les voix de la terre
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Les voix
de la Terre
Table de matières Au point du cœur
Auprès de Grand-Arbre
Écoute les voix de la terre
Juliette la chouette
Le cœur trop petit
La fille de l’arbre
Rebelle le Loup
L’enfant qui parlait aux animaux
L’arbre qui chante
Le maître du jardin
Deux oiseaux
Commandements du Parc National
Le Roi Soleil
Cher Monsieur Plantefol
Les ballons
En attendant la pluie…
Nombril des mondes
Un arbre dans la lune
Le sapin
Le sage et le serpent
Le roi et le papillon
Une abeille dans le vent
Prière d’un enfant aux adultes d’aujourd’hui
Le trésor du baobab
Le conte de Luna
L’ami pommier
Le petit jardinier
Le papillon
Raconte-moi la mer
Ronds de nuit
Pour la Terre
S’émerveiller
Au point du cœur
AU POINT DU CŒUR
Je connais un pays où les pépites dorées
ont autant de valeur qu’un galet mille fois poncé
par le courant de la rivière.
Les blés mûrs, l’ombre qui effleure, le soleil levant,
le parfum du figuier ou l’aile perdue d’une libellule
sont là-bas les plus beaux des trésors.
Je connais un pays où les arbres sont rêveurs.
Ils y poussent ocre, mauves ou fuchsia.
Au fil des saisons, sur leurs feuilles oblongues,
naissent des poèmes s’inscrivant ligne après ligne
en fines nervures.
Rascal Au Point du Cœur
Paris, l’École des loisirs, 2002
Auprès de Grand-Arbre
AUPRES DE GRAND-ARBRE
Grand-arbre était si grand… Je me demandais si un jour je serais aussi grand que lui… Les
nuits de pleine lune, Grand-arbre scintillait sous le ciel noir. Par la fenêtre, je regardais ses
branches se balancer avec grâce. Son ombre dansante sur les murs de ma chambre m’aidait à
m’endormir. Je lui disais :
― Bonne nuit, Grand-arbre !
Et il s’ébrouait comme un ours hors de l’eau pour me répondre. Les matins de printemps,
quand il faisait beau, je m’allongeais sur l’herbe à son pied. Les rayons du soleil se frayaient un
chemin à travers le feuillage, et ils dessinaient sur mon ventre une dentelle de lumière. Un
couple d’écureuils venait souvent s’amuser dans Grand-arbre. Ils passaient leur temps à se
courir après le long de ses branches interminables. Lorsqu’ils détalaient à toute vitesse sur
l’herbe, même le chat de la voisine ne parvenait à les rattraper.
― Bien fait pour toi ! lui criais-je. Tu n’as qu’à les laisser jouer !
Grand-arbre donnait en été des fruits sauvages. L’automne venu, ils éclataient en
tombant lourdement sur l’herbe : « Plonc ! » Alors ses feuilles se mettaient à roussir si fort
qu’on aurait dit que le feu était passé par là. Durant cette saison, les écureuils s’en donnaient à
cœur joie car ils devenaient parfaitement invisibles. Et Grand-arbre riait car les écureuils lui
chatouillaient le ventre et les bras.
L’hiver, Grand-arbre se dressait, nu, jetant ses mille branches dans les nuages gris,
comme s’il portait le ciel. Certains jours, une tourterelle venait s’y poser.
― Bonjour, Tourterelle ! lui disais-je. Comme tu es belle !
Alors elle rougissait. Du moins ça me plaisait de le croire… Quand le chat la laissait
tranquille, elle plantait son bec dans un fruit encore accroché à une branche pour en picorer
les pépins. Un soir d’hiver, en rentrant de l’école, je découvris que Grand-arbre avait disparu.
On avait arraché mon meilleur ami ! Depuis ma fenêtre, je ne voyais plus que des tours, des
usines, des routes, des ponts. À la place de Grand-arbre, il ne restait qu’un rond de terre noire
dans la pelouse verte. Une horrible cicatrice ! Moi, je pensais que Grand-arbre m’appartenait
parce qu’il vivait sous ma fenêtre.
― Tu te trompes, m’a-t-on expliqué. Grand-arbre, comme beaucoup d’autres arbres,
appartient à la ville. Là-bas, il y a des hommes et des femmes qui décident de leur sort.
Alors, le mien devait disparaître ? Je ne comprenais pas pourquoi. Mon amie la
tourterelle vint me voir par un froid matin. La pauvrette tournoyait au-dessus du rond de terre
noire en battant des ailes. Son perchoir préféré s’était envolé et elle me lançait des regards
étonnés… Elle finit par se poser sur l’herbe et s’intéressa à un vieux fruit qui pourrissait là ―
Grand-arbre lui avait laissé un souvenir. Ce n’était plus qu’une peau brune renfermant
quelques pépins. Elle planta son bec et s’apprêtait à les picorer quand le chat de la voisine
l’effraya et elle disparut dans le ciel blanc…
― Vilain, le chat ! Pourquoi fais-tu peur à tout le monde ?
Le chat joua un moment avec cette petite boule toute ridée. Il la poussa de la patte,
comme s’il s’agissait d’un ballon, et le fruit roula jusqu’au rond de terre noire. Il s’amusa à le
recouvrir en grattant la terre, puis, lassé de son jeu, s’éloigna de sa démarche imperturbable,
sans même se retourner. Un peu plus tard, ce même jour, le couple d’écureuils vint lui aussi.
Comment pouvais-je leur expliquer ce que je ne comprenais pas moi-même ? Ils
semblaient si tristes. On aurait dit qu’ils attendaient le retour de Grand-arbre. Le temps était
devenu menaçant et le chat avait dû rentrer chez lui. Un violent orage éclata durant la nuit. Le
tonnerre grondait sans relâche, des éclairs zébraient le ciel et la pluie ne voulait cesser.
Hélas, Grand-arbre n’était plus là pour me protéger. Je grelottais de frayeur au fond de
mon lit… L’hiver se termina sans que je revoie la tourterelle et les écureuils. D’ailleurs, je ne
voulais plus regarder au-dehors. Je n’ouvrais plus mes rideaux… Et puis le printemps pointa le
bout de son nez. Mais sans Grand-arbre, ma joie n’était pas complète.
Un matin, mon amie la tourterelle me réveilla en tapant au carreau. Je me précipitai à ma
fenêtre, écartait les rideaux et… « Oh ! » Je n’en croyais pas mes yeux.
― Vite ! Descendons !
Au centre de la pelouse, dans le rond de terre, un arbre poussait. Un vrai petit arbre qui
ressemblait déjà à Grand-arbre. Alertés par la tourterelle qui virevoltait de bonheur, le couple
d’écureuils vint aux nouvelles et nous dansâmes autour de Petit-arbre. Intrigué par cette
sarabande, le chat de la voisine entra à son tour dans la ronde. C’était aussi un peu grâce à lui
que Petit-arbre avait pu naître. La pluie de l’orage avait fait germer un pépin, mais c’est le chat
qui avait enterré le fruit… Bien sûr, Petit-arbre était beaucoup plus petit que moi, mais il allait
grandir, et c’était à moi de veiller sur lui.
― Je viendrai t’arroser chaque matin, lui promis-je.
Petit-arbre était si petit… Je me demandais si un jour il serait aussi grand que moi.
Michel Deydier Auprès de Grand-arbre
Paris, Gautier-Languereau, 2006
Écoute les voix de la terre
ÉCOUTE LES VOIX DE LA TERRE
Durant mon enfance, mon grand-père était mon meilleur ami. Lorsque nous étions
ensemble, tout me semblait parfait. Nous aimions nous promener tous les deux dans les bois.
Nous n’allions jamais ni très loin, ni très vite. Nous prenions des chemins sinueux. Tout en
marchant, je lui posais de nombreuses questions.
― Grand-père, pourquoi… ?
― Que se passerait-il si… ?
― Est-ce que parfois… ?
Un jour, je lui ai demandé :
― Grand-père, qu’est-ce qu’une prière ?
Mon grand-père est resté silencieux un long moment. Puis nous sommes arrivés devant
les arbres les plus hauts de la forêt et il m’a répondu par une question :
― As-tu déjà entendu le murmure des arbres ?
J’ai écouté attentivement mais en vain.
― Regarde, m’a-t-il dit, les arbres montent vers le ciel. Ils vont toujours plus haut… Ils
veulent atteindre les nuages, le soleil, la lune et les étoiles. Ils cherchent à s’élever vers les
cieux.
J’ai pensé aux arbres, j’ai essayé de les entendre. Pendant que je réfléchissais, je me suis
assis sur un vieux rocher couvert de mousse.
― Les pierres et les montagnes nous parlent elles aussi. Leur calme, leur silence nous
inspirent la tranquillité, m’a expliqué mon grand-père.
Après avoir longuement réfléchi, j’ai ramassé un caillou et je l’ai mis dans ma poche.
Nous sommes allés un peu plus loin, près d’un ruisseau. L’eau bouillonnait, scintillait, et de
tout petits poissons tournoyaient dans l’ombre.
― Grand-père, est-ce que les ruisseaux murmurent eux aussi ? lui ai-je demandé.
― Bien sûr. Les lacs, les rivières et tous les cours d'eau également, m'a-t-il répondu.
Parfois, ils coulent tranquillement. Ils reflètent alors les nuages, les oiseaux, le soleil ou les
étoiles. Parfois, ils s'écoulent en remous à la surface de la terre, se
jettent dans la mer et s'évaporent dans le ciel. Puis le cycle
recommence… Le plus souvent, ils rient et s'amusent avec leurs
amis les rochers. Ou bien ils dansent, bondissent et puis
retombent…
Mais la nature s’exprime encore de bien d’autres façons. Les
herbes hautes s’agitent vers le soleil et les fleurs exhalent leur
doux parfum. Quant au vent, il chuchote, gémit, soupire. Il nous
souffle ses paroles.
Écoute le chant des oiseaux au petit matin, écoute leur
silence avant le lever du soleil. Entends-tu la mélodie du rouge-gorge à la tombée du jour ? Les
animaux se faufilent dans la forêt, brillent dans l'eau, escaladent les montagnes, s'envolent
dans les nuages ou se réfugient sous terre. C'est ainsi que tous les êtres vivants participent à la
beauté du monde…
Puis nous nous sommes tus tous les deux. Mon grand-père regardait au loin et je
réfléchissais à ce qu’il m’avait dit sur les rochers, les arbres, l’herbe, les oiseaux et les fleurs. J’ai
fini par lui demander comment priaient les hommes. Mon grand-père a souri et a passé sa
main dans mes cheveux.
― Tout comme la nature, les hommes ont leur propre langage… m’a-t-il répondu.
― On peut se pencher pour sentir le parfum d’une fleur, regarder le soleil se lever, sentir
la terre tourner doucement ou saluer le jour. On peut se promener dans un bois enneigé un
jour d’hiver et regarder son propre souffle entrer dans le souffle du monde. Mais la musique ou
la peinture sont aussi des manières de s’exprimer, de parler…Parfois, on se sent triste, malade
ou isolé. On répète alors des phrases que nous ont apprises par le passé nos parents ou nos
grands-parents. Mais il faut avant tout essayer de trouver ses
propres mots. Ce qui est important, c’est de dire ce que l’on
ressent vraiment, ce qui vient du cœur.
Au bout d’un moment, mon grand-père m’a dit qu’il était
l’heure de rentrer. Mais j’avais une dernière question à lui poser :
― Nos prières ont-elles des réponses ?
Il m’a souri.
― En général, ce ne sont pas vraiment des questions, mais si
on écoute bien, elles contiennent souvent leurs propres réponses.
Nous sommes comme les arbres, le vent et l’eau. Nous ne voulons pas changer ce qui nous
entoure mais nous changer nous-mêmes. C’est en évoluant que l’on transforme le monde.
Après cette promenade, mon grand-père et moi avons encore souvent marché ensemble.
Chaque fois j’ai essayé d’écouter les voix de la terre, mais je n’ai jamais été sûr de vraiment les
entendre.
Un jour, mon grand-père nous a quittés. J’ai eu beau penser à lui de toutes mes forces, il
n’est pas revenu. Il ne pouvait pas revenir. J’ai prié encore et encore jusqu’à ce que je n’y arrive
plus. Pendant longtemps, j’ai renoncé. Tout me paraissait sombre et je me sentais seul sans lui.
Quelques années plus tard, alors que je me promenais, je me suis assis sous un grand
arbre. Les branches remuaient et les feuilles bruissaient dans le vent. J’ai entendu le murmure
d’un ruisseau et le chant d’un rouge-gorge perché sur un chèvrefeuille.
J’ai également perçu un léger murmure mêlé au souffle du vent, au chant des oiseaux et
au clapotis de l’eau. La terre me parlait, comme mon grand-père me le disait. Alors j’ai
murmuré doucement, moi aussi :
― Merci pour les grands arbres et les belles fleurs, pour les rochers et les oiseaux, mais
surtout merci… pour mon grand-père.
Et là, quelque chose a changé. Je sentais mon grand-père à nouveau près de moi…
Pour la première fois depuis longtemps, tout me semblait parfait.
Douglas Wood Écoute les voix de la Terre
Paris, Gründ, 2000
Juliette la chouette
Juliette, la chouette, n’en fait qu’à sa
tête. Ses parents ont beau lui dire qu’elle
fait tout de travers, rien n’y fait.
Contrairement aux autres chouettes,
Juliette dort la nuit et s’amuse le jour.
Papa et maman Chouette lui ont pourtant expliqué qu’elle était un animal « nocturne » et
que, par conséquent, comme toutes les autres chouettes, elle devait se reposer le jour pour
pouvoir veiller et chasser durant la nuit. Mais Juliette ne veut rien entendre.
Son horloge tourne à l’envers et lorsque ses parents, fatigués par leur chasse, viennent se
reposer au creux du vieux saule, dès l’aube, Juliette quitte le nid. La petite chouette a beaucoup
d’amis dans le pré d’à côté.
Papa et maman Chouette s’arrachent les plumes depuis qu’ils savent que Juliette
sympathise avec une famille de mulots venus s’installer au bout du grand champ. Quel
déshonneur pour la famille !
Car tout le monde sait que les chouettes chassent les mulots, musaraignes et autres petits
animaux des champs. Mais, non, Juliette n’en fait qu’à sa tête. Elle préfère se contenter
d’insectes et de vers de terre comme repas et faire des petites bêtes des champs ses
compagnons de jeux.
Hier, on l’a vue volant au ras des prés, tirant derrière elle un long ruban auquel
s’accrochaient, en riant, les petits mulots de la famille Cacao. Quel drôle de cerf-volant ! Mais
lorsque les petits de monsieur et madame Lapin ont voulu faire leur baptême de l’air,
s’accrochant eux aussi au ruban, tout le monde s’est retrouvé pattes en l’air dans le champ.
─ Trois lapereaux à faire décoller, c’est un peu trop ! a dit Juliette en riant.
Ce matin, pendant que monsieur et madame Chouette somnolent dans leur nid, Juliette
prend le soleil avec son amie musaraigne tout en écoutant le bavardage d’Amélie, la pie. Et,
l’après-midi, on retrouve notre amie en grande conversation avec la famille Souris, qui
commente joyeusement le baptême de l’air mouvementé des lapereaux intrépides.
─ On se fait plein d’amis lorsqu’on sort à midi, dit-elle à ses parents endormis.
Ah ! décidément, Juliette n’en fait qu’à sa tête !
Catherine Salambier Les amis de Juliette la chouette
Belgique, Editions Hemma, 2000
LE CŒUR TROP PETIT
Quand je serai grand
Dit le petit vent
J’abattrai la forêt
Et donnerai du bois
À tous ceux qui ont froid
Quand je serai grand
Dit le petit pain
Je nourrirai tous ceux
Qui ont le ventre creux
Là-dessus s’en vient
La petite pluie
Qui n’a l’air de rien
Abattre le vent
Détremper le pain
Et tout comme avant
Les pauvres ont froid
Les pauvres ont faim
Mais mon histoire
N’est pas à croire :
Si le pain manque et
S’il fait froid sur terre
Ce n’est pas la faute à la pluie
Mais à l’homme, ce dromadaire
Qu’a le cœur trop petit.
Jean Rousselot
LA FILLE DE L’ARBRE
Un arbre à fruits se dressait sur une colline. De petits animaux lui tenaient compagnie et,
tout en bas, une ville envoyait vers le ciel des
fumées bleutées. Pourtant, les soirs d’été, quand
Maman Loir berçait un petit sur sa queue, l’arbre
se sentait mélancolique. « Moi seul, je n’ai pas
d’enfant à cajoler », pensait-il.
Il y pensa si fort, qu’un matin, un de ses
fruits se détacha brusquement. Il tomba, roula, et
se déroula.
C’était une petite fille. Bien sûr, elle était
un peu verte. « Mais le soleil lui donnera des couleurs ! » affirma l’arbre qui rayonnait de fierté.
On l’appela Brindille.
L’arbre lui fit un minuscule berceau de feuilles et se sentit tout à fait heureux. Ce n’était
pas tous les jours facile. Brindille voulait devenir championne de cloche-bourgeon.
— Sois prudente, mon pépin chéri ! s’inquiétait l’arbre.
Brindille faisait le ver.
— Mange donc proprement !
Et aussi le poirier.
— Tu me donnes le tournis ! C’est épuisant d’être papa !
Mais, dans l’ensemble, ils s’entendaient bien.
À la première neige, les petits animaux préparèrent un nid douillet pour passer l’hiver.
Chacun fit un creux à sa taille dans le foin et l’arbre bâilla :
— Bonne nuit, Brindille, fais de beaux rêves !
Bientôt tout devint silencieux. Brindille se tourna sur le côté. Puis de l’autre côté.
— Papa, je ne m’endors pas !
Mais personne ne répondit, tout était blanc et assoupi. Brindille se laissa glisser dans la
neige et frissonna. Au loin, la ville allumait ses lumières et scintillait doucement. « Là-bas, ça
ne dort pas ! » conclut Brindille. Et elle descendit bravement la colline. C’était un drôle
d’endroit. Tout, autour de Brindille, était en mouvement. On la bousculait.
— Pousse-toi de là ! dit quelqu’un.
— Ne reste pas en plein milieu ! dit un autre.
Brindille en tremblait. Elle sentit soudain que quelqu’un la soulevait, la tête en bas.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle.
— Pardon ! répondit le singe, je t’avais prise pour une pomme. On m’en donne parfois.
— N’aie pas peur! dit une vieille. Gilles est un petit singe très gentil.
Puis elle couvrit Brindille avec son châle.
— La nuit est là, dit-elle doucement, il faut rentrer.
Dans une chambre sous les toits, elle coucha Brindille entre les couvertures, la borda,
l’embrassa et ne dit plus rien parce que l’enfant s’était endormie.
Au matin, Gilles secoua Brindille :
— Hé, la pomme ! Tu ne vas pas passer l’hiver à dormir !
— Je ne crois pas... soupira Brindille.
— Habille-toi chaudement, conseilla la vieille dame, il fait froid dans le square.
— Regarde-moi bien ! cria Gilles.
Et il escalada à toute vitesse l’arbre le plus proche.
— Incroyable, non ?
— C’est à la portée de n’importe qui ! répliqua Brindille.
— Et ça, tu ne l’as jamais fait ! Gilles s’élança en bondissant d’un arbre à l’autre. — Et
hop, et hop!
Mais tout à coup, une branche gelée se rompit et Gilles tomba de plusieurs mètres.
Brindille se précipita. Le singe ne bougeait plus. On le ramena tristement à la maison. La vieille
dame l’entoura avec une écharpe, mais Gilles avait une patte cassée et restait évanoui.
— Il y a sûrement quelque chose à faire ! sanglota Brindille. Mon papa saura peut-être...
Sur la colline, l’arbre dormait profondément.
— Mon petit papa, chuchota Brindille, j’ai un ennui. Un de mes amis est tombé malade...
Alors il se passa quelque chose d’extraordinaire.
L’arbre fit une feuille, en plein hiver, une toute petite au bout d’une branche.
Et il grommela dans son sommeil :
— Une tisane ! Une tisane avec une de mes feuilles, ça fait toujours du bien quand on est
patraque !
Brindille cueillit la petite feuille et prit aussi
quelques noisettes pour la route. L’arbre ronflait. Dès
la première cuillerée de tisane, Gilles se sentit
beaucoup mieux.
— Heureusement qu’il y a les arbres, dit
Brindille.
De jour en jour, le singe retrouvait sa bonne
humeur, et Brindille guettait l’arrivée du printemps.
Enfin, le vent apporta un petit bourgeon tout vert et parfumé.
— Mon arbre s’est réveillé, annonça Brindille.
— On t’accompagne un bout de chemin, proposa Gilles.
L’arbre sifflotait, très occupé à fabriquer des feuilles et des bourgeons.
— Où étais-tu passée ce matin ? demanda-t-il, surpris.
— Je te raconterai, dit Brindille, tu as bien dormi ?
— Comme une souche.
— Bonjour, dit le singe.
— C’est drôle, j’ai l’impression de vous connaître déjà, s’étonna l’arbre.
Brindille pouffa derrière sa main.
— Je t’expliquerai tout... dit-elle, mais plus tard. Maintenant, si on jouait à cache-cache-
feuille?
Magali Bonniol La fille de l’arbre
Paris, L’école des loisirs, 2002
Rebelle le Loup
REBELLE LE LOUP
Dans la forêt, Rebelle, le loup solitaire, hurle à l’heure du crépuscule.
Rebelle a quitté son territoire.
Trop petit.
Le gibier était si rare, qu’il ne suffisait plus à nourrir la meute.
Il cherchera d’autres loups : qui voudront l’accepter.
Ailleurs. Sûrement.
Il erre des jours entiers. La nuit, sous les étoiles. Et il hurle : seul.
Rebelle fait un grand détour. Vers le Nord. Par trois fois, il s’arrête pour se reposer.
Il brise la glace qui recouvre une mare.
Pour boire avidement. Le vent hurlant durci la neige.
Au lever du soleil, Rebelle a atteint le Grand Pays des lacs. Il a faim. Et la mort le guette.
Il n’a pas chassé depuis si longtemps. Avec sa meute. Au point du jour, quand le vent s’est
calmé, Rebelle s’arrête. Il a senti le fumet d’un animal. Un vieux cerf : il le chassera.
Seul.
Durant des heures, le loup affamé poursuit sa proie. A travers les bois. Soudain : il baise
la gorge du cerf épuisé. D’un coup de croc. Et le dévore en toute hâte. Après quatre jours et
quatre nuits de marche, Rebelle s’enfonce dans la Forêt Bleue. Au Nord-Ouest des Grands lacs.
Ses forces sont revenues. Il marche de plus en plus vite. Il ne peut plus être seul. Il doit
rencontrer une louve : qui l’accompagnera. C’est la fin du jour. Le soleil a glissé, lentement,
derrière la masse grise des nuages.
Sur le sol blanc, des traces de pas et quelques poils entremêlés, l’avertissent qu’il pénètre
sur le territoire d’une meute. Rebelle entonne son chant plaintif. Pour appeler d’autres loups.
Un hurlement lui fait écho.
A son tour, Rebelle répond. Son cri n’est plus mélancolique. Il sent la présence de ses
semblables. Non loin de là, sur un promontoire rocheux, immobiles, les ombres des loups
surveillent leur vaste domaine. Rebelle s’approche lentement. Il incline la tête. Comme s’il se
soumettait.
Il distingue devant lui, assis en demi-cercle, huit loups. Leurs regards jaunes fixés sur lui.
Le vent, au sommet de sa fureur, tourbillonne. Imperturbable, la meute attend. Puis d’un seul
coup, se lève et avance. Et l’encercle. Et le flaire. Gueule contre gorge, les loups claquent des
mâchoires. Babines retroussées, ils grognent terriblement.
Le chef de meute est une jeune louve.
Dans l’obscurité, elle observe rebelle. Si elle ne veut pas de lui, il devra fuir. Quand elle
apparaît, soudain, à la clarté de la lune, avec sa robe blanche et ses yeux couleur d’or fondu,
Rebelle sait qu’il l’aimera toujours. Jusqu’à la nuit des temps. Brusquement, la jeune
louve donne un coup de tête. C’est le signal de l’attaque. Les loups se jettent sur l’intrus, le
bousculent.
Sans le mordre.
Tout en le mettant à l’épreuve.
C’est la coutume : s’il veut être accepté. Déjà, les loups s’éloignent. Seule la louve est
restée. Rebelle fait un bond de côté, décrit trois cercles. Il s’incline de nouveau. Elle, exécute à
son tour la même danse rituelle. Tous deux se frôlent et s’immobilisent enfin.
