alaoutas siria conversion x jesuitas verdeil_04-02

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Une « révolution sociale dans la montagne » : la conversion des Alaouites par les jésuites dans les années 1930 Chantal Verdeil En juillet 1931, le P. Chanteur, supérieur de la mission jésuite de Syrie baptise 62 alaouites dans le village de Jnayna Raslân. Ce baptême, immortalisé par une photographie devenue plus tard une carte  postale, inaugure une mission auprès des alaouites qui va durer une quinzaine d’années, de 1931 à l’indépendance syrienne (photo 1)  1 . Présente au Proche-Orient depuis les années 1830, la mission jésuite de Syrie connaît là un premier succès d’envergure auprès de populations qui ne sont pas chrétiennes. Dès le départ, les religieux de la Compagnie de Jésus se sont surtout intéressés aux catholiques des différentes Eglises (maronites et grecs catholiques surtout) et ensuite aux autres chrétiens (grecs orthodoxes) : la mission doit d’abord affermir les premiers dans leur foi et conduire les seconds à rejoindre l’Eglise romaine. Les conversions des non-chrétiens n’ont toujours été qu’individuelles et marginales. On en compte moins d’une vingtaine durant le premier siècle de la mission 2 . La mission auprès des alaouites apparaît donc comme une expérience singulière. Avec ces conversions, les espoirs que les jésuites placent dans les alaouites depuis plusieurs siècles semblent enfin prendre réalité. Les alaouites, que l’on appelle nusayrî  (du nom d’un de leurs fondateurs Ibn  Nusayr) jusqu’au Mandat, forment une communauté souvent considérée comme une dissidence de l’islam. Dans la littérature missionnaire, ils relèvent de l’islam des marges car ils sont à la fois isolés et différents de l’ensemble des musulmans. Etablis dans la montagne qui prolonge le Mont-Liban au  Nord, ils vivent à l’écart du pouvoir ottoman qui ne parvient pas à leur imposer son autorité ni ses normes religieuses. Méprisés par l’islam sunnite, ils sont aux yeux des missionnaires plus accessibles que les musulmans majoritaires qui forment un « bloc si dur à attaquer » 3 . L’ouverture d’une station auprès des alaouites s’accompagne d’un renouveau des écrits jésuites concernant cette communauté. Plusieurs textes, de nature diverse, nous renseignent sur le regard que  portent les jésuites sur les alaouites et exposent les raisons qui ont présidé selon eux à la conversion d’une centaine d’entre eux 4 . Pour la plupart des pères, il est clair qu’ils forment une population  particulière, moins du point de vue religieux que par leur éloignement par rapport à une certaine modernité. Ces textes invitent donc à revisiter la « marginalité » des alaouites. De quelles marges  parle-t-on ? Religieuses, politiques, économiques ? On voudrait ici démêler ces différentes dimensions au sein des écrits des jésuites, qu’il faut aussi analyser à la lumière de travaux récents sur les alaouites 5 . 1  ALSI (Archives Libanaises de la Société de Jésus, Beyrouth), RPO 95, Mission de la Compagnie de Jésus auprès des Alaouites du gouvernement de Lattaquié, P. Gillet. 2  C. Verdeil,  Les Jésuites en Syrie (1830-1864), Les Indes Savantes, 2010, Paris, (sous presse). 3  ALSI, RPO 95, lettre du P. Vexivière aux bienfaiteurs de la mission, 1 er  août 1939 4  Cet article repose pour l’essentiel sur le dépouillement des archives jésuites françaises (AFSI) conservées à Vanves, qui contiennent des lettres et des rapports envoyés par les missionnaires auprès des alaouites en France entre 1930 et 1947. 5  S. Mervin, « L’entité alaouite, une création française », J.-P. Luizard (dir.),  Le choc colonial et l’islam, la  politique religieuse des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, p. 345-358 ; S.

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  • Une rvolution sociale dans la montagne :

    la conversion des Alaouites par les jsuites dans les annes 1930

    Chantal Verdeil

    En juillet 1931, le P. Chanteur, suprieur de la mission jsuite de Syrie baptise 62 alaouites dans le village de Jnayna Rasln. Ce baptme, immortalis par une photographie devenue plus tard une carte postale, inaugure une mission auprs des alaouites qui va durer une quinzaine dannes, de 1931 lindpendance syrienne (photo 1) 1.

    Prsente au Proche-Orient depuis les annes 1830, la mission jsuite de Syrie connat l un premier succs denvergure auprs de populations qui ne sont pas chrtiennes. Ds le dpart, les religieux de la Compagnie de Jsus se sont surtout intresss aux catholiques des diffrentes Eglises (maronites et grecs catholiques surtout) et ensuite aux autres chrtiens (grecs orthodoxes) : la mission doit dabord affermir les premiers dans leur foi et conduire les seconds rejoindre lEglise romaine. Les conversions des non-chrtiens nont toujours t quindividuelles et marginales. On en compte moins dune vingtaine durant le premier sicle de la mission2.

    La mission auprs des alaouites apparat donc comme une exprience singulire. Avec ces conversions, les espoirs que les jsuites placent dans les alaouites depuis plusieurs sicles semblent enfin prendre ralit. Les alaouites, que lon appelle nusayr (du nom dun de leurs fondateurs Ibn Nusayr) jusquau Mandat, forment une communaut souvent considre comme une dissidence de lislam. Dans la littrature missionnaire, ils relvent de lislam des marges car ils sont la fois isols et diffrents de lensemble des musulmans. Etablis dans la montagne qui prolonge le Mont-Liban au Nord, ils vivent lcart du pouvoir ottoman qui ne parvient pas leur imposer son autorit ni ses normes religieuses. Mpriss par lislam sunnite, ils sont aux yeux des missionnaires plus accessibles que les musulmans majoritaires qui forment un bloc si dur attaquer 3.

    Louverture dune station auprs des alaouites saccompagne dun renouveau des crits jsuites concernant cette communaut. Plusieurs textes, de nature diverse, nous renseignent sur le regard que portent les jsuites sur les alaouites et exposent les raisons qui ont prsid selon eux la conversion dune centaine dentre eux4. Pour la plupart des pres, il est clair quils forment une population particulire, moins du point de vue religieux que par leur loignement par rapport une certaine modernit. Ces textes invitent donc revisiter la marginalit des alaouites. De quelles marges parle-t-on ? Religieuses, politiques, conomiques ? On voudrait ici dmler ces diffrentes dimensions au sein des crits des jsuites, quil faut aussi analyser la lumire de travaux rcents sur les alaouites5.

