alain dieckhoff la nation dans tous ses etats

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Situation actuelle de l'État national.

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La nation dans tous ses Etats

Les identités nationales en mouvement

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DU MÊME AUTEUR

Les Espaces d ’Israël. Essai sur la stratégie territoriale d ’Israël, Paris, Presses de la FNSP, 1989.

La Société israélienne face à l ’intifada, Paris, La Documentation française, 1990.

L ’Invention d ’une nation. Israël et la modernité politique, Paris, Gallimard, 1993.

Israéliens et Palestiniens. Les défis de la paix, Paris, La Documentation française, 1994.

Rescapés du Génocide. « L ’action Musy », une opération de sauvetage de Juifs européens en 1944-1945, Bâle et Francfort, Helbing & Lichtenhahn, 1995.

L’Italie. Une nation en suspens (en collaboration), Bruxelles, Complexe, 1995.

Belgique. La force de la désunion (direction), Bruxelles, Complexe, 1996.

Israéliens et Palestiniens. L ’épreuve de la paix, Paris, Aubier, 1996.

Israël. De Moïse aux accords d ’Oslo (introduction et coordi­nation), Paris, Points-Seuil, 1998.

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Alain Dieckhoff

La nations

dans tous ses Etats

Les identités nationales en mouvement

Flam m arion

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© Flammarion, 2000 ISBN 2-08-067494-3 Imprimé en France

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Pour Milena

« Milena, quel nom riche et dense ! si riche, si plein qu’on peut

à peine le soulever ! »

Franz Kafka

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HtlïW Mn — I

À la mémoire d’Ernest Gellner qui a su prendre le nationalisme

intellectuellement au sérieux sans jamais se départir

d’un authentique humanisme

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Remerciements

Ce livre a bénéficié du soutien constant du Centre d’Etudes et de Recherches internationales de la Fondation nationale des Sciences politiques (Paris). Au directeur scien­tifique de la FNSP, Jean-Luc Domenach, ainsi qu’au direc­teur du CERI, Jean-François Bayart, j ’exprime ma très chaleureuse reconnaissance.

Cet ouvrage doit aussi beaucoup aux participants du groupe de recherche du CERI « Nationalismes, logiques iden­titaires et crise de l’État » qui ont nourri de stimulantes dis­cussions durant près de trois ans. En outre, les travaux de nombreux collègues du CERI qui se sont penchés sur les questions de nationalisme et d’identité m’ont aidé à baliser ma réflexion. Ils trouveront tout au long de l’ouvrage des traces tangibles de leur contribution dont j ’espère avoir su faire bon usage dans mon entreprise comparative.

Enfin, j ’ai une dette intellectuelle particulière envers mon collègue et ami Guy Laforest de l’université Laval (Québec). Non seulement nous n’avons cessé, depuis son année sabba­tique, d’avoir de fructueux échanges autour de thèmes qui nous sont chers à tous deux, mais je lui dois aussi de m’avoir fait découvrir la prodigieuse vitalité de la philosophie et de la science politique au Canada, qu’elles s’écrivent en anglais ou en français. Qu’il soit remercié pour sa stimulante générosité.

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Avant-propos

Pendant toute la guerre froide, la question nationale qui avait si fortement marqué l’entre-deux-guerres était parvenue à se faire oublier à la faveur de l’affrontement idéologique bipolaire qui déchira le monde. Sans doute, la nation n’avait pas disparu de l’horizon politique, la décolonisation ayant été l’œuvre de mouvements de libération nationale. Mais la dimension proprement nationale était la plupart du temps masquée derrière une rhétorique marxisante et noyée dans un internationa­lisme de convenance1. Cette stratégie de dissimulation était un passage obligé pour les communistes du tiers- monde, de la Chine à Cuba en passant par la Yougoslavie, mais n’épargnait pas les autres leaders de l’anticolonialisme. Nasser en Egypte comme les pro­moteurs syriens du Baas ne manquaient pas d’associer leur fougueux nationalisme à un « socialisme arabe » tout aussi vibrant qui se ramenait avant tout à l’étatisa­tion de l’économie. La période de la guerre froide fut donc placée sous le signe d’une euphémisation du natio­nalisme.

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Avec la chute du mur de Berlin, la scène change du tout au tout. L’abrupte fin de la lutte idéologico-mili- taire entre le « camp socialiste » et le « monde libre » rouvre la question nationale sur le continent européen. Tandis que les Baltes reconquièrent leur indépendance, l’Allemagne s’engage avec célérité dans un processus de réunification. Ailleurs, en Yougoslavie comme dans le Caucase, l’affrontement des nationalismes prend une tournure violente. Brusquement, il n ’est plus question que de revanche des nations et de réveil des nationa­lismes. Le discours ambiant, non dénué d’accents alar­mistes, voit dans le retour de ce refoulé nationaliste un insupportable archaïsme, vision à l’évidence réductrice.

D’abord, parce qu’elle s ’inscrit dans une perspective téléologique et linéaire du progrès qui devrait nécessai­rement conduire à l ’inéluctable dépassement du natio­nalisme par les universalismes, celui de la démocratie libérale comme celui de l’idéal communiste. Cette croyance, déjà ancienne, a été cruellement démentie par l ’exacerbation sans pareille des nationalismes au cours du XXe siècle. Cela ne veut pas dire que le nationalisme soit éternel mais, à l ’évidence, il faut se garder de l’en­terrer trop vite, à l’instar de ce qu’ont fait trop de ratio­nalistes invétérés, libéraux comme socialistes.

Ne voir en lui qu’un tribalisme primitif égaré dans la modernité c ’est aussi s’interdire de comprendre que sa rémanence tient précisément à ce que, contrairement à l ’opinion de ses contempteurs pressés, le nationalisme est bien une configuration centrale de la modernité, même s’il revêt parfois des formes odieuses. Comme idéologie et comme mouvement, le nationalisme a pro­fondément marqué l’histoire des deux derniers siècles,

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Avant-propos

pour le pire mais aussi pour le meilleur. Toute appré­hension globale doit impérativement prendre en compte sa réelle pluralité.

Objet sociologique complexe, le nationalisme ne saurait être réduit à ses figures les plus extrémistes, les plus hystériques, les plus homicides. Se concentrer sur ces expressions les plus saillantes (avec ses fortes com­posantes d’exclusion xénophobe et raciste) conduit inévitablement à une disqualification générale du natio­nalisme qui interdit d’en saisir les ressorts profonds. Or, il est pour le moins douteux que le nationalisme eût pu nourrir des passions si profondes s ’il n ’avait été qu’un phénomène purement négatif. Comme principe d’affir­mation de la spécificité historique, culturelle, sociale d ’un peuple, le nationalisme a, au contraire, souvent eu une portée libératrice.

Qui niera que, pour les peuples polonais, juif, irlan­dais... l’engagement dans le combat national ait relevé d ’une impérieuse nécessité ? Opprimés, réprimés, mas­sacrés, ils ne pouvaient surmonter leur vulnérabilité existentielle qu’en allant au bout de la logique nationale pour édifier un État qui leur donne enfin, par le biais de la souveraineté, la sûreté collective à laquelle ils aspi­raient avec tant de vigueur. Gardons-nous donc de tout amalgame hâtif qui discréditerait en bloc le nationa­lisme. Comme l’écrit l ’historien ju if Simon Doubnov qui paya pourtant de sa vie le déchaînement des haines nationalistes : « Les idéaux nationaux de Kossuth ou de Garibaldi sont-ils répréhensibles parce que des chauvi- nistes comme Schönerer et Wolf, Drumont et Rochefort agissent aussi au nom du nationalisme2? » Un siècle plus tard, cette exhortation pourrait être remise au goût

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du jour sans rien perdre de sa force : « Les idéaux natio­naux de Lech Walesa ou d’Ibrahim Rugova seraient-ils condamnables parce que des démagogues populistes comme Jôrg Haider en Autriche et Jean-Marie Le Pen se targuent d’être des nationalistes? »

Configuration complexe, incluant des formes exces­sives mais aussi des variantes libérales, le nationalisme est foncièrement polysémique ce qui rend à mon sens très délicate la construction d’une théorie générale du nationalisme. Certains s’y sont essayés, souvent avec talent3. Pour ma part, je ne m ’engagerai pas dans cette voie, préférant concentrer mon attention sur un phéno­mène plus circonscrit : l ’universalisation du nationa­lisme. L’association des deux termes est a priori surprenante, le nationalisme étant un principe de défense du particularisme. Pourtant, cette idéologie de mobilisation de la spécificité a connu depuis deux siècles une prodigieuse diffusion, en Europe d ’abord, puis progressivement sur les autres continents. D’européen, le club des États est devenu mondial. Si l’internationalisme prolétarien resta un rêve, l’universa­lisation du nationalisme devint, elle, une réalité qui n’a cessé depuis de produire des effets en cascade.

Une longue fréquentation du Proche-Orient, et plus spécialement d ’Israël/Palestine, « terre sainte de natio­nalismes antagonistes », a certainement contribué à nourrir ma sensibilité à la question des identités natio­nales, de leur cristallisation et de leur développement tant idéologique que pratique, thèmes autour desquels mes travaux antérieurs ont tous tournés d ’une façon ou d’une autre. Cet ouvrage constitue donc, à bien des égards, l ’élargissement d’une préoccupation intellec­

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Avant-propos

tuelle déjà ancienne même si elle prend ici une ampleur nouvelle puisqu’elle est fondée sur une démarche com­parative, axée principalement sur les Europe et l’Amérique du Nord.

Son objectif est d’ouvrir des pistes de réflexion sur les nationalismes de dissociation c ’est-à-dire sur les mouvements nationalitaires4 qui agissent à l’intérieur d’un État constitué et réclament, au nom d’un groupe humain qualifié de « nation » et partageant certaines caractéristiques propres (histoire, culture, langue, passé commun, territoire...), l ’autonomie politique, voire l’indépendance.

Ce nationalisme périphérique de rupture constitue la modalité la plus active du nationalisme contemporain, du Québec aux Balkans en passant par la Catalogne, la Flandre ou la Corse. Non que le nationalisme centraliste et unitaire, revendiqué avec force par les courants de l’extrême-droite populiste (Front national, parti « libé­ral » autrichien...), ait disparu. Loin de là. Mais alors que ces nationalismes s’inscrivent par définition dans le cadre étatique existant, les nationalismes de disjonction s’emploient à créer de nouveaux espaces politiques, et en cela ils contribuent à donner une nouvelle impulsion à la dissémination du nationalisme.

Ce phénomène, je tenterai d ’en saisir les ressorts profonds, d ’en scruter les manifestations avant d ’exa­miner, dans un second temps, comment les États peu­vent y répondre.

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Première partie

L’appel du nationalisme

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Le nationalisme dans la mondialisation

I

Au cours de la décennie 1990 nos atlas se sont enri­chis de nouveaux États qui, pour la plupart, n ’avaient jam ais eu d ’existence politique antérieure. De l’Ouzbékistan à l’Érythrée en passant par la Moldavie et la Slovénie, ce ne sont pas moins d ’une vingtaine d’États qui ont vu le jour. Et encore, cette comptabilité qui ne prend en compte que le critère de la reconnaissance internationale ne donne qu’une image parcellaire et imparfaite d’une dynamique de revendication nationa­liste beaucoup plus profonde.

Ici, un ministre-président flamand réclame pour la Belgique la mise en place du confédéralisme que d’au­cuns voient comme la dernière étape avant le démembre­ment final du pays. Là, un leader politique qui bénéficie d’un incontestable soutien électoral œuvre avec convic­tion pour l’indépendance de l’Écosse. Ailleurs, les sou­verainistes québécois continuent d’agir, malgré l ’échec du second référendum, pour que la Belle Province accède à l’indépendance. Hors d’Occident, le phéno-

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mène est tout aussi notable, du Kurdistan turc comme irakien au Punjab indien où des Sikhs luttent pour la création d’un État indépendant, le Khalistan - pays des purs. Cette effervescence nationaliste apparaît à beau­coup comme un phénomène régressif et anachronique.

Régressif parce qu’en valorisant des identifications particulières, ce nationalisme met à mal la citoyenneté politique comme allégeance suprême transcendant les appartenances spécifiques. Anachronique parce que l ’expression de ces nationalismes semble aller à re n ­contre d ’un processus de mondialisation qui devrait, selon le sens commun, s’accompagner de l’émergence d ’une authentique condition humaine, et donc d’un ara­sement des différences. Cette vision candide qui veut que la multiplication des échanges économiques, la constitution de réseaux de communication mondiaux, la diffusion d’une culture de masse standardisée condui­sent à une dilution des spécificités nationales et à un effacement progressif des barrières entre les peuples mérite qu’on s’y attarde.

La perception optimiste de la mondialisation est, dans le fond, partagée par les néo-marxistes et les néo­libéraux. Même si les premiers déplorent les coûts sociaux de la globalisation économique, ils persistent à penser que « les démarcations nationales et les antago­nismes entre peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du com­merce, le marché mondial, l ’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraî­nent1 ». Quant aux seconds, ils voient, dans une pers­pective fonctionnaliste, l ’émergence d’une économie de marché mondialisée comme un moyen de développer

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les interdépendances et les interactions et de faire naître une véritable communauté internationale autour d’inté­rêts partagés. Pourtant, le réel résiste obstinément à ces pronostics euphoriques, et loin d’être abolies, les fron­tières prolifèrent alors même que la mondialisation pro­gresse. Comment expliquer ce paradoxe2?

La ressemblance aiguise la différence

On peut d ’abord en réduire la portée en insistant sur la relativité de la mondialisation. Celle-ci est en effet doublement partielle. D ’une part, seuls 20 % des échanges sont réalisés dans « l’économie-monde » : la circulation des marchandises demeure pour l’essentiel confinée à l’intérieur des différents pays. D ’autre part, l ’internationalisation des échanges et du capital touche prioritairement les pays développés et certains « pays émergents » mais ignore des pans entiers du tiers- monde. En fait la mondialisation s’opère autour d ’un réseau de grandes métropoles, dans lesquelles se concentrent les activités d ’échanges, tandis que des aires immenses — comme le continent africain mais aussi les « périphéries internes » des pays riches - sont purement et simplement délaissées3.

Parce que la mondialisation demeure parcellaire, elle ne serait donc pas en mesure d ’homogénéiser, pour le moment, l’espace social de la planète et de réduire dura­blement les divers particularismes nationaux. Pourtant, ce constat ne saurait, pour les tenants de la mondialisa­tion homogénéisatrice, être définitif : à long terme, la consolidation d’une économie mondiale fera des États-

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nations « des forces en régression », nations et nationa­lisme ne jouant plus que « des rôles secondaires et sou­vent assez mineurs4 ». Autrement dit, le nationalisme se trouverait dépassé par l’évolution de l’histoire mondiale.

L’argumentation générale laisse sceptique. Même en admettant que la mondialisation demeure encore à un stade embryonnaire et qu’elle soit trop superficielle pour engendrer une uniformisation qui rognerait les ailes aux revendications nationalistes, comment expli­quer, a contrario, la concomitance entre l ’approfondis­sement graduel de la mondialisation et l’essor des revendications nationalistes ?

À l ’instar d ’Éric Hobsbawm, certains tentent de déceler, derrière les apparences, une dialectique secrète. Ainsi, le bouillonnement nationaliste de la fin du XXe siècle serait le chant du cygne du nationalisme, non son apogée. Loin de démontrer la vitalité du phéno­mène, il en prouverait l’épuisement. Avant de se mourir, le nationalisme brillerait, une dernière fois, de tous ses feux. Invérifiable, cette conception, en termes de « ruse de l’histoire », n’explique pas grand-chose.

Il paraît plus exact de limiter la portée du paradoxe globalisation/fragmentation en circonscrivant la relation de causalité entre les deux phénomènes. L’apparition d ’une kyrielle de nouveaux États dans la décennie 1990 a, de fait, très peu à voir avec la mondialisation écono­mique et ses corollaires sociaux et culturels. Ce sont au contraire des pays marginalisés dans l ’économie capita­liste mondiale, les pays du « socialisme réel », qui ont connu une implosion nationale. La désintégration de l’Union soviétique, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie fut avant tout la conséquence du délitement

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de systèmes fédéraux autoritaires, voire dans le cas de l’URSS d’un véritable empire.

Est-ce à dire que mondialisation et poussées nationa­listes n’entretiennent qu’un rapport de pure coïnci­dence? Je n ’en crois rien. Des interactions sont bel et bien repérables. Si le démembrement de l’URSS et des deux autres fédérations s’explique par des facteurs lar­gement politiques, la persistance et l’approfondisse­ment des revendications nationalistes dans les pays développés sont entretenus par la dynamique de la mon­dialisation, nouvelle étape décisive de la modernisation. Celle-ci n ’est pas, faut-il le préciser, à l’origine des nationalismes flamand, catalan ou basque qui, nés au xixe siècle, sont les produits d’un contexte socio-histo­rique spécifique et, en particulier d’un certain type de rapport à l’État. Par contre, la forte audience dont ils bénéficient aujourd’hui trouve en partie son explication dans la montée en puissance de la globalisation qui, par un effet de rétroaction, a une influence catalysatrice sur le nationalisme.

Au stade actuel, la mondialisation est un processus à double détente. D’un côté, la globalisation économique, le rôle croissant des organisations internationales, l’ap­parition d ’enjeux planétaires (environnement), la diffu­sion d ’une culture standard universelle et largement américanisée, l ’universalisation de certains principes (droits de l ’homme, démocratie) font désormais émer­ger une civilisation mondiale. Celle-ci est, certes, très loin de recouvrir effectivement la planète dans sa tota­lité, mais elle existe incontestablement par fragments.

Aujourd’hui, des hommes, issus de sociétés diffé­rentes, habitant aux quatre coins de la planète partagent

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certains traits communs : habitudes de consommation, référents culturels, valeurs. Ce procès de civilisation, pour reprendre l’expression de Norbert Élias, conduit objectivement à une convergence des modes de vie, des conceptions, des représentations. Pourtant ce rappro­chement est en lui-même générateur de différenciations symboliques fortes, en particulier à travers les revendi­cations identitaires, qu’elles soient nationalistes ou eth­niques. Autrement dit, le paradoxe du nationalisme à la fin du XXe siècle, que l’on saisit avec le plus d’acuité au cœur de la civilisation mondiale, en Occident, réside précisément dans cette tension : le nationalisme s ’ex­prime avec une vigueur renouvelée au moment même où les hommes se ressemblent de plus en plus5.

Deux exemples suffiront à illustrer cette tendance. Le Québec a connu, par rapport au Canada anglophone, une modernisation décalée. Celle-ci n ’a sans doute pas été aussi brusque et tardive que d’aucuns l ’ont prétendu en faisant des années 1960 une époque charnière où, d ’une société rurale et agricole, le Québec se serait sou­dainement transformé en société urbaine et industrielle. Toutefois, si le processus de modernisation a été plus graduel, s ’étalant sur toute la première moitié du siècle, il a incontestablement connu une accélération prodi­gieuse après l’arrivée au pouvoir du parti libéral en 1960. S’ouvre alors la « Révolution tranquille » qui se traduit par l’affirmation de l’État provincial comme agent d’émancipation des Québécois et par la rapide sécularisation de la société. Cette période de change­ment social profond conduisit progressivement à l ’effa­cement des disparités de tous ordres entre anglophones et francophones. Tous les indicateurs montrent, en

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effet, une remarquable convergence entre les deux communautés.

Alors que les francophones constituaient les gros bataillons de la classe ouvrière au début du xxe siècle, ils ont connu une importante ascension sociale en termes de revenus comme d’occupations profession­nelles. Le taux d’urbanisation, les pratiques de consom­mation sont désormais quasiment identiques. Même constatation sur le plan des comportements : le Québec s’est aligné sur le reste du Canada avec la baisse dras­tique de la pratique religieuse et de la natalité et l ’aug­mentation considérable des divorces. Quant aux attitudes sur la question des libertés publiques et de l ’éthique, elles sont désormais similaires6. Pourtant, c ’est au moment précis où les francophones se rappro­chaient des anglophones que les premiers créaient le Parti québécois, porté au pouvoir en 1976, qui tentera à deux reprises de faire du Québec un pays souverain. Des francophones qui se définissaient comme canadiens à 34 % et comme québécois à 2 L % en 1970 mais étaient respectivement 9 % et 59 % vingt ans plus tard.

La même dualité est observable en Espagne. La Catalogne et le Pays basque avaient été au XIXe siècle le fer de lance de l’industrialisation, propice à une moder­nisation rapide des structures sociales (développement du prolétariat et apparition de grands entrepreneurs), tandis que la Castille restait une société traditionnelle où une masse de paysans était dominée par une étroite aristocratie foncière. Cet écart entre des périphéries à l ’avant-garde du développement économique comme du changement social et un centre politique rétrograde a commencé de s’amenuiser sous le franquisme techno­

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cratique des années 1960 pour se réduire encore davan­tage après l’installation de la démocratie. Là encore, on note un rapprochement des modes de vie, des systèmes de valeurs parmi les différentes nationalités qui compo­sent la nation espagnole. E t pourtant, alors que 28,3 % des habitants du Pays basque s’affirmaient uniquement ou essentiellement espagnols en 1979, ils n’étaient plus que 21,6 % à le faire en 1991. Le même constat vaut pour les Catalans, l ’amplitude étant encore plus accen­tuée : 37,5 % en 1979 contre 19 % en 1994.

Ces exemples permettent clairement d’invalider la théorie de la construction nationale formulée par le poli­tologue américain Karl Deutsch. À ses yeux, la moder­nisation dont l ’urbanisation, l ’industrialisation, l’éducation de masse, le développement des communi­cations sont des indices notables, suscite une intensifi­cation des échanges. Cette mobilisation sociale accrue conduit progressivement à une intégration nationale de plus en plus poussée qui balaye les anciennes allé­geances, locales ou régionales7. Pour certains, les dépendances allaient même devenir si nombreuses et denses qu’elles auraient un effet corrosif sur les nations qui laisseraient la place à un État unique à l’échelle du monde8.

Cette corrélation ne se vérifie pas. Si la multiplication des interactions entraîne bien une similitude croissante - et donc, en ce sens, une assimilation nationale (espa­gnole, canadienne...), voire supranationale (euro­péenne) - , elle ne contrarie aucunement les tendances parallèles à la différenciation. Penser le contraire revient à confondre proximité socio-culturelle et convergence identitaire. Or l’adoption d’habitudes, de comporte­

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ments, de valeurs semblables ne suffit pas à faire émer­ger une identité commune. Sans doute, le rapprochement des attitudes et des valeurs ne génère-t-il pas spontané­ment la volonté de distinction nationale. Bavarois, Saxons et Hessois ne vont pas demain s ’engager dans un processus de séparation pour reconstituer les royaumes et principautés d’antan simplement parce qu’ils parta­gent une identité allemande standardisée. Mais, à l’in­verse, la similarité, loin d’éroder les démarcations identitaires, contribue fréquemment à les renforcer.

Les logiques du paradoxe nationaliste

Comment expliquer cette singulière dialectique entre ressemblance et différence? Certains tentent de percer ce mystère en invoquant le narcissisme des petites dif­férences mis en avant par Freud. Les hommes — et les peuples - s’attacheraient avec d’autant plus de ferveur à leurs différences que celles-ci seraient minimes9. Ou pour le dire autrement : l’investissement symbolique sur les dissemblances gagne en intensité au fur et à mesure que les disparités réelles s’amenuisent. Si ce mécanisme psychologique de compensation joue incontestablement un rôle, il ne saurait néanmoins tout expliquer. Réduire le processus nationalitaire à un effet purement psy­chique revient à le considérer comme un phénomène artificiel dont un effort de volonté pourrait venir à bout, ce qui est manifestement faux.

La démarche anthropologique est, sans doute, plus riche d ’enseignement. Claude Lévi-Strauss insiste sur le fait « qu’il y a simultanément à l ’œuvre, dans les socié­

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tés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien et même à l’ac­centuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité10 ». La première tendance est entretenue par l’isolement mais aussi par le voisinage qui stimule le désir de se distinguer, d ’être soi en se démarquant des autres ; la seconde est favorisée par la contiguïté géographique, les échanges, les contacts. La proximité agit donc parallèlement dans une double direction : celle du rapprochement, voire à terme, de l’homogénéisation et celle de la diversification, de la fragmentation. Les sociétés humaines se définissent « eu égard à leurs relations mutuelles, par un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent, non plus, descendre sans danger11 ». Au-delà de ce seuil de diversité, elles seraient entraînées dans une logique d ’éclatement infini qui les priverait de toute cohérence minimale. En deçà, elles perdraient toute réalité propre et finiraient par se fondre dans une sorte de magma social informe. La dia­lectique convergence/divergence maintient précisément cet écart différentiel entre les sociétés, indispensable à leur survie.

La réflexion anthropologique recoupe ici clairement les intuitions sociologiques de Tocqueville. D’un côté, celui-ci a fortement insisté sur l’avènement d’une civi­lisation mondiale. La diffusion des mêmes manières d ’agir, de penser et de sentir est stimulée par la démo­cratie, régime politique qui promeut l’égalité des condi­tions entre les individus, et par la modernité économique qui l ’accompagne. Par opposition au Moyen Âge, époque de fractionnement absolu,

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Tocqueville voit un mouvement contraire se dessiner avec les temps modernes : « Les peuples semblent mar­cher vers l’unité. Des liens intellectuels unissent entre elles les parties les plus éloignées de la terre, et les hommes ne sauraient rester un seul jour étrangers les uns aux autres12 ». Cette similitude croissante alimente pourtant de façon contradictoire un besoin de distinc­tion exacerbé. Pour reprendre les mots de Tocqueville : « Lorsque les conditions diffèrent peu, les moindres avantages ont de l’importance. Comme chacun voit autour de soi un million de gens qui en possèdent de tout semblables ou d ’analogues, l ’orgueil devient exi­geant et jaloux; il s’attache à des misères et les défend opiniâtrement13. » Le principe aristocratique de distinc­tion s’insinue donc jusqu’au cœur de la démocratie éga- litaire. Et il s’exprime à l’échelle des individus comme des groupes. Sur le plan collectif, il se manifeste à tra­vers diverses sphères d’appartenance (communautés religieuses, associations...) mais il se concentre de façon prioritaire autour du référent national, cadre poli­tique considéré comme seul véritablement légitime dans la mesure où il est fondé sur la passion démocratique par excellence, l ’égalité.

On comprend mieux alors la résurgence de revendica­tions nationales en Europe, dans le monde développé, c’est-à-dire là même où le travail d’uniformisation de la modernité est le plus puissant. Les mobilisations natio­nalistes en Écosse ou en Flandre ne sont pas des mani­festations anachroniques mais plutôt des signes hautement modernes. Elles ne constituent pas le reliquat d’un passé en voie de disparition ou une banale réma­nence primitive mais préfigurent l’avenir de nos sociétés.

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L’évolution historique de ces derniers siècles nous enseigne d’ailleurs que les époques où les échanges se sont multipliés ont toujours été celles où les revendica­tions nationales ont connu un élan incontestable. L’invention de l’imprimerie qui permettra une diffusion inégalée du savoir, le développement du commerce maritime, les grandes découvertes donneront naissance à une vision du monde plus ouverte. Pourtant, au même moment, en Europe, les individualités collectives natio­nales s’affirment et se différencient de plus en plus les unes des autres sur des bases à la fois religieuses et lin­guistiques, les deux se recoupant d ’ailleurs très fré­quemment. L’Espagne achève la Reconquista et une nationalisation politique et culturelle précoce. La France et l’Angleterre sortent consolidées dans leur spé­cificité nationale après la guerre de Cent ans. Ailleurs, sous l’action du protestantisme naissant, la promotion de la langue du peuple (Luther traduisant la Bible en allemand) ainsi que l’apparition d’églises d’État favori­sent l’essor du sentiment national. Cette effervescence aboutit à la mise en place d’un premier système étatique officialisé par le traité de Westphalie (1648).

Deux siècles plus tard, la révolution industrielle s’ac­compagne d’un développement prodigieux des commu­nications et d ’une circulation accélérée des marchandises et capitaux. Ce rétrécissement du monde va pourtant de pair avec l’apparition de nouveaux États dans l’aire impériale ottomane (Serbie, Grèce, Roumanie, Bulgarie), et, après la Première Guerre mon­diale, sur les décombres de l’Empire austro-hongrois et, dans une moindre mesure, russe (Pays baltes, Finlande). L’avènement progressif de la société de masse dans

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J’entre-deux-guerres, l ’accélération des techniques - contribueront à une certaine planétarisation des pro­blèmes, y compris de la guerre, mais s’accompagneront aussi d ’un « choc en retour » : la reprise en mains de leur destin politique par des dizaines de pays colonisés qui fera d’une communauté de nations jusqu’alors essentiellement européenne une authentique commu­nauté internationale. Enfin aujourd’hui, la mondialisa­tion économique, l’uniformisation de la production culturelle sur le modèle américain, la généralisation de l’économie de marché, la diffusion du modèle démocra­tique, le développement d ’une société communication- nelle semblent bien ouvrir une quatrième étape dans cette quête identitaire qui s ’exprimera à nouveau par des revendications de type nationaliste.

La vision naïve qui veut que l’accroissement continu des échanges économiques et sociaux entre les hommes, le développement de l’information et des voyages conduisent à l’effacement des barrières poli­tiques, religieuses, communautaires reçoit donc un cin­glant démenti historique. L’historien Carlton Hayes avait déjà dénoncé, en son temps, l ’optimisme falla­cieux de ceux « qui sont convaincus que la révolution industrielle est fondamentalement anti-nationaliste... qu’elle favorise la progression accélérée du localisme au cosmopolitisme14 ».

En fait, de façon largement involontaire, la globalisa­tion a contribué depuis le XIXe siècle à entretenir les logiques identitaires. D’une part, très directement, les nations européennes ont, dans leur phase d ’expansion impérialiste, répandu certains concepts politiques - démocratie, nation, autodétermination... - que les

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peuples soumis se sont réappropriés, en les retournant contre le colonisateur, pour élaborer leur propre projet d ’émancipation collective. D ’autre part, et de façon plus subtile, le mouvement d’expansion de l’Europe en Asie et en Afrique a conduit à la diffusion de normes universelles (étatique par le biais des administrations coloniales, reli­gieuse par l’intermédiaire des missions chrétiennes) mais a aussi généré une profusion de particularismes ethniques en figeant dans des catégories rigides des populations dont les appartenances étaient jusqu’alors beaucoup plus floues. La colonisation a, comme le montre Jean- François Bayart, fabriqué de l’ethnicité à la fois par souci d ’asseoir son contrôle bureaucratique sur « les indigènes » et de préserver une pseudo-authenticité afri­caine qu’elle s’employait en fait à créer15.

Il y a tout lieu de penser que l’accélération actuelle de la globalisation ne fera qu’entretenir ce phénomène de particularisation dans la mesure où elle lui donne de nouveaux moyens de s’exprimer. L’ouverture grandis­sante au monde facilite ainsi la rétractation croissante sur son monde.

Le mariage du nationalisme et du capitalisme

Le travail de la modernité est paradoxal : il efface d’anciennes limites tout en en recréant sans cesse de nouvelles. Rien n’atteste mieux cette formidable ambi­valence que les transformations du rapport à l’espace. D ’un côté, le développement prodigieux des moyens de communication a conduit, dans le monde moderne, à l ’annihilation de l ’espace par le temps16. Dans son éten­

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due comme dans son relief, il a été domestiqué par la technique. Mais celle-ci ne fait pas que contracter la géographie, elle dévalorise le rôle de l’État qui voit entamer sa prétention au contrôle monopolistique du territoire national. La perte de cette maîtrise absolue, et en particulier des frontières, affaiblit l’État dans sa capacité souveraine. Toutefois, cette remise en cause ne conduit pas à l ’émergence d ’un monde sans bornage mais plutôt au repliement sur des lieux plus circonscrits. Plus l’espace est aboli par des réseaux de communica­tion denses et rapides, plus les lieux concrets gagnent en importance. Quartiers, villes, régions forment la trame de territoires de proximité que le mouvement même de mondialisation renforce au détriment de la territorialité abstraite de l’État17.

Ce phénomène est lié à la dynamique capitaliste elle- même. Comme Karl Marx l’avait constaté avec sa redou­table acuité, le capitalisme tend au développement universel des forces productives, à l’accroissement continu de la richesse et à l’intensifïciation du com­merce. La création d ’un marché mondial est sa raison ultime. Cet objectif nécessite le perpétuel bouleverse­ment des conditions de production du capital. En vertu de ce principe, « le capital aspire à dépasser les barrières et les préjugés nationaux... il est destructif à l’égard de tout cela, il est en révolution permanente, il brise toutes les barrières qui entravent le développement des forces productives18 ». Si, par nature, le capitalisme est pareil à Cronos dévorant ses enfants, il bute pourtant sans arrêt sur des conditions de production particulières - soit natu­relles (géographiques, climatiques), soit sociales (anthro­pologiques, historiques...) - qu’il Lui faut surmonter.

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Non seulement il rencontre constamment des limites immanentes à sa nature mais son développement lui- même requiert la création permanente de bases d’expan­sion nouvelles. Zones économiques spéciales, paradis fiscaux, zones franches, autant de nouveaux lieux dont il a impérativement besoin pour se mondialiser réellement.

Du coup, les opérateurs économiques ont de moins en moins de stratégies d ’investissements ciblées sur lesS s

Etats-nations. Ils leur préfèrent les Etats-régions. Ces derniers sont des zones économiques aux contours variables, qui peuvent être entièrement incluses dans des Etats (Kansai autour d’Osaka, au Japon, ou Bade- Wurtemberg) ou bien à cheval sur plusieurs pays comme le « triangle de croissance » Singapour/Johore (Malaisie)/Batam (Indonésie)19. De telles régions sont considérées par un nombre grandissant d’investisseurs comme les unités opérationnelles de l’économie plané­taire parce que leur taille relativement modeste leur donne une compacité suffisante tout en les obligeant à s’adapter en permanence aux évolutions de la compéti­tion internationale. Avec un marché intérieur étroit, les régions n ’ont pas en effet d ’autres choix que celui d’avoir une économie ouverte, pleinement intégrée dans les échanges mondiaux20. Afin d ’attirer les capitaux étrangers, les élites économiques mais aussi politiques de ces « Etats-régions » ont tout intérêt à valoriser les atouts régionaux et à s’émanciper au maximum de la tutelle du centre politique. Grâce à cette insertion dans F économie-monde, elles peuvent désormais obtenir directement des ressources qui leur permettent de se passer, au moins partiellement, du marché national tout en consolidant une base économique autonome.

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Si cette situation n’a pas d ’implications politiques directes pour nombre d’« États-régions » (Sao Paulo, Tokyo...), elle donne incontestablement à ceux ayant un fort « différentiel identitaire » comme la Catalogne ou la Flandre des ressources supplémentaires dans leurs stra­tégies d’affirmation nationale. Ainsi le gouvernement de la Flandre met systématiquement en avant, pour attirer les entreprises étangères dans la région, de multiples attraits : infrastructures modernes, main d’œuvre quali­fiée, ethos du travail, arguments qui, visiblement, n’ont pas laissé insensibles une kyrielle de sociétés internatio­nales (Mazda, Volvo, Philip Morris, Pioneer...) les­quelles préfèrent s’installer dans le nord de la Belgique plutôt qu’en Wallonie. La mondialisation constitue ainsi un facteur positif dans la stratégie d’affirmation nationa­liste. Toutefois, l’existence de signes identitaires, en par­ticulier la langue, n’est pas un préalable indispensable pour que s’opère un passage au politique comme l ’at­teste le cas de la Ligue du Nord en Italie.

Le mouvement d ’Umberto Bossi est en effet parvenu à s ’imposer comme une force politique importante dans la partie septentrionale du pays (et surtout au nord-est) au nom d’un nationalisme économique fondé sur la dénonciation d ’une bureaucratie étatique à la fois plé­thorique, inefficace et parasitaire. Les petits entrepre­neurs qui forment la principale assise sociale de la Ligue ne sont pas les vestiges d ’un monde dépassé mais les secteurs les plus dynamiques et innovants de l’éco­nomie de la péninsule. C’est au nom de l’efficacité qu’ils sont tentés par le découplage du Nord et du Sud (par le biais de la fédéralisation, voire de l’indépen­dance pure et simple). La modernité économique ali­

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mente ainsi la protestation nationaliste, même si un observateur frivole pouvait avoir l’impression que le léguisme est un archaïsme rétrograde.

Sans doute, la marche vers la mer entreprise, à la mi- septembre 1996, par Bossi de la source du Pô à Venise où il annonça l’indépendance de la Padanie a-t-elle quelque chose d ’inutilement grandiloquent, voire de franchement grotesque. On aurait pourtant tort de se contenter de sourire à la vue de ces drapeaux frappés d ’une étoile à six branches, de ces militants vêtus de chemises vertes, de ces billets de banque à l’effigie de Bossi. Avec ce cérémonial, le « senatur » cherche tout bonnement à doter le léguisme d’une symbolique natio­nale. Avec un double objectif : masquer quelque peu l ’utilitarisme économique qui sous-tend les aspirations sécessionnistes et générer un sentiment d’unité en Padanie, alors même que cette région fut historiquement divisée en royaumes, duchés et républiques rivales.

On le voit, les chemins de la réaffirmation nationale s’avèrent plus tortueux que ne le pensent les ingénus interprètes de la mondialisation qui voient en elle un rouleau compresseur détruisant sans coup férir les dif­férences. Cela s’explique par l’ambivalence structurelle de la modernisation. Elle n ’a pas vocation à conduire spontanément à l’avènement d’un monde sans fron­tières comme elle n’est pas, d’ailleurs, portée, par une sorte de pente naturelle à exacerber les différences. Simplement, il se trouve qu’elle fait les deux.

Historiquement, dans sa phase de démarrage, la modernisation a bien eu un effet homogénéisateur, mais souvent partiel et inattendu. L’industrialisation s’est accompagnée au XIXe siècle d e vastes mouvements

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migratoires à l’intérieur des États, les gens quittant leurs provinces natales et leurs occupations traditionnelles pour s ’installer dans les régions en voie d’expansion industrielle ainsi que dans les capitales. Ces migrations internes ont en général eu un effet assimilateur transfor­mant des Auvergnats et des Bretons en Français ou des Slovaques et des Moraves en Autrichiens. Toutefois, le résultat était tout autre lorsque les mouvements de popu­lation étaient confinés dans le cadre d’une seule et même région.

Ces migrations intra-régionales amenèrent l’abandon des micro-identités locales, non pas au profit de l’iden­tité nationale (étatique), mais de l’identité régionale. L’essor de l’industrialisation de la Catalogne dans le dernier quart du xixe siècle poussa les gens des cam­pagnes, de la frontière pyrénéenne au nord à Valence au sud, à se diriger vers Barcelone où ils éprouvèrent pour la première fois, à travers une langue parlée commune, le sentiment diffus de former une même communauté humaine. L’identité villageoise d ’origine était peu à peu supplantée par une identité catalane que les premières organisations politiques nationalistes entendaient pro­mouvoir avec énergie. Dans cette situation, l’immigra­tion, à partir des années 1920, de populations provenant d’autres régions d ’Espagne, loin d’atténuer la conscience d’une spécificité catalane, ne fit que la sti­muler. D ’abord modeste, ce flux prit des proportions énormes durant la période franquiste avec l’arrivée entre 1951 et 1975 d ’un million et demi de personnes (en particulier d ’Andalousie) dans une région qui n’en comptait elle-même que 3,5 millions au début des années 1950. Cet afflux massif renforça, parmi les for­

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mations catalanistes, le sentiment d ’urgence quant à la nécessité de défendre pied à pied la catalanité.

Ainsi la modernisation apparaît bien comme un puis­sant facteur de prise de conscience nationale en souli­gnant autant les traits de contiguïté à l ’intérieur d’un groupe que les traits distinctifs entre ce groupe et ses voisins21. Reste maintenant à s’interroger sur un point capital : pourquoi, dans cette stratégie de différencia­tion, la culture joue-t-elle un rôle discriminant majeur?

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Les sociétés humaines sont des sociétés de culture. En cela, elles se distinguent radicalement des organisa­tions animales1. Parce que la culture est le soubasse­ment de la vie sociale, elle remplit dans le façonnage des identités collectives une fonction essentielle. C’est vrai autant pour les classes sociales que pour les « groupes de condition » (femmes, homosexuels...), autant pour les minorités ethniques que pour les groupes nationaux territorialisés. Si les mobilisations politiques faites au nom de la nation, configuration centrale de la modernité, ont dû tout naturellement « faire avec » la culture, les modalités de cette interaction sont com­plexes et méritent d’être strictement déterminées.

La mise en form e des cultures

À l ’évidence, les cultures, au sens anthropologique du mot, ne sont pas des entités dotées d’une substance

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intemporelle et permanente. Elles ne constituent pas des totalités organiques, aux frontières imperméables mais sont constamment travaillées, façonnées, recom­posées par d ’incessants processus d’emprunts et d’échanges. Pourtant, chacune possède une certaine configuration propre qui permet de l’identifier et de la distinguer de ses voisines. Sans cette cohérence interne minimale, la diversité culturelle ne serait même pas pensable.

Claude Lévi-Strauss avait souligné cette prodigieuse variété en notant que les cultures humaines se comptent par milliers, alors que les « races » se dénombrent par unités. Nous pourrions ajouter que les premières sont aussi bien plus nombreuses que les régimes politiques qui se comptent, eux, sur les doigts des deux mains. Parce qu’elles sont foisonnantes, les cultures sont des ferments de spécificité, propices pour souligner les dif­férences, et donc adaptées à l’exaltation du particula­risme. La diversification culturelle est d ’ailleurs constamment entretenue par le processus historique lui- même.

Toute culture vit et prospère parce qu’elle est en contact avec d’autres. Ces multiples liens sont néces­saires à son enrichissement car autrement, repliée sur elle-même, elle ne pourrait que péricliter. Pourtant, cette coalition entre les cultures favorise inévitablement un ajustement réciproque, et même un nivellement qui, à terme, conduirait à l’apparition d’une civilisation mondiale homogène. Mais cette perspective est contre­carrée par de nouvelles aspirations à la diversification qui réintroduisent, en retour, d ’autres écarts différentiels entre les cultures. Ce processus n’implique pas la repro­

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duction pérenne, statique, à l ’identique, des cultures. Au contraire, au cours des évolutions historiques, des cul­tures s’éteignent, d ’autres apparaissent, la plupart se transforment par recompositions incessantes. Toutefois, la diversité culturelle elle-même est perpétuellement réintroduite car elle est au cœur de l’humanité de l ’homme2.

Diversité mais aussi visibilité des cultures. L’apparition du concept de culture comme synonyme d’éducation et de formation de l’esprit est en effet contemporaine dans la seconde moitié du xvine siècle de deux phénomènes majeurs : l ’émergence de l’indi­vidu comme sujet autonome et l’avènement de la nation comme sujet collectif. La culture s’impose comme une catégorie de pensée au moment même où les sociétés connaissent une transformation radicale de leur mode d ’organisation : à un ordre hiérarchisé de corps sociaux se substitue une collection d’individus partageant une égalité en droit à l ’intérieur d’une communauté natio­nale. Cette révolution copernicienne modifie radicale­ment, comme Gellner l’a montré avec talent, la place de la culture.

Dans la société agraire, face à une strate dirigeante (guerriers, bureaucrates et surtout prêtres) qui maîtrise seule une haute culture, la masse des paysans demeure enfermée dans des communautés rurales closes sur elles-mêmes et ne partage même pas une culture popu­laire commune tant les distinctions internes sont fortes. La société industrielle bouleverse radicalement cet ordre des choses. La division du travail requiert en effet une mobilité sociale accrue qui passe par une formation standardisée, et donc par la diffusion d’une culture com­

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mune, en particulier une langue parlée et écrite3. La fonction de la culture change de sens : alors que dans les sociétés pré-modernes, elle permettait de marquer les différences de statuts, elle souligne désormais la proxi­mité entre les membres d’un même ensemble social et sert à consolider une nouvelle forme de communauté, la nation. La culture déplace dailleurs l ’axe de différencia­tion. Tandis que dans la société traditionnelle elle réité­rait la démarcation sociale rigide entre strate dirigeante et masses paysannes selon une stratification horizontale, elle établit désormais entre les sociétés modernes des lignes de séparation nationale selon des coupures verti­cales.

Le caractère polysémique de la culture - coutumes, habitudes, mémoires, croyances - la rend particulière­ment attrayante pour les acteurs nationalistes. Leurs stratégies peuvent en effet solliciter des registres très diversifiés selon les moments. Ainsi, la constitution de la Belgique, en 1830, fut le fruit d ’une rupture politique avec les Pays-Bas qui recoupait une dissociation reli­gieuse vieille de plus de deux siècles : au Sud catho­lique s’opposait le Nord calviniste. Le catholicisme fut un élément central dans la structuration de l’identité belge, à telle enseigne que même l’émergence d’un puissant courant laïc ne peut se comprendre que comme une réaction au poids d ’un catholicisme omni­présent depuis la Contre-Réforme au xvie siècle dans ce qui était alors les Pays-Bas espagnols. Pourtant, ce facteur religieux perdit progressivement de sa perti­nence, et le clivage linguistique entre francophones et néerlandophones qui était, au départ, tout à fait secon­daire, prit, sous l’action d’entrepreneurs nationalistes,

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une importance de plus en plus grande au point d’éveiller chez certains la tentation du séparatisme. La langue a aujourd’hui complètement coiffé la religion comme ressource identitaire.

Ajoutons que la même ressource peut, selon les intentions des acteurs, être utilisée dans des optiques tout à fait opposées. Ainsi en est-il par exemple de la langue en ex-Yougoslavie. Au XIXe siècle, les réforma­teurs de la langue ont délibérément forgé une langue commune aux Croates et aux Serbes à partir d ’un dia­lecte central afin de souligner « l’identité illyrienne » des Slaves du Sud, une identité qui devait précisément transcender les différences religieuses et dépasser les trajectoires historiques divergentes. Avec le démembre­ment de la Fédération yougoslave, les autorités croates se sont engagées dans une chasse aux « serbismes » auxquels elles tentent de substituer des mots « purement croates ». La dissociation linguistique est encouragée pour mieux redoubler la séparation politique d’avec les voisins serbes.

On le voit, la malléabilité de la culture la rend pro­pice aux usages stratégiques les plus divers. Et cette cul­ture n ’a nullement besoin d’être, dès le début, une haute culture, servie par des lettrés, ni même une culture populaire en mal de reconnaissance. Il peut s’agir d’une culture dans un sens restreint comme pour la Ligue du Nord en Italie qui s’est dressée contre le centralisme romain au nom de la culture d ’entreprise des « zones blanches » du Nord-Est et de l’ethos de travail des petits patrons et des artisans qui y résident. Éminemment plu­rielle, la culture est d’une grande utilité pour souligner les particularismes, surtout lorsqu’elle constitue la seule

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ressource immédiatement disponible pour effectuer le travail de différenciation nationale.

Pour les peuples qui ne disposèrent jamais d’une entité politique propre comme les Estoniens et les Lettons ou en furent privés par une oppression séculaire en Bulgarie et en Lituanie, seule la culture permettait d ’affirmer l’individualité de ces peuples. Mais même là, il fallut donner une cohérence interne à une culture qui était loin d ’avoir, à l’origine, l ’unité qu’on lui supposait. Ainsi, sur le plan linguistique, la « langue nationale » n’existait souvent pas. Il fallut la créer à partir de dia­lectes différents, ce qui ne fut pas toujours sans diffi­culté. La première tentative de codification du slovaque, entreprise à la fin du XVIIIe siècle, échoua parce que ses promoteurs avaient opté pour la variante occidentale, comprise par un nombre trop limité de locuteurs. Ce n’est qu’au milieu du xixe siècle sous l’action énergique de Ludovit Stür qu’avec l’adoption du dialecte de Slovaquie centrale, le slovaque devint une langue litté­raire unifiée.

Dans un autre registre, les folkloristes entreprirent un formidable travail de rassemblement des chants popu­laires, des poèmes, des contes traditionnels et composè­rent une multitude d ’anthologies pour prouver la vivacité et l’unité de la culture Slovène, ukrainienne ou finnoise. Ce travail de fondation des entrepreneurs cul­turels qui construisent une culture nationale en mettant en système des éléments épars était la condition limi­naire et sine qua non pour pouvoir engager la mobilisa­tion nationale4.

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Des usages politiques de la culture

La culture ainsi sédimentée a une double fonction stratégique. Elle doit avant tout « prouver » l’existence du peuple en lui conférant un semblant d ’unité « pri­mordiale ». Malgré son assujettissement politique, le peuple en question se voit doté d ’une spécificité propie. Parallèlement, la culture permet aussi de contester l ’ordre politique auquel le peuple se trouve soumis. Elle sert alors « de fondement idéal à toute entreprise tribu- nitienne5 » en s’opposant aux prétentions universalistes des Empires ou des États au nom de particularismes revendiqués. L’appel à la culture doit faciliter à terme le rejet de la subordination politique.

En insistant sur les spécificités culturelles, quitte à les accentuer, les dirigeants nationalistes cherchent avant tout à démarquer le plus possible leur peuple des autres afin de donner une pleine légitimité à leurs vel­léités d ’indépendance politique. La promotion de la cul­ture ukrainienne, bulgare ou lettone s ’inscrit ainsi dans une logique de façonnage identitaire et de protestation contre l’ordre impérial des Habsbourg, des Osmanlis et des Romanov. De la même façon, l’exaltation de la cul­ture noire, arabe ou hindoue avait pour but de renouer avec un passé souvent dénigré par le colonialisme tout en opérant une distanciation par rapport à l’Occident, indispensable au succès politique des mouvements de libération nationale dans le tiers-monde.

Frantz Fanon a souligné combien la réappropriation d’une culture « indigène » était indispensable au succès du combat anticolonial. « La recherche passionnée d’une culture nationale en deçà de l’ère coloniale tire sa

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légitimité du souci que se partagent les intellectuels colonisés de prendre du recul par rapport à la culture occidentale dans laquelle ils risquent de s’enliser6 ». Ne nous méprenons pas toutefois sur la raison d ’être du succès rencontré par l’invocation de la « culture natio­nale ». Il n ’est pas dû au fait que les porte-drapeaux du nationalisme retrouveraient une sorte d’identité origi­nelle, intacte et vierge, même si telle est bien leur pré­tention. La restauration de la pureté perdue à laquelle ils aspirent est en effet largement illusoire - les cultures étant toujours faites d’emprunts, de métissages, de recompositions infinies. Pourtant, en dépit de son carac­tère chimérique, ce retour à « la culture d ’origine » favorise bel et bien une mobilisation identitaire multi­forme parce qu’il encourage la déprise par rapport au dominant et redonne une dignité nouvelle au dominé. En d’autres termes, invoquer une culture nationale, pour ainsi dire naturelle, relève sans doute du mythe mais n ’enlève rien à son incontestable efficacité.

Ce paradoxe tient au fait que la culture ainsi sollici­tée répond à l’idéal moral d’authenticité diagnostiqué par Charles Taylor7. Cet idéal qui appartient en propre à l’époque moderne implique que chacun affirme « sa façon particulière d ’être humain » à travers ses choix de vie. L’éthique de l ’authenticité ne renvoie pas, comme une interprétation hâtive pourrait le laisser supposer, à la fidélité aveugle à un héritage culturel indivis. Elle « signifie être fidèle à sa propre originalité » ce qui sup­pose donc l’expression de sa liberté.

Pour autant, cette véracité à soi-même s’inscrivant nécessairement dans un arrière-plan historique et social, elle ne saurait être entièrement indéterminée. Ce que

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nous- sommes ne peut être séparé « d ’où nous sommes » : l’identité est toujours située. Elle est, en particulier, tributaire du contexte culturel qui, à l’époque moderne, sera, de façon prééminente, modelé par le cadre national. D’où l ’attachement sincère de la plupart des hommes à cet espace familier. La croissance des flux migratoires ne doit pas, en effet, faire perdre de vue que l’immense majorité des humains continue de vivre dans son environnement national et ne cherche pas à en changer.

Cette loyauté répond sans doute partiellement à une logique instrumentale : il est plus aisé d ’évoluer dans une société dans laquelle on a été socialisé depuis l’en­fance que de redémarrer une nouvelle vie dans un envi­ronnement autre dont il faudra apprendre les règles de fonctionnement. Pourtant, on aurait tort d ’interpréter cette fidélité uniquement en termes de calcul, elle est aussi la manifestation de cet idéal d’authenticité qui amène l’individu - toutes choses étant égales par ailleurs - à demeurer dans son univers culturel plutôt que d’en rejoindre un autre.

Même dans une Europe promise par certains au « post-nationalisme », cet état de fait reste massif. Bien que les Européens bénéficient d ’un droit de séjour garanti sur tout le territoire de l’Union, seuls 1,5 % des ressortissants communautaires vivent dans un autre pays que le leur. Réduire cette tendance à un repliement frileux sur soi serait caricatural. Sans doute, ce danger existe-t-il mais, en général, la propension de l’individu à préférer sa sphère culturelle familière n’est pas syno­nyme d’enfermement; elle serait bien plutôt la condi­tion indispensable à son épanouissement. Le plein

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exercice des droits individuels sera facilité dans un envi­ronnement culturel accessible, compréhensible, maîtri­sable plutôt que dans un cadre culturel inconnu, aux règles de fonctionnement énigmatiques8. Encore une fois, cela ne signifie nullement que l’individu ne puisse pas s’acclimater à un autre univers culturel que celui dont il procède. Les migrations sont la preuve a contra­rio que cette adaptation est parfaitement possible même si l ’ajustement qu’elles réclament comporte souvent un coût (social, psychologique...), parfois lourd à suppor­ter. Les choix rationnels qu’un individu est amené à faire seront toutefois incontestablement facilités s’ils s’effectuent à l ’intérieur d ’un univers culturel dont il maîtrise le sens profond9.

Cette prégnance de la culture n’implique toutefois pas que son usage n’ait pas été variable dans les diffé­rents processus de mobilisation nationale.

La culture a été d’autant plus sollicitée qu’elle devait combler une « carence nationale » forte. Cela était parti­culièrement vrai des « petites nations » d’Europe orien­tale évoquées précédemment et que Engels qualifiait de « peuples sans histoire ». Celles-ci souffraient d ’un défi­cit maximal, politique (défaut d’unité politique), social (pas d’élites dirigeantes locales) et culturel (absence de haute culture)10. Le cas des Slovaques illustre bien ce triple manque : intégrés au royaume de Hongrie, domi­nés politiquement par la noblesse hongroise, privés d’une classe entrepreneuriale qui était allemande et juive, ils ne pouvaient même pas se prévaloir d ’une antique tradition littéraire. Dans ce paysage dévasté, la formation d ’une culture nationale constituait encore la tâche la plus aisée, et en tout cas un préalable indispen­

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sable avant la production d’élites politico-économiques propres et l’accession à l’indépendance politique.

Toutefois, si la culture a fait l’objet d’un surinvestis­sement parmi les « petites nations », elle ne fut jamais leur apanage exclusif. Ainsi pour nous cantonner à l ’Europe du XIXe siècle, le nationalisme culturel a été une réalité dans tous les cas de figure. Il en a été ainsi des nations en formation qui souffraient de « déficits structu­rels » bien plus limités que les « peuples sans histoire ». Prenons deux exemples. La Hongrie du XIXe siècle n’était affligée que d’une double frustration. Contrairement aux nations paysannes d ’Europe orientale, elle offrait le visage d’une société complète : des masses rurales à la base, à la noblesse au sommet en passant par le clergé, la gentry et une couche bourgeoise émergente. Complétude sociale, donc, mais qui était handicapée par la soumis­sion politique du pays à l ’Autriche des Habsbourg et par la prééminence culturelle du latin (ainsi que, dans une moindre mesure, de l’allemand) qui entrava jusqu’à la fin du xvme siècle l’apparition d’une littérature nationale en hongrois. Celle-ci fut portée sur les fonts baptismaux par une pléiade de poètes comme Kazinczy et Vitéz qui don­nèrent un lustre éclatant aux lettres hongroises pour les faire entrer dans le panthéon des grandes littératures européennes.

Autre exemple : l’Allemagne. À la fin du XVIIIe siècle, sa carence majeure était politique. Le Saint Empire romain de la nation allemande n’était qu’une association extrêmement lâche de plus de trois cents États territo­riaux et... mille cinq cents seigneuries impériales. La petite Souabe, dans la partie méridionnale de l ’Allemagne, était à elle seule divisée en quatre-yingt-

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douze seigneuries et villes impériales ! Là encore, la cul­ture eut une fonction déterminante pour faire naître parmi les Allemands le sentiment d ’une unité historique, par-delà la fragmentation politique. Contrairement aux « petites nations », les entrepreneurs culturels dispo­saient dans l’Allemagne de la fin du xvine siècle d ’une haute culture immédiatement disponible, avec deux atouts principaux : une langue et un mythe national.

Avec sa traduction de la Bible en allemand, Luther avait donné à la langue du peuple une légitimité extra­ordinaire et un élan décisif à l’essor d’une littérature nationale. Parallèlement, la redécouverte de la Germania de Tacite avait permis aux historiens huma­nistes de tracer un lien de filiation entre les tribus ger­maniques et les Allemands de la fin du Moyen Âge. Arminius, le chef de la tribu des Chérusques qui luttè­rent contre la domination romaine, verra son nom ger­manisé en Hermann et devint alors la figure centrale du mythe national allemand et l ’incarnation de la supério­rité éthique des Allemands en dépit de leur faiblesse politique chronique11. Cette conscience nationale en gestation reçoit une impulsion décisive avec Herder, les poètes du Sturm und Drang puis les romantiques qui firent de la culture le réceptacle du génie national du peuple. Schiller avait bien senti combien cette hypertro­phie du culturel recelait de vertus compensatrices face à l’anémie du politique en s’exclamant : « Alors que l’Empire politique chancelle, l ’Empire intellectuel s’est constamment renforcé et perfectionné. » Cette efferves­cence dans tous les domaines artistiques (littérature, théâtre, musique, peinture) fit naître, au sein des élites, le sentiment d’une communauté culturelle partagée qui

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allait se révéler fort précieux dans la phase postérieure de mobilisation politique lorsqu’il s’agit de constituer un Etat allemand unifié.