Effrontée et fière, la louve mordille son museau, bondit par-dessus lui et s’esquive en
courant.
Ils tournent comme des fous entre les arbres, laissant la meute somnoler.
C’est Rebelle que la louve a choisi.
Le soleil embrase la cime des pins.
Au creux d’un vieil arbre qui les protège du vent, ils s’endorment.
Serrés l’un contre l’autre.
Jacqueline Delaunay Rebelle le loup
Paris, Editions Syros, 1993
L’enfant qui parlait aux animaux
L’enfant qui parlait aux animaux
Willy le Jamaïcan est au comble de la fierté : il vient de pêcher une tortue géante.
Renversée sur le dos, elle agonise en agitant ses grotesques nageoires...
Des touristes contemplent la scène en riant.
Seule une petite voix indignée s'élève, celle d'un tout jeune garçon...
Il n’y a pas très longtemps, je décidai de passer quelques jours de vacances aux Antilles.
Des amis m’avaient raconté que c’était un endroit merveilleux où je paresserais toute la
journée, me dorant au soleil sur des plages argentées et nageant dans une mer chaude et verte.
Je choisis la Jamaïque et pris le vol direct Londres-Kingston. Le trajet de l’aéroport jusqu’à mon
hôtel, sur le littoral nord, dura deux heures. Des montagnes aux forêts sombres et luxuriantes
couvraient l’île. Le gros Jamaïquain qui conduisait le taxi me disait qu’à l’intérieur de ces forêts
vivaient des communautés d’êtres diaboliques qui pratiquaient encore le vaudou, la sorcellerie
et autres rituels magiques.
Mon hôtel était situé au sud d’une plage nacrée et le site était encore plus beau que je ne
l’avais imaginé. Mais en franchissant les grandes portes de l’entrée, je me sentis mal à l’aise. Il
n’y avait aucune raison, car apparemment tout allait bien, pourtant je n’arrivais pas à me
débarrasser de cette impression. L’hôtel avait quelque chose d’étrange et de sinistre. Malgré le
luxe et la beauté, il y avait une menace dans l’air, une odeur de danger qui flottait comme un
gaz empoisonné. Et je n’étais pas sûr que c’était seulement l’hôtel. L’île entière, les montagnes,
les forêts, les rochers noirs qui bordaient la côte, les arbres croulant sous des fleurs d’un rouge
éclatant, tout cela et bien d’autres choses faisaient que je me sentais mal à l’aise. Cette île
recelait quelque force maligne, je le pressentais.
Ma chambre d’hôtel avait une petite terrasse d’où je pouvais descendre jusqu’à la plage
de cocotiers. De temps à autre, une énorme noix de coco verte, grosse comme un ballon de
football, tombait du ciel et venait s’écraser sur le sable avec un bruit sourd. Le second soir de
mon arrivée, j’étais à ma terrasse avec un livre sur les genoux et un grand verre de punch à la
main. Je ne lisais pas, j’observais un petit lézard vert qui poursuivait un autre petit lézard vert,
sur sol, à six pieds de moi. Le chasseur suivait l’autre très lentement, avec d’infinies
précautions, et lorsqu’il fut près de l’atteindre, sa longue langue jaillit et toucha la queue du
deuxième. Celui-ci se retourna d’un bond et les deux lézards se firent face, sans bouger, collés
au sol, très tendus, en se regardant. Puis soudain, ils se mirent à exécuter un drôle de petite
danse sautillante. Ils sautillaient en l’air, en arrière, en avant, sur les côtés. Ils tournaient
comme deux boxeurs, bondissant, caracolant, tout en dansant. C’était un spectacle étrange et
je pensais qu’ils effectuaient une sorte de rituel amoureux. Je restais immobile, attendant la
suite.
Mais je ne vis jamais la suite parce qu’à ce moment là, je réalisai qu’en bas, sur la plage, il
y avait une extraordinaire agitation. D’un coup d’œil, j’aperçus une foule de gens rassemblée au
bord de l’eau, près d’un canoë de pêche que l’on tirait sur le sable. J’en déduisis que le pêcheur
avait dû faire une bonne prise et que la foule était venue regarder. J’ai toujours été fasciné par
la pêche. Je posai mon livre et me levai. D’autres personnes de l’hôtel descendaient de la
véranda et couraient sur la plage pour rejoindre l’attroupement, au bord de l’eau. Les hommes
portaient ces épouvantables bermudas qui descendent jusqu’aux genoux et des chemises roses,
orange et autres couleurs violentes... de quoi attraper la jaunisse. Les femmes avaient meilleur
goût et la plupart étaient vêtues de jolies robes en coton. Presque tous tenaient un verre à la
main.
Mais ce n’était pas la pêche l’objet des regards.
C’était une tortue, une tortue qui gisait sur le dos, dans le sable.
Mais quelle tortue !
Elle était gigantesque, un vrai mammouth. Je n’aurais jamais pensé qu’une tortue pût
être aussi énorme. Comment donner une idée de ses dimensions ? Je crois que si elle avait été
sur ses pattes, un homme de grande taille aurait pu s’asseoir sur son dos sans que ses pieds
touchent terre. Elle avait peut-être cinq pieds de long et quatre de large, avec une haute
carapace en forme de dôme, de toute beauté. Les pêcheurs qui l’avaient capturée l’avaient
renversée sur le dos pour l’empêcher de fuir. Ils avaient aussi enroulé une grosse corde autour
de sa carapace, et l’un d’eux, un Noir élancé, vêtu seulement d’un pagne, tenait fièrement cette
corde à deux mains, à une courte distance son long cou ridé. Ses quatre grosses nageoires,
munies de fortes griffes acérées, battaient l’air désespérément.
— Reculez, mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! cria le pêcheur. Restez en arrière. Ses
griffes sont rudement dangereuses ! Elles peuvent vous arracher un bras !
La foule des clients de l’hôtel était à la fois effrayée et ravie par ce spectacle. Une
douzaine d’appareils photo surgirent et se mirent à mitrailler l’animal. De nombreuses femmes
poussaient des cris de plaisir et s’agrippaient aux bras de leurs hommes. Quant aux hommes,
ils manifestaient leur courage et leur virilité en faisant des réflexions stupides à haute voix :
— Hé ! Al ! Et si tu faisais des montures de lunettes en écaille avec sa carapace ? Ça serait
joli, hein ?
— Ce satané machin doit peser plus d’une tonne !
— Elle peut vraiment flotter ?
— Bien sûr. C’est aussi une excellente nageuse. Elle remorquerait un bateau facilement.
— Elle est carnassière ?
— Non, les tortues carnassières ne sont pas aussi grosses. Mais attention, elle vous
arrachera la main en moins de deux si vous vous approchez trop.
— C’est vrai ? demanda l’une des femmes au pêcheur. Elle pourrait arracher la main de
quelqu’un ?
— Oui, ça pourrait arriver très vite, répondit le pêcheur en souriant de ses dents
blanches et étincelantes. Quand elle est dans l’Océan, elle ne vous fait pas de mal. Mais si vous
la capturez, que vous la tirez sur la rive et que vous la renversez comme ça, alors, diable de
diable, gare ! Elle attrape tout ce qui se trouve à sa portée !
— Je crois que si j’étais à sa place, je ne serais pas non plus de très bonne humeur, dit la
femme.
Un imbécile avait trouvé une planche de bois sur le sable et il la tirait vers la tortue.
C’était une planche de belle taille, environ cinq pieds de long et peut-être un pouce d’épaisseur.
Il se mit à taper la tête de la tortue.
— Ne faites pas ça, dit le pêcheur. Ça la met en colère.
Quand le bout de la planche toucha le cou de la tortue, l’énorme tête se retourna
vivement, la gueule s’ouvrit et snap ! elle attrapa la planche et la broya comme un morceau de
fromage.
— Wow ! cria la foule. Vous avez vu ça ? Encore heureux que ce ne sait pas un bras !
— Laissez-la tranquille, dit le pêcheur. Ça ne sert à rien de l’exciter.
Un homme ventripotent, aux hanches larges et aux très courtes jambes, s’approcha du
pêcheur et lui dit :
— Ecoute, mon gars, je veux cette carapace. Je te l’achète.
Il se tourna vers sa corpulente épouse :
— Tu sais ce que je vais faire, Mildred ? Je vais ramener cette carapace à la maison et la
faire astiquer par quelqu’un du métier. Puis je la placerai au beau milieu de notre salle à
manger. C’est pas une idée, ça ?
— Fantastique, répliqua l’épouse rondelette. Vas-y, mon chou, achète-la.
— Ne t’inquiète pas, dit-il, c’est comme si c’était déjà fait.
Il demanda au pêcheur :
— Combien pour cette carapace ?
— Je l’ai déjà vendue, répondit le pêcheur. La carapace et tout.
— Pas si vite, mon gars, dit l’homme ventripotent. Je te paierai davantage. Allons, on t’a
offert combien ?
— Impossible, dit le pêcheur. Elle est déjà vendue.
— A qui ? demanda l’homme ventripotent.
— Au directeur.
— A quel directeur ?
— Le directeur de l’hôtel.
— Vous avez entendu ça ? hurla un autre homme. Il l’a vendue au directeur de notre
hôtel ! Et vous savez ce que ça signifie ? De la soupe à la tortue ! Parfaitement !
— C’est vrai ! Et du bifteck de tortue. Tu as déjà mangé du bifteck de tortue, Bill ?
— Jamais, Jack, mais j’en meurs d’envie.
— Un bifteck de tortue, c’est meilleur que du vrai bifteck, si on le prépare bien. C’est plus
tendre et ça a un de ces goûts !
— Ecoute, dit l’homme ventripotent au pêcheur, ce n’est pas la viande qui m’intéresse.
Le directeur peut la garder comme il peut garder tout ce qui est à l’intérieur, même dents et
ongles des pieds compris. Moi, ce que je veux, c’est la carapace.
— Et tel que je te connais, mon chou, lui dit sa femme en le regardant d’un air radieux,
tu l’auras.
Quant à moi, j’écoutais ces êtres humains parler de tuer, de manger et d’apprécier le goût
d’un animal qui paraissait, même sur le dos, rempli d’une extraordinaire majesté.
Une chose était certaine.
Cette tortue était plus âgée qu’aucun d’entre eux.
Elle avait navigué dans les eaux vertes des Antilles pendant probablement cent cinquante
ans. Elle existait déjà à l’époque où George Washington était président des Etats-Unis ou
lorsque Napoléon avait été battu à Waterloo. Sans doute était-elle alors très jeune, mais elle
existait certainement. Et maintenant, elle gisait là, renversée su cette plage, attendant d’être
sacrifiée pour de la soupe et du bifteck. Elle était évidemment alarmée par tout le bruit et tous
les cris qu’il y avait autour d’elle.
Elle tendait son vieux cou ridé et tortillait son énorme tête, comme si elle cherchait
quelqu’un qui lui expliquerait pourquoi on la maltraitait ainsi.
— Comment allez-vous l’amener jusqu’à l’hôtel ? demanda l’homme ventripotent.
— On va la traîner sur la plage avec la corde, répondit le pêcheur. Le personnel arrivera
bientôt pour la prendre. On a besoin de dix hommes qui tirent tous en même temps.
— Hé ! écoutez ! s’écria un jeune homme musclé. Pourquoi ne pas la tirer nous-mêmes ?
Le jeune homme musclé était poitrine nue et il portait des bermudas vert pomme et
cramoisi. Il avait un torse exceptionnellement velu, et de toute évidence, il aimait le montrer.
— Qui ose dire qu’on ne veut pas travailler pour gagner notre dîner ? cria-t-il en
bombant les muscles. Allez, les gars ! Qui vient faire un peu d’exercice ?
— Formidable ! hurlèrent les autres. Excellente idée !
Les hommes tendirent leurs verres à leurs femmes et s’élancèrent pour saisir la corde. Ils
se mirent à la queue leu leu, comme pour une lutte de traction, et l’homme au torse velu, placé
en tête, se nomma lui-même chef d’équipe.
— Allez-y, les gars ! brailla-t-il. Quand je dis Ho hisse, vous soulevez tous à la fois,
compris ?
Le pêcheur n’appréciait pas beaucoup cela.
— Il vaut mieux laisser ce travail à l’hôtel, dit-il.
— Balivernes ! hurla Torse velu. Ho hisse, les gars ! Ho hisse !
Tous soulevèrent. La tortue géante s’agita sur son dos et faillit basculer.
— Ne la renversez pas ! hurla le pêcheur. Vous allez la renverser, si vous faites ça ! Et si
elle se remet sur ses pattes, elle va s’enfuir !
— Du calme, mon petit gars, dit Torse velu d’un ton condescendant. Comment pourrait-
elle fuir ? Elle est attachée à une corde, non ?
— Cette vieille tortue vous entraînera tous avec elle, si elle peut ! cria le pêcheur. Elle
vous entraînera tous dans l’Océan !
—Ho hisse! hurla Torse velu, sans plus faire attention au pêcheur. Tirez, les gars ! Tirez!
Alors la tortue géante se mit à glisser très doucement le long de la plage, en direction de
l’hôtel, vers les cuisines, là où l’attendaient les longs couteaux. La troupe des femmes, des plus
âgés, des plus gros et des moins musclés suivait derrière, en les encourageant bruyamment.
— Ho hisse ! vociférait le chef d’équipe au torse velu. Du cran, les gars ! Vous pouvez
tirer plus que ça !
Soudain, j’entendis des cris. Tout le monde les entendit. Ils étaient si aigus, si stridents, si
pressants, qu’on les aurait entendus de n’importe où.
— Noon ! Noon ! Non ! Non ! Non !...
La foule se figea. Les hommes qui tiraient sur la corde s’arrêtèrent et les spectateurs
cessèrent leurs encouragements. Toutes les personnes présentes se retournèrent vers l’endroit
d’où provenaient ces cris. Je vis venir trois personnes de l’hôtel, un homme, une femme et un
petit garçon. Le petit garçon courait et entraînait l’homme sur la plage. L’homme le retenait
par le poignet mais l’enfant courait toujours. En même temps, il sautait, gigotait et se débattait
pour se libérer de l’étreinte de son père. C’était ce petit garçon qui criait.
— Non ! hurlait-il. Ne faites pas ça ! Libérez-la ! S’il vous plaît, libérez- la !
La femme – sa mère – essayait de lui attraper l’autre bras pour le retenir, elle aussi, mais
le petit garçon sautait tellement qu’elle n’y arrivait pas.
— Libérez-la ! hurlait l’enfant. C’est horrible, ce que vous faites ! S’il vous plaît, libérez-
la !
— Arrête, David ! dit sa mère qui essayait toujours de lui attraper l’autre bras. Ne joue
pas le bébé ! Tu te rends ridicule.
— Papa ! cria l’enfant. Papa ! Dis-leur de la libérer !
— Je ne peux pas faire ça, David, dit le père. Ça ne me regarde pas.
Les tireurs de corde s’étaient immobilisés, sans lâcher prise. Stupéfaits, silencieux, ils
fixaient l’enfant. Ils se sentaient tous un peu désorientés maintenant. Ils avaient l’air
légèrement confus des gens qu’on vient de surprendre en train d’accomplir un acte pas très
reluisant.
— Allons, viens, David, dit le père en tâchant d’entraîner son fils. Rentrons à l’hôtel et
laissons ces personnes tranquilles.
— Je ne veux pas rentrer ! fit l’enfant. Je ne veux pas rentrer ! Je veux qu’ils la libèrent !
— Voyons, David, dit la mère.
— File, moutard, dit l’homme au torse velu.
— Vous êtes horrible et cruel ! Vous êtes tous horribles et cruels !
Il jeta ces mots d’une voix aiguë et stridente aux quarante ou cinquante adultes qui
étaient sur la plage, et cette fois-ci, personne, pas même l’homme au torse velu, ne lui
répondit.
— Pourquoi ne la remettez-vous pas à la mer ? hurlait l’enfant. Elle ne vous a rien fait !
Libérez-la !
Quoique gêné, le père n’avait pas honte de son fils.
— Il raffole des animaux, dit-il en s’adressant à la foule. A la maison, il a tous les animaux
possibles et imaginables. Il leur parle.
— Il les adore, dit la mère.
Plusieurs personnes commencèrent à piétiner sur le sable. Ici et là, dans la foule, on
pouvait sentir un léger changement d’humeur, un sentiment de malaise et même un peu de
honte. L’enfant, qui n’avait pas plus de huit ou neuf ans, avait maintenant arrêté de lutter
contre son père qui le tenait toujours par le poignet, mais plus doucement.
— Allez ! criait l’enfant. Libérez-la ! Détachez la corde et libérez-la !
Il faisait face à la foule du haut de sa petite taille, les yeux brûlants comme des étoiles, et
les cheveux ébouriffés par le vent. Il était magnifique.
— Nous ne pouvons rien faire, David, dit doucement le père. Rentrons.
— Non ! cria l’enfant.
Il se secoua et libéra son poignet de l’étreinte de son père. Il fila comme une flèche sur le
sable, vers la tortue géante.
— David ! hurla le père en se jetant à sa poursuite. Arrête ! Reviens!
Le petit garçon s’échappa et fendit la foule comme un joueur de football qui court avec
son ballon, et la seule personne qui s’élança pour essayer de l’arrêter fut le pêcheur.
— Ne t’approche pas de cette tortue, mon garçon ! cria-t-il en se précipitant vers l’enfant.
Mais celui-ci l’évita et continua à courir.
— Elle va te broyer en petits morceaux ! hurla le pêcheur. Arrête, mon garçon ! Arrête !
Trop tard. L’enfant était arrivé à la hauteur de la tête de l’animal. La tortue l’aperçut et
l’énorme tête se tourna vivement pour lui faire face. Alors s’éleva la voix de la mère, son
gémissement douloureux et poignant.
— David ! Oh, David!
Le petit garçon tomba à genoux sur le sable, jeta ses bras autour du vieux cou ridé et
serra l’animal contre sa poitrine. Il appuya sa joue contre la tête de la tortue et du bout des
lèvres, il lui murmura des mots tendres que personne n’entendit. La tortue ne bougeait
absolument pas et ses nageoires cessèrent même de battre l’air. La foule poussa un grand
soupir, un long et doux soupir de soulagement. Plusieurs personnes reculèrent d’un pas ou
deux, comme pour essayer de mettre à distance un événement qui dépassait leur entendement.
Mais le père et la mère s’avancèrent à environ dix pieds de leur fils.
— Papa ! cria le petit garçon en caressant toujours la vieille tête brune, je t’en prie, fais
quelque chose, papa ! S’il te plaît, dis-leur de la libérer !
— Que se passe-t-il ? demanda un homme vêtu d’un costume blanc qui venait de
descendre de l’hôtel.
Il s’agissait, tout le monde le savait, de Mr. Edwards, le directeur. C’était un grand
Anglais au nez crochu, avec une longue figure rose.
— Extraordinaire ! dit-il en regardant l’enfant et la tortue. Quelle chance qu’elle ne lui ait
pas arraché la tête !
Il dit à l’enfant :
— Eloigne-toi, maintenant, petit. Cette bête est dangereuse.
— Je veux qu’ils la libèrent ! cria le petit garçon en berçant toujours la tortue contre lui.
Dites-leur de la libérer !
— Est-ce que vous vous rendez compte qu’elle peut le tuer à tout moment ? dit le
directeur au père.
— Laissez-le tranquille, dit le père.
— Quelle idiotie ! dit le directeur. Allez vite l’attraper ! Et soyez prudent !
— Non, dit le père.
— Comment, non ? fit le directeur. Mais ces bêtes peuvent tuer quelqu’un ! Vous ne
comprenez pas ?
— Si, répondit le père.
— Alors, pour l’amour du ciel, emmenez-le ! s’écria le directeur. Si vous ne l’emmenez
pas, ça va être affreux.
— A qui est-elle ? demanda le père. A qui est cette tortue ?
— A nous, dit le directeur. L’hôtel l’a achetée.
— Rendez-moi un service, dit le père. Vendez-la moi.
Le directeur regarda le père sans répondre.
— Vous ne connaissez pas mon fils, dit le père d’une voix tranquille. Si vous emmenez
cette tortue à l’hôtel et si vous la tuez, il piquera une crise, il deviendra fou.
— Attrapez-le, dit le directeur, et en vitesse.
— Il adore les animaux, continua le père. Vraiment, il les adore. Il communique avec eux.
La foule se taisait, comme hypnotisée.
— Si on la libère, dit le directeur, les pêcheurs l’attraperont une autre fois.
— Peut-être, dit le père. Mais ces tortues savent nager.
— Bien sûr qu’elles savent nager, dit le directeur. Mais on l’attrapera quand même. C’est
une prise de valeur, mettez-vous ça dans la tête. La carapace à elle seule vaut une fortune.
— Peu m’importe le prix, dit le père. Ne vous en inquiétez pas. Je veux l’acheter.
Le petit garçon était toujours agenouillé sur le sable, à côté de la tortue, lui caressant la
tête.
— Mr. Edwards, dit le père, vous me rendrez un très grand service si vous me la vendez.
Et vous ne le regretterez pas, je vous le promets. Vous verrez.
Le directeur leva légèrement les sourcils.
Il avait compris : on lui offrait une grosse somme d’argent.
Voilà qui changeait le problème. Il continua quelques secondes à s’essuyer les mains avec
son mouchoir. Puis il haussa les épaules et dit :
— Bien, si ça peut faire plaisir à votre fils.
— Merci, dit le père.
— Oh, merci ! s’écria la mère. Merci beaucoup !
— Willy ! fit le directeur en faisant signe au pêcheur.
Celui-ci s’approcha. Il semblait complètement éberlué.
— Je n’ai jamais vu ça de ma vie, dit-il. Cette vieille tortue est la plus féroce que j’aie
jamais attrapée. Elle s’est battue comme une diablesse quand nous l’avons ramenée. Il a fallu
qu’on se mette à six pour la décharger. Ce petit est cinglé !
— Oui, je sais, dit le directeur. Mais maintenant, je veux que tu la libères.
— La libérer ? s’écria le pêcheur, médusé. Pas celle-ci, Mr. Edwards ! Elle bat tous les
records ! C’est la plus grosse tortue que j’aie attrapée sur cette île ! De loin la plus grosse ! Et
l’argent ?
— Tu auras ton argent.
— Je veux que les autres aussi soient payés, dit le pêcheur.
Il désignait cinq Noirs à moitié nus, à côté d’une seconde barque, à quelques centaines
de yards, au bord de l’eau.
— On l’a eue à nous six, il faut qu’on soit tous payés, continua le pêcheur. Je ne la libère
pas tant qu’on n’a pas l’argent.
— Je te garantis que vous l’aurez, dit le directeur. Ça ne te suffit pas ?
— Je le confirme, ajouta le père de l’enfant en s’avançant. Et en plus, il y aura une prime
pour les six pêcheurs si vous la libérez tout de suite. Et quand je dis tout de suite, ça veut dire
tout de suite.
Le pêcheur regarda le père, puis le directeur.
— O.K., dit-il, puisque c’est ce que vous voulez.
— Une autre condition, dit le père. Avant de toucher votre argent, vous devez promettre
de ne pas essayer de l’attraper aussitôt. En tout cas, pas cet après-midi. C’est bien compris ?
— D’accord, dit le pêcheur. Marché conclu.
Il fit demi-tour et descendit la plage, en appelant les cinq autres pêcheurs. Il leur hurla
quelque chose que nous ne pûmes comprendre, et deux minutes plus tard, ils arrivaient tous
les six. Cinq transportaient de longues et larges perches en bois. L’enfant était toujours
agenouillé près de la tête de la tortue.
— David, lui dit doucement son père. Tout va bien, à présent, David. Ils vont la libérer.
Le petit garçon regarda autour de lui, sans enlever les bras du cou de la tortue.
Il ne se leva pas.
— Quand ? demanda-t-il.
— Maintenant, répondit le père. Tout de suite. Il vaut mieux que tu t’éloignes.
—Tu me le promets ? dit l’enfant.
— Oui, David. Je te le promets.
L’enfant enleva ses bras. Il se remit debout et recula de quelques pas.
— Reculez ! hurla le pêcheur. Restez bien en arrière, s’il vous plaît !
La foule se dégagea un peu sur la plage. Les hommes lâchèrent la corde et reculèrent.
Willy se mit à quatre pattes et se glissa prudemment à côté de la tortue. Puis il
commença à défaire le nœud de la corde, tout en prenant garde aux grosses nageoires.
