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Revue de philosophie politique de lULg N5 Mai 2013 p. 240

Andr Tosel : Recension de Isabelle Garo, Foucault,

Deleuze & Althusser. La politique dans la philosophie,

Paris, Demopolis, 2011, 417 p., 21 euros.

Il est des ouvrages appels faire rfrence en leur domaine. Ce pourrait bien tre le cas de

cette tude dIsabelle Garo qui non seulement comble une grande lacune dans la

connaissance dune priode particulirement riche de la philosophie franaise avant et aprs

la secousse de 1968, mais en donne une interprtation thorique de grande porte.

Spcialiste reconnue de Marx dont elle a analys la thmatique de la reprsentation , et

des questions de lidologie, I. Garo est une des organisatrices de culture philosophique et

politique les plus actives parmi ceux qui poursuivent leffort de critique et de reformulation du

meilleur de ce qui se revendique de Marx, des marxismes et des penses de la

transformation aujourdhui pour saisir la nouveaut du capitalisme mondialis. Cest elle qui

avec dautres anime le Sminaire Marx XXI qui, depuis plus de cinq ans, runit des

chercheurs et organise des rencontres dans le cadre de lUniversit de Paris I sous la

houlette avise de Jean Salem ; cest elle qui est responsable de la G.E.M.E., la Grande

dition de Marx et dEngels, qui entend donner accs ces classiques dans de nouvelles

traductions.

La recherche nouvelle tait en quelque sorte attendue, tant la rfrence Marx a t

dcisive pour le dveloppement non marxiste de deux des plus grandes uvres

philosophiques des annes 1960 1980. Foucault et Deleuze ont t, avec Derrida dont la

position est diffrente, des rfrences stimulantes pour les gnrations qui se sont formes

un peu avant et encore aprs la rvolte de 1968. I. Garo montre lintrication permanente du

positionnement politique et de linnovation philosophique de ces deux auteurs. Celle-ci est

considrable et tranche sur les formes alors dominantes de philosophie phnomnologie

spiritualiste, positivisme, unies par le mme idalisme moral et juridique. Elle montre

comment ces uvres croisent, mais en sens inverse, leffort grandiose dAlthusser laborant

alors une philosophie qui se veut enfin matrialiste et demeure encore un peu et autrement

dialectique pour donner la rvolution scientifique marxienne sa porte et son potentiel de

rnovation scientifique et politique.

Sur le plan politique, Deleuze et Foucault rejettent le P.C.F dont ils redoutent la prise

de pouvoir au sein de lUnion de la gauche ; ils vomissent le communisme despotique du XXe

sicle et souhaitent le retrait de la pense de Marx dont ils utilisent cependant des

squences thoriques. Ils se posent chacun sa manire et pour une dure ingale

comme les penseurs dune nouvelle politique de la plbe et des marges, centre sur les

mouvements revendiquant des droits spcifiques (malades mentaux, prisonniers,

homosexuels, minorits) et contestant le fonctionnement des appareils de discipline et de

Andr Tosel : Recension de Isabelle Garo, Foucault, Deleuze & Althusser. La politique dans la

philosophie, Paris, Demopolis, 2011, 417 p., 21 euros. p. 241

contrle. Sur le plan thorique, le conflit social ax sur la lutte politique de classes est

dclass comme obsolte, tout comme perd son importance une stratgie se donnant pour

enjeu la prise du pouvoir dtat et sa transformation. Les thories de lexploitation du travail,

de la soumission relle des pratiques aux rapports de production capitalistes sont ignores.

Ces uvres clatent au dbut des annes soixante et slaborent jusqu l a fin des

annes quatre vingt. Elles se produisent dans une conjoncture de grandes transformations.

La grande industrie fordiste vit son ultime affirmation et entame son dclin. La classe

ouvrire sintgre dans un nouveau salariat o mergent aux cts de couches de cadres

techniques des couches demploys. La Ve rpublique, initie par de Gaulle et structure

autour de son parti, impose une transformation dcisive de la vie politique en lorganisant

pour lessentiel sur la prsidentialisation et en concentrant le jeu des partis autour de deux

formations occupant le centre de lchiquier et en marginalisant les extrmes. Jusqu 1975,

le capitalisme dtat connat une phase dexpansion lui permettant daugmenter de manire

sensible le niveau de vie des classes laborieuses anciennes et modernes et de faire de la

production de la consommation le nouvel axe conomique. Le mouvement ouvrier conserve

sa fonction de structure porteuse. 1968 est lanne-pivot en ce que les forces dopposition

classique conduites par le PCF tiennent le choc face lun des plus grands mouvements de

masse du sicle qui conteste lhgmonie gaulliste.