Le recours à la culture ne fut toutefois pas limité aux nations tenitorialisées privées de souveraineté poli­tique. Il apparaît également parmi les minorités natio­nales, c’est-à-dire les groupes ethniques insérés dans un Etat donné tout en appartenant culturellement à une nation voisine. Ce fut le cas jusqu’en 1945 d’une multi­tude de groupes dispersés entre de nombreux pays mais pouvant invoquer la protection d ’une « nation-mère » : Hongrois, Allemands, Ruthènes... Parmi ces minorités, le travail culturel eut un rôle déterminant parce qu’il facilitait la préservation de l’identité collective du groupe et son caractère transnational.

Enfin, dans un souci équivalent de tisser un lien de solidarité par-delà les frontières, la culture fut constam­ment promue comme ciment unificateur par les diaspo­ras. La publication de journaux, de livres en yiddish et en hébreu renforça la conscience de l’unité au sein d’un monde juif dispersé. La multiplication des titres en grec imprimés dans toute l’Europe, de Venise à Saint- Pétersbourg en passant par Vienne, comme en Méditerranée orientale, de Jérusalem à Istanbul en pas­sant par Alep fut, pour sa part, dès le xvme siècle, un facteur de stimulation de l’hellénité.

L ’intelligentsia, porte-parole du nationalisme

La culture n’aurait pu remplir sa double fonction stratégique d ’attestation et de contestation si elle n ’avait

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été portée avec vigueur par une catégorie sociale parti­culière attachée à sa promotion, à savoir l ’intelligentsia. La plupart des travaux consacrés à l’expansion du natio­nalisme au xixe siècle ont montré combien elle a été le moteur des revendications nationales. Cette fonction vitale d’éveilleur, l ’intelligentsia la devait à sa nature d’intermédiaire. Produit d ’un système éducatif plus ouvert, elle apparaît dans une phase de transition sociale, au moment du 'passage d’une société agraire/féodale à une société industrielle/nationale et se trouve dans une situation de double aliénation, à la fois par rapport à la société globale dans laquelle elle évolue et par rapport aux élites traditionnelles de son groupe d’appartenance. De ce fait, elle constituait l ’agent idéal pour traduire la modernité dans la langue populaire. Cette modernité, jusqu’alors transmise par une langue de culture internationale (comme le français au XVIIIe siècle), l ’est désormais à travers la langue du peuple - codifiée et standardisée - , d ’autant plus valori­sée que le peuple est censé être le dépositaire d’une authenticité non frelatée, exaltée par le romantisme.

Le nationalisme est intimement lié à l’émergence de la société moderne et à l’accélération - via la multipli­cation des échanges et les migrations - de la mise en contact de mondes s’ignorant jusqu’alors mutuellement. L’industrialisation a ainsi conduit, en Europe centrale au XIXe siècle, à la migration d ’une fraction des peuples paysans slaves vers les grands centres urbains, de cul­ture allemande. Parallèlement, l’ascension sociale pas­sait, pour les étroites élites de ces peuples, par leur incorporation dans les universités de langue allemande. Cette acculturation fut, dans une large mesure, un suc­

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cès mais elle entretint également, dans une fraction de la classe éduquée, un malaise, voire un ressentiment, nourri par le mépris dans lequel était tenue leur culture d ’origine. Certains membres de l’intelligentsia n’étaient tout simplement pas prêts à payer leur ascension sociale de l ’évincement, voire de l’extinction, de leur univers culturel. D ’où, par réaction, la valorisation de cette cul­ture méprisée par une pléiade de folkloristes, historiens, musiciens, écrivains. Ce mouvement de défense est incontestablement, dans une certaine mesure, une entre­prise désintéressée, motivée par une soif de dignité et emmenée par des intellectuels nationalistes pleins d ’ar­deur et de générosité12. Toutefois, ces intentions « pures » ne sont pas exclusives de calculs stratégiques individuels que l’intelligentsia défend à la fois contre d ’autres couches sociales appartenant au même peuple et contre les intelligentsias d’autres peuples.

Au niveau interne, la nouvelle classe qui naît de la généralisation de l’éducation et dispose d’un accès direct au savoir et est susceptible d ’entrer en concur­rence avec deux types de détenteurs de la haute culture, les clercs et la noblesse acculturée. À la caste hiératique qui monopolise l ’accès à la culture sacrée, les membres de l’intelligentsia s’opposent au nom de la culture popu­laire - à laquelle ils donnent une expression systéma­tique dont elle était dénuée. Cette stratégie leur permet d’obtenir le soutien d’une partie de la population, légi­timement séduite par la valorisation d’une culture tradi­tionnelle jusqu’alors méprisée pour son caractère primitif. Cette logique de concurrence et de prise du pouvoir explique l’opposition structurelle qu’ont ren­contrée les nationalismes séculiers parmi les peuples

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qui étaient jusqu’alors prioritairement définis parla reli­gion - alors même que celle-ci a pu jouer un rôle essen­tiel de préservation du particularisme collectif qui facilita par la suite l’entreprise de mobilisation natio­nale.

Le Patriarcat œcuménique orthodoxe de Constantinople qui, au sein d’un Empire ottoman ne reconnaissant que des différences religieuses, exerçait son autorité sur l’ensemble du millet chrétien13 - sauf les Arméniens - ne vit pas d’un bon œil l’émergence d ’un nationalisme grec. D ’une part, il était extrêmement suspicieux à l’égard de son caractère antiquisant qui, en exaltant l’ancienne Grèce polythéiste, instituait un mythe des origines antérieur au sien propre qui était associé à l ’apparition de l ’Église byzantine. D’autre part, le haut clergé percevait très justement qu’une reter- ritorialisation des Grecs à l ’extrémité de la péninsule balkanique lui ferait perdre son influence sur le monde orthodoxe et même son magistère sur les Grecs. Et c ’est en effet ce qui advint, puisqu’après l’indépendance hel­lénique, l’Église de Grèce proclama son autonomie par rapport au patriarcat qui perdit également l ’autorité qui lui restait sur certains orthodoxes non-hellènes, comme les Roumains.

La position des dirigeants de l’Église catholique en Autriche-Hongrie n’était guère différente. À la fois par loyalisme envers la maison des Habsbourg et par crainte d’instaurer des lignes de démarcation nationale au sein du « peuple catholique », les évêques furent générale­ment, tout au long du XIXe siècle, très réservés à l ’égard des mouvements nationaux emmenés par une intelli­gentsia qui présentait la double tare d’être porteuse

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d’une certaine modernité et - ce qui allait fréquemment de pair - d’être d ’origine protestante (en Slovaquie comme en Hongrie). La position du clergé catholique rural était toutefois différente. Partageant le même des­tin que leurs paroissiens, les curés de village n ’étaient pas insensibles à la rhétorique nationaliste et se substi­tuèrent même largement, dans certains cas, à une intel­ligentsia quasi-inexistante (Slovénie, Slovaquie). Leur engagement se fera toutefois, non pas au titre de leur sacerdoce, mais en tant que représentants d’une culture plébéienne dont le noyau central était un catholicisme populaire.

Les hiérarques ecclésiastiques ne furent pas les seuls contre lesquels les membres de l ’intelligentsia se dres­sèrent au nom de la culture nationale. Les nobles aussi furent soumis à une attaque en règle. Ainsi la « bour­geoisie des talents », cet ensemble social composé de fonctionnaires, professeurs, médecins, écrivains... qui avaient reçu une formation universitaire déploya un effort considérable pour diffuser une haute culture alle­mande. Cette dernière devait faire pièce à la culture française qui était alors largement répandue parmi l ’élite nobiliaire. Cette bourgeoisie intellectuelle culti­vée « trouva le ciment de son identité nationale dans le refus d ’abord linguistique de l ’hégémonie culturelle française14 ». Derrière le refus de l’influence culturelle étrangère se profilait un combat social pour la conduite de la société, une lutte pour le pouvoir que l’intelligent­sia finira par remporter.

Toutefois, la lutte de la nouvelle classe éduquée n’est pas confinée aux élites cléricales et/ou nobiliaires de son propre peuple. Elle est encore davantage menée contre

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les intelligentsias rivales des autres peuples. L’ascension sociale des individus éduqués n ’est pas seulement payée d ’un prix social et symbolique très lourd (transplanta­tion dans des villes loin de la terre natale, abandon de la langue maternelle). Souvent elle a, en plus, affaire à la forte concurrence d ’autres groupes nationaux. Cette situation pousse alors l’intelligentsia à construire un espace national spécifique où, gestionnaire de sa propre culture, elle pourra éliminer, ou au moins réduire, l ’in­fluence des groupes rivaux.

Le destin de l’Autriche-Hongrie vérifie pleinement cette hypothèse : la création d’Etats indépendants sur les décombres de la Cacanie permit aux intelligentsias des peuples slaves de disposer d’opportunités d’emplois immédiates, dans leurs propres bureaucraties nationales, alors que jusqu’alors la concurrence était sévère au sein d’un appareil d ’Etat dominé par les germanophones. A contrario, si la mobilité sociale est favorisée par le pou­voir central et offre de réels avantages, économiques et sociaux, l’intelligentsia n’a qu’un intérêt résiduel à s’en­gager dans une stratégie de dissociation quand bien même la promotion sociale se paierait d ’une décultura­tion totale.

L’échec de l’occitanisme s’explique en partie par le succès de la stratégie de captation par le centre politique parisien des élites méridionales. Celles-ci fournirent à la Troisième République - en particulier dans le Sud- Ouest, terre d ’élection du radicalisme - une part impor­tante des cadres dont le nouveau régime avait besoin, rendant peu séduisante une stratégie de rupture avec la France. Le Félibrige de Frédéric Mistral ne pouvait pas espérer attirer vers lui ces avocats et professeurs qui

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étaient intégrés en masse dans les institutions républi­caines. Seuls les nostalgiques de l’ordre ancien, la noblesse déclassée et la bourgeoisie cléricale vibraient à un discours de défense de la spécificité culturelle de la communauté occitane qui se mariait à l’exaltation pas­séiste du monde rural.

Un engagement intéressé

Aujourd’hui, comme hier, l’intelligentsia continue d ’assumer avec force ce rôle d ’agent du nationalisme car elle a un intérêt objectif à défendre, voire à faire prospérer, la culture dont elle a la charge. Il faut natu­rellement se garder d’une explication réductrice. Le nationalisme n ’a pas le même pouvoir d ’attraction chez tous les intellectuels, certains, dans le sillage de Jürgen Habermas, empruntant au contraire la voie du post­nationalisme, dans un au-delà de la nation15. Toutefois, il serait vain de se cacher que la cohorte des intellectuels organiques du nationalisme demeure impressionnante.

On retrouve ainsi, en 1992, autour d ’un manifeste nationaliste proclamant le droit souverain de la Catalogne à l ’autodétermination le même bataillon d’écrivains, artistes et professeurs qui avaient, un siècle plus tôt, signés les Bases de Manresa, programme poli­tique dans lequel était énoncée pour la première fois explicitement l ’exigence d ’autonomie pour la Catalogne. Non seulement l’étonnante permanence de la fonction « d ’articulation nationale » jouée par les histo­riens, philosophes, poètes mérite d’être relevée, il faut aussi insister sur la conversion de nombreux intellectuels naguère internationalistes à un nationalisme fervent.

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Ainsi, dans le Québec des années 1950 engoncé dans un traditionalisme clérical, les intellectuels regroupés autour de la revue Cité libre, au premier rang desquels figurait Pierre Elliott Trudeau qui fut, à l’exception d’un bref intermède, Premier ministre du Canada de 1968 à 1984, se lancèrent dans une salutaire contestation de l’immobilisme social. Cette critique, loin de se limiter au nationalisme étriqué et rétrograde qui enserrait la société canadienne-française, conduisit à un rejet en bloc du nationalisme considéré comme une idéologie pernicieuse et négative16. L'antinationalisme catégo­rique n'eut pourtant qu'un temps.

Assez rapidement, dans les années 1960, de nom­breux intellectuels vont tenter une synthèse originale : tout en poursuivant la dénonciation du nationalisme tra­ditionnel de leurs aînés, ils prônent, non pas l’abandon du référent national, mais sa modernisation (respect du pluralisme, ouverture au monde...). Cet aggiornamento du nationalisme, porté par une société québécoise qui secoua en quelques années l'emprise séculaire de l'Église et des élites conservatrices, permit un élargisse­ment inédit de sa base sociale. La gauche qui avait été jusqu'alors farouchement antinationaliste, tant que nationalisme rimait avec traditionalisme, trouva son chemin de Damas et se convertit en masse au nationa­lisme renouvelé incarné par le Parti québécois. Il était désormais parfaitement compatible d'être de gauche et nationaliste, synthèse à laquelle la plupart des mouve­ments de libération nationale du tiers-monde s'étaient précisément attelés.

Cet itinéraire est moins tortueux qu'il n'y paraît à pre­mière vue. Si le soutien aux luttes de libération du tiers-

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monde avait en effet été mené en invoquant des prin­cipes internationalistes (combat contre le colonialisme et l'impérialisme), la portée mobilisatrice de ses luttes était largement imputable, sur le terrain, à l'autodéter­mination nationale à laquelle elles devaient conduire. Par un effet de mimétisme, une fraction des élites qué­bécoises n'allait pas tarder à emprunter, pour le compte de leur propre société, la logique nationaliste qu'ils avaient vu à l'œuvre en Algérie ou au Vietnam.

De la même façon que l'engagement de l'intelligent­sia dans le combat nationaliste répond en partie à des logiques d'intérêts, l'écho et la diffusion de l'idéologie nationaliste parmi les masses ne sont pas non plus dénués de motifs matérialistes.

La puissance d'invocation de la culture s'explique là, essentiellement, non par son pouvoir de créer un imagi­naire national, mais par sa résonance sociale et ses impli­cations politiques. A travers les revendications culturelles s'expriment en effet des demandes et des attentes précises. L'exemple de la Belgique servira à illustrer notre propos. Son indépendance en L830, sous l'action conjuguée de la moyenne bourgeoisie libérale alliée à l'aristocratie foncière et au clergé catholique, conduisit à l'établissement d'une monarchie constitution­nelle, garantissant les libertés politiques fondamentales, dans le cadre d'un État-nation à la française17.

Cet État fut dès le départ, associé prioritairement à une culture, la culture française. Le français devint la langue officielle des pouvoirs publics alors même que près de 60 % des citoyens du royaume parlaient des dia­lectes flamands. Si, malgré l’hétérogénéité linguistique de la Belgique, le français bénéficia d’emblée d’un

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monopole, il le dut au fait qu’il était la langue de la bour­geoisie censitaire qui dominait le nouvel État tant en Wallonie qu’en Flandre où les élites avaient été profon­dément francisées. Dans la partie septentrionnale du pays, seules les couches sociales inférieures (paysans, ouvriers, petite bourgeoisie) demeuraient fidèles au fla­mand. Parce que le clivage linguistique recouvrait une démarcation sociale et une asymétrie dans l’accès au centre politique, la bataille culturelle pour la défense du flamand ne pouvait qu’être en même temps un combat pour l’égalité sociale et politique.

Ce lien ne fut pas perçu d ’emblée par les premiers flamingants (Hendrik Conscience, Jan Baptist David...) qui se cantonnèrent à une célébration littéraire de la langue populaire18 mais il fut très rapidement souligné par leurs successeurs. La francisation croissante de la fonction publique en Flandre, due à la nomination de fonctionnaires wallons avec lesquels les couches popu­laires ne pouvaient communiquer, entretenait une frus­tration sociale grandissante sur laquelle le mouvement flamand capitalisa à partir des années 1860. Pour stopper la francisation de la société flamande, il utilisa deux moyens.

Le premier était parlementaire : en se ménageant une certaine influence parmi des députés libéraux et catho­liques, le flamingantisme parvint à faire voter, à partir de 1873, une série de lois linguistiques pour officialiser l’utilisation du néerlandais dans l’espace public flamand. Ce dispositif législatif lacunaire et dont l’application laissait fortement à désirer ne ralentit que modérément le processus de francisation. Le mouvement flamand s’en­gagea alors dans une voie autrement plus ambitieuse : la

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néerlandisation totale de l’enseignement en Flandre. Ce but qui fut progrès si veme at atteint entre 1883 et 1932 n’était que marginalement culturel. En réalité, imposer l’unilinguisme, du primaire au supérieur, répondait à un double objectif : écarter les élites francisées et permettre l ’ascension sociale des couches populaires néerlando- phones. Autrement dit, il s’agissait de « nationaliser » les Flamands, à l’intérieur d’un espace culturel propre où ils n’avaient plus à craindre la concurrence des franco­phones qui avaient jusqu’alors bénéficié du statut privi­légié du français pour occuper, en Flandre, nombre de postes dans la bureaucratie comme dans les entreprises privées.

Le cas flamand est sans doute particulièrement élo­quent mais il n’est pas unique. Au Québec également, le clivage linguistique avait de très évidentes implications sociales, au point que l ’on peut parler jusque dans les années 1950 d ’une division culturelle du travail. La bourgeoisie anglophone concentrée à Montréal, dans les quartiers ouest, contrôlait les rouages économiques de la province tandis que les francophones étaient concen­trés dans les couches ouvrières et paysannes. En encou­rageant par des moyens législatifs, l’usage de la langue française dans l’entreprise et le commerce, les gouver­nements québécois qui se succédèrent à partir des années 1960, ont élargi les opportunités d ’emplois pour les locuteurs français, favorisant ainsi leur ascension sociale. Cette politique volontariste qui permet aux francophones de travailler dans leur langue a conduit à l ’apparition d’une bourgeoisie d ’affaires francophone qui s ’est partiellement substituée aux businessmen anglophones.

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Ces deux exemples vérifient l ’hypothèse émise par Ernest Gellner qui lie émergence du nationalisme et carence du système de communication. Dès lors qu’une langue fonctionne comme une barrière de com­munication qui empêche, ou à tout le moins handicape la promotion sociale des membres d’un groupe qui la parle, ceux-ci sont amenés à se construire une « niche protectrice » où la mobilité sociale leur sera désormais assurée en s’engageant sur la voie du nationalisme cul­turel puis politique19. Il apparaît en effet clairement que l ’invocation de la culture n ’est que rarement un but en soi : elle débouche inévitablement sur le poli­tique. Du coup, la dichotomie trop complaisamment invoquée qui oppose deux conceptions de la nation, l’une politique, l ’autre culturelle, mérite d’être forte­ment relativisée.

La déconstruction d ’une illusion

Le premier type de nation est présenté comme étant une libre association politique des citoyens, une construction rationnelle et volontariste. Cette nation contractuelle, élective, civique, c’est la « nation à la française », conceptualisée par les Lumières et réalisée par la Grande Révolution. Par contraste, le second type de nation serait la concrétisation d’une communauté culturelle, l ’expression d’un sentiment identitaire, le reflet d ’un ordre naturel. Cette nation organique, héri­tée, et en dernier ressort, ethnique, c ’est la « nation à l’allemande », héritière du romantisme et incarnée dans le Second puis le Troisième Reich.

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Cette division binaire est née, comme on le sait, dans les circonstances historiques bien particulières des années 1870, autour de la question de l’Alsace- Lorraine. Aux historiens allemands (Mommsen, Strauss) qui justifiaient l’incorporation des Alsaciens dans le Reich du fait de leur culture allemande, leurs homologues français (Renan, Fustel de Coulanges) répondirent en défendant le droit des Alsaciens de demeurer français si tel était leur choix politique20. Bien qu’apparue dans un contexte polémique précis, cette distinction a connu une fortune intellectuelle considé­rable. Popularisée par Friedrich Meinecke qui oppose nation culturelle (Kulturnation) et nation politique (Staatsnation)21, elle a été reprise par une pléiade d’ana­lystes.

Le politologue américain d’origine allemande, Hans Kohn, a beaucoup fait pour figer cette opposition. Il n’est donc pas inutile de le citer un peu longuement : « Du fait d ’un développement socio-politique arriéré, le nationalisme ascendant trouva, en dehors de l’Occident, son expression première dans le domaine culturel... Chaque nouveau nationalisme cherchait à se justifier et à se différencier en invoquant l’héritage de son propre passé et en exaltant la profondeur ancienne et primitive ainsi que les particularités de ses traditions, par contraste avec le rationalisme occidental et les normes universelles... Alors que le nationalisme occidental était, à son origine, lié aux conceptions de liberté indi­viduelle et de cosmopolitisme rationnel du xvnie siècle, le nationalisme plus tardif d ’Europe centrale et orientale et d ’Asie tendait aisément à un développement contraire22. »

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On retrouve, jusqu’à aujourd’hui, chez nombre d’au­teurs, l’écho de cette théorie au nationalisme politique né dans le sillage de la Révolution française, autour d ’un État ancien et puissant, répondrait un nationalisme organique, nourri par la langue et l’histoire, qui a pros­péré dans des pays dépourvus d ’État (Italie, Pologne et, de façon générale, tout le tiers-monde)23. Cette typolo­gie binaire repose toujours in fine sur le contraste entre la nation « à l’occidentale » (Grande-Bretagne, France,s

Etats-Unis), rassemblement de citoyens libres et égaux, et la nation « à l ’orientale » (Allemagne, Europe de l ’Est, tiers-monde), communauté d’origine unie par un héritage culturel partagé. Cette antinomie conceptuelle doit pourtant être maniée avec beaucoup de précaution.

D ’abord, une opposition aussi générale paraît d ’une utilité heuristique limitée. Elle voit les choses de si loin qu’elle fige et rigidifie les termes de la comparaison au risque de tomber dans les pièges du culturalisme le plus échevelé. Le danger est alors grand de « réduire pure­ment et simplement l’alternative entre les deux idées de nation à deux appréhensions culturellement détermi­nées, l’une française, l ’autre allemande, de l’identité collective24 ». Simplification, à l ’évidence abusive, car elle ignore toute une tradition philosophique allemande qui accorde une place éminente au lien politique (Hegel et ses épigones) tout en négligeant les courants d’idées qui, en France, insistent sur l ’importance du ciment cul­turel pour solidifier le lien national (Barrés, Maurras).

De plus, établir un tel contraste revient à passer sous silence la diversité des trajectoires nationales. Il est pour le moins hasardeux de ranger sous le même label de « nationalisme oriental », à dominante culturelle, le cas

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des « petites nations » où le travail culturel eut, en effet, un rôle catalyseur initial déterminant et celui de nations fragmentées politiquement, comme l ’Italie et L’Allemagne, qui disposaient d ’une haute culture très riche. Quant à faire de l’Inde un pays où le nationalisme s’exprima de façon prédominante par des revendica­tions culturelles, c ’est tout simplement raconter des. inepties. Le Congrès national indien créé dès 1885 qui porta la lutte pour l’indépendance se réclama en effet dès l’origine d’un nationalisme politique, territorial, et ne se complut nullement dans le culte de la spécificité culturelle.

L’âpreté du contraste peut être relativisée si, comme le fait Louis Dumont, les sous-cultuies, française et allemande, sont perçues comme des variantes d’une même idéologie moderne caractérisée par le triomphe de l’individualisme. Dès lors, le holisme d’un Herder ne doit pas être perçu comme la négation de l’individua­lisme mais comme le transfert du principe individualiste sur le plan collectif, les cultures étant perçues comme des individus collectifs qui doivent être respectés dans leur fondamentale diversité25. Cette approche dialec­tique permet de souligner que, tout en s’inscrivant dans la même configuration idéologique, les différences nationales s ’expriment par des modes d’identification contrastés : culturelle en Allemagne, elle est d ’abord politique en France. Cette dissemblance n ’a toutefois un sens qu’au niveau des représentations idéologiques (et dans leurs traductions juridiques, en particulier le droit de la nationalité), elle n ’implique pas, sur le plan socio- logique, une césure radicale dans les modalités de consolidation des entités nationales. En réalité, si l’in­

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teraction du politique et du culturel s’opère selon des modalités et des rythmes variables, elle est essentielle au succès de tous les nationalismes modernes.

De plus, le « nationalisme oriental » lui-même appa­raît comme parcouru par des lignes de fracture interne. Si la commune expérience du communisme a donné pendant une quarantaine d ’années à l’Autre Europe une unité idéologique, ce récent passé ne doit pas conduire à oblitérer le clivage majeur entre l’Europe centrale et l’Europe orientale - mais aussi balkanique.

L’Europe médiane (Pologne, Croatie, Hongrie, Bohême) expérimenta en effet un développement socio- politique hybride où coexistaient des traits archaïques et des caractéristiques modernisatrices. Cette originalité la distinguait profondément, comme l’a montré l’historien Jenô Szücs, de l’Europe orientale soumise à des auto­craties impériales (Russie, Empire ottoman) qui entra­vaient un authentique essor économique et social endogène26. Ce contraste se traduisit par des processus de mobilisation nationale hétérogènes.

Dans les sociétés centre-européennes, sociétés d’ordres dans lesquelles la noblesse jouissait d’une position centrale (à l’exception des pays tchèques), le roi devait composer avec des assemblées d ’État, les diètes. Il existait donc, dès l’époque féodale, une repré­sentation politique « de la nation », même si la noblesse prétendait l’incarner à elle seule. Ainsi, au sein de l’Empire des Habsbourg, la Hongrie était parvenue, sous l’impulsion d’une aristocratie soucieuse de préser­ver ses libertés et privilèges, à maintenir une réelle auto­nomie qui ne fut supprimée que durant les vingt années qui suivirent l’échec de la révolution de 1848-1849. Les

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premiers nationalistes hongrois pouvaient donc invo­quer, dans leur opposition aux tentations centralisatrices de Vienne, la nécessité de préserver un particularisme constitutionnel, voire une véritable tradition étatique remontant à l’an 1000 (couronnement d ’Étienne). Autrement dit, ils avaient à leur disposition des argu­ments politiques pour appuyer leurs revendications nationales. Du coup, le recours au nationalisme culturel eut moins d’importance.

Sans doute, l’éclosion d’une littérature foisonnante écrite en hongrois en lieu et place du latin contribua-t- elle fortement à nourrir le sentiment d ’unité nationale. L’exaltation de la langue hongroise, face aux menaces de germanisation, devait ainsi, dans la plus pure filia­tion romantique, attester de la grandeur de la nation magyare. Mais derrière la défense d ’une langue dont la profonde originalité facilitait la démarcation par rap­port à l’environnement slave se profilait un engagement politique intransigeant que la participation active des plus grands poètes hongrois (Petôfi, Vôrôsmarty, Arany) à la révolution manquée de 1848 illustre parfai­tement. Le programme en douze points élaboré par Kossuth est d ’ailleurs placé symboliquement sous l’in­vocation du tryptique « liberté, égalité, fraternité ». C ’est dire que l’insurrection populaire a pour objectif la restauration de la pleine souveraineté politique de la nation hongroise (convocation d ’une assemblée natio­nale, respect des libertés publiques), non la sauvegarde forcenée d’une spécificité culturelle27. L’exemple hon­grois est, avec des nuances, généralisable à l ’ensemble des pays de l ’Europe médiane bénéficiant d’un ancrage étatique : les exigences directement politiques y furent

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clairement dominantes, les revendications culturelles servant plutôt d ’adjuvant.

Le tableau apparaît par contre sous un jour sensible­ment différent lorsque l’on pénètre en Europe orientale, parmi les petits peuples paysans qui n ’avaient jamais eu de vie politique indépendante ou furent intégrés pendant des siècles dans des structures impériales28.

Contrairement aux « nations historiques » (Tchèques, Hongrois...), leurs homologues de l’Est ne disposaient pas de ressources politiques immédiatement dispo­nibles, d ’où un formidable surinvestissement culturel. Pourtant, celui-ci ne fut nulle part une fin en soi. Une fois les contes populaires rassemblés, la langue codi­fiée, les récits historiques réécrits, cette « unité cultu­relle » instituait un lien social qui était susceptible de se solidifier politiquement. Le schéma interprétatif de l’historien tchèque Miroslav Hroch qui isole trois moments de la renaissance nationale trouve ici sa pleine justification. Lorsque le travail de refondation culturelle est achevé par les intellectuels, l’agitation politique commence sous l ’action d ’une minorité active de patriotes qui s’attachent à répandre parmi les couches populaires le sentiment d’appartenir au même ensemble national. Cette effervescence aboutit, dans un troisième temps, à la réception du nationalisme parmi les masses qui se mettent en mouvement pour que l ’indépendance devienne réalité29. Le ressourcement culturel fut donc un passage obligé sur la voie de la politisation du natio­nalisme, et non un aboutissement.

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Ill/

La culture, une affaire d’Etat

L’État lui-même n ’échappe pas à la culture. Loin d ’être cette instance neutre, organisant un corps ano­nyme de citoyens, le projet national qu’il porte ne peut faire l’économie du recours à la culture. L’exemple de la Belgique l’atteste avec force. Si la langue est devenue un enjeu essentiel pour le mouvement national flamand, c ’est tout simplement parce que l’Etat central était lui- même le protecteur d’une culture, française, qu’il enten­dait bien diffuser et imposer à tous ses citoyens, en particulier par le biais du système éducatif. Jusque dans les années 1870, la classe bourgeoise dominante tenta obstinément de s’appuyer sur l ’État centralisé qu’elle contrôlait pour franciser toute la société. L’échec de cette entreprise fut le résultat non d’un manque de volonté politique, mais de la faiblesse de l’État tiraillé entre catholiques et libéraux et de la résistance précoce du mouvement flamand.

Comment comprendre ce dessein d’uniformisation culturelle de l ’État? Il répond certainement en partie,

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comme Gellner l’a souligné, à une nécessité structurelle de la société industrielle qui requiert une formation standardisée, et donc la mise en place sous le contrôle de l’État d ’un système éducatif diffusant une culture identique sur tout le territoire national1. Sans nier la per­tinence de ce besoin fonctionnel d ’éducation, la volonté de l’État d’instiller une culture commune constitue tou­tefois un objectif fondamentalement politique, fréquem­ment antérieur à l’industrialisation, et lié à son mode de construction d’une part, à l’octroi de la souveraineté à la nation de l’autre.

L ’État, un acteur culturel très entreprenant

L’apparition des premiers Etats modernes (France, Espagne, Angleterre) aux xive-xve siècles est en effet marquée par un double phénomène. D ’une part, le roi renforce son pouvoir sur ses seigneurs comme vis-à-vis de l’Eglise, affirme ses prérogatives dans les domaines militaire, judiciaire et fiscal et se dote progressivement d’une bureaucratie. Cette consolidation de l’assise poli­tique va de pair avec l’amorce d’une intégration cultu­relle qui prendra deux visages : linguistique et religieux. En Espagne, ce processus apparaît avec une force parti­culière au cours de la seule année 1492. Celle-ci marque en effet l’unification finale du royaume avec la prise de Grenade, ultime épisode de la Reconquista, l ’expulsion des Juifs, suivie plus tard de celle des musulmans, et la publication par Antonio de Nebrija de sa grammaire du castillan. Unité politique et unité culturelle sont pour les Rois catholiques deux faces de la même médaille.

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L’Angleterre et la France n ’échappent pas à cette intrication du politique et du culturel même si le pro­cessus s ’étala sur un temps plus long. Outre-Manche, l’unification étatique fut difficile, le roi devant compo­ser avec les barons et les bourgeois, mais, dès le début du xive siècle, l’anglais, auquel Chaucer avait donné un lustre considérable avec ses Contes de Canterbury, apparut comme le ferment de spécificité d ’une conscience nationale en gestation. Les autorités du royaume s’employèrent à répandre l’utilisation de la langue vernaculaire dans les actes administratifs. Ce zèle linguistique avait un objectif stratégique indiscu­table : « affirmer par la langue l’identité anglaise vis-à- vis de la française2 ». Les traductions de la Bible en anglais, de John Wycliff puis de William Tyndale qui servira de base à la « King James Bible », favorisaient également la formation d ’un environnement culturel autonome qui redoublait l ’insularité géographique des îles Britanniques. Finalement, le schisme religieux sous Henri VIII avec l’instauration de l’anglicanisme comme religion d ’État marqua l ’ultime étape dans la « nationa­lisation culturelle » de l’Angleterre.

En France, l’affirmation progressive de l’autorité royale est allée de pair avec la volonté de faire du fran­çais l ’unique vecteur de communication de l’État. François Ier prescrivit avec l’ordonnance de Villers- Cotterêts (1539) l ’usage du français pour les jugements et les actes législatifs au moment même où Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Henri Estienne et d ’autres encore louaient la précellence de la langue française. La défense de la langue par l ’État se poursuivra à l ’époque classique : création de l’Académie française (1634) et

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mmrn

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rédaction du dictionnaire (1694). Parallèlement, bien qu’Henri IV ait fait preuve d ’un esprit de tolérance unique en Europe en accordant la liberté de culte aux protestants, la consolidation de l’absolutisme royal sous Louis XIV conduisit le pouvoir, avec la révocation de l ’édit de Nantes, à vouloir faire correspondre l’unité de l ’État avec l’unité de la foi. L’aspiration à l’unification culturelle accompagnait l’extension de l’emprise poli­tique de l’État. Avec toutefois une limite : l’objectif des Bourbons fut de promouvoir le français comme langue de l’appareil d ’État et langue de haute culture, sans chercher à uniformiser de manière autoritaire le pays. Que les paysans d’Anjou ou de Bourgogne continuent à patoiser, que les populations du Roussillon ou de la Soûle parlent catalan ou basque ne représentait aucune gêne pour un pouvoir auquel les masses rurales et la plèbe des villes n ’avaient pas vocation à participer.

Cette indifférence vis-à-vis de la pluralité linguis­tique de la France disparut avec la Révolution française. Dès lors que la souveraineté était censée résider dans la nation, le corps politique des citoyens ne pouvait plus souffrir des divisions (sociales, religieuses, régio­nales...) qui avaient existé sous l’Ancien Régime. Il devait être à l’image de la République : un et indivisible. L’abbé Grégoire avait conduit en 1792 une enquête dont le libellé lui-même est déjà tout un programme : « rap­port sur la nécessité d ’anéantir les patois et d’universa­liser l ’usage de la langue française ». Barère, qui présidait la Convention lors du procès du roi, après avoir exalté le français « plus belle langue d ’Europe, qui est chargée de transmettre au monde les plus sublimes pensées de la liberté », déclara lui aussi une guerre impi­

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toyable aux langues locales au nom de la consolidation de l’unité nationale. Ce souci de francisation répond à ce besoin frénétique d’uniformité, induit par l’égalita­risme révolutionnaire, que Benjamin Constant avait débusqué avec un rare bonheur : « le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements, et si l’on peut y parvenir graduellement la même langue : voilà ce qu’on procLame la perfection de toute organisation sociale3 ».

La généralisation du français et le confinement des langues régionales dans un cercle de locuteurs de plus en plus étroit correspondait à un double objectif. L’un était fonctionnel : si tous les citoyens sont en mesure de parler et de lire le français, ils seront directement tou­chés par l ’idéologie révolutionnaire émanant du centre parisien.

L’autre était proprement politique : créer parmi les Français le sentiment d’appartenir à la même commu­nauté imaginée, la nation française. La lecture du même journal, parti de Paris, devait précisément servir, comme l’a montré avec brio Benedict Anderson, à faire naître chez chaque lecteur un état de communion avec les dizaines de milliers de personnes absorbées au même moment dans le déchiffrement des mêmes lignes4. Happés par d’autres tâches plus urgentes, les Révolutionnaires n ’auront guère le temps d ’imposer le français en Corse ou au Pays basque mais la Troisième République saura être plus efficace.

Lors de l’avènement du régime républicain, la France demeurait un pays aux: mille facettes, avec des coutumes, des traditions et des langues très variées. Parce que cette extrême diversité contredisait de façon trop flagrante l’unité républicaine, il devenait impératif

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de faire de cette dernière une réalité sociale. Que l’arri­vée aux affaires, en 1879, des républicains opportu­nistes se soit immédiatement accompagnée de la mise en œuvre, sous l’égide de Jules Ferry, d’une politique scolaire extrêmement ambitieuse n ’est donc guère sur­prenant. En même temps qu’elles consolident les insti­tutions politiques, les nouvelles élites jettent les bases d’une éducation nationale qui devra former des citoyens, acquis aux idées républicaines et partageant, désormais, une même culture, la culture française.

La nation comme collection de citoyens demeurait une abstraction, un slogan vide de sens pour les paysans qui constituaient l ’écrasante majorité de la population française. Il fallait impérativement en faire une réalité vécue, une communauté concrète. Plus qu’un plébiscite de tous les jours, la nation devait devenir une expérience de tous les instants. L’uniformisation culturelle (et sur­tout linguistique) était dès lors indispensable pour que chacun puisse éprouver directement le sentiment intime d’appartenance au même ensemble national. Et cette nationalisation des esprits ne pouvait elle-même procé­der que d’un formidable travail d ’inculcation mené, à travers son réseau scolaire, par l’Etat, propagateur zélé de la « bonne culture » et dispensateur infatigable de la « belle langue5 ».

Il n’était pas question pour les fondateurs de la Troisième République d ’admettre que l’on puisse être citoyen français tout en restant de « culture primaire » basque, bretonne ou catalane. Les particularismes locaux dénigrés comme des régionalismes archaïques étaient combattus et relégués d ’autorité dans la sphère privée, ce qui à terme ne pouvait conduire qu’à leur

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lente extinction. Sans relais solides (écoles, journaux, institutions sociales), ces cultures étaient vouées, sinon à la disparition, du moins à une folklorisation et à une marginalisation croissante. Sans doute serait-il abusif, commme nous y invite Jean-François Chanet dans un beau livre, de parler de « génocide culturel » à propos de l’œuvre scolaire de la Troisième République6. Les hussards noirs de la République surent montrer, par pragmatisme souvent, par attachement parfois, une cer­taine toLérance envers patois et langues régionales.

Il reste qu’ils étaient pris dans un système où tout était fait pour la promotion de la seule langue française : monopole officiel du français à l ’école, dévalorisation des langues régionales associées au cléricalisme et à l ’anti-modernité... À l’évidence, certains processus sociaux comme le développement des migrations inté­rieures (Auvergnats, Bretons) ont été un puissant vec­teur de francisation, mais, dans les régions, la déperdition linguistique aurait été bien plus limitée si la République n’avait pas, elle-même, mis en œuvre un nationalisme linguistique où la « nationalisation » des Bretons, Alsaciens ou Provençaux passait inévitable­ment par une véritable entreprise de déculturation7.

Il est d’ailleurs troublant de constater que ces popu­lations situées sur les marges du territoire national étaient considérées comme de véritables immigrés de l’intérieur, appelés à entrer dans une civilisation qui n’était pas la leur. De façon significative, l’enseigne­ment du français se voyait assimilé àcelui d ’une langue étrangère dans les « provinces périphériques ». Bretons et Basques ne furent pas traités autrement que les « immigrés de l ’extérieur » (Italiens, juifs russes) que la

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France commença à accueillir au même moment : l’in­tégration citoyenne passait, dans les deux cas, par l’as­similation culturelle.

Autre similitude frappante : bien que citoyens, Basques, Flamands et autres Corses ne furent pas consi­dérés de façon bien différente que les Arabes et les Vietnamiens que la France était en train de coloniser8. Nombre d’administrateurs venus de Paris traitaient avec une incroyable condescendance les « autochtones » et n’hésitaient pas à comparer la Bretagne ou les Landes à des terres qui, à l’instar de la Mitidja algérienne, devaient être l ’objet d ’une intense colonisation. Sans doute ne faut-il pas voir une simple coïncidence dans le fait qu’un même homme, Jules Ferry, ait donné un élan considérable à la politique coloniale de la France et ait été l ’initiateur d ’une entreprise de scolarisation colos­sale qui devait, entre autres, permettre d’arrimer solide­ment les périphéries françaises au centre. Dans les deux cas transparaissait le même devoir de civiliser des « populations arriérées ».

Encore une fois le contraste posé entre la conception française, essentiellement politique, de la nation et la conception allemande, culturelle, montre d’évidentes limites, la République ayant consolidé son assise poli­tique en s’engageant dans une vaste entreprise de nor­malisation culturelle. Bien que de nature foncièrement idéologique, le projet républicain ne pouvait négliger d ’instituer la nation par un intense travail culturel afín que se noue entre les citoyens une solidarité première.

Dans les monarchies, les choses ne se passèrent pas bien différemment, souvent d’ailleurs dans un effet de mimétisme par rapport à la France qui avait, sous l’ab­

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solutisme, rationnalisé le fonctionnement de l’État avant d ’inventer l’État-nation moderne.

Outre-Pyrénées, les Bourbons s’attachèrent à réfor­mer les structures gouvernementales après leur victoire dans la guerre de succession d’Espagne en allant dans le sens d ’une centralisation grandissante. Cette politique se traduisit pour les Catalans, qui avaient été défaits militairement, par le décret de Nueva Planta (1716) qui supprimait les institutions de gouvernement propres (généralité, assemblées), l’autonomie fiscale, la mon­naie... Là aussi, l’affirmation politique du centre madri­lène passe par une tentative d’uniformisation culturelle. Le processus de castillanisation fut, certes, antérieur à la suppression de l’autonomie politique de la Catalogne. Il avait débuté au cours du XVIe siècle, ce siècle d ’or o ù

l’Espagne connut une efflorescence artistique extraordi­naire et qui vit le castillan s’imposer comme une grande langue de culture adoptée par les élites ecclésiastiques, nobiliaires et urbaines. Le dynamisme de la Castille conduisait donc, par un effet d’entramement, à la diffu­sion de sa culture dans toute la péninsule.

Toutefois, même si le rayonnement des lettres cas­tillanes, encouragé par le développement de l’imprime­rie, fut antérieur à la centralisation monarchique « à la française », cette dernière donna incontestablement un élan considérable à la castillinisation officielle. Toute une kyrielle de lois imposèrent le recours à l ’espagnol devant les tribunaux, dans les livres de compte, dans l ’enseigne­ment. En 1801, on va jusqu’à interdire expressément les représentations théâtrales en catalan9! Cette politique d’État contribua à la dissociation entre une haute culture castillane, dont les élites sociales de Catalogne avaient la

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maîtrise, et une culture populaire catalane qui demeurait très vivace mais elle ne parvint pas à atteindre son objec­tif ultime : l’homogénéisation culturelle.

Cet échec est imputable à la faiblesse de l’État espa­gnol au xixe siècle qui n’eut pas les moyens d’assumer ses vélléités centralisatrices. Ainsi, contrairement à la France où Jules Ferry avait instauré l’école primaire laïque, gratuite et obligatoire - ce qui supposait un effort considérable de la puissance publique - , le budget de l’éducation resta chroniquement insuffisant et ne permit donc pas la généralisation de l’enseignement. Du coup, la castillanisation ne pouvait qu’être imparfaite. Elle était, de plus, handicapée par le fait que si le centre madrilène était politiquement dominant, il se trouvait économique­ment à la traîne tandis que les périphéries basque et cata­lane étaient à la pointe de l’innovation capitaliste.

Si la monarchie espagnole fut trop faible pour réus­sir cette intégration culturelle, son homologue britan­nique parvint, elle, après l’acte d’Union de l’Irlande en 1800, à développer dans l ’île un réseau scolaire où l’ins­truction se faisait en anglais - alors même que 50 % de la population parlait gaélique. Cette acculturation porta ses fruits puisque un siècle plus tard seulement 12 % de la population, cantonnée dans les confins occidentaux, restait fidèle à cette vieille langue celte. Si l’anglicisa­tion fut une réussite incontestable, comment expliquer qu’elle s’accompagna pourtant d ’un essor du nationa­lisme irlandais? La réponse est liée, une fois de plus, à une mobilité sociale bloquée.

Bien qu’à partir de 1831, les catholiques aient com­mencé à être intégrés en masse dans le système éduca­tif (du moins primaire), leurs possibilités d ’ascension

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sociale étaient gravement limitées. Le secteur privé était très largement aux mains des protestants tandis que leur intégration aux échelons les plus élevés de l’administra­tion britannique en Irlande était contrariée par une bar­rière religieuse implicite qui réservait ces emplois aux protestants. Si la langue ne formait plus une ligne de démarcation entre majorité dominée et minorité domi­nante, le clivage religieux persistait. Là git une diffé­rence majeure entre la France et la Grande-Bretagne à la fin du XIXe : l ’intense assimilation linguistique fut com­pensée, dans la France laïque, par de réelles possibilités d’ascension sociale alors que celles-ci étaient fortement bridées au Royaume-Uni, avec son système de privi­lèges, rendant disponible la mobilisation d’un signe identitaire, comme la religion, dans une stratégie de contestation nationaliste.

L ’enracinement national de la démocratie

Qu’elles aient réussi ou échoué, les politiques d’assi­milation culturelle menées par les différents États- nations prouvent néanmoins une chose : pour souder le peuple en une communauté nationale, l’association politique, tissée par l’allégeance citoyenne, est toujours apparue comme insuffisante. Le lien politique qui, en droit, fonde seul l ’appartenance à la nation devait être réitéré, dans les faits, par un lien social établi sur une culture commune dont l ’épicentre devait être une langue nationale.

Ce phénomène de communalisation a accompagné l’émergence et l ’expansion de la démocratie. De même

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que l’économie libérale postule l ’existence d ’un marché parfait qui ne connaît que des individus rationnels, la démocratie moderne pose le caractère isomorphe des individus. Elle repose sur une convention, l ’égalité for­melle des individus, constamment démentie par leur inégalité réelle (de savoir, d’argent...). Elle ne reconnaît pas de groupes constitutifs (classes sociales, commu­nautés religieuses ou ethniques) mais uniquement des individus qui sont collectivement titulaires de la souve­raineté. Pourtant, si la démocratie se fonde sur une légi­timité horizontale, contrairement à celle, verticale, de la monarchie, elle n’est pas pour autant sans horizon : elle est circonscrite à un espace socio-politique bien déter­miné, celui formé par des sociétés historiques données.

L’universalisme démocratique n ’aurait pu échapper à un tel bornage que dans l’hypothèse où il aurait pu se réaliser immédiatement, à l’échelle de la planète entière, sous l’égide d ’un gouvernement mondial. Dans les faits, la démocratie moderne prit son essor dans des sociétés diverses, qui avaient connu des trajectoires his­toriques particulières. Son avènement même supposait l’existence préalable d’un cadre national. Personne n’est citoyen du monde, nous sommes tous citoyens français, américains, japonais... Être privé de patrie n ’est pas l’accomplissement le plus haut de l’humanité mais sa dénégation radicale. Privé de communauté poli­tique, l’apatride, cet « homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui per­mettent aux autres de le traiter comme leur sem­blable10 ».

Les droits de l’homme sont indissociables des droits du citoyen, et ceux-ci se réalisent au sein d’une nation

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politique donnée, distincte des autres. De ce corps poli­tique les étrangers sont écartés - sauf en cas de natura­lisation - précisément parce qu’ils relèvent d’un autre ensemble politique. L’expression de la volonté générale appartient aux seuls citoyens de la nation - et non pas à tous les nationaux puisque les mineurs, les incapables et, pendant longtemps, les femmes sont ou furent exclus de l ’universalité des citoyens. Déjà la Révolution fran­çaise était revenue, après une phase initiale d ’exaltation de la fraternité humaine, sur ses prétentions universa- listes en adoptant des mesures de rétorsion contre les étrangers après que la patrie ait été déclarée en danger en 1792. Ceux qui avaient cru aux proclamations géné­reuses des révolutionnaires en seront pour leurs frais. L’Américain Thomas Paine, pourtant élu à la Convention, sera jeté en prison sous la Terreur; les Allemands Adam Lux et Anarchasis Cloots qui s ’auto- proclamaient « ambassadeurs du genre humain », seront guillotinés comme agents de l ’étranger. Même la Grande Révolution se montra incapable d’imaginer une citoyenneté qui ne soit pas nationale.

L’extension du principe démocratique au cours du XIXe siècle alla par la suite de pair avec le renforcement de ce que Gérard Noiriel a appelé la construction sociale des identités nationales, c ’est-à-dire la démarca­tion, sous l’égide de l ’État, des ensembles nationaux les uns par rapport aux autres11. La démocratie devint acceptable comme mode de régulation des intérêts et des conflits à partir du moment où l’égalité formelle posée entre le paysan du Lauragais, le pêcheur de Cancale et le noble du Dauphiné se réalisait à l’intérieur d’une communauté « supérieure » considérée comme

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unie par des liens nationaux. Cette logique politique qui associe épanouissement démocratique et cadre national, Rousseau l’avait clairement mise en avant.

La nation telle qu’il la conçoit n ’est pas en effet une structure impersonnelle mais une entité collective dont les dirigeants doivent impérativement préserver la « physionomie nationale ». Dans son Projet de consti­tution pour la Corse, il écrit : « La première règle que nous avons à suivre, c’est le-caractère national : tout peuple a, ou doit avoir, un caractère national; s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner12. » Proclamation capitale qui, loin de verser dans un quel­conque substantialisme national, énonce une règle d’or : des institutions politiques libres supposent un peuple qui l’est également, c’est-à-dire qui puisse invoquer ou adopter une « forme nationale » spécifique de façon à légitimer ses aspirations à l ’indépendance. Cette spéci­ficité nationale devait être cultivée par l’éducation patriotique afin de ne pas se dissoudre. Aux Polonais, il enjoignait : « À vingt ans, un Polonais ne doit pas être un autre homme : il doit être un Polonais13. » La mise en œuvre de la démocratie n’exclut donc pas la préser­vation de l’identité collective de la nation. Bien plutôt elle la requiert.

Certains objecteront peut-être que Rousseau quel­quefois présenté, avec sa théorie de la volonté générale, comme un chantre du totalitarisme, n’est pas le meilleur guide pour penser le lien entre démocratie et nation. Tournons-nous alors résolument vers un penseur indivi­dualiste et libéral comme John Stuart Mill.

Dans Du gouvernement représentatif, il écrit : « Il est presque impossible d ’avoir des institutions libres dans

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un pays formé de différentes nationalités. Dans un peuple, en particulier s’ils lisent et parlent des langues différentes, l ’opinion publique unie, nécessaire au fonc­tionnement d ’un gouvernement représentatif, n ’existe pas. » Or, la marche harmonieuse de la démocratie requiert que « les frontières des gouvernements coïnci­dent en général avec ceux des nationalités14 ». L’allégeance politique entre citoyens nécessite donc l ’existence d’un sentiment national commun qui peut être fondé sur plusieurs éléments : liens de descendance, langue, religion, géographie et, le plus important, anté­cédents politiques (histoire nationale, souvenirs com­muns, fiertés et humiliations partagées). On en revient encore une fois à cette constatation : bien que la démo­cratie politique soit établie en droit sur des principes abstraits, elle s ’enracine en fait dans des ensembles his­torié o-culturels. Le citoyen n’existe pas à l’intérieur d’une humanité abstraite. Il se réalise dans une société particulière, avec son histoire, sa mémoire et sa culture concrète.

L'impossible neutralité de l ’État

Le tropisme culturel de l’État exige un examen d’au­tant plus attentif qu’il entre en contradiction avec un principe cardinal du libéralisme : la neutralité de l’État face aux valeurs et aux identités ethno-culturelles. Pour le philosophe John Rawls, la mise en oeuvre de la justice distributive qui constitue le fondement régulateur de la démocratie suppose ainsi qu’un « voile d’ignorance » soit jeté sur les appartenances particulières des individus

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■ (sociales, ethniques...)15- L’État doit donc être aveugle aux différences ce qui suppose qu’il ne valorise aucune identité et qu’il ne soit fondé sur aucune doctrine com­préhensive (religieuse, morale...).

Philosophiquement, ce purisme libéral peut se justi­fier sur une base hypothétique comme le fait Rawls mais il faut bien reconnaître qu’historiquement il ne tient pas la route car aucun État n ’est culturellement neutre comme l ’a démontré de façon convaincante Will Kymlicka. « Il est impossible de parvenir à une sépara­tion complète entre État et ethnicité. A bien des égards, l’idéal de la “douce négligence” est un mythe. Les déci­sions gouvernementales concernant les langues, les fron­tières intérieures, les jours de congé et les symboles de l’État entraînent inévitablement la reconnaissance, la satisfaction et le soutien des besoins et des identités de groupes nationaux et ethniques particuliers »16. En optant pour une langue officielle - qui sera quasiment toujours celle du groupe majoritaire ou dominant - , l’État est associé à une culture, de façon sinon exclusive, du moins prioritaire.

Bien que les pays occidentaux soient largement sécu­larisés, le jour de repos légal reste le dimanche et de nombreux jours fériés sont des fêtes chrétiennes. Cela n ’a, en soi, rien de choquant mais prouve simplement que la neutralité parfaite de l’État est un leurre. Seuls les conventionnels français tentèrent de couper définitive­ment l’État français des racines chrétiennes de la société en s’engageant dans une vaste entreprise de déchristiani­sation qui se traduisit, entre autres, par l’instauration d’un calendrier révolutionnaire débutant avec la procla­mation de la République et remplaçant le dimanche par

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le décadi17. Le retour au calendrier traditionnel sous l ’Empire montrait la vanité de la tentative d’instaurer un ordre politique qui soit totalement détaché du substrat culturel. La nature du lien entre État et culture est toute­fois éminemment variable : dans certains cas, il sera vigoureux, dans d’autres plutôt lâche mais il subsistera toujours sous une forme ou une autre.

Il y a des cas extrêmes comme l ’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid où l’État était totalement mobi­lisé autour d ’un projet idéologique qui avait deux facettes. D ’un côté, l ’État dirigé par le parti national était le promoteur d ’une ségrégation raciale distinguant les Blancs des non-Blancs (Asiatiques, métis, Noirs) sur la base de critères raciaux. L’objectif de cette politique était de préserver la supériorité politique des premiers mais aussi de défendre « la pureté de la race blanche et de la civilisation occidentale ». Cette obsession de pureté trouvait son accomplissement le plus achevé et le plus scandaleux dans la prohibition légale des mariages mixtes et des relations sexuelles entre personnes de races différentes. Mais l ’État était aussi engagé dans la défense d ’une culture particulière, la culture afrikaner, que le régime tenta de diffuser par le biais du système éducatif dans la population anglophone, comme d’ailleurs dans les années 1970 parmi les N oirs18. À défaut de parvenir effectivement à « l ’afrikanerisation » des Blancs, le pouvoir s’employa à transmettre la cul­ture du volk afrikaner (son histoire, sa langue, sa reli­gion) dans un réseau scolaire spécifique séparé de celui des anglophones.

L’Afrique du Sud a sans aucun doute poussé à l ’ex­trême, à l ’absurde et à l’ inacceptable, l ’identitarisme

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culturel en le couplant avec une classification raciale. Mais celui-ci est repérable, de façon plus ou moins explicite, sous bien d’autres latitudes. Les Etats eth­niques, associés de façon exclusive ou prioritaire à un groupe, et donc à la culture dont il est porteur, sont en effet légion. Ces États sont fréquemment de type auto­ritaire, comme l’Empire éthiopien dominé par les Amharas ou le Myanmar gouverné par les Birmans, les minorités kachin, karen, chrn, kayah, chan et mon étant clairement dans une situation de subordination. Les États démocratiques eux-mêmes n ’échappent pourtant pas à l’ethnicité.

Dans de telles démocraties ethniques19, l’égalité politique entre les citoyens est garantie, quelle que soit leur origine, mais l’État lui-même appartient pour ainsi dire au « peuple principal » et non à l ’ensemble des citoyens. Israël constitue l’exemple le plus flagrant de démocratie ethnique : État ju if qui a pour mission de rassembler les dispersés de par le monde, a néces­sairement un caractère juif. Celui-ci est manifeste dans la symbolique nationale (drapeau marqué de l’étoile de David, candélabre à sept branches comme emblème de l’État), la place officielle reconnue à la religion sur la scène publique, le droit de la nationalité, l ’octroi des aides publiques...20

Israël est tout sauf un État libéral neutre, il défend explicitement des valeurs particulières comme le pré­sident de la Cour suprême, Aharon Barak, le proclame solennellement : « L’État ju if est un État dont l ’histoire est imbriquée dans celle du peuple juif. C ’est un État dont la langue est l’hébreu et dont les fêtes reflètent la renaissance nationale... l’État ju if est celui qui déve­

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loppe la culture juive, l ’éducation juive et l ’amour du peuple ju if... l ’État ju if est celui qui puise ses valeurs dans celles de la tradition religieuse, dont la Bible est le livre le plus fondamental et les Prophètes la base de sa morale ; l’État ju if est cet État dans lequel le droit hébraïque joue un rôle important et où ce qui relève des mariages et des divorces des Juifs est réglé par le droit de la Torah21. »

La défense d ’une identité collective particulière dans un environnement démocratique n’est pas une exclusi­vité israélienne. La Croatie se définit ainsi constitution­nellement comme « l’État national du peuple croate et comme l’État des membres des peuples et minorités qui en sont les citoyens ». La formulation elle-même, en établissant une distinction entre deux catégories de citoyens, souligne bien que l’État est en propre celui de la seule nation croate. Ce lien privilégié est accentué, là aussi, par la symbolique (blason avec l ’échiquier médié­val à vingt-cinq carreaux blancs et rouges, croate écrit en caractères latins) et par certaines dispositions, comme celle qui confère à l ’État une responsabilité par­ticulière pour la protection des Croates vivant dans des États étrangers22.

Quant à la Grèce dont la constitution a été adoptée en 1975 « au nom de la Trinité sainte, consubstantielle et indivisible », elle proclame que « la religion dominante est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ » marquant par laque l’oithodoxie fait corps avec l’hellé- nité. L’Église constitue un pilier de la société grecque, et est à ce titre largement présente dans la vie publique : catéchisme à l’école, mariage religieux, fonctionnarisa­tion des popes... Comme dans le judaïsme, la religion a

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une dimension ethnique très forte que l’État lui-même entend bien défendre. Droite et gauche ont communié, au début des années quatre-vingt-dix, dans une même unanimité pour que soit maintenue la mention de la reli­gion sur les cartes d ’identité.

L’Allemagne, enfin, allie également la reconnais­sance pleine et entière de la démocratie représentative avec un fondement ethnique qui transparaît clairement à travers la loi sur la nationalité de 1913 qui octroie celle- ci à toute personne de souche allemande venant s’établir dans la République fédérale. Même s’ils résident en Transylvanie depuis le xme siècle, ils demeurent des Aussiedler c ’est-à-dire des émigrés d’origine allemande qui ont donc le droit de revenir au pays. À l ’inverse, les 7,3 millions d ’immigrés turcs, italiens, grecs restent, même s’ils sont installés depuis de longues années en Allemagne, des étrangers (Ausländer) que les procé­dures de naturalisation, longues et difficiles, ne permet­taient, jusqu’à récemment, d’incorporer à la nation allemande qu’avec parcimonie23. Bien que la nouvelle réforme du code de la nationalité ne remette pas en question l’association de l’État avec une « germanité transnationale » dont relèvent Saxons et Souabes de Roumanie comme Allemands de Russie, elle innove de façon décisive en introduisant le droit du sol pour les enfants d ’étrangers et en facilitant les naturalisations24. Si l’État n’a pas renoncé pas à son soubassement eth­nique, il a néanmoins choisi de le tempérer fortement.