Lorsqu’il eut détaché le nœud, Willy s’écarta, toujours à quatre pattes. Alors, les cinq autres
pêcheurs s’avancèrent avec leurs perches. Ces perches avaient environ sept pieds de long et
elles étaient extrêmement larges. Ils les calèrent sous la carapace de la tortue et se mirent à
balancer l’énorme bête d’un côté, de l’autre. La carapace avait un dôme élevé, d’une forme qui
facilitait le mouvement.
— Une, deux ! scandaient les pêcheurs tout en la balançant. Une, deux ! Une, deux ! Une,
deux !
Bien entendu, la vieille tortue était complètement affolée. Ses grosses nageoires
fouettaient l’air, et sa tête n’arrêtait pas de rentrer et de surgir de sa carapace.
— Elle va basculer ! scandaient les pêcheurs. Une, deux et hop ! Elle va basculer ! Une
autre fois et ça y est !
La tortue bascula sur le côté et retomba pesamment sur ses pattes, dans le sable. Elle ne
s’en alla pas tout de suite. L’énorme tête brune surgit de la carapace pour regarder bien autour
d’elle.
— Allons, tortue, vas-y ! cria le petit garçon. Retourne à la mer !
La tortue leva ses yeux noirs et enfoncés sur le petit garçon. Ses yeux étaient brillants,
vifs, pleins de la sagesse que donne le grand âge. L’enfant lui rendit son regard et, lorsqu’il lui
parla, ce fut d’une voix douce et amicale :
— Au revoir, ma vieille, dit-il. Et cette fois, va très loin.
Les yeux noirs restèrent fixés sur l’enfant pendant quelques secondes. Personne ne
bougeait. Puis, avec une grande dignité, l’énorme bête se retourna et se dirigea vers le bord de
l’eau en se dandinant, sans se presser. Elle traversa posément la plage de sable et sa grosse
carapace se balançait doucement.
La foule regardait en silence.
La tortue entra dans l’eau.
Elle continua d’avancer.
Bientôt, elle nageait. Maintenant, elle se trouvait dans son élément.
Elle nageait avec grâce, et très vite, la tête bien haute.
Dans la mer calme, elle faisait de petites vagues qui s’étalaient en éventail derrière elle,
comme le sillage d’un bateau.
En quelques minutes, elle avait effectué la moitié du chemin qui la séparait de l’horizon,
puis nous la perdîmes de vue. Subjugués, les clients commencèrent à se disperser vers l’hôtel.
A présent, ils ne songeaient plus à rire, à plaisanter, ni à railler. Il s’était passé quelque chose.
Un événement étrange s’était produit sur la plage.
Roald Dahl L’enfant qui parlait aux animaux Paris, Gallimard Jeunesse, 2007
(Adaptation)
L’ARBRE QUI CHANTE
Vincendon, un ami de grand-père, soutient que le vieil arbre n'est pas mort. « Les arbres ne meurent jamais
! dit-il. Et je vous le prouverai en le faisant chanter votre vieil érable. »
Vincendon est-il magicien ?
C'était un matin de janvier. Un de ces beaux matins blancs et secs pareils à ces vieux
montagnards qui ont du givre à leurs moustaches et des yeux pétillants de soleil. Il avait neigé
toute la nuit à gros flocons serrés. Puis, le jour venu, un grand souffle de vent du nord avait
débarbouillé le ciel. Derrière la maison, la forêt qui commence au pied de la montagne s'était
endormie dans un grand silence glacé. Entre les arbres, les ombres étaient bleues. Les sapins
ployaient encore sous leur charge de neige, car le vent de l'aube n'avait soufflé que pour
chasser les nuages.
Isabelle et Gérard habitaient là, tout près du bois, dans la maison de leurs grands-
parents. C'était une toute petite maison aux murs gris et aux volets verts. Elle se trouvait à
l'écart du village que l'on devinait à peine, ce matin-là, très loin, au bord de la rivière gelée. On
ne voyait même plus le chemin qui court entre les champs et traverse la prairie. De la fenêtre,
les deux enfants essayaient de le suivre du regard. Ils le trouvèrent très facilement jusqu'au
premier tournant, près du gros érable mort depuis deux ans et que le grand-père ne s'était pas
encore décidé à couper, mais, plus loin, tout se confondait.
Tandis qu'ils regardaient ainsi, le nez collé à la vitre, Isabelle et Gérard virent passer un
oiseau, puis un autre, puis tout un vol qui se percha sur la treille d'où tombèrent des paquets
de neige.
― Ils ont froid, dit Isabelle. Il faut leur donner des graines ou du pain.
Elle prépara des graines, et Gérard ouvrit la fenêtre.
― Ferme vite, cria Grand-père, tu vas faire entrer tout l'hiver dans la cuisine !
Les enfants se mirent à rire. Comme si l'hiver pouvait entrer dans une maison ! Isabelle
jeta ses graines sur le sentier que Grand-père avait balayé pour aller jusqu'au bûcher chercher
du bois. Grand-mère se mit à tousser et souleva les cercles de fonte de la cuisinière pour
enfourner une énorme bûche dans le foyer. Dès que la fenêtre fut refermée, deux oiseaux
quittèrent la treille pour venir picorer. Les autres semblaient inquiets, mais, comme rien ne
bougeait, ils s'envolèrent à leur tour tandis que d'autres tombaient du toit, tout droit, presque
sans battre des ailes.
― Ils n'auront jamais assez de graines, dit Isabelle. Il en vient de plus en plus.
― Mais si, mais si ! cria Grand-mère. Si tu leur donnes tout, ce sont mes poules qui
n'auront plus rien !
― Et si tu continues, tu finiras par attirer tous les oiseaux de la forêt, renchérit Grand-
père.
Isabelle se résigna et revint à la fenêtre. Elle resta un long moment à côté de son frère,
essuyant la vitre quand la buée l'empêchait de voir. Soudain, elle empoigna le bras de Gérard
en disant:
― Regarde, sur le chemin !
Gérard leva les yeux. Là-bas, plus loin que le gros érable mort, un animal curieux
avançait dans la neige. Il ressemblait beaucoup au petit lapin mécanique que le Père Noël avait
apporté à Gérard quelques années plus tôt. Comme le jouet, il sautillait, vacillait de droite à
gauche et s'arrêtait à chaque instant. Toujours comme le lapin, il était vêtu de poils gris et
portait de longues oreilles qui se rejoignaient au sommet de son crâne.
Cette apparition était tellement surprenante que les enfants oublièrent les oiseaux. Ils
restaient bouche bée, observant sans mot dire cet animal étrange dont les yeux, par moments,
lançaient des éclats de lumière. Quand le lapin, qui marchait uniquement sur ses pattes de
derrière, eut atteint la haie bordant le jardin, les enfants ne virent plus que sa tête.
― On dirait qu'il vient ici, murmura Gérard.
― C'est vrai, il fait le tour du jardin.
Le lapin disparut et il y eut un long silence un peu angoissant. Les enfants retenaient leur
souffle, l'oreille tendue. Bientôt, des pas sonnèrent sur les marches de pierre, et les oiseaux
s'envolèrent si brutalement que les enfants sursautèrent.
― Vous n'avez rien entendu ? demanda Grand-père.
Les deux petits hochèrent la tête.
― Qu'est-ce que ça peut bien être ? dit Grand-mère.
À cette heure-ci, le facteur était encore loin. Les grands-parents n'avaient rien vu, et les
enfants n'osaient répondre. Ils ne pouvaient tout de même pas dire: « C'est un lapin mécanique
grand comme un homme qui arrive tout seul et bat de la semelle sur le palier ! » Il y eut encore
un frottement contre la pierre, puis on entendit frapper à la porte. Les grands-parents se
regardèrent, puis regardèrent la porte. Enfin, comme on frappait plus fort, Grand-père cria :
― Entrez !
La porte s'ouvrit lentement, et ce fut tout d'abord une large bouffée de bise qui pénétra
dans la cuisine. Cette fois, c'était le lapin qui apportait l'hiver dans son poil gris. Car c'était bien
lui qui se tenait là, debout sur le seuil, tout surpris par la chaleur et l'odeur du feu de bois où
cuisait la pâtée des vrais lapins. Grand-mère se précipite pour fermer la porte. Et voilà que le
lapin se met à parler :
― Bonjour, bonjour, dit-il. Je viens très tôt, il faut m'excuser, mais…
Les poils gris s'écartent à la hauteur du visage, de grosses lunettes paraissent, puis un nez
tout rouge, puis des moustaches raides comme un balai de crin, puis un visage piqueté de
barbe blanche pareille à celle de Grand-père.
― Mais c'est Vincendon ! s'exclame Grand-père. C'est Vincendon !
Et c'était vrai ! C'était bien Vincendon. Et ce fut seulement quand il eut ôté son bonnet à
oreilles relevées et quitté sa pelisse dont le col montait à hauteur de ses yeux que les enfants
eurent la certitude que le lapin mécanique était un homme. Ils ne l'avaient jamais vu, mais
Grand-père leur avait souvent parlé de ce vieil ami. Le père Vincendon essuyait ses lunettes, il
essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux en répétant :
― Je vous vois à peine. La chaleur après le froid me fait toujours pleurer. Et mes lunettes
sont couvertes de buée.
Il n'y voyait pas, mais il pouvait parler et écouter. Bientôt, assis au coin du feu à côté de
Grand-père, il se mit à raconter des histoires de sa jeunesse. Grand-père en racontait aussi. Ils
parlaient en même temps, personne ne les écoutait, mais ils semblaient heureux tous les deux.
Les enfants sont déjà retournés à la fenêtre. Il n'y a plus de graines, mais quelques oiseaux
s'obstinent à chercher. Une ombre passe sur la neige, un gros oiseau noir descend pour aller se
poser sur l'arbre mort. Gérard se retourne.
― Grand-père, il y a un aigle sur l'arbre mort ! Viens vite ! Viens vite voir, Grand-père !
Grand-père ne bouge pas, mais Vincendon se lève et rejoint les enfants. Ses lunettes
rondes enfin propres sont sur son nez. Il dit :
― Ce n'est pas un aigle, c'est un corbeau. Et l'arbre, c'est un érable, mais il n'est pas
mort.
De son fauteuil, Grand-père crie :
― Il est mort depuis deux ans. Et je l'abattrai dès que je pourrai.
― Je te dis qu'il n'est pas mort, affirme Vincendon. Les arbres ne meurent jamais…
― Ne me raconte pas des choses pareilles, dit Grand-père, l'air surpris. Je t'assure que ça
fait deux printemps qu'il n'a pas bourgeonné. Je te dis qu'il est mort et bon pour le feu.
Vincendon les regarde tous, et pourtant, on dirait qu'il ne les voit pas, qu'il voit autre
chose, très loin, bien plus loin que le bout de la plaine.
― Je vous répète que les arbres ne meurent jamais, dit-il… Et je vous le prouverai… Je
vous le prouverai en faisant chanter votre vieil érable.
Grand-père parait incrédule. Mais il se tait. Vincendon est son ami, sans doute ne veut-il
pas le contrarier. Les enfants se regardent. Ont-ils bien entendu ? Déjà Vincendon a regagné
son fauteuil et repris le cours de ses histoires. Et il va rester là jusqu'à la tombée de la nuit,
partageant avec eux le repas du midi. Vincendon habitait tout au bout du pays, une maison
dont les fenêtres regardaient couler la rivière. Dès qu'il entendit les roues ferrées crisser sur le
gravier de la cour, Vincendon sortit sur le pas de sa porte. Il leva les bras dans un geste
comique et s'écria :
― Diantre ! Voilà des clients sérieux ! Depuis le temps que je les attendais !
Il portait une chemise claire et un tablier de toile bleue qui tombait jusque sur ses pieds.
Ses manches relevées laissaient paraître ses avant-bras maigres ; ainsi, ses mains semblaient
encore plus grosses.
Il aida Grand-père à transporter les planches jusqu'au fond d'une longue pièce un peu
sombre où les enfants n'osèrent pas les suivre. Une odeur étrange venait jusqu'à eux, et ils
demeuraient sur place, se tenant par la main.
Pourtant, Vincendon les fit entrer dans une autre pièce plus claire.
Au plafond, le soleil reflété par la rivière jouait en vagues folles.
― Vous me permettrez bien de terminer ce que j'ai commencé, dit Vincendon.
Grand-père approuva, et le vieux bonhomme se remit au travail. Ses énormes mains qui
semblaient si maladroites pouvaient manipuler les objets les plus menus et les plus fragiles.
Vincendon expliqua qu'il polissait le rouage d'une serrure de coffret à secrets. Il faisait tout en
bois, même les serrures et les charnières. Pour lui, le métal n'était qu'un serviteur du bois.
― Le bois, disait-il, c'est un matériau noble. Vivant ? toujours vivant. Le métal est bon à
fabriquer les outils qui nous permettront de travailler le bois. Mais le bois… le bois…
Quand il prononçait ce mot, ses yeux n'étaient plus les mêmes.
Vincendon n'était pas un homme comme les autres : il était amoureux du bois.
Il en parlait vraiment comme d'un être vivant, comme d'une personne de sa famille, avec
qui il vivait depuis des années et des années. Avec le bois, il pouvait tout réaliser. De petits
coffrets incrustés d'ivoire et de marqueteries compliquées. De petites tables dont les pieds
étaient si minces que les enfants retenaient leur souffle de peur de les faire tomber.
Les murs de son atelier étaient garnis d'outils posés sur les rayons ou suspendus à des
râteliers. Il y avait des rabots de toutes dimensions et de toutes formes, des scies, des gouges,
des ciseaux, des varlopes, des boîtes à coupes, des compas et bien d'autres instruments dont
les enfants entendaient le nom pour la première fois. Et puis, il y avait des pots de colle, des
bouteilles de vernis, des pains de cire et du bois partout. Du bois de toutes les essences, de
toutes les formes, de toutes les couleurs.
Comme Isabelle, qui est très curieuse, se dirigeait vers une petite porte et posait déjà sa
main sur la poignée, Vincendon se précipita :
― Non, non, dit-il, n'entre pas là…
C'est dans cette pièce qu'est mon secret.
Isabelle pensa au cabinet de Barbe-Bleue, mais elle se mit à rire. Il y avait longtemps
qu'elle ne croyait plus à tout cela.
― C'est mon secret, reprit Vincendon. Tu le connaîtras quand tu auras entendu chanter
ton arbre.
L'été passa trop vite, avec les vacances et les courses merveilleuses dans la campagne et
la forêt. Les deux arbres plantés par Grand-père poussaient bien. Les oiseaux s'arrêtaient déjà.
Vers la rentrée des classes, leurs feuilles commencèrent à jaunir et les grands vents d'automne
les emportèrent au loin. Les deux petits érables semblaient morts, mais Gérard et Isabelle
savaient qu'ils venaient seulement de s'endormir pour l'hiver. À cause des devoirs toujours
difficiles et des leçons à apprendre, les deux enfants avaient oublié les gros érables et la
promesse du père Vincendon.
Un jeudi matin, quelques jours avant la Noël, les enfants comprirent dès le réveil que la
neige était revenue. Il y avait un grand silence tout autour de la maison, et la lumière filtrait
par les fentes des volets était plus blanche que celle des autres matins. Ils se levèrent très vite
malgré le froid.
― Les oiseaux, dit Isabelle. Il faut penser aux oiseaux.
Elle allait ouvrir la fenêtre pour jeter des graines lorsqu'elle aperçut, hésitant sur le
sentier tout blanc, le lapin mécanique.
― Vincendon, c'est monsieur Vincendon !
C'était bien lui, vêtu de sa pelisse grise et de son bonnet à oreilles, mais il portait sous
son bras un long paquet enveloppé de papier brun. Le vieil homme approchait lentement,
évitant les congères et cherchant avec peine le tracé du chemin. Il passa les deux érables que
l'on devinait à peine dans la grisaille, son bonnet dansa un moment au-dessus de la haie puis
disparut.
― C'est lui, répétaient les enfants ! C'est bien lui !
Ils ne savaient pas ce qu'apportait Vincendon, mais leur cœur s'était mis à battre très
fort. Dès que les semelles du vieil homme heurtèrent le seuil de pierre, Gérard courut ouvrir
la porte.
L'air qui entra en même temps que Vincendon était tout piqueté de minuscules flocons
blancs. Le feu grogna plus fort, puis ce fut le silence. Ils étaient là tous les quatre, à regarder le
père Vincendon et son paquet solidement ficelé.
Vincendon posa son paquet sur la table, ôta ses lunettes, les essuya longuement, se
moucha, remit ses lunettes et s'approcha du feu en frottant l'une contre l'autre ses grosses
mains qui faisaient un bruit de râpe.
― Il fait meilleur ici que dehors, dit-il.
Les enfants s'impatientaient. Chacun d'un côté de la table, ils regardaient le paquet sans
oser y toucher. Le vieil homme semblait prendre plaisir à prolonger leur attente. Il les observait
du coin de l'œil et adressa aux grands-parents des sourires complices.
Enfin, il se retourna et dit :
― Alors, qu'est-ce que vous attendez pour l'ouvrir ? Ce n'est tout de même pas à moi de
défaire le paquet.
Quatre petites mains volèrent en même temps. Les nœuds étaient nombreux et bien
serrés.
― Prête-nous tes ciseaux, Grand-mère…
― Non, dit Vincendon. Il faut apprendre la patience et l'économie. Défaites les nœuds et
n'abîmez rien, je veux récupérer ma ficelle et mon papier.
Il fallut patienter encore, se faire mal aux ongles, se chamailler un peu. Vincendon riait.
Les grands-parents, aussi impatients que les enfants, attendaient, suivant des yeux chacun
de leurs gestes.
Enfin, le papier fut enlevé, et une longue boîte de bois roux et luisant apparut. Elle était
plus large d'un bout que de l'autre. Vincendon s'en approcha lentement et l'ouvrit.
À l'intérieur, dans un lit de velours vert, un violon dormait.
― Voilà, dit simplement le vieil homme. Ce n'était pas plus
compliqué que ça. Les cordes, le velours et les crins de l'archet, tout se
trouvait au cœur de votre arbre.
― Mon Dieu, répétait Grand-mère, qui avait joint ses mains en
signe d'admiration. Mon Dieu, que c'est beau !
― Ça alors !... ça alors ! bégayait Grand-père. Je te savais très
adroit, mais tout de même !
Le vieil artisan souriait. Il passa plusieurs fois sa main sur sa
moustache avant de dire :
― Vous comprenez pourquoi je ne voulais pas vous laisser entrer
dans mon séchoir ? Vous auriez vu des violons, des guitares, des
mandolines et bien d'autres instruments. Et vous auriez tout deviné. Eh
oui ! je suis luthier. Je fais des violons… Et l'érable, voyez-vous, c'est le
bois qui chante le mieux.
Sa grosse main s'avança lentement pour caresser l'instrument, puis elle se retira toute
tremblante.
― Alors, dit-il à Gérard. Tu ne veux pas essayer de jouer ? Tu ne veux pas faire chanter
ton arbre ? Allons, tu peux le prendre, il ne te mordra pas, sois tranquille.
Le garçon sortit le violon de son lit, et le prit comme il avait vu les musiciens le faire. Il
posa l'archet sur les cordes et en tira un grincement épouvantable. Grand-mère se boucha les
oreilles tandis que le chat, réveillé en sursaut, disparaissait sous le buffet. Tout le monde se mit
à rire.
― Eh bien ! dit Grand-père, si c'est ce que tu appelles chanter !
― Il faut qu'il apprenne, dit Vincendon en prenant l'instrument, qu'il plaça sous son
menton.
Et le vieux luthier aux mains énormes se mit à jouer. Il jouait en marchant lentement
dans la pièce, en direction de la fenêtre. Immobiles, les enfants regardaient et écoutaient.
C'était une musique très douce, qui semblait raconter une histoire pareille à ces vieilles
légendes venues du fond des âges, comme le vent et les oiseaux qui arrivent en même temps
du fond de l'horizon.
Vincendon jouait, et c'était vraiment l'âme du vieil arbre qui chantait dans son violon.
Bernard Clavel L’arbre qui chante
Paris, Pocket Jeunesse, 2002
Le Maître du Jardin
Le Maître du Jardin
Il était un roi d’Arménie. Dans son jardin de fleurs et d’arbres rares poussait un rosier
chétif et pourtant précieux entre tous. Le nom de ce rosier était Anahakan. Jamais, de mémoire
de roi, il n’avait pu fleurir. Mais s’il était choyé plus qu’une femme aimée, c’était qu’on espérait
une rose de lui, l’Unique dont parlaient les vieux livres. Il était dit ceci : « Sur le rosier
Anahakan un jour viendra la rose généreuse, celle qui donnera au maître du jardin l’éternelle
jeunesse. »
Tous les matins le roi venait donc se courber dévotement devant lui. Il chaussait ses
lorgnons, examinait ses branches, cherchait un espoir de bourgeon parmi ses feuilles, n’en
trouvait pas le moindre, se redressait enfin, la mine terrible, prenait au col son jardinier et lui
disait :
– Sais-tu ce qui t’attend, mauvais bougre, si ce rosier s’obstine à demeurer stérile ? La
prison ! L’oubliette profonde !
C’est ainsi que le roi tous les printemps changeait de jardinier. On menait au cachot celui
qui n’avait pu faire fleurir la rose. Un autre venait, qui ne savait mieux faire, et finissait sa vie
comme son malheureux confrère, entre quatre murs noirs. Douze printemps passèrent, et
douze jardiniers. Le treizième était un fier jeune homme. Il s’appelait Samuel. Il dit au roi :
– Seigneur, je veux tenter ma chance.
Le roi lui répondit :
– Ceux qui t’ont précédé étaient de grands experts, des savants d’âge mûr. Ils ont tous
échoué. Et toi, blanc-bec, tu oses !
– Je sens que quelque chose, en moi, me fera réussir, dit Samuel.
– Quoi donc, jeune fou ?
– La peur, seigneur, la peur de mourir en prison !
Samuel par les allées du jardin magnifique s’en fut à son rosier. Il lui parla longtemps à
voix basse. Puis il bêcha la terre autour de son pied maigre, l’arrosa, demeura près de lui nuit et
jour, à le garder du vent, à caresser ses feuilles.
Il enfouit ses racines dans du terreau moelleux. Aux premières gelées il l’habilla de paille.
Il se mit à l’aimer. Sous la neige il resta comme au chevet d’un enfant, à chanter des berceuses.
Le printemps vint. Samuel ne quitta plus des yeux son rosier droit et frêle, guettant ses
moindres pousses, priant et respirant pour lui. Dans le jardin, des fleurs partout s’épanouirent,
mais il ne les vit pas. Il ne regardait que la branche sans rose. Au premier jour de mai, comme
l’aube naissait :
– Rosier, mon fils, où as-tu mal ?
A peine avait-il dit ces mots qu’il vit sortir de ses racines un ver noir, long, terreux. Il
voulut le saisir. Un oiseau se posa sur sa main, et les ailes battantes lui vola sa capture. A
l’instant un serpent surgit d’un buisson proche. Il avala le ver, il avala l’oiseau. Alors un aigle
descendit du haut du ciel. Il tua le serpent, le prit dans ses serres, s’envola. Comme il
s’éloignait vers l’horizon où le jour se levait, un bourgeon apparut sur le rosier. Samuel le
contempla, il se pencha sur lui, il l’effleura d’un souffle, et lentement la rose généreuse s’ouvrit
au soleil du matin.
– Merci, dit-il, merci.
Il s’en fut au palais en criant la nouvelle. Le roi était au lit. Il bâilla. Il grogna :
– Moi qui dormais si bien !
– Seigneur, lui dit Samuel, la rose Anahakan s’est ouverte. Vous voilà immortel, ô maître
du jardin !
Le roi bondit hors de ses couvertures, ouvrit les bras, rugit :
– Merveille ! Qu’on poste cent gardes armés de pied en cap autour de ce rosier ! dit-il,
gesticulant. Je ne veux voir personne à dix lieues à la ronde ! Samuel, jusqu’à ta mort, tu
veilleras sur lui !
Samuel lui répondit :
– Jusqu’à ma mort, seigneur.
Le roi dans son palais régna dix ans encore, puis un soir il quitta ce monde en disant ces
paroles :
– Le maître du jardin meurt comme tout le monde. Tout n’était que mensonge.
– Non, dit le jardinier, à genoux près de lui. Le maître du jardin, ce ne fut jamais vous. La
jeunesse éternelle est à celui qui veille, et j’ai veillé, seigneur, et je veille toujours, de l’aube au
crépuscule, du crépuscule au jour.
Il lui ferma les yeux, baisa son front pâle, puis sortit sous les étoiles. Il salua chacune.
Samuel avait le temps désormais. Tout le temps.