Mais linversion de tendance commence avec les difficults du PCF comprendre la

rvolte qui prend contrepied la stratgie de lunion de la gauche, dernier avatar du

frontisme. Simultanment, la nouvelle gauche se structure ; elle se veut autogestionnaire et

experte tout la fois et trouve dans la stratgie de Mitterrand loccasion de former le

nouveau Parti Socialiste. Sur le plan international la situation est bouleverse. Le camp

socialiste dirig par lURSS manifeste son incapacit de rformer et allier dmocratie et

efficacit. Si les tats-Unis, puissance hgmonique, connaissent un chec cuisant au

Vietnam, ils peuvent lemporter sur le socialisme rel en faisant valoir la dmocratie comme

garant des droits de lhomme et de la prosprit. Devenue une idologie de pointe dans le

combat antitotalitaire qui runit la nouvelle gauche et les libraux, la thmatique des droits

de lhomme contribue dlgitimer un communisme qui va dcouvrir quil est bout de

souffle. La critique de ltat et du dterminisme conomiste, la remise en cause de lutopie

collectiviste, la monte de lindividualisme thique et politique qui fait sa jonction avec

lindividualisme mthodologique et conomique saccusent au tournant des annes quatre-

vingts quand commence loffensive nolibrale contre le Welfare State et que la

mondialisation du capitalisme sacclre avec sa financiarisation. Les penseurs qui ont

commenc envisager un rapport nouveau entre politique et philosophie, fond sur le devenir

actif du peuple, sont pris contre-pied. Le dclin du mouvement ouvrier communiste

sacclre avec la fin en 1989 de lexprience commence en 1917, mais lexprience

sociale-dmocrate, mme majoritaire gauche, est tout autant court terme prive de

pense politique et de stratgie.


Est-ce dire que la lutte des classes, surdtermine autant quon voudra, se soit

acheve et que lexploitation capitaliste largie au monde demeure une positivit inventive de

formes et libratrice de possibilits ? Marx est-il obsolte ? I. Garo montre que les refus et

les silences de Foucault et de Deleuze nont pas empch la production de deux penses

extraordinairement cratrices et sensibles la mutation dpoque. Ils lont la fois rendue

possible et limite. Louvrage peut ainsi suivre les dplacements de problmatiques et de

conjonctures. Cest une dconstruction de la mtaphysique partage qui est le socle de leur

pense et de leur diffrenciation. Tous deux placent leur recherche sous le refus de toute

dialectique, quelle soit idaliste ou matrialiste. Hegel est le grand ennemi qui entend

subsumer sous une synthse lidentit de la diffrence et de lidentit, qui postule la grande

aventure du dveloppement du Sens depuis lOrigine vers sa Fin qui le rcapitule, qui fait

crance la ngativit. Peu importe que ce procs soit sans sujet, il est obr par la

recherche dune garantie dans une finalit ontologique. Les notions de totalit expressive

dun mme principe, de contradiction, de ngation et de ngation de la ngation sont

congdies au profit de lapposition et de lopposition, de la pluralit infinie de singularits se

combinant en configurations provisoires. Ces prsupposs critiques sont devenus lments

du sens commun postmoderne, mais cest en ces annes et chez ces auteurs quils

saffirment dans leur virulence critique. Ils se soutiennent dun recours commun Nietzsche

et Heidegger, dune attention lpistmologie historique franaise (Bachelard, Cavaills,

Canguilhem) et souvrent sur la prise en compte des rvolutions dans les sciences de la

nature (Deleuze surtout avec Simondon) et des sciences humaines (Freud, Lacan, Lvi-

Strauss, la linguistique).