Bien qu’ils ne soient pas au sens strict du terme des États ethniques, les États musulmans s’en rapprochent pourtant à bien des égards. Sans doute un certain nombre d’entre eux se proclament-ils franchement laïcs

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(Turquie, Sénégal, N iger...) mais beaucoup font de> /

l’Islam la religion d ’Etat, voire la religion de l’Etat. Dans le premier cas, l’Islam se voit reconnaître un sta­tut privilégié (Égypte, Syrie...); dans le second, il devient carrément la religion officielle de l’État (Arabie Saoudite, Iran, Pakistan). La sharia y est source unique ou principale de la législation. Même s’il tolère d ’autres cultes, l’État est, dans beaucoup de pays musulmans, au service de l ’Islam. Il doit au moins le protéger, voire comme en Arabie Saoudite le propager activement par un authentique prosélytisme. L’Islam est un cadre d’identification collective que l’État a pour tâche de préserver. Sous des modalités évidemment différentes, puisqu’il s’agit de sociétés sécularisées et fortement individualistes, la Scandinavie offre l’exemple de pays où l ’Église luthérienne, véritable institution nationale, est intégrée à l’appareil d ’État. Dans ces pays où l’ho­mogénéité confessionnelle est très grande, le lien reli­gieux recouvre en fait le lien national25.

Fort bien, dira-t-on, mais les États-Unis et la France n’offrent-ils pas des contre-exemples d’États républi­cains où seule compte la citoyenneté politique ? La laï­cité qui leur sert de fondement n’assure-t-elle pas une salutaire impartialité? L’intégration des immigrés n’est- elle pas facilitée parle biais du droit du sol?

France/États-Unis : sous la politique, la culture

Fondés sur la prééminence du contrat politique ces deux États peuvent de prime abord apparaître comme coiffant des nations purement politiques. Pourtant, à y

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regarder de plus près, le tableau présente bien des nuances.

Au terme d’une enquête minutieuse sur l’identité américaine, prise entre ouverture et refus de l’étranger, éloge de la diversité et aspiration à la fusion assimila- trice, Denis Lacorne conclut que la nation américaine est « civique par inclusion et ethnique par exclusion26 ». À son point d’origine, la république américaine était fondamentalement pluriculturelle. Etablie sur le prin­cipe de tolérance, elle admettait la diversité des opi­nions religieuses et des cultures, celles des Hollandais et des Allemands conservant en particulier une remar­quable vigueur. Dans la foulée de la guerre de Sécession (1861-1865), un changement survint avec l ’apparition d’un nativisme qui mettait en avant une suprématie pro­testante racialisée dont les élites politiques et sociales se firent les hérauts. Cette mystique de l’anglo-saxon- nisme eut de multiples traductions.

La plus visible fut sans conteste les lois sur l ’immi­gration votées entre 1882 et 1924 qui, inspirées par le darwinisme social, reposaient sur un axiome cardinal : assurer la prééminence démographique, et donc cultu­relle, des Anglo-Saxons en restreignant l’arrivée des « Slavo-Latins » et des Asiatiques. Le même souci de préserver une Amérique Wasp transparaît à travers la politique suivie par le gouvernement fédéral dans la question du rattachement des territoires de l’Ouest à l’État américain.

Bien qu’ils aient été cédés aux États-Unis par le Mexique dès 1848, l’Arizona et le Nouveau-Mexique ne devinrent des États fédérés qu’au début du XXe siècle après que les Hispanophones et les tribus indiennes

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soient devenus minoritaires face aux nouveaux arrivants anglophones. De même Hawaï ne fut intégré aux États- Unis qu’en 1959, une fois les Polynésiens réduits défi­nitivement à la portion congrue. Quant aux colonies cédées aux États-Unis par l’Espagne après son humi­liante défaite de 1898 (Porto-Rico, île de Guam) la « mise en minorité » démographique se révélant hypo­thétique, elles héritèrent d’un statut bâtard qui offrait l’immense avantage d’éviter de donner à leurs habitants les mêmes droits que ceux dont bénéficiaient les citoyens de l’Union. Cette politique d’incorporation dif­férenciée était tout à fait délibérée, « la rapidité de l’en­trée dans l’Union étant fonction de la qualité raciale des peuples postulants et de leur degré d’assimilation réelle ou imaginaire27 ».

Enfin, la montée du nativisme à la fin du XIXe siècle s’accompagna de la promotion de l’américanisation des immigrants c ’est-à-dire, entre autres, de leur anglicisa­tion. Ce processus fut d ’une rare brutalité pour les Allemands dont la culture, particulièrement riche, fut dénoncée comme un stigmate étranger et déracinée à la faveur de la Première Guerre mondiale. La loyauté poli­tique exigea leur assimilation culturelle forcée : être Américain, c’était aussi parler anglais28. À noter que ce versant ethno-culturel de l’identité américaine fut mis en avant dans une période de consolidation de l’État fédéral qui s’exprime aussi en politique extérieure par un impérialisme désormais sans fard, comme si l’État avait besoin de se doter d’un socle plus solide au moment même où il affirme son pouvoir. Cet État inter­ventionniste réclame une société plus nationale, moins hétérogène. Le parallèle avec la France de la Troisième

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République engagée, à la même époque, dans un pro­cessus d’affirmation internationale de l’État-nation qui s’accompagne d’un travail d ’uniformisation culturelle ne peut manquer d ’être fait.

Pourtant, à l’aune du siècle écoulé, les trajectoires des États-Unis et de la France ont divergé : les pre­miers sont allés, à la suite du mouvement pour les droits civiques dans les années 1960, vers la recon­naissance d ’une ethnicité ouverte. Alors que jusque-là la dimension ethnique du modèle américain reposait sur la primauté au moins implicite du réfèrent anglo- saxon, elle est désormais, elle aussi, plurielle. Les dif­férentes ethnicités sont toutes reconnues comme également respectables et comme ayant donné nais­sance à une société au multiculturalisme éclatant et inédit. Ce pluralisme culturel, pleinement assumé mal­gré les dérives parfois pernicieuses d ’une idéologie multiculturaliste et les réactions nativistes, constitue en un certain sens la confirmation ultime de la destinée spécifique des États-Unis comme « laboratoire d’une nouvelle humanité ».

L’évolution n ’a pas été de même nature en France. Certes, le pays est, de fait, plus bigarré culturellement qu’il y a trente ans, et cette diversité a acquis une visi­bilité incontestable sur le plan artistique. Ce change­ment est attesté pour les cultures immigrées (raï, musiques africaines...) comme pour les cultures régio­nales (chants polyphoniques corses, musique cel­tique...). En outre, des concessions ont été accordées par l ’État central dans le domaine de l’enseignement, pour les immigrés (langues et cultures d’origine) comme dans les régions.

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La. première "brèche dans l’unilingimme a été intro­duite par la loi Deixonne de 1951 qui autorisait rense i­gnement facultatif de langues régionales dans les écoLes des régions où elles étaient en usage. Dans Les années 1980, une série de textes législatifs ont élargi les possi­bilités d’enseigner ces langues au cours de la scolarité des élèves ainsi que de les présenter aux épreuves du baccalauréat. Des CAPES existent désormais pour le breton, le basque, le catalan, le corse, l ’occitan et l ’al­sacien. Enfin, la télévision a ouvert très parcimonieuse­ment ses antennes à quelques minutes d’émission en langue régionale29. Des avancées timides, donc, mais dont l’apparent libéralisme est largement en trompe- l ’œil.

D ’une part, les conditions d’apprentissage des diffé­rentes langues ne sont guère incitatives, les cours étant la plupart du temps facultatifs dans les écoles publiques (sauf dans les classes bilingues qui ont le vent en poupe). Du coup, le nombre d’enfants étudiant ces langues demeure limité : 3 % de la population scolaire apprend le breton à l’école primaire et 5 % des collégiens le catalan. La situation est meilleure pour le corse du fait des com­pétences spéciales de l’Assemblée de Corse. Bilan éga­lement plus positif pour l’alsacien, bien qu’il soit rarement enseigné en tant que tel. Mais il profite large­ment du fait que l’allemand, reconnu comme expression littéraire des dialectes alsaciens, connaît une importante diffusion dans le réseau scolaire dès le primaire. Ces deux exemples montrent sans conteste qu’une culture régionale reste plus vivace si elle bénéficie d’un système de protection : institutions distinctes et/ou voisinage avec une grande langue de culture associée à un État. Dans le

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cas contraire, la langue, maintenue sous perfusion, tente tout simplement d’échapper à la mort lente.

Second handicap pour le rayonnement des langues régionales : les moyens mis par l ’Etat à la disposition de ces structures d’enseignement restent comptés, et ce soutien limité n’est que partiellement compensé par le dynamisme d’associations privées (Diwan en Bretagne, Calendretas en Occitanie, Ikastolas au Pays basque) et l ’aide des collectivités locales.

Enfin, l’État s’est toujours refusé à donner de véri­tables garanties juridiques pour protéger ces langues. Malgré l’activité soutenue déployée par certains parle­mentaires élus dans des régions ayant une forte identité locale, aucune proposition de loi visant à conférer à ces cultures régionales un statut particulier n’a jamais pu être adoptée. Au contraire, deux dispositions adoptées dans les années 1990 pénalisent clairement les langues régio­nales.

En juin 1992, un nouvel alinéa fut ajouté à la Constitution lors du débat sur le traité de Maastricht pour faire du français la langue de la République. Cette dispo­sition constitutionnelle avait un objectif clairement affi­ché : prévenir toute anglicisation intempestive de la vie publique dans le cadre d’une Europe plus intégrée. Elle répondait pourtant aussi à un dessein caché : empêcher que les langues régionales n’obtiennent une quelconque reconnaissance officielle. La portée prohibitive de cet ali­néa a été pleinement confirmée puisque tant le Conseil d’État que le Conseil constitutionnel l’ont invoqué pour justifier l’impossibilité pour la France de ratifier la charte européenne des langues régionales ou minoritaires alors même qu’après moult tergiversations, et après avoir soi­

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gneusement choisi les trente-neuf engagements pris, les autorités françaises avaient fini par signer le texte.

Cette charte adoptée par le Conseil de l’Europe en 1992 vise à faire en soite que le droit de pratiquer une langue régionale ne demeure pas purement théorique en demandant aux Etats de prendre une série de mesures destinées à faciliter et encourager son usage oral et écrit dans l’enseignement, les médias, le domaine culturel et, point le plus important, dans les procédures de justice et dans les rapports avec les autorités administratives et les services publics. Incontestablement, la charte donne une visibilité relative aux langues régionales dans l ’espace public, « hérésie » inacceptable aux yeux des sour­cilleux gardiens du temple républicain pour lesquels l’unité de la nation requiert l’unité de langue.

La loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française va, elle aussi, dans le même sens. Défini comme « élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France », le français y est reconnu, sauf exceptions spécifiques, comme la langue de l’enseigne­ment, du travail, des échanges et des services publics. Cette réaffirmation du français comme langue du pou­voir d ’État souligne combien, loin d’être cantonnée dans une vertueuse impartialité, la République affiche bel et bien un engagement culturel qui est en accord avec son idéologie unitaire fondatrice.

L’« exception française » tant vantée par certains ne se réduit donc pas à l ’invention d’une nation tout entière politique; elle réside plutôt dans le fait que pour faire advenir cette nation fondée en droit sur le seul lien de citoyenneté, l ’État, et uniquement lui, utilisa toute la bat­terie des ressources à sa disposition (sociales, écono-

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miques mais aussi culturelles). Formidable puissance tutélaire, il eut en France un rôle, sans doute inégalé sous d’autres latitudes, de formateur de la nation, en particu­lier par son action volontariste dans le façonnage d’une culture nationale. Aux termes de la réflexion collective autour de la nation française, Pierre Nora conclut : « Aucun pays n’a établi une adéquation aussi étroite entre l’État national, son économie, sa culture, sa langue et sa société30. » Au même titre que l’économie et le social, la culture était bien, elle aussi, au cœur du projet politique républicain. Preuve ultime, s’il en était encore besoin, qu’il n’y a jamais eu de projet politique national qui ne soit pas aussi un projet de culture nationale31.

Au terme de ce parcours, la culture apparaît bien comme foncièrement duale. Elle a pu fréquemment ser­vir de force de contestation des structures politiques en place. Il en fut ainsi à l ’est de l ’Europe au xixe siècle lorsque les mouvements nationaux, émergeant au sein d’empires autocratiques, firent de la culture un véritable dépositaire d’identité collective afin de légitimer leur activisme politique ultérieur et la constitution d’un État. Mais on aurait tort de cantonner la culture à cette fonc­tion tribunitienne. Elle joua aussi un rôle majeur dans les stratégies de sédimentation nationale, impulsées par les États monarchiques dès l’époque moderne en Europe occidentale puis portées à leur point de perfection par les États nationaux. Avec leur avènement s’ouvre véritable­ment l’âge du nationalisme dont l’essence est justement, par l’entremise de l’État, « la fusion de la culture et de la société politique32 ».

La culture apparaît donc comme une ressource poli­tique à laquelle tous les mouvements d’affirmation

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nationale, qu’ils aient contesté ou légitimé l’ordre éta­tique, ont eu recours. L’opposition trop tranchée entre nation « à l'occidentale », rassemblement de citoyens libres et égaux, et nation « à l’orientale », communauté d ’origine unie par un héritage culturel partagé, exige d ’être dépassée. Sans doute, la culture occupera-t-elle une place variable selon qu’elle est mobilisée contre un Etat existant ou par un État pour sa propre légitimation. Toutefois, si des variations de temps et d’accent sont repérables selon les configurations historiques, il n ’existe pas de différence radicale de nature qui permet­trait d’opposer de façon irréductible deux types de natio­nalismes, l ’un tout entier politique, l’autre culturel.

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IV

Les séductions du nationalisme

La prolifération des revendications nationalitaires fait peur à beaucoup parce qu’ils perçoivent, confusé­ment, qu’elle est fondée sur une logique de croissance inexorable difficile à endiguer. Ne voit-on pas, après les Catalans et les Flamands dont les prétentions nationales sont déjà fort anciennes, les « Lombards » s’agiter, au moment même où le Parti national écossais qui réclame l’indépendance de l ’Écosse attire près du quart des élec­teurs ?

La France n’est pas épargnée non plus par des pous­sées nationalitaires multiformes. En outre-mer, elles sont devenues plus franches, en particulier en Nouvelle- Calédonie où le Front de libération nationale kanak socialiste entend bien conduire l’île vers l’indépendance à l’issue du scrutin sur l ’autodétermination prévue dans quinze ans. Plus atténuées et marginales en métropole, elles sont aussi devenues plus foisonnantes : outre le Pays basque et la Corse où elles prennent souvent un tour violent, elles s’expriment, sous un jour plus policé,

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passant essentiellement par la défense de l’identité cul­turelle, en Catalogne-Nord (Pyrénées orientales), en Alsace, en Bretagne et en Occitanie. Cet orchestre régio- naliste compte même un nouvel interprète : la Ligue savoisienne qui, conçue sur le modèle de la Ligue lom­barde voisine, souhaite revenir sur l’annexion à la France de 1860 afin de faire de la Savoie un État souverain !

Cette profusion peut sans doute surprendre, d ’autant qu’elle passe souvent par un décorum suranné. Là, à l ’occasion de la Saint-Jean, un gigantesque feu est allumé sur le plus haut sommet de Catalogne, le Mont Canigou, avec des fagots de bois provenant de diffé­rentes cités catalanes, histoire de souligner l’inébran­lable unité des pays catalans. Ici, des cartes d’identité et des plaques d’immatriculation aux armes de l’État de Savoie sont distribuées par la Ligue savoisienne. En Flandre occidentale, la monumentale tour de l ’Yser où figurent les sigles AVV-VVK (« Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ ») voit affluer au mois d’août des dizaines de milliers de Flamands. Si certains vien­nent pour honorer la mémoire des soldats belges néer- landophones morts durant la Première Guerre mondiale, beaucoup de flamingants impénitents ont transformé ce pèlerinage en grand-messe patriotique où, au milieu d’une marée de drapeaux et de bannières, on réclame l’indépendance de la Flandre.

Ces mises en scène peuvent déconcerter, voire paraître, pour certaines, ridicules, mais on aurait bien tort de se contenter de balayer d ’un revers de main tout « ce folklore passéiste ». Elles participent de toute une gestuelle nationaliste qui démontre la formidable vita­lité du principe d ’autodétermination. Car c ’est bien de

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l ’universalisation de ce principe au cours du XXe siècle q u ’il faut partir pour expliquer les mobilisations poli­tiques des acteurs nationalistes du Québec au Punjab indien en passant par l ’Irlande.

La dissémination du nationalisme

Tel l’hydre de Lerne, dont les têtes repoussaient plus vite qu’elles n ’étaient coupées, le nationalisme ne peut que renaître sans cesse, sous des formes nouvelles, puisque le principe d’autodétermination qui en est le cœur est, par nature, inextinguible. Dire que les peuples doivent pouvoir disposer d’eux-mêmes en organisant leur vie collective de façon indépendante, c ’est en effet émettre une proposition généreuse qui pose immédiate­ment un problème majeur, celui du « contenu » du terme peuple. Quels sont ces peuples au nom desquels les acteurs politiques prétendent agir et réclamer le droit à l ’autodétermination? Quels critères permettent de les identifier?

Dissipons tout de suite l ’illusion de l’objectivisme : il n ’y a pas de définition canonique du peuple, même si l’existence de certains attributs partagés (histoire, cul­ture, localisation territoriale, communauté de destin...) permet d’en repérer quelque peu les contours. Ce poly­morphisme du « peuple » donne dès lors au droit à l’au­todétermination une forte extension : puisqu’il s’agit d’un principe général, il peut être revendiqué en théorie par tous les groupes humains qui excipent de cette qua­lité. Et de fait, ce droit a connu depuis près de deux siècles une application de plus en plus large.

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Les premiers à bénéficier de cette émancipation, souvent à l’issue d’une guerre de libération victorieuse (Grèce, Serbie, Italie), furent les « nations historiques » c’est-à-dire celles qui pouvaient se prévaloir d ’une ins­titutionnalisation politique suffisante, même lointaine. La première moitié du xixe siècle vit aussi, avec l’ac­cession à l’indépendance des États d’Amérique latine dans les empires coloniaux espagnol et portugais, les prodromes de la décolonisation, nouveau phénomène qui allait donner un essor prodigieux à l’autodétermina­tion des peuples après la Seconde Guerre mondiale. Mais avant cela, c ’est sur le continent européen qu’en vertu du principe des nationalités mis en avant par le président Wilson en 1918, une kyrielle de peuples qui n’avaient jamais disposé d’entités politiques propres purent se doter d’un État.

Cette première extension du principe d’autodétermina­tion attestait que l’idéalisme wilsonien ne pouvait pas être réservé a priori à certains peuples même si les vainqueurs des puissances centrales considéraient qu’il n’avait pas vocation à s’appliquer aux peuples d’Asie et d’Afrique, soumis à la colonisation européenne, ni, en Europe, aux « nations périphériques » (Catalans, Écossais) intégrées, souvent depuis des siècles, dans de puissants États. Toutefois, comme le principe des nationalités renfermait un axiome général, il était par définition universalisable : la double exclusion énoncée ci-dessus était nécessaire­ment conjoncturelle, dépendante du contexte géopolitique et de conditions socio-historiques. Elle ne pouvait se voir attribuer une validité permanente.

Les peuples subjugués d ’Afrique et d’Asie s ’empa­rèrent de cette grammaire émancipatrice et la retourné-

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Les séductions du nationalisme

rent contre les puissances coloniales afin de mener à bien leur combat pour l’indépendance. La décolonisa­tion constitua une étape qualitative décisive dans l’uni­versalisation du droit à l’autodétermination qui, par un effet boomerang, finit par se poser en Europe même, et d ’abord à l’ouest du continent. L’ethno-régionalisme des années 1960 emprunte d’ailleurs dans un effet de mimétisme évident ses méthodes et son vocabulaire aux mouvements de libération du tiers-monde qui étaient parvenus à se débarrasser de la tutelle européenne : pro­motion de la lutte armée, association entre lutte regio­naliste et combat anticapitaliste, critique de l’impérialisme des États qui ont mis au pas les « nations résiduelles ». Un thème surtout montre la parenté d’ins­piration évidente entre les revendications corses, bre­tonnes... et celles du FLN ou du Viêt-minh : celui du colonialisme.

L’occitaniste Robert Lafont dénonça ainsi la vassali­sation des régions par un centre parisien suzerain, le sous-développement régional et l ’acculturation autori­taire des ethnies périphériques qui seraient autant de signes du colonialisme intérieur mis en œuvre par l ’État français1. Cette quête d ’autodétermination qui s’est exprimée avec une force et une intensité très variables selon les cas, n ’aboutira nulle paît, à l ’ouest de l’Europe, à son terme ultime, l’édification d’un nouvel État, mais elle trouvera néanmoins une concrétisation partielle en Espagne (mise en place d ’une très large autonomie en Catalogne et au Pays basque), en Belgique (fédéralisation de l’État) et même, dans une moindre mesure, en France (statut particulier de la Corse).

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Pourtant rien ne dit que cette dynamique de l ’auto­détermination ne produira plus d ’effets supplémentaires à l’Ouest car l ’événement inattendu que fut l ’implosion du système communiste a donné au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes une seconde jeunesse. La décomposition de l ’Union soviétique, la dislocation des fédérations tchécoslovaque et yougoslave ont doté une pléiade de peuples d’une expression étatique, totale­ment inédite pour la plupart d ’entre eux. Avec la « décommunisation », le droit à l ’autodétermination est entré dans son troisième âge : après avoir détruit les empires multinationaux puis coloniaux, il a fait voler en éclats un empire idéologique2.

Il peut franchir demain, à l’Ouest, une étape supplé­mentaire de son développement en minant l’État-nation classique et sa prétention à rabattre l ’appartenance nationale sur la citoyenneté politique. D ’autant que les précédents est-européens ont montré que l’accession à l’indépendance de nouvelles « nations sans histoire » (Slovaques, Slovènes, M acédoniens...), peut s’opérer à l ’amiable et pacifiquement. Si la guerre en Bosnie sert de contre-exemple, le divorce de velours entre Tchèques et Slovaques montre à d ’autres « nations privées d’État » mais riches d’une histoire politique très dense (Flandre, Catalogne...) que la dissociation étatique peut se réaliser sans traumatisme, ni violence, et que l’indé­pendance pleine et entière n’est pas nécessairement un objectif chimérique.

Ultime expression contemporaine qui atteste de la vigueur de ce principe du droit des peuples à disposer d ’eux-mêmes : la mobilisation des peuples autochtones, ces premières nations écrasées par le rouleau compres­

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seur de la conquête et de la colonisation et maintenues dans une marginalisation économique et politique endé­mique. Amérindiens, Touaregs, Aborigènes d ’Australie, Lapons du Grand Nord Scandinave constituent sur les cinq continents une population de trois cents millions d ’individus, répartis en cinq mille groupes ethniques. Là aussi, ces peuples ont choisi d ’agir à l’intérieur de leurs États respectifs et sur la scène internationale en affirmant leur libre disposition d’eux-mêmes qui passe, au minimum, par le droit à l ’autonomie (culturelle, voire administrative) et à la propriété de leurs territoires traditionnels. Si la plupart de ces peuples se contente­raient de la reconnaissance de droits collectifs élémen­taires, à l ’intérieur des États existants, certains entendent aller plus loin, vers une large autonomie interne, établie sur une base territoriale (les Inuits du Canada qui bénéficient depuis 1999 d’un territoire spé­cifique, le Nunavut) ou, carrément vers l’indépendance (les Ouïghours, peuple turco-mongol de sept millions d ’âmes habitant le Xinjiang chinois).

Cette effervescence montre sans conteste que le droit à l ’autodétermination est loin d’avoir épuisé tous ses charmes. Sa portée universelle conduira-t-elle inélucta­blement à la balkanisation inexorable de la planète en unités politiques toujours plus petites et inclusives ?

Rien n’est moins sûr. Il convient en effet de bien mesurer la distance colossale entre nationalismes poten­tiels et nationalismes réalisés c ’est-à-dire capables de créer un nouvel État indépendant. Les facteurs de dis­tinction, permettant d ’introduire des écarts différentiels entre peuples, sans être inépuisables, sont nombreux : langue, religion, expérience historique... En ne prenant

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en compte que le critère de la langue on arrive déjà au nombre faramineux de six mille groupes humains diffé­rents ! Chiffre qui ne ferait que croître si on le croisait avec le critère religieux puisque, comme le démontre de façon éloquente l’exemple suisse, une même langue peut être parlée par des groupes confessionnels diffé­rents.

Pourtant, comme le remarque Ernest Gellner, même en faisant l ’hypothèse que ces six mille langues permet­traient d’isoler autant de peuples différents, porteurs de projets nationalistes distincts, au moins 90 % de ces nationalismes demeureront potentiels3. Ce défaut de politisation tient à une série de facteurs dont l ’assimila­tion en douceur, c ’est-à-dire l’absorption d’un groupe humain minoritaire dans un autre, plus grand et bénéfi­ciant d’un puissant prestige socio-culturel, n ’est certai­nement pas le moindre. Cette loi d ’airain de l ’assimilation, qui connaît une accélération prodigieuse à l’époque de la communication globale, devrait amener la disparition, d’ici la fin du xxie siècle, de la moitié des langues actuellement en usage, réduisant d ’autant la capacité d ’émergence de nationalismes linguistiques.

D’autres éléments entravent également la matériali­sation des nationalismes virtuels : dispersion géogra­phique, échec de la consolidation du mythe de la continuité historique, absence de classe intellectuelle, etc. La déperdition est donc immense, et la majorité écrasante des nationalismes n’existera qu’en puissance. Pourtant, même les nationalismes qui se révèlent en acte et parviennent à enclencher une véritable dyna­mique politique, sont loin d’être sûrs de voir leur aspi­ration à l’autodétermination concrétisée.

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L’obstacle le plus sérieux tient à l’existence d’un ordre international structuré par la division entre États qui, jaloux de leurs prérogatives, ne sont guère désireux de voir entamer leur souveraineté territoriale. Le déploiement de nationalismes alternatifs est donc forte­ment contraint par les deux cents États ou presque qui se partagent le monde et veillent au respect de leur inté­grité territoriale. Le cas africain montre avec éclat qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Ce continent où, comme on le répète à l’envi et avec une certaine exagération, les frontières tracées par les colonisateurs sont arbitraires et artificielles puisqu’elles sectionnent fréquemment des ensembles humains, aurait dû en théorie être un grand pourvoyeur de nationalismes irrédentistes et sécession­nistes. Avec plus de mille neuf cents langues et quelques milliers d ’ethnies4, le terrain paraissait fort propice. Pourtant, malgré des conflits d ’une rare violence, les frontières héritées de la colonisation, au respect des­quelles l ’Organisation de l’unité africaine appelait en 1964, ont remarquablement résisté. Tous les États qui ont accédé à l’indépendance l’ont fait dans le cadre du nationalisme décolonisateur qui accompagnait la liqui­dation des empires coloniaux. Les nationalismes « régionalistes » (Biafra au Nigéria, Katanga au Zaïre...) ont tous échoué face à la résistance des États et aux soutiens internationaux sur lesquels ils pouvaient compter.

Incontestablement, dans un monde fini, où les États en place bénéficient d’une forte légitimité, la capacité des nationalismes effectifs à se réaliser pour obtenir une indépendance pleine et entière est plus réduite que le potentiel de différenciation (ethnique, religieux) ne le

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laisserait supposer de prim e abord. Kurdes, Palestiniens, Sikhs, Basques et bien d’autres encore mesurent chaque jour combien il est malaisé de conduire leur nationalisme à ses fins étatiques dans un monde déjà saturé d’États. Cette difficulté ne remet pas en question l’universalisation du principe d ’autodéter­mination mais souligne nettement que sa concrétisation n ’a rien d ’inéluctable. Elle dépendra, dans chaque situa­tion, de conditions politiques propices et d ’une conjonc­ture historique porteuse, comme celles, qui facilitèrent en 1991 l’éclatement de l’URSS.

Un petit détour par l ’histoire

Si le déploiement étatique des nationalismes est donc, à bien des égards, plus bridé qu’on ne le suppose d’emblée, il n’en reste pas moins que le nationalisme bénéficie, à la fin du XXe siècle, d ’une singulière réso­nance. Mais, pour nous concentrer sur l’espace ouest- européen, cet écho ne se constate pas partout, ni même avec une intensité identique.

Pourquoi « les Frisons qui possèdent une langue dis­tincte et vivent sur un territoire clairement délimité ne connaissent-ils ni indépendantisme, ni même un auto­nomisme crédible alors que les Lombards s’agitent énormément5 »? Pourquoi l’Italie du Nord, fer de lance de l’unité politique du pays et moteur économique, voit- elle une Ligue du Nord, ouvertement séparatiste, s’ins­taller durablement dans le paysage politique alors que la Sicile où l’autonomisme fut pendant longtemps très vivace est légitimiste et favorable au maintien de l’inté-

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giité territoriale de l’Italie? Pourquoi les Catalans et les Basques manifestent-ils un nationalisme militant alors que les Bretons et les Occitans n ’affichent guère que certaines exigences culturelles? Autrement dit, com­ment rendre compte de cet important différentiel de mobilisation nationaliste?

On peut commencer par remarquer qu’en Europe occidentale, les zones d’instabilité correspondent assez nettement à la « carte conceptuelle de l’Europe » dres­sée dans les années 1970 par le politologue Stein Rokkan qui isolait trois aires périphériques : la façade maritime correspondant essentiellement à la « zone cel­tique » (Irlande, Bretagne, Galice...); la périphérie continentale c ’est-à-dire la ceinture slave se trouvant à l ’intersection du catholicisme et de l’orthodoxie (de la Pologne à la Croatie); enfin, la dorsale urbaine des cités-États qui va de la Belgique au nord de l’Italie en suivant la vallée du Rhin6. Ces zones situées géographi­quement à la marge d’espaces étatiques en voie de constitution (France, Angleterre) sont, de par leur situa­tion périphérique, plus propices au développement de revendications autonomistes, voire de véritables natio­nalismes.

L’hypothèse est séduisante et a le mérite de replacer la question du nationalisme dans le temps long de la géo-histoire7. Elle permet de repérer les points de dislo­cations tectoniques des nationalismes et les zones de faiblesse des constructions stato-nationales. Cette approche globale recèle pourtant une limite intrinsèque : elle n’explique que très imparfaitement les variations à l’intérieur d’un même ensemble. Pourquoi un nationalisme vigoureux s ’est-il développé dans

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l’entre-deux-guerres en Flandre tandis que l’autono- misme alsacien est resté somme toute modeste bien que les deux régions fassent partie de la même dorsale des cités-États et qu’elles appartiennent au même espace culturel « germanique » ?

Pour rendre compte de cette différence, il est indis­pensable de s’intéresser aux modalités de constitution des Etats. Une rapide comparaison historique montre alors que les États d’Europe occidentale qui connaissent les mouvements de contestation les plus affirmés sont ceux où le centre politique a souffert d’une institution­nalisation précaire. Qu’ils soient nés au xixe siècle (Belgique, Italie) ou qu’ils soient plus anciens comme l ’Espagne, ces États ont été dans l ’incapacité de refou­ler durablement les appartenances infra-étatiques.

Pays jeune, la Belgique n ’était pas l’aboutissement d’une évolution historique séculaire s’accompagnant de la cristallisation progressive d’un sentiment national. Sa naissance officielle en 1830-1831 devait autant au souci des puissances européennes de constituer un État-tam­pon que de tenir compte de l’agitation révolutionnaire bruxelloise. Cet État créé en partie par le haut resta faible face aux multiples clivages (religieux, politiques, linguistiques) qui traversaient la société et ne put s’op­poser à la montée en puissance progressive du mouve­ment flamand.

En Italie, l’unification nationale, réalisée sous l’égide du royaume de Piémont-Sardaigne avec le sou­tien militaire de Napoléon III, demeura imparfaite, han­dicapée par la persistance d’un fort « campanilisme » et d ’un régionalisme non moins affirmé. Enfin, en Espagne, le centre castillan, affaibli par une instabilité

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politique chronique, ne put intégrer des périphéries rétives (Pays basque, Catalogne) qui étaient par ailleurs à la pointe du développement économique.

Pourtant, si une certaine faiblesse de l ’État permet de rendre compte de la vigueur plus grande des mouve­ments nationalitaires, l’explication reste imparfaite. Des pays où un centre politique s’est consolidé dès le Moyen Âge ont dû faire face à une importante efferves­cence nationalitaire alors que d ’autres qui ont suivi une trajectoire politique similaire n’ont été que bien plus marginalement touchés par le phénomène. La Grande- Bretagne est ainsi aux prises depuis deux siècles avec un nationalisme irlandais qui, après avoir obtenu par­tiellement satisfaction avec la création de l’État libre d ’Irlande en 1921, n’en continue pas moins à contester la présence britannique en Ulster. En outre, le Royaume-Uni est confronté à un courant nationaliste qui, nettement minoritaire au pays de Galles, bénéficie d ’une audience plus large dans cette Écosse unie à l ’Angleterre depuis 17078. À l’inverse, la France métro­politaine, à la genèse étatique très semblable, n ’enre­gistre que des poussées de fièvre régionalistes d ’amplitude limitée. Bien que située dans le même arc atlantique, la Bretagne n ’a pas connu l’essor qu’ont enregistré les mouvements nationalistes en Irlande, en Écosse et même au pays de Galles.

Le nationalisme des nantis

Certains ont tenté de trouver des points de conver­gence à partir d ’une grille de lecture économique. Dans

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les années 1970, à une époque où une certaine vulgate marxiste dominait les analyses, beaucoup voyaient alors dans l’émergence de revendications nationalitaires dans les zones périphériques d ’Europe occidentale l’expres­sion d ’une contestation politique émanant de groupes qui se rebellaient contre la subordination économique dans laquelle les maintenait un centre « prédateur ». La grande mode consistait alors à analyser ce développe­ment inégal en termes de colonialisme intérieur9.

Ce paradigme repose sur l ’idée suivante : lorsqu’une région ayant une forte spécificité culturelle voit son activité économique subordonnée à celle du centre, elle devient une colonie intérieure. Pour rompre cette situa­tion de dépendance, les élites locales peuvent alors ins- trumentaliser la différence identitaire à l’appui d ’une mobilisation nationaliste. Le modèle qui lie division du travail et ligne de fracture culturelle a l ’avantage d ’une grande cohérence mais l’inconvénient d ’être largement démenti par les faits. Sans doute convient-il au cas de l ’Irlande où la dichotomie protestants/catholiques recouvrait une division sociale entre propriétaires fon­ciers et paysans mais il est en porte-à-faux avec beau­coup d ’exemples. Les premiers soubresauts du nationalisme en Catalogne, au Pays basque et en Écosse apparaissent ainsi, dans le dernier quart du XIXe siècle, dans des régions prospères, où la révolution industrielle a pris racine, et non dans des régions sinistrées. Ce constat conserve sa part de vérité un siècle plus tard.

Le phénomène notable de cette fin de siècle est en effet l’insolente vitalité des nationalismes dans des régions riches (Catalogne, Flandre, Italie du Nord...). Si le contexte historique de départ différencie fortement

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ces régions - la Flandre ayant été marginalisée dans l ’État belge de 1830 taudis que la Lombardie devint le poumon économique d’une Italie dont le Piémont voisin avait réalisé l’unité - , elles sont toutes caractérisées aujourd’hui par un surplus de modernisation. Qu’elles aient été de longue date ]e fer de lance de l’industriali­sation du pays (comme la Catalogne en Espagne) ou qu’elles soient parvenues à un décollage économique plus récent (Flandre, Ecosse), ces régions sont en avance sur d ’autres, déstructurées économiquement, dont la survie dépend en partie de l’intervention redis­tributive de l’État central. Ce dernier apparaît dès lors, à la fois comme inutile et parasitaire puisqu’il ponctionne une partie des richesses produites dans une région pros­père pour les ventiler vers des zones défavorisées... sans que celles-ci ne parviennent pourtant à (re)décoller économiquement (Wallonie, Mezzo giorno...). L’idée finit donc par gagner du terrain que la région s’en tire­rait bien mieux en comptant sur ses propres forces.

Il y a dans ce nationalisme intéressé un égoïsme éco­nomique indéniable motivé pourtant par un choix rationnel. Cette dimension est trop souvent oubliée, beaucoup de commentateurs préférant insister sur l’irra­tionalité de l’engagement nationaliste. Toutefois, les électeurs qui apportent leur soutien à des formations nationalitaires ne sont pas plus déraisonnables que leurs concitoyens qui votent pour des formations généralistes. Eux aussi font des calculs en termes de bénéfices et attendent des avantages de leur choix partisan. Voter en Belgique pour les partis nationalistes flamands (Volksunie, Vlaams Blok) revient à réclamer l’arrêt des transferts sociaux d’une Flandre en bonne santé écono­

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mique vers une Wallonie en totale déstructuration industrielle. Opter en Écosse pour le Parti national, c’est aussi vouloir que les revenus tirés du pétrole de la mer du Nord profitent aux seuls Écossais et non à l’en­semble du Royaume-Uni. Ces attitudes peuvent être moralement stigmatisées pour leur insensibilité notoire et leur rejet de la solidarité citoyenne mais elles ne sont pas absurdes, elles répondent bel et bien à des considé­rations rationnelles10.

L’impact réel de l’argument économique doit pour­tant être évalué à sa juste valeur. Si la mobilisation nationaliste peut être facilitée par des considérations économiques, elle n ’est jamais réductible à celles-ci. Il y a interaction mais pas détermination du politique par l ’économique en dernière instance. Ainsi, bien que les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza aient, de 1967 à 1987, tirés des avantages individuels (en termes d’em­ploi, de niveau de vie...) de leur intégration forcée à l’économie israélienne, ces bénéfices objectifs n’ont à aucun moment conduit à un reflux de l’emprise du nationalisme palestinien. Il apparaît au contraire nette­ment que l’amélioration, inégale mais réelle, de la situa­tion économique des Palestiniens est allée de pair avec l’intensification de leur engagement politique.

Ce paradoxe a une explication relativement simple : l’accumulation de ressources (économiques mais aussi éducatives, culturelles...) donne aux acteurs une plus grande autonomie qui leur permet de mieux appréhender la réalité structurelle des rapports de forces et leur rend d’autant plus insupportable la privation de la maîtrise de leur destin. Au final, leur conscience nationale sort aigui­sée de ce processus. Dès lors la perspective de l’émanci­

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pation collective justifie bien des sacrifices et, quand bien même l’éventuel État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, privé d ’une infrastructure solide, serait difficile­ment viable sur le plan économique, cela n ’incitera en rien les Palestiniens à mettre un bémol à leur mobilisa­tion nationaliste. Celle-ci répond en effet avant tout à un objectif de dignité politique qui vaut bien des renonce­ments. À Ben Gourion qui, en 1934, faisait remarquer à un interlocuteur palestinien que l’arrivée massive des Juifs était une bénédiction économique pour les Arabes, Musa Alami répondit de façon cinglante : « Je préférerai que le pays reste pauvre et aride pendant cent années supplémentaires, jusqu’à ce que nous soyons en mesure de le développer nous-mêmes. » Pour le dire de façon imagée : la lutte pour l’indépendance nationale ne s’échange pas contre un simple plat de lentilles.

Même si le contexte économique dans lequel un nationalisme donné apparaît est éminemment variable, une fois installé comme réalité politique, il persistera quelles que soient les transformations ayant affecté la vie économique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nationalisme flamand apparaît dans une région forte­ment agricole et pauvre, alors que la Wallonie connaît, grâce aux charbonnages, un remarquable essor indus­triel. Au même moment en Catalogne, les premières organisations nationalistes apparaissent dans une région où l’industrialisation, en particulier dans le domaine tex­tile, se développe de façon soutenue alors que le reste de l’Espagne, à l ’exception du Pays basque, demeure pro­fondément rural et coupé de la modernité. Un siècle plus tard, le constat s’impose : le nationalisme s’est renforcé tant en Catalogne, où le dynamisme s’est maintenu,

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qu’en Flandre où l’essor économique prodigieux a per­mis le rattrapage puis le dépassement de la Wallonie. Pourtant, le nationalisme, loin d ’être anesthésié par le développement économique, a vu son audience croître régulièrement à telle enseigne que pour tenir compte de cette montée en puissance, l ’État belge a fini, suite à des réformes successives, par devenir pleinement fédéral.

De cela on peut tirer une première conclusion : la simple amélioration de la situation économique ne suffit pas à éliminer le nationalisme comme par enchantement. Au contraire, lorsque dans un même ensemble politique, le différentiel de croissance d ’une région au « profil iden­titaire » marqué se creuse, ses élites auront tendance à vouloir maintenir, voire renforcer, la position enviable de leur région, et donc à se lancer toujours plus dans une stratégie d’autonomisation. C’est ce que nous pourrions appeler l ’effet cumulatif du nationalisme : l ’accroisse­ment du potentiel économique stimule la volonté d’élar­gir la capacité d’action à d’autres sphères, au premier chef au domaine politique. Par ailleurs, l’exemple catalan montre que la poursuite de l’accumulation de richesses pendant un siècle n’a pas entamé la vigueur du nationa­lisme, pas plus que celui-ci n ’a enregistré de régression alors même que l’écart de croissance avec le reste de l’Espagne, engagée dès les années 1960 dans une ouver­ture à l ’économie capitaliste moderne, se réduisait.

En sens inverse, il n ’est guère possible d ’établir une corrélation étroite entre crise économique et montée du nationalisme : alors que le Parti national écossais ras­semblait 30 % des voix en 1974, il tombait à 11 % en 1983. La crise était pourtant toujours là et frappait de plein fouet l ’Écosse sous le thatchérisme.

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Les conditions économiques influent donc certaine­ment sur la configuration des nationalismes, mais davantage comme catalyseur que comme déclencheur. Que la dimension économique ne soit pas suffisante, nous en avons l’illustration avec l ’Italie du Nord.

La Ligue du Nord est parvenue depuis 1987 à s’ins­taller dans le paysage politique de la péninsule en mobi­lisant les forces entrepreneuriales les plus actives du Nord-Est. Le discours d’Umberto Bossi contre l’ineffi­cacité d’un État prédateur qui poursuit le transfert de fonds publics vers le Sud au seul bénéfice de réseaux clientélistes a exercé un puissant attrait dans cette « troi­sième Italie » soumise à une pression fiscale dispropor­tionnée. Les rodomontades contre « Rome la voleuse », les appels à la révolte fiscale séduisent à l ’évidence commerçants, artisans et chefs d ’entreprise qui, au tra­vers de la Ligue, expriment un vote protestataire. Toutefois, il est fort douteux qu’elle parvienne, comme son chef le souhaite, à incarner un véritable projet sépa­ratiste, même si Umberto Bossi a solennellement pro­clamé l ’indépendance de la Padanie, néologisme qui désigne cette Italie du Nord s ’étendant le long du Pô, du Piémont au Frioul en passant par la Lombardie.

Indépendance évidemment virtuelle mais qui témoigne de la volonté persistante de troubler le jeu politique en adoptant une stratégie de rupture de plus en plus radicale. Favorable dans un premier temps à une large autonomie dans une Italie fédérale, le leader de la Ligue s’est par la suite fait l’avocat d ’une division du pays entrois « républiques fédérées » (Padanie, Étrurie, Sud) avant de prôner purement et simplement la séces­sion. Pourtant, derrière les proclamations grandilo­

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quentes, l’indépendance de la Padanie n ’est pas pour demain.

D ’une part, son invocation repose bien davantage, pour beaucoup de partisans de la Ligue, sur des consi­dérations tactiques que sur une adhésion réelle. Sans doute, la thématique indépendantiste, totalement margi­nale au début des années 1990, a-t-elle obtenu un incon­testable écho. Près d’un quart des Italiens du Nord tient l’indépendance pour « une solution salutaire et souhai­table », 15 % la considérant comme probable dans les cinq années à venir1 *. Cette « tentation indépendantiste », minoritaire mais réelle, doit être pondérée avec soin : exprime-t-elle vraiment une volonté authentique de sécession ou est-elle la manifestation « épidermique » d ’une protestation contre le fonctionnement de l’État? Pour les classes moyennes non salariées, l ’invocation de l ’indépendance du Nord apparaît en fait essentielle­ment comme une menace brandie contre l ’État central pour qu’il diminue la pression fiscale et mette de l ’ordre dans les dépenses publiques et les transferts unilatéraux vers le Sud. Du coup, « l’indépendance » n ’est que marginalement synonyme de séparatisme, elle implique plutôt une réforme en profondeur de l’É­tat sur la base d ’une large décentralisation ou d’une fédéralisation de l’État. La mise en œuvre d’une réforme de l ’État pourrait donc avoir pour conséquence de réduire l’attrait de la Ligue.

D ’autre part, le déficit identitaire du projet léguiste rend la cause de l’indépendance médiocrement attrac­tive : la Padanie n’enflamme pas les foules. On l’avait bien vu lors de la « déclaration d’indépendance » : trente mille personnes seulement s ’étaient réunies

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autour de Bossi à Venise alors qu’à Milan, l’Alliance nationale de Gianfranco Fini en rassemblait cinq fois plus autour de la défense de l’intégrité territoriale du pays. Cet échec atteste de la difficulté de rendre vérita­blement crédible un nationalisme « nordiste » dont le seul contenu serait l’égoïsme économique. Et l’inven­tion d ’une « symbolique nationale » (drapeau vert et blanc, hymne, constitution transitoire...) ne suffit pas à masquer le vide abyssal du projet sécessionniste en termes de contenu identitaire. Et pour cause : cette Padanie à laquelle se réfère Bossi n’est pas beaucoup plus homogène que l’Italie dans son ensemble.

Jusqu’au Risorgimento, le nord de la péninsule fut divisé pendant des siècles en royaumes, républiques et duchés rivaux et subit l ’influence d ’États voisins (France, Espagne, Autriche). Pas d’unité politique pas­sée, guère de mémoire historique partagée. Même la cohésion économique est limitée, le Nord-Est de la petite entreprise se distinguant nettement du Nord- Ouest des grands complexes industriels. Bien entendu, rien n ’interdit en principe d’imaginer que la Ligue ne puisse instiller une conscience nationale « padane » en créant une mythologie spécifique et en forgeant une continuité transhistorique. Dans le fond tous les natio­nalismes ont inventé des traditions et fabriqué du passé. Il n ’en reste pas moins que, contrairement aux nationa­lismes flamand et catalan qui ont pu d ’emblée s’inscrire dans une trajectoire historique longue et un territoire relativement cohérent, le « padanisme » éprouve incon­testablement beaucoup plus de difficulté pour surmon­ter la fragmentation interne de l’Italie septentrionale et legitimei son aspiration à l ’indépendance.

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La volonté de rompre le pacte politique n’est pas l’apanage des régions riches désireuses de devenir maî­tresses de leur destin en s’affranchissant de la tutelle de l’État central. Il peut arriver que l’éclatement d’un État soit précipité par le souci des élites dominantes de se séparer d’une région au nationalisme turbulent et écono­miquement à la traîne. C’est le scénario tchécoslovaque.

Dans un premier temps certains leaders tchèques n’hé­sitèrent pas à brandir la séparation comme une menace qui appauvrirait irrémédiablement la Slovaquie, pensant ainsi pousser les dirigeants slovaques à rentrer preste­ment dans le rang. Par la suite, alors que la renégociation du pacte fédéral s’enlisait, les dirigeants tchèques finirent par trouver des vertus de plus en plus nombreuses à la dislocation de la Tchécoslovaquie au nom de la rationa­lité économique. Au final, le divorce de velours de 1993 allait permettre aux Tchèques, plus aisés, de mettre fin à une coûteuse politique de redistribution, dont les Slovaques étaient les premiers à bénéficier, afin de réser­ver exclusivement leurs ressources à la mise en place d’une économie de marché. D’aucuns n’étaient pas loin de penser que la scission de l’État commun allait, en met­tant fin aux transferts unilatéraux, représenter un tel coût économique que les Slovaques allaient amèrement regretter d’être devenus indépendants. Cette joie maligne ne sera pas satisfaite pour la bonne et simple raison que, démentant les prévisions alarmistes de tous les experts, la Slovaquie a enregistré depuis 1994 une constante et forte croissance économique.

« La punition économique » d ’après-1’indépendance n’a donc pas eu lieu, ce qui peut donner quelque espoir à d ’autres. La banqueroute économique du Québec que

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le pouvoir central d ’Ottawa prédit sempiternellement pour intimider les Québécois tentés par l’option indé­pendantiste ne se matérialisera pas plus qu’elle ne l’a fait en Slovaquie. L’argument de l’appauvrissement économique est en fait surtout stratégique : il doit effa­roucher ceux qui sont favorables à l’indépendance poli­tique mais craignent de la payer trop cher, par une baisse de leur niveau de vie. Or, si la division d’un État peut évidemment induire un coût économique, celui-ci n ’est pas, en général, aussi élevé que le prétendent les défenseurs impénitents du statu quo politique.

Répétons-le : la simple rationalité économique est insuffisante pour rendre compte des dynamiques natio­nalistes. Si les facteurs économiques interviennent éventuellement comme accélérateurs, ils ne le font de façon efficace que si la société en question est fortement différenciée, si elle a une certaine unité qui lui confère une grande cohérence interne et la distingue de ses voi­sines. Le nationalisme ne s’épanouit pleinement qu’à l ’intérieur d’une société globale.

Une société complète

Un trait sociologique majeur unit Québec, Catalogne, Pays basque, Écosse et Flandre, et explique la persis­tance du nationalisme : ces pays sont des sociétés glo­bales12. Qu’est-ce à dire? Que ces sociétés sont dotées d’une structure sociale complète, d’institutions propres, d ’un territoire spécifique et d’une culture particulière. Parce que de telles sociétés ont une forte densité, leurs membres se situent davantage par rapport à elles que par

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rapport au cadre étatique général, à savoir le Canada, l’Espagne, la Grande-Bretagne ou la Belgique. Pour beaucoup de citoyens, la société globale devient même le point de référence prioritaire, voire exclusif.

Dans ce contexte, le nationalisme conservera néces­sairement une masse critique au moins constante. Il peut bien entendu connaître des variations. À des périodes de reflux relatif peuvent succéder des phases d’expansion qui peuvent s’achever par la rupture de la société globale avec l’État dans lequel elle a été incluse et par la constitution d’un État spécifique. Si une pareille perspective n’a rien d’inéluctable, il est, à l ’in­verse, douteux que le nationalisme puisse jamais perdre tout pouvoir d ’attraction. Dans une société globale, le nationalisme ne descendra pas en dessous d ’un certain seuil, il restera toujours une force politique avec laquelle il faudra compter.

Reprenons les caractéristiques principales de ce type de sociétés. D ’abord, leur complétude sociale. Parce qu’elle recouvre tout l’éventail des couches sociales (agriculteurs, ouvriers, employés, commerçants...), une société globale constitue un ensemble largement auto­nome. L’existence d ’une forte différenciation sociale interne en fait une collectivité complète. Cela n’im­plique nullement qu’il n ’y ait pas de lignes de clivage horizontales (entre, par exemple, possédants et cols bleus) mais celles-ci sont contenues pour l’essentiel à l’intérieur de la société globale. De plus, elles sont secondaires par rapport à la coupure verticale entre cette société globale et les ensembles sociaux voisins.

Second élément déterminant : une telle société est liée à une culture particulière, suffisamment riche et

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diversifiée, qui lui confère une forte spécificité. Et il ne s’agit pas là d’une culture diffuse, résiduelle, « faible » mais bien d’une culture sociétale, c ’est-à-dire d’« une culture qui assure à ses membres des styles de vie signi­ficatifs à travers le champ complet des activités humaines, dans les domaines sociaux, religieux, éduca­tifs, économiques et de loisirs, aussi bien dans les sphères publique que privée13 ». Cette culture englo­bante bénéficie pour sa transmission de canaux relative­ment nombreux et structurés (écoles, médias, institutions, associations...). De ce point de vue, la Catalogne abrite incontestablement une culture socié­tale à part entière, différente de celle de la Castille, qui est présente dans le système scolaire et universitaire, la production médiatique, l’administration, le monde de l’entreprise... À l’inverse, la Bretagne a perdu sa cul­ture sociétale dont il ne subsiste plus que des bribes, malgré les efforts entretenus par une pléiade d ’artistes et d’éducateurs pour la faire revivre. Si culture sociétale rime souvent avec langue particulière, cette correspon­dance n’est pas nécessaire. Ainsi, bien que ni le scot, ni le gaélique ne soient plus en usage en Ecosse, la persis­tance de trois institutions (Eglise presbytérienne, sys­tème d’enseignement indépendant, droit écrit et magistrature) fonctionnant à l ’intérieur d’un territoire dont la frontière avec l’Angleterre a été fixée par le traité d ’York en 1237, suffit à donner à la culture écos­saise une forte compacité14.

La culture joue, dans la constitution d ’une pareille société, un rôle d ’intégration essentiel. Elle institue, pour reprendre la formule de Gellner, « un ordre global unique », profondément différent de l’éclatement en

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sous-mondes qui caractérise les sociétés structurées du passé. Dès lors qu’une pareille culture innerve ainsi une collectivité, cette dernière constitue une nation, qu’elle dispose ou non d’un « toit politique ». On peut donc parfaitement parler de « nations sans État » dès lors qu’à l ’intérieur d’un ensemble étatique donné existe une société complète, distincte, dotée d ’une culture propre.

Cette société globale est tout à la fois civile et civique dans la mesure où elle comporte un espace social autonome où les individus poursuivent leurs inté­rêts privés et un espace politique propre où ils partici­pent au gouvernement de la cité15.

Comme société civile, elle repose sur deux piliers, un tissu associatif et un réseau d’entreprises. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, la densité exceptionnelle d’as­sociations culturelles, sportives et de loisirs, d’ordres professionnels, d’instituts, de fondations, contribue à l’existence en Catalogne d ’une société civile à part entière qui n’est pas une simple variante régionale de la société civile espagnole. Remarquons que la plupart de ces sociétés globales sont situées dans des zones de tra­dition catholique où l’Église a développé au cours des siècles un maillage serré d ’institutions éducatives, sociales, culturelles. Leur présence a été très forte, par­fois jusqu’à récemment comme au Québec; dans d ’autres cas, elle a été réelle bien qu’extrêmement contestée comme en Catalogne où l’anarchisme fut puissant dans l ’entre-deux-guerres. Toutefois, cette imprégnation chrétienne a été tangible dans les diffé­rents cas de figure. Elle a entretenu une sociabilité intense fondée sur un ethos de solidarité qui insistait sur la coopération entre les classes et sur l ’entraide

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mutuelle. Elle a valorisé la complémentarité et la coopé­ration entre les groupes, par-delà leurs intérêts diver­gents à court terme. Oi cette perspective interclassiste est aussi celle à laquelle aspire le nationalisme.

Ce fondement commun explique que ces sociétés déjà fortement marquées par un sentiment communau­taire aient été particulièrement réceptives au nationa­lisme. Cette corrélation a d’ailleurs une traduction politique assez nette. Lorsqu’il existe, comme en Belgique ou en Catalogne, de véritables partis démo- crates-chrétiens ceux-ci adoptent également une ligne nationaliste. On pourrait dire que la communauté catho­lique y est d’emblée présentée comme nationale. En l’absence de démocratie-chrétienne, les formations nationalistes assument parfois directement cette fonc­tion, comme le Parti nationaliste basque dont le pro­gramme originel était d ’ailleurs fondé sur la défense d ’un organicisme national catholique. Cette capacité de substitution atteste sans doute le plus nettement com­bien la communitarisation par le catholicisme facilite le passage au nationalisme. L’exemple italien confirme cette hypothèse : dans le Nord-Est, les petits patrons qui apportaient leurs suffrages à la démocratie chrétienne se sont, après son effondrement, ralliés à la Ligue du Nord qui représentait désormais la nouvelle manière de défendre la spécificité des « régions blanches », mar­quées par le catholicisme.

Le réseau des entrepreneurs - second versant de la société civile - dote ces régions d’une base économique particulière, propice au maintien d’un esprit commu­nautaire. Le tissu économique y est en effet constitué de petites et moyennes entreprises, de nature familiale, qui

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partagent un même esprit d ’initiative individuelle. Cette structuration en unités à « taille humaine » permet une adaptation plus rapide à la modernité technologique tout en préservant une certaine proximité des relations sociales qui ne sont que marginalement affectées par les conflits de classes. Les PME n’occupent pas à elles seules tout l ’espace économique; leur implantation dans les petites villes et la campagne urbanisée va, par exemple, en Flandre, de pair-avec une importante pré­sence des multinationales. Néanmoins, même dans les grandes entreprises, la culture du compromis et de la coopération sociale reste très présente.

Le pouvoir politique régional veille d ’ailleurs à pré­server au maximum cette cohésion interne. Le phéno­mène est très net au Québec où l ’État provincial a établi un réseau serré de relations entre le gouvernement, les syndicats, les agences de développement et les entre­prises. Le but est de coordonner les activités écono­miques en favorisant le plus possible l’interpénétration entre organisations syndicales, patronales, profession­nelles et structures étatiques. Ce néo-corporatisme qui régule les rapports entre les divers acteurs de la scène économique sert l’objectif politique de l ’intégration nationale. Sa mise en œuvre dépend toutefois étroite­ment des pouvoirs dévolus aux autorités régionales. Bénéficiant de compétences économiques limitées, la Généralité de Catalogne ne peut à l’évidence qu’agir avec prudence alors que le Québec ou la Flandre dispo­sent d’attributs suffisants pour s’engager dans une pareille logique.

Parce que ces sociétés civiles sont marquées par une aspiration à l’harmonie sociale encouragée par le catho­

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licisme, le nationalisme sera de façon prééminente « bourgeois ». Il ne cherchera pas à bouleverser de fond en comble la société et privilégiera une approche prag­matique et légaliste de la question nationale. Même au Pays basque où le « révolutionnarisme nationalitaire » bénéficie d ’un soutien non négligeable - Herri Batasuna, le bras politique de l’ETA, obtient environ 18 % des voix aux élections régionales - , le courant nationaliste dominant reste centriste, modéré et intégra­teur.