Henri Gougaud
L’Arbre d’Amour et de Sagesse Paris, Editions du Seuil, 1992
L'DEUX OISEAUX
Ce premier matin d’hiver, je ne bougeais pas.
J’étais seul.
Il faisait froid.
Il est venu et s’est posé près de moi.
Il a chanté et ça m’a réchauffé.
Il m’a encouragé à voler.
Je n’ai pas eu peur, j’ai fais mes premiers pas.
Il m’a emmené par-dessus les arbres.
Jamais je n’aurais cru en être capable.
Il m’a parlé des graines, m’a donné les meilleures, a picoré les mauvaises.
Avec lui j’ai appris à échapper au chat, si futé, si sournois.
Il m’a montré comment couper d’un coup de bec un brin d’herbe sec.
Il m’a appris à choisir un arbre, à y construire un nid pour élever mes petits.
Il m’a fait voler jusqu’au ciel, oublier le paysage pour faire de grands voyages.
Ce dernier soir d’hiver, nous nous sommes posés sur une branche, sans parler, en silence.
Cette nuit-là, nous étions deux.
Nous ne bougions pas. Il a fait très froid.
Au premier matin du printemps, il n’était plus là.
Je l’ai attendu.
Il n’est pas revenu.
Alors seulement, j’ai franchi le pas.
À tire-d’aile, j’ai quitté seul cet endroit.
Mais il volera toujours avec moi.
Éric Battut Deux Oiseaux
Paris, Autrement Jeunesse, 2004
Commandements
du
Parc National
Le parc national protège contre l’ignorance et le vandalisme
Des biens et des beautés qui appartiennent à tous.
Les défenseurs de la vie sont les amis du parc national.
Les amis du progrès et de la paix sont les amis du parc national.
Les sportifs, les artistes et les savants sont les amis du parc national.
Voici l’espace, voici l’air pur, voici le silence.
Le royaume des aurores intactes et des bêtes naïves.
Tout ce qui vous manque dans les villes.
Est ici préservé pour votre joie.
Eaux libres : hommes libres.
Ici commence le pays de la liberté.
La liberté de se bien conduire.
Les inconscients ne respectent pas la nature.
Ils croient se grandir en la polluant
Et ne savent même pas qu’elle se venge.
Puisez dans le trésor des hauteurs
Mais qu’il brille après vous pour tous les autres.
La faiblesse a peur des grands espaces.
La sottise a peur du silence.
Ouvrez vos yeux et vos oreilles. Fermez vos transistors.
Pas de bruit. Pas de moteurs. Pas de klaxons.
Ecoutez les musiques de la montagne.
Les vraies merveilles ne coûtent pas un centime.
La marche nettoie la cervelle et rend gai.
Enterrez vos soucis, et vos boîtes de conserves.
Un visiteur intelligent ne laisse aucune trace de son passage.
Ni inscriptions. Ni destructions. Ni désordre. Ni déchets.
Les papiers gras sont les cartes de visite des mufles.
Récoltez de beaux souvenirs mais ne cueillez pas les fleurs.
N’arrachez surtout pas les plantes : il pousserait des pierres.
Il faut beaucoup de brins d’herbe pour tisser un homme.
Ravageur de forêts : mauvais citoyen.
Qui détruit le nid vide le ciel, rend la terre stérile.
Ennemi des bêtes : ennemi de la vie : ennemi de l’avenir.
Oiseaux, marmottes, hermines, chamois, bouquetins.
Et tout le petit peuple de poil et de plume
Ont désormais besoin de votre amitié pour survivre.
Déclarez la paix aux animaux timides.
Ne les troublez pas dans leurs affaires
Afin que les printemps futurs réjouissent encore vos enfants.
Défense ici de chasser, sauf aux images.
N’allumez pas de feu au hasard. Ne campez pas n’importe où.
Certains gestes irréfléchis peuvent tout compromettre.
Le parc national, c’est le grand jardin des Français.
Et c’est aussi votre héritage personnel.
Acceptez consciemment, de bon cœur, ses disciplines
Et gardez-le vous-même contre le vandalisme et l’ignorance.
Samivel Cimes et merveilles
(Adaptation)
LE ROI SOLEIL
Parce qu’il était le roi du ciel,
le soleil demanda qu’on lui confectionne
une jolie couronne,
une cuirasse d’argent,
un manteau d’hermine,
une épée ciselée,
une canne à pommeau d’or
ainsi que des pantoufles coiffées
de grelots dorés.
Mais cling ! clang ! clong !
tout cet attirail de métal
encombrait le ciel.
Alors, un matin, le roi soleil
abandonna toutes ses possessions
à l’horizon.
Des enfants
découvrirent des trésors.
Ils s’en firent des jouets,
qui brillent encore comme des bijoux précieux.
Gilles Tibo
CHER MONSIEUR PLANTEFOL
Cher Monsieur Plantefol,
J’aime beaucoup les baleines et je crois que j’en ai vu une dans mon bassin aujourd’hui. S’il
vous plaît, envoyez-moi des renseignements sur les baleines, j’ai peur qu’il arrive du mal à la
mienne.
Je vous embrasse,
Émilie
Chère Émilie,
Voici quelques informations à propos des baleines. Tu n’as sûrement pas vu une baleine, car elles
ne vivent pas dans les bassins, mais dans l’eau salée.
Bien à toi,
Plantefol
Cher Monsieur Plantefol,
Maintenant je mets du sel dans le bassin tous les jours avant d’aller à l’école, et la nuit dernière
j’ai vu ma baleine qui souriait. Je crois qu’elle se sent
mieux.
Croyez-vous qu’elle s’est perdue ?
Je vous embrasse,
Émilie
Chère Émilie,
Je t’en prie, ne mets plus de sel dans le bassin, je suis
sûr que cela ne plairait pas à tes parents. Je crains que ce ne soit pas une baleine qui se trouve
dans ton bassin. Les baleines ne se perdent pas, elles savent toujours où elles se trouvent dans les
océans.
Bien à toi,
Plantefol
Cher Monsieur Plantefol,
Ce soir je suis très heureuse parce que j’ai vu ma baleine sauter et faire des jets d’eau. Je crois
qu’elle est bleue.
Est-ce que ça veut dire que c’est une baleine bleue ?
Je vous embrasse,
Émilie
P.S. Qu’est-ce qu’il faut lui donner à manger ?
Chère Émilie,
Les baleines bleues sont bleues et elles mangent de toutes petites créatures qui ressemblent à des
crevettes et qui vivent dans la mer. Cependant je dois te dire qu’une baleine bleue est beaucoup
trop grosse pour vivre dans ton bassin.
Bien à toi,
Plantefol
P. S. Il s’agit peut-être d’un poisson rouge de couleur bleue.
Cher Monsieur Plantefol,
La nuit dernière j’ai lu votre lettre à ma baleine.
Après, elle m’a laissé lui caresser la tête. C’était formidable.
En cachette je lui ai apporté des céréales et des miettes de pain.
Ce matin j’ai regardé dans le bassin : il n’en restait plus !
Je crois que je vais l’appeler Amélie, qu’est-ce que vous en pensez ?
Je vous embrasse,
Émilie
Chère Émilie,
Je dois te préciser impérativement, dès maintenant, qu’il est parfaitement impossible à une
baleine de vivre dans ton bassin. Tu ne sais sans doute pas que les baleines sont des animaux
migrateurs, ce qui veut dire qu’elles parcourent de grandes distances chaque jour.
Je suis désolé de te décevoir.
Bien à toi,
Plantefol
Cher Monsieur Plantefol,
Ce soir je suis un peu triste. Amélie est partie. Je crois qu’elle a compris votre lettre, et elle a
décidé de redevenir un animal migrateur.
Je vous embrasse,
Émilie
Chère Émilie,
Je t’en prie, ne sois pas trop triste. C’était vraiment impossible pour une baleine de vivre dans ton
bassin. Peut-être, quand tu seras grande, tu parcourras les océans pour étudier et protéger les
baleines.
Bien à toi,
Plantefol
Cher Monsieur Plantefol,
J’ai eu le plus beau jour de ma vie !
J’étais au bord de la mer et – vous ne devinerez jamais – j’ai vu Amélie ! Je l’ai appelée et elle
m’a souri. Je suis sûre que c’était elle parce qu’elle m’a laissé lui caresser la tête.
Je lui ai donné un morceau de mon sandwich et on s’est dit au revoir. J’ai crié que je l’aimais
beaucoup et après – j’espère que ça ne vous ennuiera pas – que vous aussi vous l’aimiez.
Je vous embrasse,
Émilie (et Amélie)
Simon James Cher Monsieur Plantefol
Rennes, Éditions Ouest-France, 1991
LES BALLONS
Durant la nuit,
le réveille-matin du soleil se dérégla.
À l’aube, il ne sonna pas l’heure du lever.
Ainsi, pendant toute la matinée
le soleil continua à ronfler, ronfler, ronfler…
Partout sur la terre
on tenta de le réveiller.
Dans les pays du nord,
on lui lança des boules de neige.
Au sud, on lui lança des coquillages.
Mais rien ne réveillait le soleil,
qui dormait à poings fermés.
Finalement, un petit garçon
fit monter un ballon tout rond,
qui chatouilla le nez du soleil
et le fit éternuer.
Le lendemain matin,
mille enfants,
craignant que le soleil ne se réveille pas,
couraient dans les champs
avec des ballons
tout ronds.
Gilles Tibo
En attendant la pluie…
La plupart des gens se plaignent qu’il pleuve trop souvent. Ils voudraient du soleil tous
les jours. Pourtant, dans la lointaine savane africaine, le soleil chauffe si fort que le paysage
tremble à l’horizon. Du plus grand éléphant au plus petit insecte, tous les animaux de la savane
attendant la pluie avec impatience : leur vie en dépend.
Comme les autres, les guépards attendent la saison des pluies. Avec elle reviendront les
grands troupeaux et les chasses faciles. Depuis que les gazelles sont parties vers des terres plus
verdoyantes, il n’y a plus assez de proies pour tous. Ces jeunes mâles sont inquiets. Si la pluie
n’arrive pas, ce sera la famine !
Et, cette année, la pluie ne vient pas. La savane se dessèche, le sol se craquelle, la
végétation jaunit.
Une femelle guépard est à l’affût sur un arbre mort.
Elle a deux petits, aussi n’a-t-elle pas pu suivre les
gazelles. Comment nourrir sa progéniture ?
Grâce à sa vue perçante, elle aperçoit quelques
zèbres buvant l’eau d’une des dernières mares. Si elle
parvient à s’approcher assez près sans être repérée, elle a
peut-être sa chance…
Des cris aigus retentissent dans les herbes sèches : les deux petits appellent. Ils sont trop
jeunes pour accompagner leur mère. Mais il faut pourtant que celle-ci rapporte à manger. Elle
les emmène donc dans une cachette sûre avant de partir en chasse. À cette heure de la journée,
elle ne craint pas de concurrents : il fait déjà trop chaud pour les autres félins.
La mère guépard a pu s’approcher des zèbres. Elle touche à peine le sol de ses pattes
légères. Mais, soudain, une brindille craque et un oiseaux s’envole, effrayé. L’alarme est
donnée !
Les zèbres s’enfuient au galop dans la plaine, mais la course est trop rapide pour le petit
qui les accompagne. La mère guépard le rattrape facilement et, d’un coup de patte, le fait
rouler dans la poussière. À bout de souffle, elle s’allonge quelques minutes à côté de sa proie.
Puis elle l’emporte avant que les hyènes ne viennent lui voler son repas.
Les petits guépards n’ont pas assisté à la chasse.
Cachés près d’une mare voisine, ils sont attentifs à tout
ce qui se passe. Un éléphant se roule dans la boue en
soufflant. La boue protègera sa peau des parasites. Quelques
gazelles retardataires passent par là. Elles pourront se
désaltérer dès que le pachyderme sera parti. Quelle
aubaine !
Sous la patte d’un petit guépard, quelque chose a
bougé : c’est un crapaud, qui file se mettre à l’abri dans l’eau. Poussés par la curiosité, les
jeunes félins oublient toute prudence et quittent leur cachette pour suivre l’étrange
animal.
Les voici au bord de l’eau. Alors qu’ils s’approchent, un crocodile, camouflé dans la boue,
arrive soudain sur eux, la gueule grande ouverte.
Il manque de peu les petits guépards, qui détalent à toute vitesse.
La mère retrouve ses petits tout tremblants près du vieux tronc. Inquiète de ne pas les
avoir trouvés dans leur cachette, elle les cherchait depuis plus d’une heure. C’est un miracle
que les jeunes guépards aient échappé au crocodile !
Pour se rassurer, rien ne vaut les caresses et les
coups de langue. La mère a mangé, puis elle a donné
un peu de viande à ses petits afin de les habituer. Le
soleil se couche, la nuit sera bientôt là. Les petits
s’endorment.
À l’aube, la savane se réveille avec les
rugissements des lions. Tout à coup, un bruit de
sabots alerte la mère guépard. Ce sont trois girafes qui passent par là, à quelques pas de la
famille. Elles sont inoffensives, mais il ne faudrait pas que l’une d’elles marche sur un petit par
mégarde. La mère se précipite pour les éloigner.
La pluie ne vient toujours pas, la savane est plus sèche que jamais.
Le dernier troupeau de gnous se dirige vers des nuages
lointains, soulevant des colonises de poussière.
Il a peut-être plu là-bas.
La pluie, c’est une promesse d’herbe tendre. Ici, il n’y
aura bientôt plus d’herbe et la température devient
insupportable.
La plupart des animaux se tapissent à l’ombre, sans forces.
Mais un jour, vers midi, l’air devient vraiment
étouffant. La mère guépard a senti quelque chose, car elle
lève la tête vers le ciel et renifle l’air à petits coups. De gros
nuages noirs et lourds surgissent de l’horizon et
s’approchent lentement.
Soudain, de grand éclairs illuminent l’horizon et des
grondements de tonnerre roulent sur la savane. Les petits,
effrayés, blottissent contre leur mère. C’est leur premier orage, mais leur instinct leur dit que
ce spectacle inquiétant annonce une bonne surprise.
La pluie ! Enfin la pluie ! Après les premières gouttes timides, des cascades d’eau
tombent du ciel. C’est un vrai déluge dont les animaux cherchent à s’abriter, tant la pluie est
violente. Dans quelques heures, la rivière se remplira et, bientôt, la savane reverdira.
Les petits guépards ont compris que la pluie est un bienfait : grâce à elle, ils ont une
chance de survivre et peut-être, un jour, pourront-ils avoir des petits à leur tour.
Emmanuelle Zicot En attendant la pluie
Paris, l’École des loisirs, 2001
NOMBRIL DES MONDES
J’écoute la chanson
de la rivière sur les cailloux
une main dans l’eau qui va
une main dans l’herbe
un œil dans les nuages
un pied sur terre
un pied
contre l’écorce d’un jeune saule
une épaule dans le soleil
et
dans un coude de la rivière
une oreille aux pinsons
une oreille aux murmures de l’eau
une narine dans la menthe fraîche
les reins dans la mousse
je suis
le nombril des mondes.
Jean-Hugues Malineau
Un arbre dans la lune
UN ARBRE DANS LA LUNE
En vacances chez ses grands-parents, Daphné est une petite fille rêveuse et solitaire. Dans ses
jeux, elle a une relation toute particulière avec la nature, les arbres, les feuilles et les fleurs. Elle
s’invente ainsi des saisons qui n’existe pas, et soigne les papillons blessés. Dans ses rêves, elle crée
des forêts magiques et féeriques, et poursuit un chemin idyllique avec les éléments naturels.
Grâce à d’extraordinaires rencontres, elle saura tout des habitudes, des coutumes et des secrets
des arbres. Au grès de ses aventures, Daphné fera tout pour sauver la forêt d’un monstre
mécanique détruisant la nature…
Daphné est une petite fille qui veut être un arbre. Elle aime tellement les arbres qu’elle
ne trouve rien de plus beau sur la terre. « Ni sur la lune » ajoutent, en plaisantant, ses grands-
parents chez qui elle passe ses vacances et qui prétendent que, souvent, leur petite-fille est
« dans la lune ». En quoi, ils se trompent. Daphné n’est pas « dans la lune ».
Elle est dans les arbres, dans ceux du jardin de ses grands-parents, dans ceux de la
proche forêt, et surtout dans celui qui est considéré comme le trésor de la famille : l’Arbre des
Quatre Saisons. Cet arbre a la particularité d’être tous les arbres à la fois, et en toute saison.
C’est très pratique pour Daphné. A-t-elle envie d’être à Noël ? Elle s’installe entre les
branches de l’hiver pour y cueillir le gui et le houx. Au bout des branches du printemps, elle
découvre des nids et regarde les œufs éclore.
Avec les feuilles de l’automne, elle se fabrique des colliers et des bracelets. Enfin, sur une
même branche d’été, elle peut ramasser des prunes, des abricots, des cerises et des figues. Fille
unique, Daphné a l’habitude d’être seule. Dans sa solitude, elle est attentive à ne pas causer le
moindre mal aux gens comme aux bêtes ou aux végétaux.
Mieux encore, elle soigne les papillons blessés. Elle a ouvert un hôpital dont elle est
l’infirmière. Elle panse les branches cassées des arbres avec des rubans adhésifs et réussit, à
force de patience, à les recoller complètement. Si elle avait des cartes de visite comme les
grandes personnes, elle y ferait inscrire :
Daphné
infirmière pour les papillons et médecin pour les arbres.
Quand elle est fatiguée de jouer avec l’Arbre des Quatre Saisons, ou avec les papillons,
Daphné s’en va dans la forêt qui commence où le jardin finit. C'est une forêt magique comme
toutes les forêts et où une petite fille peut se promener sans crainte : les animaux ne s’y battent
pas entre eux. Ils s’aiment.
On y voit passer, bras dessus, bras dessous, le lapin et la belette, le renard et le faisan, la
biche et le loup. Les chasseurs ne peuvent y pénétrer. Chaque fois qu’ils essaient, un terrible
orage éclate qui les trempe jusqu’aux os et les force à rebrousser chemin avec, pour seul butin,
un rhume qui dure huit jours, au moins, sans parler des complications, bronchite ou pleurésie.
Dans cette forêt magique, Daphné voit, et entend, de drôles de choses. Une fois, elle
rencontre sur son chemin un poisson qui, l’imprudent, s’est éloigné de la mer. Une vague
l’accompagne. Un poisson et une vague, dans une forêt, ce n’est pas normal, pense Daphné qui
demande :
─ Où allez-vous tous les deux ?
─ Vers le bleu du ciel. Le bleu de la mer ne nous suffit plus et nous voudrions nager dans
le bleu du ciel. Voilà des jours que nous cherchons à l’atteindre. Nous sommes fatigués.
─ Si vous êtes fatigués, asseyez-vous à l’ombre d’un arbre. On ne peut pas être mieux que
là !
C’est ce qu’ils font. Et l’ombre enchantée par l’appréciation de Daphné se présente :
─ Je suis l’ombre de l’arbre, et voici ma sœur jumelle, la fraîcheur.
L’ombre, la fraîcheur, le poisson, la vague et Daphné se mettent à raconter des histoires
tellement passionnantes qu’un nuage qui passe par là s’arrête pour les écouter, puis, à force de
tendre l’oreille, finit par s’approcher et se poser en plein dans l’ombre à laquelle il avoue :
─ Si vous saviez comme il fait chaud, là-haut, et comme je suis content de me rafraîchir
un peu…
La vague et le poisson interrogent le nuage sur le ciel qu’ils imaginent comme un autre
océan. Le nuage rit d’une telle comparaison. Il propose au poisson et à la vague d’aller y faire
un tour, pour voir. Ils acceptent.
Le nuage offre également à l’ombre, à la fraîcheur et à Daphné d’être du voyage. Toutes
trois refusent. Nuage, poisson et vague s’envolent vers le ciel. Pendant la nuit qui suit cette
rencontre, Daphné rêve que la mer est un arbre avec des vagues à la place des branches et de
l’écume à la place des fruits.
C’est une nuit de pleine lune et Daphné rêve aussi qu’elle est un arbre dans la lune. Au
matin, elle mange trois tartines de miel, deux tartines de confiture d’abricot, et boit deux bols
de chocolat au lait.
─ Les rêves, ça creuse, explique-t-elle à sa grand-mère que cet appétit excessif étonne.
Après ce copieux petit déjeuner, Daphné retourne dans la forêt. Elle y rencontre une
huppe et, comme c’est la première fois qu’elle voit un tel oiseau, elle s’écrie :
─ Qu’est-ce que c’est que cette bestiole ? Antilope par les cornes et zèbre par la queue ?
─ Je ne suis pas un zèbre, rectifie l’oiseau, bien que je suis rayée de blanc et de noir. Et
je ne suis pas non plus une antilope bien que j’aie l’air d’avoir des cornes sur la tête. Ce sont
des cornes de plumes qui forment la huppe dont je tiens mon nom. Je suis la Huppe, la plus
belle des Huppes puisque je suis la Reine des Huppes.
─ Majesté, dit Daphné en s’inclinant profondément, je vous prie d’accepter mes excuses.
─ Je les accepte, dit la Huppe, bonne fille.
Depuis, Daphné et la Reines des Huppes se promènent ensemble. Dès que Daphné
pénètre dans la forêt magique, la Huppe vient se poser sur son épaule et raconte les derniers
événements, l’éclosion d’un champignon qui sent la violette, la naissance d’une source dorée,
le mariage d’une libellule avec un romarin frisé.
Une autre fois encore, sur son chemin, Daphné trouve un caillou parfaitement blanc,
parfaitement rond, on dirait un œuf de marbre. Il est tellement joli ce caillou que Daphné le
met dans sa poche. Le caillou proteste aussitôt, il n’aime pas être dans le noir d’une poche, il
n’aime que la lumière.
Autrefois, raconte-t-il à Daphné un peu surprise d’entendre un caillou parler, quand les
dieux vivaient avec les hommes et avaient leurs statues dans les temples, lui, le caillou, était le
doigt d’une déesse. Les dieux, les temples ont disparu, et, dans cette débâcle, la déesse a perdu
sa tête et ses bras. Les bras avec leur main, les mains avec leurs doigts, dispersés dans la nature,
ont, peu à peu, perdu les formes que leur avait données le sculpteur et sont redevenus ce qu’ils
étaient, de simples pierres.
Telle est l’histoire de Petit Caillou, tel est son nom, qui garde de son ancienne splendeur
dans les temples dressés à ciel ouvert sur le haut des collines, le goût de la lumière. Daphné
promet à Petit Caillou qu’elle l’installera au pied de l’Arbre des Quatre Saisons, dans la partie
été où il sera toujours au soleil. Petit Caillou, bien élevé, se confond en remerciements.
Avec l’Arbre des Quatre Saisons, la Reine des Huppes et Petit Caillou, Daphné compte
donc trois amis. Elle en va avoir un quatrième, ou plutôt une quatrième, puisqu’il s’agit d’une
magicienne.
Exactement au centre de la forêt se trouve un immense chêne qui est la demeure de la
magicienne. Elle y a élu domicile parce que, elle aussi, elle aime les arbres. Elle s’est bâti un nid
à la façon des oiseaux, mais un nid à sa mesure : elle mesure un mètre cinquante.
Comme les habitants de la forêt la chérissent autant qu’ils la respectent, ils appellent la
magicienne, « révérende ». Et quand elle entend cela, la magicienne ne manque pas de rire, se
moquant d’elle-même, et lançant joyeusement : « Révérende mère, oui, je suis la révérende Nid
d’Oiseau. »
Révérende Nid d’Oiseau, c’est ainsi que la nomment ses intimes parmi lesquels ne tarde
pas à compter Daphné, éblouie et vite conquise par les tours de la magicienne. En effet, c’est la
révérende Nid d’Oiseau qui commande à l’orage mettant en fuite
les chasseurs.
C’est elle qui, d’un coup d’œil, fait bouillir l’eau dans sa
théière et apparaître, au gré de sa gourmandise ou de celle de ses
invités, les meilleurs gâteaux de gingembre, les meilleures glaces
au chocolat, les meilleures pastèques, celles d’Andalousie, avec
leurs belles joues rouges et leurs innombrables yeux noirs.
La révérende Nid d’Oiseau apprend à Daphné des tas de
choses sur les arbres, leurs habitudes, leurs coutumes, leurs secrets.
─ Qu’est-ce qu’un arbre ? C’est quelqu’un qui n’a pas de mains pour se défendre, ni de
pieds pour s’enfuir, explique-t-elle. Et elle ajoute :
─ On en profite pour les massacrer. Il ne faut jamais maltraiter un arbre, tu entends,
Daphné, pas plus qu’il ne faut dire à un enfant qu’il est bête. Qu’est-ce qu’un enfant ? Un
adulte qui n’a pas encore eu le temps de grandir.
