire. Le systme IKEA de construc tion des identits nationales, qui permet des montages tous diffrents partir des mmes catgories lmentaires, appar tient maintenant au domaine public mondial : l Europe l a export en mme temps quelle imposait ses anciennes colonies son mode d organisation politique. Le recours la liste identitaire est le moyen le plus banal, parce que le plus immdiatement comprhensible, de reprsenter une nation : que ce soit pour une crmonie douverture aux Jeux olym piques, les festivits accompagnant la visite d un chef d Etat tranger, l iconographie postale et montaire, ou la publicit touristique. La nation nat d un postulat et d une invention. Mais elle ne vit que par l adhsion collective cette fiction. Les tentatives avortes sont lgion. Les succs sont les fruits d un prosly tisme soutenu qui enseigne aux individus ce quils sont, leur fait devoir de sy conformer et les incite propager leur tour ce savoir collectif. Le sentiment national n est spontan que lorsquil a t parfaitement intrioris ; il faut pralablement lavoir enseign. La mise au point d une pdagogie a t le rsultat d observations intresses sur les expriences menes dans d autres nations et transposes lorsquelles semblaient efficientes. Quand les responsables de l instruction publique franaise estimrent que l instituteur allemand, plus que le chef d tat-major, avait triomph 'Sadowa, ils conclurent l urgence d une analyse de l enseignement d outre-Rhin pour

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l adapter la France. Et les organisateurs de ftes patriotiques ou les fondateurs d associations dvolues la clbration du patrimoine invoqurent frquemment les ralisations tran gres en la matire pour souligner la ncessit et la valeur de leur entreprise. Tant d changes croiss indiquent bien que la construction identitaire nationale n a pas t associe une forme de gou vernement prcise. La Rvolution franaise a donn la nation une souverainet absolue et fait de la Rpublique son expression politique. Mais dans la plupart des cas la nation mergente est parvenue l existence tatique dans un cadre monarchique : quand les rapports de forces internes et inter nationaux excluaient une organisation de type rpublicain, il a pu stablir une sorte de compromis historique qui maintenait ou installait un roi ou un empereur. Le monarque apparaissait ds lors non comme le descendant dune dynastie qui impo serait son pouvoir des sujets mais comme le reprsentant par excellence de la nation. A charge pour lui de sinvestir dans cette fonction et de prodiguer tous les signes de son apparte nance la communaut nationale. La nationalisation des monarques partir du XIXe sicle est flagrante dans les icono graphies officielles et l organisation des crmonies qui ins crivent la personne du souverain au sein de la symbolique identitaire. Les descendants de la germanique maison de Hanovre ont mme t amens, sous le coup de lexacerba tion nationaliste engendre par la Premire Guerre mondiale, troquer leur nom dynastique pour celui de Windsor, la consonance indubitablement britannique. Les rgimes les plus internationalistes, selon leur idologie officielle, ont aussi abondamment mis en scne la symbolique nationale : les rpu bliques socialistes d Europe centrale et orientale ont inten sment pratiqu le folklorisme d Etat . La Roumanie de Ceausescu a pouss ses limites le culte des grands anctres daces et la clbration de lme nationale. La formation des nations est lie la modernit cono mique et sociale. Elle accompagne la transformation des modes de production, l largissement des marchs, l intensi fication des changes commerciaux. Elle est contemporaine