Si une société globale est une société civile complète (pluralisme associatif, vie économique intense), elle est aussi une société civique disposant d’un espace d ’expres­sion politique particulier. Cette sphère publique s’inscrit toujours dans un territoire déterminé, borné par des limites précises : province du Québec, région flamande, communauté autonome de Catalogne. Sa matérialisation passe par l’institutionnalisation d ’un système de pouvoir spécifique avec en général une assemblée législative élue au suffrage universel et un gouvernement. Sans doute peut-il y avoir une scène politique intérieure sans que celle-ci soit dotée d’institutions propres (cas de l’Écosse jusqu’à très récemment). Toutefois, dans cette hypothèse, il apparaît clairement que, privée d’une représentation spécifique, la nation n’a qu’une capacité d’action limitée et souffre d’un déficit de visibilité. L’institutionnalisation du pouvoir a en effet une double vertu.

D’une part, elle permet la formation d’un espace démocratique particulier : l ’élection par les Flamands, Catalans et Québécois d’un Parlement « régional » crée un champ politique à part, avec des discussions, des débats internes particuliers. Cette spécificité est égale­

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ment soulignée avec force par l’existence de partis « nationalistes régionaux » c’est-à-dire de formations politiques qui limitent leur activité au territoire de la nation sans État au nom de laquelle elles entendent agir16. La scène politique interne peut être occupée par une seule formation (parti québécois) ou, comme c ’est plus fré­quemment le cas, par plusieurs partis représentant diverses sensibilités (Convergence et Union, Gauche républicaine en Catalogne - Parti nationaliste basque, Herri Batasuna, Eusko Alkartasuna au Pays basque).

Le cas belge est sans aucun doute celui où la régio­nalisation partisane est allée le plus loin : outre les for­mations régionalistes (Volksunie, Vlaams Blok, Front démocratique des francophones), les trois familles poli­tiques offrent en effet la particularité d’être divisées sur une base linguistique. Socialistes, démocrates-chré­tiens, libéraux sont donc représentés par deux partis, l ’un au nord du pays, l’autre au sud. Les formations régionalistes pèsent généralement d ’un poids très lourd dans le système politique régional ; elles assument sou­vent la responsabilité des affaires publiques et sont même parfois, de façon continue, la force dominante, comme Convergence et Union qui détient le pouvoir en Catalogne depuis les premières élections autonomes en 1980.

Si ces partis régionalistes n’ont pas, par définition, d ’assise nationale, à l ’échelle de l’état, ils s’emploient par contre de plus en plus souvent à peser sur le gou­vernement central afin d’obtenir des avantages poli­tiques supplémentaires. Cette stratégie peut prendre des formes variées. Au Canada, les souverainistes québé­cois ont choisi de porter le débat sur l’indépendance de

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la Belle Province au cœur même du système politique fédéral avec la constitution au sein du Parlement d ’Ottawa du Bloc québécois. C ’est en étroite liaison avec le Parti québécois à Québec que le Bloc engagea la campagne référendaire de 1995 qui s’acheva par une courte défaite des souverainistes.

En Espagne, la voie fut différente : les gouvernements centraux à Madrid étant dépourvus depuis 1993 de majo­rité absolue, les partis régionalistes (en particulier Convergence et Union) ont choisi de monnayer habile­ment leur soutien parlementaire. De 1993 à 1995, la for­mation catalane obtint ainsi, pour le prix de son appui à Felipe Gonzalez, la cession automatique de 15 % de l’impôt sur le revenu aux communautés autonomes. Après la victoire du Parti populaire de José Maria Aznar en 1996, Jordi Pujol reprit la même tactique et parvint cette fois-ci à doubler le taux de cession aux commu­nautés. Il y a là, à l ’évidence, un puissant paradoxe : voir un gouvernement central, dirigé par un parti de droite très « espagnoliste », renoncer à une fraction de ses res­sources au profit des communautés autonomes parce qu’il a besoin de l’appoint des formations régionalistes aux Cortes ! Enfin, en Belgique, la Volksunie, organisa­tion nationaliste flamande, choisira de participer à deux reprises au gouvernement belge pour accélérer la mise en œuvre de la fédéralisation de l’État.

Toutefois, dans une société globale, le nationalisme n’est pas limité aux seules formations qui se réclament explicitement d’un projet nationalitaire : il traverse tout le spectre politique. Même les partis stato-nationaux sont obligés de tenir compte du poids du régionalisme et, sinon de l’intégrer, du moins de se déterminer par

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rapport à lui. Le parti socialiste de Catalogne, fédéré au PSOE espagnol, ne récuse pas un nationalisme catalan modéré tandis que l’avatar local du parti communiste, Initiative pour la Catalogne, affiche clairement un natio­nalisme de gauche sans fard en demandant la systéma­tisation de l ’usage du catalan dans la vie publique. Au Québec, si le parti libéral n’adhère pas à la stratégie de rupture défendue par le parti québécois, favorable à l’in­dépendance, il n’en est pas moins fermement attaché à la préservation du caractère distinct de la société québé­coise dans un fédéralisme transformé. N ’oublions pas que le néo-nationalisme des années 1960 vit le jour dans le camp libéral et que René Lévesque, le leader souve­rainiste, était issu de ses rangs.

En Flandre également, le phénomène de diffusion du nationalisme s ’est amplifié. Alors que le nationa­lisme fut pendant longtemps contenu dans une frange assez étroite de la société, la consolidation progressive d ’un espace public flamand homogène (législation lin­guistique, néerlandisation de l’enseignement) condui­sit les forces politiques belges (unitaires) à une série d’ajustements qui devaient les amener à adopter, avec des nuances, un programme lui-même nationaliste. Le parti catholique très présent dans les campagnes et les petites villes fut le premier à reprendre certaines revendications flamingantes mais libéraux et socia­listes lui emboîtèrent le pas. Le nationalisme a fini par se globaliser, il transcende désormais les différences partisanes. Tandis qu’au départ, il était seulement porté par un parti politique nationaliste représentant, par définition, une fraction du corps social, il est devenu un horizon commun dans lequel toutes les forces poli­

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tiques s ’inscrivent désormais. À ce stade, on peut dire que le nationalisme est pleinement accompli car il s’est transformé en un phénomène transversal, ni spécifi­quement de droite, ni spécifiquement de gauche, mais les deux à la fois.

Comme l’écrit Eric Hobsbawm, « l ’imprécision... assure au nationalisme un soutien potentiellement uni­versel au sein de sa propie communauté17 ». Ce carac­tère flou est incontestablement précieux. Pour que la réception du nationalisme soit la plus large possible, il est en effet impératif qu’il ne soit pas associé à un pro­je t social particulier. Ce silence est compréhensible : le nationalisme cherche à préserver le consensus social maximal et, pour cela, à réunir bourgeois et ouvriers, pauvres et riches, religieux et laïcs autour de la même bannière. Voilà pourquoi il n’entend pas promouvoir la rénovation sociale : l’introduire conduirait à souligner les différences à l’intérieur d ’un corps national dont on veut précisément souligner la cohésion. Les rares tenta­tives de conciliation entre logique nationale et de classe ont toujours abouti à la claire subordination de la seconde par rapport à la première. Ainsi le sionisme- socialisme qui prétendait réussir de concert révolution sociale et révolution nationale finit par sacrifier la pre­mière sur l’autel de la seconde. Ben Gourion et ses com­pagnons n ’ont pas transformé les Juifs en une nation prolétarienne, ils ont « nationalisé » la classe ouvrière en la laissant s’absorber dans sa mission nationale18.

Si l’imprécision est nécessaire, elle ne suffit pas à assurer le succès du nationalisme : il doit aussi son retentissement à son extrême simplicité. Il repose sur un principe élémentaire, celui d ’autonomie, qui est depuis

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le XVIIIe siècle au cœur de la modernité. À partir du moment où l’individu aspire à se déterminer le plus librement possible n’y-a-t-il pas une certaine logique à ce que les membres d ’une collectivité nationale ayant pris consistance sous l’action d ’entrepreneurs poli­tiques, demandent, à l’instar des Québécois dans les années 1960, à être « maîtres chez eux »? Le nationa­lisme « prend », dans une société donnée, précisément parce qu’il est, pour user de termes empruntés à la logique, faible en compréhension et large en extension. Voilà la clef de sa capacité à rassembler le plus large­ment la collectivité à laquelle il entend donner une voix.

Un quasi-Étaî

L’institutionnalisation de structures délibératives et gouvernementales recèle un second avantage extrême­ment précieux : elle permet de disposer d ’un véritable appareil para-étatique qui va jouer un rôle de plus en plus important dans la vie des citoyens et fera inévita­blement concurrence à l’État central. Que les nationa­lismes périphériques adoptent une posture de protestation contre l ’État n’implique en effet aucune­ment qu’ils rejettent celui-ci comme principe d ’organi­sation politique. Simplement, ils entendent l’appliquer à leur profit en créant une structure étatique alternative. Cette soif d ’État est présente dans tous les nationa­lismes de contestation politique, même si elle apparaît avec une intensité variable.

L’exemple québécois est toutefois particulièrement topique et mérite que nous nous y attardions quelque

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peu. Après l ’Acte d ’Union de 1840 qui donna naissance au Canada-Uni, le nationalisme s’exprima, dans le Bas- Canada francophone, sur le mode défensif19. Sous l’im­pulsion de l’Église catholique, alors toute puissante, fut mise en œuvre une stratégie de survivance conçue pour préserver l’ordre établi : fidélité à la religion, maintien des structures familiales et paroissiales, résistance à l ’industrialisation. Ce nationalisme traditionnel visait à préserver l ’unité des Canadiens français c’est-à-dire d’un ensemble humain pan-canadien, concentré au Québec, mais présent, de façon minoritaire, dans les autres provinces du pays. Du coup, cette cohésion pas­sait nécessairement par des liens immatériels comme la religion et la culture. Elle réclamait aussi un retrait du politique, d’autant plus aisé que l’État était considéré comme celui de l’adversaire : le Britannique. Ce natio­nalisme de la survivance sera balayé avec une étonnante rapidité au cours des années 1960 pour laisser la place à un nationalisme moderne dans lequel « l’État du Québec » devient désormais l’acteur majeur.

Cette consolidation du pouvoir d’État s ’affirmera contre deux adversaires. En premier lieu, l ’Église qui est dépossédée de son rôle en matière d’éducation, d’assis­tance sociale et de culture, ces secteurs étant désormais pris en charge par des départements ministériels. En second lieu, pour faire pièce aux grands trusts privés, détenus par les anglophones, l ’État du Québec lui-même s’est transformé en entrepreneur économique, en parti­culier dans le domaine de l ’hydro-électricité (création d’Hydro-Québec, construction de barrages à la Baie James). Au Québec, le nationalisme sera donc porté, non par une bourgeoisie francophone quasiment inexistante,

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mais par la technocratie d’État convaincue que « l’État national devenait le grand instrument d’émancipation de la nation canadienne-française20 ». Cette prééminence de l’État passait inéluctablement par l’affirmation de sa juridiction sur une base territoriale précise, en l’occur­rence celle de la province du Québec. Le passage au politique du nationalisme des Canadiens français ne pouvait s’opérer que dans la seule province où ils étaient nettement majoritaires. Avec une double conséquence.

D’abord, distendre les liens avec les minorités fran­cophones hors Québec qui, en cas de sécession de la Belle Province, se retrouveraient orphelines dans un Canada massivement anglophone. Cette rupture avec la logique ethnique chère au nationalisme traditionnel s’est accompagnée de l’affirmation concomittante d’un nationalisme territorialisé. Sauf à opter pour le net­toyage ethnique ou la discrimination institutionnalisée, le recentrement territorial exige en effet une redéfinition de l’appartenance : le nationalisme doit s’adresser à tous les citoyens présents à l’intérieur du territoire, y compris aux membres des groupes culturels minori­taires. Ainsi, au Québec, l ’affirmation du nationalisme moderne est allée de pair avec une définition ouverte de la nation québécoise (incorporant les anglophones, allo- phones et autochtones).

La politisation du nationalisme rend inévitable la substitution du territoire à l ’ethnie et à la culture comme principe structurant du nationalisme. Dès lors qu’il gagne en maturité et qu’il commence à émettre des revendications politiques, le nationalisme est obligé de définir un espace de souveraineté qui s’inscrit dans un territoire avec des frontières. Cherchant à structurer une

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communauté politique, il est obligé de dépasser la pure logique culturelle. L’abandon d ’une définition primor­diale de l’identité au profit d’une définition civique ne suffit toutefois pas à lever toutes les hypothèques.

La territorialisation du nationalisme n’a pas toujours l’effet escompté comme l’atteste le résultat du référen­dum du 30 octobre 1995 : 95 % des anglophones et des allophones (d’origine immigrée) ont voté contre une éventuelle accession à la souveraineté du Québec. Cet échec a une explication simple : le nationalisme québé­cois ne présente guère d’attrait pour ces deux groupes dans la mesure où leur espace politique de référence demeure le Canada, du Pacifique à l ’Atlantique. Les anglophones refusent de devenir une minorité dans un Québec souverain alors qu’ils font partie de la majorité au Canada. Quant aux allophones, généralement inté­grés à la communauté anglophone, ils ont immigré au Canada, et c ’est à ce pays que va leur loyauté première, et non au Québec, où ils résident. Leur perception est radicalement différente de celle des francophones pour lesquels l’allégeance prioritaire va au Québec.

Le même constat aurait pu être fait en Catalogne. Là aussi, le nationalisme catalan, bien qu’il prenne soin de tenir pour Catalans tous les habitants de la communauté autonome, ne « mord » que marginalement sur les « migrants intérieurs », ces Andalous et ces Castillans installés en Catalogne pour lesquels le cadre de réfé­rence reste l’Espagne. Parce que majorité et minorités persistent à se définir par rapport à des espaces poli­tiques différents, l ’adhésion des secondes au projet nationaliste restera faible. Dès lors, le risque est grand de voirie refoulé ethnique ressurgir avec vigueur.

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Le leader du Parti québécois, Jacques Parizeau, emporté par l ’amertume le soir de l’échec du second référendum, assura avoir été battu « par l’argent et le vote ethnique ». C’était clairement montrer du doigt les anglophones et les nouveaux immigrants comme de mauvais Québécois qui avaient empêché les vrais Québécois (de descendance française) d ’accéder à la souveraineté. Même si le nationalisme a tendance à adopter une logique territoriale, le soubassement eth­nique n’est jamais totalement gommé, et tandis que les uns s’en prendront aux maquetos (« les métèques » non basques), les autres stigmatiseront les terroni (« les culs-terreux » du Mezzogiorno) et les derniers les allo­gènes (les continentaux installés en Corse) comme ailleurs d ’autres encore se targuent de vouloir rendre « la France aux Français ».

La crainte des groupes minoritaires risque fort de croître au fur et à mesure de la consolidation institu­tionnelle du quasi-Etat. Ce dernier cherche en effet à s ’arroger le maximum de prérogatives tout en réduisant parallèlement les sphères d’intervention de l’État cen­tral. Si cette extension est évidemment contrainte par les dispositions constitutionnelles et les lois réglementant les attributions de compétences, les institutions régio­nales, dans une stratégie consciente d ’affermissement nationaliste, chercheront à accumuler le maximum de pouvoir. En Flandre, les compétences à caractère éco­nomique de la région et celles à dominante culturelle ont été regroupées au sein des mêmes organes (Parlement et gouvernement) alors qu’elles sont exer­cées par des organes différents du côté francophone. En Catalogne, la Generalitat a utilisé les ambiguïtés et les

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silences de la Constitution espagnole et du statut d’au­tonomie pour accroître le plus possible son champ de compétences ce qui n ’a fait que gonfler le contentieux avec l’État devant le tribunal constitutionnel à Madrid. Elle a aussi instauré, pour sa propre administration, une nouvelle division territoriale (les comarcas) en lieu et place de la traditionnelle division en provinces.

L’existence d ’une structure politique para-étatique facilite, à l’évidence, l’approfondissement du travail de construction nationale, et cela n ’est sans doute nulle paît plus apparent que dans le domaine de la langue. Tant le Québec que la Catalogne ont adopté des lois lin­guistiques qui visent à réaffirmer que le français et le catalan sont les langues spécifiques de ces territoires. Ces dispositifs législatifs garantissent et stimulent l ’usage de ces langues dans tous les domaines (éduca­tion, travail, moyens de communication...). L’objectif politique est non seulement de préserver, mais de ren­forcer la communauté nationale en l’enrichissant avec des nouveaux locuteurs. Ces lois sont-elles aussi liberti- cides que d ’aucuns le clament?

Remarquons tout d’abord que le droit pour les com­munautés minoritaires (anglophones et hispanophones) de recevoir l’enseignement dans leur langue n’est pas remis en cause. Critiquer de tels dispositifs législatifs au nom de l ’égalité formelle et de la nécessité pour l’État central de la protéger, c’est de plus se voiler la face hypocritement, comme si la plus ou moins grande dif­fusion d’une langue n’était pas aussi fonction d’un rap­port de forces politique. Comment nier que, si le Québec ne s ’était pas doté d ’une politique de la langue, l ’avenir même d ’une « société distincte vivant la moder­

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nité principalement en français21 » dans une Amérique du Nord anglophone aurait été compromis? Sans lois linguistiques, les nouveaux immigrants auraient tout naturellement, pour des raisons utilitaires, opté pour l’anglais renforçant toujours plus le poids de la commu­nauté anglophone, déjà important dans la région de Montréal. Le français n’aurait certes pas disparu du jour au lendemain mais se serait retrouvé progressivement marginalisé.

Le précédent de l’ancienne colonie de la Louisiane, intégrée aux États-Unis en 1812, où il connut un déclin rapide après la suppression des écoles françaises et l ’usage obligatoire de l’anglais pour les documents offi­ciels est là pour montrer qu’en l’absence de protection institutionnalisée, une langue minoritaire est vouée, sinon à la mort, du moins à une inéluctable folklorisa­tion22. La loi peut donc légitimement protéger une langue pour endiguer ce processus d ’assimilation en douceur, dès lors que la liberté d ’expression des indivi­dus est, par ailleurs, garantie. Et cette protection implique inévitablement que la collectivité minoritaire à l ’échelle de l ’État (Québécois au Canada, Catalans en Espagne) ait les moyens d’assurer la pérennité de la langue dans l’espace public, en particulier par le biais du système éducatif. Comme le remarque avec raison Charles Taylor à propos du Québec, « le but n ’est pas seulement de voir à ce que les francophones soient ser­vis en français, mais qu’il y ait encore des francophones à la prochaine génération23 ». La langue doit être proté­gée parce qu’elle noue un certain type de lien social et assure la survie à long terme d’une collectivité vivante particulière.

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Comme agent actif du processus de mobilisation nationale, un pouvoir régional autonome ne fonctionne pas différemment de l’État dans lequel il est inclus : il cherche à structurer toujours davantage la société qu’il coiffe. Et cette affirmation de soi passe non seulement par la scène intérieure mais aussi de plus en plus par la scène internationale.

Se projeter dans le monde

Les nations sans État tendent de plus en plus à mon­trer qu’elles existent en se présentant comme des acteurs internationaux à part entière et en s ’évertuant à se comporter comme des États souverains. Le but de l’opération est aussi d’exciper de cette reconnaissance internationale pour s’émanciper davantage de l ’État dans lequel elles sont intégrées. Cette capacité d ’action internationale est, à l ’évidence, variable : alors qu’un État reconnu, ayant son siège à l’ONU, peut nouer ou rompre des relations diplomatiques avec les pays de son choix, en fonction de ses intérêts politiques de l’heure, les nations sans État ont évidemment une marge de manœuvre qui est fortement balisée par l’étendue des compétences dont elles bénéficient en vertu de la consti­tution. Toutefois, la volonté de se manifester sur la scène internationale ne se démentira pas.

La Catalogne développe, via sa commission pour les Affaires extérieures, une intense para-diplomatie qui a conduit à la signature d ’accords bilatéraux avec des organes régionaux comme la province de Buenos-Aires, l ’État de l’Ulinois aux États-Unis et le pays de Galles.

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Bénéficiant de compétences plus larges, le Québec a conclu entre 1962 et 1992 près de cent cinquante ententes internationales avec des États souverains, en premier lieu la France et les États africains, mais pour l’essentiel dans le domaine de l ’éducation et de la science24. La palme de l’activisme diplomatique revient toutefois à la Flandre qui a obtenu, comme les autres entités fédérées qui composent désormais la Belgique, le pouvoir, très rare dans les États fédéraux, de conclure directement des arrangements internationaux. Elle a pleinement utilisé cette nouvelle compétence pour signer des accords de coopération et des traités avec une pléiade d ’États souverains (Chili, Pays-Bas, Pologne), avec l’objectif clairement affiché de doter la Flandre de sa propre politique étrangère.

Avec l’approfondissement de la construction poli­tique de l’Europe, cette dernière est devenue un enjeu majeur pour cette para-diplomatie.

Alors que les nationalistes centralistes, du Front national en France au « parti libéral » autrichien en pas­sant par le parti du peuple danois sont volontiers anti­européens, les nationalistes régionalistes se présentent généralement comme d’ardents défenseurs de l’Europe. D ’Alex Salmond, chef de file du Scottish National Party, à Luc Van den Brande, ministre-président de la Flandre25 en passant par Jordi Pujol, tous font assaut de proclama­tions européennes convaincues. Leur motivation est transparente : ils voient dans l’intégration européenne le meilleur moyen de réduire les compétences de l’État central et de renforcer celles des régions. Ils reprennent à leur compte le slogan de l’Europe des régions proposé par Denis de Rougemont dans les années soixante pour

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décrire le double effet de la construction d’organes supra-nationaux : dévalorisation graduelle du cadre stato-national et affirmation parallèle des régions, entités à la fois plus efficaces et plus « naturelles ».

Cet espoir est entretenu par la légitimité institution­nelle que le niveau régional a obtenu au niveau euro­péen à partir du milieu des années 1970 avec la création du Fonds européen de développement régional puis en 1988 avec la mise en place de la réforme des fonds structurels destinés aux régions les plus défavorisées. Cette politique, dite de cohésion, a multiplié les liens directs entre la Commission et les autorités régionales. Mais la région n ’a pas seulement été promue comme un espace technocratique, elle a obtenu, avec le traité de Maastricht, un début de reconnaissance quasi-politique avec la création d’une instance consultative, le comité des régions, dans lequel siège un aréopage impression­nant de présidents des grandes régions et d’édiles des métropoles. Enfin, le traité de Maastricht a aussi ouvert la possibilité pour les gouvernements nationaux d’être représentés au conseil des ministres de l’Union par des ministres régionaux dès lors que les discussions tou­chent des matières qui leur ont été transférées sur le plan interne. Cette nouvelle procédure ne profite toute­fois vraiment qu’aux régions disposant déjà d ’une grande autonomie, à l ’intérieur des États fédéraux26. Dans les autres pays, le jeu continue à être contrôlé avant tout, bien qu’à des degrés divers, par l ’État cen­tral, les États unitaires étant les plus rétifs à tout inter­ventionnisme régional.

L’européanisation des politiques permet une mobilisa­tion inédite des acteurs infra-nationaux mais sans pour

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autant que les États en sortent irrémédiablement affaiblis. C ’est moins en terme de recul que de restructuration qu’il conviendrait d’analyser les modifications de la place et de la capacité d’action des États27. Toutefois, cette recom­position du rôle de l’État offre à l’évidence un espace de redéploiement aux mouvements nationalistes.

Même lorsqu’une région à identité forte comme la Catalogne ne parvient pas à s’émanciper autant qu’elle le souhaiterait de la tutelle du gouvernement espagnol à Bruxelles, elle joue au maximum la carte européenne pour affirmer sa vocation internationale en court-circui- tant le plus possible l’État central. La Généralité de Catalogne dispose ainsi depuis 1986 sous les auspices d ’un bureau permanent à Bruxelles d’une quasi-ambas­sade. Elle cherche aussi à stimuler la coopération inter­régionale que ce soit au niveau transnational (réseau des « quatre moteurs de l ’Europe » avec le Bade- Wurtemberg, la Lombardie et Rhône-Alpes) ou trans­frontalier (accord Euroregion avec Midi-Pyrénées et le Languedoc-Roussillon, Communauté de Travail des Pyrénées, Arc Méditerranée). Jordi Pujol fut par ailleurs durant de longues années président de l’Assemblée des Régions d ’Europe, regroupant trois cents régions euro­péennes, dont l’objectif est de promouvoir la coopéra­tion interrégionale et de renforcer la représentation des régions auprès des institutions européennes28. Le déve­loppement d ’une véritable para-diplomatie européenne doit servir à conforter « l’auto-affirmation » des régions puissantes. L’Europe agit ainsi comme un élément cata­lyseur en offrant des opportunités nouvelles aux natio­nalismes périphériques. Mais elle n’est pas un facteur causal direct.

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Remarquons, de plus, que si le processus de construction européenne se prête incontestablement à un usage instrumental de la part de régions désireuses de gagner en autonomie, l’Europe n’est pas partout per­çue comme un atout. An Pays basque, en Irlande ou en Corse, les organisations clandestines de lutte armée (ETA, IRA, FLNC-canal historique) et leurs vitrines légales (Herri Batasuna, Sinn Fein, A Cuncolta Independista) sont fortement opposés à l’Europe29. Adeptes d ’un discours et d ’une pratique « révolution­naires », ces mouvements la récusent à un double titre : d’une part, sa nature capitaliste ne fera que renforcer « la colonisation économique étrangère »; d’autre part, sa dynamique intégratrice, en renforçant la coopération et en créant des liens d’interdépendance accrus, diluera les identités nationales. Leur Europe idéale est une Europe mythique, celle des peuples unis dans une com­mune fraternité contre les marchands et les techno­crates.

Les mouvements de défense identitaire situés politi­quement à l’opposé c’est-à-dire à la droite de l’échi- quier (unionistes protestants d’Irlande du Nord, Vlaams Blok) partagent curieusement avec leurs homologues de gauche une même réticence vis-à-vis d ’une Europe qui, en relativisant toujours davantage les barrières natio­nales, conduit à un effacement des spécificités régio­nales et locales. Or tout le combat de ces mouvements conservateurs, voire franchement réactionnaires, consiste à dresser des frontières étanches pour préserver une identité collective prétendument menacée. Seuls les partisans d’un nationalisme policé (parti national basque, Social Démocratie Labour Party en Irlande du

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Nord, Union du peuple corse sur l’île de beauté) voient dans une Europe intégrée où le poids des États serait amoindri le meilleur moyen de réaliser leurs aspirations nationales. Leur espoir réside là encore dans un transfert croissant des pouvoirs de décision vers les régions et dans l’instauration d’un dialogue direct entre celles-ci et les autorités bruxelloises.

La construction européenne ne représente donc pas une opportunité aux yeux de tous les acteurs régionaux. Ceux qui sont à même d ’en tirer le plus profit ont trois caractéristiques : leur nationalisme est affirmé sans état d ’âme mais refuse la violence et le séparatisme - ils dis­posent de ressources économiques importantes - ils fonctionnent à l’intérieur de structures étatiques fédé­rales ou fortement décentralisées. La Catalogne de Convergence et Union et la Flandre dominée par le parti social-chrétien ont, dans ce jeu subtil, davantage de marge de manœuvre que l’UPC en Corse qui, tout en affichant un nationalisme démocratique, ne dispose que d ’une base institutionnelle limitée et de relais écono­miques ténus ou Herri Batasuna enfermé dans un natio­nalisme intransigeant et autiste.

À quoi aspirent les divers mouvements nationali- taires? Le séparatisme, c’est-à-dire la constitution d ’un État indépendant pleinement souverain, est essentielle­ment le fait des nationalistes radicaux, ayant une défini­tion étroitement ethnique de la nation. Ce nationalisme intransigeant peut être pacifique (cas du Vlaams Blok en Flandre ou de la Gauche républicaine de Catalogne) mais il fait fréquemment l’apologie de la violence (Herri Batasuna au Pays basque). Le cas écossais et « lombardo-vénète » est déj à plus complexe.

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Officiellement, le SNP et la Ligue du Nord sont favo­rables à une solution indépendantiste mais il n’est pas interdit de voir dans cette option une arme en partie tac­tique afin d ’obtenir des concessions institutionnelles (autonomie, fédéralisme) dans un État jusqu’alors uni­taire. La dévolution en Écosse et au pays de Galles mise en œuvre par le gouvernement de Tony Blair comme la réforme probable de l’Italie sur des bases quasi-fédé- rales peuvent réduire de beaucoup l’attrait d ’une pleine souveraineté de l’Écosse ou de la Padanie. Du coup, l’émergence d’un nationalisme modéré, non séparatiste, établi sur de solides bases régionales, comme en Catalogne, serait incontestablement facilité.

Une question ultime demeure pourtant : les mouve­ments nationalitaires tempérés se satisferont-ils d’une autodétermination qui n’irait pas jusqu’à l’indépen­dance ? Autrement dit, les dirigeants flamands et cata­lans se contenteront-ils d ’une autonomie même très large ? Officiellement, ils ne manquent jamais de procla­mer que F auto-affirmation de leur région au sein d’une Europe de plus en plus fédérale suffit à leur bonheur. Mais, dans les faits, en réclamant toujours davantage de compétences ou la mise en place du confédéralisme, ils semblent bien avancer masqués sur le chemin d’une indépendance qui ne dit pas son nom. Pour autant, cette perspective n’a rien d’inéluctable. Elle sera évitée si les États modernes démontrent une réelle capacité à repen­ser leur fonctionnement interne de façon à prendre en compte positivement ces revendications.

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Deuxième partie

La multinationalité un défi pour l ’État

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La trinité imparfaite

Face à la multiplication des nationalismes de disso­ciation, la démocratie est fréquemment invoquée comme la parade suprême. L’ennui est que, même chez ceux qui se proclament démocrates, les conceptions de la démo­cratie varient. Sans doute existe-t-il un socle commun avec trois piliers : un régime représentatif reposant sur la libre expression de la souveraineté populaire, un État de droit attaché au pluralisme, un respect scrupuleux des droits fondamentaux, civils et politiques. Pourtant, au- delà de ce consensus de base, les variations quant au contenu et à la finalité de la démocratie sont fortes. Avant de voir comment il est envisageable de gérer, dans le cadre d’un libéralisme rénové, les différences natio­nales au sein d’une même unité politique, il paraît indis­pensable de s’interroger sur les limites des trois approches démocratiques dominantes : libérale (dans sa version classique), républicaine et multiculturelle1.

Libéralisme et républicanisme se rejoignent pour centrer le dispositif démocratique sur les individus et le

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juger suffisamment efficace pour réguler les intérêts divergents. Il n ’y a donc pas lieu de prendre en compte les logiques d’appartenance collective de quelque façon que ce soit. L’espace public doit demeurer la chose de tous les citoyens et ne pas être l’objet d ’appropriations partielles par des groupes porteurs de projets particula- ristes. Toutefois, cette perspective se décline selon deux modalités assez différentes : l’une procède par évite­ment, l’autre par substitution.

La première approche correspond à celle de la démo­cratie libérale qui accepte l’autonomie de la société civile et sa diversité interne sans pour autant que cette dernière trouve une traduction institutionnelle dans le système politique. La pluralité ethnique, religieuse, cul­turelle de la société est donc dans un même mouvement acceptée en fait et ignorée en droit. La seconde optique est celle de la démocratie républicaine qui accorde une place centrale à l’État comme agent d ’unification de la société autour d’une citoyenneté unique et indifféren­ciée. Dans ce cas, la diversité est refoulée, voire ouver­tement combattue, afin de promouvoir l ’idéal de l’unité nationale2.

Les apories du libéralisme

La perspective libérale, qu’elle soit traditionnelle (dans le prolongement de John Locke) ou innovatrice (dans le sillage de John Rawls)3, repose sur une concep­tion atomiste de la société comme rassemblement d’in­dividus libres et rationnels. Ceux-ci sont censés agir comme des êtres désengagés, exempts de toute détermi­

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nation a priori (sociale, culturelle...) et susceptibles de choisir librement les fins et les valeurs guidant leur action. Ils sont considérés, pour reprendre l’expression de John Rawls, comme entourés par un voile d ’igno­rance - quant à leur origine, leur place dans la société. Tout comme les individus, le pouvoir politique est sup­posé être neutre dans ses finalités : il ne doit pas défendre une conception particulière du bien mais se borner à protéger les droits fondamentaux des citoyens et à garantir l ’application d ’une justice égale pour tous.

Cette conception libérale a été l’objet de mutiples critiques de la part d ’auteurs communautariens4 et sans reprendre tous les arguments d ’un débat riche et pas­sionné l’hypothèse de la neutralité originelle nous paraît particulièrement sujette à caution. Si, d ’un point de vue théorique, il est toujours possible de postuler l’existence d’hommes détachés de tout lien social préalable, dans la réalité, les choses se présentent sous un jour passable­ment différent. Dans une société libérale, il existe certes quantité d ’associations volontaires mais beaucoup d’identités demeurent données : « les gens naissent avec une identité, homme ou femme, de classe ouvrière par exemple, catholique ou juif, noir...5 ». Sans doute, cer­taines facettes de l’identité peuvent être modifiées au cours de l ’existence d’un individu (changement de classe sociale, conversion, naturalisation...). Pour autant, la structuration identitaire d ’un individu ne sera jamais totalement sans influence sur ses choix, ÿ com­pris sur le plan politique.

Cela est particulièrement vrai dans les sociétés où le processus de construction nationale n’est pas parvenu à digérer les identités périphériques. Dans ces régions,

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souvent frontalières, les électeurs vont se déterminer en fonction, non d ’une logique purement individuelle, mais sur la base de la défense d’une identité particu­lière, d’où la mobilisation autour de partis autono­mistes. Ainsi, près des deux tiers de la minorité suédoise de Finlande votent systématiquement pour le parti populaire suédois qui a acquis de ce fait un véritable rôle de représentant de cette population de langue sué­doise face aux autorités d’Helsinki.

Lorsque les stratégies de mobilisation identitaire sont vigoureuses, l’individualisme libéral ne parvient guère à les entamer. Au contraire, la mise en œuvre des procédures de la démocratie libérale ne fait que confir­mer, dans les sociétés traversées par d’intenses clivages nationaux, la profondeur des divisions. La communauté internationale s’est beaucoup réjouie de deux « sorties de crise » récentes, en Bosnie-Herzégovine et en Irlande du Nord. Mais, outre que la viabilité à long terme de ces règlements de paix est loin d ’être garantie, leur mise en œuvre constitue un démenti cinglant à l ’individualisme libéral. Les accords de Dayton (1995) mettant fin à la guerre en Bosnie et l’accord de paix du vendredi saint en Irlande du Nord en avril 1998 prévoyaient l’organi­sation d’élections générales afin d’établir les nouvelles institutions sur des bases démocratiques. Dans les deux cas de figure, pourtant, les électeurs se sont mobilisés massivement autour des différents partis nationalistes.

En Bosnie, Musulmans, Serbes et Croates ont, de façon écrasante, apporté leurs suffrages respectivement au Parti de l ’action démocratique (musulman), au Parti démocratique serbe et à la Communauté démocratique croate, autrement dit à trois formations nationalistes. De

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même, en Irlande du Nord, catholiques et protestants ont voté, les uns pour les nationalistes (irlandais), les autres pour les unionistes (britanniques). C’est unique­ment à l’intérieur de chaque camp que les électeurs se sont répartis entre modérés et radicaux, les catholiques se partageant entre le parti social-démocrate travailliste et le Sinn Fein, les protestants entre le parti unioniste d’Ulster et d ’autres formations unionistes extrémistes. L’Alliance, formation non sectaire dont le message poli­tique cherche à dépasser nationalisme (catholique) et unionisme (protestant), demeure, elle, depuis vingt-cinq ans à un niveau d’étiage6. Dans les sociétés profondé­ment divisées, la mobilisation politique s ’opère donc prioritairement en fonction de logiques communau­taires, et non sur la base de choix politiques individua­lisés.

S ’il est douteux que les hommes puissent totalement s’abstraire de leur identité, il est tout aussi improbable que l ’État soit cet instrument neutre, coupé de tout arrière-plan culturel, dont le libéralisme classique pos­tule l’existence. Sans aucun doute la nature du lien entre État et culture dépend de l’histoire propre à chaque État7. Lorsque celui-ci est activement engagé dans la défense d’une certaine conception du bien commun, la relation entre État et culture sera plus intime que si l ’État s’emploie avant tout à assurer l’autonomie des citoyens sans trancher entre les différentes conceptions du bien. Toutefois, même l’État le plus libéral ne sera jamais totalement dépourvu d’horizon culturel.

Bien qu’acceptant une diversité culturelle rare, le libéralisme américain a ’est pas culturellement neutre8 et rien ne pourra effacer le fait que les Pères fondateurs

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des États-Unis étaient les descendants de colons britan­niques dont la langue maternelle, l’anglais, devint la langue de l’espace public. L’américanisation des immi­grants passait par leur anglicisation, et, malgré le carac­tère de plus en plus multiculturel des États-Unis, cette acculturation demeure un passage obligé pour les nou­veaux citoyens. La procédure d ’accession à la citoyen­neté en vigueur en Californie prévoit d ’ailleurs, de façon significative, que les candidats doivent connaître les grands principes politiques sur lesquels sont bâtis les États-Unis et parler anglais. Autrement dit, un nouvel immigrant mexicain qui connaîtrait parfaitement la constitution américaine mais ne parlerait qu’espagnol ne pourrait devenir citoyen américain. Hypothèse d’école sans doute mais qui a le mérite de souligner que, même aux États-Unis, parangon de la démocratie libé­rale, la vertu civique n’est pas suffisante pour garantir l’appartenance à la communauté nationale.

L’exemple américain met en lumière un point capital : admettre des valeurs civiques communes (respect de la démocratie, tolérance, égalité...) ne suffit pas à créer une identité nationale partagée. A l ’évidence, l’acceptation de tels principes politiques contribue grandement à la coexistence pacifique dans une société mais elle ne per­met de comprendre ni l ’attachement des uns et des autres à des pays différents mais fondés sur des valeurs iden­tiques, ni les vélléités séparatistes qui peuvent être à l’œuvre au sein d’un pays dont les citoyens sont pourtant unis autour des mêmes valeurs. Comme le remarque judicieusement le philosophe Wayne Norman, Norvégiens et Suédois partagent les mêmes valeurs démocratiques mais cette convergence ne conduit per-

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sonne à remettre en cause la rupture de 1905 et à récla­mer la réunification des deux pays9. De façon plus géné­rale, la diffusion des principes de la démocratie libérale n’apparaît pas comme un élément catalysateur de l’uni­fication du monde. À l’inverse, le proximité de l’échelle des valeurs ne constitue aucunement une garantie contre les risques de fragmentation étatique. Ainsi, alors que les Québécois des années 1950 étaient attachés à des valeurs fortement conservatrices, le vent de libéralisation qui a soufflé sur la société a conduit à un rapprochement notable des attitudes avec les anglophones, traditionnel­lement plus libéraux, sur les questions morales mais aussi sur le plan des libertés publiques, des droits des minorités. Pourtant, loin d’être un facteur d’apaisement des divergences politiques entre Québec et Ottawa, cette convergence a contribué à les entretenir10.

L’existence de valeurs partagées ne suffit donc pas à ccomprendre le maintien de l’unité nationale ou, à l’in­verse, la persistance de vélléités autonomistes. Bavarois et Saxons coexistent en Allemagne, non pas parce qu’ils partagent les mêmes valeurs, mais parce qu’ils ont une identité allemande commune. Québécois francophones et anglophones éprouvent des difficultés à cohabiter, bien que leur système de valeurs n ’ ait jamais été aussi proche, parce qu’ils ont l ’impression de prendre de moins en moins part à une même expérience nationale canadienne. L’itinéraire politique du Premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau illustre bien que des valeurs communes ne font pas une identité commune.

Voilà un homme qui ne fit jamais mystère de sa viru­lente opposition au nationalisme qu’il considérait comme l’expression d’un tribalisme primitif11. Parce

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qu’il était fondé avant tout sur l ’appel à l ’émotion, le nationalisme était récusé comme élément de cohésion, plus particulièrement dans un État multinational. Seule la volonté rationnelle devait servir d’assise au pacte politique. Pourtant, ce même homme fit précisément ce qu’il avait tenu en 1964 comme un moyen inadéquat pour créer du lien national au Canada : « employer un temps, une énergie et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral... affecter une part des res­sources à des choses comme le drapeau national, l’hymne national, l’éducation, les conseils des arts, les sociétés de diffusion radiophonique et de télévision, les offices du film ... lier le territoire par un réseau de che­mins de fer, de routes, de lignes aériennes, protéger la culture et l ’économie nationales par des taxes et des tarifs douaniers...12 ». Nul doute qu’il dérogea à ses principes initiaux et se mit à travailler d’arrache-pied au renforcement de l’unité nationale parce qu’il voyait dans l’ascendant croissant du nationalisme québécois une menace pour la survie du Canada.

L’identité canadienne qu’il s ’agissait de construire reposait sur trois piliers majeurs : le multiculturalisme, adopté comme politique officielle dès 1971, le bilin­guisme et la Charte des droits et libertés. Ce texte inté­gré à la loi constitutionnelle de 1982 constitue un élément central du nationalisme pan-canadien. De prime abord, il peut paraître surprenant, voire indécent, d ’asso­cier le terme « nationalisme » à une charte des droits empreinte de la philosophie libérale la plus classique. La perspective individualiste qui imprègne le texte met principalement en avant les deux principes complémen­taires d ’égalité et de liberté. Mais c’est précisément

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parce qu’elle est fondée sur la protection des droits indi­viduels que la Charte véhicule, de façon habile, une vision nationale spécifique.

En énonçant des normes uniformes, centrées sur les droits fondamentaux des individus, elle fait du seul Canada l’espace politique légitime. La promotion des droits individuels doit ainsi servir à développer parmi les citoyens une allégeance nationale prioritaire envers le Canada, ou pour être plus précis l’État central, et à rela­tiviser l ’attachement que certains éprouvent pour des entités subétatiques, en premier lieu le Québec. Il ne fait, en effet, guère de doute qu’en encourageant l’idée d ’une nation canadienne unique, du Pacifique à l’Atlantique, le pouvoir fédéral cherchait à réduire l’attrait que pouvait avoir, pour les francophones, l’identification au Québec13. Contrairement à ceux qui voient uniquement dans le nationalisme une force politique qui prétend, au nom d’une spécificité culturelle, s’opposer à l’État moderne14, ce dernier est lui-même un producteur zélé d’identification nationale, les institutions culturelles remplissant, à côté de l’école, de l’armée, du droit, un rôle non négligeable15.

Toutefois, le rôle de l’État comme pourvoyeur de nationalisme dans un contexte politique libéral est dou­blement masqué. D ’abord, le renforcement de l’allé­geance à l ’État est tenu pour l ’expression d ’un sentiment national légitime, le patriotisme, alors qu’à l ’inverse, la contestation de l’État est invariablement disqualifiée comme manifestation d ’une force régres­sive, le nationalisme. Par ce procédé rhétorique, la convergence réelle entre les deux formes concrètes de nationalisme est ainsi escamotée.

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Ensuite, l’État est présenté comme organisant des rapports strictement égalitaires avec l ’ensemble des citoyens. Toutefois, cette conception « universalisante » et abstraite est bien adaptée aux besoins nationaux du groupe majoritaire et aux attentes des groupes dispersés sur l’ensemble du territoire : minorités religieuses et lin­guistiques, immigrés... Elle est bien moins satisfaisante pour les groupes territorialisés qui se considèrent comme des nations à part entière et voient dans le « nationalisme de la citoyenneté » un instrument de dilution de leur identité spécifique. Ce nationalisme de la majorité, recouvert d ’un vernis universaliste, a beau être inconscient, il n ’en est pas moins réel.

Ainsi, les Canadiens de langue anglaise nieront que leur allégeance à l’État central ait quelque chose à voir avec leur attachement à une culture canadienne spécifi­quement anglaise. Affirmation fallacieuse car ils ont sou­vent tenu pour canadienes des pratiques et des réalités qui étaient propres à leur groupe linguistique. Affirmation faite pourtant de bonne foi dans la mesure où les anglo­phones sont largement aveugles à leurs motivations nationales. Cette cécité tient au fait « qu’ils n’avaient pas besoin de distinguer leur allégeance au groupe linguis­tique de celle à la véritable communauté pancanadienne. Ils pouvaient se permettre de confondre les deux puisque, comme ils constituaient la majorité, le caractère distinc­tif de leur communauté n’était jamais menacé16 ».

Cette constatation est tout à fait capitale. Les anglo­phones ont embrassé avec ferveur le projet d’identité canadienne, non pas parce qu’ils adhéraient davantage que les francophones aux valeurs libérales contenues dans la Charte des droits, mais parce que cette concep­

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tion d ’un nationalisme englobant correspondait à leurs propres intérêts. Dès lors que le cadre politique de réfé­rence est l ’État canadien dans son ensemble, les anglo­phones qui constituent la majorité absolue de la population du Canada sont assurés de conserver le pou­voir politique ultime, via les instances nationales (Parlement, Cour suprême). De plus, à partir du moment où la logique individualiste prévaut, elle frappe de nul­lité toute mesure générique de protection d’une identité culturelle spécifique, comme celle du Québec. Pourtant, la rationalité intéressée qui pousse un groupe majori­taire à soutenir le nationalisme d’État est rarement ouvertement reconnue. En général, ses membres la camouflent en se présentant comme de généreux parti­sans de l’unité nationale mus par un idéalisme sincère et aux prises avec de dangereux séparatistes bornés.

L’exemple canadien n ’est pas unique. Avant la divi­sion de la Tchécoslovaquie en 1993, on retrouve du côté tchèque une même incompréhension face à un nationa­lisme slovaque tenu pour rétrograde, doublée d’une identification à la fédération dans son ensemble, tout simplement parce que, pour les élites tchèques, intérêts tchèques et fédéraux se confondaient17. Cette imbrica­tion permet de comprendre la difficulté qu’ont eue, par la suite, les pays tchèques à assumer leur indépendance après la séparation d’avec la Slovaquie. Il leur fallait en effet définir désormais directement une identité natio­nale qui s’était jusqu’alors exprimée de façon prioritaire à travers l’État central. Nul doute que le Canada anglais aurait à affronter la même difficulté en cas de sécession du Québec. Cette dernière n ’est d’ailleurs aucunement conjurée par la promotion, sous les auspices de l’État

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central, d’une identité nationale fondée sur la seule citoyenneté. Le refus de prendre en compte la spécificité québécoise au niveau institutionnel, loin d’atténuer les sirènes de l’indépendantisme, contribue invariablement à les renforcer. En ce sens, le libéralisme classique, en se cantonnant à l’égalité juridique des individus, esquive la question des différences collectives mais le choc en retour risque bien d’être dévastateur.

La République à l ’épreuve de la pluralité

La République, tant invoquée de nos jours en France, constitue-t-elle une figure politique plus à même de s’accommoder du pluralisme18 ?

En première instance, une réponse négative sans appel semble s’imposer, et ce, de façon encore plus nette que dans le cas de la démocratie libérale. Cette dernière, fondée sur ce que le philosophe Isaiah Berlin avait appelé la « liberté négative », c ’est-à-dire la limi­tation des contraintes externes afin d ’assurer la protec­tion de la sphère privée individuelle, instaure en effet une large autonomie de la société civile par rapport à l’État et en respecte la pluralité naturelle. À l’inverse, la démocratie républicaine, établie sur la liberté positive, autrement dit sur la capacité à exercer des pouvoirs poli­tiques dans la sphère publique, cherche à dégager l’in­térêt général dont l’État est supposé être le garant. L’État n ’a pas en effet, comme dans le modèle libéral, un rôle limité d’arbitrage. Il intervient au contraire acti­vement pour promouvoir une forme de vie particulière fondée sur un engagement patriotique actif.

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En faisant ainsi de la citoyenneté, constamment réacti­vée et mobilisée contre « les ennemis » (aristocrates, monarchies européennes, Église catholique...) rép i- centre de l’identité des individus, le républicanisme civique est bien, comme l’a constaté Michael Walzer, « une version de gauche du communautarisme19 ». La citoyenneté devient l ’alpha et l ’omega de l’appartenance à la nation ce qui suppose deux choses complémentaires : l’égalité en droits des citoyens et le confinement des iden­tités particulières dans la sphère privée. Autrement dit, la citoyenneté est en théorie un principe de dépassement des ancrages concrets. Toutefois, sa pleine réalisation requiert, dans le cadre du républicanisme classique, une forte homogénéisation culturelle de l’espace public. En effet, à partir du moment où la vraie liberté consiste à par­ticiper activement aux délibérations politiques, la com­préhension mutuelle entre les citoyens doit être maximale et exige donc la constitution d’un soubassement culturel uniforme. Que la consolidation de la République à la fin du siècle passé soit allée de pair avec un intense travail d’acculturation n’a donc rien de surprenant.

Un certain nombre d ’hommes politiques et d ’intel­lectuels sont convaincus que ce modèle républicain, fondé sur une conception forte de l’identité nationale, n ’a rien perdu de ses vertus. Tout en déplorant l’affadis­sement de l’idéal républicain, Regis Debray considère que « la République n’est pas un régime politique parmi d ’autres [mais] un idéal e t un combat » qui est plus que jamais d’actualité car elle « a pour fin d’assumer dans la société la fonction de l’universel20 ».

Cet universalisme, il convient d’emblée de se garder de l’idéaliser. Au temps de la République militante,

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dans les années 1900, la recherche effrenée de la loyauté politique des fonctionnaires passa par la mise en œuvre de la devise « les fonctions de la République aux républicains ! » qui, en un curieux jeu de miroir, évoque, dans un tout autre ordre d’idées, le slogan nationaliste « La France aux Français21 ». En écartant les catho­liques pratiquants des grands corps de l ’État, ce dernier perdait précisément l ’impartiale neutralité à laquelle il prétendait. Certains diront que ces errements étaient en partie excusables dans la phase de consolidation du régime républicain mais ils perdurèrent dans les trois départements d’Algérie où les musulmans, pourtant net­tement majoritaires, furent privés de la citoyenneté jus­qu’en 1947. Et, encore, ils ne se virent accorder, dans le cadre d’un collège électoral particulier, qu ’une « citoyenneté de statut local » qui entrait clairement en contradiction avec le principe « un homme, une voix » puisqu’un élu musulman devait obtenir dix fois plus de suffrages qu’un élu français du premier collège pour siéger à l’Assemblée algérienne22.

Une telle citoyenneté à deux vitesses, si contraire à l’idéal démocratique, est aujourd’hui totalement impen­sable. Toutefois, son universalisation effective est loin d ’apporter une réponse adéquate à la diversité réelle des sociétés modernes. Légalité formelle entre citoyens n ’empêche pas que les Français d ’origine maghrébine butent sur de nombreux obstacles pour être véritable­ment présents sur la scène politique. Ainsi, aux dernières élections régionales de mars 1998, les partis républi­cains, de droite comme de gauche, n’ont pas fait beau­coup d’efforts en ce sens : aucun Français issu de l’immigration nord-africaine n ’était en position éligible.

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On pourra rétorquer qu’il ne s’agit là que d’un dysfonc­tionnement provisoire qui s’estompera avec le temps. Peut-être. Il n ’en reste pas moins que si la citoyenneté ne donne pas à chaque membre du corps politique une chance raisonnable (je ne dis pas égale) de pouvoir être le représentant de la nation, elle apparaît nécessairement comme une illusion. Par contrecoup, cette situation ne peut qu’encourager les revendications communautaristes (par exemple, sièges réservés dans les assemblées élues).

Ces accrocs à l’idéal républicain ne le remettent certai­nement pas définitivement en cause. Ils ont néanmoins le mérite de souligner les limites intrinsèques que recèle une conception trop abstraite de la citoyenneté. Les élites républicaines elles-mêmes perçurent d’ailleurs très bien que l’identification à la nation ne pouvait s’opérer sur un mode purement civique et que le détour par le local était indispensable. D ’où la multiplication sous la Troisième République des manuels qui, à travers des disciplines comme l’histoire et la géographie, dispensaient aux élèves des savoirs sur les petites patries (pays, départements, régions), l’idée étant que pour éprouver de l’attachement envers la communauté nationale, il fallait préalablement en manifester envers les communautés locales.

Parce que trop insaisissable, la patrie française est rendue concrète à travers la glorification du local : beauté des paysages, produits du terroir (nourriture, vins), grands hommes locaux... Bien entendu, ce pas­sage par la petite patrie correspond à une stratégie ins­trumentale, l ’objectif n’étant jamais de valoriser les cultures régionales comme telles mais toujours de sou­ligner que la diversité originelle trouve en fait un accomplissement harmonieux dans l’unité nationale.

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« Le principe de construction de la nation en poupées- gigognes fait de chaque petite patrie l’idéale miniature de la France, des origines à nos jours23 ». Bien qu’en­gagés dans une tâche ambitieuse d’unification natio­nale, les républicains durent donc admettre, par pragmatisme, que l’abstraction citoyenne avait besoin de s’incarner sous peine de devenir évanescente.

Ce sentiment retrouve la perception spontanée des « citoyens de base ». Les représentations « ordinaires » de la citoyenneté révèlent que les individus ont des rôles et des qualités associées à la citoyenneté une vision fort éloignée des conceptions intellectuelles. Alors que ces dernières évoquent la citoyenneté en termes d ’engage­ment vis-à-vis de la collectivité politique, la citoyenneté vécue n’accorde que peu d’importance au politique24. Les uns se pensent avant tout comme des individus, pour lesquels le seul horizon légitime est l’humanité dans sa globalité, et n’invoquent leur citoyenneté que parce qu’ils sont pris, malgré eux, dans une collectivité socio-poli­tique (citoyenneté par scrupules). Les autres, qui nous intéressent directement ici, se réclament d’une citoyen­neté par héritage perçue comme indissociable d’une iden­tité nationale française spécifique. Cette conception « naturaliste » est partagée par les deux groupes qui adhè­rent à la citoyenneté par héritage : les « nationaux » et les « républicains ». Bien que les premiers soient enclins à voir dans la France une entité éternelle, dotée d’une his­toire immémoriale, alors que les seconds insistent sur l’héritage de la Révolution française, les deux courants convergent autour d’une même vision holiste, le citoyen étant considéré comme une cellule du corps national, son civisme s’inscrivant dans un projet d ’ordre communau­

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taire25. La recherche empirique corrobore en l’occurrence pleinement nos remarques sur l’impératif de communali- sation : l’association politique, fondée sur une citoyen­neté purement contractuelle, ne suffit pas à tisser un lien national. Elle doit être complétée par un processus de communalisation, c ’est-à-dire par l’apparition d’un senti­ment subjectif d’appartenance à la nation26. Pour les citoyens ordinaires, « la conception politique de la nation est à la fois plus floue, plus vague, et beaucoup moins répandue que la notion ethnique de nation27 ».

Ce besoin de communalisation n ’est d’ailleurs pas étranger à la passion commémoratrice qui atteint, en France, des sommets et a conduit récemment l’État à marquer en grande pompe le mille cinq centième anni­versaire du baptême de Clovis. À travers cet événement, il s’agissait d ’organiser « la commémoration des ori­gines, de la Gaule à la France », pour reprendre les termes mêmes du comité mis en place à cette occasion. Autrement dit d ’inscrire la République dans le temps long de l’histoire au cours duquel la communauté natio­nale a été façonnée. Encore une fois l ’identité nationale apparaît bien comme irréductible à la seule célébration de la citoyenneté. La première dépasse la seconde et en constitue une condition de possibilité : la citoyenneté se déploie dans un espace historiquement situé.

Sortir du jacobinisme

Cette République qui ne dédaigne pas de se placer ainsi dans une lignée croyante millénaire parvient-elle à répondre aux enjeux contemporains?

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À l’évidence, la République est moins menacée que certains ne le disent sur un ton alarmiste en dénonçant « les casseurs de la République » engagés dans une gigantesque entreprise de décomposition28. Malgré les obstacles nouveaux qu’il rencontre, le système républi­cain d’intégration continue de fonctionner assez bien. L’enquête détaillée menée par Michèle Tribalat montre ainsi que l’assimilation des immigrés, définie comme « réduction des spécificités par les mélanges de popula­tions et par la convergence des comportements », est réelle. À l’exception notable des Turcs, tentés par un fort repli identitaire, l’intégration à la France des autres groupes immigrés est en bonne voie et se traduit par tout un ensemble de phénomènes : déperdition des langues d’origine remplacées par le français, résorption des pra­tiques matrimoniales traditionnelles, augmentation des unions mixtes, aménagement des comportements reli­gieux, ouverture des pratiques sociales sur la société française29.

Toutefois, si le modèle républicain est loin d ’être en panne, son efficacité à long terme dépendra fortement de ses capacités d’adaptation. Le retour à un républica­nisme pur et dur qui redonnerait des couleurs à l’excep­tion française est chimérique dans la mesure où ce projet de remobilisation se heurte à une double contrainte30. D’une part, la construction d ’une identité nationale « intégrée », à l ’image de celle mise en place par la Troisième République, suppose un État fort. Or, si l’État demeure en France plus présent que dans bien d’autres pays, la mondialisation économique comme l ’unification européenne réduisent sa marge de manœuvre. Deux institutions traditionnellement cen-

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traies dans la fabrication des citoyens, connaissent de profondes mutations. L’école, qui ne jouit plus du monopole de transmission du savoir, forme désormais moins des citoyens que des professionnels, tandis qu’avec l’abandon du service militaire obligatoire - véritable rite de passage - , l’armée cesse d ’être cette grande machine à fabriquer du sentiment national.

Parallèlement à ce retrait de l’État, le citoyen a gagné en autonomie. Il cherche avant tout à défendre sa liberté individuelle et à agir dans la sphère privée et non plus à s ’engager activement dans le domaine politique. La citoyenneté, entendue comme exercice des droits poli­tiques, n’est plus qu’une dimension seconde pour l ’homme moderne. Du coup, le républicanisme clas­sique qui exige un citoyen pleinement mobilisé devient impraticable. Dans ce contexte d’autonomisation de la société civile par rapport à l ’État, le ressourcement républicain, fondé sur un universalisme intransigeant et une citoyenneté active, est une utopie en décalage par rapport à Vethos dominant des sociétés contemporaines où l’idéal d’authenticité exacerbe l’exigence de recon­naissance et nourrit une politique de valorisation des différences31.