Cette nouvelle donne rcuse Sartre et la thorie de lintellectuel engag dans des

partis. Elle implique le refus de lhumanisme marxiste ou chrtien, qui mythifie lhomme en

sujet de lhistoire inconscient des processus qui font de toute position dun sujet centr une

illusion et un effet de structures. Elle a pour prsuppos politique commun une hostilit sans

faille au P.C.F. jug dogmatique, totalitaire et incapable daction politique transformatrice,

hors le schma us dUnion de la Gauche. Elle invalide toute lexprience communiste,

surtout aprs le reflux de londe de 1968. LURSS nest pas remplace par la Chine aprs

lchec de la rvolution culturelle. Cet chec de plus en plus patent conduit rechercher une

issue dans une nouvelle gauche appele se diviser trs vite en gauchisme rebelle libertaire,

vou la marginalisation, et en social-libralisme, chantre de la dmocratie et des droits de

lhomme, rconcili avec le no-capitalisme et le nolibralisme, soumis dans limpuissance

consentante la dmesure dvastatrice de la mondialisation.

Dans le contexte de ces conditions en transformation rapide de 1960 1990, I. Garo

analyse donc ces trois figures emblmatiques que sont Deleuze, Foucault et Althusser en

prenant pour fil conducteur le rapport Marx, au savoir marxien de la socit et aux luttes

politiques de classe. Louvrage se construit en trois parties consacres respectivement

chacun des trois penseurs, Foucault lartificier, Deleuze le rebelle, Althusser la sentinelle qui



est en quelque sorte le plan de rflexion et de rcurrence de toute la construction sans en

tre le dpassement. I. Garo fait apparatre lentrelacs du politique et du philosophique et ne

sous-value jamais lapport proprement thorique de ces trois figures, mme si elle ne

sattarde pas sur les lments quune nouvelle critique pourrait en tirer.

Foucault est lartificier des certitudes des philosophies du sujet mancip et du

progressisme qui ont domin jusquaux annes soixante. Il peut dabord oprer la prise en

compte des grands partages occidentaux de la raison et de la folie, de la normalit et

lanormalit, de la moralit et de la dlinquance, en les dsinscrivant toujours davantage du

matrialisme historique initialement invoqu pour rendre compte de la causalit sociale de la

maladie mentale. Sur cette base, souvre la tche de constituer le champ fcond des

savoirs-pouvoirs, des procdures de discipline formatrices dindividualits et pas seulement

de leur rpression. Ce champ nest pas thoris par Marx, vou une conception trop

instrumentale des macro-pouvoirs de ltat souverain. Il rvle et construit le champ alternatif

des micro-pouvoirs dans ces institutions disciplinaires que sont lhpital, psychiatrique ou

non, la prison, larme, lcole, lusine (analyse pour une fois en utilisant des textes du

Capital). Place est faite pour lintellectuel spcifique qui renonce sa magistrature de

prophte de la Vrit et se limite ltude de rgimes singuliers de vrit historique relative

et provisoire. Lintellectuel spcifique sengage dans des luttes pour des liberts

apparemment locales, mais radicales comme le Groupe dInformation sur les Prisons.

Cette activit micro-politique consone avec les aspirations de la seconde gauche dans sa

phase critique (la CFDT autogestionnaire avant son tournant gestionnaire). Cette entreprise

doit pistmologiquement sclairer sur elle-mme et entreprendre une extraordinaire histoire

des formations discursives et de leurs ruptures dans le monde moderne. Avec Les mots et

les choses, Foucault produit son ouvrage le plus ambitieux qui excde lhistoire de la pratique

thorique, de ses moments de ses coupures et de la reproduction du partage entres

sciences et idologies. Il refuse ainsi une articulation avec la proposition de philosophie

marxiste quAlthusser labore. Foucault va plus loin : il refoule Marx dans le XIXe sicle, dans

une pistm du travail date, dans lconomie politique moderne essentiellement uvre de

Ricardo. La valeur travail a fait son temps et avec elle la thorie de la plus-value, celle des

contradictions entre capital et travail, mme si Surveiller et punir exploite les descriptions

marxiennes du travail ouvrier pour illustrer ce quest une stratgie disciplinaire.