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de l apparition de nouveaux groupes sociaux. Le volonta risme conscient et militant l uvre dans les laborations identitaires montre bien cependant quelles ne sont pas la consquence spontane de bouleversements dont elles sont l indispensable corollaire. Un espace conomique n en gendre pas ipso facto un sentiment d identit commune parmi les individus qui y participent. Au demeurant, l ide mme de nation semble a priori aller rebours de toute prise en compte de la modernit, puisque son principe repose sur le primat d une communaut a-tem porelle dont toute la lgitimit rside dans la prservation d un hritage. Mais cest sans doute parce quelle relve du conser vatisme le plus absolu, le moins contingent, que la nation savre une catgorie politique minemment apte supporter l volution des rapports conomiques et sociaux. Tout peut changer, hormis la nation : elle est le rfrent rassurant qui permet l affirmation d une continuit en dpit de toutes les mutations. Le culte de la tradition, la clbration du patri moine ancestral ont t un efficace contrepoids permettant aux socits occidentales d effectuer des mutations radicales sans basculement dans l anomie. La nation, parce quelle instaure une fraternit laque et par consquent une solidarit de prin cipe entre les hritiers du mme legs indivis, affirme l exis tence d un intrt collectif. Elle est un idal et une instance protectrice, donne pour suprieure aux solidarits rsultant d autres identits : de gnration, de sexe, de religion, de sta tut social. Le nationalisme intgral, qui dfinit lindividu par sa seule appartenance nationale, dclare illgitimes les grou pements, partis, syndicats fonds sur d autres rfrents. Il les fustige comme antinationaux et dnonce en leurs responsables des individus extrieurs la communaut nationale qui fomenteraient en fait sa perte. Mais, l exception de ce natio nalisme d exclusion, les formations politiques ou idologiques tablissent gnralement des relations complexes entre liden tit nationale et les autres dterminations identitaires. Lexis tence d un hritage commun, mythe ncessaire, fait rarement l objet d une mise en cause : c est sa composition qui varie selon les options politiques et dans le temps. Les conflits peu vent de ce fait se traduire par des Controverses sur la compo sition du patrimoine, des ajouts ou des retranchements dans

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cet ensemble minemment plastique. Des ossements blanchis depuis des dcennies ou des sicles entrent au Panthon sous le coup d un changement de majorit parlementaire qui les promeut brusquement en reliques symboliques du gnie de la patrie. Mais les grands hommes promis l ternit nationale peuvent aussi mourir une seconde fois, d oubli, et ventuel lement renatre la faveur d une nouvelle conjoncture poli tique. Lexgse sur tel ou tel lment de la liste identitaire, sur son authenticit, sur ses connotations exprimes en termes contemporains, est une des formes les plus banales du dbat idologique moderne. La France des annes 1990 a retraduit certains de ses conflits d actualit en affrontements sur la signification de divers personnages de sa galerie de hros. On pourrait croire pourtant que la rfrence au patrimoine identitaire, dans les nations aujourdhui solidement tablies, est plutt dsute et propice surtout aux jeux de la distancia tion et de la drision. De fait, la France des annes gaul liennes a fait un large succs Astrix, qui jouait du comique danachronisme en projetant sur nos anctres les Gaulois la check-list identitaire nationale. Comme les touristes franais de l poque, les deux hros de la bande dessine franchirent ensuite les frontires, les concepteurs de la srie appliquant le mme procd aux Ibres, aux Germains et aux Grands-Bretons. La caricature, douce ou acerbe, n indique pas cependant labandon de la rfrence identitaire : toujours sous-jacente elle peut revenir sur le mode srieux, voire offensif, ds lors que la nation semble confronte un avenir incertain. Le film Les Faiseurs de Suisses 3 a plaisamment mis en scne les preuves par lesquelles devaient passer des candidats la citoyennet helvtique : soumis un examen de contrle o il leur fallait montrer quils connaissaient pr cisment la liste des emblmes de la Confdration, depuis la srie des sommets alpins avec leur altitude au mtre prs jusquaux anecdotes historiques, ils taient en outre tenus de prouver quils taient devenus de vrais Suisses, amateurs de Rsti, adeptes du propre-en ordre et peu ports sur les mani3. Die Schweizermacher (Les Faiseurs de Suisses), comdie de Rolf Lissy, Suisse, 1978.

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festations syndicales de rue. Le ton tait clairement satirique, fustigeant l arriration de la Confdration puisque les tatsnations modernes sont censs tre parvenus une maturit politique qui dfinit le droit la citoyennet sur d autres cri tres que les pratiques culinaires, les usages vestimentaires, la dcoration du logis par des chromos du paysage national ou le soutien une quipe sportive. La ralit est moins simple. Un pays de forte immigration comme la France a longtemps accord la naturalisation sans faire de la recon naissance du patrimoine national une condition pralable : mais elle tait suppose venir naturellement aux nou veaux ressortissants - en tout cas leurs enfants. Les dbats actuels qui mettent en avant la notion d 'intgration engagent la question essentielle en l esquivant : dans quoi prcisment les trangers vivant sur le sol national doivent-ils sintgrer, et quelles sont les preuves tangibles quils doivent fournir de leur volont et de leur capacit le faire ? On voit bien que l enjeu n est pas seulement l adhsion des immigrs aux lois fondamentales de l tat...