De fait, l’État-nation républicain a dû apprendre à composer, de façon pragmatique, avec la diversité sociale. Tout en restant arc-bouté, au niveau du dis­cours, sur la célébration d’un modèle républicain immuable, les élites ont appris à jouer avec l’ethnicité, en la mettant littéralement en scène. L’État a ainsi un rôle de plus en plus actif dans son institutionnalisation à travers des associations qui servent d’intermédiaires entre les groupes et les pouvoirs publics32. Ce phéno­

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mène est patent dans la gestion politique des popula­tions immigrées33. Il n ’est pas absent pour des groupes associés au destin de la République depuis les origines, comme les Juifs, dont l’État encourage l’auto-organisa- tion « alors que son éventuelle structuration comme un ensemble particulariste présent dans l ’espace public reste contraire aux principes de l’État-nation tel qu’il s’est construit en France34 ».

Cette adaptation trouve des prolongements dans les réaménagements de nature institutionnelle qu’a connus l’État lui-même. Certes, la loi de décentralisation de 1982 et l ’approfondissement de la régionalisation dans les années 1980 ont été avant tout initiés dans un souci d ’ajustement fonctionnel. L’inspiration technocratique des réformes apparaît nettement dans le découpage des régions avec une Bretagne privée de Nantes, capitale historique du duché de Bretagne, ou un Languedoc amputé de Toulouse mais auquel on a rattaché le Roussillon. Bien que les régions françaises aient été façonnées par le haut, avec en général peu d ’égards pour l’histoire, elles n’en sont pas moins devenues des col­lectivités porteuses de.sens. La région n’apparaît pas seulement comme un nouvel échelon institutionnel légi­time mais surtout comme un espace pourvu d’une iden­tité spécifique envers laquelle les citoyens expriment un attachement de plus en plus prononcé35. À travers ce « patriotisme régional » qui passe fréquemment par la valorisation de la région comme lieu d ’histoire et de culture s’exprime un besoin de proximité et d ’ancrage dans un terroir.

La demande d’identité explique d ’ailleurs le succès fulgurant des pays, entités issues de la loi Pasqua en

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1995 et constituées de territoires dotés d ’une « cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale ». Cette structure territoriale a suscité un engouement extraordinaire puisque plus de deux cents pays ont ainsi vu le jour. Elle permet de faire revivre de très anciens découpages puisque les pagus étaient les petites unités territoriales recensées par les Romains dont nombre subsistèrent jusqu’à l ’époque monarchique. Réinscription, donc, dans le temps long. Même les anciennes provinces que les révolutionnaires français avaient voulu voir supplanter définitivement par les départements font parfois un retour subreptice. Les Pyrénées Atlantiques abritent ainsi deux « pays » aux racines fort anciennes, le Béarn et le Pays basque. Pour ce dernier, cette étape constitue à l’évidence un pas important dans l’affirmation d’une identité propre, le « pays » correspondant très exactement aux trois pro­vinces basques historiques du nord des Pyrénées. Beaucoup d’élus et de responsables socio-profession­nels souhaiteraient d ’ailleurs que ce pays cède purement et simplement la place à un département basque.

M ais c ’est surtout à ses périphéries que la République a su faire preuve d’audace. La Corse béné­ficie ainsi depuis 1991 d’un statut particulier largement dérogatoire au droit commun qui a conduit au transfert de pouvoirs importants à l’assemblée régionale dans des domaines extrêmement variés.

Plus hardi encore apparaît l’accord sur la Nouvelle- Calédonie de 1998. L’innovation la plus décisive concerne l’instauration d’une citoyenneté propre au ter­ritoire, distincte, donc, de la citoyenneté française. La rupture avec le principe républicain d’une citoyenneté

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de nature universaliste est ici nette. De plus, si cette citoyenneté différenciée inclut l ’ensemble des habitants du territoire sur un pied d’égalité, elle n’en repose pas moins sur la reconnaissance préalable de deux commu­nautés humaines : le peuple d’origine (Kanaks) et les immigrants en provenance de la métropole (Caldoches). En se référant à un peuple kanak « ayant développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, sa coutume », les représentants de la République ont expli­citement pris en compte la problématique identitaire. L’identité kanake est constituée de divers signes (droit coutumier, langue, relation particulière à la terre) qui auront une forte présence dans l ’espace public et aura des prolongements symboliques (nom du pays, drapeau, hymne, devise...). Cette spécificité se traduira, sur le plan institutionnel, par une large autonomie avec d’im­portants tranferts de compétences de l’État central au territoire et même par l’existence de compétences par­tagées, en particulier en matière de relations internatio­nales dans la zone Pacifique.

L’accord de Nouméa est en rupture profonde avec la norme républicaine, avec son égalité de principe et son horizon unitaire. Il fera prévaloir - au moins pour une période de vingt ans - une conception fédérative au sein de la République, la Nouvelle-Calédonie devenant, de fait, un État associé à la France. La novation est donc d’importance, et la tentation de la désamorcer risque d ’être forte, le statut de la Nouvelle-Calédonie étant présenté comme une exception unique et transitoire, dans un contexte de décolonisation avant l’accession à la complète émancipation du territoire, autrement dit à l ’indépendance. Mais une autre leçon, plus générale,

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peut être tirée de l’accord de Nouméa et porte sur l’ur­gence de sortir durablement de la culture jacobine d ’État afin de repenser la gestion de la diversité au sein de la République.

Les accommodements pragmatiques auxquels la République a consenti attestent que les élites politiques ont compris que son unité n ’impliquait plus l’unifor­mité. Toutefois, ces avancées, aussi significatives soient-elles, si elles témoignent de réelles capacités d ’adaptation de l’Etat-nation unitaire, ne remettent pas en question sa structure profonde. D ’une part, la har­diesse du législateur a été, à l’exception notable de la Corse, confinée à l ’outre-mer parce que la Constitution mentionne explicitement « les peuples des territoires d ’outre-mer ». Dès lors, ces peuples - qui sont par ailleurs également composantes du peuple français - bénéficient de droit d ’une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres. D ’où une forte spécificité institutionnelle (assemblée territoriale, quasi-gouvernement local), un faisceau de compétences propres, un régime juridique particulier (spécialité législative, reconnaissance de la coutume36).

D ’autre part, s’il est vrai que l’unité politique de l ’É­tat n’implique pas l’uniformité institutionnelle - comme l ’atteste le régime des territoires d’outre-mer et des col­lectivités territoriales spécifiques comme Mayotte ou la Corse - , ni l’uniformité juridique - maintien du droit local en Alsace-Lorraine par exemple - , elle s’oppose à la reconnaissance officielle d ’un quelconque pluralisme infra-étatique37. Autrement dit, l ’idéologie unitariste sur laquelle se fonde la République n ’est pas remise en cause. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est,

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sur ce point, parfaitement cohérente. Dans sa fameuse décision du 9 mai 1991, le Conseil a, on l’oublie parfois trop vite, légitimé la mise en place en Corse d’un statut spécial. Il a clairement admis le droit pour le gouverne­ment de doter une collectivité territoriale d ’un statut particulier, adapté à ses spécificités.

Par contre, il a censuré l ’article 1 du projet qui stipu­lait que « la République française garantit à la commu­nauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques ». Le motif invoqué était que le peuple français « composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » constituait une « catégorie unitaire insusceptible de toute subdivision ». Ce faisant, les juges constitutionnels ont défendu une conception clas­sique, conforme à la tradition du droit public français, qui associe indivisibilité de la République et unité du peuple.

La même argumentation se retrouve dans la décision du 15 juin 1999 déclarant la Charte européenne des langues régionales et minoritaires non conforme à la Constitution. Là encore, la mise en œuvre de méca­nismes assurant la protection et la promotion de ces langues a été invalidée au prétexte qu’en conférant « des droits spécifiques à des groupes de locuteurs, à l’inté­rieur de territoires dans lesquels ces langues sont prati­quées », on portait atteinte aux principes d ’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d ’unicité du peuple français. La position, intangible, demeure donc celle du refus officiel d’admettre toute différenciation

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interne, l’État unitaire faisant totalement corps avec un peuple unique.

Cette stricte orthodoxie républicaine a l ’avantage de s’inscrire dans une continuité familière mais l ’inconvé­nient majeur d’ignorer l’aspiration à la reconnaissance de ces régionalismes linguistiques. Sa prise en compte exigerait la dissociation entre deux concepts trop sou­vent confondus dans la culture politique française, celui de nation et celui de peuple. Ces deux termes ne sont pas équivalents. La nation est avant tout une construc­tion juridico-administrative, un corps collectif, récep­tacle de la souveraineté38 alors que le peuple est une collectivité sociologique formée d ’une population ayant des caractéristiques propres (religion, culture, langue, histoire...). Admettre l’unité de la nation politique peut donc parfaitement aller de pair avec la reconnaissance de plusieurs peuples.

Tel est le cas dans l’Espagne voisine. Sa constitution proclame tout à la fois « l’unité indissoluble de la nation espagnole » tout en reconnaissant « le droit à l ’autono­mie des nationalités et des régions qui la composent ». De même la nation américaine qui se donne en 1787 une constitution démocratique n ’est pas faite d’un seul bloc mais bien d’une fédération de peuples différents évoluant à l’intérieur d’un même ensemble politique.

Si la France demeure officiellement fidèle au mythe d’une nation unique et homogène, ceux qui la regardent de l’extérieur ne la voient pas ainsi. Les Soviétiques considéraient que la France était composée de 85 % de Français, le reste regroupant les Alsaciens, les Bretons, les Corses. De même, nombre de publications alle­mandes qui n’ont rien d ’extrémistes perçoivent la

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France comme un patchwork de peuples (occitan, corse, basque... ). Les Alsaciens y sont tout bonnement définis comme une minorité allemande, au même titre que les Allemands de la Volga ou les Saxons de la Transylvanie roumaine39. Quant aux études consacrées à la France outre-Atlantique, leurs auteurs adoptent fréquemment des « lunettes ethniques » pour décrire notre pays, à l’instar des États-Unis, comme une union de peuples et de communautés différentes.

Incompréhension envers un républicanisme intransi­geant qui, face à un État en majesté, ne voit que des individus-citoyens unis par le lien politique ? Sans doute en partie. Mais cette vision décentrée de la France recèle aussi un mérite insigne : elle démasque l’hypo­crisie juridique d’un État qui reste sourd à toute recon­naissance publique de la pluralité culturelle du pays alors qu’il est lui-même activement engagé dans la défense d ’une culture, comme le prouvent les disposi­tions protégeant la langue française et la promotion sys­tématique de l’exception culturelle dans tous les forums internationaux. Sortir de cette impasse qui bloque les réformes de fond exige de repenser la République en abandonnant la raideur jacobine pour la souplesse girondine.

Les faux-semblants du multiculturalisme

Certains doutent que la nouvelle génération des droits de l’homme, les droits culturels40, puissent jamais véritablement trouver leur place dans un système répu­blicain et se font donc les avocats de l’avènement d’une

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démocratie multiculturelle dans laquelle le maintien de règles de droit universalistes irait de pair avec la recon­naissance d ’un large pluralisme culturel41.

Commençons d’abord par une salutaire clarification sémantique. Bien que le terme « multiculturalisme » soit, à l’évidence, à la mode, il est utilisé dans des acceptions si diverses que son efficacité conceptuelle paraît singulièrement réduite. Tantôt il renvoie au simple constat de la coexistence de cultures de plus en plus nombreuses à l’intérieur des États modernes, phé­nomène lié en particulier aux processus migratoires. Tantôt il désigne les politiques publiques mises en œuvre par les gouvernements pour gérer cette diversité. Enfin, il sert parfois à qualifier une véritable idéologie selon laquelle les identités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses, doivent être politiquement mobilisées, l ’espace public étant établi sur le dialogue des différences culturelles42.

Dans ce dernier sens, le multiculturalisme implique bien plus que la tolérance c ’est-à-dire l ’acceptation de manières autres d’agir et de penser. Il réclame une pro­motion active des différences, considérées comme une source de richesse pour l ’ensemble de la société et comme un impératif politique pour la constitution d ’un authentique espace démocratique. Dans la mesure où la soi-disant neutralité libérale est un leurre qui masque l ’impérialisme culturel de la majorité dominante, l ’égalité sociale exige « des mécanismes de reconnaissance et de représentation spécifique pour que les voix et points de vue distincts des groupes constitutifs qui sont opprimés ou désavantagés puis­sent s’exprimer43 ».

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Ce pluralisme culturel passe par la mise en place d’une citoyenneté différenciée avec un double système de droits : généraux pour tous et spécifiques pour les « groupes en minorité » (femmes, personnes âgées, handicapés, homo­sexuels, travailleurs, groupes ethniques). C’est seulement par cette valorisation de la différence qu’une inclusion égale de tous les groupes dans le jeu politique peut se réa­liser, l’Etat devenant à terme une simple instance de régu­lation de la diversité sociale interne. Comme le constate justement Pierre-André Taguieff, « l ’idée d’une démocra­tie multi-ethnique et pluriculturelle, fondée sur le principe de l’égalité entre communautés » ne peut voir le jour que « dans un espace post-national44 ». En effet, si les cultures sont toutes considérées comme équivalentes, l’État ne sau­rait défendre aucune identité nationale englobant l’en­semble des citoyens. Le seul lien qui les unit se ramène à l ’attachement à l ’État de droit et à la démocratie. Toutefois, si des valeurs politiques partagées (égalité entre citoyens, respect des libertés...) sont nécessaires à un fonctionnement harmonieux de la démocratie, leur carac­tère très général les rend impropres à fonder une identité nationale alors même que la logique de l’État territorialisé moderne la requiert45.

Partant d’intentions généreuses, le multiculturalisme radical, fondé sur la coexistence et l’efflorescence des cultures sous la houlette d ’un État purement fonction­nel, nourrit, en retour, des tentatives de remobilisation nationale particulièrement vigoureuses. Ce n ’est certai­nement pas le fait du hasard que dans les trois pays où il occupe une place centrale dans la vie publique, qu’il s’agisse d ’une politique officielle comme en Australie ou au Canada ou de pratiques de valorisation des diffé­

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rences comme aux États-Unis, sa mise en œuvre ait favorisé la résurgence de nationalismes conservateurs. Dans ces trois pays s’est en effet développé un courant populiste qui prétend représenter « le bon sens des gens du peuple » face aux élites politiques et intellectuelles favorables à la dangereuse utopie d’une société multi- culturelle. L’hostilité de ces mouvements populistes à la croissance des flux migratoires recèle une dimension xénophobe indiscutable mais, plus que le phénomène migratoire en tant que tel - difficilement critiquable dans des sociétés d’immigration - , c’est la gestion mul- ticulturelle de celui-ci qui est dénoncée, autrement dit l ’absence de perspective d’intégration nationale.

De façon symptomatique, le parti populiste austra­lien s’intitule d’ailleurs « One Nation », récusant ainsi clairement un multiculturalisme d’État censé entretenir la fragmentation ethnique. Preston Manning, leader du parti de la Réforme au Canada, le deuxième du pays, exprime une idée semblable : « Les politiciens fédéraux parlent constamment de Canadiens-Anglais, de Canadiens-Français, de Canadiens-Autochtones, de Canadiens-ethniques, mais rarement de Canadiens tout court. Il est devenu clairement évident dans ce XXe siècle finissant que vous ne pouvez pas faire tenir une nation avec des traits d’union46 ».

On peut tirer deux enseignements de la mobilisation populiste. La thérapeutique proposée face à la diversité grandissante des sociétés, à savoir la réaffirmation d ’un nationalisme fort, exclusif, refoulant d ’autorité toutes les formes d’allégeance secondaire, est non seulement en contradiction avec les principes libéraux, mais vise à restaurer une identité nationale soi-disant homogène,

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fondée sur l’anglo-conformité absolue. Ce faisant, les thuriféraires du nationalisme fermé ignorent délibéré­ment le fait que la pluralisation culturelle a été en elle- même un élément essentiel dans le façonnement d ’un sentiment national spécifique. Elle a ainsi facilité, pour d ’anciens dominions britanniques comme le Canada et l ’Australie, un processus de détachement par rapport à la Grande-Bretagne. En ce sens, le caractère multicultu- rel de ces sociétés, pleinement assumé par l’État, contri­bue à les singulariser.

Faut-il pour autant condamner toute entreprise visant à instaurer entre les citoyens une culture publique parta­gée? La réponse est non, car à défaut de perspective de rassemblement, le vivre ensemble n’est plus que le fait du hasard (la commune résidence sur un territoire) alors même qu’une « nation est une grande solidarité » qui suppose « le consentement actuel, la volonté de conti­nuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis47 ». Le multiculturalisme radical fait donc fausse route en pré­tendant bannir tout principe d ’identité collective coiffant les multiples appartenances culturelles.

Cette stratégie d’effacement du référent national ne peut que contribuer à sa récupération, son gauchisse­ment et finalement sa monopolisation par les forces politiques les plus extrémistes48. Or l ’horizon de convergence n ’a pas besoin d ’être unidimensionnel, fondé sur l’enfouissement des individus et des groupes dans l’organisme national; il peut tout à fait s ’accom­moder d ’un multiculturalisme modéré c ’est-à-dire du maintien d’identités complémentaires (religieuses, eth­niques...). Il faut sortir de la fausse alternative qui oppose nationalisme exclusiviste et multiculturalisme

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débridé et travailler à une conciliation, nullement uto­pique, entre libéralisme et nationalisme49.

Distinguer les différences

Outre la vision fallacieuse de l’État comme grand ordonnateur des différences culturelles, la version fon­damentaliste du multiculturalisme repose sur un second présupposé contestable : le traitement indifférencié des cultures. La perspective de démocratie radicale sous- jacente à l’idéologie multiculturaliste « pure et dure » implique, en effet, que tous les groupes porteurs de cul­ture soient traités sur un pied d ’égalité. Si l ’on entend par là que Corses, Juifs, Kabyles et homosexuels méri­tent un respect égal, la chose est entendue. Mais cela signifie-t-il que la politique de la reconnaissance dont parle Charles Taylor passe par l’octroi de droits iden­tiques à des groupes de nature différente ?

L’approche multiculturaliste a souvent tendance à gommer toute distinction et à mettre dans le même sac m inorités nationales, religieuses, ethniques, sexuelles... C’est une erreur car les trois principaux groupes - « groupes de condition », minorités eth­niques, collectivités nationales - ont des trajectoires historiques dissemblables. Par conséquent leur besoin de reconnaissance s ’exprimera sous des modalités variables. A l’évidence, les réponses à apporter aux griefs que les uns et les autres peuvent formuler seront donc de nature différente.

Pour les « groupes de condition », il s’agit surtout de lutter contre des discriminations de fait ou de droit et

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d’adopter des mesures facilitant leur participation à la vie de la société. Cette exigence prendra des formes dis­tinctes selon les cas. Pour les femmes, cela peut signi­fier la mise en place de la parité pour l’accès aux responsabilités politiques ; pour les gays et lesbiennes, la légalisation du mariage homosexuel ou d’un substitut équivalent (PACS); pour les handicapés, l’adoption de quotas pour faciliter leur accès à l’emploi.

Les deux autres groupes présentent un profil très dif­férent dans la mesure où, contrairement aux premiers, la dimension collective revêt, pour leur devenir, une importance essentielle. Elle n ’est certes pas totalement absente pour les groupes de condition (comme les minorités sexuelles), mais elle n ’a pas le même carac­tère structurant. A l’inverse, pour les immigrés maliens, les Juifs orthodoxes ou les Catalans, l’existence d’une communauté à travers laquelle s ’expriment des valeurs et des intérêts partagés est capitale pour leur auto-per­pétuation. Cela suffit-il pour autant à les confondre tous? À l ’évidence, non, car il est indispensable, à la suite de Will Kymlicka, de distinguer la polyethnicité de la multinationalité50.

Le premier terme fait référence à la diversité interne des sociétés du fait du développement des migrations internationales, un phénomène constitutif de sociétés d’immigration comme les États-Unis qui a tendance à se généraliser. On peut ranger dans cette catégorie, les minorités religieuses pour lesquelles la religion consti­tue une marque de l’ethnicité (cas des Juifs ; des protes­tants et catholiques en Irlande du Nord ou des musulmans en Bosnie). Le second terme évoque, lui, la coexistence au sein d’un même État, de communautés

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historiques différentes, disposant de cultures propres, réunies par conquête ou par consentement plus ou moins volontaire.

Laissons provisoirement de côté les minorités ethno- religieuses, pour nous concentrer sur les communautés immigrées et les « groupes nationalitaires » (minorités nationales, « nations sans État »). Leur trajectoire est très contrastée : les premières se sont constituées progressi­vement par l’arrivée volontaire de migrants ; les seconds apparaissent suite à une incorporation souvent forcée dans un ensemble politique plus vaste, par exemple à la suite d ’une défaite militaire. La présence ou l’absence d’intentionnalité a une conséquence décisive sur les exi­gences que peuvent émettre les deux groupes. En quit­tant leur pays d ’origine et leur environnement culturel habituel pour s’installer définitivement dans un autre pays, les immigrants « n’ont pas été déracinés, ils se sont déracinés51 ». Ils savaient que le prix à payer s’appelait intégration. Cet ajustement n ’implique évidemment pas l’alignement total des immigrants sur la norme majori­taire. Il exige, par contre, d ’accepter le cadre social d’en­semble (langue, législation...) et d ’y adapter les pratiques éventuellement en rupture avec le code social existant (cas de l’excision et de la polygamie).

Ainsi, les communautés musulmanes en Europe ne peuvent légitimement attendre que leur religion y ait la même place que dans les pays islamiques où elle est presque toujours religion d ’État. Il leur faut trouver des modalités de fonctionnement appropriées à leur situa­tion minoritaire dans des sociétés laïques, historique­ment marquées par le christianisme. Le processus d’accommodation n ’est d ’ailleurs pas unilatéral car la

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société d’accueil a aussi un devoir d’ouverture à leur égard. Leur présence aura ainsi, inéluctablement, cer­tains effets sur l’identité nationale à la formulation de laquelle ils participent désormais. Toutefois, la charge de l ’adaptation n’est pas répartie de façon égale, elle pèsera toujours davantage sur les communautés immi­grées du fait qu’elles s ’insèrent dans un tissu social déjà existant.

Certains rétorquent que les réaffirmations identitaires chez les immigrés sont une remise en cause de la logique intégratrice présente dans le « contrat migratoire ». Bien que la tentation du communautarisme existe, je serais plutôt enclin à considérer que la manifestation publique de l’ethnicité - avec les demandes qui l ’accompagnent comme, par exemple, la modification des programmes scolaires de façon à tenir compte de l’apport culturel des différents groupes - implique une révision des modalités de l’intégration et non sa négation. Autrement dit, alors que dans la première moitié du siècle écoulé, l ’impératif de l’intégration réclamait la fusion dans la nation, il fonctionne aujourd’hui dans un cadre plus ouvert, où une identité nationale plus diffuse peut parfaitement se concilier avec une ethnicité plus affirmée. Cet infléchis­sement ne doit pas être interprété à mauvais escient : il ne signifie nullement que l’intégration marche aujour­d ’hui moins bien qu’avant. À certains égards, c ’est l’in­verse qui est vrai.

Ainsi, pour prendre le cas des Juifs de France, une communauté dont on peut mesurer l ’évolution sur deux siècles, on constate qu’ils avaient opté au XIXe siècle pour une grande discrétion dans la vie publique et fait preuve d’un patriotisme fiévreux. Pour autant, cette assi­

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milation que d’aucuns leur reprochent amèrement aujourd’hui allait de pair avec le maintien d ’une cohé­sion communautaire remarquable52. À l’inverse, alors que les Juifs ont acquis une présence bien plus grande sur la scène publique et que leurs diverses institutions (Crif, Grand rabbinat, Consistoire central) défendent fer­mement les intérêts communautaires, l ’intégration dans la société environnante n’a jamais été aussi profonde (l’indice le plus révélateur est la progression continue des mariages « mixtes »). Preuve que la visibilité identi­taire n ’est en rien synonyme d ’un repliement commu­nautaire généralisé.

La persistance d’une logique intégratrice que même la réaffirmation du « droit à la différence » ne parvient pas à entraver, est perçue par certains comme une insupportable menace pour les cultures minoritaires. Ils se prononcent en faveur d ’un multiculturalisme rigide qui permettrait aux diverses cultures d’être préservées, chacune dans un espace social propre53. Outre que ce communautarisme absolu repose sur une vision roman­tique, et trompeuse, des cultures comme formes primor­diales de l ’authenticité, il a surtout l ’immense inconvénient d’ignorer les attentes des immigrés eux- mêmes.

Sans doute, ces derniers demandent-ils, tout à fait légitimement, que leur culture d’origine soit respectée par l ’État et la société d’accueil et qu’elle puisse béné­ficier de relais. Mais ils sont beaucoup plus réticents à considérer que la préservation méticuleuse de leurs cul­tures soit un bienfait. Que la charge la plus féroce por­tée contre le multiculturalisme canadien l’ait été par un Trinidadien d ’origine hindou, installé à dix-huit ans à

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Toronto, la Mecque du multiculturalisme, ne manque pas d’intérêt. Critiquant le multiculturalisme pour sa vision réifiée et exotique de la différence, Neil Bissoondath le dénonce surtout parce qu’il se contente de célébrer, sur tous les tons, la diversité culturelle pour en faire l’épine dorsale de la canadianité54. Mais le culte de la différence ne suffit pas à donner une cohérence minimale au projet national canadien, et en ce sens, il complique la tâche des nouveaux immigrants. Ceux-ci sont en effet encouragés à chérir leur héritage culturel alors qu’ils ont précisément quitté leur pays d ’origine pour élargir leurs horizons et s ’intégrer dans leur nou­veau pays. Mais cette insertion qui réclame accultura­tion, ajustement à un autre mode de vie, adhésion à un socle commun de valeurs est rendue problématique du fait de la rhétorique multiculturaliste.

Ce libelle qui est aussi un formidable plaidoyer pour la liberté de création porte certainement l’empreinte de l ’esprit rebelle de son oncle, V.S. Naipaul, connu pour ses critiques souvent peu amènes, pour les traditions liberticides mais il reflète assez justement la demande d’identité nationale présente chez les nouveaux immi­grants canadiens. La preuve en est que ceux-ci sont les plus attachés au nationalisme pan-canadien qui s’est développé au cours des années 1980 autour de la Charte des droits et libertés, des symboles nationaux (drapeau, hymne, fête nationale), des institutions fédérales... Et ce phénomène n’est pas confiné au Canada. En Grande- Bretagne également, « ce sont les minorités qui éprou­vent le plus grand besoin psychologique et politique de clarification quant au cadre commun et aux symboles nationaux. Car une définition claire sur ce qui nous lie

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volontairement dans un même pays allège, pour les minorités, la pression de la mise en conformité dans toutes les sphères de la vie sociale, ou dans des domaines choisis arbitrairement, de façon à récuser l’accusation de déloyauté55 ». Plus que de multicultura­lisme, c’est donc d’un patriotisme de rassemblement que les communautés immigrées sont demandeuses.

Ajoutons encore que la configuration communau­taire entre groupes ethniques et nationaux n’est pas de même nature. Les premiers s ’articulent autour des réseaux de solidarité familiaux, de structures associa­tives et, dans une certaine mesure, d’une territorialité de quartier. A l’inverse, les groupes nationaux constituent souvent des sociétés globales pourvues d’une structura­tion sociale complète, d ’institutions propres, d ’un espace politique spécifique, d ’un territoire déterminé et d’une culture particulière56.

Nombreux sont donc les éléments qui plaident en faveur d’une distinction tranchée entre polyethnicité et multinationalité. Du coup, les réponses que les autorités politiques auront à apporter aux deux types de groupes seront de nature différente. Si, pour les premiers, l ’ob­jectif prioritaire reste l ’intégration à la société environ­nante - avec maintien, optionnel, de particularismes identitaires - , il convient avant tout de la faciliter en lut­tant contre toute forme de discrimination (raciale, reli­gieuse...) et en mettant provisoirement en œuvre des traitements préférentiels (affirmative action) pour que l’égalité des chances soit davantage respectée.

De telles mesures répondent également, en général, aux besoins des minorités ethno-religieuses. Ainsi, pour les Juifs de diaspora, l ’attente essentielle porte sur le

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respect scrupuleux de leur qualité de citoyens, et donc sur la lutte acharnée contre toute manifestation d’anti­sémitisme mais ils sont aussi, pour les plus religieux, désireux d ’obtenir ponctuellement certains aménage­ments de façon à concilier vie dans la cité et pratique religieuse (cas des exemptions de cours pour le samedi). Dans le même sens, en accordant aux Sikhs le droit de conserver leur turban traditionnel - et non de devoir opter pour la coiffe réglementaire dans la police montée - , les autorités canadiennes ont adopté une mesure faci­litant l’intégration de cette communauté.

Toutefois, la politique de défense et de promotion active n’est pas toujours suffisante ou appropriée pour les groupes ethno-religieux. Ainsi les musulmans de langue serbo-croate auraient-ils pu, si le sentiment national s’était consolidé au xixe siècle sur une base lin­guistique, participer à un mouvement national de type laïc avec les Croates et les Serbes. Si ce nationalisme unifié des Slaves du Sud avait pu triompher, c ’est à l’in­térieur d ’un même espace politique que les musulmans auraient défendu leurs droits comme communauté reli­gieuse. Mais cette évolution fut contrariée par la persis­tance du lien étroit entre nation serbe et orthodoxie et par le développement d ’un nationalisme croate centré sur le catholicisme.-Dès lors, les musulmans n ’eurent plus vraiment d’alternative si ce n’est de se définir, eux aussi, comme communauté nationale, statut qui leur fut finalement accordé par le régime titiste en 196857.

Dans un registre similaire, si l’émancipation des catho­liques avait été plus rapide et si leur ascension sociale n ’avait pas été contrariée pendant longtemps par la main­mise des protestants sur l ’économie de l ’Irlande (en par­

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ticulier en Ulster), une logique intégratrice, fondée sur l’égalité des droits aurait pu se développer au sein du Royaume-Uni. Au lieu de cela, la résistance farouche de l’oligarchie protestante à toute réforme en profondeur entraîna les catholiques sur la pente d ’un nationalisme de plus en plus affirmé qui passait par la rupture avec Londres. Dans un contexte de concurrence nationaliste ou dans une situation coloniale, les groupes ethno-religieux peuvent donc entrer dans des processus de « nationalisa­tion » et réclamer l’autonomie institutionnelle, voire l’in­dépendance, qu’exigent, classiquement, les groupes nationaux. Mais si ce passage vers le nationalisme est possible pour les groupes ethniques à fondement reli­gieux, il apparaît hautement problématique pour les minorités issues de l’immigration58. Lorsqu’il y a mobili­sation nationaliste, elle se fait dans le pays d’accueil mais au profit de la patrie d ’origine (comme les Kurdes d’Allemagne soutenant la création d’un Kurdistan indé­pendant en Turquie ou les Sikhs du Royaume-Uni luttant pour l’établissement du Khalistan au Punjab indien).

Malgré la différence structurelle entre minorités immigrées et groupes nationaux, certains hommes poli­tiques se sont pourtant ingéniés, pour des raisons plus ou moins avouables, à gommer toutes les nuances pour les subsumer sous la catégorie générique de multicultu­ralisme. Ainsi, à première vue, la promotion du multi­culturalisme par l’État canadien à compter de 1971 paraît motivée par l ’objectif légitime de prise en compte d’une diversité ethnique de plus en plus grande. Mais derrière ces intentions généreuses, un dessein moins noble semble bien avoir présidé à la célébration du mul­ticulturalisme : désamorcer la revendication nationaliste

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québécoise en la noyant dans le grand bain multicultu- rel. Autrement dit, est à l ’œuvre ici un usage stratégique du multiculturalisme que l’ancien Premier ministre du Québec, René Lévesque, avait justement perçu lorsqu’il déclarait : « Le multiculturalisme, c’est une diversion. C ’est une notion inventée pour obscurcir la question du Québec, pour créer l’impression que nous sommes tous des ethnies et n’avons pas à nous inquiéter d ’un statut spécial pour le Québec59 ». Les groupes nationaux se montrent donc suspicieux face au projet multiculturel qui a tendance à accorder le même degré de reconnais­sance à toutes les minorités ethniques alors qu’eux- mêmes souhaitent précisément bénéficier de traitements particuliers correspondant à leur spécificité nationale.

On touche là du doigt le point faible du multicultura­lisme d’État : sa propension naturelle, dans le prolonge­ment de la logique redistributive de l’État moderne, à égaliser les conditions. La même critique vaut d’ailleurs également pour les projets libéral et républicain qui tous deux reposent sur une vision isomorphe de l’individu (que ce soit comme titulaire de droits ou comme citoyen). En ne sortant pas de cette logique égalitaire, les trois modes d ’organisation de la démocratie rencon­trent d’évidentes difficultés pour différencier suffisam­ment les situations, et partant pour prendre en compte la spécificité des expressions nationales. Le faire implique nécessairement une ouverture plus grande à la pluralité nationale sur la base d’un libéralisme rénové60. À minima, la réorganisation de l’Etat-nation paraît indis­pensable. Dans de nombreux cas, c ’est à son dépasse­ment qu’il faudra œuvrer.

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VI

Gérer la pluralité nationale

L’État-nation est aujourd’hui en crise1. Celle-ci est la résultante de deux phénomènes : l ’affaiblissement de l ’État comme agent régulateur et la crise idéologique de la nation comme formation sociale organisée par l’État. Que l’État n’ait plus sa superbe d ’antan, le constat ne souffre guère de discussion même s’il convient de se garder de toute vision rétrospective lui attribuant par le passé une puissance incommensurable. L’État contem­porain est néanmoins miné de façon inédite par « le haut » et par « le bas ». D’un côté, l ’accélération de la mondialisation réduit fortement sa capacité d’action et le rend défectueux2. D’un autre côté, il est soumis à des forces centrifuges au niveau local et régional qui entra­vent ses fonctions régulatrices et redistributrices. Diminué par l ’extérieur et par l ’intérieur, l’État est atteint d ’une double déficience que Denis de Rougemont avait diagnostiquée en son temps : « il se montre à la fois trop grand et trop petit. Il est trop grand pour parvenir à animer l’ensemble de son territoire...

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Par rapport aux tâches de dimension mondiale, l ’État est trop petit3 ».

Par ailleurs, nous avons affaire à une crise idéolo­gique de la nation comme communauté politique et catégorie juridique organisée par l ’État. Ce dernier est incontestablement un puissant agent d’institution de la nation qui façonne les contours de l’identité nationale par refoulement des identités « premières » (religieuses, régionales...) et par la diffusion d ’une norme culturelle homogène, l ’objectif étant de parvenir à la concordance entre unité politique et unité culturelle4. Pourtant, ce principe d ’homogénéisation des sociétés est toujours demeuré, dans une large mesure, un idéal et, dans la réa­lité, la coïncidence culture/politique est restée fort imparfaite. Du fait de cette diversité culturelle persis­tante, les véritables États-nations sont donc rares. De plus, la construction d ’une identité nationale englobante se révèle beaucoup plus délicate avec la démocratisa­tion croissante des sociétés contemporaines.

Les indispensables ajustements de VÉtat-nation

Dans ce contexte général, l’État-nation classique n’a pu échapper à un mouvement de réforme en procédant à des réaménagements de nature institutionnelle : les États unitaires ont tous, en Europe, connu des aggior- namento.

Dès 1947, l’Italie mentionnait dans sa Constitution qu’un statut spécial serait accordée à cinq régions (Val d ’Aoste, Sardaigne, Sicile, Frioul-Vénétie julienne, Trentin-Haut Adige) afin de prendre en compte leur spé­

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cificité historique, linguistique et géographique. Ces régions ont obtenu des statuts spécifiques, avec des pou­voirs variés, mais il n’est certainement pas indifférent que les compétences les plus étendues, assorties d ’une importante autonomie financière, aient été accordées au Trentin-Haut Adige, et en son sein à la province de Bozen (Bolzano). Cette dernière, peuplée de Tyroliens germanophones, avait été rattachée à l’Italie à l ’issue de la Première Guerre mondiale pour la récompenser de son engagement auprès des Alliés.

Si les germanophones ont gagné une large autono­mie, ils le doivent à deux circonstances favorables : d’une part, la présence d’un parti régionaliste puissant, le Südtiroler Volkspartei, qui rassemble plus de 80 % des voix lors des consultations locales et près des deux tiers aux législatives ; d ’autre part, l ’existence d’un État- protecteur, en l ’occurrence l’Autriche, qui est intervenu activement pour défendre les anciens sujets de l’Empire austro-hongrois. Un accord italo-autrichien de 1969 mit fin à la campagne d’attentats contre les biens perpétrée par de jeunes militants du SVP, excédés par les limita­tions imposées par Rome à l’autonomie de la province. Le nouveau statut de 1972, résultat de l’entente conclue avec l’Autriche, accroissait de façon très substantielle cette autonomie ce qui prouve combien l’intervention active d’un État tutélaire pèse, lourdement, dans le maintien, au bénéfice de communautés nationales mino­ritaires, d ’un dispositif de protection fort.

Ainsi, bien que les francophones de la vallée d’Aoste, rattachés à l’Italie depuis 1860, soient égale­ment largement représentés par un parti autonomiste, l ’Union valdôtaine, leur capacité de manœuvre vis-à-vis

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de Rome est plus limitée parce que la France n’a pas à leur égard le rôle de protecteur extérieur que l’Autriche remplit vis-à-vis des Tyroliens du Sud. Sans doute, faut- il voir dans cette différence d’attitude le reflet de deux cultures politiques distinctes : la conception territoriali- sée de la nation que défend la France ne la pousse pas à un engagement politique particulier en faveur des com­munautés des « confins français » (Suisse romande, Wallonie et Bruxelles, Québec) alors que l’Autriche, au nom d’une conception plus culturelle de la nation, estime de son devoir d ’intervenir en faveur des germa­nophones hors-frontières de l’ancien Empire habsbour­geois.

La France s’est engagée plus tardivement sur la voie de la réforme avec la décentralisation de 1982 mais ce régionalisme est avant tout d’ordre fonctionnel, l ’au­dace du législateur ayant été confinée aux terres insu­laires et/ou lointaines. Rien n’interdit pourtant qu’elle ne s’exerce un jour sur le territoire métropolitain. La France ne ferait alors que rejoindre la cohorte nom­breuse des États unitaires qui ont accepté une différen­ciation interne croissante.

Sous l’impulsion du Premier ministre travailliste Tony Blair, le Royaume-Uni s’est ainsi engagé dans une politique de dévolution qui passe par la création d ’as­semblées régionales au pays de Galles, en Écosse et en Irlande du Nord. La mise en place d’une assemblée locale à Cardiff et d ’un Parlement régional à Édimbourg conduit à redonner à deux entités constitutives de la Grande-Bretagne, le pays de Galles et l ’Écosse, une autonomie institutionnelle qu’elles avaient perdue lors de leur union avec l’Angleterre, respectivement en 1536

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et 1707. Sans doute les pouvoirs attribués à ces nou­veaux organes doivent-ils être évalués à leur juste mesure. Relativement limités pour l’assemblée galloise, ils sont plus généreux pour le Parlement écossais qui dispose également de certaines compétences fiscales. Toutefois, cette dévolution contrôlée ne doit pas mas­quer un fait majeur : dans un pays où la souveraineté du Parlement est un véritable dogme, Westminster s’est dessaisi d ’une partie de ces pouvoirs au profit d’assem­blées « régionales » élues en mai 1999. Cette dévolution répondait à deux objectifs complémentaires.

Le premier était de moderniser le fonctionnement de l ’État britannique en instillant une dose de décentralisa­tion et de contrer ce faisant des tendances centralisa­trices jugées souvent excessives et néfastes à l’efficacité de l ’action gouvernementale. Le second visait à désa­morcer la revendication nationaliste au pays de Galles et en Écosse en donnant un espace d ’expression politique spécifique aux électeurs de ces deux nations. Le pari a été provisoirement gagné mais rien ne dit qu’il le restera à long terme, tout au moins en Écosse. Au pays de Galles, par contre, bien que l’influence du parti natio­naliste Plaid Cymru ne soit pas négligeable, l ’union pluri-séculaire avec l ’Angleterre suivie d ’une anglicisa­tion profonde, en particulier au sud, rend aléatoire la consolidation d’une stratégie de rupture avec Londres. Le projet d’assemblée galloise a d’ailleurs failli ne pas être approuvé par les électeurs : seules 6721 voix sépa­raient le oui du non !

La situation écossaise est différente dans la mesure où l ’identité collective y est restée plus affirmée, d’au­tant que l ’union avec l ’Angleterre n’a jamais mis fin à

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nombre de particularismes dans les domaines éducatif, juridique, administratif, religieux (le calvinisme presby­térien est la religion établie). La prégnance d’une forte conscience identitaire explique que le message du Scottish National Party qui prône purement et simple­ment l ’indépendance de l’Ecosse rencontre une réso­nance persistante (environ 20 % des voix aux élections générales). Ce sentiment n’aurait pas été en lui-même suffisant pour doter le SNP d’une base électorale solide mais l’affaiblissement de l ’identité britannique, consé­cutive à la fin des ambitions impériales, et la découverte du pétrole dans la mer du Nord, gage de l ’autosuffisance économique, donnaient un crédit nouveau aux appels à la souveraineté du SNP.

Le cas de l’Irlande du Nord est encore distinct. Il ne s’agit pas seulement ici de doter une « région » de l’au­tonomie administrative mais de mettre un terme à un conflit violent entre nationalistes (catholiques) et unio­nistes (protestants) né d’une autodétermination inabou- tie puisque la partition de l’île en 1921 avait laissé subsister, dans les six comtés du nord placés sous sou­veraineté britannique, les germes de l’affrontement entre catholiques (40 %) et protestants (60 %). « L’accord du vendredi saint » (avril 1998) offre pour la première fois depuis le début des « troubles » en 1969 une perspective raisonnable de sortie de crise, malgré sa laborieuse mise en œuvre.

Le conflit entre protestants et catholiques en Irlande du Nord n ’est qu’une facette du conflit plus large qui a vu les deux communautés s’affronter dans toute l’Irlande et, au-delà, dans le cadre du Royaume-Uni. Du fait de cette imbrication des conflits, toute solution doit

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être globale et intégrer les trois strates conflictuelles. C ’est précisément ce que prévoit l’accord de paix à tra­vers son dispositif institutionnel. En Irlande du Nord, une assemblée semi-auto nome dotée de pouvoirs légis­latifs et exécutifs a été élue. Parallèlement, deux conseils verront le jour. Le premier, « Nord-Sud », asso­cie représentants de l ’Ulster et de la République d’Irlande afin de développer la coopération dans des domaines d’intérêt commun (transports, tourisme...). C ’est là un moyen de marquer l’unité de l’Irlande à laquelle les catholiques sont fermement attachés. Le second conseil irlando-britannique composé, lui, de représentants des gouvernements de Dublin et de Londres ainsi que de délégués des « régions auto­nomes » (Irlande du Nord, Écosse, pays de Galles) rem­plit une fonction de coopération à l’échelle des îles Britanniques. Il répond avant tout au désir des unio­nistes protestants de disposer d’une institution à laquelle tout le Royaume-Uni participe. Cette structure à trois étages est fondée sur un principe de relativisation de la souveraineté.

Nationalistes et unionistes ayant une vision diamé­tralement opposée du titulaire de la souveraineté en Irlande du Nord, cette question essentielle est laissée provisoirement en suspens. D ’un côté, Londres a abrogé un texte de loi de 1920 qui affirmait sa souveraineté inaliénable sur l ’Ulster tandis que Dublin abrogeait deux articles de sa constitution dans lesquels il était mentionné que la juridiction du gouvernement irlandais s’exerçait sur toute l’île. D ’un autre côté, la restauration d’une assemblée régionale - alors que la précédente avait cessé de fonctionner en 1972 - investit les acteurs

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locaux, sinon d’une véritable souveraineté, du moins d’une responsabilité dans la conduite des affaires de l’Irlande du Nord. Parallèlement, la mise en place d’ins­titutions transfrontalières en charge de sujets d ’intérêt commun - agriculture, environnement... - est un moyen de diluer la frontière entre nord et sud en pro­mouvant des coopérations fonctionnelles. Esquiver ainsi la question de la souveraineté ne constitue sans doute pas une solution à long terme mais, dans une situation où les revendications s ’opposent frontalement, un pareil procédé peut faciliter l’émergence d’ap­proches novatrices et dépassionnées pour régler un conflit dans une société profondément divisée.

La constellation des minorités nationales

De l’inventivité, il en faut également une forte dose en Europe de l’Est. Une stratégie de contournement de la souveraineté nationale n ’est guère envisageable dans la mesure où, au cours des deux derniers siècles, toute l’expérience historique de ces peuples a gravité autour de cette difficile, et souvent douloureuse, question. La souveraineté doit plutôt être atténuée que mise entre parenthèses afin de répondre à un défi particulier : concilier l ’autorité de l’État central avec l ’existence autonome de minorités nationales5.

Cette configuration est liée à la trajectoire historique spécifique qu’a suivie la constitution des États modernes dans un espace marqué pendant des siècles par la pré­sence de trois Empires, ottoman, autrichien et russe. Même si ces ordres impériaux étaient structurellement

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liés à une religion dominante (Islam sunnite, catholi­cisme, christianisme orthodoxe), ils rassemblaient des peuples fort divers sans que cela soit perçu comme une menace ni par un pouvoir impérial reposant sur une légi­timité dynastique transcendante, ni par les multiples peuples sujets qui bénéficiaient généralement d ’une large autonomie pour leur organisation interne. Avec la montée d u principe des nationalités au XIXe siècle, ce bel ordonnancement se brise peu à peu et la disparition de deux Empires (Autriche-Hongrie, Empire ottoman) conduit à l’apparition après la Première Guerre mondiale d’une pléiade de nouveaux États.

Mais leur consolidation s’avère d’emblée probléma­tique dans la mesure où ils se veulent pour la plupart des États unitaires développant une stratégie d ’intégration nationale forte alors même que leur soubassement social est resté impérial, c’est-à-dire fondé sur une population hétérogène. La Roumanie parvint ainsi à regrouper en 1919 à l’intérieur de ses frontières la plu­part des populations d’origine roumaine mais cette large inclusion signifiait également l’incorporation d’impor­tantes minorités (Hongrois, Juifs, Allemands...) qui constituaient un quart de la population totale. En Pologne, la situation était encore plus délicate puisque plus de 30 % de la population était constituée d’Ukrainiens, de Juifs, de Biélorusses... Tous ces États connurent une existence cahotique durant l’entre-deux- guerres, le projet d’affirmation nationale, souvent exclusiviste, de ces jeunes États se heurtant à la volonté farouche des minorités de préserver leur autonomie.

La Seconde Guerre mondiale apporta avec elle une dramatique et terrible « simplification » de la question

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nationale avec le génocide des Juifs puis, après 1945, avec l’expulsion des Allemands (de Tchécoslovaquie, Pologne...), les transferts de populations (Slovaques de Hongrie contre Hongrois de Slovaquie), les modifica­tions de frontières comme le déplacement de la Pologne vers l’Ouest qui la « privait » de ses Ukrainiens, Lituaniens, Biélorusses. Pour autant, si la question des minorités perdait de son acuité, elle ne disparaissait pas.

Le tableau à la Kokoschska où la profusion des touches de peinture ne permet pas de discerner de com­position d’ensemble - qui rendait bien la bigarrure des États d’Europe orientale avant 1945 - avait disparu. Mais il n ’avait pas été remplacé par un tableau de Modigliani avec peu d’ombres et de grands aplats très nettement distincts, correspondant assez largement à la situation en Europe occidentale où les États étaient par­venus à structurer des identités nationales relativement homogènes et distinctes les unes des autres.

Après 1945 l’Europe orientale se trouvait dans une position intermédiaire et ressemblait plutôt à une toile de Kandinsky où les couleurs sont prises dans des formes géométriques précises mais avec des effets de contraste appuyés6. Seulement cette richesse du coloris, recouverte par la grisaille du réalisme socialiste, fut pendant quarante ans imperceptible. Elle n ’apparaîtra avec une intensité extraordinaire qu’après la fin du com­munisme, malheureusement sous des couleurs violentes et sombres avec la désintégration de la fédération you­goslave en 1991.

Les guerres de Yougoslavie - de la Croatie au Kosovo en passant par la Bosnie-Herzégovine - consé­cutives à l ’éclatement non négocié d’un État multinatio­

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nal, dans un contexte d ’exacerbation nationaliste, ont été accompagnées de déplacements massifs de popula­tions comme de massacres systématiques. Cette fureur guerrière, alimentée par l’espoir de constituer autant d ’Etats correspondant aux anciennes républiques, a conduit, si l ’on ose dire, au « règlement de la question des minorités nationales » par leur élimination physique et leur expulsion forcée. Pourtant l ’agonie sans fin des peuples de Yougoslavie ne doit pas obscurcir le fait que, dans l’espace post-communiste, beaucoup d ’États sont parvenus à gérer leur diversité interne sans trop d’à- coups dans un contexte qui était loin d ’être favorable. Retrouver sa souveraineté nationale - et même souvent l’établir, comme ce fut le cas de la kyrielle d’États nés de la décomposition de l’URSS - tout en reconnaissant le fait minoritaire à l’intérieur d ’un État de droit démo­cratique dont il fallait jeter les bases, n ’avait en effet rien d’un exercice facile.

Pourtant, bien que dans la période de décommunisa­tion, les fortes tensions, voire les affrontements armés n ’aient pas manqué (Moldavie, Caucase...), dix ans après la chute du Mur, le bilan est moins négatif que l’on aurait pu le craindre - l’exception notable étant celle de la fédération yougoslave. Beaucoup de conflits potentiels ne se sont tout simplement, et fort heureuse­ment, pas matérialisés parce que les dirigeants poli­tiques ont évité de trop dramatiser certaines situations.

Cette retenue a, par exemple, caractérisé l’attitude de Budapest après l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1994 face au sort des Magyars dans la Roumanie du néo-communiste Ion Iliescu. De plus, les nouveaux États doivent composer, avec un bonheur variable, avec

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leur variété interne alors qu’ils ont très largement adopté une forme étatique unitaire, avec une centralisa­tion assez poussée. Contrairement à la tendance géné­rale repérable en Europe occidentale, la régionalisation y est embryonnaire. Cette forte affirmation de l’État central est liée à la volonté d’insister, dans la lignée du modèle républicain français, sur l’unité indivisible de la nation, et ce, afin de couper court à toutes les tendances centrifuges. Toutefois, la référence insistante à la« nation universelle des citoyens » est prise en défaut

/ /par une autre caractérisation de ces Etats comme Etats nationaux où la « nation ethnique » majoritaire est titu­laire de l ’État, les autres groupes constituant des mino­rités ethniques ou nationales7, distinctes par la langue, la religion, l ’histoire.

L’ethnicité de l’État est parfois clairement affirmée, comme en Croatie et en Macédoine, dans la constitution elle-même, parfois plus implicite. L’officialisation de l’ethnicité n ’est pas en soi anti-démocratique, et de fait, en Europe orientale, elle se déploie dans un cadre démo­cratique puisque les droits de citoyenneté sont reconnus à tous, les minorités bénéficiant en outre de droits spé­cifiques (usage de leur langue propre, réseau d ’écoles spécifiques...). Pour autant, même dans une démocratie ethnique, l’association entre l’État et la nation princi­pale suscite fréquemment un sentiment d’aliénation des minorités par rapport à l’État, voire frictions et tensions.

La condition liminaire pour que s’instaure un équi­libre à peu près stable est que l ’État fonctionne réelle­ment de façon démocratique. Cela suppose que les dirigeants politiques, même choisis dans le cadre d ’élections libres, renoncent à la tentation populiste de

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se présenter comme des leaders providentiels, incarnant la volonté nationale. Cet appel permanent au « peuple réel », invoqué de façon mythique, ne peut que tendre les relations avec les minorités nationales qui appartien­nent, elles, au seul « peuple légal » (la collectivité des citoyens) tout en relevant d’un autre « peuple réel » (qui a généralement son siège dans un État voisin).

Du temps où la Slovaquie était dirigée par le popu­liste Vladimir Meciar, ce dernier ne manquait pas de se présenter comme l’authentique porte-parole d’une - mystérieuse - volonté populaire, ce qui allait générale­ment de pair avec un discours fortement antagonique vis-à-vis des six cent mille Hongrois de Slovaquie (soit 11 % de la population). Ce populisme agressif atteignit des sommets au cours de l ’été 1997 lorsque Meciar pro­posa tout bonnement un transfert de populations entre la Hongrie et la Slovaquie. La victoire de l’opposition en septembre 1998 changea de façon notable le cours des choses. Un geste du nouveau Premier ministre doit être souligné : la constitution d’un gouvernement de large coalition incluant le parti magyar qui dispose d’un vice- Premier ministre et de deux ministres de plein exercice. De façon symptomatique, l’alternance démocratique à Bucarest en 1996 est aussi allée de pair avec l ’inclusion de l’Union démocratique des Magyars de Roumanie dans la nouvelle coalition gouvernementale. Cette pra­tique est extrêmement positive parce qu’en associant ainsi les représentants de la minorité à l ’exercice du pouvoir elle intègre l’ensemble du groupe à l’espace politique étatique.

Approfondir l’intégration citoyenne est une impé­rieuse nécessité mais elle ne saurait constituer l’unique

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réponse dans des États définis comme nationaux (alors qu’ils sont sociologiquement plurinationaux) : la recon­naissance de droits particuliers aux membres de collec­tivités minoritaires est tout aussi indispensable. La question essentielle est bien entendu de savoir quelle sera l’étendue de ces droits que la plupart des pays de « l’autre Europe » ont circonscrit par des textes législa­tifs particuliers. Généralement, les droits spécifiques sont de deux ordres, culturel-et politique. Les premiers sont les plus fournis et tournent autour de l’enseigne­ment dans la langue minoritaire au sein d ’un réseau sco­laire propre, de son usage dans l ’espace public, de la préservation de l’identité culturelle par le biais de publi­cations, d ’émissions de radio et de télévision. Bien entendu, la reconnaissance de ces droits n’a de sens que si l ’État lui-même en assure la réalisation en prenant à sa charge, par exemple, le fonctionnement des écoles et la formation des professeurs.

L’insistance sur les droits culturels se justifie double­ment. D ’abord, parce qu’en Europe orientale, la dimen­sion culturelle a joué un rôle essentiel dans les processus d’identification collective tant et si bien que le terme « nation » y renvoie d ’abord à la communauté de culture, non à la communauté politique. Cette hypertrophie du facteur culturel avait d ’ailleurs été fort bien perçue au début du siècle par ceux que l ’on a appelés les austro- marxistes comme Otto Bauer et Karl Renner. D ’où leur proposition de séparer l’État de la nation, le premier détenant l’autorité politique souveraine, la seconde constituant une personne morale distincte, vecteur de l’identité culturelle. La mise en œuvre de cette dissocia­tion passe par l ’introduction d ’un principe nouveau,

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celui de la personnalité, par lequel l’individu détermine librement so i appartenance nationale, et partant choisit la langue, les écoles, les institutions de bienfaisance cor­respondant à ses intérêts identitaires. L’État ne fait donc plus corps avec une nation. Il abrite une pluralité de nations qui sont autant de structures corporatives auto­nomes gérant leurs affaires éducatives et culturelles sur une base, non pas territoriale, mais personnelle8. Cette autonomie nationale culturelle qui n’ avait connu que de bien timides applications (Moravie en 1905-1906, Estonie et Lituanie dans les années vingt) a pourtant été remise à l’honneur récemment par la Hongrie9.

Sa législation de 1993 reconnaît treize minorités nationales et ethniques (des Tziganes aux Ukrainiens en passant, entre autres, par les Allemands et les Grecs), administrées par des organes d’autogestion élus, dans les domaines de compétence qui leur sont dévolus (édu­cation, culture). Ces organismes fonctionnent au niveau local comme au niveau national, institutionnalisant ainsi une véritable représentation minoritaire. La Hongrie offre à ses minorités (environ 8 % sur une population de 10,5 millions) une protection généreuse qui s’accom­pagne d’une double reconnaissance assez rare en Europe de l’Est.

D ’une part, la constitution considère les minorités comme des éléments constitutifs de l ’État, autrement dit, elles sont tenues pour des parties intégrantes du corps politique, au même titre que les Hongrois de souche. Ensuite, les minorités ont obtenu des droits col­lectifs c’est-à-dire que l’ensemble du groupe est titu­laire de droits qu’il exerce dans le cadre d’une autonomie interne. La Hongrie est ainsi l’exception qui

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confirme la règle. Tous les pays voisins ont en effet refusé d’accorder des droits collectifs aux minorités par crainte que ces droits ne soient instrumentalisés à l’ap­pui de menées sécessionnistes ou irrédentistes10. Ces pays ne reconnaissent donc pas les minorités nationales en tant que telles mais uniquement « les personnes appartenant à des minorités nationales » qui exercent leurs droits et libertés « individuellement ou en com­mun ». La formule, passablement alambiquée, mais reprise dans la plupart des documents internationaux, a pour objectif de souligner que la seule logique admise est de nature individualiste.

La seconde raison qui justifie pleinement l’insistance sur les droits culturels tient au fait qu’ils apparaissent toujours plus, dans nos démocraties avancées, comme une nouvelle dimension de la citoyenneté. Après les droits reconnaissant l’homme dans son irréductible individualité, puis comme membre de la cité et enfin comme agent productif dans la société, nombre de réflexions contemporaines considèrent que la citoyen­neté doit franchir une nouvelle étape en incluant désor­mais les droits culturels c ’est-à-dire ceux favorisant la promotion de référents culturels (langues, traditions...) tenus pour essentiels dans la définition de soi11. Parce que la citoyenneté ne se réduit plus à la participation politique, il est impératif d’approfondir la démocratie dans la société post-industrielle en y plaçant désormais au centre le sujet, dans sa personnalité et sa culture12. Admettre l’importance de l’identité culturelle, pour l’individu comme pour le groupe, implique que l’État facilite son épanouissement, bien entendu dans le res­pect des droits fondamentaux.