À écouter de tels propos, à s’amuser avec de tels amis, le mois de juillet passe vite pour
Daphné, et c’est le mois d’août sur la forêt magique. Début août, le grand-père rentre à la
maison avec des journaux qu’il étale sur la table.
─ Regardez, dit-il, consterné, à la grand-mère et à Daphné. Tous les journaux ont le
même titre :
SOS forêt
MM attaque
Daphné demande ce que cela veut dire. MM, cela veut dire la Méchante Machine, celle
qui avale les arbres par centaines et engloutit une forêt en une seule bouchée. Les forêts
menacées lancent un appel au secours, un SOS.
La Méchante Machine, pour le moment, n’attaque pas les humains qu’elle se contente de
terroriser par son bruit infernal et ses mauvaises odeurs. Elle pue et elle tue. Dans le pays, l’état
de tristesse générale est décrété. Que faire ?
C’est l’été. Les gens sont à la mer où à la montagne. Dans le village de la forêt magique ne
restent que des vieillards et des enfants comme Daphné. Chacun se terre dans sa maison
quand défile dans les rues la Méchante Machine qui rote des vapeurs d’essence et hurle des
menaces aux arbres, même à ceux qui se cachent dans les jardins.
─ Aucun mur, aucune grille ne m’arrêtera quand j’aurai faim, crie la Méchante Machine.
Daphné décide de sauver la forêt et de délivrer son pays de la Méchante Machine.
Daphné réunit aussitôt la Reine des Huppes et Petit Caillou qui approuvent son projet. Oui, il
faut en finir, cela ne peut plus durer.
L’Arbre des Quatre Saisons qui sent ses jours comptés dépérit. Dans la forêt magique, les
bêtes n’osent plus sortir de leur terrier, elles souffrent de la faim et de la soif. C’est intolérable.
Mais comment détruire la Méchante Machine ?
Daphné, la Reine des Huppes et Petit Caillou s’en vont demander des conseils, et de
l’aide, à la magicienne. La révérende Nid d’Oiseau est désespérée. Elle est sans pouvoir contre
la Méchante Machine. L’orage à qui elle commandait contre les chasseurs refuse d’obéir.
─ Je veux bien tremper les chasseurs, je ne veux pas salir mes gouttes de pluie et mes
éclairs sur cette machine crasseuse qui sue le cambouis, répète obstinément l’orage.
Exaspérée par une telle attitude, la révérende Nid d’Oiseau annonce à ses amis qu’elle
s’en va à jamais, qu’elle quitte la forêt pour rejoindre le nuage, la vague et le poisson qui, elle
vient de l’apprendre, ne risquent plus rien, réfugiés quelque part dans l’infini. Ils y sont
inaccessibles, donc, heureux.
─ Qui m’aime me suive, dit la magicienne. Je transforme mon nid en tapis volant et nous
partons tout de suite.
Personne ne veut, ou ne peut, partir tout de suite. Daphné doit prévenir ses grands-
parents, et la Reine des Huppes son peuple. Avant de s’envoler définitivement, la révérende
Nid d’Oiseau fait cadeau à Daphné d’une formule magique à apprendre par cœur, à ne répéter
à personne, et à n’utiliser qu’en cas de danger extrême :
Arbre mon cher arbre change-moi en arbre au centre de la lune.
─ Je n’aurais pas cru que la révérende Nid d’Oiseau soit aussi
égoïste, dit la Reine des Huppes, et nous abandonne au moment
où nous avons le plus besoin d’elle.
─ Cela ne fait rien, nous vaincrons. Les forts seront vaincus.
Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles, répond
Daphné.
─ Daphné a raison, assure Petit Caillou. Cette Méchante Machine est très forte, mais elle
doit avoir une faiblesse cachée. Il suffit de trouver cette faiblesse et d’en tirer profit pour
abattre la Machine. Quand j’étais le doigt d’une déesse, on parlait beaucoup, dans les temples,
d’un petit garçon, David, qui avait réussi à terrasser un géant, Goliath, rien qu’en lui lançant
une pierre en plein front. Je serai cette pierre et Daphné sera un autre David.
Il faut sauver les arbres. Le temps presse. On décide, à l’unanimité, que Daphné se
déguisera en arbre pour attirer l’attention, et éveiller l’appétit de la Méchante Machine. C’est
facile : Daphné n’a qu’à mettre la veste en velours côtelé marron de son grand-père, on dirait
une écorce. Et sur la tête, la capeline à fleurs de sa grand-mère.
─ J’aurai l’air d’un arbre en fleur qui se promène, dit Daphné.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Daphné, déguisé en arbre, part se promener sur la route. Elle
tient dans son poing Petit
Caillou qui supplie :
─ Ne me serre pas si fort, tu m’étouffes, n’oublie pas notre plan d’attaque. Dès que la
Méchante Machine ouvre sa gueule, tu me lances dedans, et crois-moi, un morceau de marbre,
un ancien doigt de déesse qui aurait trois mille ans aujourd’hui, c’est autrement difficile à
digérer qu’un arbre tendre ou une forêt magique. La Méchante machine crèvera d’indigestion,
et quand elle sera morte, tu viendras me délivrer. Ne me laisse pas au milieu de cette ferraille.
─ Oui, oui, tais-toi, j’entends la Méchante Machine qui arrive, chuchote Daphné.
Et elle est là, la Méchante Machine, noire de cambouis et de méchanceté, monstrueuse
guêpe de fer, ses yeux en forme d’ampoule hors de la tête. « Tiens, remarque-t-elle, un arbre
qui se promène, je vais le croquer, ça me mettra en appétit ». Ses mâchoires s’écartent,
montrant une rangée de dents tellement pointues, tellement laides que Daphné, surprise, vise
mal.
Petit Caillou n’entre pas dans la bouche, mais dans l’œil de la Méchante Machine qui en
trépigne de douleur et de colère. Elle est déchaînée et parvient à arracher Petit Caillou de sa
paupière et à le lancer avec une telle force qu’il disparaît dans les alentours du soleil où l’attend
la déesse qui l’accueille d’un radieux « te voilà enfin, toi, le petit doigt qui me manquait pour
entrer, complète, au paradis des déesses. »
Daphné et la Méchante Machine restent face à face.
─ Je vais te manger, gronde la Méchante Machine en lançant sur Daphné un puissant,
un poisseux souffle électrique qui la renverse.
Daphné rassemble ses dernières forces pour se relever et s’enfuir à toute allure vers la
forêt afin d’y trouver refuge dans le chêne. Elle court, Daphné, et ses amis accourent à son
secours. En vain.
Ni la Reine des Huppes, ni les papillons ne parviennent à ralentir la Méchante Machine
qui va de plus en plus vite. Elle se rapproche irrésistiblement, impitoyablement de Daphné qui,
se sentant perdue, se souvient alors de la formule magique donnée par la révérende Nid
d’Oiseau et crie :
Arbre mon cher arbre change-moi en arbre au centre de la lune.
Souhait formulé avec tant de force qu’il est aussitôt exaucé. Daphné s’envole sous les
applaudissements de la Reine des Huppes et des amis de la forêt tandis que la Méchante
Machine ne happe que du vide et, de rage, se consume et se réduit en un tas de cambouis
fumant.
Daphné monte, monte, traverse des frontières célestes, parcourt les pays de la Lumière,
salue au passage la magicienne révérende Nid d’Oiseau, Petit Caillou, le nuage, le poisson, la
vague, les signes du zodiaque et la Grande Ourse.
Daphné arrive enfin au centre de la lune où elle devient un arbre. L’arbre de la lune, celui
que vous pouvez voir, les soirs de pleine lune…
Jean Chalon ; Martine Delerm Un arbre dans la lune
Paris, Éditions du Rocher, 2003
Le sapin
LE SAPIN
Un petit sapin désire grandir pour être aussi beau que les majestueux
sapins qui l'entourent. Dans sa forêt natale, il rêve de découvrir le monde.
Les saisons passent. Un jour d'hiver, il est enfin choisi, coupé et installé
dans une belle maison, le soir de Noël. Mais quelques jours plus tard, le
voilà remisé au grenier...
Sur la lisière du bois poussait un gentil petit sapin. Il avait pris racine à une bonne place ;
il recevait les rayons du soleil ; il avait de l’air suffisamment, et n’était pas étouffé par les
grands pins, ses frères, qui s’élevaient autour de lui. Mais le petit arbre appréciait mal tous ces
avantages. Il n’avait qu’une idée, qu’un désir, c’était de grandir au plus vite.
La bonne chaleur du soleil, le vent qui venait le rafraîchir et lui amenait la pluie quand il
en avait besoin, tout cela le laissait indifférent. Assez souvent les enfants des villages voisins
venaient chercher dans les bois des fraises en été et des mûres en automne. Quand ils avaient
rempli leurs paniers, ils s’arrêtaient à la lisière du bois et s’asseyaient près du petit sapin.
— Quel joli petit arbre ! disaient-ils en l’apercevant ; voyez comme il est mignon !
Mais le sapin ignorait ces éloges. L’année qui vint, il grandit d’une pousse, l’année
suivante d’une pousse encore. Déjà il présentait plusieurs de ces étages de brindilles auxquels
on reconnaît l’âge des sapins : « Que ma croissance est lente ! soupirait-il néanmoins. Quand
donc pourrai-je, comme mes aînés, étendre devant le monde une majestueuse couronne de
belles branches ? Les oiseaux y viendraient nicher, et, quand le vent soufflerait, je rendrais
majestueusement à mes frères les belles et graves révérences qu’ils me font. »
Plongé dans ces vains regrets, il ne savait pas se réjouir de la lumière du ciel, du chant
des oiseaux, de la fraîcheur des nuits. L’hiver étendit autour de lui une blanche nappe de neige.
Un lièvre qui passait en courant franchit d’un bond le petit arbre qui en fut cruellement
humilié. Trois ans après, le lièvre voulut recommencer le saut, il manqua son coup et roula par
terre, à la grande satisfaction du sapin qui pensait : « Quel bonheur de grandir enfin ! Prendre
de l’âge et devenir respectable, n’est-ce pas tout ce qu’on peut souhaiter de mieux ? »
À l’automne, les bûcherons venaient abattre les plus grands arbres. Le jeune sapin, qui
commençait à prendre tournure, réfléchit sur ces coupes réglées. Il frémit en y songeant. Est-ce
qu’on en ferait autant de lui quant il aurait la taille ? C’est qu’on ne se bornait pas à les abattre,
ces arbres magnifiques qui ne demandaient qu’à vivre. Quand ils étaient tombés avec tracas,
on les ébranchait, on leur enlevait l’écorce. Ils gisaient tout de leur long, nus, dépouillés,
méconnaissables ; puis, on les chargeait sur des voitures que les chevaux emmenaient au loin.
Où les conduisait-on ? Que devenaient-ils ?
Au printemps, quand revinrent les hirondelles et les cigognes, le sapin demanda :
— Vous qui voyagez tant, savez-vous ce que sont devenus ces grands arbres qu’on a
coupés naguère ?
Les hirondelles n’avaient rien vu, mais une cigogne, après réflexion, leva la tête et dit :
— Je crois savoir ce qui en est. L’autre jour j’ai rencontré en mer, à quelques lieues de la
côte d’Egypte, des navires nouvellement construits. J’étais fatiguée, je me suis reposée un
instant sur le grand mât de l’un d’eux. Il avait une forte odeur de sapin. C’était un de ces arbres
sans doute.
— Que ne suis-je assez grand, murmura le sapin dont la vanité fut aussitôt excitée, que
n’ai-je une taille assez haute pour qu’on me prenne ainsi et que l’on me pare comme eux !
Mais, s’il vous plaît, qu’est-ce que la mer et à quoi ressemble-t-elle ?
— Ce serait trop long à t’expliquer, dit la cigogne, et voici l’heure de la sieste. Bonsoir.
— Réjouis-toi de ta verte jeunesse, disait le rayon de soleil, réjouis-toi de la sève fraîche
et vigoureuse qui circule dans tes rameaux, au lieu de vouloir être toujours où tu n’es pas !
La douce brise jouait avec les branches flexibles du jeune arbre ; la rosée y suspendait ses
gouttes pareilles à des pierreries. Le sapin ne se souciait de rien que de grandir et de voyager.
Lorsqu’approchait Noël, les bûcherons venaient dans le bois couper de petits arbres qui
n’étaient pas même aussi hauts que notre ambitieux sapin. C’étaient les plus beaux, les plus
tournis qu’on enlevait de la sorte. On leur laissait leurs branches ; on les plaçait sur des
charrettes et on les emmenait au loin. « Où les conduit-on ? se disait le petit sapin avec envie.
Ils ne sont pas de plus haute taille que moi ; il y en avait même un plus petit. Quel peut être
leur sort ? »
— Det vide vi, et vide vi ! (nous le savons bien, nous le savons bien !) gazouillèrent les
moineaux. Là-bas, dans la ville, perchés sur les toits et sur les balcons, nous avons regardé à
travers les fenêtres et nous avons vu ces heureux sapins. Quelles splendeurs les entourent ! Au
milieu d’un somptueux appartement bien clos et bien chauffé, ils sont plantés dans une grande
caisse et ornés des plus belles choses : oranges, pains d’épice, bonbons transparents, poupées
et jouets de mille espèces, tout cela éclairé par la lumière de centaines de bougies de couleur
placées dans leurs branches. Ah ! les heureux sapins !
— Et ensuite, demanda le sapin tremblant d’émotion, qu’est-ce qu’on en fait ?
— Nous n’en savons pas plus long, dirent les moineaux. Mais, en vérité, c’était un
merveilleux spectacle.
— Est-ce là la brillante destinée qui m’attend ? murmura le sapin agité. Pourquoi non ?
reprit-il en se redressant avec orgueil. Cela vaut bien autant que de traverser la mer. Dans
quelle perplexité je vais être ! Que ne sommes-nous bientôt à Noël ! Me voilà aussi grand et
aussi garni de branches que ceux qu’on a emmenés il y a quelques mois. Je voudrais être déjà
dans le riche appartement doré, au milieu de toutes ces magnificences. Et après ? Nul doute
que mon sort ne devienne de plus beau en plus beau. Sans cela,
pourquoi me décorerait-on avec tant de soin ? Oui, certainement,
j’irai de merveilles en merveilles ; mais qu’il est pénible d’attendre
si longtemps ! Quelle impatience !
— Réjouis-toi de ta verte jeunesse et de ta libre existence au
grand air, disaient, en le caressant, la brise du matin et le rayon du
soleil.
Mais il restait pensif et triste. Cependant il poussait,
grandissait à vue d’œil. Ses branches étaient d’un beau vert foncé.
À l’approche de Noël, les bûcherons le distinguèrent aussitôt et le coupèrent. La hache lui
trancha la moelle ; il tomba sur le sol avec un soupir. Il aurait dû être au comble de ses vœux,
mais il paraît que les sapins eux-mêmes sont inconséquents et ne savent pas toujours ce qu’ils
veulent. Voilà qu’il se mit à regretter de quitter le lieu de sa naissance où il avait prospéré, à se
plaindre d’être séparé de ses chers compagnons les fougères, les genêts, les fleurettes, les
arbustes; il ne les verrait plus, et peut-être non plus les petits oiseaux ses amis.
Il ne revint bien à lui que lorsque, arrivé dans une grande cour, on le retira de la voiture
avec les autres sapins. Il entendit un homme dire en le désignant aux bûcherons :
— Celui-ci est superbe, c’est mon affaire.
Deux laquais galonnés le saisirent et le transportèrent dans un beau salon. Tout autour,
des tableaux pendaient aux murailles. Sur le poêle en porcelaine se trouvaient deux vases
magnifiques. Les meubles étaient fastueux : les sofas, les fauteuils tout de velours et de soie.
Sur une table sculptée, des albums, des livres reliés. Des jouets pour plus de cent écus étaient
épars en attendant l’arbre de Noël. Le sapin fut mis dans un grand tonneau rempli de sable,
dissimulé par une tenture verte.
Le petit arbre était ému comme un débutant avant d’entrer en scène. Qu’allait-il se
passer ? Quel rôle allait-il remplir ? Tout le monde s’empressa autour de lui. Des jeunes filles se
mirent à le parer. Elles suspendirent à ses branches des cornets de papier de couleur remplis de
bonbons. Elles y attachèrent des noix ou des pommes dorées, si industrieusement qu’on eût dit
les fruits naturels de l’arbre, puis des centaines de petites bougies, rouges, bleues, blanches.
Elles y accrochèrent des poupées qui ressemblaient, à s’y méprendre, à de petits enfants. Et
tout en haut, sur la dernière branche, elles posèrent une couronne en clinquant.
— Que sera-ce donc ce soir ? disaient les jeunes filles admirant leur ouvrage.
— Oh ! qu’il me tarde d’être à ce soir ! soupirait à son tour le sapin. Comme ma belle et
sombre verdure va reluire à la lumière des bougies ! Si mes frères les petits sapins du bois
pouvaient me voir, combien ils m’envieraient ! Et les moineaux, seront-ils sur le balcon de la
fenêtre pour me contempler dans ma splendeur ? Et ensuite vais-je prendre racine ici et rester
paré ainsi, hiver et été ?
À force de se tourmenter l’esprit sur tout cela, il se sentit les aiguilles agacées, ce qui,
chez les sapins, correspond au mal de tête chez les hommes. Enfin arrive cette bienheureuse
soirée. On allume les bougies. Quel éclat ! Le petit arbre tressaille de joie et d’orgueil. Ce
mouvement mit même une bougie en contact trop direct avec une de ses branches, et une
odeur de brûlé se répandit. Mais les jeunes se précipitèrent et remédièrent au mal. Le petit
arbre, effrayé, n’osait plus s’abandonner à ses transports, craignant de mettre le feu à sa riche
parure. Il restait raide et gourmé sous les ornements magnifiques dont il était chargé.
Les deux battants de la porte s’ouvrent : une troupe d’enfants se précipitent vers l’arbre
comme pour le renverser. Ils s’arrêtent à sa vue, muets de saisissement, ravis d’admiration.
Mais un moment après, ils s’écrient, chantant, sautant, dansant autour de l’arbre, et, à un
signal donné par les parents, ils se mettent à enlever poupées, pains d’épice, jouets. « Qu’est-ce
que cela veut dire ? » pense le sapin, désagréablement surpris. Les bougies continuèrent à
brûler jusqu’au bout. Quand la flamme allait atteindre les brandies, on les éteignait. Lorsque
toutes furent éteintes, les enfants reçurent la permission de mettre au pillage l’arbre de Noël.
Avec quelle hâte ils se jetèrent sur le pauvre sapin, arrachant, secouant les branches ! S’il
n’avait pas été solidement fixé dans le sable, ils l’auraient renversé.
Puis les enfants se dispersèrent par groupes, se montrant les uns aux autres leurs
conquêtes. Personne ne faisait plus attention à l’arbre, hormis la petite bonne d’enfants, qui
s’approcha et examina les branches, cueillant deux ou trois bonbons et une pomme qui avaient
été oubliés.
— Une histoire ! raconte-nous une histoire ! crièrent les enfants en entraînant près de
l’arbre un personnage gros et vieux qui venait d’entrer.
— Je le veux bien, dit celui-ci en s’asseyant ; mais je ne vous raconterai qu’une seule
histoire. Voulez-vous celle d’Ivède-Àvède ? »
— Ivède-Àvède ! crièrent les uns. Kloumpé-Doumpé ! crièrent les autres.
Ce fut pendant quelques instants un tapage, un charivari. Tous parlaient à la fois. Le
sapin se demandait tristement : « Je ne suis donc de la société, je ne suis donc plus bon à rien,
qu’on ne s’occupe plus de moi ? » Enfin le vieux monsieur raconta l’histoire de Kloumpé-
Doumpé qui roula au bas des escaliers, mais que cela n’empêcha point d’épouser la princesse.
Les enfants applaudirent avec tracas et crièrent de nouveau :
— Une histoire ! encore une histoire !
Mais le monsieur s’en tint à ce qu’il avait dit. Le sapin l’avait écouté avec ébahissement.
Jamais les oiseaux dans les bois ne lui avaient parlé de telles choses. « Voilà donc le cours du
monde ? se dit-il. Kloumpé-Doumpé était bien honteux lorsqu’il roula en bas des escaliers, et
cependant il devint plus tard le gendre du roi. Je n’ai donc pas à me chagriner, si l’on a l’air de
me mépriser maintenant ; bientôt je reviendrai aux honneurs. »
Il croyait l’histoire de Kloumpé-Doumpé véritable, tant le vieux monsieur respectable
avait parlé avec une grave dignité et avait précisé les moindres détails. Il chassa la mélancolie
et se réjouit à la pensée que le lendemain on le décorerait de nouveau avec des bonbons, des
fruits recouverts de clinquant, et de gentilles bougies de couleur allumées : « Demain, pensait-
il, je ne tremblerai plus, je savourerai avec calme mon bonheur. Peut-être entendrai-je
l’histoire d’Ivède-Avède. » Toute la nuit il resta absorbé dans ses rêves d’ambition.
Au matin, laquais et servantes entrèrent. « Ah ! se dit le sapin, on vient me parer de
nouveau. » Mais pas du tout. Voilà que les domestiques empoignent le tonneau où il était
fiché, le portent au grenier dans un coin sombre et noir, le laissent là et s’en vont. « Qu’est-ce
encore ? Quelles nouvelles vicissitudes vais-je éprouver ? Que deviendrai-je ? Moi qui
commençais à prendre goût à écouter des histoires, suis-je condamné à ce silence et à cette
solitude ? » Ainsi se plaignait le sapin en se rappelant les divers incidents de sa courte gloire.
Les jours, les nuits se passèrent sans rien changer à la situation. Enfin la porte s’ouvre : c’est
une servante qui vient déposer une grande caisse devant le sapin; celui-ci est mieux caché et
plus oublié qu’auparavant.
Il se disait pour se consoler : « Nous sommes en hiver. La terre est dure et couverte de
neige; comment les hommes m’auraient-ils replanté à la lisière du bois ? Ils m’ont mis ici à
l’abri jusqu’au printemps. C’est une preuve de leur sollicitude. Si seulement il faisait un peu
moins noir dans ce grenier ; si l’on y avait un peu de société, on pourrait encore prendre le
temps en patience. Là-bas, quand le bois était blanc de neige, on ne laissait pas de s’égayer : les
lièvres et les levrauts faisaient des cabrioles. Ils sautaient même par-dessus moi, et j’en avais du
dépit. À présent, je les souffrirais volontiers pour avoir quelque compagnon, car cet isolement
me pèse. »
« Pip, pif ! » fit une petite souris qui s’avançait par bonds menus. Une de ses sœurs la
suivait. Elles flairaient le sapin et se mirent à grimper dans ses branches.
— Quel froid épouvantable ! dirent-elles ; sans cela, on ne serait pas trop mal ici, n’est-ce
pas, bon vieux sapin ?
— Comment vieux ! répondit-il. Il y en a d’autres qui sont dix fois plus âgés que moi et
qui ne sont pas encore ce qu’on appelle vieux.
— Excuse-nous, répondirent-elles, il ne fait pas bien clair, même pour nous qui voyons
dans l’obscurité, et nous t’avons pris pour un sapin que, depuis deux ans, nous avions
l’habitude de voir à ta place. Deux ans ! C’est un temps bien long pour nous ! Mais d’où viens-
tu ? Quelles nouvelles apportes-tu du dehors ? Parle. Connais-tu les plus beaux endroits de la
terre ? Connais-tu, par exemple, le fameux garde-manger toujours ouvert, où il n’y a ni chat ni
souricière, où il y a toujours cent gros fromages de toutes sortes, où les saucissons attachés au
plafond sont si grands qu’ils tournent au pavé ? Ce pavé est formé de quartiers de lard chevillés
ensemble avec des chandelles du meilleur suit. L’as-tu vu, l’as-tu vu ce lieu de délices où la plus
maigre, au bout de nuit jours, devient grasse et dodue ? Si tu le sais, dis-nous vite le chemin
qui y conduit.
— Je n’ai jamais été en un pareil endroit, repartit le sapin, mais je connais bien la forêt où
brille le soleil, où chantent les oiseaux.