Lexacerbation actuelle des interrogations sur les identits nationales et leur prservation dans l Europe contemporaine tient sans doute moins la prsence d une main-duvre d origine trangre qu un constat : les nouvelles formes de la vie conomique exigent la constitution d ensembles plus vastes que les Etats-nations. Or l entit supranationale de l Union europenne devient un espace juridique, conomique, financier, policier, montaire : ce n est pas un espace identi taire. Lui fait dfaut tout ce patrimoine symbolique par quoi les nations ont su proposer aux individus un intrt collectif, une fraternit, une protection. Le repli sur les identits natio nales comme refuges est somme toute comprhensible. Leuro ne fait pas un idal. Et si les Pres de l Europe l avaient insti tue en oubliant de la construire ?

PREMIRE PARTIE

IDENTIFICATION DES ANCTRESLe paysan est donc, si l on peut ainsi dire, le seul historien qui nous reste des temps anthistoriques. G eorge Sand, Avant-propos des L gendes rustiques.

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Tout acte de naissance tablit une filiation. La vie des nations europennes commence avec la dsignation de leurs anctres. Et la proclam ation d une dcouverte : il existe un chemin d accs aux origines, qui perm et de retrouver les aeux fondateurs et de recueillir leur legs prcieux. Le Peuple, par sa prim itivit, est un vivant fossile qui garde ju sq u au cur de la modernit l esprit des grands anctres. Plonger dans les profondeurs de l histoire, c est aller retrouver dans le bas social les reliques enfouies du legs des pres. L o lon n avait vu q u absence de culture, l est situ justement le conservatoire de la culture premire. La dmarche archo logique prend form e ethnographique. La construction des nations, partir du xvm e sicle, est d abord faite d expdilions rustiques. Des explorateurs partent travers champs et valles, la recherche des vestiges les moins altrs du legs originel. Cette qute du Graal national est toujours place sous le signe de l urgence : les traditions sont dlaisses, le passage vers la Terre des Hros va se referm er pour tou jours. Mais au fil du temps et des investigations le trsor ne va cesser de senrichir. Si la prennit de la nation rside dans le Peuple, le prince n est q u avatar historique ou usurpateur. Cette subversion idologique de la lgitimit prpare une volution - et quel ques rvolutions - politique. Elle va de pair avec un change ment esthtique non moins radical : pour une nouvelle conception du monde, il faut des modes de reprsentations neufs. L'invention des nations concide avec une intense cration de genres littraires ou artistiques et de formes d expression. Le retour aux origines est en fait uvre d avant-garde.

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CHAPITRE I

R volution esthtique

A partir du milieu du xvine sicle, la ncessit de redfinir les rapports entre l universel et le particulier - pralable indispensable la construction des nations - induit une muta tion de la lgitimit culturelle. Son centre de gravit fait l objet d un triple dplacement : historique, gographique et social. A lA ntiquit grco-rom aine sont substitus les ges bar bares, au monde mditerranen l Europe du Nord, aux salons de llite raffine les chaum ires rustiques. Une nouvelle thorie de la culture est form ule, qui perm et de poser le national comme principe crateur de la modernit.

L'Iliade caldonienne

En 1758, un jeune homme pauvre et am bitieux entre comme prcepteur dans une famille d dimbourg. A vingtdeux ans, ce fils de fermier cossais a publi quelques pomes qui lui ont valu l estime des littrateurs d Aberdeen. Il aspire une gloire plus vaste. Il ne se doute pas que son uvre va enthousiasmer l Europe entire : mais sous un autre nom que le s i e n L a famille qui a engag James Macpherson a des rela tions parmi les hommes de lettres cossais en vue. L un d eux interroge le prcepteur sur les traditions orales des Highlands et lui demande de traduire en anglais quelques lgendes gaI. Pour la prsen tatio n de l uvre de M acpherson, nous nous rfrons Paul D sir Van T hieghem , O ssian en F ra n c e , Paris, Kinder, 1917.