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Autant il est précieux pour les groupes minoritaires de disposer d ’un système efficace de protection de leur identité culturelle, autant il convient d ’être extrêmement circonspect dans l ’octroi de droits politiques spéci­fiques. Instituer un « Parlement des minorités » qui serait élu par les membres des minorités recensés sur des listes électorales spécifiques va ainsi clairement à rencontre du principe démocratique de l’unité de la représentation nationale. Une pareille mesure qui abou­tit à une division du corps politique est à rejeter. Les minoritaires doivent participer aux mêmes processus électoraux que les majoritaires dans la mesure où ils font tous deux partie du même ensemble politique.

Le principe général de la liberté d’expression et d’as­sociation s’applique bien entendu aux minoritaires ce qui signifie qu’ils ont non seulement le droit de militer dans les partis politiques nationaux, comme de voter pour eux, mais qu’ils bénéficient aussi du droit de constituer librement des formations politiques défen­dant leurs intérêts particuliers. L’article de la constitu­tion bulgare qui interdit les partis fondés sur « les principes ethniques, raciaux ou religieux » ne va pas dans ce sens puisqu’il menace potentiellement la liberté d’organisation des neuf cent mille Turcs de Bulgarie, même si une pratique libérale permet au Mouvement pour les droits et libertés (MDL) d’agir comme le « représentant » de la minorité turque qui forme l ’es­sentiel de son électorat. Les minorités démographique­ment nombreuses et concentrées territorialement (comme les Hongrois en Transylvanie roumaine ou les Turcs du Rhodope bulgare) sont assurés de pouvoir bénéficier, via leurs partis spécifiques (l’UDMR, le

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MDL) de représentants au Parlement. Il en va autrement des minorités faibles en nombre ou dispersées, comme les Polonais, les Serbes et les Grecs en Hongrie et en Roumanie. Dans ce cas de figure, il est parfaitement légitime de leur garantir, comme l’ont fait ces deux pays, des sièges réservés au Parlement. Ce dispositif peut éventuellement être complété par l’existence d’un « conseil représentatif des minorités » que le gouverne­ment doit consulter pour toutes les matières les concer­nant.

Enfin, même si les minorités nationales ne sauraient se prévaloir d’aucun droit systématique à prendre part à la conduite de l’État, leur participation au gouverne­ment constituera nécessairement un signal positif de leur intégration politique. La nomination de ministres magyars dans le cabinet roumain issu de l’alternance démocratique en 1996 suivi de la désignation de préfets et d’ambassadeurs hongrois, en associant la minorité aux structures du pouvoir étatique, lui confère ainsi une légitimité pleine et entière dans le champ politique national.

Doit-on se contenter d ’une régulation de la question minoritaire au seuL niveau interne ? La priorité donnée après 1945 à la protection des droits de l’homme sym­bolisée par l’adoption en décembre 1948 de la Déclaration universelle par l ’ONU a amené les ins­tances internationales à délaisser les droits des groupes, en particulier ceux des minorités. Il a fallu attendre la chute de l’empire soviétique, sa désagrégation et la montée des nationalismes pour que les organisations internationales, voyant les limites de l’approche pure­ment individuelle, considèrent que la protection des

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populations minoritaires passe par l’octroi de droits spé­cifiques. Les trois textes essentiels, qui datent tous de la première moitié des années 1990, émanent de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, de l ’assemblée générale de l’ONU et du Conseil de l’Europe13. Ils ont deux caractéristiques principales. Sur le fond, les minorités se voient garantir le droit d’exprimer et de développer leur identité eth­nique, culturelle, linguistique et religieuse. Parallèlement les Etats s ’engagent à créer les conditions propres à promouvoir les particularismes minoritaires, ce qui suppose à la fois un comportement positif (encourager, par des moyens adéquats, la préservation des minorités) et un procédé négatif (s’abstenir de toute politique d’assimilation).

Toutefois, ce dispositif a priori attrayant souffre d’une limitation intrinsèque. Il est globalement peu contraignant pour les États. Les déclarations de l ’OSCE et de l ’ONU, de nature politique, n ’ont qu’une portée morale et ne s’imposent pas juridiquement aux États. Le cas de la convention-cadre pour la protection des mino­rités nationales est différent puisqu’il s’agit en l’occur­rence d’un authentique instrument juridique multilatéral qui lie par conséquent les États par des obligations net­tement spécifiées. Le texte comporte deux écueils majeurs.

D ’une part, il n ’énonce que des objectifs généraux, en laissant aux États le soin de déterminer concrète­ment, à travers leur législation nationale, la mise en œuvre précise de ces droits. D’autre part, il ne prévoit aucun contrôle juridictionnel mais un mécanisme de suivi politique peu rigoureux. À l’heure où se construit

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peu à peu un droit pénal international donnant à des tri­bunaux internationaux (TPI sur l ’ex-Yougoslavie, TPI sur le Rwanda, future Cour criminelle internationale permanente) compétence pour juger les coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ce qui enfonce un coin supplémentaire dans le dogme de la souveraineté des États, la pusillanimité de la convention peut paraître rétrograde. Sauf que, comme le remarque très justement un commentateur avisé, « il existe une différence entre un exercice toujours aisé de rédaction d ’un instrument idéal qui n ’a aucune chance d ’être rati­fié et la négociation d ’une convention qui puisse être acceptée par les États et entre en vigueur, apportant ainsi un progrès, même limité, dans la protection des minorités14 ».

Or, la convention, entrée en vigueur depuis le début de l’année 1998, marque une étape décisive puisqu’il s’agit de la première norme multilatérale sur les minori­tés. Qu’elle ait été élaborée avec la participation des États et sur la base de leur consentement lui assurera une effectivité plus grande. Le précédent de la Société des Nations où le système de protection internationale des minorités s’enraya, parce que les jeunes États jaloux d’une souveraineté tout juste conquise étaient peu dési­reux d’honorer des obligations imposées, incite à penser que la méthode plus consensuelle adoptée par le Conseil de l’Europe est la bonne. L’initiative européenne fixe un cadre juridique qui est bien adapté pour stabiliser les relations entre États.

Stabilité, c’est d’ailleurs le maître mot du pacte adopté en mars 1995, à l ’initiative de la France, par les représentants de l’OSCE afin de parer aux risques de

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déséquilibre nés des tensions nationalistes à l ’est de l’Europe. Bien qu’il s’agisse d ’un simple accord poli­tique, iJ a permis d ’encadrer les relations entre les pays de l ’Union européenne, les trois États baltes et les six PECO (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie). Il a eu un effet salutaire sur les relations de la Hongrie avec deux de ses voisins, la Slovaquie et la Roumanie, avec lesquels Budapest a conclu coup sur coup deux traités de bon voisinage et de coopération en 1995 et 1996.

Ces accords associent reconnaissance de l’intangibi- lité des frontières (concession hongroise car l ’amputa­tion territoriale consécutive au traité de Trianon de 1920 n’avait jamais été véritablement acceptée) et octroi de garanties juridiques pour l’autonomie culturelle de la minorité magyare (concession slovaque et roumaine puisque les deux pays avaient toujours été réticents à s’engager sur la reconnaissance de droits à portée col­lective). Si la ratification de ces traités bilatéraux ne règle pas tous les problèmes, elle marque toutefois une étape significative dans la restauration d’un climat de confiance et dans une saine banalisation de la question minoritaire15.

L’institution par les deux traités d’une commission bilatérale chargée de veiller au respect des diverses clauses, notamment celles concernant les minorités nationales, met l’accent sur la nécessité de la coopéra­tion. Elle souligne aussi le caractère national de l’État, ce dernier étant comptable, non seulement du sort de ses citoyens, mais aussi des membres de la nation (au sens ethno-culturel), qui relèvent de l’autorité politique d ’États voisins. Ce principe de responsabilité est d ’ailleurs sou­

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vent incorporé dans la constitution des États, comme en Hongrie, en Croatie et en Roumanie. Ce droit de regard ainsi constitutionnalisé relativise sans conteste la préten­tion monopolistique des États à la souveraineté mais il n’y a pas lieu de s’en affliger outre mesure. Sans doute peut-il générer des dérives, comme lorsque Jôzsef Antall se proclamait en 1990 le premier ministre de 15 millions de Hongrois - additionnant aux. 10,5 millions de citoyens de la République de Hongrie, les minorités magyares des États voisins - et adoptait une politique activiste de défense des minorités magyares à l’étranger.

Pourtant, il serait injuste de condamner le principe du droit de regard sous prétexte qu’il peut favoriser l ’in­gérence. Négocié et entériné dans des traités bilatéraux, il peut, au contraire, s ’avérer un instrument utile. Il donne une assurance plus grande à la minorité nationale qui sait pouvoir compter sur l’État tutélaire extérieur tout en plaçant l ’État dont la minorité est citoyenne sous « observation critique » ce qui devrait le conduire à res­pecter les principes démocratiques et à éviter toute mesure autoritaire ou discriminatoire. Une attitude posi­tive par rapport à la double nationalité recèle également bien des vertus. Ceux des États qui la permettent ou la tolèrent comme la Hongrie sont plus conciliants que ceux qui l’interdisent explicitement ou ne l’acceptent pas (cas de l ’Estonieou de la Lituanie).

Un cas particulier : les minorités impériales

Si l’on délaisse maintenant les « vieilles minorités ». à l’instar des Hongrois de Transylvanie, pour se tourner

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vers les minorités récentes, formées par les 20 à 25 mil­lions de russophones qui se sont retrouvés dans les nou­veaux États issus de la décomposition de l’URSS, on est face à une configuration politique très différente. En effet, les Russes sont devenus minoritaires malgré eux, du fait du délitement de l’Empire soviétique et leur des­tin est fortement marqué par ces circonstances histo­riques. En Ukraine, ils ont obtenu immédiatement la citoyenneté tout comme le maintien, au même titre que les autres groupes minoritaires (Roumains, Polonais, Hongrois...), d ’un système scolaire spécifique. Cette attitude ne doit pas surprendre : Kiev fut la capitale du premier État russe et, par la suite, le destin des deux pays fut lié pendant des siècles créant une forte affinité entre eux.

L’histoire des trois pays baltes est radicalement dif­férente. Indépendants après le premier conflit mondial, ils tombèrent, en vertu du pacte germano-soviétique d’août 1939, dans le giron de l’URSS qui, une fois la Seconde Guerre mondiale terminée, procéda à une soviétisation méthodique. Les choses en restèrent làjus- qu’à la nouvelle accession à l’indépendance au début des années 1990 qui pose la délicate question des deux millions de Russes, sur une population totale de 8 mil­lions d’habitants, venus durant la période soviétique.

La Lituanie, où les Russes et apparentés (Ukrainiens, Biélorusses) ne représentent que 12 % de la population, a adopté une politique libérale proche de celle de l ’Ukraine. Il en va différemment de l ’Estonie et de la Lettonie où les Estoniens ethniques constituent 62 % de la population tandis que les Lettons sont tout juste majoritaires (52 %), le gros des « minoritaires »

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étant russes. Les deux pays ont adopté une loi sur la citoyenneté qui réserve celle-ci automatiquement aux personnes qui en bénéficiaient dans l’entre-deux- guerres ainsi qu’à leurs descendants. Les Russes qui, dans leur écrasante majorité, sont venus après 1945, ne l’ont donc pas obtenue d ’office. Ils doivent passer par une procédure de naturalisation qui suppose une période de résidence et surtout, la connaissance de la langue du pays, de ses institutions politiques et de la constitution. L’objectif recherché - éviter la naturalisa­tion massive des Russes - a été atteint puisqu’environ un tiers des résidents des deux pays n’ont pas le statut de citoyen.

Cette situation soulève une question extrêmement délicate : un État est-il en droit de restreindre ainsi l’ac­cès à la citoyenneté de personnes se trouvant légalement sur son territoire sur une base de fait ethnique16? La réponse doit évidemment tenir compte du contexte, en l’occurrence dramatique.

Les pays baltes ont été soumis à une incorporation forcée et brutale de la part de l ’URSS stalinienne. Le transfert des « éléments socialement hostiles », des « nationalistes bourgeois », des « koulaks contre-révolu­tionnaires » dans le Goulag a été massif : au début des années 1950, « les Baltes représentaient un cinquième du contingent des camps spéciaux. Au total, 10 % de la population adulte des pays baltes était soit en déporta­tion, soit en camp17 ». Cette répression impitoyable conduisit à une atrophie démographique encore accen­tuée par l’immigration considérable de Russes, encoura­gée par un pouvoir central avide d ’accélérer la russification. À l’évidence une dynamique graduelle et

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implacable de dilution des identités collectives lettone et estonienne était à l’œuvre.

Dans ces conditions, l ’indépendance, providentielle bouée de sauvetage, rendait aux Baltes la maîtrise de leur destin et, partant, la capacité d’enrayer cet inexo­rable étiolement par des mesures conservatoires, comme la loi sur la citoyenneté ou sur la langue. Il y avait donc péril en la demeure et « si des mesures radicales de “pro­tection ethnique” n’avaient pas été prises d ’urgence en 1991 pour stopper l’érosion linguistique, il est vraisem­blable que la russification se serait poursuivie et que le seuil de rupture fatidique aurait rapidement été atteint, aboutissant de facto à la disparition des peuples estonien et letton18 ». Nulle part sans doute plus que dans ces deux petites républiques baltes, la peur pour l’existence même de la communauté nationale, si typique de l ’Europe orientale19, n’est plus avérée. Dans une situa­tion marquée par un traumatisme historique originel, la logique de « récupération nationale » légitime, provisoi­rement, le recours à une définition restrictive de la citoyenneté, le temps de stabiliser en quelque sorte l ’identité nationale.

A ceux qui s’offusqueraient de cette citoyenneté sélective en y voyant l’apanage d ’une Europe de l’Est rebelle à l ’idée de natioa-citoyenne égalitaire, il n ’est sans doute pas inutile de rappeler que la France républi­caine est encore allée plus loin en 1998 dans l’accord de Nouméa.

Ce texte opère en effet une distinction à l’intérieur même du corps des citoyens français puisque ceux qui sont établis durablement en Nouvelle-Calédonie bénéfi­cieront d’une citoyenneté spécifique. Sont exclus du

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bénéfice de cette citoyenneté calédonienne, et donc du droit de voter lors des élections provinciales et des réfé­rendums d’autodétermination, tous ceux qui sont arrivés depuis 1988 (après une période de résidence de vingt ans ces personnes pourront toutefois être intégrés au corps électoral) : des citoyens français seront donc trai­tés, en Nouvelle-Calédonie, comme des résidents étran­gers. Cette discrimination est justifiée, dans le préambule de l’accord de Nouméa, par la nécessité de dépasser le traumatisme durable né du choc de la colo­nisation, ce qui suppose de restituer un pouvoir poli­tique substantiel au peuple d’origine. C’est précisément afin de permettre aux Kanaks de ne pas être encore davantage mis en minorité - alors qu’ils ne constituent déjà que 45 % de la population - et de reprendre leur destin en main que le corps électoral a été ainsi figé.

Toutefois, si dans le cas d’une réparation historique, l ’accès à la citoyenneté des « non-nationaux » peut être limité, la mesure ne saurait être permanente, sous peine de marginaliser politiquement, de façon durable, les résidents permanents de l’État alors qu’à terme c’est leur insertion qu’il faut viser.

Dans ce but, la privation de citoyenneté qui leur interdit de prendre part à la désignation du Parlement où se décident les grands choix nationaux doit être com­pensée par leur participation aux scrutins locaux où les enjeux, plus circonscrits, touchent la vie quotidienne de tous les habitants, qu’ils soient ou non citoyens. L’Estonie s’est engagée dans cette voie en accordant le droit de vote à tous les résidents, y compris russes, aux élections municipales. Parallèlement, l ’intégration sociale doit être activement recherchée, ce qui à l ’évi­

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dence n ’est pas toujours le cas. La législation lettone, abrogée en 1998, qui liait l’exercice du métier de phar­macien, de pilote d’avion ou... de pompier à la condi­tion de nationalité était manifestement discriminatoire : le critère de la citoyenneté n’avait pour fonction que d’écarter les Russes. Enfin, il est impérieux de prévoir un régime d’autonomie culturelle pour les nouvelles communautés minoritaires. Or lorsqu’il existe, son application est parfois limitée, comme en Estonie, aux seuls titulaires de la citoyenneté (Finlandais, Suédois, Juifs...), ignorant donc superbement l’immense majo­rité des non-citoyens russes.

A plus longue échéance, leur intégration civique complète deviendra possible avec la disparition de l’in­certitude existentielle quant à la survie de la nation et la croissance de la confiance collective en soi. Après avoir introduit des « passeports de non-citoyens » qui assu­raient déjà une certaine liberté de mouvement, la Lettonie a récemment décidé de libéraliser sa loi sur la citoyenneté en supprimant le système des quotas par tranches d’âge pour la naturalisation et en introduisant une dose de droit de sol pour les enfants20. Toutefois, pour que le processus d’intégration aboutisse à son terme, il ne réclame pas seulement une atténuation de la logique ethnique de la part de l’État, il exige aussi que les minoritaires manifestent concrètement leur volonté d ’insertion, par exemple en apprenant la langue natio­nale, même s’ils utilisent, au quotidien, de façon domi­nante, leur langue propre.

Car ce qui pose visiblement problème pour beaucoup de Russes dans les deux républiques baltes et explique le caractère poussif des naturalisations n ’est pas tant,

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dans le fond, la difficulté de maîtriser des langues non slaves que le complexe majoritaire que nombre d’entre eux continuent d’avoir. Arrivés du temps de la « gran­deur » de l’URSS, beaucoup se perçoivent toujours comme membres de la grande nation russe alors qu’ils sont désormais résidents de petits Etats baltes qui, dans leur souci d ’assurer une indépendance chèrement acquise, exigent qu’ils témoignent d’une adhésion claire au nouveau cadre national. En un sens, on pour­rait dire que les Russes doivent apprendre à devenir minoritaires.

Le régime de l’autonomie culturelle, accompagnée éventuellement de prolongements territoriaux sous la forme de districts particuliers, est adapté pour les mino­rités nationales évoluant dans un Etat où le groupe démographiquement majoritaire est en quelque sorte titulaire de l’État. Il apparaît par contre inadéquat dès lors qu’une société est divisée en deux ou plusieurs seg­ments d ’importance numérique à peu près égale, qui ont cohabité au sein du même État depuis l’origine.

La consociation : une transplantation délicate

Une société traversée par de fortes lignes de fracture idéologiques et culturelles semble de prime abord vouée à une fragilité congénitale. Pourtant, la division interne n ’est pas nécessairement une malédiction; elle peut même, si elle est habilement gérée, contribuer à la sta­bilité du système social. Le meilleur exemple de cet équilibre des contraires est sans conteste la Suisse : quatre langues nationales, deux religions, quatre

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grandes familles politiques, vingt-six cantons21, et pour­tant une stabilité à toute épreuve. Ce miracle a une explication qui se nomme consociation22.

Le mot, appliqué à l'origine pour désigner le proces­sus de constitution des Pays-Bas par l’alliance libre­ment consentie des provinces, désigne aujourd’hui un mode de gestion des sociétés marquées par de profonds clivages (sociaux, idéologiques, religieux et linguis­tiques) en fonction de deux principes.

Le premier est la reconnaissance d’une large autono­mie aux groupes constitutifs de la société. Dans les consociations les plus accomplies, comme les Pays-Bas ou la Belgique, chaque groupe, représenté par des for­mations politiques spécifiques (catholique, socialiste, libérale...), constitue un monde en soi avec ses syndi­cats, ses écoles et universités, ses hôpitaux, ses moyens de communication. L’individu se trouve ainsi pris en charge pour l’essentiel par les institutions gérées par son segment, l’État n’intervenant que pour traiter les sujets d ’intérêt commun. Bien que la Suisse ne connaisse pas une pareille segmentation verticale, le cadre cantonal et communal est bien le lieu d’une authentique autonomie communautaire.

Le second principe qui équilibre le premier est celui de la coopération permanente entre les élites des « sous- cultures » au niveau national. Pour éviter les risques de fractionnement liés à la forte étanchéité entre les groupes, leurs dirigeants participent ensemble à la for­mulation de la politique nationale, par exemple à travers de larges coalitions gouvernementales. La Suisse offre certainement la forme la plus parfaite d’association entre élites puisque l ’exécutif fédéral repose sur de savants

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panachages entre affiliations politiques, appartenances cantonales, langues et religions. La combinaison entre les deux principes d’autonomie et de coopération a per­mis de maintenir une grande stabilité démocratique et de préserver généralement l’unité nationale.

Les consociations forment toutefois un club restreint, à dominante européenne, et leurs succès tiennent à deux facteurs essentiels. D ’abord, les stratégies d ’accommo­dement ont été mises en œuvre dans des situations où l’enjeu majeur tournait autour de l’ordre social à privi­légier : traditionnel, libéral, « socialisant ». Ce conflit idéologique oppose assez largement le pôle religieux conservateur (à dominante catholique) à un pôle laïc libéral (de nature « individualiste bourgeoise » puis, également, par la suite, socialiste). La logique consocia- tive s’est révélée fructueuse parce que les deux camps ont préféré, plutôt que de s’échiner à remporter une vic­toire définitive, mais aléatoire, sur l’adversaire, forger un compromis qui préservait l ’autonomie de chaque segment à l’intérieur d ’un cadre politique reconnu légi­time par tous.

Ce second point est très important : le patriotisme partagé, dans une allégeance politique commune, tem­père l’acuité des clivages idéologico-religieux. La consolidation d ’un sentiment national aux Pays-Bas dès le xviie siècle unissant protestants et catholiques explique que ces derniers ne développèrent pas de ten­dances irrédentistes dans les deux provinces méridio­nales où ils étaient majoritaires. Ils ne demandèrent pas leur rattachement à la Belgique catholique mais s’em­ployèrent à consolider leurs institutions propres au sein de l’État néerlandais.

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De même, après la guerre du Sonderbund qui opposa les cantons conservateurs catholiques au reste de la confédération, le lien fédéral fut en 1848 refondé en Suisse de façon à concilier la souveraineté des cantons avec l ’affirmation de l ’unité nationale prônée par les radicaux. De la même façon, en Belgique, jusque dans les années cinquante, catholiques et laïcs géraient de façon autonome des pans entiers de la société dans l ’en­seignement, la santé tandis que leurs élites s’évertuaient à élaborer compromis et ententes sans remettre en cause la forme unitaire de l’État.

La consociation belge se grippa par la suite, et la rai­son de cette perte d ’efficacité nous intéresse au premier chef. Elle est due à l’importance croissante de la diffé­renciation linguistique entre les néerlandophones et les francophones qui, de secondaire, devint principale. Les vieilles recettes politiques fondées sur les compromis et le consensus devenaient insuffisantes parce que l’orga­nisation même du pouvoir politique était contestée. C ’est l ’État lui-même qui devait être réformé en pro­fondeur (d’où sa fédéralisation en 1993). Un enseigne­ment essentiel se dégage du précédent belge. Face à la montée de dynamiques nationalistes particulières et à l’effritement de la loyauté étatique transcendante, le système consociatif est assez largement désarmé. Autant il est adapté, dans certaines circonstances, à la gestion d’un pluralisme idéologique, religieux ou social, autant il semble impropre à contenir des conflits de type national qui tendent à remettre en cause le cadre politique en place.

De façon suprenante, il a pourtant été choisi à deux reprises dans des contextes de sortie de crise même si

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son efficacité réelle laisse à désirer. L’accord de paix nord-irlandais est basé sur des mécanismes consociatifs puisqu’il prévoit à la fois la représentation proportion­nelle des formations politiques à l ’assemblée locale, la coalition large (les portefeuilles gouvernementaux sont attribués au prorata des voix obtenues par chaque parti) et un droit de veto implicite, des majorités qualifiées étant nécessaires pour toute décision importante. Seul un tel système qui donne à' chaque communauté un poids politique comparable était susceptible d ’obtenir une véritable légitimité populaire23.

Pourtant, son fonctionnement sera inévitablement délicat. Les consociations réussies ont en effet déve­loppé depuis longtemps une culture de règlement des désaccords par compromis défendue par des élites capables de surmonter les clivages communautaires et de s’allier sur des bases pragmatiques. Rien de tel, on en conviendra sans peine, en Irlande du Nord où il s ’agit de rendre opérationnel un système consociatif alors que catholiques et protestants, engagés dans une rivalité politique intense, nourrissent de fortes préventions réci­proques. Pas étonnant, dans ces conditions, que le gou­vernement nord-irlandais ait été formé seulement en novembre 1999, un an et demi après l’élection de l ’Assemblée semi-autonome, républicains et unionistes s ’étant longuement opposés sur le désarmement de l ’IRA.

Les accords de Dayton de novembre 1995 ont égale­ment mis en place en Bosnie-Herzégovine un dispositif consociatif sans réunir les conditions minimales pour son fonctionnement. Plus de trois ans de conflit armé, de déplacements de populations et d’épuration eth­

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nique, où les haines nationalistes ont été poussées à leur paroxysme, n’ont guère prédisposé les leaders poli­tiques des trois communautés à cultiver le sens du com­promis. C’est pourtant ce à quoi ils sont théoriquement astreints puisque les nouvelles institutions centrales sont fondées sur une répartition ethnique explicite (pré­sidence tripartite de l’État, chambre des peuples avec cinq délégués de chaque communauté, vice-ministres de nationalité différente des ministres) et implicite (par­tage des portefeuilles entre les trois communautés). Cette parité et l ’existence d ’un droit de veto détenu par chaque groupe étant potentiellement source de blocage, celui-ci ne peut être surmonté que s ’il existe une forte volonté de coopérer.

Or cette dernière fait manifestement défaut, ni les Serbes qui consolident méthodiquement leur propre république (une des deux entités composant la Bosnie), ni les Croates qui continuent à renforcer leur république officieuse de Herceg Bosna (à l’intérieur de l’autre entité, la fédération croato-musulmane) n ’étant vérita­blement désireux de conforter les institutions com­munes. Leur intérêt est bien plutôt de les affaiblir pour accélérer une partition qui existe déjà dans les faits. Les structures centrales de Bosnie-Herzégovine sont des coquilles vides dont le maintien a un seul objectif : pré­server la fiction juridique d ’un État bosniaque auquel, pour des raisons politiques, la communauté internatio­nale tient davantage que les trois peuples constitutifs.

Par une amère ironie qui en dit long sur l ’esprit d ’ac­commodement qui règne en Bosnie, toutes les mesures soulignant l ’unité de la république (monnaie, passeport, drapeau, plaques minéralogiques) ont été imposées par

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le haut représentant de la communauté internationale qui joue de fait le rôle d’un gouverneur. Et il ne faut pas compter sur les scrutins électoraux pour développer un espace civique partagé. En apparence, la vitalité démo­cratique en Bosnie est déconcertante : en sep­tembre 1998, 2,7 millions d ’électeurs étaient appelés aux urnes pour choisir les trois représentants de la pré­sidence collégiale ainsi que leurs quarante-deux dépu­tés. Parallèlement, les électeurs de la fédération croato-musulmane choisissaient leurs cent quarante par­lementaires, les élus des assemblées cantonales et ceux de douze conseils municipaux. Quant aux Serbes de Bosnie, ils désignaient à la fois leurs cent quarante députés et le président de la République. Sept scrutins se déroulaient donc en même temps, mettant aux prises pas moins de quatre-vingt-trois courants politiques24.

Cette effervescence démocratique est pourtant large­ment en trompe-l’œil. D ’une part, les accords de Dayton ont procédé à une véritable institutionnalisation de l ’ethnicité, et ce de deux façons. D’abord, le choix des électeurs est contraint au départ puisque les citoyens de l’entité serbe ne peuvent voter que pour un Serbe à la présidence collégiale de Bosnie, tandis que les citoyens de la fédération croato-musulmane désignent nécessai­rement un Croate et un Musulman. Ensuite, la territo- rialisation de l’ethnicité conduit à restreindre les conditions d ’éligibilité puisque, pour être désigné à la chambre des peuples, il faut être citoyen de l’entité du groupe national duquel on relève. Un Serbe de Sarajavo est par exemple inéligible puisqu’il se trouve sur le ter­ritoire de la fédération25. Cette ethnicisation de la citoyenneté pousse en fait les communautés à se regrou-

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per sur leur territoire « ethnique » et va clairement à l ’encontre de la reconstitution d ’une Bosnie multinatio­nale.

D ’ autre part, malgré la légère progression des partis « citoyens » (non ethniques), les formations nationa­listes continuent de tenir le haut du pavé dans les trois communautés. L’édification problématique d ’un espace démocratique unifié contraste avec la vigueur des forces centrifuges. Tandis que les Bosno-Serbes instauraient en 1997 des relations spéciales avec Belgrade (avec création d’un marché unique, liberté de circulation des personnes, coopération étroite sur le plan militaire et diplomatique), les Croates de Bosnie, de leur côté, se virent accorder le droit de participer aux consultations électorales (y compris présidentielle) qui se tinrent... en Croatie. Seuls les Musulmans, privés de protecteur exté­rieur, doivent se résigner à vivre leur vie politique dans leur réserve bosniaque. C ’est le triomphe de cette poli­tique du ghetto où « l’allégeance politique de l’individu à l ’égard de l’État disparaît derrière les identifications communautaires, la règle de droit s’efface devant le conformisme identitaire, l ’identité prescrite l ’emporte sur les affirmations souverainistes qui deviennent vides de sens26 ». Cette ethnicisation radicale de la politique ne peut que conduire à un dévoiement de la démocratie consociative qui, au lieu d ’encourager le dialogue et la concertation, entretient le repliement sur soi et la para­lysie générale. Elle pervertit aussi le fédéralisme qui devient un moyen d ’avaliser la partition violente du ter­ritoire selon des lignes ethniques au lieu de favoriser le respect de chacun dans un projet partagé.

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Les vertus contrastées du fédéralisme

Contrairement à la caricature grossière dont il a été l ’objet en Bosnie, le fédéralisme peut être un outil pré­cieux pour gérer les différences nationales27. Sans doute, l ’implosion récente de trois fédérations (Tchécoslovaquie, URSS, Yougoslavie) peut-elle faire douter des mérites de ce principe d’organisation. Si ce n’est que ce fédéralisme a été mis en œuvre dans un contexte autoritaire et qu’il n ’était qu’une simple tac­tique destinée à conférer à des peuples théoriquement égaux en droits une autonomie largement symbolique, le pouvoir réel appartenant à l ’État-parti. Il s’agissait, pour reprendre l’expression de Vâclav Havel, d’un tota­litarisme fédéralisé, ce qui ne signifie pas qu’il n ’ait pas pu produire des effets inattendus.

Ainsi la politique soviétique des nationalités dont l ’objectif stratégique était, en Asie centrale, de rompre un espace de civilisation marquée par l ’Islam venu de Perse et par la langue turque, en inventant littéralement des États (ouzbek, turkm ène...), contribua-t-elle aussi à donner une certaine consistance à ces identités natio­nales. Ethnologues et linguistes s’y attelèrent avec application afin de pouvoir justifier sur une base « scientifique » l’attribution à ces peuples d ’une répu­blique soviétique en bonne et due forme. Bien que fabri­quées, ces nations finirent par acquérir progressivement une apparente pertinence28.

Quant à la Yougoslavie, « de formel qu’il avait été à ses débuts, le système fédéral finit par devenir réel29 » avec la constitution de 1974 qui conféra des pouvoirs importants aux républiques et provinces autonomes, au

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détriment du centre, dans l’espoir de contrecarrer les tendances centrifuges, émanant en particulier de Croatie. On sait que, loin de dompter les nationalismes, ceux-ci prospérèrent de plus belle avec l’approfondisse­ment de l’autonomie institutionnelle.

Convient-il pour autant d’incriminer le principe même de la fédéralisation dans la marche vers la guerre ? À mon sens, non. C’est le cadre dans lequel elle s’est opérée qu’il faut dénoncer, à savoir l ’existence d’une idéocratie communiste, avec parti unique, et auto­gestion rigide, tant sur les plans politique qu’écono­mique. Cette dernière dimension a joué un rôle bien plus décisif qu’on ne veut bien souvent l’admettre dans l’éclatement du pays : la solidarité économique entre les républiques et provinces était de plus en plus difficile à faire admettre aux plus riches (Slovénie et Croatie) qui rechignaient à redistribuer une partie de leurs ressources vers les plus pauvres (Kosovo, Macédoine, Bosnie). Pour les premières, la sortie de la fédération apparaissait donc comme une solution conforme à leur « nationa­lisme économique ».

Si la trajectoire yougoslave témoigne de la faillite du fédéralisme dans un contexte autoritaire, l’Espagne constitue un exemple plutôt réussi d’instauration d ’un système quasi-fédéral30 allant de pair avec le retour à la démocratie. Dans ce pays, il était impérieux de lier liberté politique des citoyens et émancipation collective des « nationalités historiques » (Pays basque, Catalogne, Galice). Une logique purement républicaine, avec reconstitution d’un espace civique mais sans reconnaissance des particularismes nationaux, n ’aurait pas permis une stabilisation de la démocratie. Certes,

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l ’instauration d’un régime d’autonomies régionales n’a pas suffi à bannir la violence au Pays basque mais la poursuite d’un terrorisme sanglant n’a pas grand-chose à voir avec une insatisfaction réelle par rapport à un sta­tut d ’autonomie, plutôt généreux dans le fond. Elle est à rattacher à la nature du nationalisme basque qui, depuis son apparition sous la houlette de Sabino Arana à la fin du XIXe siècle, n ’est jamais parvenu à sortir d’une logique d ’exclusion radicale31. À cette exception près, la formule espagnole a montré suffisamment de sou­plesse pour donner une expression aux différences nationalitaires tout en préservant le cadre étatique.

Comme système de gouvernement, le fédéralisme est fondé sur une répartition, constitutionnellement définie, des pouvoirs entre État fédéral et entités fédérées, cha­cun étant souverain dans son domaine de compétences. L’organisation de cette souveraineté partagée repose sur la combinaison de trois principes classiques : la sépara­tion des compétences entre niveaux de pouvoirs qui suppose à la fois l ’autonomie des collectivités fédérées et leur participation à la marche générale de l’État fédé­ral (fréquemment par le biais d’une seconde chambre : Sénat américain, Conseil des Etats en Suisse...32). Alors que l’État unitaire est porté à l ’uniformité, l’État fédéral est fondé par définition sur l’acceptation de la pluralité interne. Toutefois cette variété prend deux formes qu’il convient de distinguer soigneusement.

Beaucoup d’États fédéraux — et en particulier le pre­mier d ’entre eux historiquement, les États-Unis - ont opté pour le fédéralisme parce qu’il correspondait à leur philosophie du pouvoir. Tant la crainte de la tyrannie de la majorité que de la dictature d’un seul incitait les

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constituants à le voir comme un instrument idéal pour instaurer une division verticale des pouvoirs qui complé­terait utilement la séparation horizontale entre l ’exécutif, le législatif et le judiciaire. En outre, le fédéralisme sem­blait particulièrement adapté au mode même de consti­tution de ces États. Pour les colonies de peuplement (États-Unis, Brésil, Argentine, Australie...), ce type d’organisation paraissait convenir à des pays de grande taille qui s’étaient constitués avec des fronts pionniers, par adjonctions successives de territoires au fur et à mesure de l’avancée de la frontière. Le fédéralisme était aussi attractif pour des pays plus anciens, comme l ’Allemagne, formé par agrégation volontaire d’entités prééxistantes (duchés, principautés, royaumes). Le poli­tique s’y trouvait organisé de façon à permettre l’émer­gence d’une souveraineté nationale tout en préservant les souverainetés locales.

Dans tous ces cas le fédéralisme est toutefois fondé sur la reconnaissance d ’entités politiques (provinces, lander, Etats...) qui ne correspondent jamais à des groupes ethniques, culturels, linguistiques spécifiques. Comme le remarque très justement le philosophe Will Kymlicka, aucun des cinquante États américains n’a été, et ce de façon délibérée, rattaché à une minorité natio­nale : l ’Arizona n ’est pas plus l’État des Indiens navajos que la Californie et le Texas n’ont été désignés comme des États pour les Chicanos mexicains33. Aucun État n ’a été attribué à un groupe d’immigrants spécifiques (ni le M innesota aux Norvégiens, ni le Wisconsin aux Allemands), comme aucun n’est lié explicitement à un groupe religieux particulier. Bien que les mormons aient fait de SaltLake City leur capitale, l’Utah n’est pas leur

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État, de la même façon que la Pennsylvanie n’est pas celui des Quakers. Les États-Unis ont, comme la plupart des États fédéraux, opté pour un fédéralisme territorial où les entités fédérés constituent des unités politiques qui regroupent un corps de citoyens indifférenciés de la même façon que l’Union rassemble la totalité du peuple souverain.

Tout au plus peut-on repérer parfois au sein de cer­taines fédérations la persistance, dans une entité fédérée, d ’une identité régionale affirmée, comme dans le land de Bavière ou dans celui du Tyrol autrichien. Pour Tocqueville, le fédéralisme ne peut d ’ailleurs fonction­ner que là où il y a « non seulement les mêmes intérêts, la même origine et la même langue, mais encore le même degré de civilisation34 ». Mais cette << homogé­néité de la civilisation » qu’évoque le grand historien réduit le fédéralisme à un principe d’organisation territo­riale et politique alors qu’il peut s’avérer également fort utile comme instrument de gestion de la diversité natio­nale35.

Ce fédéralisme multinational offre de nombreuses ressources pour ménager une large autonomie interne aux entités fédérées dotées de spécificités culturelles. La fédéralisation de la Belgique en 1993 a permis, en ren­forçant les compétences des régions (Flandre, Wallonie, Bruxelles) et des communautés (flamande, française et germanophone), de réformer en profondeur un État dont l’organisation unitaire était en décalage avec les évolu­tions socio-politiques. Le fédéralisme de dissociation ainsi mis en œuvre a conduit à un rétrécissement du rôle de l’État central tandis que communautés et régions ont vu leurs pouvoirs s’accroître de façon notable. Ces der­

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nières ont même obtenu une véritable capacité interna­tionale puisqu’elles peuvent conclure des traités avec des États dès lors qu’ils portent sur leurs domaines de com­pétence constitutionnels. Cette souveraineté internatio­nale partielle fait que les entités fédérées belges participent directement à la révision des traités européens et au processus décisionnel de l’Union européenne36.

En Espagne, la mise en place des communautés auto­nomes leur a donné une grande latitude d’action que les « nationalités historiques » ont plus particulièrement mis à profit. La Généralité de Catalogne a ainsi lancé depuis 1983 une politique de normalisation linguistique qui a contribué au développement remarquable du cata­lan à l’école. Un processus de récupération linguistique, plus limité, a également été amorcé à l’initiative du gou­vernement basque dans l’enseignement, la radio-télévi­sion et au sein de l’administration régionale. Cette politique qui vise à renverser le mouvement de castilla- nisation qui a redoublé sous le franquisme n’aurait pas été possible sans la large autonomie de la Catalogne et du Pays basque au sein de l ’État multinational espagnol.

Quant au Canada, dès l’établissement de la confédé­ration en 1867, l’adoption du fédéralisme a pendant longtemps facilité la cohabitation entre les provinces anglophones et le Québec : la préservation, grâce au fédéralisme, dans la province majoritairement franco­phone, de certains particularismes (droit civil, système éducatif, institutions religieuses catholiques) était en quelque sorte indispensable pour rendre acceptable une union politique qui découlait de la défaite de la Nouvelle-France face aux Anglais. Ce fédéralisme ouvert a permis au Québec de disposer d’une autonomie

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plus large que les autres provinces dans certains domaines (politique d ’immigration, impôt sur le revenu, régime des pensions...).

Pour autant, le fédéralisme ne constitue pas non plus une formule miracle capable de contenir des logiques nationalistes qui s’exacerbent. Ainsi, en Belgique, la pres­sion constante du nationalisme séparatiste et populiste du Vlaams Blok entretient une surenchère permanente parmi l’élite politique flamande. L’ancien ministre-président de la Flandre, Luc Van den Brande, en était arrivé à prôner la partition de la Sécurité sociale et l’autonomie fiscale. D ’autres parlementaires flamands vont jusqu’à réclamer la régionalisation de la dette publique, voire de la justice. La dissociation entre entités fédérées peut bien sûr, en théorie, toujours être accentuée mais la conséquence inévitable d ’une pareille dynamique est le renforcement du cloisonnement communautaire et l’augmentation du risque d ’éclatement du pays. L’émergence de telles demandes est toutefois loin d’être uniquement due à la seule présence de courants nationalistes extrémistes. Elle est aussi la conséquence directe de la perception générale par les dirigeants flamands de leur région-communauté comme État en puissance. Pour eux, le fédéralisme doit avant tout permettre l’épanouissement de la « nationalité » flamande et l’affirmation de sa souveraineté. Dans cette optique, il est parfaitement justifié d’approfondir encore et toujours le processus de fédéralisation.

À l’inverse, la plupart des leaders wallons ont une approche utilitaire du fédéralisme qu’ils considèrent avant tout comme un dispositif institutionnel adéquat pour protéger les intérêts économiques de la Wallonie. Pour faire pièce à un nationalisme flamand, arrimé à

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une identité culturelle forte, les Wallons ont bien essayé de structurer une contre-identité collective mais cette tentative est demeurée assez largement infructueuse du fait de l ’absence d ’unité historique passée comme d’une relation complexe avec la France37. Au fédéralisme multinational défendu par les Flamands s’oppose donc un fédéralisme régional wallon. Plutôt que de s ’échiner à trouver une improbable convergence entre ces visions contrastées du fédéralisme, d’aucuns proposent de les conjuguer dans une formule institutionnelle spécifique, le fédéralisme asymétrique.

Un fédéralisme réformé?

L’idée est simple : il s’agit de donner aux entités fédérées ayant un projet de société spécifique à défendre, des droits et des pouvoirs dont ne jouiraient pas les autres entités purement « territoriales » et « administratives ». Cette solution a été préconisée par de nombreux observateurs pour refonder le pacte fédé­ral canadien, en crise depuis des décennies malgré une impressionnante succession de conférences constitu­tionnelles, de commissions et de rapports38.

Concrètement, le fédéralisme asymétrique va beau­coup plus loin que la simple attribution de compétences spéciales, dans des domaines bien précis et sur une base généralement pragmatique - situation qui est déjà celle du Québec aujourd’hui. Il revient à transférer d ’impor­tants pouvoirs législatifs et budgétaires de l’État central uniquement vers l’entité fédérée à fondement nationali- taire. Les autres unités fédérées qui ne sont que des

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structures régionales décentralisées n’en bénéficieraient pas. Le Québec obtiendrait donc des pouvoirs déniés au Manitoba ou à la Colombie britannique. Cette asymétrie aurait pour elle de reconnaître explicitement le Québec comme société distincte - c’est-à-dire comme société majoritairement francophone dans une Amérique du Nord anglophone - et de lui donner les moyens de pré­server cette spécificité.

Aussi séduisant soit-il dansTa mesure où il offre une forme de reconnaissance particulière aux entités fédérées à substrat national, le fédéralisme asymétrique n’est pas la panacée. D ’abord, sa mise sur pied est difficile. Les entités fédérées « normales » sont en effet attachées à l ’égalité de principe entre les unités constitutives. Si, ponctuellement, quelques pouvoirs spécifiques peuvent toujours être concédés par-ci, par-là, les réticences à l ’instauration d ’une asymétrie permanente, établissant un statut dérogatoire au droit commun, sont fortes. Quant au gouvernement central, la tendance décelable dans la majorité des États fondés sur un fédéralisme d ’agrégation (Allemagne, États-Unis, Suisse.. ,.)39 est allée dans le sens du renforcement du centre politique, et donc dans la réduction des dissymétries existantes. C’est très précisé­ment au nom d’une conception égalitaire du fédéralisme et de la nécessité de stimuler un sentiment national pan- canadien du Pacifique à l’Atlantique, que les neuf autres provinces anglophones d’une part, le gouvernement d’Ottawa d’autre part, ont refusé l ’instauration d’un fédé­ralisme différencié au profit du Québec.

Second point : le fédéralisme asymétrique peut-il fonctionner de façon harmonieuse et durable dans un ensemble étatique ? L’exemple espagnol tendrait à prou-

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ver qu’il suscite des réactions en chaîne d ’émulation et de différenciation qui empêchent une véritable stabili­sation du système politique. Afin de reconnaître symbo­liquement leur forte spécificité culturelle, le constituant espagnol a permis aux nationalités historiques d ’accé­der par la voie rapide à l ’autonomie pleine, avec octroi immédiat de l’ensemble des compétences prévues par la loi. Les quatorze autres communautés autonomes auraient dû suivre une voie lente avec une montée en puissance progressive de l ’autonomie. Ce dispositif à géométrie variable avait pour objectif d ’établir une asy­métrie entre communautés historiques et régions ordi­naires40. Toutefois, au fil du temps, cet écart s’est considérablement réduit. L’Andalousie accéda à l’auto­nomie par la voie accélérée tandis que trois autres com­munautés autonomes (Canaries, pays valencien, Navarre) acquirent assez vite des compétences voisines des « nationalités historiques ». Finalement, en 1992, les dix communautés à autonomie restreinte obtinrent le transfert de trente-deux compétences supplémentaires jusqu’alors détenues par l ’État central (comme l’ensei­gnement, les services sociaux, l ’environnement...).

Ce processus d ’égalisation des conditions résulte de deux facteurs. Le premier tient à l’effort incessant de l’Etat central de reprendre d ’une main ce qu’il a concédé de l’autre, c ’est-à-dire de réduire l’écart entre les nationalités historiques et les autres communautés. Cette volonté ne doit pas uniquement être interprétée en termes de calcul machiavélique, elle traduit aussi le souci persistant de l ’État moderne de rationaliser son action en déléguant des pouvoirs identiques aux collec­tivités intermédiaires de même niveau.

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Cette tendance est accentuée par un second facteur : l’effet de mimétisme que les « statuts privilégiés » des nationalités historiques exercent sur les autres commu­nautés. Ces dernières ne se satisfont en effet pas d’une autonomie de second ordre, elles brûlent de disposer des mêmes pouvoirs que leurs aînées. Pour désamorcer les critiques de ceux qui justifieraient le traitement pré­férentiel des nationalités historiques au nom de leur identité forte, les dirigeants 'des autres communautés autonomes s’emploient, en s’appuyant sur l ’appareil institutionnel dont ils disposent désormais, à cultiver les sentiments d ’appartenance régionale. Aux Asturies comme en Aragon, les parlers locaux - bable etfabla - sont ressuscités tandis que l’Estramadure s’ingénie à construire son identité propre autour de la mémoire des conquistadores.

Par réaction, cette tendance à l’égalisation institu­tionnelle suscite de façon récurrente des demandes de transferts de pouvoirs supplémentaires de la part des nationalités historiques, et à leur seul profit, car elles refusent d’être mises sur le même plan que de « banales régions » comme la Castille-Léon ou la Murcie. Curieusement, depuis 1993, l ’asymétrie structurelle entre communautés a été maintenue grâce au poids des nationalismes périphériques au Parlement espagnol. Les partis politiques au pouvoir à Madrid, le parti socialiste jusqu’en 1996, puis le parti populaire de José Maria Aznar, ne disposant que d’une majorité relative aux Cortes, ont en effet été contraints de rechercher l’appui législatif des formations nationalistes.

La coalition catalane « Convergence et Union » a fait payer son soutien politique au prix fort en obtenant un

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ensemble de concessions dont la plus importante concerne la cession automatique par l ’État de 30 % de l’impôt sur le revenu aux communautés autonomes. Cette disposition bénéficie évidemment en premier lieu aux communautés qui, comme la Catalogne, sont les plus riches et réintroduit ainsi subrepticement un désé­quilibre entre régions, même si des mécanismes com­plexes de compensation sont prévus. Globalement, le système autonomique espagnol a permis une gestion relativement souple des particularités « régionales » (sauf au Pays basque), mais l’asymétrie génère conti­nuellement à la fois des aspirations à l’égalité, et, en retour, des vélléités de redifférenciation.

Enfin, le fédéralisme, aussi respectueux qu’il soit des spécificités, ne suffit pas à contrecarrer à long terme les dynamiques nationalistes clairement séparatistes. En théorie, l’asymétrie devrait, en conférant un supplément d’autonomie, retenir l ’entité fédérée au sein de la fédé­ration. En pratique, l’effet inverse est à craindre pour une raison politique bien analysée à propos du Canada mais qui est généralisable à d’autres cas de figure41.

Si le Québec bénéficiait seul d’un transfert important de pouvoirs, son poids politique au niveau fédéral décli­nerait inévitablement puisque ses députés au Parlement canadien ne pourraient plus voter sur les matières rele­vant désormais de la compétence exclusive de l’Assemblée nationale du Québec. Cette perte d ’in­fluence parlementaire se traduirait par une contraction de pouvoir équivalente au plan gouvernemental et dans la fonction publique fédérale. Dès lors, l’autonomie supplémentaire gagnée par les Québécois, loin de les inciter à demeurer fermement arrimés à la fédération

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canadienne, les pousserait à se détacher encore davan­tage d’un centre où leur présence se trouverait réduite comme peau de chagrin. En ce sens, « une dévolution massive de pouvoirs exclusifs au seul gouvernement du Québec ne tarirait pas les sources du sécessionnisme québécois, bien au contraire... l ’asymétrie poussée ne serait que l’antichambre de la séparation42 ». Cet effet pervers du fédéralisme différencié ne justifie pas, a contrario, le maintien du statu quo mais il souligne que le risque de tomber de Charybde en Scylla est réel et que le spectre de la partition du pays n’est pas conjuré pour autant.

Pour ceux qui sont convaincus de la justesse de leur cause indépendantiste, aucune asymétrie, même à forte dose, ne remplacera d’ailleurs jamais l’objectif de l’au­todétermination totale, avec création d’un État indépen­dant. On le voit bien en Espagne où malgré l’existence d ’un statut très favorable qui donne aux trois provinces basques une quasi-indépendance fiscale43 et confère à la police basque de vastes pouvoirs, enlèvements et atten­tats meurtriers perpétrés par FETA jusqu’au cœur de la capitale espagnole n ’ont pas cessé depuis l’instauration de la démocratie, connaissant même une recrudescence spectaculaire entre 1995 et septembre 199844. Quant à sa vitrine légale, Herri Batasuna, la défense de la « vio­lence révolutionnaire » n ’a guère entamé son audience électorale, au contraire. Face à cet indépendantisme, à la fois séparatiste et irrédentiste - puisque Herri Batasuna réclame l’indépendance totale du Pays basque dans ses « frontières naturelles », y compris la Navarre et à terme, les trois provinces basques incluses dans le département français des Pyrénées-Atlantiques - , la

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marge de manœuvre politique de l’État espagnol est bien réduite. Son seul espoir, à long terme, la mobilisa­tion croissante de la majorité silencieuse des Basques contre la minorité ultra-violente, paraît lui-même com­promis, les dernières élections au Parlement basque (octobre 1998) ayant, au contraire, conduit à un pacte de gouvernement à Bilbao entre tous les courants nationa­listes, modérés et radicaux.

Que faut-il donc conclure quant à l’intérêt du fédéra­lisme dans les États multinationaux? À l’évidence, le bilan est contrasté. D ’un côté, « le fédéralisme semble le mécanisme idéal pour prendre en compte les minori­tés nationales définies sur une base territoriale ». D ’un autre côté, « il ne constitue malheureusement pas une solution aux divisions nationales dans un État multina­tional45 ».

Des réussites incontestables

En fait, le fédéralisme est doté d ’une efficacité maxi­male tant que les lignes de faille internes ne sont pas trop profondes. Cela est d’abord le cas lorsque la « nation plurielle » est fondée sur des clivages croisés c ’est-à-dire sur des fractures multiples qui ne se recou­pent pas, comme en Suisse. Le fédéralisme y a été intro­duit en 1848 comme une formule de compromis après la brève guerre civile qui avait mis aux prises cantons catholiques conservateurs et cantons libéraux protes­tants.

Ce conflit religieux ne recouvrait pas le clivage entre les deux principaux groupes linguistiques, germano­

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phones et francophones, qui étaient répartis dans les deux camps. Fribourgeois et Lucernois, bien que de langue différente, partageaient la même adhésion au catholicisme tandis que Genevois et Zurichois étaient attachés à la Réforme protestante. Autrement dit, tous les protestants n ’étaient pas francophones, ni tous les catholiques germanophones, et vice-versa. De plus, avec la consolidation des partis modernes, tous les Suisses se répartissaient selon des allégeances poli­tiques variables. De plus, l’appartenance cantonale fonctionne comme une citoyenneté de proximité qui est plus pertinente que l’appartenance à un groupe linguis­tique.

Cette multiplicité des clivages a été essentielle au bon fonctionnement du fédéralisme, les majorités poli­tiques se constituant à chaque fois selon des configura­tions différentes en fonction du type de question posée. À l’évidence, le processus de sécularisation aidant, la dimension religieuse perd de sa portée tandis que la variable linguistique gagne en importance ce qui favo­rise les logiques binaires (Romands/Alémaniques). L’illustration la plus nette de ce phénomène aura été le vote sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen, rejetée d ’un cheveu en 1992, les cantons fran­cophones étant massivement favorables à cette option alors que les cantons germanophones (plus le Tessin ita- lophone) y étaient hostiles. Toutefois, malgré la perti­nence croissante du facteur linguistique, la persistance d’autres clivages continue à être un gage positif dans le fonctionnement du fédéralisme46.

Le second cas de figure où le fédéralisme est parti­culièrement adapté concerne les situations où l’État a

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affaire à des affirmations régionalistes et non à stricte­ment parler nationalistes. A l’évidence, il y a un dégradé subtil menant du régionalisme au nationalisme, et le régionalisme d’hier peut être le nationalisme de demain. Pourtant, les deux phénomènes méritent d ’être distingués, non pas tant par leur contenu (l’affirmation régionaliste n’est pas nécessairement plus « pauvre » et peut aussi avoir une dimension ethno-culturelle forte), mais plutôt par leur modalité d’action politique. Les régionalistes acceptent plus volontiers le cadre politique général que les courants nationalistes chez lesquels la contestation de l’ordre étatique en place est forte.

L’Inde offre l ’exemple d’un pays où le régionalisme a été globalement bien domestiqué47. La recette tient à la transformation réussie du fédéralisme territorial hérité des Britanniques qui évitait de prendre en compte les grandes zones culturelles en un fédéralisme multina­tional avec la création, dans les années 1950, au sud du pays, de six États fédérés fondés sur des langues régio­nales : Andhra Pradesh (télougou), Tamil Nadu (tamoul), Kerala (malayalam), Karnataka (kannada), Maharashtra (marathi) et Gujarat (gujarati). Ce décou­page selon des critères linguistiques donna une assise territoriale aux régionalismes et, ce faisant, les légitima suffisamment pour éviter qu’ils ne soient tentés d’enga­ger une confrontation avec le pouvoir central. Cette stra­tégie échoua par contre avec les Sikhs, au nord de l ’Inde, et la création d’un « État fédéré sikh » en 1966, le Punjab, ne fut pas en mesure d ’entraver la montée d ’un séparatisme terroriste. Les raisons de cet échec sont complexes et tiennent à la politique rigide de New Delhi, à l ’instrumentalisation politique du sikhisme par

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les élites locales et au soutien prodigué aux courants les plus extrémistes par la diaspora sikhe du Canada et du Royaume-Uni. Dans ce contexte d ’intense mobilisation nationaliste où la revendication d’un État souverain devenait insistante, le fédéralisme apparaissait bien fade et, en tous les cas, incapable d ’endiguer la politisation croissante de l’identité sikhe.

En revanche, l’Inde a encore trouvé avec le fédéra­lisme un moyen de régler de façon satisfaisante un autre type de revendication identitaire, celle de peuples autochtones dont la particularité est double. La pre­mière est liée à leur origine : il s’agit de peuples pre­miers, présents sur un « territoire ancestral », bien avant les entreprises de conquête et de colonisation et qui conservent la mémoire de leur antériorité originelle. La seconde est de nature socio-économique : les peuples indigènes ont été soumis par les populations plus récentes comme par l ’État à une politique systématique de dépossession et de discrimination et se sont retrouvés dans une marginalité économique et culturelle totale. Leur rendre la dignité à laquelle ils aspirent légitime­ment passe par le respect de leur droit à disposer d’eux- mêmes ce qui suppose qu’ils puissent s’autogouverner. Dans cette optique, le fédéralisme apparaît comme une solution adaptée pour donner une autonomie substan­tielle aux peuples autochtones en les intégrant paritaire­ment dans le cadre politique existant.

C’est très précisément ce qu’a fait le pouvoir en Inde pour les tribus du Nord-Est en démantelant 1’Assam, aux confins de la Chine et de la Birmanie, pour créer trois nouveaux États (Nagaland, Mizoram, Meghalaya) fondés sur des identités tribales. Le même principe a été

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adopté par le Canada qui comporte depuis le 1er avril 1999 un nouveau territoire : le Nunavut, pays des Inuits, situé dans le Grand Nord canadien. Le gouvernement d ’Ottawa a redessiné les frontières intérieures de la fédération pour permettre aux vingt-cinq-mille Inuits de gérer leurs affaires de façon autonome, avec une assem­blée élue et un pouvoir exécutif. Dans les deux cas de figure, le fédéralisme permettait à la fois d ’honorer le besoin de reconnaissance politique des peuples autoch­tones tout en préservant un lien stable avec le centre fédéral dont ces peuples restent fort dépendants, en par­ticulier financièrement.

Toutefois, dans des sociétés profondément divisées, traversées par des mobilisations nationalistes fortes, le fédéralisme ne constitue qu’une parade précaire. En Belgique, la fédéralisation de l’Etat a sans doute « sauvé les meubles » mais elle n ’a pas mis un coup d’arrêt aux tendances centrifuges. À peine la réforme de l’État était-elle achevée que certains responsables flamands exigeaient la mise en place du confédéralisme. Autant dire qu’une telle perspective signerait l’arrêt de mort de la Belgique puisque la confédération est une association volontaire d ’États souverains, les institutions confédé­rales exerçant des compétences restreintes. Historiquement, aux États-Unis comme en Suisse, le confédéralisme a été le préalable au fédéralisme c’est-à- dire à une union plus poussée; renverser les termes de l ’équation, c ’est transformer le confédéralisme en un moyen pour assurer une sécession « soft ». Dès lors, il y a tout lieu de penser que ce confédéralisme de « répu­diation » sera rejeté par la partie à laquelle il serait imposé (la Wallonie en Belgique, le Canada anglais).