Le tournant libral de Foucault samorce vite avec la monte en force de la catgorie

de totalitarisme, le soutien donn aux nouveaux philosophes et la religion des droits de

lhomme couvrant la dpolitisation en cours. Ce tournant, contemporain des impasses du

mitterrandisme, saccuse avec les cours au Collge de France sur la gouvernementalit et sur

le biopouvoir (Scurit, territoire, population, 1977-1978 et Naissance de la biopolitique,

1978-1979), mais il demeure comme en lair. Avec le second moment du tournant libral,

lartificier fait mme sauter cette fois la figure danarchiste libertaire laquelle il stait laiss

identifier. Mais il sagit dautre chose que de mutation idologique. Foucault, en effet,


dveloppe toujours des analyses originales concernant les technologies de pouvoir : tant

critiques, elles se rvlent fcondes et porteuses de recherches nouvelles. Lenqute

historique sur les pratiques disciplinaires du monde moderne dcouvre la positivit de

linvention de normes dans la production des savoirs-pouvoirs. Comment penser cette

entreprise de normativisation qui nest pas simple normalisation rpressive ? Il faut ici revenir

sur ltat jusquici considr comme macro-pouvoir aux mailles trop larges. Ltat, conjur en

tant que Souverain Un, se rend ncessaire dans la gestion pastorale des populations ; il

sinscrit comme institution au service de la gouvernementalit dune socit qui apparat

toujours davantage structure par un capitalisme indpassable. La question est celle de

savoir qui les pratiques de gouvernementalit laissent mourir et qui elles font vivre. Le

marxisme est de nouveau lobstacle lintelligence de la socit, mais sous un aspect

nouveau. Importe le bien-tre dune population que menacent parts gales ltat souverain

et nationaliste du sicle pass qui organisait dans sa division meurtrire la lutte des races

et ltat du Welfare, hant encore par la lutte des classes. Foucault tablit ici une quation

stupfiante et provocatrice entre lutte des races et lutte des classes. Suivant le mme

mouvement dinnovation et de glissement, il a cependant le mrite norme en ces annes de

faire preuve dune lucidit sans gale : il comprend que dsormais, aprs lpuisement du

socialisme et du communisme, le nolibralisme sous sa forme allemande (ordolibralisme)

ou amricaine (libertarisme) est la seule thorie en prise sur le rel. Mais la lucidit cette fois

est relative. Sauf dmenti que pourrait accrditer une lecture des Dits et crits de cette

priode, elle nest suivie daucune rserve critique, daucune nostalgie pour les luttes des

plbes contre les mcanismes et institutions disciplinaires. Foucault reconstruit ce

nolibralisme comme management total se ramifiant dans lautomanagement consenti des

individus dans toutes leurs pratiques. La disqualification de Marx et du marxisme est

acheve.

Deleuze le rebelle demeure fidle son esprit de rvolte lors du procs de

dpolitisation qui est acclr aprs lchec du socialisme franais. Marx nest disqualifi

quen tant que disciple de la dialectique et de ses garanties impossibles et de ses illusions.

Hegel est grossirement diabolis sans la moindre justice. Deleuze nourrit cependant un

projet thorique tout aussi norme que celui de Foucault et manifeste une inventivit

conceptuelle exceptionnelle, dploye en une multiplicit danalyses aussi dconcertantes

parfois que riches. Il entend produire et une philosophie, et un nouveau matrialisme

historique. Si Foucault disqualifie Marx et conduit Althusser, tout se passe comme si

Deleuze entendait se substituer Althusser et voulait russir une entreprise de mme

ampleur, en produisant tout la fois une autre image de la pense autrement diffrencie et

un savoir de la socit capitaliste plus matrialiste que celui de Marx, mme revu par

Althusser. Dune part, la philosophie prend la forme dune ontologie diffrentialiste de la

multiplicit vitale en incessante diffrenciation. Spinoza, Nietzsche, Bergson remplacent

Hegel. Cette ontologie se nourrit, en explicitant leurs concepts, des recherches sur les



processus dindividuation physique, chimique, biologique, psychique et collective de Gilbert

Simondon ; elle se fconde avec les sciences sans prtendre les dominer. Lontologie

vitaliste exclut toute ngativit, donne leur importance aux rencontres de singularits, aux

conjonctions et disjonctions que lon ne peut saisir que par le milieu, leur milieu

circonstanci, en devenir, sans origine ni fin. Elle est thorie du flux contingent de la vie qui

exclut toute prtention de la reprsentation, de la ngativit et de la finalit. Cette nouvelle

image de la pense rend possible une saisie du monde moderne, du capitalisme qui

sarticule une politique libratrice des flux vitaux.