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Identification des anctres

liques. Macpherson, soucieux de s attirer les bonnes grces d une sommit des lettres, sexcute et fournit quelques textes qui circulent dans les cnacles d Edimbourg. Ces premiers fragments suscitent l intrt, et on demande Macpherson de poursuivre. Le jeune pote, qui voudrait faire avancer son uvre personnelle, est quelque peu rtif, mais sa position ne lui laisse gure de choix. Pris en main par Hugh Blair, profes seur de rhtorique et prdicateur, il se met au travail et fournit la matire d un opuscule publi Edimbourg en 1760 sous le titre F ragm ents o fA n c ie n t P oetry, collected in the H ighlandso f Scotland and translated fro m the gaelic or erse language by Jam es M acpherson. La commande excute, le jeune homme

voudrait revenir sa Muse, mais ses protecteurs ne le tiennent pas pour quitte. Car l enjeu n est pas de proposer la distrac tion des notables cossais quelques ballades populaires. Il ne s agit de fournir rien moins q u une uvre exceptionnelle : une pope venue du fond des ges. Les rudits du xvm e sicle savent bien ce q u est une vritable pope : le chant lyrique d un antique ade qui court pieusement de bouche en bouche, d me en me. Une authentique pope cueillie sur les lvres du Peuple a autrement plus de valeur que celle qui sort de la plume d un crivain contemporain. L Europe a produit rcem ment quantit de ces popes crites en vers classiques, comme L a H en riade voltairienne. Le coup d clat cossais va tre de proposer l adm iration et l envie une pope nordique gale au prestigieux modle hom rique. C est ce q u crit Blair dans la prface des F ragm ents o f A n cien t P o e try. Les textes publis, dclare-t-il, ne sont justem ent que les fragments d un grand pome pique - ou plutt de deux : toute Ilia d e doit tre flanque d une O dysse. Et il en donne les grandes lignes ses lecteurs : our epic. s organise autour d un hros central, Fingal, dont un barde cossais, dans les temps hroques, a chant les exploits. Mais une fois annonce la dcouverte de l pope, il reste la produire. Mission est donne Macpherson de se faire rhapsode, au sens tymolo gique, c est--dire de coudre ensemble les chants populaires q u il a recueillis, de com bler les lacunes et de fournir l en semble prvu par Blair. Il se drobe : l aropage littraire d Edimbourg est convoqu pour te faire flchir. Macpherson trouve son matriau par trop lacunaire, soit, mais ce q u il n a

R volution esthtique

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pas encore trouv doit exister dans les lieux les plus reculs, o la tradition a t certainem ent m ieux prserve. Q u il aille donc dans les les et les m ontagnes de l Ouest et du NordOuest : on se charge de couvrir ses frais de voyage par une souscription. Macpherson part donc en septembre 1760 et fait ce quil peut. Il sollicite des ministres du culte et des nobles pour quils lui fournissent de vieux manuscrits, sefforce de collecter des rcits et chants oraux. Au terme de son voyage, coup d une halte dans son village natal, il commence tenter une synthse de ce q u il a pu trouver. Pendant ce temps, ses commanditaires sactivent trouver les moyens d une publi cation la hauteur du trsor mis au jour. Ils dcident de faire publier leur pope Londres, sous le haut patronage de Lord Bute, aristocrate cossais et ministre. A la fin de l anne 1761 parat F ingai, an A ncient E pie Poem , in 6 books, together withscveral other P oem s, com posed by O ssian, the son o fF in g a l ; translated fr o m the gaelic language by Ja m e s M acpherson.

I ,e nom de l ade cossais a t trouv, de mme que sa relalion au hros. L pigraphe, F ortia fa c ta p a tru m ( les hauts laits de nos pres ), est toute virgilienne. Des premiers frag ments, qui tenaient en 70 pages d un volume in-douze, on est pass une publication de poids : le livre ne fait moins de 270 pages en format in-quarto. Sa prface est une savante disserlalion sur lhistoire des anciens Celtes et de leurs druides qui fournit le contexte de composition de l pope ossianesque. Il y est affirm que la population des Highlands est issue des ( 'aldoniens ayant vaillamment rsist aux armes romaines, cl non pas d envahisseurs venus d Irlande au Ve sicle. Blair se rpand en commentaires logieux et signale q u une O dysse devrait suivre cette Iliade. De fait, Macpherson accouche en 1763 d une seconde pope, Temora, de mme ampleur que la premire : 247 pages in-quarto. Il a accompli ce qui lui avait Cl prescrit : fournir d autres monuments culturels que les fon dements grco-latins de la culture europenne. La posie pique de l Antiquit n tait peut-tre pas surpassable, mais le prcepteur cossais aura donn le meilleur de lui-mme pour prouver qu elle n tait pas ingalable. I . s arrte l uvre littraire de Macpherson, qui ne devint jamais le grand pote anglais q u il avait rv d tre. Sa vie pour autant ne prend pas le mme tour tragique que celle du