    1 ALSI (Archives Libanaises de la Socit de Jsus, Beyrouth), RPO 95, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui, P. Gillet.

    2 C. Verdeil, Les Jsuites en Syrie (1830-1864), Les Indes Savantes, 2010, Paris, (sous presse).

    3 ALSI, RPO 95, lettre du P. Vexivire aux bienfaiteurs de la mission, 1er aot 1939

    4 Cet article repose pour lessentiel sur le dpouillement des archives jsuites franaises (AFSI) conserves Vanves, qui contiennent des lettres et des rapports envoys par les missionnaires auprs des alaouites en France entre 1930 et 1947. 5 S. Mervin, Lentit alaouite, une cration franaise , J.-P. Luizard (dir.), Le choc colonial et lislam, la politique religieuse des puissances coloniales en terres dislam, Paris, La Dcouverte, 2006, p. 345-358 ; S.

  • Lvolution de la situation des alaouites au dbut du XXe sicle oblige nuancer leur situation en marge de lislam et de la Syrie mandataire. Une partie des crits des jsuites se fait lcho de ces transformations. Pour les pres prsents sur place qui ne partagent pas toujours le point de vue des rudits de la mission, cest en effet une rvolution sociale qui est lorigine des conversions.

    Aux marges de lislam et du pouvoir politique ?

    Les alaouites appartiennent une secte de lislam qui sest forme au IXe sicle en Irak avant de sinstaller au nord de la Syrie, dans la rgion dAlep, au XIe6. Au XIXe sicle, les alaouites, plus souvent appels nusayrs, sont considrs comme des hrtiques par les musulmans sunnites qui constituent la majorit de la population du bild al-Shm. Leurs croyances et leurs pratiques religieuses sont trs loignes de celles des sunnites. Les alaouites divinisent Ali, cousin et gendre du prophte. Ils ne construisent pas de mosque et boivent de lalcool7. Seuls les clercs sastreignent au jene du Ramadan. A la fin du XIXe sicle, lempire ottoman met en uvre une srie de rformes destines mieux intgrer les nusayrs dans lensemble musulman. Ils disposent dsormais de lieux de formation, de lieux de culte, et de leurs propres juridictions, ce qui leur permet dchapper celles des sunnites. Les effets de ces rformes sont difficiles valuer. Au dbut du XXe sicle, coles et mosques seraient vides et auraient t transformes en tables selon Rachid Rida (qui reprend un rapport de Muhammad Abduh), dont les crits tmoignent surtout du mpris des musulmans sunnites pour ces dissidents8. A cette priode, les clercs nusayrs prennent le relais de la rforme. Plusieurs vont se former dans les villes saintes dIrak. Ils changent leur nom pour celui dalaouites, qui les rattache au gendre et cousin du prophte, Ali, dont les chiites sont les partisans9. Sous le Mandat franais, leurs tribunaux sont transforms en tribunaux dEtat et adoptent le droit jafarite en vigueur chez les chiites10. Via le chiisme, les alaouites rejoignent lislam. Cette intgration dans lislam est mme reconnue par une partie des sunnites puisquen 1936, le mufti de Palestine publie une fatwa qui dclare que les alaouites sont des musulmans11. Quand les jsuites de Syrie sintressent aux alaouites, ces derniers nont pas perdu leurs particularits mais leur appartenance lislam (dont on admet plus facilement la diversit) est reconnue.

    Sur le plan politique, leur intgration un ensemble plus vaste est encore plus nette. Lhistoriographie alaouite met laccent sur les vicissitudes encourues par la communaut alaouite sous lEmpire ottoman12. Au XIXe sicle, les gouverneurs ottomans de la rgion rpriment ces paysans pauvres qui peinent acquitter les sommes dues au titre de limpt et se livrent au brigandage pour complter leurs revenus. Mais leur pragmatisme lemporte parfois sur le mpris ou le ddain dont ils font

    Winter, The Nusayrs before the Tanzimat in the eyes of Ottoman provincial administrators, 1804-1834 , T. Philipp, C. Schumann (dit.), From the Syrian Land to the States of Syria and Lebanon, Beyrouth, Ergon Verlag, Orient-Institut der DMG, 2004, p. 97-112 ; B. Paoli, Lalaouite de Syrie vue par lautre : itinraires de lignorance , J-L Bacqu-Grammont, A. Pino, S. Khoury (dit.), Dun Orient lautre, Actes Des Troisimes Journes de L'Orient, Bordeaux, 2-4 Octobre 2002, Bordeaux, Peeters Publishers, 2005, p. 267-284. 6 H. Halm, Nusayrs , EI, T.8, p. 148-150. 7 S. Valter, La construction nationale syrienne, Lgitimation de la nature communautaire du pouvoir par le discours historique, Paris, CNRS ditions, 2002, p. 58-69.

    8 Pour ce paragraphe, voir S. Mervin, Un rformisme chiite, ulmas et lettrs du Gabal Amil (actuel Liban-Sud), de la fin de lempire ottoman lindpendance du Liban, Paris, Khartala / Beyrouth, CERMOC / Damas, IFEAD, 2000, p. 320-329. 9 Le terme alaouite (alawyyn) tait dj employ par les lites la place du nom nusayrs , plus pjoratif. S. Mervin, Lentit alaouite , art. cit. 10 Ibidem. 11 F. Balanche, Les alaouites, lespace et le pouvoir dans la rgion ctire syrienne : une intgration nationale ambigu, Thse de doctorat de gographie, Universit F. Rabelais, Tours, 2000, p. 75. 12 S. Valter, op. cit., p. 63.