Et il leur raconta l’histoire de ses jeunes années. C’était du nouveau pour les petites
souris ; elles l’écoutaient avec attention et l’interrompirent plus d’une fois pour dire :
— Que de choses tu as vues ! Comme tu devais être heureux : la nourriture arrivait
d’elle-même à portée de tes racines, tandis qu’il nous faut courir mille dangers pour trouver
nos aliments ; et, par-dessus le marché, tu avais l’air pur, le beau soleil, le chant des oiseaux !
Que tu devais être heureux !
— Heureux ? dit-il en réfléchissant à son sort d’autrefois. Oui, sans doute, quoique je
n’appréciasse peut-être pas tout mon honneur. Oui, ma foi, c’était le bon temps. Mais j’ai eu un
moment de plus haute fortune.
Il leur fit en détail la description de la soirée de Noël où il avait été si bien paré, tout
garni de friandises et illuminé de cent bougies.
— Des bougies ? dirent les souris ; nous prêterons les chandelles. Il faut reconnaître
cependant que tu naquis sous une favorable étoile, cher vieux sapin.
— Encore une fois, repartit le sapin, je ne suis pas vieux ; ce n’est que cet hiver qu’on est
venu me prendre dans le bois. Ici, hors de terre, je me fane peut-être un peu, et c’est ce qui me
donne sans doute un air vieillot.
— Comme tu racontes bien! » reprirent les souris pour apaiser son humeur.
La nuit suivante, elles amenèrent quatre autres petites souris pour qu’elles entendent à
leur tour le merveilleux récit du sapin. Celui-ci, après avoir raconté sa vie une seconde fois,
s’écria :
— Vraiment, j’avais un sort bien joyeux. Mais la chance peut me revenir : Kloumpé-
Doumpé aussi était bien penaud quand il se ramassa au bas des escaliers, et pourtant il finit
par épouser la princesse.
— Qui est ce Kloumpé-Doumpé ? demandèrent les souris.
Le sapin leur narra l’aventure mot à mot, comme le vieux monsieur l’avait dite. Les
petites souris la trouvèrent alarmante ; elles sautillaient de joie. La nuit d’après, elles revinrent
en plus grand nombre, et le dimanche elles amenèrent même deux rats. Mais ceux-ci ne
prirent qu’un médiocre intérêt à l’histoire de Kloumpé-Doumpé ; les petites souris étaient
toutes honteuses de s’être tant amusées la veille, car elles faisaient grand cas du jugement des
rats.
— Ne savez-vous pas d’autre histoire ? demandèrent ceux-ci au sapin.
— Non, dit-il, je n’en ai pas appris d’autre; je l’ai entendue dans le jour le plus brillant de
mon existence, mais je ne savais alors quelle était ma félicité.
— C’est un conte à dormir debout que vous nous avez fait là. Ainsi vous ne savez pas
quelque est l’histoire où l’on voit paraître du lard en quantité, des chandelles ou autres
friandises que le héros peut dévorer à discrétion ?
— Non, dit le sapin.
— Alors bonsoir, dirent les rats, et ils s’en allèrent sans autres façons.
Les petites souris revinrent bien le lendemain, mais moins nombreuses ; elles ne
trouvaient plus beaucoup de sel aux discours du sapin, depuis le mépris que les rats en avaient
témoigné. Elles finirent par disparaître l’une après l’autre. « C’était pourtant bien gentil, se dit
le pauvre arbre délaissé, quand ces drôles de petites bêtes trottinaient autour de moi et
écoutaient mes histoires. C’est fini, cela aussi. Mais prenons patience, le moment doit
approcher où l’on viendra me prendre pour me parer et orner une autre fois » On vint en effet,
plus tôt même qu’il n’avait pensé. Des domestiques se mirent à ranger le grenier. On déplaça
les caisses, on tira du tonneau le sapin qui se sentit fort rudement jeté à terre.
Un laquais l’empoigna et le porta dans la cour. « Enfin, se dit le petit arbre, la chance me
revient. » On était au printemps ; le soleil brillait ; tout paraissait joyeux et plein de vie. Surpris
de ce brusque changement, le sapin regardait à droite et à gauche, mais il ne se considérait pas
lui-même. Un jardin touchait à la cour : de belles roses y fleurissaient et embaumaient l’air. Les
hirondelles voltigeaient par bandes, lançant leur gai refrain : « Quirre-virre-vit. »
Ce spectacle riant et animé redonna confiance au sapin qui se crut au bout de ses peines.
Mais, hélas ! voilà qu’il s’aperçoit que ses branches sont desséchées et jaunies. Relégué dans un
coin de la cour, parmi les orties et les mauvaises herbes, il avait encore attachée à sa plus haute
branche l’étoile en clinquant qui reluisait à la lumière du soleil. Quelques-uns de ces enfants
qui, la nuit de Noël, avaient dansé autour de l’arbre et l’avaient proclamé magnifique, jouaient
dans la cour et dans le jardin. Le plus jeune accourut, arracha l’étoile :
— Voyez donc, cria-t-il aux autres, le vilain arbre de Noël !
En même temps il marcha dessus, misant craquer et brisant les branches du malheureux
sapin. Celui-ci regardait les fleurs fraîches et les arbres verts du jardin ; ensuite il reportait ses
regards sur lui-même, et il aurait bien voulu qu’on l’eût laissé dans le coin noir du grenier. Ses
belles années de jeunesse dans la forêt se représentaient d’autant plus vivement à son souvenir.
« Tout cela est fini ! se dit-il. Que n’ai-je donc goûté le bonheur pendant que je le
tenais ! » Alors, un garçon de cuisine saisit l’arbre et le rendit en petits morceaux. Il y en eut un
fagot. On les jeta dans le feu sous la grande marmite. Ils lançaient, à mesure qu’ils étaient saisis
par la flamme, un soupir, un cri de détresse ; c’était chaque fois comme une petite détonation.
Les enfants laissèrent leurs jeux et vinrent écouter les pif-paf de leur arbre de Noël, qui
les amusèrent fort. Le sapin voyait repasser une dernière fois les souvenirs de ce qui était
disparu, les mois d’hiver à la lisière du bois, le soir de Noël, Kloumpé-Doumpé, la seule histoire
qu’il eût jamais sue et qu’il trouvait pour cela si belle. Puis un dernier pif-paf, et il ne resta plus
rien du petit sapin. Les enfants étaient retournés jouer dans la cour.
Le plus jeune portait à sa poitrine l’étoile de clinquant qu’il avait arrachée au pauvre
arbre.
Hans Christian Andersen
Le Trésor des Contes
Paris, France Loisirs, 1991 (Adaptation)
LE SAGE ET LE SERPENT
Un méchant serpent vivait aux abords d'un village.
L'animal se tapissait sous les larges feuilles de la jungle, d'où il observait de ses petits yeux
jaunes le va-et-vient des villageois qui empruntaient ce chemin pour se rendre au marché. Le
serpent s'amusait à les terroriser. Il se jetait brusquement sur les passants pour les mordre
cruellement. Les habitants n'osèrent plus passer par cette route, et firent un grand détour pour
éviter le reptile.
Un jour, un sage qui voyageait de ville en ville vint à passer. Le serpent, selon son
habitude, se jeta sur lui férocement. L'homme le regarda avec bienveillance et lui demanda :
― Pourquoi donc veux-tu me faire du mal ? Je poursuis simplement mon chemin, sans te
déranger en rien.
Le serpent, surpris par l'infinie douceur et la force paisible qui émanaient de l'homme,
réfléchit à ces paroles et s'excusa.
― Je vois que tu as bon cœur au fond, lui dit le sage. Je voudrais que tu me fasses la
promesse de ne plus attaquer personne.
Et il lui parla longuement de paix et de non violence. Les paroles qu'il prononça émurent
profondément le serpent et avant que le sage ne reprenne sa route, il lui fit le serment de ne
plus jamais mordre. Bientôt, les villageois remarquèrent que le serpent ne les attaquait plus. Ils
empruntèrent à nouveau la route qui traversait la forêt.
Peu à peu, les passants s'enhardirent : voyant l'animal enroulé tranquillement sur une
branche, ils lui jetèrent des cailloux. Comme le reptile les ignorait toujours, certains le
piquèrent avec des bâtons. Le serpent se contentait de s'éloigner doucement. En le voyant
aussi inoffensif, un des villageois s'empara de lui et le fit tournoyer dans les airs, avant de le
projeter contre un arbre. Le serpent était de plus en plus maltraité. C'était à qui lui donnait un
coup de pied, à qui lui plantait un bâton ou lui jetait une pierre. L'animal souffrait beaucoup
mais il tenait la promesse qu'il avait faite et ne mordait pas.
Quelques semaines plus tard, le sage repassa par la route et appela le serpent pour
prendre de ses nouvelles. L'homme fut désolé de voir l'état dans lequel se trouvait le reptile. Ce
dernier s'était caché dans le feuillage, le corps tout endolori, recouvert de plaies et de bosses.
― Mais que t'est-il arrivé, que s'est-il passé ? lui demanda le sage en le soignant.
― Maître, se plaignit le serpent blessé, vous m'avez dit de ne plus mordre, mais regardez
ce que les villageois m'ont fait.
― Et pourquoi les as-tu laissés faire ? répondit le sage. Je t'avais en effet demandé de ne
plus mordre, mais je ne t'ai jamais dit de ne pas siffler!
À partir de ce jour-là, le serpent fit face à ses agresseurs en sifflant. Il n'eut pas besoin de
mordre et ne fut plus jamais maltraité.
Johanna Marin Coles ; Lydia Marin Ross L’Alphabet de la Sagesse
Paris, Albin Michel Jeunesse, 1999
LE ROI ET LE PAPILLON
II était une fois un roi et un papillon. « Si j’allais à la
chasse aux papillons », pense le roi, et il prend son filet à
papillons. « J’ai envie de voir un roi », pense le papillon, et il
prend son vol à la recherche d’un roi. Le roi s’avance dans la
campagne. Sa couronne brille au soleil. Son œil brille à l’affût
des papillons.
— Un papillon ! s’écrie le roi en voyant le papillon, et il brandit son filet.
— Un roi ! s’écrie le papillon en voyant briller la couronne et, rapide comme l’éclair, il se
pose sur la couronne.
— Mais où donc est passé le papillon ? s’écrie le roi qui ne le voit ni ne le sent.
— Mais où donc est passé le roi ? s’écrie le papillon, à qui les longs cheveux du roi
cachent la personne du roi, comme l’arbre cache la forêt.
— Je suis là, dit le papillon, en entendant la question du roi.
— Je suis là, dit le roi en entendant la question du papillon.
— Où, là ? demande le roi.
— Où, là ? demande le papillon.
— Sur ta couronne, dit l’un.
— Sous ta couronne, dit l’autre.
Le papillon essaie de soulever la couronne pour voir le roi qui est dessous, mais il n’y
arrive pas parce que la couronne est trop lourde et aussi parce qu’il est assis dessus (essaie de
soulever la chaise sur laquelle tu es assis !). Le roi se met sur la pointe des pieds pour essayer
de voir par-dessus sa couronne, mais il n’y arrive pas car, au fur et à mesure qu’il se lève sur la
pointe des pieds, sa couronne monte plus haut.
— Pas moyen de te voir, dit le papillon.
— Pas moyen de te voir ni de t’attraper avec mon filet, dit le roi.
— Tant mieux, dit le papillon qui ne veut pas être attrapé.
— Tant pis, dit le roi.
À ce moment, la couronne qui somnolait se réveille et, sentant les six petites pattes du
papillon, elle dit:
— Ça me chatouille.
— Qui parle ? demande le roi.
— C’est moi, ta couronne, dit la couronne.
— Parce que tu parles ? s’écrie le roi stupéfait. Tu parles ! Mais depuis que tu es sur ma
tête je ne t’ai jamais entendue parler.
— C’est la première fois que ça me chatouille, dit la couronne, la première fois donc qu’il
me vient l’envie de parler.
— Comment ! s’écrie le roi. Ni le jour où l’on m’a couronné, ni le jour où j’ai épousé la
reine, ni le jour où j’ai été décoré de la Légion d’honneur, ni le jour où j’ai triomphé de mon
rival Valdemar, ni le jour de la victoire de Trapusfir, ni, ni, ni, tu n’as eu envie de parler, et
aujourd’hui où un rien du tout de papillon...
— Rien du tout de papillon ! s’exclame le papillon et, de colère, il trépigne de ses six
petites pattes, ce qui chatouille et réjouit la couronne.
— Ça me chatouille, chatouille, chatouille, dit la couronne. Être chatouillé c’est bien plus
amusant que la victoire de Trapusfir, les avatars de Valdemar ou la Légion d’honneur.
Le roi reste pensif un moment. On l’entend murmurer : « Trapusfir, Valdemar,
Aligonde » (ça, c’était le nom de la reine).
— Tu as peut-être bien raison, dit le roi. J’essaie de me souvenir. La dernière fois qu’on
m’a chatouillé, je devais avoir sept ou huit ans. Et depuis personne n’a jamais osé me
chatouiller.
— Ça chatouille, touille, touille, dit la couronne en tressautant.
« Être chatouillé », soupire le roi. « Être chatouillé », s’écrie le roi. Être chatouillé, désire
le roi. Et vite, vite, vite, sans plus penser au papillon ni à la couronne, il se précipite au palais et
appelle la reine.
— Aligonde ! Chatouille-moi!
— Que je te chatouille ? dit Aligonde. Mais qu’est-ce qui te prend ?
Et elle repart d’où elle est venue. Le roi appelle son Premier ministre.
— Chatouille-moi !
— Pardon ? fait le Premier ministre qui était un peu sourd.
— Chatouille-moi ! dit le roi, très fort et en articulant bien, avec un petit mouvement des
doigts pour illustrer ses paroles.
Hélas ! Le Premier ministre avait appris l’arithmétique et la politique, l’éloquence et la
stratégie, la diplomatie et la duplicité, mais depuis qu’il n’avait été ni chatouillé ni chatouilleur
(et cela remontait à sa plus tendre enfance), il ne savait comment faire pour chatouiller le roi.
Et s’il avait su, aurait-il osé ? Frustré de chatouilles, le roi est allé se coucher. Mais en rêve, il a
eu plus de chatouilles qu’il n’en pouvait supporter. Ah ! si tu l’avais vu se trémousser, se
tortiller, se bidonner. Au réveil, radieux, il a nommé un ministre du Chatouillage, le sommant
de créer immédiatement un Institut supérieur pour la formation accélérée de chatouilleurs !
Alain Gausse
Les plus beaux contes des Conteurs
Paris, Syros, 1999 (Adaptation)
UNE ABEILLE DANS LE VENT
UNE ABEILLE DANS LE VENT
Le père du vent était énervé. Il avait l’âge de la retraite, mais ne voulait pas se reposer ! Il
profita du changement de saison pour souffler un peu, beaucoup, passionnément, à la folie…
Pour tout dire, de pire en pire ! Sa fureur déclencha ici un ouragan, là-bas un cyclone, plus loin,
mille tornades. La Terre, ébouriffée, tourna sur elle-même plus vite qu’une toupie. Le ciel
virevolta comme une crêpe qu’un enfant fait trop sauter et trop tressauter.
Bella l’abeille, ce matin-là, avait choisi de butiner une jonquille, pas loin de la tour Eiffel
de Paris. Elle fut projetée au milieu du désert. Là, une grande tempête s’agitait et faisait gicler
les grains de sable mille fois plus vite que la musique. Le vent, de plus en plus malpoli,
empoigna Bella et la jeta sur la bosse d’un dromadaire qui se protégeait comme il pouvait,
jambes pliées et tête baissée. Le dromadaire ouvrit un œil et lui dit :
― Cache-toi vite…
― Où ?
― Regarde derrière moi : il y a un petit garçon avec une fleur bleue sur la tête.
Elle aperçut le petit garçon enturbanné et alla se cacher dans les pétales bleus de son
turban. La nuit arriva. La tempête cessa. Bella dit à Hamady, le jeune garçon :
― Maintenant que tout est calme, je rentre chez moi. On n’a jamais vu une abeille
butiner un turban !
Elle s’envola et défroissa ses ailes dans la nuit… Mais ouille ! La tempête pire que pire
revint bien avant la lumière du matin ! Bella entendit les hurlements du vent siffler à ses
oreilles. Elle fut ballottée de bouffée d’air en bouffée d’air. Sans le savoir, elle arriva en pleine
mer ! Les vagues avaient l’écume à la bouche. Le vent frappa Bella et la précipita dans un petit
bateau de pêche sur lequel s’étaient réfugiés des poissons.
C’est une sardine en larmes qui lui conseilla :
― Cache-toi vite… Sinon, tu vas faire un trou dans l’eau et mourir au fond de la mer.
Cache-toi !
― Où ?
― Regarde : le petit qui chante une chanson aux voiles, c’est le fils du capitaine, il a une
fleur rouge sur la tête !
Bella la remercia et partit se cacher dans les pétales du grand bonnet de laine rouge du
petit garçon. Vers midi, le vent laissa la mer toute chamboulée s’apaiser un peu. Bella dit à
Jakez, le jeune garçon :
― Maintenant que tout est calme, je rentre chez moi. On n’a jamais vu une abeille
butiner un bonnet de laine !
Elle s’envola et défroissa ses ailes dans la lumière du jour…
Mais alors que le soleil était encore au plus haut du ciel, la tempête, complètement
saoule, revint mordre la mer et le ciel ! Bella eut l’impression que sa vie se brisait dans le corps
à corps effronté auquel l’obligeait le vent. Elle heurta un rocher et fut assommée. C’est une
odeur de feu qui la réveilla alors qu’elle était à moitié évanouie.
Autour d’elle, des flammes s’évadaient du cœur de la Terre. Bella était près d’un volcan
en éruption, un volcan que le vent, sans doute, avait réveillé. Un homme botté et casqué lui
conseilla :
― Cache-toi vite, sinon le vent en feu va te griller les ailes !
― Où ?
― Sous un casque argenté. Il n’y a pas d’autre solution pour se protéger du danger.
Elle choisit le casque d’une petite fille qui était là, émerveillée, et qui donnait la main à
son papa. Elle se glissa dans les pétales du casque et s’y reposa.
Au milieu de la nuit, le vent, qui avait chaud des pieds à la tête, s’en alla. Il n’avait plus
besoin d’attiser le volcan qui brûlait et vomissait. Bella dit à Surabaya, la petite fille :
― Ça va mieux. Il fait encore chaud, c’est vrai, mais je rentre chez moi. On n’a jamais vu
une abeille butiner un casque !
Elle s’envola et défroissa ses ailes dans la nuit illuminée…
Mais alors qu’elle volait déjà dans la nuit de plus en plus noire et de plus en plus froide,
la tempête pire que pire, effrontée, et la bouche pleine de gros mots, voulut offenser les étoiles.
Bella reçut des coups de boxe. Le vent, qui avait perdu la raison, fermait les poings pour cogner
tous les rêves de la nuit. Un coup très violent l’envoya à l’autre bout du monde. Elle donna de
la tête et des ailes contre une croûte lisse, immense, et blanche et dure.
Quand elle ouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’il s’agissait d’un miroir de glace sur lequel le
père du vent, déboussolé, s’amusait à glisser. La folie du vent déclencha des tempêtes de neige.
Bella tremblait de froid. Elle entendit une voix lui murmurer :
― Cache-toi vite, sinon les flocons vont t’ensevelir.
― Où ?
― Regarde bien, près de l’igloo : il y a un petit garçon avec une fleur blanche sur la tête.
Bella réussit à aller se cacher dans les poils d’ours blanc du bonnet. Plusieurs heures plus
tard, le vent se calma et se fit invisible. Bella dit à Kalipalouk, le petit garçon :
― Cette fois, je m’envole chez moi. Ici, le monde est trop blanc. Je rentre. On n’a jamais
vu une abeille butiner des poils d’ours blanc !
Elle s’envola, éclairée par le soleil de minuit, et défroissa ses ailes… Elle s’était déjà
beaucoup éloignée du pôle Nord quand elle se sentit poussée par une force plus puissante que
le ronflement d’un ogre. C’était le vent, encore lui ! Il lui soufflait dans les ailes, à plus de
mille kilomètres à la minute ! Dans sa rage, le vent la gifla si fort qu’il la projeta contre la
Grande Muraille de Chine.
C’était le premier de l’an. Des grains de riz tombaient du ciel et des dragons multicolores
attaquaient de tous côtés. Leurs gueules lançaient des feux de joie dont les flammes auraient
pu brûler le soleil lui-même !
Bella n’avait même pas ses lunettes de soleil pour se protéger. Heureusement, un petit
garçon bien abrité sous son chapeau lui cria :
― Cache-toi vite, sinon tu seras brûlée au millième degré, peut-être même plus.
― Où ?
― Sous un chapeau de fille, puisque tu es une fille.
Bella ne se le fit pas dire deux fois. Elle se cacha sous le chapeau chinois d’une petite fille.
Au matin du deuxième jour de l’année, elle dit à Kouan-Yin :
― Les dragons sont partis, je rentre chez moi. On n’a jamais vu une abeille butiner un
chapeau chinois !
Bella s’envola entre deux ombres chinoises et défroissa ses ailes… mais alors qu’elle se
récitait toutes les lettres de l’alphabet, une rafale de vent l’envoya mille fois plus loin que
n’aurait pu le faire une balançoire. De peur, elle ferma les yeux et quand elle les rouvrit, elle
s’aperçut qu’elle était posée juste sur la pointe d’un petit canoë. Un jeune Indien coiffé de
trente-six plumes pagayait vers une grande cascade. Il hurla :
― Ne reste surtout pas là, sinon, quand mon canoë nagera sous des chutes, tu seras
trempée jusqu’aux os, et même noyée ! Cache-toi vite !
― Où?
― Dans ma coiffe de chef, sous mes plumes : elles sont
imperméables.
Bella se faufila sous les plumes rayées et s’y installa. Quand le
jeune Indien sortit de sous les chutes, il prévint Bella :
― Il n’y a plus de danger.
Il ajouta, fier de lui :
― J’ai réussi la « grande épreuve », je suis grand à présent !
Bella demanda :
― Mais, ça sert à quoi, d’être grand ?
― Quand on est grand, on peut faire la guerre ou la paix. Moi, je vais faire la paix.
Ce soir-là, quand Nuage-Rouge, avec d’autres grands, fuma le calumet de la paix, Bella,
sans rien dire, s’envola avec la fumée… Le lendemain, elle aperçut la tour Eiffel de Paris.
― Ouf ! dit-elle, je vais enfin pouvoir taquiner tranquillement les jonquilles.
Dans sa cachette, le père du vent riait de bon cœur. Il parlait seul.
Il répétait :
― Je suis vieux, c’est vrai, mais j’ai encore du souffle.
Yves Pinguilly ; Florence Koenig (ill.) Une abeille dans le vent
Paris, Autrement Jeunesse, 2006
Prière d’un enfant aux adultes d’aujourd’hui Prière d’un ex-enfant aux adultes d’aujourd’hui
Au nom de tous les enfants
je vous demande d’arrêter
de maltraiter la Terre,
de cesser de saccager l’avenir
par des pollutions irréversibles.
Je vous supplie d’établir
avec cette belle planète
une relation de bienveillance,
de respect et d’amour.
Au nom de tous les enfants
je vous demande d’arrêter
de fabriquer des mines
et des engins de destruction
qui mutilent mes frères et mes sœurs.
Je vous supplie d’établir un accord
qui rende fiable chaque espace de vie,
où nous allons marcher, vivre
et danser encore longtemps.
Au nom de tous les enfants
je vous demande de partager,
encore et encore,
d’offrir l’essentiel,
de permettre à chacun d’entre nous
de manger à sa faim et de se développer
au mieux de ses ressources.
Je vous supplie de vous parler,
de vous concerter pour établir
les bases d’une meilleure répartition
des richesses de ce monde.
Au nom de tous les enfants
je vous invite à réfléchir ensemble,
vous, les adultes de toutes races,
vous, les couleurs de toutes confessions,
à notre avenir.
Chaque enfant est votre part d’éternité,
il est nécessaire
de lui donner le meilleur de vous. Jacques Salomé
Le trésor du baobab
LE TRESOR DU BAOBAB
Un jour de grande chaleur, un lièvre fit halte dans l'ombre d'un baobab, s'assit sur son
train et, contemplant au loin la brousse bruissante sous le vent brûlant, il se sentit infiniment
bien. « Baobab, pensa-t-il, comme ton ombre est fraîche et légère dans le brasier de midi! » Il
leva le museau vers les branches puissantes. Les feuilles se mirent à frissonner d'aise, heureuses
des pensées amicales qui montaient vers elles. Le lièvre rit, les voyant contentes.