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Autant les formules de souveraineté-association ou de souveraineté-partenariat paraissent séduisantes aux yeux des nationalistes québécois parce qu’elles conju­guent souveraineté politique du Québec et maintien de l ’union économique avec le ROC (Rest of Canada)48, autant elles sont globalement rejetées au Canada anglais où l’on estime que si le Québec choisit la voie de la défection (exit), il devra l’assumer jusqu’au bout sans pouvoir tabler sur le maintien parallèle d ’une associa­tion de type essentiellement utilitaire. Pour le dire dans un langage plus imagé : une fois le mariage dissous, le divorce ne pourra pas aller de pair avec le concubinage. Lorsque les renégociations permanentes du pacte fédé­ral ont échoué, la sécession devient alors une perspec­tive tangible.

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La tentation sécessionniste

Sécession : le mot fait peur car il fait immédiatement venir à l’esprit les images du conflit impitoyable que se livrèrent confédérés sudistes et fédéraux nordistes aux États-Unis entre 1861 et 1865, images immortalisées par David Griffith dans son film Naissance d ’une nation. Première confrontation militaire de l’ère des masses, elle fut une guerre civile, livrée par des proches contre des proches. Parce qu’il s’agissait d ’un affronte­ment intime, la violence fut extrême. Il fallait délier ce qui était réuni, défaire ce qui était rassemblé, séparer des concitoyens. Cet antécédent dramatique a nourri une forte défiance contre tout mouvement sécession­niste, spontanément perçu comme fauteur de guerre. La nature même de l ’État moderne où le territoire constitue le lieu naturel et éminent d’inscription de la nation, le pousse, par ailleurs à être un Dieu jaloux de la moindre parcelle de territoire. Cette conception exclusive tranche avec celles en vogue dans les empires et les monarchies traditionnelles.

VII

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Les premiers sont fondés sur un projet de civilisation, • à vocation universelle, et entretiennent une dynamique d ’expansion qui, par définition, est rétive à la stabilité ter­ritoriale et en particulier à la démarcation de frontières fixes. Les empires sont entourés de limes, de marches, de principautés tributaires qui sont autant de zones de transi­tion, éminemment mobiles. Les secondes demeurent, à l’époque féodale, prisonnières d’une perspective patrimo­niale où domaine et royaume ont tendance à se confondre, le roi aliénant librement des portions du territoire. Même lorsque l’inaliénabilité du domaine royal est instaurée (comme en France avec l’édit de Moulins en 1566), les biens domaniaux peuvent être l’objet de cessions volon­taires, par la pratique des apanages ou pour les besoins de la guerre, ou forcées, après une défaite militaire.

Sans doute, ni les empires, ni les monarchies tradition­nelles ne consentent-ils de gaieté de cœur à la perte de ter­ritoires, mais en même temps celle-ci ne suscite pas le traumatisme profond qu’elle constitue toujours invaria­blement pour les États portés par l’idéologie nationale. Lorque ces derniers doivent se dessaisir de territoires (comme la France avec 1’Alsace-Lorraine après 1870), cette rétractation atteint la nation au cœur car elle amoin­drit en quelque sorte sa matérialité. Pour les empires et les monarchies, mission civilisatrice et principe dynastique servent de modes de légitimation principaux et réduisent fortement l ’impact négatif des amputations territoriales.

À l’inverse, parce que le territoire est l’élément central de la légitimité des États-nations, ceux-ci sont fondamen­talement conservateurs et voient rouge dès lors que l’in­tangibilité de leurs frontières est menacée. Leurs dirigeants paraissent en revanche lien moins regardant

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dès lors qu’il s’agit de dépecer des empires. En à peine plus d’un siècle, entre la proclamation de l’indépendance de la Grèce en 1830 et la signature des traités de paix consécutifs à la Première Guerre mondiale en 1920, tout le continent européen à l’est d’une ligne allant grosso modo de Brème à Nice connut un bouleversement d’une ampleur sans précédent avec l’apparition d’une dizaine d’États nouveaux.

À l’exception de l’Italie et de l’Allemagne qui par­achevèrent leur souveraineté la même année (1870) par une entreprise d ’unification, tous les autres États virent le jour grâce à un processus inverse de désagrégation qui toucha deux structures impériales, d’abord l’Empire otto­man (Grèce, Serbie, Bulgarie, Roumanie) puis l’Autriche-Hongrie (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie). L’avènement de ces États était le résultat de dynamiques clairement sécessionnistes puisqu’il s’agis­sait de rompre avec l’ordre impérial existant - au point, dans le cas austro-hongrois, de conduire à la disparition pure et simple d’un État pluri-séculaire. Ces logiques de séparation bénéficièrent toutefois de préjugés favorables parce qu’elles étaient menées au nom de la liberté des peuples contre le despotisme, oriental à Istanbul ou catho­lique à Vienne. Ce démembrement impérial s’effectua en vertu d ’un principe révolutionnaire, celui de l’autodéter­mination des peuples.

Les ambiguïtés du principe d ’autodétermination

Ferment des mouvements nationaux du XIXe siècle, eux-mêmes stimulés par l ’idéologie de la souveraineté

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nationale portée par la Révolution française, l’idée d’autodétermination implique que chaque peuple déter­mine librement son statut politique. Derrière sa simpli­cité apparente, ce principe soulève d ’immenses difficultés dans sa mise en œuvre, la plus redoutable tenant au caractère indéfini de la notion de peuple. Comme le constate Ivor Jennings, « en apparence, le principe d’autodétermination semblait raisonnable : laissons le peuple décider. En fait, il était ridicule car le peuple ne peut décider avant que quelqu’un ne décide qui est le peuple1 ».

Doit-il avoir des caractéristiques objectives (langue, histoire, relig ion ...)? Si oui, les Tchouvaches de Russie, les Haoussas d ’Afrique de l’Ouest comme les peuples indiens d’Amérique peuvent se prévaloir du droit à l’autodétermination qui implique, rappelons-le, la possibilité de se doter d ’un État indépendant. Si l’on penche plutôt pour une définition subjective du peuple comme rassemblement d ’individus unis par la volonté de partager un destin commun, est-il justifié d’accorder le droit de disposer d ’eux-mêmes aux peuples fidjien, cap-verdien ou monégasque et de le refuser aux Kurdes et aux Tibétains ?

Pour sortir au moins partiellement de l’ambiguïté, il convenait donc de se doter de règles permettant de spé­cifier quels peuples avaient vocation à entrer dans un processus d’autodétermination. Le président américain Woodrow Wilson qui fut l’inventeur de cette idée d’au­todétermination la voyait se réaliser par le jeu du « prin­cipe des nationalités ». Étaient donc promis à prendre en mains leur destin politique les peuples d’Europe orien­tale identifiables selon des critères nationaux (langue,

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histoire...) : les nouveaux États devaient donc corres­pondre à des peuples définis sur une base ethno-cultu- relle. Les fameux « Quatorze points » de Wilson de janvier 1918 ne laissent aucun doute sur cette logique ethnique puisque l’État polonais reconstitué doit inclure .« les territoires habités par les populations indiscutable­ment polonaises » tandis que la rectification des fron­tières de l’Italie doit s’opérer selon « les lignes clairement reconnaissables des nationalités ». Cela était évidemment plus facile à dire qu ’à faire car l’enchevê­trement des populations empêchait de tracer des lignes de démarcation claires et nettes entre elles, et donc de faire coïncider État et nationalité.

Appliquer le principe de l’autodétermination natio­nale dans un tel patchwork de peuples recelait d’énormes dangers que le propre secrétaire d’État de Wilson, Robert Lansing, saisit immédiatement avec une remarquable prescience. Il écrit dans son journal intime en décembre 1918 : « Certaines expressions contenues dans les Quatorze points du Président vont, j ’en suis sûr, susciter des difficultés à l ’avenir car leur signification et leur mise en œuvre n’ont pas été mûrement réfléchies... Quand le Président parle d’autodétermination, quelle chose a-t-il à l ’esprit? Pense-t-il à une race, à un terri­toire ou à une communauté ? Sans une entité bien déli­mitée, et donc fonctionnelle, l ’application de ce principe est dangereuse pour la paix et la stabilité... l’expression est tout simplement chargée avec de la dynamite. Elle suscitera des espoirs qui ne pourront jamais être réalisés. Elle coûtera, je le crains, des mil­liers de vies2 ». La suite confirmera, ô combien tragi­quement, cette analyse prémonitoire. L’autodétermination

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sera invoquée par les nouveaux États (Pologne, Roumanie...) pour affirmer leur exclusivisme national face aux minorités présentes sur leurs territoires, comme par les vaincus de la Première Guerre (Hongrie, Allemagne) engagés dans des stratégies irrédentistes pour récupérer leurs « nationaux » perdus. La manipu­lation sans vergogne du principe de l’autodétermination par Hitler pour justifier sa politique expansionniste au nom de l’inclusion des Allemands ethniques dans le Reich (Autriche, Sudètes) conduira la communauté internationale à le réinterpréter.

De simple principe politique, il devient désormais un véritable droit mentionné dans la charte des Nations- unies tout comme dans des déclarations et conventions internationales. Même si les implications juridiques précises de ce droit sont loin d ’être claires, il est devenu une norme essentielle du droit international. En même temps, cette promotion a été accompagnée d’une redé­finition de ses bénéficiaires. Pour éviter l’effet déstabi­lisateur que son instrumentalisation par l’Allemagne nazie avait eu dans la marche vers la Seconde Guerre mondiale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est plus reconnu, comme dans la logique wilsonienne, à des nations (au sens ethno-culturel) mais aux seuls peuples qui ont été privés de la capacité de se détermi­ner librement par le colonialisme.

Seuls les peuples colonisés par les puissances occi­dentales (auxquels on a assimilé les Palestiniens sous occupation israélienne et les Noirs d’Afrique du Sud) peuvent, au regard du droit, s’affranchir légitimement de la domination politique considérée comme étrangère et se doter d ’un État indépendant3. Les peuples concer­

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nés par l’autodétermination sont définis sur une base strictement territoriale : ce ne sont pas les Baoulés, Agnis et autres Bétés qui ont bénéficié du droit à l’au­todétermination pour s ’émanciper de la colonisation française mais le peuple de Côte d’ivoire c ’est-à-dire tous les habitants de la colonie. Le principe de l ’intan­gibilité des frontières héritées de la colonisation est une conséquence naturelle de la définition territoriale de 1 ’ autodétermin ati on.

Entre les « Quatorze points » de Wilson et le dispo­sitif juridique onusien, il y a bien reformulation du prin­cipe d’autodétermination : à un fondementethno-culturel se substitue un fondement territorial4. Précisons également que, pour le droit international, les colonies d’outre-mer ne font pas partie du territoire national de l’État qui les administre. Dès lors, leur accession à l’indépendance ne saurait être interprétée comme une sécession, elle implique plutôt la restaura­tion d’une capacité politique souveraine que la puis­sance coloniale avait usurpée.

De plus, le droit à l’autodétermination est à usage unique. Une fois qu’il est devenu effectif dans le cadre des limites administratives coloniales, il ne saurait être juridiquement revendiqué par un peuple intégré à un État indépendant à l’appui de sa propre auto-émancipa­tion. Il n ’existe donc pas de droit à la sécession dans les États constitués et ceux-ci sont fondés à défendre, y compris par la force, leur intégrité territoriale. Cet interdit frappant la sécession explique que tant celle du Katanga (1960-1963) que celle du Biafra (1967-1970) échouèrent après avoir été dénoncées par la plupart des États du monde. La seule sécession victorieuse jusqu’au

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début des années 1990, celle du Pakistan oriental en 1971, doit son succès à un contexte géopolitique parti­culier (la province était depuis 1947 géographiquement séparée du Pakistan occidental par 1700 km) et à une conjoncture politique spécifique (soutien militaire de l’Inde à la rébellion).

Que le droit international récuse l’autodétermination par sécession ne suffit pas toutefois à endiguer les dyna­miques séparatistes. Elles s’expriment de façon violente aux quatre coins du globe, au Sud-Soudan, en Casamance sénégalaise, dans les régions kurdes de Turquie, dans les zones tamoules de Sri Lanka, en Corse, au Pays basque espagnol, etc. Le scénario est invariablement le même : d’un côté des séparatistes qui sont engagés dans une stratégie de lutte armée et/ou de terrorisme, de l’autre un État qui répond avec des moyens répressifs soumis à des degrés variables au contrôle de l’État de droit et, plus rarement, par des offres de dialogue. Il n’est pas surprenant que beaucoup de processus sécessionnistes s’accompagnent d ’affron­tements armés, les États étant par nature soucieux de défendre farouchement leur souveraineté sur l’intégra­lité du territoire national.

Négocier les sécessions ?

Le basculement vers la violence n’a toutefois rien d’inéluctable : il y a des sécessions heureuses, celles qui sont négociées.

Le droit interne prévoit rarement les modalités de la sécession car les États vivent avec l’illusion de la durée.

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Autant le constituant se plaît à évoquer dans les préam­bules constitutionnels la pérennité de la nation, autant il n’envisage même pas d’évoquer sa dislocation. De façon exceptionnelle, certaines constitutions d’États fédéraux incluent une clause précisant les mécanismes de sortie de la fédération. Ainsi en était-il de la consti­tution brejnévienne de 1977 où, au sein d ’une Union soviétique définie comme un État multinational fédéral, le droit de sécession était reconnu aux républiques sous certaines conditions. Ce droit était bien entendu pure­ment théorique à l ’heure du totalitarisme communiste mais sa simple existence a néanmoins donné une légiti­mation juridique à la désagrégation pacifique de l’URSS en décembre 1991.

L’invocation d ’un tel droit par quatre républiques fédérées (Slovénie, Croatie, Bosnie, Macédoine) pour justifier leur sortie de la fédération yougoslave est, en revanche, juridiquement tout à fait contestable. Si le préambule de la constitution de 1974 mentionne bien « le droit de chaque peuple à l’autodétermination, y compris le droit à la sécession », ce principe fonda­mental doit être interprété à la lumière des articles constitutionnels. Or, l ’article 5 est sans ambiguïté puis­qu’il stipule que « les frontières de la République socialiste fédérative de Yougoslavie ne peuvent être modifiées sans l’accord de toutes les républiques et provinces autonomes ». En quittant unilatéralement la fédération, les quatre républiques pouvaient certes se prévaloir d ’une légitimité politique (déclaration de sou­veraineté des parlements, référendums populaires en faveur de l’indépendance) mais certainement pas d ’une légitimité juridique.

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Le droit constitutionnel à la sécession étant une exception - seuls aujourd’hui l’Ethiopie et Saint-Kitts- et-Nevis, État insulaire des Caraïbes, le reconnaissent - , le succès d ’une sécession (déroulement harmonieux, relations de bon voisinage entre les États successeurs) dépendra avant tout d’un choix clair et sans ambiguïté de tous les partenaires en faveur d’un processus pacifique de négociation. Si les processus contractuels de séces­sion sont moins fréquents que ceux de nature violente, ils ont un insigne avantage sur les seconds : ils atteignent plus facilement leur objectif, la scission de l ’État. Alors que la rébellion biafraise fut cruellement réprimée, alors que nombre de mouvements sécessionnistes s’épuisent dans des luttes armées aussi meurtrières qu’incertaines, certains États ont obtenu l’indépendance sans qu’une goutte de sang ne soit versée.

En 1905, la Norvège mit fin à l’union conclue avec la Suède en 1814 sans coup férir. Un référendum approuva massivement la rupture en Norvège après quoi les deux gouvernements négocièrent des conventions pour régler les modalités précises de leur séparation. Beaucoup plus récemment, 3a Tchécoslovaquie se scinda en deux États indépendants en janvier 1993 dans une atmosphère teintée de « Gemütlichkeit » typique­ment viennoise. Contrairement à la chute du régime communiste à la fin de l’année 1989 qui fut accompa­gnée d’immenses manifestations, le divorce de velours ne doit pas grand-chose à la mobilisation populaire car il fut l ’œuvre des élites politiques qui négocièrent la division du pays en évitant soigneusement de consulter les citoyens. Ceux-ci n ’auraient d’ailleurs pas manqué de s’opposer à la dissolution de la fédération tchécoslo­

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vaque : en juin 1990, seuls 6 % de la population étaient favorables à cette option. Deux ans plus tard, dans un contexte marqué pourtant par une polarisation politique croissante, ils n ’étaient que 16 % à faire ce choix.

Pourtant, la rupture eut bel et bien lieu, de façon pacifique, dans un laps de temps extrêmement court. Même si d’interminables et infructueux débats constitu­tionnels sur la réforme de la fédération avaient com­mencé au printemps 1990, la scission du pays ne devint une perspective vraisemblable qu’après les élections de juin 1992 et fut organisée en six mois. Ce délai très court peut surprendre mais la célérité de la sécession est un gage de son succès5.

Un divorce, même réalisé à l ’amiable, ouvre inévita­blement une période d’inquiétude et de changement puisque les deux partenaires abandonnent les certitudes du présent - même avec ses difficultés - pour les incer­titudes de l’avenir. Pour conjurer ces craintes et éviter qu’elles ne se prolongent, une séparation rapide est donc préférable afin que la procédure de divorce ne traîne pas. Elle évite également tensions persistantes et chantages à répétition.

C ’est très précisément ce scénario qui a été adopté dans le cas tchécoslovaque, et l ’absence d ’implication directe de la population, qui n’a pas été consultée sur l’opportunité de la séparation, a incontestablement faci­lité son bon déroulement. Certes, les citoyens de la fédération ayant évolué durant des décennies dans un espace public commun y étaient pour une part légitime­ment attachés. Il aurait été conforme à la norme démo­cratique qu’ils soient sollicités. En même temps, l’ouverture d ’un vaste débat public suivi de la tenue

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d’un référendum, dans une situation politique totale­ment paralysée au niveau fédéral (impossibilité de faire fonctionner le gouvernement, démission du président Havel), aurait été inévitablement accompagnée de sur­enchères successives qui auraient envenimé les choses. Pour éviter ce pourrissement, le choix de négociations rapides, menées par les Premiers ministres des deux entités fédérées (Vâclav Klaus pour les Tchèques, Vladimir Meciar pour les Slovaques), dans le respect des règles constitutionnelles - le Parlement fédéral se saborda en votant lui-même la dissolution de la fédéra­tion - s’avéra la solution la plus sage.

Deux facteurs essentiels favorisent une sécession par consentement mutuel. Le premier est l ’existence d ’un contexte démocratique-libéral qui encourage la recherche de compromis négociés et disqualifie le recours à la violence. D ’un État établi sur une répres­sion institutionnalisée et gouverné en temps ordinaire de façon autoritaire, on n ’est guère surpris qu’il recourre à la force pour briser les mouvements séces­sionnistes ( l’Irak contre les Kurdes, l ’Éthiopie marxiste-léniniste contre l ’Érythrée). Par contre, lorsque que la culture politique d ’un pays est fermement établie sur des bases démocratiques, il n ’y a pas de rai­sons a priori pour que la sécession ne puisse pas être réglée par la négociation, à l’instar des conflits sociaux et des désaccords politiques. Imprégnée par une forte tradition libérale, la Suède emprunta cette voie avec la Norvège comme le Danemark avec l’Islande en 1944. Le Canada et la Belgique seraient tout désignés pour s’inscrire dans le même sillage si d’aventure le Québec et la Flandre optaient pour la séparation.

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Cet héritage libéral ne saurait être invoqué que de façon très indirecte dans le cas tchécoslovaque où le succès de la séparation tient à une autre donnée de fond : la déliquescence progressive du centre fédéral, seule puissance qui aurait été en mesure de contrecarrer les tendances centrifuges. Au cours des deux années précédant la rupture définitive, le pouvoir fédéral s’est en effet peu à peu affaibli alors que celui des répu­bliques fédérées se renforçait. Symptomatique de ce mouvement de vase communicant fut le poids politique croissant des Premiers ministres tchèque et slovaque - qui seront les architectes de la séparation - alors que les leaders fédéraux voyaient leur capacité d ’action se réduire de jour en jour. En un sens l ’avènement des deux Etats souverains en janvier 1993 fut l ’officialisa­tion d ’une dissociation déjà bien entamée des sphères politiques.

Cette débilité croissante du centre politique se retrouve dans le cas de l ’Union soviétique et a égale­ment joué un rôle essentiel dans l’éclatement en dou­ceur de l ’URSS en quinze États indépendants. Envisagée comme un moyen pour réformer le système socialiste et lui donner une efficacité nouvelle, la peres­troïka conduisit en réalité à précipiter sa crise générali­sée. Elle accéléra en particulier l ’effervescence des « nations périphériques », au premier chef dans les pays baltes et dans le Caucase. Mais le coup de grâce porté à l’autocratie communiste fut le retour de la Russie au devant de la scène.

Bien que plus vaste e t plus peuplée que toutes les autres républiques fédérées, la Russie disposait dans le système soviétique de moins d ’autonomie puisque

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nombre de « ses » institutions (Académie des Sciences, certains ministères, parti communiste) étaient en fait confondues avec celles de la fédération dans son entier. En restaurant la souveraineté de la Russie en juin 1990, Boris Eltsine mettait fin à cette anomalie mais privait du coup le centre soviétique d’une partie de son infrastruc­ture institutionnelle. Celui-ci se trouva progressivement vidé de sa substance, et lorsqu’il tenta de réagir, comme en janvier 1991 lorsque les forces spéciales soviétiques intervinrent en Lettonie pour enrayer la marche de la république vers l ’indépendance, il était trop tard. L’échec du putsch d’août 1991 fomenté par les archéo­communistes marqua la fin définitive de tout espoir de préserver l’empire soviétique. Le centre, jadis si puis­sant, s’était délité, laissant la voie libre à une implosion en douceur de l’URSS. Cette rétractation du centre est à mon sens essentielle pour expliquer le caractère paci­fique de la désagrégation d’États autoritaires (ou tout juste engagés dans la transition démocratique), et le contre-exemple est fourni par le cas yougoslave.

Là aussi, la fédération est entrée progressivement en crise à la fin des années 1980, mais contrairement au cas de l’URSS où la pièce maîtresse du dispositif institu­tionnel, la Russie, s’est posée comme une alternative au centre soviétique, son équivalent yougoslave, la Serbie, ne joua pas du tout la carte du contournement et de l’af­faiblissement du pouvoir fédéral. Deux raisons à cela.

D ’abord, la suireprésentation des Serbes dans la hié­rarchie fédérale dirigeante, aussi bien civile que mili­taire. Les Serbes avaient donc pour des motifs utilitaires un attachement fort à la fédération dans son ensemble6. Ensuite, des peuples constitutifs de la Yougoslavie, le

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peuple serbe était celui qui était le plus dispersé sur l’ensemble du territoire national : 40 % de ses membres se trouvaient hors de Serbie. Les Serbes considéraient donc l ’État fédéral comme la structure la mieux adaptée à leur situation de dispersion et voyaient dans la trans­formation des républiques fédérées en États indépen­dants une menace pour leurs minorités outre-Drina. Certaines mesures adoptées par la Croatie (sur le bla­son, la langue, le statut constitutionnel des Serbes) contribuèrent à entretenir les anxiétés serbes qu’un Slobodan Milosevic était tout décidé à exploiter dans sa stratégie d’exacerbation nationaliste. Loin de laisser le centre fédéral en état de dériliction, les Serbes l’investi­rent donc pour tenter de s’opposer par la guerre aux ten­dances centrifuges. Tout était prêt pour que la dissociation de la Yougoslavie titiste se réalise dans le sang. On retrouve là le modèle classique des sécessions contestées où la volonté de séparation d ’une partie de la population d ’un État se heurte à son opposition résolue.

Est-ce à dire que les sécessions unilatérales sont nécessairement discutables, voire illégitim es? Certainement pas, et une argumentation de type éthique permet utilement d’éclairer le débat. Deux approches distinctes se sont faites jour7. Pour certains, la sécession constitue un droit imprescriptible qui appartient à tout groupe qui est en mesure de rassembler, sur un territoire donné, une majorité favorable à la séparation d ’avec l’État établi. Le droit à la sécession constitue donc un droit originel qui ne requiert pas, pour être mis en appli­cation, de justification quelconque. Nul besoin d’invo­quer un traitement discriminatoire ou des injustices historiques. Le groupe en question n’a même pas à se

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prévaloir d ’une identité collective spécifique fondée sur une culture commune, une langue, une mémoire... Les individus qui le constituent ont, au nom de leur autono­mie, le droit de sortir d’une association politique don­née pour en former une autre.

Cette conception ultra-libérale est dénoncée par ceux, plus nombreux, qui voient dans la sécession un droit uniquement compensatoire qui ne peut s ’exercer que dans un contexte d ’iniquités persistantes. Elle appa­raît dans cette perspective comme la voie du dernier recours lorsque le contrat politique n’est plus suscep­tible de révision. Le philosophe Allen Buchanan, qui a beaucoup contribué à renouveler la réflexion théorique sur cette question, isole douze arguments fondant la moralité de la sécession, quatre d ’entre eux étant vérita­blement décisifs : allocation des ressources systémati­quement défavorable, injustices politiques flagrantes (qu’il s’agisse du non-respect des droits politiques ou de l’incorporation de force du groupe à un État par annexion de son territoire), menaces sérieuses sur la culture du groupe, danger mortel pour sa survie phy­sique8.

Économicide, politicide, ethnocide, génocide : face à ces périls, tout groupe est moralement justifié à entrer en sécession. Cette approche plus restrictive est, à mon sens, bien plus réaliste que la précédente. Parce que toute sécession a des conséquences cruciales (change­ments territoriaux, instauration de nouvelles frontières internationales, fractionnement du marché écono­mique, redéfinition des contours de la citoyenneté...), parce que de nombreuses scissions d ’Etats ont été accompagnées de massacres et de violences, il est par­

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faitement légitime que sa concrétisation soit stricte­ment encadrée.

La mise en oeuvre de la sécession devrait en théorie suivre de strictes règles de procédure : négociations préa­lables sur le partage des biens de l ’État, la dette publique, les garanties accordées aux minorités nées de la séces­sion ; référendum avec, éventuellement une majorité qua­lifiée, si la sécession est contestée par l’État établi. Mais il convient aussi que la séparation d’avec l’État central soit justifiée par un contexte politique particulièrement défavorable. A défaut, on multiplie indûment les risques de dissidence et par voie de conséquence les effets désta­bilisateurs sur le système international.

Les sécessions : sources d ’instabilité permanente ?

La sécession ne constitue pas le remède miracle que certains invoquent en disant que si deux peuples ne par­viennent pas à cohabiter, il suffit qu’ils se séparent pour que tout rentre dans l ’ordre. En réalité, mettre en œuvre la dissociation n’est pas toujours plus aisé qu’organiser l’association. Se pose d’abord le délicat problème de la ligne de partage entre États nés de la désintégration d’une entité politique unique. Où devront passer les frontières ?

La commission d’arbitrage sur la Yougoslavie prési­dée par Robert Badinter, après avoir constaté que le pays était engagé dans un processus de dissolution, considéra que les limites entre les entités fédérées devaient devenir les frontières internationales9. Le principe de l’intangibi- lité des frontières adopté dans le contexte de la décolo­

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nisation a donc été étendu à la désintégration d’États souverains. La logique de ce raisonnement par analogie est transparente : il s’agit de trouver un mode de régula­tion de l’autodétermination afin d ’éviter que l’avène­ment d’États nouveaux ne conduise à une contestation générale des frontières. Reste que la généralisation de ce principe ne va pas de soi pour deux raisons essentielles.

La première tient au fait que des limites intérieures de nature administrative sont ipso facto transformées en frontières internationales. Ce qui avait une légitimité dans un ordre juridique interne reconnu par tous le conserve-t-il nécessairement dès lors que l’État qui en était le réceptacle se disloque ? A partir du moment où le contrat politique originel qui liait l ’ensemble des citoyens est rompu, pourquoi le découpage territorial interne devrait-il être obligatoirement préservé ? N ’y a-t- il pas lieu de le renégocier ? A ces questions, il n ’est pas possible de répondre de façon tranchée et une distinction s’impose. Lorsque les limites administratives correspon­dent à d’anciennes démarcations historiques, elles béné­ficient d ’une forte présomption de légitimité : il en va ainsi de la frontière entre la Slovaquie et les pays tchèques comme de celle de la Croatie avec ses voisins (sauf en Slavonie orientale).

Les choses se présentent sous un jour différent lorsque les limites administratives ont été introduites dans un souci stratégique comme lorsque Tito invente la république de Macédoine en 1945 pour restreindre l’as­sise territoriale de la Serbie. La même logique, éminem­ment politique, a été à l ’œuvre dans la soviétisation de l’Asie centrale où les frontières, privées de « rationalité géographique, économique ou ethnique », obéissent à un

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principe machiavélique très clair : « faire en sorte qu’au­cune des nouvelles républiques ne soit vraiment viable et ne puisse devenir indépendante10 ». Lorsque les fron­tières sont à ce point arbitraires et absurdes, on ne voit pas pourquoi elles ne pourraient pas être l’objet d’une révision négociée de façon à les rendre davantage conformes à une certaine logique, qu’elle soit fonction­nelle ou substantielle (prise en compte du facteur histo­rique, de la composition ethnique...).

La seconde raison pour laquelle l ’application du principe de l’intangibilité des frontières à l ’implosion d’États est contestable tient à une contradiction théo­rique majeure. La marche vers la sécession se fait la plupart du temps au nom d’une identité historico-cultu- relle, pré-politique. On réclame l’autodétermination nationale du peuple estonien, Slovène ou arménien parce qu’ils constituent des communauté de langue, de tradition, de culture singulières. Pourtant, lorsqu’il s’agit de définir la base territoriale de la nation, les lea­ders nationalistes invoquent volontiers les limites admi­nistratives surtout lorsqu’elles assurent à l ’État une assise territoriale plus confortable.

Ainsi, l ’avènement de la République de Croatie s ’est-elle faite en vertu « de la spécificité nationale mil­lénaire du peuple croate » mais les contours de l ’État ne sont pas définis, pour reprendre la formule de Woodrow Wilson, « selon les lignes clairement reconnaissables des nationalités », mais recoupent tout bonnement les anciennes lignes inter-républicaines. On invoque tout à la fois l ’autodétermination nationale pour justifier la séparation d ’avec l’État commun et l ’autodétermination territoriale pour fixer les frontières de l ’État sécession­

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niste. Il y a là une inconséquence que l’État résiduel ne manque pas en général de souligner en exigeant un remodelage des frontières de façon à inclure le maxi­mum de ses nationaux sur son territoire. À défaut de l’obtenir par agrément mutuel, il n ’hésite pas à recourir à la guerre pour parvenir à ses fins.

C ’est très précisément la voie qu’emprunta la Serbie en prenant - via l ’armée fédérale - l’initiative d ’opéra­tions militaires pour que les Serbes rebelles de Krajina et de Slavonie orientale (régions croates jouxtant la Bosnie) se retrouvent sous autorité serbe. Il s’agissait, vu de Belgrade, d’imposer par la violence l’autodéter­mination des Serbes de ces régions en les rattachant à la mère-patrie. Cet objectif passait inévitablement par une entreprise de conquête radicale et impitoyable afin de parvenir à homogénéiser ethniquement ces territoires (massacres et expulsion des Croates, destructions méthodiques des villages...). Ce scénario tragique se reproduira avec une violence décuplée en Bosnie du fait de l’enchevêtrement des populations11. La transforma­tion de frontières intérieures en frontières internatio­nales s ’avère donc dans les faits une opération fréquemment complexe et douloureuse. Elle n ’est plus aisée que si l’É tat sécessionniste est doté d’une forte homogénéité ethnique auquel cas il évitera tout à la fois la dissension interne fomentée par ses nouvelles mino­rités nationales et l ’intervention de l’État résiduel pour les protéger (cas de la Slovénie).

Mais ce cas de figure est exceptionnel, et la plupart du temps le nouvel État sera aussi hétérogène que son prédécesseur avec le risque de voir se développer des « sécessions de sécessions », comme ce fut le cas chez

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les Serbes de Croatie et de Bosnie. La tentation de se débarrasser de la minorité rebelle n’est alors pas mince, surtout si elle s ’est elle-même livrée à de coupables exactions. C’est ce qui arriva aux Serbes de la Krajina que l’offensive croate d’août 1995 poussa à l ’exode. Toutefois, même si expulsions et déplacements massifs de populations ne sont pas inéluctables - l’aspect dra­matique qu’a pris l ’éclatement de la fédération yougo­slave découle ainsi pour une large part de l’exploitation politique cynique qu’en fit le pouvoir serbe - , le brusque changement de statut d ’un groupe transformé, presque du jour au lendemain, en minorité dans un nou­veau cadre politique après avoir été majoritaire dans l ’ancien, suscite des appréhensions qui ne sont pas tou­jours injustifiées en matière d ’octroi de la citoyenneté ou d ’accès à l’emploi.

Pour dissiper ces craintes, il est donc impératif que le nouvel Etat veille scrupuleusement à accorder des droits particuliers (usage de la langue, réseau scolaire propre...) à ses minorités et s’emploie à les faire éner­giquement respecter. Cette mutation est d ’autant plus mal vécue si la nouvelle minorité est dotée d ’une forte identité collective, à l ’instar des Serbes de Croatie, orthodoxes dans un environnement catholique, qui bénéficièrent de tout temps d’une très large autonomie dans les confins militaires (krajina) où ils avaient été placés par les Habsbourg pour protéger l’empire face aux Turcs.

Leur situation contraste nettement avec celle des 25 millions de Russes qui se sont retrouvés hors de Russie (en Ukraine, Asie centrale, dans les pays baltes) lors de l’éclatement de l ’URSS. La dispersion des

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Russes au fur et à mesure de l’expansion de l ’empire tsariste a en effet rendu « improbable le développement d ’une conscience nationale russe distincte de la conscience impériale12 ». À défaut d’espace national de référence, la russité reposait sur une grande fragilité (allégeance impériale, langue) et était incapable de structurer une identité fortement affirmée. D ’où une absence de mobilisation nationaliste chez les Russes de diaspora (beaucoup d’entre eux votèrent en faveur de l’indépendance de l’Ukraine, de la Lettonie...) et la solidarité très discrète de la mère-patrie à leur égard. Cette retenue généralisée contraste fortement avec l’im­plication directe et massive de Belgrade auprès des Serbes de Croatie et de Bosnie.

Cela dit, même si la conversion de limites intérieures en frontières étatiques recèle de graves incohérences, elle a un avantage non négligeable : elle évite de devoir tracer la ligne de démarcation. Cette opération n’est en effet jamais aisée, même si elle se réalise dans un climat de bonne volonté. Où devra passer la nouvelle fron­tière? Si le critère retenu est de nature ethnique, quel seuil servira à remodeler la frontière ? Faudrait-il qu’il y ait plus de 75 % de Serbes dans une commune de Krajina pour qu’ils puissent se rattacher à la république serbe de Bosnie ? Plus de 50 % seulement? Et que faire des Croates et des autres groupes dans ces communes ? Devraient-ils se contenter d’un statut de minorité ? Peut- on procéder à un échange de population? Instaurer une séparation territoriale, dans un environnement où les populations ont été mêlées pendant des siècles est, comme le calvaire bosniaque l’a montré, irréalisable sans un déchaînement de violence.

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La partition des Indes britanniques en août 1947, sur la base de la théorie des deux nations (l’une musulmane, l ’autre à majorité hindoue], en offre une autre terrible illustration. La commission chargée de mettre en œuvre la délimitation des frontières adopta la règle suivante : toutes les régions comprenant plus de 50 % de musul­mans deviendraient pakistanaises. Cela signifiait en par­ticulier partager deux grands États, le Bengale à l’est, le Punjab à l ’ouest. Le premier, qui avait une forte spécifi­cité culturelle, fut divisé, plaçant la métropole, Calcutta, sous souveraineté indienne en la coupant totalement de son hinterland rural qui constitua le Pakistan-oriental.

La division du second fut beaucoup plus dramatique parce qu’elle brisait complètement la cohésion d’une société fondée sur la cohabitation de trois communau­tés : musulmans, hindous, sikhs. Les conséquences de ce choix aberrant sont connues : près de 15 millions de réfugiés dans les deux sens ; cinq cent mille morts au bas mot, victimes de massacres systématiques ou morts d’épuisement dans ces marches forcées; un nombre incalculable de biens pillés, saccagés, de femmes vio­lées 13... Si encore, ce prix humain colossal avait été payé pour solde de tout compte, mais non. La partition, véritable charcutage territorial et vivisection d ’un ensemble social, entretient souvent deux types de pro­blèmes.

Le premier tient à l’effet de rétroaction sur les nou­veaux États indépendants14. Ceux-ci ne naissent pas « purs et innocents », ils portent en eux les stigmates du traumatisme originel. Ainsi, l ’Inde opta au départ pour une définition universaliste de la citoyenneté qui incluait la minorité musulmane (aujourd’hui plus de

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100 millions d’individus) qui n ’avait pas rejoint le Pakistan. Elle choisit donc de préserver le pluralisme religieux qui avait été celui des Indes britanniques. Mais ce projet rencontra de plus en plus l’opposition de la droite nationaliste hindoue qui, en un sens, s’appropria l’idée des deux nations défendue initialement par les promoteurs du Pakistan pour la retourner contre les musulmans indiens : au Pakistan, État musulman, devait désormais faire face une Inde-hindoue15.

L’effet en retour a été encore plus impressionnant dans le cas pakistanais. A priori, pourtant, le nouvel État était censé avoir un atout de taille : son homogénéité « nationale » puisque sa population était presque exclu­sivement musulmane. Pourtant, la suite a montré que l’idée de fonder une nation sur l’Islam était illusoire. En 1971, le Pakistan oriental, doté d ’une forte identité ben­galie, fait sécession sous le nom de Bangladesh mais l ’effet-domino ne s’arrête pas. Désormais, c ’est le Pakistan lui-même qui est travaillé par l ’affirmation de régionalismes, voire de nationalismes (au Sind, au Baloutchistan, dans les zones pashtounes proches de l’Afghanistan), stimulés par la domination des Punjabis sur l ’État, tandis que croît un particularisme mohajir (celui des réfugiés arrivés lors du partage de 1947)16. Loin donc d’avoir clarifié le jeu identitaire, la partition n ’a fait que l’embrouiller davantage.

De façon parallèle, après l ’éclatement de la Yougoslavie communiste, la Croatie a vu se réveiller le régionalisme en Istrie, jadis italienne, tandis que la nou­velle république de Yougoslavie créée en 1992, inca­pable de promouvoir un projet politique fédérateur, était aux prises, non seulement avec un nationalisme albanais

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très actif au Kosovo mais avec la montée du sentiment autonomiste chez les Hongrois de Voïvodine et, plus grave encore pour Belgrade, avec l’affirmation de plus en plus nette d ’un nationalisme monténégrin exigeant la redéfinition des liens avec la Serbie.

Le second problème d’envergure que soulèvent les partitions et les sécessions non négociées tient au fait qu’elles transforment souvent ce qui était un affronte­ment interne, de nature ethnique, religieux ou commu­nautaire, en confrontation inter-étatique. Ce changement de nature du conflit s’avère rarement une bénédiction. Que l’on songe, par exemple, à l’hostilité sourde qui oppose, depuis plus d’un demi-siècle, l’Inde et le Pakistan, hostilité qui a déjà conduit à trois guerres et entretient une tension lancinante et armée au Cachemire. Tout cela sur fond de course aux armements effrénée et de nucléarisation du sous-continent, avec tous les risques d’escalade et de déstabilisation régionale inhérents à une telle situation. Le conflit gagne en dangerosité parce que les deux groupes nationaux disposent désormais chacun d’un Etat avec ce que cela suppose comme capacité à mobiliser des ressources.

La scission d’États, dans un contexte de crise généra­lisée, favorise la militarisation des affrontements natio­naux et leur installation dans la durée. Les développements au sein de l’ex-Yougoslavie illustrent de façon tangible cette loi tout en innovant sur un point essentiel. En effet, les guerres yougoslaves ne se sont pas accompagnées uniquement d’une internationalisation classique, chaque partie tentant de trouver des soutiens militaires et politiques chez des parrains extérieurs. Elles ont surtout conduit un acteur mystérieux, aux multiples

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visages, « la communauté internationale », à intervenir sur des terrains très divers (humanitaire, diplomatique, militaire...) pour - et c’est le point essentiel qu’il faut retenir ici - garantir le succès de l’autodétermination nationale à des peuples engagés dans un processus de dissociation à l’intérieur d ’un État constitué en voie de dislocation.

Sécession et ethnicisation des Etats

Cette attitude a marqué un changement radical de la position traditionnelle des États, jusqu’alors très récal­citrants à soutenir les processus de sécession unilaté­raux. Désormais, les États occidentaux (car la Chine et la Russie sont très rétifs face à une pareille évolution) n ’ont plus ces scrupules. On peut s’en réjouir en y voyant une extension légitime du droit à l’autodétermi­nation que la légalité internationale confinait, pour l’es­sentiel, à la décolonisation. Toutefois, cette réceptivité nouvelle est contrebalancée par des scrupules juridiques qui la tempèrent, d ’où des ambiguïtés et des contradic­tions croissantes.

Ainsi, bien que dans le cas croate le souhait de quit­ter la fédération yougoslave découlait de la volonté d ’émancipation nationale du peuple croate, la « com­munauté internationale » a officiellement reconnu le droit d ’autodétermination au peuple de la République de Croatie c ’est-à-dire à l ’ensemble indifférencié des citoyens (Croates, Serbes, Musulmans, Hongrois...). La nuance est importante. D’une part, elle permet de contourner le fait que la minorité la plus importante, les

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Serbes (12 %), qui, selon la constitution titiste, étaient, à parité avec les Croates, un peuple constitutif de la République, refusait la mise en œuvre de l’autodétermi­nation. D ’autre part, elle tient compte du souci précé­demment évoqué de préserver l’intégrité territoriale de la Croatie. L’autodétermination nationale (en l ’occur­rence, celle des Croates) avance donc masquée derrière une rhétorique souverainiste abstraite (allusion au peuple citoyen, au territoire républicain).

Cette même ambiguïté se retrouve avec le Kosovo. La guerre menée par l ’OTAN contre la Yougoslavie, d’une légalité pour le moins douteuse - puisque faite sans l’aval de l ’ONU — a été justifiée par le secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, « comme un devoir m oral... pour empêcher un régime autoritaire de conti­nuer à réprimer son peuple en Europe à la fin du XXe siècle ». Cette intervention, on l’a assez souligné, a constitué une première parce qu’un État souverain a été délibérément attaqué pour une question de politique interne, et ce en vertu de l’impératif d ’ingérence. Les défenseurs sourcilleux de la souveraineté nationale ont vivement critiqué une pareille évolution que je trouve, pour ma part, plutôt positive dans son principe : trop d’États ont invoqué l’alibi de la souveraineté pour pou­voir simplement massacrer en paix. De ce point de vue, il n ’est pas plus mal que les États (ou plutôt leurs diri­geants) sachent qu’ils ne bénéficient plus d ’une impu­nité absolue mais peuvent être comptables de leurs actions criminelles.

L’objectif politique de la guerre était de faire plier Slobodan Milosevic pour qu’il accepte les accords de Rambouillet (février 1999) lesquels prévoient en parti­

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culier « une autonomie substantielle pour le Kosovo ». Cette disposition est reprise dans le plan de paix du G8 qui a permis de mettre fin à la campagne de bombarde­ments de l’OTAN mais elle illustre bien les contradic­tions persistantes des États occidentaux qui franchissent allègrement certaines lignes rouges (absence de mandat des Nations Unies, ingérence caractérisée dans les « affaires intérieures » d ’un pays souverain) tout en en maintenant artificiellement d’autres. Il en est ainsi des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale de la Yougoslavie que l ’autonomie substantielle promise au Kosovo devrait en principe respecter.

Il y a là une double inconséquence de « la commu­nauté internationale ». La première est d’ordre logique : comment invoquer sérieusement, de façon incantatoire, l’intégrité territoriale d ’un pays qui a été bombardé pen­dant soixante-dix-neuf jours et dont une province est sous un double protectorat, militaire (KFOR) et civil (administration de l’ONU)? La seconde est de nature politique : bien qu’elle ait été officiellement justifiée par la nécessité de mettre un terme à la répression serbe au Kosovo et à la catastrophe humanitaire qui en découlait, l’intervention militaire était aussi - et les Kosovars l’ont bien compris ainsi - un soutien à leur long combat pour l’autodétermination.

Dans ce cas, pourquoi n’évoquer qu’une large auto­nomie au sein de la Yougoslavie alors que la population albanaise aspire aujourd’hui à l’indépendance? La réponse tient encore une fois à cette volonté de ne pas remettre en cause les frontières internationales d’un pays reconnu, fût-il, comme la Yougoslavie de Milosevic, responsable d’un « nettoyage ethnique » et

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de massacres de civils à répétition. Pourtant, cette intan­gibilité des frontières internationales ne joua pas au bénéfice du maintien de la fédération titiste alors même que, constitutionnellement, les frontières extérieures ne pouvaient être modifiées sans l ’accord des républiques et provinces autonomes ce qui interdisait en principe toute sécession unilatérale. Sans doute, le blocage pro­gressif des institutions fédérales conduisait-il inévita­blement à la dissolution de la Yougoslavie, mais alors pourquoi ne reconnaître le droit de se dégager du lien fédéral en lambeaux qu’aux peuples disposant d’une république, comme les Slovènes et les Croates, et le refuser aux Albanais? Sous prétexte qu’ils n’avaient qu’une province autonome? Pourtant, les pouvoirs et droits de celle-ci étaient quasiment identiques à ceux des six républiques17.

Enfin, si l ’on pose le débat en termes de droit moral à la sécession, la position de « la communauté interna­tionale » devient tout simplement intenable. Le féti­chisme de l’intangibilité des frontières aboutit en effet au paradoxe suivant : on reconnaît ¡’autodétermination aux Macédoniens dotés d’une république et d ’une langue codifiée par la grâce de Tito, qui se résignèrent à l ’indépendance en 1991 parce que la fédération yougo­slave se décomposait, quand on la marchande aux Kosovars qui n ’ont cessé depuis leur incorporation à la Serbie en 1912 de se mobiliser sur une base nationale pour la dénoncer. Pourtant, s ’il est un peuple qui peut se prévaloir sans conteste d ’un droit éthique à la sécession, c ’est le peuple albanais du Kosovo. Appauvri économi­quement par des licenciements massifs dans les admi­nistrations et les entreprises, il a vu sa culture menacée

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par la fermeture des écoles et le strict contrôle des moyens de communication tandis que ses droits poli­tiques étaient systématiquement violés. Pour finir, le pouvoir serbe s ’est engagé dans une répression de plus en plus féroce avant de mettre en œuvre une épuration ethnique à grande échelle18.

Pris dans ses contradictions, « la communauté inter­nationale » réaffirme de jure les principes d ’intégrité territoriale et de permanence dés frontières tout en orga­nisant de facto la séparation de la province. Toutes les décisions prises au cours de l’année écoulée accélèrent la dissociation du Kosovo par rapport à l’ensemble you­goslave, de l’introduction du deutschmark à la mise en place d ’un nouveau système judiciaire, de l’émission de documents d’identité kosovars à la transformation de l’UCK en corps de protection. « La communauté inter­nationale » est en train d’inventer l ’indépendance « Canada Dry » : le Kosovo ressemble de plus en plus à un État indépendant sans en être formellement un.

Cette solution boiteuse traduit une ultime pusillani­mité de la communauté internationale qui craint les conséquences déstabilisatrices et les effets de mimé­tisme - comment refuser demain aux. Kurdes ce qui serait accordé aux Kosovars“?19 - d’un soutien trop explicite à l ’indépendance kosovare. En fait, outre que l’adoption d’une demi-mesure (autonomie substantielle au sein de la Yougoslavie) peut entretenir la tension plu­tôt que de l’atténuer, la raison politique doit conduire à admettre qu’à certains moments, des peuples ne peuvent tout simplement plus vivre ensemble. Ériger une fron­tière entre deux. États indépendants est alors l ’unique moyen de domestiquer la haine. À situation exception­

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nelle, solution exceptionnelle, fût-elle dérogatoire au dogme de l’intangibilité des frontières20.

A contrario, cela signifie clairement que la multipli­cation d ’États par division d ’entités politiques exis­tantes ne devrait pas devenir la norme pour régler les questions nationales. Cette réticence n’est défendable à mes yeux ni par le tabou commode de la souveraineté qui sert trop souvent d’excuse absolutoire à des pra­tiques condamnables, ni par le souci d ’éviter la prolifé­ration « anarchique » d’États dont rien ne prouve qu’elle soit inévitablement génératrice d ’instabilité à long terme21.

En revanche, cette position repose sur une considéra­tion de fond : la généralisation de l’autodétermination nationale par la création d ’États indépendants (pour les Basques, les Flamands, etc.) conduit à la promotion d ’entités souveraines ayant une forte « cohésion eth­nique » et un fondement identitaire prononcé, ce qui rétrécit l ’espace du politique. La tendance est incontes­table dans l’ensemble des processus de dissociation récents, qu’ils aient été pacifiques ou violents. L’État tchèque est ainsi devenu mono-national depuis la sépa­ration d ’avec la Slovaquie. Le départ des Slovaques et des Hongrois de Slovaquie constituait l’acte final d ’une dynamique qui a conduit en un demi-siècle à la sous­traction progressive de tous les non-Tchèques (extermi­nation des Juifs par les nazis, expulsion des Allemands des Sudètes, transfert de la Ruthénie subcarpathique à l ’Ukraine en 1945). « Comme si l ’on avait procédé à un nettoyage ethnique, il ne subsiste plus de la Tchécoslovaquie multinationale de l’entre-deux-guerres qu’un État-nation de Tchèques22. »

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Dans l ’ex-URSS, l’avènement de nouveaux États a également accéléré le phénomène de « désintrication ethnique ». Les Russes de l’Empire soviétique quittent les Républiques périphériques (surtout au Caucase et en Asie centrale) pour rejoindre la Russie. Ce mouvement a commencé il y a une trentaine d ’années avec l’appari­tion d’une élite nationale « indigène » dans les diffé­rentes républiques mais il a gagné en ampleur après leur accession à l’indépendance. H n’est pas la conséquence de mesures coercitives d ’expulsion mais découle sim­plement de la consolidation d ’États nationaux liés à l ’ethnie majoritaire. Même dans le cas où la citoyenneté est accordée de façon libérale (comme en Asie centrale), les pratiques de l’État, à commencer par la promotion de la langue locale (tadjik, ouzbek...) au détriment du russe, favorise le groupe associé à l’État et contribue donc à ce qu’il occupe le devant de la scène dans l’ad­ministration et l ’économie23.

Malheureusement, le démêlage ethnique prend sou­vent des formes violentes, comme dans l ’ancienne Yougoslavie qui a perdu son caractère multinational pour céder la place à des États nationaux (ou des entités para-étatiques comme en Bosnie) largement homo­gènes. La Croatie n ’ a plus de minorité serbe significa­tive qu’en Slavonie orientale tandis qu’en Bosnie, où l’imbrication des populations était grande, le nettoyage ethnique a fait son œuvre, les trois zones (serbe, croate, musulmane) étant homogènes à plus de 90 %. Quant à la Serbie restreinte, elle a vu sa cohésion interne s’ac­croître avec l’afflux de réfugiés serbes venant de Bosnie, de Croatie et du Kosovo. Ce dernier n’échappe pas à ce processus d ’homogénéisation : vidé de la moi­

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tié de sa population albanaise durant la guerre déclen­chée par l’OTAN, il voit aujourd’hui les Serbes et les Roms, soumis à des agressions répétées, le déserter massivement, faisant de la province un bastion albanais à 98 %. L’invocation rituelle, par la communauté inter­nationale, de la nécessaire préservation du caractère multinational du Kosovo, participe dès lors de la méthode Coué mais constitue en même temps une fic­tion nécessaire : des Serbes, même peu nombreux, doi­vent rester au Kosovo pour « prouver » que l ’intervention alliée s’est bien faite au nom d’une conception universaliste et morale de la démocratie et non pour favoriser la constitution d’un Kosovo ethni­quement homogène. Seule la Macédoine a échappé pour l’heure, et au conflit et à la « normalisation eth­nique ». Pour combien de temps ?

Cette tendance à l’adéquation entre un État et une communauté historique de culture présente certains avantages pratiques, la démocratie pouvant s’affermir plus aisément « en se réclamant d ’un corps politique qui prend la forme d’une communauté imaginée comme une communion nationale24 ». Si gouvernants et gou­vernés se ressemblent (même culture globale, même langue...), ils partageront un fond commun et il sera dès lors plus facile d’asseoir la démocratie. En même temps, cette loi de la similitude aboutit à une insuppor­table contraction du politique qui n ’est plus ce lieu du face à face et du dialogue qu’évoquait Hannah Arendt, mais le lieu de l’entre-soi et de l ’identité. La duplication d ’États homogènes conduit alors à confondre commu­nauté politique et communauté « naturelle », et en cela elle marque bien une régression abyssale du politique.

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Poussée à l’extrême, une tille dynamique exige fata­lement une réorganisation totale de l’Europe sur la base d’un fédéralisme ethnique, avec des États-communautés homogènes de langue et de culture. Ce projet qui est défendu par la nouvelle droite régionaliste des pays de langue allemande25 entraînerait une ethnicisation géné­rale de la vie internationale qui serait foncièrement anti­politique. Pour éviter ce danger, il paraît bien plus souhaitable, dans la mesure- du possible, de ne pas réduire l ’affirmation nationale des peuples au besoin d’État. Autrement dit, il faut inventer, pour accommoder la diversité nationale, une voie alternative à celle de l ’État-nation, et non rester enfermer dans cette logique en réclamant que chaque groupe mobilisé sur une base nationale ait son État à lui, perspective qui entretient tendanciellement la prolifération des États.

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Conclusion

L’avenir du pluralisme

Au xxie siècle, il nous faudra résoudre une équation dont les termes sont complexes. Les fortes aspirations à la reconnaissance portées par les mouvements nationalitaires ne peuvent être tout simplement ignorées. Pour autant, le foisonnement d ’États à fondement identitaire prononcé entacherait durablement l’idéal pluraliste de la démocratie. La solution passe dès lors par un effort de dépassement de l’État-nation qui suppose la reformulation de deux prin­cipes : celui de l’autodétermination et celui de l’association étroite entre une culture et un État. Il s’agit d’ouvrir réso­lument la voie à la multinationalité, une perspective que le renforcement d ’échelons supranationaux, en particulier en Europe, rend désormais à la fois tangible et nécessaire.

La souveraineté sans l ’indépendance

Dans la pratique, l ’autodétermination a été tout entière ramenée au droit à l ’indépendance étatique.

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L’État seul était censé pouvoir matérialiser le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, cette perception des choses est éminemment réductrice car, de façon a priori paradoxale, « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes c’est aussi le droit d ’un peuple à ne pas devenir un État », en s’organisant de façon autonome à l ’intérieur d’un ensemble multinational1.

Le droit international lui-même ne ramène d’ailleurs pas l ’autodétermination à l ’accession à l’indépendance puisqu’il prévoit qu’elle est susceptible de prendre, en matière de décolonisation, deux autres formes. Elle peut en effet se réaliser par l ’intégration à un État déjà exis­tant ou par association avec lui (avec un statut d ’auto­nomie) comme par tout autre statut politique librement accepté par le peuple qui se libère du colonialisme2. Ces options sont valables dès lors qu’elles résultent d’un choix librement exprimé par les populations concer­nées.

Cela signifie, a contrario, que le statut d’État associé (où l’autonomie interne va de pair avec des restrictions de compétence, en particulier dans le domaine militaire et diplomatique) ne saurait constituer un substitut à l ’octroi de l’indépendance. La tentation de certains Israéliens favorables à la perpétuation indéfinie du régime d ’autonomie actuellement en vigueur où l’Autorité palestinienne a toutes les apparences d’un État (instances exécutives, législatives et judiciaires) sans en avoir les compétences (pas de capacité d’agir en matière de relations extérieures et de défense, pas de contrôle sur les frontières) doit ainsi être fermement rejetée. Elle va clairement à rencontre de l ’aspiration des Palestiniens à accéder à une indépendance pleine et

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entière. L’autonomie permanente ne peut être imposée à un peuple pour le maintenir sous contrôle dans le but de perpétuer une asymétrie structurelle. En revanche, si elle repose sur un consentement explicite, elle peut par­faitement suffire à concrétiser le droit à l ’autodétermi­nation, comme c ’est le cas pour un certain nombre de micro-États d ’Europe et du Pacifique3.

Si, généralement, autodétermination et indépendance ont été tenus pour synonymes, cette équivalence repose sur une confusion préalable entre souveraineté et indé­pendance. Or, il est impératif de les distinguer. Les révo­lutions démocratiques en Europe de l’Est ont été initialement placées sous le signe de la restauration de la souveraineté. Dans les pays baltes d ’abord, puis en Slovénie, Croatie et dans la plupart des autres répu­bliques de l’URSS, les parlements ont commencé par adopter des proclamations de souveraineté. Il s’agissait par là de marquer que l’autorité politique appartenait désormais aux différents peuples des États fédérés, non à l’idéocratie communiste. Cette réappropriation de la souveraineté s’analyse comme nne restauration de la légitimité démocratique où le peuple des citoyens est investi du pouvoir politique à la fois originel et ultime4.

Pour autant, cette récupération de souveraineté n’impliquait pas logiquement que les différentes répu­bliques proclament leur indépendance, elle aurait très bien pu s’accompagner d ’une renégociation du pacte fédéral, avec large autonomie dans un cadre démocra­tique. Dans les faits, les choses se sont passées diffé­remment, à la fois parce que certains acteurs souhaitaient clairement aller jusqu’à l ’indépendance (pays baltes, Slovénie, Croatie) et parce que le centre

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s’est révélé incapable, faute de temps ou de volonté politique, d ’instituer un fédéralisme démocratique. Toutefois, même si historiquement les conditions étaient telles que l’indépendance était inéluctable, cette dernière ne découlait pas fatalement de la restauration de la souveraineté nationale.

Le fonctionnement du fédéralisme invite d’ailleurs à distinguer nettement souveraineté et indépendance. La Suisse comprend vingt-six cantons pleinement souve­rains, dans leur domaine de compétence, mais seule la confédération helvétique agit sur la scène internationale comme État indépendant. La même chose vaut pour la fédération de Russie où les vingt et une Républiques (Iakoutie, Bachkirie...) sont largement souveraines et ont négocié directement avec le pouvoir central des accords bilatéraux définissant leurs compétences, qui sont grandes, y compris dans les relations économiques extérieures5. Pour autant, ces républiques ne sont pas indépendantes, c’est-à-dire sujets de droit international6.