  • gnralement preuve leur gard. Certains de ces derniers ont connu de belles carrires dans ladministration ottomane et, en 1834 ils se rvoltrent contre loccupation gyptienne et firent preuve de loyalisme ottoman13. Un vritable rapprochement sesquisse, on la vu, la fin de la priode ottomane. En 1920, plusieurs alaouites rejoignent la cause nationaliste et soutiennent le royaume arabe de Damas14. Aprs la dfaite de Fayal, les Franais divisent les espaces o sont installs les alaouites en trois : la Cilicie est cde la Rpublique turque, le sandjak dAlexandrette reoit un statut particulier, le sandjak de Lattaqui, le nord du sandjak de Tripoli et le caza de Masyaf sont runis pour former le territoire des alaouites, appel Etat des Alaouites en 192215. A cette date, la Syrie est une fdration compose des Etats de Damas, dAlep et des Alaouites. En janvier 1925, les Franais retirent lEtat des Alaouites de la fdration dont les deux autres membres (Alep et Damas) forment lEtat de Syrie. En 1930, sa dnomination change nouveau : on parle dsormais de gouvernement de Lattaqui. Ces changements entretiennent le flou autour du devenir de cette rgion : intgration dans une grande Syrie ou affirmation dun Etat indpendant ventuellement fdr avec le Liban voisin ? Cette question nest pas tranche avant la signature du trait franco-syrien de 1936. En attendant les autorits mandataires appliquent des politiques similaires dans les diffrentes rgions quelles ont dfinies. A la fin des annes 1930, au moment de la ngociation du trait dindpendance, il est impensable pour les nationalistes syriens que le Territoire des Alaouites ne soit pas rattach la grande Syrie. Rciproquement en 1936 une partie des clercs alaouites mens par Sulaymn Al-Ahmad se proclament la fois arabes et musulmans16. Un an plus tard, le Territoire des Alaouites devient une province du nouvel Etat syrien17. Aprs une nouvelle priode dautonomie entre 1939 et 1942, il est intgr la Syrie en voie dindpendance18.

    Cette population en voie dintgration dans une communaut religieuse plus vaste et dans un territoire politique national, nhabite pas une marge situe la priphrie dun espace entirement musulman sunnite. Pour le dcrire, cest limage de llot qui vient lesprit, comme si les alaouites vivaient perchs sur leur montagne au milieu dun ocan de musulmans sunnites. Cette image doit tre, sinon nuance, du moins prcise. Les alaouites vivent dans la montagne qui porte leur nom et prolonge le Mont-Liban au Nord. Dans les annes 1930, leur nombre est estim 250 000 personnes regroupes dans des villages de la montagne spars les uns des autres par dtroites valles. Ils y ctoient des membres dautres communauts religieuses : ismaliens, sunnites et chrtiens de diffrentes Eglises. Au total, le gouvernement de Lattaqui compte 350 000 habitants cette date19. En 1947, les chrtiens reprsentent 13,6 % de la population de la rgion ctire20. A Safita, lun des premiers bourgs de la montagne quand on vient de la cte, les chrtiens, orthodoxes surtout, en reprsentent 87 %21. Davantage implants dans la montagne que les musulmans sunnites ou les chrtiens, les alaouites vivent encore dans un monde rural isol de la cte et lcart des voies de communication. Dans les annes 1930, les routes carrossables ne desservent pas tous les villages dont certains ne sont accessibles qu pied. En hiver, certaines voies peuvent tre coupes en raison des crues22.

    Cet isolement doit cependant tre relativis tant les liens avec la cte se resserrent. Le rseau routier, sil ne tient pas toute la montagne dans ses mailles, se dveloppe. Il ne faut pas plus de six sept

    13 S. Winter, art. cit. 14 S. Valter, op. cit. p. 66. 15 H. Halm, art. cit. 16 S. Mervin, Lentit alaouite , art. cit. 17 H. Halm, art. cit. 18 S. Mervin, Un rformisme chiite, op. cit. p. 322. 19 J. Weulersse, Le pays des alaouites, Tours, Arrault et Compagnie matres imprimeurs, 1940, 2 volumes, vol. 1, p. 50-68. Lauteur sappuie sur le recensement de 1925. 20 F. Balanche, Les Alaouites, lespace et le pouvoir, op. cit., p. 89. 21 Ibidem, p. 90-91. 22 En fvrier 1937, la suite dun dramatique accident, plusieurs personnes sont trs grivement brles Jnayna Rasln o sont tablis les jsuites. Pendant plusieurs heures, les missionnaires attendent des secours qui ne parviennent pas les atteindre en raison de la monte du fleuve. Archives Franaises de la Socit de Jsus, Vanves, (AFSI), RPO 95, Lettre aux Amis et bienfaiteurs de la mission des Alaouites, Beyrouth 12 mars 1937.

  • heures pour rejoindre Damas de Lattaqui, alors que plusieurs jours taient ncessaires avant la Premire Guerre mondiale23. Dans lorganisation de la Compagnie de Jsus en Syrie, la mission des alaouites comprend la station de Tartous o vit le P. Gillet, et les villages qui comptent la majorit des convertis autour de Jnayna Rasln (carte). Les religieux et les surs installs dans la montagne reoivent de frquentes visites des jsuites de la maison de Tartous. Ils sont en contact avec les militaires et les administrateurs franais de la rgion. Ils accueillent aussi des personnages plus importants dans la hirarchie de la mission ou de lEglise. En 1931, cest le P. Chanteur, suprieur de la mission, qui baptise les premiers convertis. Quelques annes plus tard, Monseigneur Giananni inclut ces villages dans sa visite pastorale24. Le 8 dcembre 1936, Mgr Rmy Leprtre vient baptiser deux nouvelles familles25. En aot 1939, la petite communaut, emmene par les jsuites, rserve un accueil triomphal au Cardinal Tisserant accompagn du P. de Bonneville, suprieur de la mission26. La station auprs des alaouites ( statio apud Alauitas 27) nest donc pas isole. Elle nest pas plus loigne du centre de la mission (Beyrouth) que les maisons de Homs ou dAlep.

    Ces transformations ne sont pas toujours perues par les contemporains. Llot montagnard conservatoire de coutumes et de pratiques ancestrales fait partie des ides trs prgnantes dans limaginaire des orientalistes. On le retrouve encore sous la plume du gographe Jacques Weulersse, qui crit en conclusion de sa prsentation des diffrentes communauts : socialement parlant, le pays des alaouites est un vritable pays fossile 28. Cet isolement fait aussi partie des raisons avances par les religieux latins pour justifier leurs espoirs de conversion : du haut de leurs montagnes, les alaouites comme les druzes du Chouf chapperaient lemprise dun islam dominant dmographiquement et politiquement. Il serait de ce fait plus accessible lapostolat des missionnaires. Ces ides ont toujours cours dans les annes 1930, mais lexprience que vivent les jsuites auprs des alaouites fait apparatre de nouvelles faons de voir : les missionnaires de terrain ne partagent pas toujours les conceptions des rudits de la Compagnie.