Deleuze, certes, salue plusieurs fois et trs tt leffort dAlthusser et de son quipe

notamment la thorie de la contradiction devenue surdtermination, la notion de tout articul

dominante, limportance des concepts de conjoncture. Mais il naccepte pas que la

philosophie et le savoir de lhistoire aient pour prsupposs et destinataires le parti ou ltat.

Les vnements de 1968, la collaboration avec Flix Guattari, une convergence avec le

Foucault analyste des processus disciplinaires et de la rsistance des plbes, constituent le

prsuppos de la transformation directe de lontologie de la diffrenciation en thorie du

capitalisme et en politique des minorits. I. Garo fait apparatre quil sagit bien de se

substituer Marx et au marxisme, mme rnov, dAlthusser. Dans les deux volumes de

Capitalisme et schizophrnie, Lanti-dipe et Mille plateaux, la critique de lconomie

politique devient celle de lconomie libidinale au nom de lquivalence entre production de

biens et production dsirante. Deleuze, lanti-hglien, restaure une trange philosophie de

lhistoire en trois priodes sauvage, barbare, civilise , o le capitalisme qui dfinit la

priode de la civilisation, marque lmergence indite des flux conomiques et de la

dterritorialisation, emporte les codes des modes de production prexistants qui avaient fait

de ltat Despote le moyen de territorialiser les dsirs dans des espaces stris et de les

capturer sous des codes. Le paradoxe du capitalisme est quil instaure lillimitation sans

retour des flux et simpose une rgulation limitative par ltat et par la famille. Il capture la

production dsirante dans le triangle familialiste du complexe ddipe papa, maman et

moi et il subjective les individus en les assujettissant sous la reconnaissance la Loi en

laquelle se rflchit le surcodage de ltat libral.

Sest vapore la problmatique marxienne et althussrienne des rapports de

production, de larticulation des pratiques, de lexploitation du travail, de la lutte des classes

et de linvestissement et de la transformation des Appareils Idologiques dtat. Tel est le

prix payer pour la mise en place dun nouveau matrialisme historique qui se veut suprieur

et plus matrialiste que celui quil entend remplacer. La seule classe active est dsormais la

bourgeoisie. Le proltariat cesse dtre une rfrence. Seules dsormais sont dotes dune

puissance vitale les marges de la socit qui rcusent tout surcodage capitaliste, toute

limite imposes aux flux de la production conomique et de la production dsirante, donc tout

tat, tout parti. La rvolution cde la place la rbellion des minorits, aux lignes de fuite qui

permettent de djouer le surcodage et font de la schizophrnie non une maladie mentale


mais la rappropriation du dsir. Deleuze, en acceptant linfini des flux marchands dans

lchange et la consommation, accepte sa manire un hyper-capitalisme qui consone avec

le nolibralisme. Mais, la diffrence de Foucault, il maintient avec une obstination

remarquable la critique du capitalisme au nom de la production dsirante et du devenir

minorit. Il ne se range pas la lucidit sceptique de Foucault qui a fait sa paix relative avec

le nolibralisme promu comme conception du monde efficace et unique. Alors que le flot de

la contestation a t noy dans les flux conomiques de la contre-rvolution librale, il

sobstine seul dans une critique qui nous laisse en hritage la question ouverte de

larticulation des luttes de classes et des luttes des minorits et la question de la liaison

entre inconscient de la mgamachine dsirante et linconscient psychique.