Il resta un moment béat, puis clignant de l'œil et claquant de la langue, pris de malice
joueuse :
― Certes, ton ombre est bonne, dit-il. Assurément meilleure que ton fruit. Je ne veux pas
médire, mais celui qui me pend au-dessus de la tête m'a tout l'air d'une outre d'eau tiède.
Le baobab, dépité d'entendre ainsi douter de ses saveurs, après le compliment qui lui
avait ouvert l'âme, se piqua au jeu. Il laissa tomber son fruit dans une touffe d'herbe. Le lièvre
le flaira, le goûta, le trouva délicieux. Alors il le dévora, s'en pourlécha le museau, hocha la tête.
Le grand arbre, impatient d'entendre son verdict, se retint de respirer.
― Ton fruit est bon, admit le lièvre.
Puis il sourit, repris par son allégresse taquine, et dit encore :
― Assurément il est meilleur que ton cœur. Pardonne ma franchise : ce cœur qui bat en
toi me paraît plus dur qu'une pierre.
Le baobab, entendant ces paroles, se sentit envahi par une émotion qu'il n'avait jamais
connue. Offrir à ce petit être ses beautés les plus secrètes, Dieu du ciel, il le désirait, mais tout
à coup, quelle peur il avait de les dévoiler au grand jour ! Lentement il entrouvrit son écorce.
Alors apparurent des perles en colliers, des pagnes brodés, des sandales fines, des bijoux d'or.
Toutes ces merveilles qui emplissaient le cœur du baobab se déversèrent à profusion devant le
lièvre dont le museau frémit et les yeux s'éblouirent.
― Merci, merci, tu es le meilleur et le plus bel arbre du monde, dit-il, riant comme un
enfant comblé et ramassant fiévreusement le magnifique trésor.
Il s'en revint chez lui, l'échine lourde de tous ces biens. Sa femme l'accueillit avec une
joie bondissante. Elle le déchargea à la hâte de son beau fardeau, revêtit pagnes et sandales,
orna son cou de bijoux et sortit dans la brousse, impatiente de s'y faire admirer de ses
compagnes.
Elle rencontra une hyène. Cette charognarde, éblouie par les enviables richesses qui lui
venaient devant, s'en fut aussitôt à la tanière du lièvre et lui demanda où il avait trouvé ces
ornements superbes dont son épouse était vêtue. L'autre lui conta ce qu'il avait dit et fait à
l'ombre du baobab. La hyène y courut, les yeux allumés, avide des mêmes biens. Elle y joua le
même jeu. Le baobab, que la joie du lièvre avait grandement réjoui, à nouveau se plut à donner
sa fraîcheur, puis la musique de son feuillage, puis la saveur de son fruit, enfin la beauté de son
cœur.
Mais, quand l'écorce se fendit, l’hyène se jeta sur les merveilles offertes comme sur une
proie, et fouillant des griffes et des crocs les profondeurs du grand arbre pour en arracher plus
encore, elle se mit à gronder :
― Et dans tes entrailles, qu'y a-t-il ? Je veux aussi dévorer tes entrailles ! Je veux tout de
toi, jusqu'à tes racines ! Je veux tout, entends-tu ?
Le baobab blessé, déchiré, pris d'effroi aussitôt se referma sur ses trésors et la hyène
insatisfaite et rageuse s'en retourna bredouille vers la forêt.
Depuis ce jour elle cherche désespérément d'illusoires jouissances dans les bêtes mortes
qu'elle rencontre, sans jamais entendre la brise simple qui apaise l'esprit. Quant au baobab, il
n'ouvre plus son cœur à personne. Il a peur. Il faut le comprendre : le mal qui lui fut fait est
invisible, mais inguérissable.
En vérité, le cœur des hommes est semblable à celui de cet arbre prodigieux : empli de
richesses et de bienfaits. Pourquoi s'ouvre-t-il si petitement, quand il s'ouvre? De quelle hyène
se souvient-il?
Henri Gougaud L’Arbre aux Trésors
Paris, Ed. du Seuil, 1987
Le Conte de Luna
LE CONTE DE LUNA
De tous les rois, celui-ci était le plus riche. Les murailles de son palais étaient en or pur et un sentier de
pierres précieuses traversait le jardin. Cependant, le roi n'était pas satisfait. Un arbre magnifique occupait
son esprit. Il se trouvait au milieu du jardin royal et s'élevait au-dessus des tours du château. Personne n'en
connaissait le nom, ni ne pouvait décrire ses fruits. Mais un jour, un vieux sage révéla au roi que l'arbre se
couvrait de bourgeons dorés au premier coup de minuit, de fleurs dorées au quatrième, et de fruits d'or au
huitième. Mais avant le douzième coup, toutes les pommes d'or disparaissaient,
cueillies par on ne savait qui...
De tous les rois, celui-ci était le plus riche. Quand il demandait qu’on lui décrive sa
fortune, les gens ouvraient de grands yeux étonnés et disaient :
— Majesté, vous êtes aussi riche que la mer est profonde.
Ou :
— Votre fortune est plus vaste que le ciel.
Selon leurs dires, sa richesse était donc infinie. Seul le roi n’arrivait pas à l’imaginer. Cela
le contrariait car il aimait pouvoir se représenter les choses. La beauté de son palais parlait
pourtant d’elle-même. Les murailles étaient en or pur et un sentier de pierres précieuses
traversait le jardin. Le luxe et l’opulence sautaient aux yeux de tous. Seul le roi ne voyait rien.
Cependant, l’argent n’était pas son unique souci.
Un arbre aussi occupait son esprit.
Cet arbre se trouvait au milieu du jardin et s’élevait au-dessus des tours du château. Il
brillait d’un vert plus éclatant que l’herbe des prés environnants et il était si beau que les mots
manquaient pour le décrire. Cela agaçait le roi et, lorsqu’il demandait quel était le nom de
l’arbre, les gens répondaient qu’ils ne le connaissaient pas.
L’arbre représentait pour eux la Paix, la Sérénité ou l’Harmonie mais personne n’avait la
moindre idée de son nom véritable. De même, quand il était question de ses fruits, les gens
devenaient évasifs :
— Ils ressemblent plus ou moins à ceci, ont un peu le goût de cela et on les cueille quand
ils sont mûrs. Enfin, c’est ce que nous avons entendu dire.
Un jour, le roi en eut assez de ces mystères. Il fit venir dans son palais tous les sages du
pays et leur dit :
— Celui qui pourra tout me dire, absolument tout, sur cet arbre, sera couvert de gloire et
recevra un sac rempli d’or.
Les sages entendirent aussitôt les pièces tinter dans leur tête. Ils se voyaient déjà en train
de nager dans un bain argenté mais, à leur grand regret, ils durent confesser qu’ils ne
connaissaient rien, absolument rien, de l’arbre. Or alors si peu. Ils s’apprêtaient à s’en aller
quand un vieil homme leva soudain la main et pris la parole.
— Ne vous donnez pas tout ce mal, Majesté. L’arbre ne livrera jamais ses secrets. Sur la
terre entière, il n’y en a qu’un seul comme celui-là. Quand à ses fruits, il faudra, je crois, vous
contenter d’en rêver. Lorsque j’étais enfant, j’ai appris de mon vieil oncle que l’arbre se couvre
de bourgeons dorés au premier coup de minuit, de fleurs dorées au quatrième, et de fruits d’or
au huitième. Mais avant que le douzième coup ne retentisse dans la nuit, les fruits d’or
disparaissent, cueillis par on ne sait qui.
Le roi réfléchit aux paroles du vieux sage.
— Bourgeons, fleurs, fruits ! répéta le roi. Si je comprends bien, celui qui serait capable
de compter jusqu’à douze réussirait à cueillir un fruit.
— Dans vos rêves, peut-être, Majesté, répondit le vieil homme. Mais dans la réalité,
l’arbre gardera ses secrets.
— On verra, dit le roi qui, en guise de remerciement, donna quelques pièces d’argent au
vieil homme.
Puis il chassa les sages de la salle du trône et fit appeler ses trois fils. Ils savaient tous
compter jusqu’à douze et ils comprirent aussitôt ce que leur père attendait d’eux.
— Qui essaie le premier ? demanda le roi.
— Moi, père, répondit l’aîné. Je vais résoudre ce mystère en un tournemain, j’en suis
certain. Je compterai jusqu’à quatre, puis jusqu’à huit et, en moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire, je cueillerai quelques fruits.
Le soir même, l’aîné des fils invita ses amis et organisa une fête sous l’arbre. Ils burent du
vin et partagèrent du pain et du fromage. Ils ripaillèrent tout en vidant de grands verres. Plus il
se faisait tard, plus ils dansaient joyeusement et chantaient à tue-tête. Le fils aîné faillit ne pas
entendre le premier coup de minuit.
— Silence ! s’écria-t-il.
— Regardez ! s’exclama un autre garçon.
— Là ! hurla un troisième.
Tout le monde tourna les yeux vers l’endroit indiqué. Des bourgeons venaient
d’apparaître sur l’arbre avant de se transformer presque aussitôt en fleurs. Quelques secondes
plus tard, les feuilles se mirent à tomber et les fruits à grossir.
— Vite ! Il faut les cueillir ! hurla l’aîné.
Les jeunes gens escaladèrent l’arbre en se bousculant et en tendant les mains pour
attraper les pommes dorées qui venaient d’apparaître. Les fruits brillaient comme des étoiles
dans la nuit, et les amis ne savaient plus s’ils étaient sur terre ou au paradis. Soudain, un éclair
illumina le ciel, si bien que le sentier des pierres précieuses les aveugla et que le palais sembla
mangé par les flammes. Le tonnerre gronda à travers le jardin. Une tempête secoua les
branches de l’arbre et fit claquer les vêtements des jeunes gens.
— La terre est en feu ! hurla le fils aîné.
— Fuyons, fuyons ! crièrent ses compagnons qui pensaient ne plus jamais revoir la
lumière du jour.
Mais la pluie cessa et les nuages s’évanouirent. La lune et les étoiles apparurent dans le
ciel. Les mains du fils aîné et de ses amis étaient vides. L’arbre aussi. Les pommes d’or avaient
été cueillies, et personne ne savait par qui.
— Je suis désolé, père, dit le fils aîné le lendemain matin. Je suis sans voix, je suis pantois,
je n’en reviens pas.
— Tant pis, répondit le roi, déçu.
— Laissez-moi essayer à mon tour, père, dit alors le deuxième fils. Je vais résoudre ce
mystère en un tournemain, j’en suis certain. Je compterai jusqu’à quatre, puis jusqu’à huit et,
en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je cueillerai les fruits.
Ce soir-là, le deuxième fils organisa à son tour une fête avec ses amis. Ils ripaillèrent tout
en vidant de grands verres. Au fur et à mesure que la soirée avançait, les blagues devenaient de
plus en plus légères et les jeunes gens continuaient à rire en se frappant les cuisses. Tout
comme son frère, le deuxième fils faillit ne pas entendre le premier coup de minuit.
— Silence ! s’écria-t-il.
— Regardez ! s’exclama un autre garçon.
— Là ! hurla un troisième.
Les bourgeons de l’arbre se changèrent en fleurs avant de se transformer en magnifiques
fleurs dorées.
— Vite ! Il faut les cueillir ! hurla le deuxième fils.
Il n’eut pas besoin de le dire deux fois. Les jeunes gens se mirent à sauter et à grimper sur
les épaules des uns et des autres et à faire tout ce qu’ils pouvaient pour attraper les fruits dorés.
Les pommes brillaient comme des étoiles dans la nuit, et les amis ne savaient plus s’ils étaient
sur terre ou au paradis.
Soudain, un vent glacial se mit à souffler sur le pays. Le palais fut couvert de givre et le
sentier de pierres précieuses se transforma en patinoire. Les visages des jeunes gens brillaient
de froid et leurs mains se pétrifiaient. Il s’en fallut de peu qu’ils ne gèlent sur place.
— Le monde sombre dans le froid et le gel ! hurla le deuxième fils.
— Fuyons, fuyions ! crièrent ses compagnons qui sentaient venir la fin de leur vie.
Mais le vent se réchauffa et la neige commença à fondre. A la lueur de la lune, ils
s’aperçurent que leurs mains étaient vides et que les pommes avaient été cueillies. Mais
personne ne savait par qui.
— Je suis désolé, père, dit le deuxième fils le lendemain matin. Je suis sans voix, je suis
pantois, je n’en reviens pas.
— Tant pis, répondit le roi, encore plus déçu que la première fois.
— Voulez-vous que j’essaie à mon tour, père ? demanda le plus jeune fils.
— Non, mon garçon, répondit le roi. Je suis assez riche comme ça. Ce n’est pas la peine
que je t’ennuie pour quelques malheureuses pommes.
— Pour vous, je le ferais volontiers, dit le plus jeune fils.
— Dans ce cas… répondit le roi.
Le troisième fils ne croyait pas réussir là où ses deux frères avaient échoué.
Contrairement à eux, il n’organisa pas de fête, mais alla s’installer tout seul sous l’arbre et
commença à souffler dans une petite flûte qu’il avait taillée dans une branche de saule. La
soirée était douce. Pas une feuille de l’arbre ne tremblait.
Le jeune prince joua d’abord un air qui ressemblait au silence de la nuit, puis il composa
une mélodie toute empreinte de quiétude, de paix et d’harmonie. Lorsque le premier coup de
minuit retentit et que l’arbre se couvrit de bourgeons, le jeune garçon fut tellement surpris
qu’il en oublia où il se trouvait. Puis il regarda d’un air inquiet autour de lui avant de se
remettre à souffler doucement dans sa flûte. Si doucement qu’on croyait entendre le murmure
d’une brise légère.
Quand les bourgeons se transformèrent en fleurs, la musique se para de mille couleurs
et, lorsque les pétales se mirent à tourbillonner vers le sol, les plus belles notes s’envolèrent
vers les fruits aux merveilleux reflets dorés. Au douzième coup de minuit, une splendide jeune
fille apparut sous l’arbre. Elle portait contre sa hanche un panier rempli de pommes dorées.
C’était donc elle qui cueillait les fruits !
Le plus jeune fils n’arrivait pas à détacher ses yeux de la jeune fille tant elle était belle. Il
fut bientôt incapable de continuer à jouer. Sa flûte glissa de la bouche et le silence s’installa
dans le jardin.
— Qui es-tu ? chuchota-t-il.
— Mon nom est Luna. Luna, la fille de l’arbre. J’habite dans la Ville Noire, dit la jeune
fille.
Elle sourit puis ajouta :
— Tu as accompli une mission difficile. Ta musique a dévoilé un cœur innocent et c’est
pour cette raison que je suis apparue. À partir d’aujourd’hui, tu pourras cueillir des pommes
d’or, non seulement à minuit, mais aussi en plein jour, quand tu le voudras.
— Attends, dit le prince. Veux-tu dire que je…
Luna avait déjà disparu, abandonnant derrière elle le panier rempli de pommes dorées.
— Mon cher fils, dit le roi quand il apprit ce que le prince avait vécu, ce n’est pas la peine
de t’enfermer dans le chagrin. Il est certes dommage que cette jeune fille ait disparu, mais
pense aux magnifiques pommes d’or que nous allons pouvoir cueillir.
— N’êtes-vous déjà assez riche, père ? dit le fils, qui sortit de la pièce en soupirant.
À partir de cet instant, il ne cessa plus de soupirer.
Chaque midi, il cueillait les pommes d’or en soupirant et apportait le panier dans la salle
au trésor toujours en soupirant. L’or avait beau s’entasser, cela ne le rendait pas plus heureux.
Un jour, il en eut assez. Il abandonna le panier au beau milieu de la cueillette et dit :
— Luna, Luna, Luna, fille de l’arbre !
— Mon fils, dit le roi qui comprenait ce que le prince ressentait, si Luna te manque à ce
point, tu dois partir à sa recherche. Je vois que les pommes d’or t’indiffèrent mais que ton cœur
te tourmente.
Le fils acquiesça.
Il laissa même échapper un sourire quand le roi prononça le mot « cœur ».
— Merci, père ! s’écria le jeune homme. Pour Luna, j’escaladerai des montagnes. Pour
elle, je retournerai des champs, descendrai les fleuves les plus longs et, s’il le faut, je parcourrai
la terre en tous sens.
Tout ce qu’il avait évoqué, le prince dut bientôt l’affronter. Il escalada des montagnes,
retourna des champs, descendit des fleuves et parcourut la terre en tous sens. Mais Luna
restait introuvable. Arrivé au bout du bout du monde, il s’assit sur un banc. Il était en train de
se gratter la tête en se demandant ce qu’il allait faire à présent quand il aperçut un peu plus
loin trois hommes qui dansaient.
Le prince n’avait manifestement pas bien regardé car les trois hommes étaient en réalité
trois diables qui se battaient. Ils se disputaient un vieux manteau, une paire de bottes et un
fouet.
— C’est à moi ! hurlait le premier.
— Non, à moi ! criait le deuxième.
— Menteurs ! s’exclamait un troisième.
— Ça suffit ! intervint le prince. Pour l’amour du ciel, ne criez pas ainsi ! Comment peut-
on faire un tel tapage pour un manteau élimé, une paire de bottes usées et un fouet fatigué ?
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! répondit l’aîné des diables.
— Ce manteau, ces bottes et ce fouet appartenaient à notre père, continua le deuxième.
— Appartenaient, ajouta le plus jeune, car notre père est décédé.
— Je suis désolé, dit le prince. Il ne vous reste plus maintenant qu’à partager son
héritage.
— Le manteau rend invisible, dit l’aîné.
— Les bottes permettent de voler, dit le deuxième.
— Le fouet emmène là où il le veut celui qui le fait claquer, dit le plus jeune.
— Et chacun de nous veut l’héritage pour lui tout seul, conclurent-ils d’une seule voix.
Avant qu’ils ne puissent recommencer à se battre, le prince leva les bras en l’air et
déclara qu’il existait une solution pour mettre un terme à leur dispute.
— Une épreuve, dit-il, voilà la solution. Une simple et banale épreuve. Déposez d’abord
le manteau, les bottes et le fouet ; courez ensuite jusqu’à l’arbre tout près du lac ; puis revenez
le plus vite possible jusqu’ici. Celui qui arrivera le premier aura gagné et héritera de tout.
Les trois diables trouvèrent l’idée excellente et se demandèrent en souriant comment ils
n’y avaient pas pensé plus tôt. Ils déposèrent aux pieds du prince le manteau, les bottes et le
fouet. Puis ils s’alignèrent et attendirent avec impatience le signal du départ. À peine eurent-
ils tourné le dos que le prince revêtit le manteau et disparut. Il enfila ensuite les bottes et
s’envola dans les airs. Enfin, il fit claquer le fouet et dit :
— Je veux aller dans la Ville Noire rejoindre Luna, la fille de l’arbre.
Dès qu’il eut terminé sa phrase, le vent l’emporta.
— Suivez-moi dans la Ville Noire ! cria-t-il aux diables. Je vous y rendrai ce qui vous
appartient !
Peu de temps après, le prince atterrit sur un trottoir. Il regarda autour de lui et vit la plus
belle maison de la Ville Noire. C’était sûrement la maison de Luna. Il s’approcha et, sans
hésiter, frappa à la porte qui s’ouvrit aussitôt, comme si on l’attendait. Luna était là, face à lui :
Luna, la fille de l’arbre.
— Mon prince ! s’écria-t-elle.
— Luna ! s’exclama le prince.
Tous les deux bégayaient, tremblaient et rougissaient d’émotion. Ils tombèrent dans les
bras l’un de l’autre. Les mots étaient devenus inutiles car leurs baisers en disaient plus long. Ils
s’étreignaient si tendrement qu’ils ne virent pas les diables s’approcher et s’emparer du
manteau, des bottes et du fouet. Bien qu’ils fussent des diables, ceux-ci donnèrent un dernier
coup de pouce à l’amour en prononçant ces quelques mots :
— Que rien ne les sépare. Qu’ils rentrent ensemble au palais.
Et, comme c’étaient de jolis vœux, ils se réalisèrent.
Bart Moeyaert
Le Conte de Luna Bruxelles, Pantalone, 2003
L’ami pommier
L’AMI POMMIER
Au sortir de la ville, dans une vieille maison timidement cachée au fond d’un beau jardin,
vivait jadis un homme qui avait de bons yeux rieurs derrière ses petites lunettes rondes, et un
air doux comme un mouton sous sa toison de boucles brunes. Il s’appelait François. Chaque
matin, en se levant, François contemplait son arbre : un magnifique pommier qui poussait sous
ses fenêtres. Rien qu’à le voir, si grand, si beau, il était heureux. Et chaque soir, en rentrant du
travail, il passait des heures à regarder les oiseaux qui nichaient dans son feuillage.
Car on ne s’ennuie pas à regarder les arbres : certains sont même de véritables magiciens.
Au printemps, ils disparaissent sous un grand manteau de fleurs où butinent les abeilles. Au
plus chaud de l’été, ils offrent leur ombre fraîche à tous ceux qui, le visage en feu, fuient le
soleil brûlant. Puis, quand vient l’automne, ils lancent à la volée des gerbes de feuilles jaunes,
rouges ou rousses, qu’un vent fougueux éparpille au loin sur les trottoirs et les pavés… jusqu’ à
ce que l’hiver habille les champs d’un manteau de neige.
François aimait son arbre depuis toujours. Quand il était petit, il grimpait souvent dans
ses branches et y restait caché lorsque sa maman l’appelait pour le dîner. Et maintenait qu’il
avait grandi, le seul fait de l’admirer lui procurait toujours autant de joie. Il ne lui fallait rien de
plus pour être heureux. Parfois, quelqu’un s’arrêtait derrière la clôture – le plus souvent un
homme, ou une femme avec un enfant – et il les entendait dire :
— Regarde, le bel arbre !
Mais la plupart des gens, trop pressés, passaient sans le voir.
Les années passèrent. François avait vieilli. De profonds sillons creusaient à présent son
visage, et ses cheveux d’abord grisonnants, puis blancs, avaient fini par se clairsemer, emportés
par le temps comme les feuilles par le vent. Seule sa barbe avait poussé, telle une longue
écharpe de laine blanche. François était cependant toujours aussi heureux et ne se lassait pas
d’observer son arbre et les oiseaux.
S’il lui arrivait de surprendre des enfants en train de lui chiper des pommes, il riait de
bon cœur en disant :
— Les fruits volés sont toujours les meilleurs, pas vrai ?
Sur quoi les coupables, gênés, s’enfuyaient à toutes jambes. Mais un jour, un terrible
malheur arriva. L’automne était de retour et un vent furieux faisait claquer les volets et voltiger
les feuilles. Au-dessus des collines voisines, les nuages noirs semblaient si menaçants que
chacun s’était empressé de rentrer chez soi. François ferma lui aussi sa fenêtre au premier
éclair, mais il resta dans la pénombre à observer l’orage.
Bientôt, d’énormes gouttes vinrent s’écraser contre la vitre, et l’averse s’abattit avec une
telle force sur la petite ville qu’on eût dit qu’une main furieuse déversait sur elle un
gigantesque tonneau. Déchiré d’éclairs, le ciel d’encre résonnait de coups de tonnerre, de plus
en plus proches, de plus en plus violents.
Et soudain, le cœur de François cessa de battre : dans un vacarme assourdissant, la
foudre venait de tomber sur son pommier ! Sous ses yeux, le tronc se fendit dans un long
craquement. Puis la pluie vint laver sa blessure. Quand l’orage s’éloigna, il laissa derrière lui un
bien triste spectacle. Le pommier, jadis si beau, était là, tout pantelant, plus biscornu encore
que la vieille maison. Du haut des branches jusqu’aux racines, une longue cicatrice entaillait le
tronc.
— Ça fait mal, je sais, murmura François pour le consoler, tout en caressant l’écorce
calcinée.
L’arbre gémissait à voix basse. Et si les hommes savaient que les arbres pleurent, eux
aussi, François aurait sans doute remarqué les perles d’eau qui scintillaient le long du tronc. Le
printemps suivant fut chaud et ensoleillé. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Seule sur le ciel
bleu, se détachait la triste silhouette sombre et noueuse du pommier. Des feuilles minuscules
avaient bien repoussé sur ses branches, çà et là, ainsi que quelques fleurs dans lesquelles
butinaient les abeilles comme autrefois. Mais l’arbre avait beau faire, il n’avait plus la force de
retrouver sa beauté d’antan. Sa plaie béante le faisait souffrir dès qu’un rayon de soleil
l’effleurait ou que le temps changeait. Mais ce n’était pas le pire… Ces derniers temps, les gens
qui passaient s’arrêtaient souvent pour le regarder et, l’air dédaigneux, le traitaient d’horreur
ou bien d’affreux épouvantail.