    Erudits versus missionnaires de terrain

    Depuis lpoque moderne, les missionnaires du Proche-Orient ont abandonn toute forme dapostolat auprs des musulmans. Leur conversion est remise des temps eschatologiques dont les dboires de lEmpire ottoman semblent indiquer la venue prochaine29. Seules les populations qui vivent aux marges de lislam suscitent lintrt et lespoir des missionnaires. Dans les annes 1830, les jsuites enregistrent de nombreuses conversions chez les druzes avant de dchanter quand ils prennent conscience que la plupart des nophytes cherchent surtout chapper la conscription30. Une vingtaine dannes plus tard, les missionnaires envisagent de sinstaller auprs des ismaliens et des nusayrs, quils ne distinguent pas toujours trs nettement31. A la mme priode, le P. Cohen-Palgrave

    23 J. Weulersse, op. cit. p. 66. 24 AFSI, RPO 95, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui. P. Gillet.

    25 AFSI, RPO 95, Lettre du P. Gillet au Pape, juin 1937. 26 AFSI, RPO 95, Lettre du P. Vexivire aux bienfaiteurs de la mission, 1er aot 1939. 27 AFSI, RPO 95, Syrie, les nouveaux postes de Tartous et Kirik Khan, octobre 1930. 28 J. Weulersse, op. cit. p. 73.

    29 C. Verdeil, Les Jsuites en Syrie (1830-1864), op. cit. B. Heyberger, Peuples sans loi, sans foi, ni prtre : druzes et nusayrs de Syrie dcouverts par les missionnaires catholiques (XVIIe XVIIIe sicles) , dans ce volume.

    30 ALSI, Planchet, Brouillons, p. 131-137. 31 Le P. de Damas parle des alaouites comme des descendants des Assassins. ARSI (Archives romaines de la Compagnie de Jsus, Rome), Syr 1004, IV, 24, Lettre du P. A. de Damas au P. Beckx, Beyrouth, 1er dcembre

  • explore la pninsule arabique dans le projet de fonder une mission auprs des wahhabites. A chaque fois, les mmes arguments reviennent : les relations avec le pouvoir ottoman diffrencient les ismaliens ou les wahhabites des musulmans sunnites. Au mpris dont ces derniers font preuve leur gard rpond linsoumission des dissidents . Les liens avec le christianisme sont aussi rgulirement mis en avant. A propos des druzes, les pres mentionnent leur possible origine croise (on dit que leur nom descendrait de celui du comte de Dreux) tout en se dmarquant de cette hypothse battue en brche par les travaux de S. de Sacy. Plus important leurs yeux, le caractre mystrieux de la religion des druzes ou des nusayrs. Pour beaucoup de pres, il ne sagit pas vraiment de religions mais de croyances amalgames en un tout incohrent, ce qui autorise tous les espoirs32. Les plus grands concernent les nusayrs dont la religion, quils considrent la fois turque, chrtienne et paenne, leur parait peu loigne du christianisme33.

    Au dbut du XXe sicle, Henri Lammens consacre plusieurs articles ces dissidents islamistes qui offrent davantage despoirs de conversion. Dans son Prcis historique sur la Syrie publi en 1921, il qualifie les nusayrs dindociles, tout comme les druzes, toujours prompts se rebeller contre lautorit locale ou ottomane, contre Bachir Chihab en 1834, contre lEmpire ottoman en 1870 et 187734. Apparat ici le lien entre conversion et pouvoir politique : les espoirs que soulvent druzes et nusayrs se mesurent laune de leur insoumission lempire ottoman musulman sunnite. Leurs constantes rebellions tmoigneraient de leur hostilit lempire et donc sa religion. La leur na dailleurs rien voir avec lislam , selon le mme auteur qui prsente celle des nusayrs comme un singulier syncrtisme dlments chrtiens, paens et musulmans . Il voque la croyance en une forme de Trinit o figurent Ali, Mahomet et un de ses compagnons. Dautres lments tmoignent ses yeux de parents avec le christianisme : ils font comme une conscration du vin pendant leur culte et auraient adopt plusieurs ftes chrtiennes (Nol, Pques, la Pentecte, Saint Jean-Baptiste, Sainte Barbe)35. Sur dautres points, les nusayrs se distinguent du christianisme : leur religion est secrte, la taqiyya est autorise, les femmes ne sont astreintes aucune pratique religieuse 36. Lammens, qui entend faire ici uvre dhistorien, ne tire aucune conclusion de cette prsentation pour la mission. Il en est de mme dans louvrage que Jean-Emile Janot a consacr aux alaouites et paru en 1934. Ce Pre, qui a pass un an au Proche-Orient en 1931-1932 avant de devenir professeur dislamologie au scolasticat de Fourvire et directeur de la revue En terre dIslam37, y dcrit minutieusement le pays et ses habitants, ltat social (organisation sociale, travail, vie prive et vie sociale) et enfin la religion des alaouites qui forme ses yeux un amalgame de croyances et de superstitions, de cultes et de pratiques . Quoi quen laisse penser son titre Des croisades au Mandat , cet ouvrage ne reprend pas la thse de lorigine croise des alaouites et ne parle que de fortes influences chrtiennes quils auraient subies avant dembrasser la doctrine dIbn Nusayr38. Dans une sorte dpilogue, il voque les conversions des alaouites mais sans tablir un lien direct avec ce quil dit de leur religion. Son point de vue est diffrent dans un article consacr cette mme mission et publi dans Jsuites missionnaires en 1936. Il y vante le succs de la mission auprs des alaouites de Syrie et parat adopter la thse souvent avance dune lointaine origine croise et donc chrtienne des alaouites :

    1862. ARSI, Syr 1003, II, 42, Lettre du P. Billotet au P. Beckx, Beyrouth, 23 dcembre 1858. Mme confusion chez le jsuite Joseph Besson au XVIIe sicle : B. Heyberger, art. cit. 32 ARSI, Syr 1001, V, 4 bis, lettre du P. Planchet au P. Gnral, muallaqa, avril 1832. 33 ARSI, Syr 1003, II, 38, Lettre du P. Billotet au P. Beckx, Beyrouth, 21 janvier 1858. A propos des nusayrs, le P. Canuti parle de populi che hanno un miscuglio di religione turca, cristiana e gentile : ARSI, Syr 1004, II, 21, Lettre du P. Canuti au P. Beckx, Beyrouth, le16 janvier 1863. 34 H. Lammens, La Syrie, prcis historique, Beyrouth, Dar Lahad Khater, 1994 (3me dition), p. 233, 262, 292 et 306. 35 Ibidem, p. 126. 36 Ibidem. 37 H. Jalabert, Jsuites au Proche-Orient, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1985, p. 562. 38 J-E. Janot, Des croisades au Mandat, Notes sur le Peuple Alaoute, Lyon, Imprimerie L.Bascou, 1934, p. 88.