Lentre en mondialisation du capitalisme, laggravation des dvastations humaines et

cologiques, lapartheid, les crises qui humilient et appauvrissent les peuples, la capture de

lindividualit par une lidologie managriale que chacun doit subjectiver, tout cela interdit

aujourdhui un traitement de Marx aussi drastique ou dsinvolte, mais tout cela autorise un

retour critique sur ces philosophies inspires et riches, mais quivoques. Cet inventaire

quI. Garo ne sest pas donn pour tche doit viser une ventuelle rappropriation des

lments fconds qui les caractrisent, mais il ne peut plus seffectuer sur le dos de Marx, ni

sur la rduction et la distorsion des lments les meilleurs de sa critique, ni sur sa

disqualification. On comprend quI. Garo donne Althusser la fonction dune sentinelle, tout

en contestant son projet et les diverses rectifications quil simpose jusqu lauto-liquidation.

Althusser a tent un rapprochement avec ces grandes innovations en acceptant de

partager des prsupposs communs ; il a tent dlaborer une philosophie dfinie comme

pistmologie de la dcouverte scientifique de Marx la critique de la socit rgie par le

mode de production capitaliste, ce cur de la science du continent histoire ; il a vis une

rforme de la rvolution communiste bloque et une relance politique du mouvement

communiste. Althusser a bien peru lurgence de rforme dune dialectique prive de

garanties historicistes et conomistes. Il a partag avec Foucault et Deleuze la

dconstruction dinspiration nietzschenne et heideggerienne de la mtaphysique, des

catgories de sens, dorigine et de fin, de contradiction principale et de ngativit, la critique

de la notion de sujet constituant au profit de la notion de procs sans sujet. Il na pas t

avare de reconnaissance lgard de ces deux penseurs, auxquels il a emprunt

notamment Deleuze la thmatique de lvnement comme rencontre contingente de

termes disjoints. Le mouvement inverse na pas eu lieu. Au gr de rectifications,

dautocritiques, voire dauto-liquidation, Althusser a maintenu les concepts critiques de ltre

socio-historique et il a labor des catgories nouvelles en matire didologie. Il a surtout li

philosophie et politique, lutte philosophique et lutte politique. Il a maintenu, mme dans le

cadre problmatique du matrialisme alatoire, lobjectivit de concepts ncessaires pour

lintelligence du nocapitalisme. Il a montr leur insuffisance et leurs limites et il na cess

dindiquer les chantiers dune nouvelle pense critique. I. Garo voit cependant dans labandon



de plus en plus accus de la ngativit de la dialectique la forme des rectifications quelle

juge quivoques et contre-productives. Elle y voit la cause de lincapacit du marxiste qui

voulait penser la liaison de la structure et des conjonctures produire de relles analyses

concrtes de situations concrtes et la raison dun glissement sans garde-fou dans une doxa

postmoderne sans prise politique. Que faire du Marx fondateur de la science du continent

histoire quand a disparu le destinataire de son appel la rforme, le mouvement ouvrier ? On

pourrait trouver trop expditif ce jugement qui fait dAlthusser la sentinelle sans piti pour le

retour dun pass dchec et derreurs, sans appui ni destinataire effectif ; sentinelle du vide

qui attend un autre commencement, aprs la fin du communisme sovitique et des partis

communistes.

Isabelle Garo, historienne, appelle en thoricienne et militante commencer remplir ce

vide. Lagenda thorique est ainsi mis jour par cette tude irremplaable. On pourrait

cependant se demander sil nimporterait pas dintgrer cette analyse des quivoques dans

une tentative dintgration des points hauts des auteurs tudis. On ne sait pas

suffisamment quel est le Marx encore actif, celui qui doit se fconder dans une nouvelle

synthse avec ce quil y a de meilleur chez ses interprtes. Gramsci le savait pour qui la vraie

critique tait celle des points hauts. On peut invoquer la dialectique et sa dfense, mais alors

quelle dialectique et quelles catgories ? I. Garo a raison de ne pas transformer en idoles

ces auteurs et de les discuter, entreprise si rare dans un pays de culture toujours courtisane.

Mais ce travail, ce bilan exploratoire nest pas achev. Il ne pourra toutefois pas tre tir

sans faire recours cette tude prcieuse en son ordre.

Andr Tosel est professeur mrite de philosophie lUniversit

de Nice-Sophia Antipolis.

Andr Tosel: Recension de Isabelle Garo, Foucault, Deleuze & Althusser. La politique dans la philosophie, Paris, Demopolis, 2011, 417 p., 21 euros.

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