— C’est une honte, il faut l’abattre ! lança un jour une femme.
Et quelqu’un renchérit, disant qu’il serait temps de le remplacer par un parking ou un
joli gazon. Plus triste de jour en jour, l’arbre arrosait tant de ses larmes les quelques fleurs qui
lui restaient qu’elles fanèrent plus vite encore. François était furieux d’entendre les gens parler
ainsi. Il aimait son arbre tel qu’il était et, chaque soir, allait caresser son écorce tout en
guettant le chant des oiseaux dans ses branches mortes.
— Allez-vous-en ! criait-il parfois, hors de lui, en chassant les mauvaises langues à grands
coups de balai.
Mais en vain. Le lendemain, d’autres passants s’arrêtaient et le critiquaient de plus belle.
Alors un jour, François se décida. De bon matin, il partit sur son vieux vélo rouillé, souriant si
gaiement en pédalant que ses voisins s’en étonnèrent. Quelques heures plus tard, il revint
chargé d’un gros paquet qu’il déposa au jardin. Puis il alla chercher sa pelle et se mit à creuser
avec ardeur au pied du pommier, ne s’arrêtant pour se reposer que lorsque le trou fut bien
profond. Et dans ce trou, François planta un tout jeune pommier qui arrivait à peine à la
hauteur de sa barbe blanche.
« Il s’est enfin décidé à arracher ce vieil arbre ! » se dirent les gens.
Mais François se contenta de sourire.
Il recouvrit les racines du petit arbre, l’arrosa avec soin, et alla ranger sa pelle. Beaucoup
d’années se sont écoulées : des printemps, des étés, des automnes et des hivers, les uns après
les autres. Hubert était devenu un vieux voûté et passait le plus clair de son temps assis à la
fenêtre, le sourire aux lèvres. Au jardin, le petit pommier était devenu un arbre splendide qui
portait tant de fruits que François ne pouvait plus les manger tout seul.
Et le vieil arbre était toujours là, lui aussi, tout contre lui. Soutenu par les branches
vigoureuses de son jeune voisin, il vivait là des jours heureux, paisible et tranquille. Chaque
année, il voyait avec joie renaître quelques feuilles et des fleurs sur ses branches. Et il riait en
secret quand un enfant, de temps à autre, volait aussi l’une de ses rares pommes qu’il lui
restait. La plupart des gens, toujours pressés, passaient sans les voir. Mais parfois, quelqu’un
s’arrêtait et les contemplait longuement tous les deux.
Un soir d’automne, le vieil arbre sentit soudain une main amie sur son écorce rugueuse.
Le vieux François était venu le voir sans bruit. Tout bas, il lui parla. Alors, en silence, l’arbre
inclina ses branches. Lui aussi l’avait senti : l’hiver approchait. Il était temps de se reposer.
Tandis que les premiers flocons voltigeaient aux fenêtres et que François s’allongeait bien au
chaud dans son lit, le vieil arbre s’assoupit au jardin. Et les deux amis s’endormirent en rêvant
du printemps.
Bruno Hächler L’ami pommier
Zurich, Nord-Sud, 1999
LE PETIT JARDINIER
En regardant sur le rebord de sa fenêtre, Castor s’aperçoit que sa plante est fanée : « Il
faut absolument que je la remplace !» Castor réfléchit. Quel genre de fleur va-t-il mettre à sa
place ? Peut-être un myosotis bleu, ou un pétunia blanc… Encore que les roses soient belles
aussi. Mais qu’est-ce qui roule sur le plancher tout à coup ?
— Oh ! là ! là ! Petit Castor ! j’aurais pu t’aider à porter tous ces paquets !
Castor est embêté, le sac d’haricots s’est déchiré…
— Tiens, cela me donne une idée. Et si on faisait pousser des haricots blancs sur le
rebord de la fenêtre !, s’écrie Castor tout joyeux.
Pendant le dîner, Castor et son petit ami se sont bien régalés avec les haricots! Ils en
avaient gardés dix qu’ils déposent dans un bol rempli d’eau.
— Les haricots poussent plus vite si on les met à tremper toute une nuit, explique Castor
avant de s’endormir. C’est ce que dit Oncle Samson, le jardinier.
Le lendemain matin, Castor et Petit Castor vont explorer la remise à outils d’Oncle
Samson qui leur a permis de prendre tous les outils de jardinage dont ils auraient besoin. Mais
que cherchent-ils au juste ?
— Voilà, s’écrie Petit Castor. J’ai trouvé le manuel de jardinage d’Oncle Samson. Dans le
manuel, on explique comment faire pousser les haricots blancs.
Avant de commencer, Castor et Petit Castor lisent toutes les instructions. Castor prend
d’abord un grand pot en terre… et un plus petit. Un plantoir, deux morceaux de pot cassé et
un sac de bonne terre. Castor place un morceau de pot cassé au fond de chaque pot. C’est pour
que la terre ne sorte pas par le trou. Puis il remplit les pots avec de la terre.
Maintenant, Castor sort de l’eau les haricots qui ont trempé. Ils sont presque deux fois
plus gros qu’avant ! Il prend ensuite un bâton qu’il a taillé
en pointe, et sur le quel il a fait une petite marque.
Avec son bâton, Castor fait des trous dans la terre ;
trois dans chaque pot. Il enfonce le bâton exactement
jusqu’à la marque. Comme ça, les trous sont tous de la
même profondeur. Petit Castor dispose ensuite
délicatement un haricot au fond de chaque trou. Puis il bouche le trou avec un peu de terre.
— Il reste encore quelques haricots, dit Petit Castor.
— Je m’en occupe, lui répond Castor.
Aussitôt, Petit Castor va chercher l’arrosoir… et il commence à arroser doucement
chacun des pots.
— Attention ! pas trop d’eau, avertit Castor. — Sinon, les haricots vont être noyés !
Tandis que Petit Castor s’applique, Castor sort en cachette de la maison. Il plante les
haricots restants dans la plate-bande le long du mur, là où il fait
bien chaud, au soleil.
— Quand on fait pousser des plantes, il faut de la patience,
avait prévenu Oncle Samson.
C’est vrai, un haricot, on ne peut pas lui dire de se presser.
Tout ce qu’on peut faire, c’est l’arroser de temps en temps et
attendre.
— Quand même, c’est fou ce qu’il faut comme patience, Petit
Castor. Cela fait presque une semaine qu’on a planté nos haricots…
et toujours rien!
Mais, un matin…
— Castor ! Castor ! Ils sont là, ils sont sortis !
Tous les haricots de Petit Castor ont germé. Dans le pot de
Castor, il n’en est sorti que deux. Vite, Castor va chercher deux
bâtons de bambou. Il les enfonce dans les pots jusqu’au fond, en faisant bien attention à ne pas
arracher les racines. Comme ça, en grandissant, les haricots grimperont le long des tiges.
Les deux amis n’oublient pas d’arroser chaque jour leurs haricots qui grandissent…
grandissent… grandissent! Toute la fenêtre est bientôt envahie de feuillages.
— Les jolies fleurs, s’écrie Castor.
— Les jolis haricots, rectifie Petit Castor.
Castor et Petit Castor cueillent les plus gros.
— Regarde ! Castor, s’écrie Petit Castor, il y a plusieurs haricots blancs dans chaque
gousse.
Chaque petit grain de haricot a une peau blanche. Et à l’intérieur, les haricots sont verts.
Avant de les faire cuire, Castor et Petit Castor écossent et décortiquent les haricots. C’est un
peu délicat de retirer la peau blanche. Ensuite, ils mettent les haricots quelques minutes dans
l’eau bouillante salée, puis ils s’en servent une assiette chacun.
— Attends, ils vont être meilleurs comme ça, dit Castor en ajoutant une noix de beurre
sur les haricots chauds.
— Tu te rends compte de ce qu’on peut faire avec quelques petits haricots qui viennent
de chez le marchand, dit Castor. Une belle plante à la fenêtre tout l’été, et un vrai repas de fête
! Dis-moi, Petit Castor, as-tu vu la plate-bande dehors ?
— Oh ! Mais ce sont des haricots ! Comment est-ce possible ?
— Eh bien devine, dit Castor l’air malicieux. Demain nous mangerons encore des
haricots de notre jardin. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Miam ! répond Petit Castor ravi.
Lars Klinting Le petit jardinier
Paris, Albin Michel Jeunesse, 1997
LES CONSEILS DE CASTOR, LE PETIT JARDINIER
(extrait du Manuel de l'Oncle Samson)
Les haricots blancs secs, comme ceux que Petit Castor a
achetés, sont faciles à cultiver. Ils poussent vite et grandissent de
façon incroyable. Chez le marchand de légumes, on trouve
d'autres sortes de haricots que tu peux aussi essayer de planter.
Les haricots sont des graines, c'est pourquoi, chez un grainetier
ou un pépiniériste, tu trouveras un large choix de haricots.
Le meilleur moment pour planter, c'est le printemps, car les
haricots aiment la chaleur et le soleil. Mais on peut aussi les
planter à l'intérieur de la maison, à n'importe quelle saison. Les
plants ne deviendront peut-être pas aussi beaux et aussi grands,
mais c'est très amusant de les voir pousser.
Un bon conseil : il faut planter les haricots à une profondeur d'à
peu près deux fois leur taille et il ne faut surtout pas oublier
d'arroser! La terre doit être toujours humide... mais si l'on arrose
trop, on risque de faire pourrir les racines. Grâce au trou au fond
du pot, le surplus d'eau peut s'écouler.
Les haricots secs sont très durs, il faut les faire cuire un bon
moment avant de pouvoir les manger. Par contre, les haricots
frais sont tendres, et ils cuisent en quelques minutes. On ne peut
pas planter les haricots frais. Ce n'est qu'une fois qu'il est sec que
le petit haricot est prêt à prendre racine et à grandir.
On peut laisser quelques gousses de haricots mûrir et sécher
sur le plant. On les cueille alors un peu plus tard, en automne, et
on les conserve dans la maison, au sec, pendant tout l'hiver. Au
retour du printemps, tu peux planter les haricots dans les pots.
Les haricots poussent à nouveau et tout recommence...
Le papillon
Au bout du jardin, se tortille une petite chenille rayée.
Sais-tu ce qu’elle fait toute la journée ? D’abord, elle a mangé la feuille sur laquelle elle
se trouvait. Et quand elle l’a toute rongée… elle s’est mise à en grignoter une autre. Il y a des
tas d’autres chenilles affamées. Une toute petite verte, une jaune bien rondelette, une blanche,
douce et ébouriffée, et une bien grosse et velue. Et toutes ces chenilles mastiquent le plus vite
possible.
La petite chenille rayée a beaucoup grandi. Mais elle continue à grignoter… Bientôt, sa
peau devient trop étroite. Alors, elle s’en débarrasse comme d’un vieux manteau… puis elle
grignote encore un peu. Un jour, la chenille arrête de manger. Peut-être est-elle rassasiée ? Elle
s’enroule sous une feuille et s’endort profondément. Petit à petit, sa peau se transforme en une
coque brillante. Elle reste suspendue tranquillement, sans bouger…
Tout à coup, elle commence à s’agiter. Elle gigote et gigote encore jusqu’à ce que la
coque s’ouvre puis un insecte en sort tout doucement. La chenille
rayée est devenue un superbe papillon. Il étire ses ailes
multicolores au soleil. Puis il s’envole dans le ciel bleu. Toutes
sortes de jolis papillons voltigent dans le jardin. Un délicat
papillon blanc, deux tachetés de bleu et un autre avec des ronds
sur les ailes.
Le papillon vole de fleur en fleur… et aspire leur nectar
sucré. La nuit, il replie ses ailes fragiles… et s’installe pour dormir.
Le moment venu, le papillon pond délicatement ses œufs. On
dirait de minuscules perles. Quelques jours plus tard… une petite chenille rayée sort de chaque
œuf. Elles ont toutes très, très faim. Tu connais la suite ?
Anna Milbourne ; Cathy Shimmen
Le Papillon Londres, Usborne Publishing Ltd, 2006
RACONTE-MOI LA MER
Raconte-moi la mer
Moi, je n’ai jamais vu la mer.
Un jour, une caravane est passée par ici. Un chamelier m’a dit :
― Imagine des chameaux verts, ou gris, ou bleus, cheminant dans le désert et vus du
ciel. C’est ça, la mer.
Le berger, lui, m’a expliqué :
― La mer, c’est un immense troupeau de moutons qui courent dans un pré aussi grand
que le désert.
Un marchand de tissus a déroulé une pièce de soie bleue. L’étoffe était légère, le vent l’a
fait ondoyer.
― La mer, c’est du bleu qui ondule à perte de vue, m’a assuré le marchand de tissus.
Un cavalier, qui venait de très loin et qui avait beaucoup voyagé, m’a parlé des bateaux. Il
m’a hissé sur un de ces chevaux et m’a demandé de fermer les yeux. J’ai caressé le flanc de
l’animal.
― Voilà la forme d’un bateau, m’a-t-il enseigné.
Puis le cavalier m’a dit de glisser les doigts dans la crinière du cheval. Il a ajouté :
― Ça, c’est le mouvement de l’eau sur la coque d’un bateau.
Une fois, j’ai accompagné un
étranger à l’oasis. Il m’a demandé de
grimper à un dattier. Quand j’ai été là-
haut, il m’a lancé :
― La mer, c’est ton oasis
multipliée à l’infini.
― Je ne sais pas multiplier, ai-je répondu.
― Alors imagine, placées dans un cercle immense, autant d’oasis que tu peux en
compter.
J’ai compté jusqu’à dix, puis je me suis dit : «
L’océan, ce n’est pas si grand qu’on le prétend. »
― Regarde le ciel, a repris l’étranger. C’est le
miroir de la mer.
Je me suis allongé sur le sable doré. J’étais sur
l’eau.
― Maintenant, déroule ton turban et tiens-le à
bout de bras.
Le vent l’a gonflé. J’étais un voilier.
Cette nuit-là, j’ai rêvé de la mer. Des milliers de chevaux, de moutons et de chameaux
dormaient enlacés sur un immense drap bleu froissé. Il y avait des dattiers tout autour et moi,
j’étais grimpé à l’un d’eux. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.
Le matin, je ne voulais pas me lever. Je voulais retourner dans mon rêve. Mon père était
découragé. Il m’a dit :
― Ce sont des histoires, tout ça. La mer, ça n’existe pas.
Mais moi, la mer, j’y crois. Un jour, je partirai à dos de chameau.
Je traverserai le désert et je la trouverai.
Marie-Danielle Croteau ; Normand Cousineau Raconte-moi la mer
Saint-Lambert, Dominique et compagnie, 2004
RONDS DE NUIT
Noir. Il fait nuit noire.
Une lueur brille à l’horizon,
dame luciole a allumé son lampion.
A notre rendez-vous, dame luciole, courons, volons !
Un grand bouton de rose tout rond : on n’est pas arrivé.
Un, deux, trois, quatre, cinq meules de foin.
Dame luciole, allons plus loin !
Une bicyclette, au sommet de la colline,
roule au milieu des papillons.
En avant, dame luciole, passons devant !
Un rond rouge éclate dans le ciel.
Des paillettes retombent sur les toits, dans les ruelles.
La ville est belle tout en carmin, mais, dame luciole, continuons notre chemin !
Tournent, tournent les manèges et la grande roue
au son des flonflons, des airs d’accordéon.
Trois petits tours, dame luciole, et puis partons !
Au bout de la jetée, droit comme un i,
le phare éclaire la nuit.
Les mouettes rient, dame luciole, ce n’est pas ici !
Le feu crépite, les roulottes résonnent encore
des notes d’une guitare.
Ce n’est pas notre fête, dame luciole, ne soyons pas en retard !
Le hibou qui chasse, te frôle de ses ailes.
Ses grands yeux ronds ne t’ont pas encore vue.
Attention, dame luciole, passons inaperçus !
Un nuage de fumée à chaque tchou-tchou,
le train file vers le tunnel.
Allons, dame luciole, dépêchons-nous à tire d’ailes !
D’un beau vert bleuté,
un grand ballon flotte dans le ciel.
Vite, dame luciole, nous pouvons le rattraper !
Une lanterne illumine le lac,
celle du pêcheur dans sa barque.
Rassure-toi, dame luciole, nous sommes bientôt arrivés.
Une, trois, six, onze lucioles, notre rendez-vous est au complet.
Sous la lune ronde, le ballet peut commencer.
Jusqu’au matin, dame luciole, nous allons danser !
Eric Battut
POUR LA TERRE
Déclaration du Chef Seattle des Duwamish à l’intention de Franklin Pierce, Président des Etats-Unis
d’Amérique, faite à Port Elliott, aujourd’hui Seattle, USA, en 1855.
La déclaration du Chef Seattle des Duwamish est un hymne à la Vie. Elle dit l’unité
profonde de l’Univers, et rejoint par là les découvertes les plus récentes de la science. Elle nous
parle du respect de la Terre et de tout ce qui en fait partie, et de la libre jouissance de ces biens
non entravés par ce que nous appelons propriété. Elle nous donne la conception du monde des
peuples indigènes d’Amérique, telle qu’ils l’ont toujours vécue, et telle qu’on la trouve chez un
grand nombre de peuples d’Afrique, d’Asie, d’Océanie — comme les Canaques.
Seattle n’écrivait pas. Sa déclaration nous est parvenue en fragments, parfois divergents,
dus à plusieurs traducteurs, au point que les Archives Nationales de Washington en questionnent
l’authenticité. Cela n’enlève rien à son importance, ni à son actualité. Les descendants des fiers
chasseurs de jadis, parqués dans des réserves, décimés par les maladies, le désespoir et l’alcool, en
reconnaissent la voix ; et son message de fraternité et de sauvegarde de la Nature devient la
bannière de la Renaissance Indienne de l’Arctique aux Andes.
Au-delà d’un président presque oublié, ces paroles s’adressent à chacun de nous. Et l’on se
met à rêver de ce que Seattle aurait pu nous apprendre si, au lieu de lui demander de quitter ses
terres, Homme Blanc l’avait prié de partager sa sagesse. Dès leur arrivée dans ce qu'ils croyaient
être l'Inde, les "découvreurs" de l'Amérique ont tout fait pour dépouiller ses habitants originaux
de leurs terres. En 1855, Franklin Pierce, le 14e président des Etats-Unis propose un curieux
marché au chef Seattle des Duwamish : l'achat des terres sur lesquelles sa tribu a toujours vécu
en échange d’une réserve. La réponse de Seattle nous concerne tous. En voici les passages
essentiels :
« Le Grand Chef de Washington nous fait savoir qu’il désire acheter notre terre. Le Grand
Chef nous envoie aussi des mots d’amitié. C’est gentil de sa part, car nous savons qu’il n’a pas
besoin de notre amitié. Mais nous considérerons cette offre, sachant que si nous ne vendons
pas, l’Homme Blanc pourrait venir avec des fusils et prendre notre terre.
Comment peut-on acheter le ciel, ou la chaleur de la terre ? Cette pensée nous paraît
étrange. Et puisque nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau,
comment peut-on nous les acheter ? Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon
peuple. Nous faisons partie de la terre, et la terre fait partie de nous. Les fleurs odorantes sont
nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les prairies, la
sueur du poney et celle de l’homme ne font qu’un. Tous appartiennent à la même famille.
L’eau scintillante qui coule dans les rivières n’est pas seulement de l’eau, mais le sang de
nos ancêtres. Le murmure de l’eau est la voix du père de mon père. Les fleuves sont nos frères.
Ils étanchent notre soif. Ils portent nos canoës et nourrissent nos enfants. Si nous vendons
notre terre, il faudra vous en souvenir et l’enseigner à vos enfants, et vous devrez traiter les
fleuves avec l’amitié due à un frère.
Nous savons que l’Homme Blanc ne comprend pas notre façon de penser. Pour lui, une
parcelle de terre ressemble à une autre, car c’est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à
la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas sa sœur, mais son ennemie, et lorsqu’il l’a
conquise, il s’en va plus loin. Il oublie la tombe de son père et l’héritage de ses enfants. Il traite
sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme de la marchandise, à acheter, piller, vendre,
comme des moutons ou des perles de verre. Sa voracité dévorera la terre et n’en laissera qu’un
désert. Nos mœurs sont différentes des vôtres. La vue de vos villes fait mal à nos yeux. Il n’y a
pas un seul endroit paisible, pas un endroit pour écouter les feuilles se dérouler au printemps
ou le froissement des ailes d’un insecte. Peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne
comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter nos oreilles. A quoi bon vivre si l’on ne
peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d’un
étang, la nuit ?
Nous autres, nous aimons le doux son du vent sur la surface du lac, et l’odeur du vent,
lavé par la pluie de midi ou alourdi par le parfum des pins. L’air est précieux à l’Homme Rouge,
car tous les êtres partagent le même souffle, l’animal, l’arbre, l’homme. L’Homme Blanc ne
semble pas remarquer l’air qu’il respire. Comme un moribond, il ne s’aperçoit plus de la
puanteur. Mais si nous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l’air nous est
précieux et qu’il partage son souffle avec tout ce qu’il fait vivre.
Le vent qui a donné son premier souffle à notre ancêtre a aussi reçu son dernier soupir,
et il insuffle la vie à nos enfants. Et si nous vendons notre terre, vous devez la tenir pour sacrée,
comme un endroit où tout homme puisse sentir le vent adouci par les senteurs des fleurs
sauvages.
Si nous décidons d’accepter votre offre, vous devez traiter les animaux de cette terre
comme vos frères. Qu’est-ce que l’homme sans animaux ? S’ils disparaissaient tous, l’homme
mourrait d’une grande solitude d’esprit. Car ce qui arrive aux animaux arrive bientôt à
l’homme. Toutes choses se tiennent. La terre n’appartient pas à l’homme : c’est l’homme qui
appartient à la terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il n’en est qu’un fil, et
tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même.
Croyez-vous que vous pouvez tout faire à la terre, uniquement parce qu’un homme a
signé un bout de papier et vous l’a donné ? Et comment ferez-vous pour racheter tous les
bisons lorsque le dernier d’entre eux aura été tué ? L’Homme Blanc, provisoirement maître du
pouvoir, pense qu’il est déjà Dieu, à qui la terre appartient Mais comment un homme peut-il
être le maître de sa mère ?
Nous considérerons donc votre offre d’une réserve. Nous y vivrons à l’écart et en paix.
Qu’importé le lieu où nous finirons nos jours : il n’y en a plus beaucoup... Mais pourquoi
pleurer la fin de mon peuple ? Hommes et nations surgissent et disparaissent comme les
vagues de la mer. C’est la loi de la nature, et regretter ces morts est inutile. Mort, dis-je ? Il n’y
a pas de mort. Seulement un changement de monde.
D’une chose nous savons, que vous découvrirez peut-être un jour : notre Dieu est le
même. Il chérit cette terre, et la saccager c’est accabler le Créateur de mépris. Continuez à salir
votre couche, et une nuit vous mourrez étouffés par vos propres déchets. Mais, en
disparaissant, vous rougeoierez comme un incendie, foudroyés par la force de Dieu qui, par un
dessein connu de Lui seul, vous donna pouvoir sur cette terre et sur nous.
Ce dessein est un mystère pour nous, car nous ne pouvons imaginer comment cela sera
lorsque les derniers chevaux sauvages auront été domptés, et que la vue des vieilles collines
sera profanée par les fils qui parlent. Où sera alors le fourré ? Disparu. Où sera l’aigle ?
Disparu. Il faudra dire adieu au poney rapide et à la chasse. La fin de la vie et le début de la
survivance. Mais lorsque le dernier Homme Rouge aura disparu et que son souvenir ne sera
plus que l’ombre d’un nuage au-dessus des prairies, l’âme de mon peuple continuera à vivre
dans ces forêts et sur ces rivages, car nous les avons aimés comme un nouveau-né aime les
battements du cœur de sa mère.
Si nous vous laissons cette terre, aimez-la comme nous l’avons aimée.
Gardez présent dans votre esprit le souvenir de ce qu’elle était lorsque vous en avez pris
possession. Et avec toute votre force, tout votre esprit, tout votre cœur, prenez-en soin pour
vos enfants, et aimez-la... comme Dieu nous aime tous. La terre lui est précieuse. Et même
l’Homme Blanc ne peut échapper au destin commun. »
Béatrice Tanaka Pour la Terre
Neuilly, Éd. Vif-Argent, 1986
S’EMERVEILLER…
Disparaître dans la forêt
ramasser une impatience,
se changer en feuille,
vaincre l’ennui,
tisser sa toile d’arc en ciel,
devenir une étoile d’araignée.
Dominique Cagnard
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