  • des traditions, en effet, se transmettent qui veulent faire des montagnards aux yeux bleus et au teint blond, des fils oublis de croiss, tablis jadis en ces montagnes. [..] Ils ont adopt Ali non point tant pour lui-mme que parce quil sopposa lislam du prophte 39.

    Lisolement des alaouites dans cette montagne la fois refuge et conservatoire les a maintenus labri de la domination ottomane et musulmane.

    Dix sicles durant, le pauvre fellah alaouite, accabl de misre, ruin dimpts, oppress par ses chefs politiques ou religieux, a d se rfugier dans sa rude montagne. Rude et pourtant bienfaisante ! Car le Djebel Ansarieh, qui prolonge au nord la chane du Liban, lui a permis de dfendre, - tout comme le Liban le fit pour les Maronites- les restes dune vie famlique, dune libert chaque jour plus restreinte, dune race opprime mais toujours pure et fire dune religion nigmatique, mais parfume encore de souvenirs chrtiens 40.

    Ces souvenirs chrtiens, il appartient aux missionnaires de les raviver. Ainsi pour cette revue destine informer un public jsuite et catholique des progrs de la mission, la rigueur scientifique nest pas de mise. Le discours sadapte au public vis41.

    Les lettres des missionnaires installs au cur de la montagne alaouite, destines le plus souvent aux suprieurs et aux bienfaiteurs de la mission, nont pas la mme tonalit et se dmarquent nettement des discours publis. Plus que la religion des alaouites, trs rarement voque dans les relations des missionnaires, ce sont les conditions de vie de cette rgion rurale et isole qui retiennent lattention des pres. On y trouve peu de discours structurs et documents, ni de tmoignages sur la religion des alaouites, comme si ces derniers nintressaient les pres quune fois devenus chrtiens. Beaucoup de lettres constituent en revanche de vritables petits rapports ethnographiques qui traitent de la misre des paysans ou de la condition de la femme. Lintrt des jsuites pour la vie quotidienne des alaouites transparat aussi travers des photos choisies pour illustrer la misre de la vie dans la montagne. Ces photographies, souvent prises par le P. Gillet qui sillonnait la montagne dans sa vieille Ford, taient envoyes aux bienfaiteurs de la mission afin dencourager les dons. Elles montrent, la pauvret des paysans, labsence doutils et le jeune ge des enfants envoys aux champs (photos 2, 3, 4)42.

    Dans une lettre, le P. Gillet mentionne bien une lointaine origine chrtienne qui expliquerait leur facilit entrer dans la foi professe par les missionnaires. De leurs croyances et de leurs pratiques les jsuites rapportent incidemment la thorie de la mtempsychose et labsence de lieux de prires o se rassemblent les fidles. De ce fait, les pres de la Compagnie ne la considrent pas vraiment comme une religion. Rapportant une conversation avec un troubadour , un pote allant de cour en cour chanter les louanges des aghas, un des missionnaires loue sa foi profonde et son attachement aux traditions qui lempchent de quitter la religion de ses pres43. Ce qui les caractriserait surtout, serait labsence de fanatisme . Contrairement aux musulmans sunnites et aux autres schismes de lislam, les alaouites montrent selon les pres beaucoup de sympathie 44 pour les missionnaires, ce qui rend lapostolat possible.

    39 J-E. Janot, Au pays des Alaouites o vcurent les croiss . Jsuites missionnaires, A travers le Proche-Orient, 1936. p. 11-13. 40 Ibidem.

    41 Pour un panorama des thories et des erreurs professes sur les alaouites, voir larticle de B. Paoli, Lalaouite de Syrie vue par lautre : itinraires de lignorance , art.cit.. Lauteur voque les ides fantaisistes pour ne pas dire mprisantes qui ont circul sur les alaouites (culte des animaux, du sexe des femmes), mais ne mentionne pas les travaux des missionnaires excepts ceux du P. Lammens. 42 Quelques-unes dentre elles ont t publies par J. Weulersse qui a selon toute vraisemblance rencontr le P Gillet. Ce dernier lui a peut-tre servi dinformateur et/ou dinterprte. 43 AFSI, RPO 95, Une tourne mdicale en pays alaouite (1937 ?). 44 AFSI, RPO 95, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui. P. Gillet ; lettre du P. Vexivire aux bienfaiteurs de la mission, 1er aot 1939.

  • Cest bien cette sympathie qui a favoris les conversions et qui diffrencie druzes et alaouites. Dans les annes 1930, les jsuites tablis dans le Haurn au Sud de Damas dont la population est majoritairement druze, dsesprent de voir ces derniers se convertir :

    Les mes sont fermes, le missionnaire directeur dcole est considr comme un agent du gouvernement. La question de la religion est intangible : on se trouve comme devant un mur impntrable 45.

    explique le Pre qui vit sur place. Sous sa plume, les druzes sont assimils aux musulmans et leur conversion poserait selon lui les mmes problmes 46. Ils se montrent trs mfiants lgard des chrtiens, ce qui rduit nant tout espoir de conversion. A le lire, les images se brouillent : pour les missionnaires en contact avec cet islam des marges , on ne sais plus bien si cest la marginalit qui explique la conversion des alaouites ou linverse leur curiosit ou leur sympathie lgard du christianisme qui les fait diffrents des autres musulmans.

    Le facteur dterminant des conversions reste cependant aux yeux des missionnaires de terrain une rvolution sociale qui sest opre dans la montagne.

    Une rvolution sociale dans la montagne

    Les jsuites nanalysent pas cette rvolution comme le rsultat dune meilleure intgration de la montagne alaouite lespace syrien, mais comme la mise en cause des rapports sociaux traditionnels. A leurs yeux, cest elle qui est lorigine des conversions.

    Un grave diffrend tant survenu entre le chef de la tribu des Roslani, Amin Roslan, et ses paysans, ceux-ci songrent secouer le joug de servitudes quils subissaient depuis des sicles et mettre leurs lgitimes revendications labri dune force capable de les soutenir. Ce souci dmancipation sociale autant que le dsir dune vie plus humaine, pour leurs enfants surtout, est la base de toutes ces conversions 47.

    Dans ce rcit, les missionnaires jsuites ne sont pas lorigine des premires conversions. Le motif religieux nest pas la base des conversions , crit le pre par la suite comme pour clarifier encore les choses48. Cet aveu claire comment est ne la petite communaut. Les jsuites se sont installs Tartous lappel des Surs de Safita pour encourager la conversion de ces alaouites qui avaient manifest un intrt pour la religion chrtienne-jsuite 49 (sic). Les jsuites se sont contents daccompagner les premiers nophytes et de faire grandir la communaut. Ce sont les alaouites qui les ont appels auprs deux et non les jsuites qui sont venus sinstaller dans leurs villages. Les religieux de la Compagnie connaissaient dj la montagne : dans les annes 1890, elle tait parcourue par le P. Barnier qui y entretenait tout un rseau dcoles50. En 1925, ils ouvrent Safita une cole tenue par quelques Surs des Saints-Curs de Jsus et de Marie, congrgation cre par les jsuites de Syrie

    45 AFSI, RPO 95, lettre du P. Klein au P suprieur de la mission, Damas, 7 janvier 1934. 46 Ibidem. 47 AFSI, RPO 95, P. M. Gillet, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui. 48 Ibidem. 49 AFSI, RPO 95, Lettre du P. Kandela au P. Suprieur, 26 novembre 1930, Tartous.

    50 C. Verdeil, La classe sous le chne et le pensionnat : les coles missionnaires en Syrie (1860-1914) entre imprialisme et dsir dducation , Outre-Mers, revue d'histoire, N 334-335, juin 2007, p. 197-222.

  • pour les suppler dans leur travail en direction des petites filles et des femmes. Dans ce bourg dont la population est trs majoritairement chrtienne, leur apostolat est dabord tourn vers les grecs-othodoxes.

    Que les missionnaires rpondent un appel plus quils ne simplantent de leur propre chef nest gure surprenant. Les surs de Safita elles-mmes ont ouvert une cole la demande dun notable du bourg qui a sollicit le P. Dides, alors install Homs51. Lhistoire de la mission jsuite de Syrie est jalonne de fondations destines rpondre aux invites de la population locale52.

    Cette fondation situe demble les missionnaires au cur de rapports sociaux conflictuels. En appelant les jsuites, les alaouites convertis au christianisme se placent sous leur protection et se dressent contre le chef de leur tribu, Amn Rasln, qui appartient, selon le P. Lammens une des plus puissantes familles de la montagne53. Ils se mettent dans une situation hasardeuse qui est aussi celles des missionnaires venus les instruire, les baptiser et les soutenir dans leur foi. Cette prcarit contraste assurment avec la scurit dont jouissent leurs confrres ailleurs en Syrie et au Liban, mais elle touche bien plus les convertis que les missionnaires. Plusieurs rapports font tat des vexations et des attaques dont sont victimes les familles proches des jsuites. Dans les villages o sont installs ces derniers, la tension monte et descend au gr des relations entre la puissance mandataire et la classe politique locale. En 1933, alors que les autorits franaises et les nationalistes syriens sont engags dans de difficiles ngociations pour signer un trait, plusieurs convertis font dfection et se sparent des jsuites au moment de leur confirmation54. En 1935, le chef de la tribu exige de chaque alaouite un serment individuel par lequel il sengage boycotter les chrtiens, considrer leur droit de proprit comme inexistants, cesser toutes relations avec eux et au besoin, sen dbarrasser par la force 55. Quand lintimidation ne suffit pas, on recourt la violence. Des chrtiens sont assaillis et matraqus, le missionnaire est poursuivi et contraint de se rfugier dans une table. Les chefs de tribu changent des ralliements contre espces sonnantes et trbuchantes. Dbut 1936, les troubles qui agitent les grandes villes syriennes gagnent la montagne alaouite. Les jsuites rapportent les chants hostiles aux Franais et favorables lUnit syrienne : Le Franais nous nen voulons plus, quil sen aille dans son pays. Sil revient, nous lui briserons la main grce lunit syrienne. ; Le Wafd [parti nationaliste] est sorti de Beyrouth avec la fanfare et au son des tambours ; et le chrtien a le coeur coup (est pris de peur) par lUnit syrienne. Le Franais, cest aussi le chrtien contre lequel musulmans et alaouites sont unis : Le musulman et lalaouite nont pas sinquiter, et le chrtien, nous lui fermerons la bouche. Sil a redire, nous boirons son sang, grce lunit syrienne .56 Dautres couplets visent directement les religieux et les surs. Ces attaques tmoignent de ladhsion dune partie des alaouites lunit de la Syrie chre aux nationalistes dont les jsuites, favorables au particularisme alaouite, apparaissent comme des adversaires57. Les lections au Parlement de novembre 1936 entranent un regain de violence quand Amn Rasln, candidat la chambre, cherche

    51 AFSI, RPO 95, La pntration en Pays musulman, 1931, anonyme.

    52 C. Verdeil, Les Jsuites en Syrie (1830-1864), op. cit. 53 H. Lammens, op. cit. , p. 288-289. Les Rasln sont considrs comme la tribu la plus puissante au dbut du XIXe sicle. En 1808, ils rsistrent trois mois quatre ou cinq milles hommes de larme ottomane venus les dloger de la forteresse de Masyad (appele aussi Masyaf), R. Dussaud, Histoire et religion des Nosairis, Paris, Librairie Emile Bouillon, 1900, p. 32-33. 54 AFSI, RPO 95, P. M. Gillet, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui, 1936.

    55 AFSI, RPO 95, P. M. Gillet, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui, 1936.

    56 AFSI, RPO 95, Mission des pres jsuites de Tartous, lettre adresss aux chers bienfaiteurs de France, 12 mai 1937.

  • par tous les moyens rassembler sa tribu autour de lui. Cette agitation na quun temps, mais elle illustre bien lanimosit que suscite laction des pres. Par leur apostolat et les dons quils font aux populations, ils apparaissent comme de nouveaux notables susceptibles de supplanter les chefs tribaux. Franais, ils sont ressortissants de la puissance mandataire contre laquelle les nationalistes syriens et leurs allis donnent de la voix58.

    Dans les rcits des pres jsuites, beaucoup de cheikhs alaouites se montrent solidaires des chefs de tribu dans leur lutte contre lapostolat missionnaire. Cest devant eux que les villageois prtent serment de ne plus frquenter les nophytes chrtiens. Laction des missionnaires entre en concurrence directe avec les cheikhs qui sont furieux de voir leur influence religieuse leur chapper 59. Trs vite, cette rivalit dpasse la stricte sphre religieuse, comme en tmoigne le succs du dispensaire ouvert par les jsuites. Autrefois, quand quelquun tombait malade, le cheikh tait immdiatement appel 60. Dsormais, les familles vont aussi et parfois dabord qurir le mdecin des missionnaires.

    Face cette hostilit, les jsuites cherchent des appuis auprs des autorits mandataires. Ils sont dautant plus ncessaires que les conversions doivent tre enregistres par ladministration locale afin que le changement de confession soit port sur la carte didentit61. Mais le gouvernement franais se montre bien peu enclin soutenir des missionnaires qui lui apparaissent comme des fauteurs de trouble. Quand le P. Ley, suprieur de la mission de Homs (dont dpend Safita dans la gographie de la mission jsuite), demande inscrire les premiers convertis comme des membres de la communaut chrtienne latine, il se heurte un refus catgorique62. Pour contourner lobstacle, les pres dcident denregistrer les conversions Tartous, avec semble-t-il, davantage de russite63. Convaincre les autorits politiques, quelles soient locales ou franaises, se rvle difficile. Toutes sont daccord pour soutenir les uvres sociales (coles, dispensaire) entretenues par la mission condition que les jsuites ne se livrent aucun proslytisme. En 1934, les pres rencontrent monsieur Schoeffler, ancien de Franklin et de Ginette et gouverneur de Lattaqui depuis 1925, dont ils esprent obtenir le soutien64. Ce dernier connu pour tre partisan de lautonomie des alaouites, se dit favorable louverture dcoles et de crches, mais demande plus de lenteur dans les conversions et dcourage louverture dune cole secondaire65. La mme anne, le commandant Gilis, directeur du service de sant, sollicite laide des missionnaires pour tudier les maladies qui svissent dans le monde rural (lpre, syphilis, maladies des yeux), et voque un projet de construction dun sanatorium66. Mais les jsuites ne parviennent pas gagner compltement lappui des autorits politiques franaises : lenregistrement des conversions ltat-civil et celui des terres achetes au cadastre continuent de poser problme67.

    57 La rgion de Safita, o sont implants les jsuites, est connue pour avoir donn de la voix en faveur du rattachement des alaouites la Syrie : F. Balanche, La rgion alaouite et le pouvoir syrien, Paris, Karthala, 2006, p. 34. 58 J-D Mizrahi, La France et sa politique de Mandat en Syrie et au Liban (1920-1939) , N. Mouchy (dir.), France, Syrie, et Liban (1918-1939), les ambiguts et les dynamiques de la relation mandataire, Damas, IFEAD, 2002, p. 35-65. 59 AFSI, RPO 95, Une tourne mdicale en pays alaouite (1937 ?).

    60 AFSI, RPO 95, Une tourne mdicale en pays alaouite (1937 ?) 61 Les registres dinscription ltat-civil ont t introduits en 1925. Depuis 1934, naissance, mariage, dcs doivent faire lobjet dune dclaration au mukhtar du village qui la transmet au mudr du Nahya, qui la fait passer lofficier de ltat-civil qui sige au chef-lieu de chaque caza : J. Weulersse, op. cit. p. 74. 62 AFSI, RPO 95, lettre du P. Kandela au P. Suprieur, 26 novembre 1930. 63 AFSI, Lettre du P. Kandela au P. Suprieur, Tartous, 26 novembre 1930.

    64 Le lyce Franklin Paris et le lyce Sainte-Genevive Versailles (dit Ginette) sont deux tablissements prestigieux de la Compagnie de Jsus Paris. AFSI, RPO 95, Une heure avec monsieur Schoeffler, 26 octobre 1934. Peter A. Shambrook, French Imperialism in Syria (1927-1936), Londres, Ithaca Press, 1998, p. 222-223. 65 AFSI, RPO 95, Une heure avec Monsieur Schoeffler, 26 octobre 1934. 66 AFSI, RPO 95, Voyage Lattaqui, dcembre 1934. La lpre est alors en voie de disparition. J. Weulersse, op. cit. p. 78. 67 AFSI, RPO 95, lettre du P. de Vexivire, Jnainet Reslan, 26 octobre 1934.

  • Mme si le nombre des conversions reste limit (la communaut naissante compte moins de 200 personnes), la mission fait encore trop de bruit au got du pouvoir mandataire. A Damas, la presse rend compte avec hostilit de lapostolat des pres. Cette publicit alarme les autorits franaises, qui voient dans les missionnaires des fauteurs de trouble quil faut empcher de nuire68, do leur soutien du bout des lvres et lextrme prudence du P. Jalabert quand il voque ce qui se passe dans la montagne. Dans son livre, Syrie et Liban, russite franaise ?, le reprsentant de la Compagnie de Jsus auprs du gouvernement franais, loin de lenthousiasme lyrique de nombreuses publications missionnaires, affirme quen dpit des premiers baptmes on aurait tort de croire prochaine lheure de la conversion de la montagne, comme il serait prmatur, et non moins imprudent de procder une vanglisation prcipite du pays alaouite 69.

    La relative froideur des autorits franaises rend dautant plus ncessaire de se concilier les notables locaux et en particulier les chefs tribaux. Certains apparaissent comme dirrductibles ennemis de la prsence missionnaire, mais dautres sont plus accessibles. Cest le cas de Azz Bey Awach, dont lautorit stend jusqu Draykch et Wd (voir la carte). Les jsuites se brouillent dabord avec lui quand ils veulent sinstaller dans le premier de ces villages. Pour gagner son appui, ils ont recours aux services dun ami commun, matre Iahbour. Le P. Gillet, suprieur de la maison de Tartous, laide aussi faire inscrire ses trois fils lUniversit Saint-Joseph Beyrouth. En change Azz Bey Awach accepte de recommander le mdecin de leur dispensaire auprs des paysans installs sur ses terres, mais les jsuites ne peuvent ouvrir une maison et il est bien prcis quils doivent se comporter en collaborateurs loyaux et que la christianisation proprement dite ne viendra que plus tard70. Le cheikh devait tirer profit dtre le protecteur du mdecin des missionnaires. Ses opinions politiques le rapprochent aussi des pres, qui saffichent plutt favorables au particularisme alaouite (saccordant mieux avec lide que les alaouites ne sont pas vraiment des musulmans). Or Azz Bey Awach fait partie des notables les plus remonts contre lunit syrienne et donc le trait de 1936. Il ne peut que voir dun bon il des religieux convaincus dun particularisme alaouite.

    Les conversions des alaouites sexpliquent alors par des raisons autant politiques que sociales. Pour clairer la rvolution sociale lorigine des conversions, les pres voquent en effet, un

    fanatisme de tribu, jalousement entretenu par les chefs, et qui chez ces jeunes gens frustes aux revirements subits, est capable en quelques jours, sous la pression de la peur ou dun serment religieux, de les conduire aux pires excs 71.

    Ce fanatisme politique est le trait qui distingue les alaouites des musulmans sunnites en prise, eux, un fanatisme religieux qui, on la vu, nourrit leur hostilit lgard des chrtiens. A lire les crits des missionnaires installs dans la montagne, on devine les bouleversements quy font natre les dcloisonnements lis la politique mandataire. De nouveaux notables y apparaissent comme les reprsentants du gouvernement franais ou des missionnaires. Pour certains, ils peuvent servir dappui pour contester lautorit des chefs tribaux. La prsence et lappui des autorits mandataires, mme rticentes, offrent paralllement de nouvelles possibilits aux missionnaires. Le gouvernement franais a besoin de leurs services pour dvelopper son rseau dcoles et ne peut quapprouver leur action sanitaire.

    68 ALSI, RPO 95, Voyage Lattaqui, dcembre 1934. Cette polmique entre les autorits franaises et les jsuites a fait assez de bruit pour tre mentionne dans la thse de J. Weulersse, qui ne fait cependant pas grand cas de ces conversions : elles ne sexpliquent selon lui que par des rivalits de clans au sein de la tribu Rasln et les nouveaux chrtiens ne devraient donc pas persister dans leur foi nouvelle. J. Weulersse, op. cit. p. 57.

    69 L. Jalabert, Syrie et Liban, russite franaise ?, Paris, Plon, 1934, p. 104. 70 AFSI, RPO 95, lettre du P. Finet au P. Bouchet, Beyrouth, 17 fvrier 1937 ; rapport du P. Michel Gilet sur les Alaouites, mai 1937.

    71 AFSI, RPO 95, Mission de la Compagnie de Jsus auprs des Alaouites du gouvernement de Lattaqui. P. Gillet, 1935.

  • Conclusion

    Avec lindpendance syrienne, les jsuites perdent un appui prcieux : le nouveau pouvoir entend promouvoir son propre systme denseignement et lutte contre leur prsence. En janvier 1946, le Pre Paul Chawkat Elias, install dans la montagne alaouite depuis 1944, est expuls puis interdit de sjour dans les cazas de Tartous et Lattaqui. Pendant la guerre, le docteur franais recrut par les jsuites a quitt les dispensaires dsormais tenus par Sur Marie-Rene. Reste en Syrie grce lintervention du gouvernement libanais, elle est accuse davoir mal soign un patient et dexercer la mdecine illgalement : il faut dire quelle ne peut faire valoir comme diplme quun stage la Croix-Rouge franco-libanaise puis un autre dinfirmire. En 1947, un procs est en cours avec les autorits syriennes. La mission steint et avec elle sans doute la petite communaut72.

    Ce dnouement invite voir dans la politique mandataire un facteur dterminant de la prsence et du relatif succs des jsuites auprs des alaouites. Les missionnaires latins apparaissent en effet comme les auxiliaires dune politique de dcloisonnement initie par les Ottomans et poursuivie par les Franais. Lintgration des alaouites dans lespace national syrien, leur reconnaissance en tant que musulmans (mme sils gardent leurs particularits), et les liens qui se nouent avec le pouvoir install Damas, modifient les rapports sociaux. Cest dans une rgion que le rattachement progressif lEtat ottoman puis syrien transforme profondment, que les jsuites prennent pied au dbut des annes 1930, non dans un espace laiss en marge de lhistoire.

    Ce paradoxe mrite dtre relev, mme sil nest pas formul en ces termes par les missionnaires. Dans leurs crits propos des alaouites, il est bien difficile de reprer une pense cohrente et partage qui slaborerait grce des lectures et des observations scientifiques. Le corpus darchives (lettres manuscrites, textes imprims) met le chercheur face des crits de statut et de porte diffrents qui tmoignent de la diversit des approches et des personnalits au sein de la mission. A ct dun P. Janot ou dun P. Lammens rudits mais peu missionnaires au sens apostolique du terme, figurent des religieux plus impliqus dans la mission, dont les prtentions scientifiques ne sont pas les mmes. Pour tous cependant, les alaouites se singularisent par rapport lislam sunnite en raison de la sympathie quils manifestent lgard des chrtiens.

    Plus que les rudits proccups par les origines religieuses des alaouites, les pres prsents sur place font preuve dune curiosit ethnographique renouvele pour cette communaut. Dans leurs relations, la vie quotidienne des alaouites, le statut de la femme et les ftes clbres pour les mariages occupent une trs grande place, bien plus que les questions proprement religieuses. Sous leur plume ladjectif alaouite prend presque un sens ethnique puisquils parlent des alaouites chrtiens pour dsigner les convertis. Ce qui les frappe le plus, ce sont les conditions de vie misrables dans lesquelles vivent ces montagnards Grce aux coles et aux dispensaires, ils esprent amliorer ce quotidien si difficile et -pourquoi pas ?-, susciter de nouvelles conversions. Ce sont donc les modalits de la mission qui orientent leur regard : dans la mesure o celle-ci est plus civilisatrice qu proprement parler religieuse, les pres sur le terrain sintressent davantage la situation conomique et sociale de leurs ouailles et laissent aux rudits le soin dtudier leur religion.

    72 La documentation disponible aux archives de Vanves sarrte en 1947, ce qui oblige nmettre que des hypothses.

  • 1. Premiers baptmes dalaouites, 1931. Source : collection prive.

  • 2. Source : AFSI (Vanves)

    Travaux domestiques

  • 3. Source : AFSI (Vanves)

    Une tche des filles et des enfants (I) : la corve deau.

  • 4. Source : AFSI (Vanves)

    Une tche des filles et des enfants (II) : la corve de bois

  • 5. Source : AFSI (Vanves)

    Fte loccasion dun mariage alaouite

    Carte

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