Souveraineté renvoie dans tous ces cas à deux choses : autorité politique conférée au peuple et autono­mie de l’entité fédérée. Cette autodétermination par la souveraineté qui prendra fréquemment corps à travers des structures de type fédéral comme par l ’octroi de droits spécifiques aux minorités nationales ne suffira pas toujours, nous l ’avons amplement souligné, à endi­guer les sirènes du séparatisme. Pour autant, elle ouvre une voie qui paraît à bien des égards prometteuse.

Le projet de déclaration des droits des peuples autochtones (1993) préparé par les Nations unies évoque ainsi en son article 3 le droit de ces peuples - regroupant environ 300 millions de personnes - à « dis­

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poser d ’eux-mêmes » c ’est-à-dire à « déterminer libre­ment leur statut politique et à assurer leur développe­ment économique, social et culturel7 ». Cette formulation inquiète bien des États du monde qui y voient une menace séparatiste. L’aspiration des « pre­mières nations » est pourtant tout autre. Leur objectif n ’est pas de se doter d’entités politiques indépendantes mais de disposer, à l ’intérieur des États où ils résident, d ’un autogouvernement afin d ’avoir la maîtrise de leurs terres, de leurs ressources et du développement écono­mique. De la même façon, Jordi Pujol, président de la Generalitat de Catalogne, a constamment réaffirmé qu’il entendait développer « l ’auto-affirmation » de son pays tout en récusant une indépendance qui passerait nécessairement par un processus de sécession8. De même le dalaï-lama a assuré qu’il serait disposé à accepter une « autonomie authentique » pour le Tibet qui gérerait toutes les affaires concernant la région, à l’exception des affaires étrangères et de la défense qui demeureraient du ressort de Pékin9.

Pour ces acteurs nationalistes, il s’agit d ’atteindre la souveraineté sans chercher à obtenir l ’indépendance (politique). Sans doute, ne peut-on exclure qu’ils recourrent à un double langage, faisant mine, pour des raisons purement tactiques, de se contenter d ’une large autonomie afin de mieux masquer l’aspiration bien réelle à créer un État indépendant. Cette tentation est d’autant plus irrésistible, diront certains, que l’autodé­termination par la souveraineté se cantonne au niveau interne en conférant des pouvoirs à une entité subéta­tique sans lui accorder ce à quoi aspirent plus que tout les nationalistes : la reconnaissance internationale.

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L’objection a du vrai mais il ne faudrait pas ignorer les évolutions récentes qui ont vu des entités fédérées acquérir une souveraineté externe, c’est-à-dire une capacité d’action internationale. Ainsi, après bien des réticences liées à sa culture juridique jacobine, la France a dû se résigner à signer en 1999 l ’accord de coopéra­tion linguistique, culturelle, éducative et scientifique avec la Communauté française de Belgique, désormais seule compétente en ce domaine, en lieu et place d ’un État belge fédéralisé qui n’a plus vocation à intervenir dans ce domaine. De la même façon, la constitution russe de 1993 accorde aux sujets de la Fédération (outre les vingt et une républiques, six territoires, dix terri­toires autonomes, une région autonome, deux villes d’importance fédérale et quarante-neuf régions) le droit d ’établir, en coordination avec le centre fédéral, leurs relations internationales et économiques externes.

De telles dispositions attribuent donc à des entités subétatiques des compétences qui sont généralement du ressort exclusif des États indépendants. Ces derniers voient d ’ailleurs leur monopole à la représentation internationale entamé puisque la plupart des États asso­ciés (liés officiellement à un protecteur extérieur) ont obtenu un statut international identique aux États indé­pendants. Les îles Marshall, Palau, les États fédérés de Micronésie, tous trois associés aux États-Unis, siègent à l’ONU ou dans d’autres institutions internationales et peuvent conclure des traités internationaux dans cer­tains domaines. Il en va de même pour Monaco, le Liechtenstein et Saint-Marin, liés respectivement à la France, à la Suisse et à l’Italie. Si, prenant le problème à l’envers, on se penche sur les États indépendants, on

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est bien obligé de constater que la cohorte de ceux qui ont vu leur appareil institutionnel s’affaisser totalement (Somalie, Libéria...) grossit dangereusement, faisant apparaître leur souveraineté formelle comme purement fictive. Au-delà des apparences et des certitudes com­modes, il convient donc de revisiter, comme nous y invite Bertrand Badie, l ’idée même de souveraineté, « concept incertain » à la genèse complexe, qui, aujour­d’hui moins qu’hier, ne peut prétendre être cette puis­sance absolue, ultime et inaltérée10. À l ’aune des souverainetés anéanties de tant d’États « indépendants » effondrés, les pouvoirs souverains de la Flandre et du Québec sont autrement vaillants !

Dissocier l'É tat de la nation

La distinction théorique entre autodétermination par la souveraineté et autodétermination par l ’indépendance a une autre vertu : elle facilite la dissociation fonda­mentale entre communauté citoyenne et nationale c ’est- à-dire entre le domaine du politique et celui de l’identitaire. La règle de congruence entre culture et société politique est en effet inadaptée à la plupart des États à travers le monde. Ainsi, en Europe de l’Est, imposer ce modèle de l ’État-nation après 1918 a été une source de problèmes sans fin comme l’avait justement souligné Hannah Arendt**. Ce fut une erreur monumen­tale qui entretint une instabilité permanente à l ’intérieur des États et précipita la marche vers la guerre. Mais comme les hommes n’apprennent rien de l’histoire, ils continuent d ’administrer la même pharmacopée vieillie

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dans l’ex-Yougoslavie. Or, on ne le répétera jamais assez, la thérapie est nécessairement brutale dans un espace fait d ’entrelacements sans fin : déplacements et échanges de populations, massacres sont alors le prix à payer pour que triomphe l’État-nation. Plutôt que de déplorer cette tragique réalité une fois que l’irréparable s’est produit, ne vaudrait-il pas mieux, dans la mesure du possible, relativiser la logique de l’État-nation pour lui substituer celle de l ’État multinational?

Un certain nombre d’auteurs ont mis en avant cette idée séduisante qui part de la différenciation entre l ’État, agent de l’unité politique et instance d’organisa­tion de la citoyenneté, et la nation, communauté histo­rique de culture12. À partir de là, il est tout à fait possible d ’imaginer qu’une même communauté poli­tique inclut une pluralité d ’espaces d’appartenance nationale, à l ’instar de la Suisse où le pacte politique fédéral parvient à transcender le pluralisme religieux, culturel et linguistique. Le secret de cette réussite exem­plaire tient au fait que l’intégration politique n ’a jamais exigé la récusation des identifications culturelles de base, ni des citoyennetés locales (communale et canto­nale) mais a, au contraire, prospérée sur leur reconnais­sance explicite.

Ce modèle multinational, adopté sous des formes variées en Espagne, en Belgique et au Canada, qui passe par toute une variété de procédés institutionnels (fédéra­lisme, autonomie régionale ou personnelle... )13 a su faire la preuve de son efficacité dans les sociétés plurielles. S’il n’est pas parvenu à résorber les nationalismes les plus virulents, il les a partiellement domestiqués et

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« civilisés ». Comparé aux infortunes de FÉtat-nation dans les Balkans, en Turquie et ailleurs, le bilan de l’État multinational est incomparablement plus positif, et ses « fautes » bien vénielles. Dans une société profondément divisée par des clivages nationaux, l’État multinational apparaît comme une formule bien adaptée - ce qui ne veut pas dire idéale - pour préserver un vivre ensemble.

Est-ce à dire que les États-nations forts, comme la France ou le Royaume-Uni, soumis à des pressions nationalitaires bien moins intenses, peuvent se reposer sur leurs lauriers et se contenter de gérer l’acquis? Certainement pas. Ces États ont en réalité déjà engagé des réformes institutionnelles de façon à prendre davan­tage en compte la pluralité nationale, et il y a tout lieu de penser que cette tendance ira en s’accentuant. Plutôt que de la contrarier, ils ont intérêt à l’accompagner, sous peine de se laisser finalement déborder. La pluralisation croissante des sociétés rend de plus en plus intenable le postulat qui veut qu’à un État corresponde une nation et une culture. Elle donne par contre une actualité nouvelle à l’État multinational qui, par nature, est fondé sur l ’ex­pression d’identifications multiples et se trouve en har­monie avec les aspirations des individus modernes à jouer simultanément sur plusieurs registres d’apparte­nance.

L ’État autonomique espagnol paraît ainsi bien répondre aux attentes majoritaires des Catalans qui ne sont qu’un quart à se considérer comme exclusivement espagnols ou catalans, près de la moitié se définissant comme autant espagnols que catalans14. Dans le même ordre d’idée, on ne voit pas pourquoi un approfondisse­ment de l’institutionnalisation de la diversité en France,

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notamment à travers la promotion des langues régio­nales dans l’espace public, devrait être conçu comme une « défrancisation » alors qu’elle ne retranche rien mais apporte un « plus ».

Pourquoi s ’évertuer à poser les choses en terme de jeu à somme nulle, comme si le gain des uns devaient nécessairement représenter une perte pour les autres? La perception dominante des citoyens des États multi­nationaux montre plutôt que ce modèle politique ne favorise pas l’exclusivisme identitaire. Il répond à leur besoin d ’une identité duelle. En un sens il s ’agirait de retrouver, avec l’État multinational, ce que nous avons perdu avec les Empires multinationaux du xixe siècle. Bien entendu, il serait à la fois vain et ridicule de réha­biliter en bloc le modèle impérial qui avait prospéré dans des contextes historiques très différents du nôtre. Pourtant, sans idéaliser rétrospectivement un mode d ’organisation politique qui avait, à l ’évidence, de graves déficiences, il serait tout aussi absurde de le vouer aux gémonies. Cette évaluation mesurée vaut en particulier pour l’Autriche-Hongrie.

Certes, l ’Empire des Habsbourg, balançant entre absolutisme et libéralisme, concentration du pouvoir et décentralisation, était fondé sur un ordre politique tradi­tionnel de plus en plus en décalage avec les profondes transformations sociales et les aspirations démocra­tiques. Il parvint malgré tout à faire cohabiter pendant des siècles une mosaïque de peuples qui, pour certains, bénéficiaient d’une large autonomie. Cette dernière pro­fitait surtout aux nations historiques pourvues d ’un droit d’État : Allemands et Tchèques de Bohême, Hongrois, Croates, Polonais, Italiens15. Par ailleurs, même si l ’al­

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lemand était la grande langue de culture et celle du pou­voir d’État, tous les autres idiomes pouvaient être utili­sés aussi bien dans l’administration que dans l’enseignement. Le soldat « austro-hongrois » prêtait serment de fidélité à l’Empereur en onze langues diffé­rentes !

À l’évidence après le compromis de 1867, l ’agitation nationaliste gagna en ampleur, surtout chez les Slaves du Sud et dans les pays tchèques, mais l ’Empire n’était pas condamné à la dislocation en vertu de je ne sais quel évolutionnisme implacable. Même la Grande Guerre ne signait pas nécessairement l’arrêt de mort de l’Empire qui continua à bénéficier longtemps de la loyauté de l ’immense majorité de ses sujets et n’était pas initiale­ment promis à la disparition par les Alliés16. L’Empire entra dans un processus de dissolution à la fois pour des raisons internes mais aussi pour un motif idéologique que François Fejtô ajustement mis en avant : la « répu- blicanisation de l’Europe » à laquelle aspiraient nombre de dirigeants français passait par le démembrement d ’une Autriche-Hongrie qui avait le tort d’être à la fois monarchique et catholique17.

Le sort sera également funeste pour l’Empire otto­man. À l’évidence, contrairement à son vis-à-vis austro- hongrois marqué par un fort esprit libéral, la Sublime Porte encourageait la préservation d’un ordre tradition­nel et conservateur dominé par l ’Islam. Se contenter de disqualifier le système impérial ottoman en le taxant de despotisme oriental serait toutefois excessivement sim­plificateur. Il fut en effet en mesure de faire fonctionner pendant près d’un millénaire « une société polyethnique et multireligieuse. Musulmans, chrétiens et juifs

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priaient et étudiaient côte à côte, enrichissant leurs dif­férentes cultures » 18. Sans doute, le système du millet qui assurait une large autonomie interne à trois commu­nautés religieuses (Grecs, Arméniens, Juifs) était fondé sur une asymétrie fondamentale puisque la tolérance envers les minorités s ’inscrivait dans un cadre légal assurant par principe la suprématie des musulmans, juifs et chrétiens n’étant que des protégés (dhimmi).

Toutefois, même si la cohabitation entre les diffé­rentes communautés n ’était pas toujours idyllique, le système impérial avait une vertu certaine : il acceptait la multiplicité des identités. La différence était en un sens constitutive de l’Empire qui avait vocation à réaliser l ’universel en rassemblant les peuples les plus divers. De plus, elle ne se déclinait pas sur un mode univoque, les référents identitaires se croisant plutôt que de se recouper : « on pouvait être slave, musulman ou catho­lique ou orthodoxe et parler dans le quotidien une langue spécifique telle que l’albanais, le roumain, le serbo-croate, cependant que l ’on pouvait aussi au niveau des élites pratiquer l’allemand, le russe, le hon­grois, le turc, l’italien ou le français. En sens contraire, on pouvait être orthodoxe mais ne point être slave, tels les Grecs... »19.

Cet édifice s ’est lézardé en grande partie avec l’in­terventionnisme croissant des puissances européennes qui ont amené dans leurs bagages l ’idéologie nationale. Sous son influence, les peuples aspiraient désormais à une dignité nouvelle, en lieu et place de l’ancienne tolé­rance, objectif qui passait nécessairement par la valori­sation prioritaire du principe national et par une simplification du jeu identitaire. Incapable de gérer

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cette transformation qui amenait Grecs, Bulgares et autres Serbes à se définir, non plus sur une base reli­gieuse mais nationale, l ’Empire s’engagea dans une double impasse qui déboucha sur des massacres à grande échelle. La première conduisit à l’affirmation d ’un panislamisme sans fard qui alla de pair avec une sévère répression contre les Arméniens (1894-1896). La seconde mena à la constitution d’un nationalisme turc susceptible de faire pièce à l’agitation nationale des peuples chrétiens de l ’Empire. Ce retournement s’opé­rera avec une violence inouïe envers les Arméniens qui furent soumis en 1915 à un véritable génocide. Le bilan de l ’Empire ottoman finissant est, sans conteste, terrible mais il ne doit pas faire oublier les siècles de coexis­tence pacifique.

Le destin du troisième empire multinational, celui du tsar, est, lui aussi, riche d’enseignements. L’Empire des Romanov n’a certainement pas usurpé son appelation de « prison des peuples » car l’oppression des nationa­lités y fut intense. Toutefois, cet état de fait ne découlait pas du caractère plurinational de l ’Empire qui aurait été en quelque sorte incapable par nature de faire cohabiter des peuples différents. Il dérivait des contradictions insoutenables de la politique tsariste à compter de 1825.

Jusque dans le premier quart du xixe siècle, le pou­voir assuma plutôt bien sa multiethnicité alors même qu’il poursuivait une vaste entreprise séculaire d ’expan­sion20. La politique russe était fondée sur le respect du statu quo ce qui supposait le maintien des instances politiques locales, d ’où la large autonomie accordée au royaume de Pologne comme à la grande-principauté de Finlande. Ce pragmatisme se retrouvait, en un parallèle

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qui n’est pas sans évoquer la politique ottomane, dans le domaine religieux et linguistique. L’Islam des Tatars voisinait avec le luthérianisme des Allemands, le boud­dhisme des Kalmouks, le catholicisme des Polonais et le judaïsme des Juifs, l’orthodoxie étant la religion d’É- tat dominante (seuls les uniates, tenus pour parjures, furent d’emblée maltraités). Par ailleurs, dans l’admi­nistration et l’enseignement, les langues les plus impor­tantes (allemand, polonais, roumain, suédois) avaient largement droit de citer à côté du russe; l ’arménien, le grec, le mongol, le yiddish, le tatar étant aussi présents dans le réseau scolaire et diffusés par l’écrit. Le prix de cette tolérance était connu : loyauté politique envers la dynastie régnante.

Le système se grippa à partir du moment où le pou­voir ne se contenta plus d’asseoir sa légitimité sur le patriotisme impérial mais sur un nationalisme russe étroit et réactionnaire. Raisonner en terme d’État-nation alors que la structure sociale du pays était manifestement multinationale constituait une hérésie. L’échec était d’autant plus prévisible que cette mobilisation nationale se réalisait sur une base autocratique. Le recours à la vio­lence d’État était dès lors inévitable : intégration admi­nistrative forcée à l’Ouest et au Sud (Pologne, pays baltes, Caucase), russification à outrance, discrimination et pogroms contre les Juifs... Cette politique d’unifor­misation, loin d ’enrayer les mouvements d’affirmation nationale, ne fit que les renforcer et les conforter dans leur volonté de rupture avec le centre impérial. En cher­chant à se comporter comme un État-nation alors qu’elle était un empire multinational d’une diversité inouïe, la Russie tsariste précipita sa chute.

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Ce détour par les Empires a une vertu pédagogique : non pas éveiller une nostalgie passéiste de restauration mais souligner qu’en dissociant État et nation, l ’Empire multinational avait frayé un chemin qui mériterait d ’être arpenté à nouveaux frais.

La multinationalité, un pari sur la diversité

Il ne serait pas mauvais de méditer ce que lord Acton, professeur d ’histoire à Cambridge, écrivait en 1862. Au principe d’unité qui veut qu’à chaque État corresponde une nation, il opposait le principe de diversité, « la coexistence de différentes nations au sein d ’un même État étant un test, ainsi que la meilleure garantie de la liberté. Elle constitue également un des meilleurs ins­truments de civilisation »21. Pour Acton, l ’unité, sur laquelle est fondée la théorie moderne des nationalités, est à la fois source de despotisme parce qu’elle absolu­tise l ’État, incarnation de la nation, et cause de révolu­tion, dans la mesure où elle entretient une insatiabilité nationaliste permanente. Elle repose sur une homogé­néisation qui est fondamentalement liberticide puisque « rendre État et nation coextensifs en théorie revient pratiquement à réduire à la sujétion toutes les autres nationalités se trouvant à l’intérieur des frontières » ce qui passe par « leur neutralisation, leur absorption ou leur expulsion ».

À l’inverse, la diversité nationale constitue « la pre­mière limite contre le pouvoir excessif de l’État... pré­munissant contre la servilité qui fleurit à l ’ombre d ’une seule autorité, équilibrant les intérêts, multipliant les

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regroupements et faisant bénéficier le sujet de la pré­sence d’une opinion mêlée ». Les États qui approchent le plus de la perfection sont donc ceux qui « incluent plusieurs nationalités distinctes sans les opprimer », cette diversité étant la manifestation la plus éclatante d’une société pleinement libre, On ne saurait faire éloge plus vibrant de l ’État multinational ! Et cette perspective où le plus bel acquis de l ’État-nation démocratique, la souveraineté populaire, se marie à la réalisation la plus noble des Empires libéraux, le respect de la pluralité ethno-nationale, n’est pas une douce utopie puisqu’elle a trouvé à s’acclimater du Canada à la Suisse en passant par l ’Espagne.

Toutefois, parce que ces sociétés sont établies sur une forte diversité constitutive, elles courent un risque non négligeable, celui d’un cloisonnement interne croissant qui referme chaque sous-ensemble sur lui- même et atrophie le lien politique. L’ouverture à la diversité doit donc être compensée par la préservation d’une culture publique partagée propre à entretenir le vouloir-vivre ensemble au sein de l’État multinational. Mais là surgit une difficulté majeure : ce principe fédé­rateur doit à la fois être assez dense pour constituer un ciment social et assez souple pour préserver l ’autono­mie des diverses entités subétatiques. Un tel programme s’apparente quelque peu à la quadrature du cercle mais essayons tout de même d ’y voir plus clair.

Pour faire tenir ensemble une société plurinationale, beaucoup se plaisent à invoquer l’existence de valeurs partagées. Quelles sont ces valeurs unificatrices ? Les communautariens estiment qu’elles doivent tourner autour d ’une idée commune du bien c ’est-à-dire que les

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individus doivent s’entendre sur la finalité de la vie en société et défendre cette conception substantielle de la bonne vie22. Cette vision où la société apparaît comme un organisme intégré est à la fois en décalage total avec la complexité inhérente aux sociétés contemporaines et en rupture avec les principes libéraux fondés sur le res­pect de l ’autonomie de chacun et la diversité des approches du bien. Inadaptée au fonctionnement de tout État moderne, elle l ’est encore davantage dans un État pluriel où les composantes nationales se différencient fortement les unes des autres et tiennent à sauvegarder la spécificité de leurs identités collectives.

Mais l’idée de valeurs partagées peut aussi s ’en­tendre dans un autre sens : l’accord sur certains prin­cipes de justice, au nombre desquels on peut ranger le respect des procédures démocratiques, l’acceptation de l’État de droit, l ’égalité et la tolérance entre les citoyens... Si ces valeurs libérales sont des soubasse­ments indispensables à toute société démocratique, leur généralité les rend toutefois impropres à servir seules de lien fédérateur dans un État multinational. Partager des valeurs civiques communes ne suffit pas à fonder un lien national durable23.

Il faut un peu plus que cette adhésion a des principes politiques abstraits pour faire tenir une société ensemble. Voilà pourquoi le patriotisme constitutionnel cher à Jürgen Habermas nous paraît un peu court24. Dans les États-nations classiques, l’histoire, la langue, la culture sont constamment sollicitées par le pouvoir politique dans les stratégies de « nationalisation des masses ». Le recours à de tels outils est plus délicat dans les États plurinationaux étant donné les lignes de frac­

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ture internes mais ces derniers ne sauraient pourtant faire l’économie d’une perspective de rassemblement qui aille au-delà de l’adhésion à des règles juridiques universalistes.

Ils peuvent la trouver partiellement dans l’accepta­tion, par-delà les principes généraux qui régissent les communautés démocratiques modernes, de principes particuliers. Ainsi, en Suisse, la triade « neutralité - démocratie directe - fédéralisme » forme-t-elle la base d’une culture politique propre à la Confédération dans laquelle se reconnaissent les différentes commu­nautés linguistiques. De même, fédéralisme et promo­tion active des droits de l’homme et de la paix (entre autres par l’envoi de casques bleus) constituent-ils les marques de fabrique du Canada. Cette reformulation particulariste des normes démocratiques paraît toutefois un peu ténue pour légitimer pleinement le cadre éta­tique.

Parfois, un authentique patriotisme fédérateur par­vient à émerger à partir d ’une histoire partagée qui transcende en quelque sorte les différences linguis­tiques, religieuses, culturelles... C ’est manifestement vrai de la Sui sse où le-combat des cantons pour préser­ver leur indépendance face à la convoitise de puissants voisins (État français, Empire des Habsbourg, Allemagne) a nourri un attachement affectif à la confé­dération qui passait aussi par la mythification de l’his­toire. Tout porte ainsi à croire que le fameux Guillaume Tell, n ’a jamais existé et qu’il n’a pas plus participé au serment du Grütli (1291), première alliance entre trois cantons, qu’il n ’a affronté stoïquement l ’épreuve cruelle de la pomme, imposée par « l ’occupant autrichien ».

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Mais dans le fond peu importe que ce héros soit légen­daire, que les Suisses m’y croient qu’à moitié, Guillaume Tell dont l’épopée fut magnifiée par Schiller et Rossini et largement diffusée dans les écoles, repré­sentait le symbole parfait d ’un petit peuple rebelle, uni par l’amour de la liberté.

Toutefois, dans nombre de pays multinationaux, l ’histoire nourrit ressentiment et récriminations réci­proques plus qu’elle n ’est une source de fierté25. Ainsi, en Belgique, l ’attitude du roi Léopold III qui décida de rester dans son pays après la victoire militaire alle­mande en mai 1940 alors que son gouvernement rejoi­gnit Londres, alimenta dans l’après-guerre une longue crise de régime au cours de laquelle Flamands et fran­cophones adoptèrent des positions opposées. Lors du référendum de 1950 sur le maintien du roi au pouvoir, il y eu 57 % de « oui », mais si 72 % des électeurs fla­mands répondirent positivement, 52 % des Bruxellois et 58 % des Wallons le firent négativement. Seule l’abdi­cation du roi mit finalement un terme à « la question royale ».

Les conflits armés qui servent souvent de catalyseurs à la solidarité nationale - que l ’on songe par exemple à l ’élan que trouva le nationalisme allemand après la conquête napoléonienne - agissent fréquemment comme des ferments de division dans des États plurina­tionaux. Ce fut le cas des deux guerres mondiales en Belgique comme au Canada.

Dans le premier pays, le soutien tactique donné par l ’occupant allemand au nationalisme flamand dans le but de diviser pour régner engendra après 1945 une pro­fonde amertume chez les francophones qui reprochèrent

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aux activistes flamands d ’avoii profiter de l’affaiblisse­ment du pays pour faire avancer leurs objectifs poli­tiques séparatistes. Si la condamnation des nationalistes flamands pour collaboration apaisa les francophones, elle entretint la rancoeur des Flamands qui y voyaient une tentative de jeter un discrédit général sur leur mou­vement national. Au Canada, l ’entrée en guerre du pays suscita chaque fois une crise de la conscription au Québec, les Canadiens français, comme on disait à l’époque, ayant le sentiment qu’ils étaient appréciés comme chair à canon pour défendre l’Empire britan­nique mais que personne ne se souciait vraiment de mettre fin à leur marginalisation socio-économique26. Lorsque l ’histoire est l’objet de visions antagoniques, elle crée des dissensions et non du consensus et nuit, plus qu’elle ne sert, à la préservation du lien citoyen.

À l ’inverse, un facteur institutionnel apparaît comme un précieux élément stabilisateur : l’existence d’une monarchie. Le principe dynastique avait joué un rôle central dans la consolidation de l’allégeance politique dans les Empires multinationaux, elle continue à rem­plir une triple fonction de ciment, d’équilibre et de médiation dans des sociétés divisées comme l’Espagne et la Belgique. Un Premier ministre socialiste rendit le plus bel hommage à la monarchie belge en déclarant : « La Belgique a besoin de monarchie comme de pain ! »21. Qu’un chef de gouvernement qui se disait par ailleurs foncièrement républicain tienne ce discours n’est surprenant qu’à première vue.

En réalité, face à un pays divisé, le roi est le garant de l’unité nationale et l’incarnation de la permanence de l ’État. Contrairement au président d ’une république, sa

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légitimité ne procède pas du peuple, même si son pou­voir provient, comme dans toute monarchie constitu­tionnelle, de la Nation laquelle est représentée par les députés et sénateurs. Du coup, il peut d’autant mieux être un symbole et exercei une magistrature d’influence qu’il est en quelque sorte soustrait aux querelles poli­tiques. En un sens, le roi est le seul véritable Belge puis­qu’il se situe au-delà des clivages communautaires. À l ’évidence, l’institution monarchique ne suffira pas à assurer la pérennité de l’État mais elle constitue plus un atout qu’un handicap dans un contexte multinational.

Sans doute, a-t-elle aussi une fonction symbolique unificatrice pour les anciens dominions, comme l ’Australie28 ou le Canada dont le souverain britannique continue d’être formellement le chef d’État, mais de façon bien plus diffuse que dans les monarchies consti­tutionnelles européennes comme l’Espagne ou la Belgique. Dans les États multinationaux du Commonwealth, comme a fortiori dans ceux qui sont républicains (Russie), il faut recourir à d’autres prin­cipes fédérateurs plus immatériels, moins saisissables, pour préserver le lien national.

Ainsi, on peut considérer que deux éléments - l’exis­tence d ’un État-providence redistributeur et le bilin­guisme - contribuent à façonner la « canadianité » et à distinguer le Canada de son voisin américain, même si les deux pays partagent par ailleurs la même adhésion aux valeurs démocratiques libérales. De façon plus sub­tile, bien que francophones du Québec et anglophones n’aient pas une interprétation identique de leur histoire commune, ils ont bien été façonnés par cette expérience historique partagée depuis des siècles.

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Tous ont ainsi contribué à la construction de la com­munauté nationale canadienne et, en retour, les identités de chacun ont été marquées par cette vie en commun dans le même État. Ils ont ainsi alimenté une incessante « conversation nationale », autrement dit structuré un espace public de discussion spécifique auquel ils tien­nent, à des degrés néanmoins variables. Les Québécois ont été partie prenante pendant des décennies à l ’édifi­cation du Canada, en participant à l’essor économique du pays comme en « donnant » nombre d’hommes poli­tiques aux instances fédérales. De la même façon les Basques ont joué un rôle essentiel dans le développe­ment économique de l’Espagne et ont été parmi les plus fidèles partisans du traditionalisme monarchique à tra­vers le carlisme.

Toute cette histoire commune laisse des traces, forge un habitus national. Cette situation explique largement pourquoi, malgré une incompréhension croissante, 40 % des francophones québécois ont voté « non » lors du dernier référendum sur la souveraineté. De façon générale, le cadre étatique reste le référent politique dominant, comme l ’atteste par exemple le comporte­ment électoral des Catalans. Bien que nous soyons dans une région à l’identité forte, près de 40 % des électeurs s’abstiennent lors des élections au parlement catalan alors qu’ils ne sont qu’un quart à le faire pour les élec­tions aux Cortes espagnols. La tendance est identique, mais moins accentuée, au Pays basque où l’abstention lors des scrutins régionaux est de 36 %, celle des consultations nationales étant de 28 %.

Toutefois, l ’attachement à un espace national « vécu » ne demeure pas stable et l’effet générationnel

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tend à le réduire. Non parce que la jeunesse serait par nature plus nationaliste que ses aînés, mais parce que plus les « communautés constitutives » (nationalités, provinces...) obtiennent de pouvoirs de l’État central, plus elles deviennent les cadres de socialisation et de référence privilégiés, au détriment de l’ensemble éta­tique. En Belgique, par exemple, la fédéralisation du pays s’est traduite par une montée de la méconnaissance des Flamands par les francophones et vice-versa, les deux communautés évoluant désormais dans deux sphères étanches. Les enfants flamands et francophones fréquentent des écoles différentes et ne regardent pas les mêmes chaînes de télévisions alors que leurs parents ne lisent pas les mêmes journaux, ni les mêmes romans29. Un tel dédoublement ne facilite pas l’intercompréhen­sion mais s’il se bornait à être linguistique il ne serait pas trop inquiétant : les mêmes questions intéressant l ’ensemble des citoyens peuvent très bien être abordées dans des langues différentes. L’ennui est que les débats proprement nationaux sont abordés sous des angles sou­vent différents dans les média qui, par ailleurs, consa­crent davantage d’informations aux communautés et régions qu’au pays dans son ensemble.

Un État plurinational doit, finalement, pour fonction­ner sans trop d ’à-coups 'valoriser la pluralité en tant que telle. « Notre diversité a façonné notre conscience de nous-mêmes » écrit Jeremy Webber à propos du Canada30, axiome qui pourrait sans difficulté être géné­ralisé à d’autres États multinationaux. Mais rien ne garantit que cette ouverture à la différence perdure dans le temps, en premier lieu parce qu’elle n’a pas toujours la même importance pour les divers groupes.

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Ainsi, pour beaucoup de citoyens canadiens, le fon- ■ dement binational du pays est un élément de singularité, et privé du Québec le Canada ne serait plus vraiment le Canada mais autre chose. Cela n ’empêche pas l’atta­chement à la « canadianité duelle » d ’être plus fort chez les anglophones que chez les francophones parce que le cadre de référence des premiers est le Canada dans son ensemble, bilingue au niveau fédéral, alors que, pour les seconds, l’allégeance première va à la province du Québec où le français est la langue officielle31. Cette divergence ne pourrait être surmontée que si l’on admet la variété des modes d ’appartenance des uns et des autres. Un « vieux » Canadien anglophone ou un immi­grant récent des Caraïbes ou d’ailleurs « pourraient bien se sentir Canadiens à titre de titulaires de droits indivi­duels dans une mosaïque multiculturelle »32. Par contre, pour un Québécois ou un autochtone indien ou inuit, cette reconnaissance, trop pauvre, devrait être appro­fondie pour davantage prendre en compte leur spécifi­cité ce qui réclame l ’octroi d’un statut de société distincte au Québec et d ’une autonomie substantielle aux premières nations. Mais c ’est là que la bât blesse puisque la « diversité profonde » invoquée par les uns est récusée par les autres. Dans ce contexte, les diffé­rents partenaires peuvent se lasser de cette recherche permanente de la conciliation et de l ’équilibre entre des visions contraires de la diversité et trouver plus expé­dient de se séparer.

Pour ceux qui sont familiers du paradigme français d’un État fort, l ’État multinational apparaîtra souvent comme éminemment friable. En fait, cette fragilité est toute relative. À l’aune de l ’État jacobin, encadrant fer-

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mement la société civile, l ’État multinational à quelque chose d ’imparfait. Il ne serait « qu’un amas de Républiques fédératives qui seraient sans cesse la proie des guerres civiles » pour reprendre les mots de Robespierre stigmatisant la république girondine à la tribune de la Convention33. Cette apparente inconsis­tance doit plutôt être vue comme une formidable capa­cité de souplesse et d ’adaptation. Que la culture publique commune ne soit pas trop « épaisse », qu’elle se ramène à des principes politiques fondamentaux, à certains idéaux, à une expérience de vie en commun, au respect de la diversité, tout cela est indispensable pour laisser aux diverses nations une large autonomie.

Pour ceux qui voient l ’État comme l ’instance suprême imposant les impératifs de l ’intérêt général, l ’État multinational sera considéré comme minimal, et de ce fait, inquiétant. D ’autres, plus accoutumés à son fonctionnement complexe, n ’approchent pas les choses ainsi. Ainsi, en Belgique, pour la philosophe des sciences Isabelle Stengers, « le caractère indécidable de l ’avenir de l’État belge n ’est pas un facteur de panique »34. Lui faisant écho, de l ’autre côté de la « bar­rière communautaire », le grand romancier flamand Hugo Claus avoue être « assez content de cet État informe tel qu’on le voit fonctionner aujourd’hui »35. Enfin, cet État central « aminci » n’est-il pas mieux adapté à l ’âge postnational marqué sur tous les fronts (économiques, sociaux, politiques...) par un retrait de l’É tat?36 N ’est-il pas mieux accordé aux puissantes mutations du politique qui voit les logiques d ’intégra­tion relativiser le cadre stato-national ?

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L ’enjeu post-national

À bien des égards, un État où d ’importantes compé­tences sont dévolues au niveau régional sera davantage disposé à en transférer d’autres à un niveau supranatio­nal. Il verra dans cette redistribution des pouvoirs, non une insupportable aliénation de souveraineté, mais l’ap­plication d ’un principe d ’efficacité politique qui veut que les compétences soient exercées au niveau le plus adéquat. Que « l’européanisation » d ’un État fort et uni­taire, comme la France, suscite plus de résistance que celle d’un État « mou » et fédéral, comme la Belgique, n’est donc guère surprenant. De façon symptomatique, les élites belges considèrent la construction de l’Europe, et sa marche vers le fédéralisme, comme un objectif national, l’ancien premier ministre Jean-Luc Dehaene n’hésitant pas à tenir « les structures européennes pour une partie des propres institutions [nationales] »37.

Que les États plurinationaux disposent potentielle­ment de meilleures capacités d’adaptation pour envisa­ger un au-delà de l’État ne signifie toutefois pas que l’heure du post-nationalisme ait sonné. Les phénomènes inédits de transnationalisation comme les formes d’inté­gration nouvelles attestent que des dynamiques « post­nationales » sont à l’œuvre. Pourtant, il reste un chemin considérable à parcourir avant que le post-nationalisme puisse devenir un principe politique pertinent, y compris dans une Europe en voie de consolidation. Projection à l’échelle européenne du patriotisme constitutionnel auquel J. Habermas a donné ses titres de noblesse, le post-nationalisme désigne « avant tout un motif non nationaliste de participation à une communauté politique

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qui se fonde uniquement sur des principes fondamentaux tels ceux de la démocratie et de l ’État de droit »38. À mon sens, il est improbable qu’il devienne réalité dans un horizon proche, et ce pour deux raisons.

La première tient aux modalités mêmes de la construction européenne qui n’ont pas permis pour l’heure l’émergence d ’un véritable espace public euro­péen, base indispensable à l’ancrage d’une culture poli­tique commune. Bien sûr, la codification d’un droit communautaire, la mise en place du marché unique, l’union monétaire, l’institution d ’une citoyenneté euro­péenne, la coopération en matière de sécurité intérieure prouvent que l’intégration régionale progresse et que des processus, complexes, de dépassement des logiques nationales sont à l’œuvre mais cela est très loin de suf­fire à former un espace public commun39. S ’il en fallait une preuve empirique, les dernières élections euro­péennes l ’ont cruellement administrée : avec un taux global d’abstention de 51 %, plongeant à 77 % en Grande-Bretagne mais atteignant des niveaux tout à fait « honorables » parmi les pays fondateurs (près de 71 % aux Pays-Bas, près de 55 % en Allemagne, 53 % en France), la communauté politique européenne paraît bien évanescente. De plus, même si certaines élites évo­luent déjà dans un contexte européen, la société civile européenne40 est encore pour le moins embryonnaire, l ’écrasante majorité des citoyens des Quinze évoluant exclusivement ou prioritairement dans un environne­ment national.

À cet égard, le soutien nettement majoritaire dont bénéficie l’unification européenne ne doit pas faire l’ob­jet d ’une interprétation erronée. Il ne procède ni d ’une

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« conscience européenne », ni d ’une identification post­nationale mais s’explique par un faisceau d’intérêts strictement nationaux41. Le philosophe Jean-Marc Ferry qui s’est fait le talentueux défenseur du post-nationa- lisme admet lui-même qu’il s’agit là d ’un projet, le peuple européen devant encore se former à travers le développement d’une démocratie participative42. L’essor des pratiques d ’échanges et de discussion à l’échelle européenne suffira-t-il à conduire à l ’émer­gence d’une culture politique partagée et à la constitu­tion d’un espace public homogène ?

Cette vision est pétrie d ’un optimisme évolutionniste qui voit dans le développement des réseaux de commu­nication un facteur de multiplication des interactions et d ’oblitération des spécificités locales au profit d’une communauté politique « supérieure »43. Ce lien de cau­salité n’a pourtant rien d ’automatique et les cas où l’in­tensification des flux de communication n ’a pas empêché la persistance, voire la résurgence, des parti­cularismes nationaux abondent. Rien ne dit donc que la constitution d’un espace communicationnel en Europe suffira à faire naître un peuple européen.

Admettons, néanmoins, que cela se fasse, le post­nationalisme serait-il pour autant assuré de triompher? Rien n’est moins sûr, et nous butons là sur un second obstacle lié à sa nature « hyper-politique », fondée sur la seule adhésion aux valeurs de l ’État de droit et de la démocratie. Or, le patriotisme constitutionnel constitue au niveau européen, comme dans le cadre national, un lien trop lâche pour assurer à lui seul la cohésion sociale et engendrer un sentiment d’appartenance. Jean-Marc Ferry reconnaît d’ailleurs l’impossibilité de faire de cet

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universalisme politique l’unique vecteur de l’identité européenne : « nous adhérons en gros aux mêmes prin­cipes de la démocratie représentative, de l’Etat de droit et aux droits de l’homme. Mais cette adhésion, qui ne fait que marquer en pointillés les contours d ’un patrio­tisme constitutionnel, ne fonde qu’un consensus mou sans grande valeur pratique »44.

Comment dès lors lui donner du relief pour le rendre opératoire? La première solution consisterait à appli­quer à l’Europe la recette de l’État-nation c’est-à-dire à édifier un super-État qui reposerait sur le principe natio­naliste de congruence entre culture et politique. L’objectif ultime serait qu’apparaisse une nation euro­péenne qui absorberait les nations française, allemande et autres de la même façon que la France s ’est édifiée par « ingestion » des Occitans, Bretons, Savoyards. Ce raisonnement guidait, dans les années 1950, ceux qui estimaient que, d’abord économique, le processus d’in­tégration gagnerait progressivement d’autres sphères (politique, sociale, culturelle) pour déboucher sur l’avè­nement d’un État européen45. Ce scénario ne s’est guère concrétisé, l ’Union européenne apparaissant comme une configuration sui generis où gouvernements natio­naux, institutions communautaires, réseaux informels agissent en interaction permanente46. N ’étant pas un État, l ’Europe ne dispose pas de ses pouvoirs coercitifs de socialisation et n’est donc pas en mesure de réaliser cette homogénéisation culturelle, pendant de l ’unité politique, à laquelle tant d ’États ont œuvré sans relâche. Pourtant, même si un pouvoir européen plus consistant voyait le jour, il se heurterait à un problème redoutable : quelles seraient les bases de cette culture européenne?

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Le tryptique familier - Logos grec, droit romain, éthique judéo-chrétienne - est fréquemment invoqué comme formant le soubassement de la culture euro­péenne. On peut y adjoindre sans difficulté l ’huma­nisme issu de la Renaissance, le rationalisme des Lumières et de la démarche scientifique, le romantisme, sans oublier des valeurs essentielles (droits fondamen­taux, démocratie...). Tout cela est à la fois beaucoup et peu.

Beaucoup car le legs est riche et impressionnant; peu car un pareil héritage est en tant que tel insuffisant pour faire vivre une culture. Au-delà d’une conception patri­moniale, il serait donc impérieux de façonner une authentique culture européenne. La tâche est immense. Elle suppose le développement de médias européens, la promotion systématique du plurilinguisme, la refonte totale des enseignements afin qu’ils soient européani­sés. Bref, l’Europe a face à elle un formidable défi cul­turel qu’elle n’a pour l’heure que très timidement relevé47.

Parallèlement à la création d’un substrat culturel par­tagé, la « nationalisation » de l’Europe supposerait éga­lement l ’émergence d ’un imaginaire proprement européen. Or, comme le constate Gilles Andréani, « si l ’Europe a une histoire ; elle n’a pas de mémoire, c’est- à-dire ce mélange de vérité historique et de mensonge, de souvenir et d’oubli qui rassemble une communauté humaine autour de grandes choses faites ensemble dans le passé et du désir d ’en faire d’autres à l’avenir »48. La création d’une mémoire commune sera délicate car les motifs de division sont au moins aussi nombreux que les motifs d’unité et la tentation est dès lors grande de fabri­

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quer un imaginaire européen consensuel, et donc émo- tionnellemeatpeu mobilisateur. À l’évidence, une iden­tité collective européenne n ’ émergera qu’au terme d’un processus historique long, d’une patiente socialisation et du renforcement d ’un centre politique. La constitu­tion d’une nation européenne à laquelle certains cercles fédéralistes demeurent attacher ne dépasse pas aujour­d’hui le statut d’utopie.

D ’où la solution préconisée par les tenants du post­nationalisme : arrimer le patriotisme constitutionnel qui se déploierait à l ’échelon européen aux appartenances culturelles nationales. Il s’agirait « de composer l ’unité politique avec la pluralité nationale; ou encore de concilier l’universalité du cadre juridique avec la singu­larité des identités culturelles »49. Les citoyens euro­péens exprimeraient prioritairement leur volonté politique à travers l’Union tandis que leurs besoins identitaires seraient médiatisés par les États-membres. Que cette disjonction aille à rencontre de la correspon­dance chère à l’État-nation entre unité politique et com­munauté culturelle n ’est pas un handicap insurmontable, les États multinationaux étant au moins partiellement établis sur une telle différenciation.

Par contre, il est bien plus douteux que l’allégeance à un centre politique européen puisse totalement se pas­ser d’un sentiment d’identification européen, fut-il minimal. De plus, si les transferts de souveraineté vers l’Union se poursuivent, dévalorisant toujours plus le cadre étatique comme espace politique pourquoi celui- ci continuerait-il d ’être pertinent sur le plan culturel? Cette situation serait problématique à la fois pour les États, comme la France, où le politique a joué un rôle

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structurant majeur et pour ceux qui se sont d’ores et déjà dessaisis du culturel au profit d’entités infra-éta­tiques, comme les Etats multinationaux. Il y a donc tout lieu de penser que si l ’identification culturelle demeu­rera localisée dans les limites étatiques pour les petits pays relativement homogènes comme les Pays-Bas, le Portugal ou l’Irlande, elle s’exprimera avant tout à l’échelon régional pour les plus grands.

La consolidation de l’Europe devrait donc double­ment déprécier l ’État-nation, grignoté politiquement par « le haut » et culturellement par « le bas ». Face à cette évolution, les États multinationaux (mais aussi « fédé­raux mono-nationaux », comme l ’Allemagne ou l’Autriche) sont mieux armés que les États-nations clas­siques parce qu’ils fonctionnent déjà largement sur la reconnaissance active de la pluralité.

La perspective post-nationale ne fait donc pas dispa­raître le défi du pluralisme national. Au contraire, elle lui donne une acuité encore plus aiguë. Désormais, en Europe comme ailleurs, l’alternative est claire : soit penser et organiser la multinationalité démocratique, soit se résigner à la multiplication exponentielle d’États à fondement ethnique. La première voie ne garantit pas une stabilité à toute épreuve mais la seconde est autre­ment périlleuse car elle n’ira pas sans violence.

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Notes

Avant-propos

1. Comme le constate Benedict Anderson : « aucune révolution n ’aboutit qui ne se soit définie en termes nationaux - république populaire de Chine, république socialiste du Viêt-nam et ainsi de suite», L’imaginaire national. Réflexions sur l ’origine et l ’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p. 16.

2. Simon Doubnov : Lettres sur le judàisme ancien et nouveau, Paris, Le Cerf, 1989, p. 150. Doubnov fut assassiné par un soldat letton en décembre 1941 lors de la liquidation du ghetto de Riga par les nazis.

3. Voir entre autres : Ernest Gellner : Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1983. Anthony Smith : National Identity, Londres, Penguin Books, 1991. Benedict Anderson, op. cit.

4. Le terme avait été forgé dans les années 1970 pour désigner les régionalismes de gauche associant critique de FEtat-nation et dénonciation du capitalisme. Je l’emploie ici dans un sens plus large comme synonyme de « nationalismes de dissociation » par opposition aux. nationalismes centralistes.

Première partie : L’appel du nationalisme I

Le nationalisme dans la mondialisation

1. Karl Marx : Le manifeste du Parti communiste, Paris, UGE, 1975, coll. 10/18, p. 42.

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2. Voir les réflexions collectives rassemblées par Guy Laforest e t . Douglas Brown : Integration and Fragmentation. The Paradox of the Late Twentieth Century, Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 1994.

3. Cette polarisation géographique croissante des activités est bien mise en lumière par Pierre Veltz : Mondialisation, villes et ter­ritoires. L’économie d'archipel, Paris, PUF, 1996.

4. Éric Hobsbawm : Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992, p. 237.

5. Ce point est souligné par Zaki Laïdi lorsqu’il évoque la mon­dialisation des particularismes : Un monde privé de sens, Paris, Fayard, 1994, p. 96.

6. Ces données sont tirées de l’article de Stéphane Dion : « Le nationalisme dans la convergence culturelle. Le Québec contempo­rain et le paradoxe de Tocqueville » in Raymond Hudon et Réjean Pelletier : L’engagement intellectuel. Mélanges en l ’honneur de Léon Dion, Sainte Foy, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 292- 311.

7. Karl Deutsch : Nationalism and Social Communication. An Inquiry’ into the Foundation of Nationality, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1969 (Ire éd. 1953).

8. Cyril Black : The Dynamics of Modernization : A Study in Comparative History, New York, Harper & Row, 1966, p. 174.

9. Michael Ignatieff : Blood and Belonging. Journeys into the New Nationalism, Londres, Vintage, 1994, p. 14.

10. Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Paris, Gonthier, 1961, p. 15.

11. Ibid., p. 15.12. Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique I,

Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 376. Le « paradoxe de Tocqueville » a été mis en lumière avec force par Stéphane Dion dans l’article précité.

13. Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique If, op. cit., p. 582.

14. Carlton Hayes : The Historical Evolution of Modern Nationalism, New York, Macmillan, 1931, p. 234-236.

15. Jean-François Bayart : L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, coll. L’espace du politique, p. 47-59.

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Nates

16. L’expression est de David Harvey : The Condition of Postmodernity. An Enquiry into tJie Origins of Cultural Change, Oxford, Basic Blackwell, 1989, p. 278.

17. Sur la remise en cause du principe de territorialité comme fédérateur de l ’ordre international, voir Bertrand Badie : La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l ’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, coll. L ’espace du politique, 1995.

18. Karl Marx : « Principes d ’une critique de l’économie poli­tique » (1857-1858) in Œuvres Economie II, Paris, Gallimard, 1968, Coll. La Pléiade, p. 260.

19. Kenichi Ohmae : De l’Etat-nation aux Etats-régions, Paris, Dunod, 1996.

20. Les avantages structurels des petits pays dans la compétition internationale (forte capacité d ’ajustement économique, incitations à l’exportation...) ont été soigneusement analysés par Peter Katzenstein : Small States in World Markets. Industrial Policy in Europe, Ithaca& Londres, Cornell U.P., 1985.

21. Ainsi se trouve vérifiée l’intuition deW alkerC onnorpourqui « la progression des moyens de communication et de transport tend à augmenter la conscience culturelle des minorités en rendant leurs membres davantage conscients des différences entre eux-mêmes et les autres » in « Nation-Building or Nation-Destroying? », World Politics, vol. 24 (3), avril 1972, p. 329.

IILa nation comme communauté de culture

1. Ernest Gellner : Nationalism, Londres, W eidenfeld & Nicolson, 1997, p. 1-4.

2. Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Paris, Gonthier, 1961,p. 80.

3. Ernest Gellner : Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1983.4. Sur cette mobilisation de la culture dans la formation des

nations, voir Anne-Marie Tliiesse : La création des identités natio­nales. Europe xvriF-xx* siècle, Paris, Seuil, 1999.

5. Bertrand Badie : L’Etat importé. L’occidentalisation de l ’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p, 212.

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6. Frantz Fanon : Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1981, p. 144.

7. Charles Taylor : Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1994, p. 33 et suivantes.

8. Voir sur ce point les développements de Yael Tamir : Liberal Nationalism, Princeton University Press, 1993.

9. La migration n’implique d’ailleurs pas nécessairement un changement de contexte culturel. Ainsi, les fondateurs des colonies de peuplem ent britannique (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) ne faisaient-ils que prolonger la métropole sur un autre continent.

10. Nous empruntons cette distinction entre les trois carences (politique, sociale et culturelle) à Andreas Kappeler : The Formation of National Elites, New York & Dartmouth, New York University Press & Hants, 1992, p. 1.

11. Michael Werner : « La Germanie de Tacite et l ’originalité alle­mande », Le Débat, janvier-février 1994, n° 78, p. 43-61.

12. Ernest Gellner : op. cit., p. 93.13. Le terme turc « millet » désignait dans l’Empire ottoman les

communautés religieuses légalement reconnues. Il y avait trois millet principaux : grec orthodoxe, arménien et juif.

14. Hagen Schulze : Etat et nation dans l'histoire de l ’Europe, Paris, Seuil, 1996, p. 155.

15. Sur le post-nationalisme, voirie dernier chapitre de ce livre.lô.Guy Laforest : « Herder, Kedourie et les errements de l’anti-

nationalisme » in De la prudence, Montréal, Boréal, 1993, p. 59-84.17. Pour l ’histoire de la Belgique, voir : Xavier Mabille : Histoire

politique de la Belgique. Facteurs et acteurs du changement, Bruxelles, CRISP, 1986.

Maire-Thérèse Bitsch : Histoire de la Belgique, Paris, Hatier, 1992, coll. Nations d ’Europe.

18. L’exemple flamand confirme pleinement la validité de la thèse de Miroslav Hroch sur la prégnance du culturel dans la phase d’émergence des mouvements nationalistes parmi les petits peuples d’Europe. Die Vorkämpfer der Nationalen Bewegung bei den Kleinen Völker Europas, Prague, Karlova University, 1968.

Pour l’édition anglaise : Social Preconditions of National Revival in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

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Notes

Surle mouvement national flamand : Shepard Clough : A History of the Flemish Movement in Belgium : a Study in Nationalism, New York, Richard Smith, 1930.

19. Voir les développements d ’Ernest Gellner sur la « métaphore ruritarienne » : op. cit., p. 90-96.

20. Cette controverse historique a servi de point de départ à Alain Finkielkraut pour systématiser l’opposition entre la « nation- génie» à l’allemande et la « nation-contrat » à la française dans son essai La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987.

21. Friedrich Meinecke : Weltbürgertum und Nationalstaat. Studien zu der Genesis des deutschen Nationalstaates, Berlin et Münich, Oldenburg, 1915 (l’édition originale date de 1907).

22. Hans Kohn : The Idea of Nationalism. A Study in its Origins and Background, New York, Macmillan, 1946, p. 330.

23. Eugene Kamenka : « Political Nationalism. The Evolution of the Idea » in Nationalism. The Nature and Evolution of an Idea, Londres, Edward Arnold, 1976, p. 3-20.

24. Alain Renaut : « Logiques de la nation » in Gil Delannoi et Pierre-André Taguieff : Théories du nationalisme. Nation, nationa­lité, ethnicité, Paris, Kimé, 1991, p. 36.

25. Louis Dumont : « Une variante nationale. Le peuple et la nation chez Herder et Fichte » in Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l ’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, p. 114-131.

26. Jeno Szücs : Les trois Europe, Paris, L’Harmattan, 1985, coll. Domaines danubiens.

27. Peter Sugar, Peter Hanak, Tibor Frank : A History of Hungary, Bloomington, Indiana University Press, 1990.

28. Bien que situés géographiquement en Europe centrale, les Slovaques appartiennent structurellement à l’Europe de l’Est. Le natio­nalisme linguistique fut, par rapport aux pays tchèques, davantage valorisé tandis que le passage au politique fut beaucoup plus tardif.

Pour des raisons différentes (dispersion géographique, babélisa- tion linguistique), le travail de « restauration culturelle » fut égale­ment particulièrement intense chez un peuple dépourvu depuis des siècles d’unité politique comme les Juifs. Sur l ’entreprise d ’hébraï- sation, voir Alain Dieckhoff : L ’invention d ’une nation. Israël et la modernité politique, Paris, Gallimard, 1993, p. 123-153.

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29. Ces trois phases ont été minutieusement analysées par Miroslav Hroch, op. cit.

IIILa culture, une affaire d’Etat

1. Ernest Gellner : op. cit., p. 57-61.2. Hagen Schulze : op. cit., p. 139. On lira avec profit les très

belles pages que l ’auteur consacre à l ’émergence, en Europe occi­dentale, d’une conscience culturelle'nationale au bas Moyen-Age.

3. Benjamin Constant : De la liberté chez les Modernes, Paris, Le Livre de Poche, 1980, coll. Pluriel, p. 146.

4. Le rôle décisif que joue l’existence d’un code culturel com­mun - réaffirmé chaque jour par les moyens de communication de masse - dans le développement d’une conscience nationale a été souligné dans son ouvrage : L'imaginaire national. Réflexions sur l ’origine et l ’essor Au nationalisme, Paris, La Découverte, 1996.

5. Eugen Weber a remarquablement analysé le rôle de la scolari­sation et de l’apprentissage du français dans le façonnement de la cohésion nationale : La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Paris, Fayard, 1983, p. 438-488.

6. Jean-François Chanet : L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, p. 203-283.

7. De nombreux récits évoquent le rôle déterminant des institu­teurs dans le processus de francisation. Voir par exemple Pierre Jakez Hélias : Le cheyal d'orgueil, Paris, Pion, 1975, coll. Terre Humaine : « Les instituteurs ne parlent que français bien que la plu­part d’entre eux aient parlé le breton quand ils avaient notre âge et le parlent encore quand ils rentrent chez eux. D’après mes parents, ils ont des ordres pour faire comme ils font. Des ordres de qui? Des « gars du gouvernement ». Qui sont ceux-là? Ceux qui sont à la tête de la République. Mais alors, c ’est la République qui ne veut pas du breton? Elle n’en veut pas pour notre bien » (p. 229).

8. Eugen Weber a souligné la réalité des pratiques et des réfé­rences coloniales dans les provinces françaises : op. cit., p. 688-704.

9. Pour un florilège de citations révélatrices des tentatives d’éra­dication de la culture catalane, voir : Josep-Maria Ainaud de

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Notes

Lasarte : El llibre negre de Catalunya (Le livre noir de la Catalogne), Barcelone, Ed. LaCam pana, 1995.

10. Hannah Arendt : L'impérialisme, Paris, Points-Seuil, 1984,p. 288.

11. Gérard Noiriel : La tyrannie du national. Le droit d ’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 83 et sui­vantes.

12. Jean-Jacques Rousseau : « Projet de constitution pour la Corse » in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1971, tome III, p. 498.

Préserver la spécificité nationale d’un pays va de pair, pour Rousseau, avec une politique de naturalisation extrêmement stricte. Si son projet de constitution pour la Corse prévoit que tout enfant né dans l’île deviendra citoyen, par contre « le droit de cité ne pourra être donné à nul étranger; sauf une seule fois en cinquante ans à un seul, s’il se présente et qu’il soit jugé digne, ou le plus digne de ceux qui se présenteront ». Ibid., p. 512.

13. Jean-Jacques Rousseau : « Considérations sur le gouverne­ment de Pologne », Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1971, tome III, p. 533.

14. John Stuart Mill : « Considérations on Représentative Government » in Essays on Politics and Society, Toronto & Londres, University of Toronto Press/ Routledge & Kegan Paul, 1977, p. 547.

15. John Rawls : Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995.16. Will Kymlicka : Multicultural Citizenship. A Libéral Theory

ofMinority Rights, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 115.17. Bronislaw Baczko : « Le calendrier républicain. Décréter

l’éternité » in Pierre Nora : Les lieux de mémoire. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 37-84.

18. Les émeutes de Soweto éclatèrent en 1976 après que le pou­voir ait tenté d’introduire l’afrikaans dans les écoles.

19. Le concept de démocratie ethnique a été proposé par le socio­logue Sammy Smooha pour caractériser Israël : « Minority Status in an Ethnie Democracy : the Status o f tbe Arab Minority in Israël », Ethnie and Racial Studies, vol. 13 (3), juillet 1990, p. 389- 413. Il peut à mon sens être utilement étendu à d’autres cas de figure.

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20. Pour une analyse détaillée de cette ethno-démocratie : Alain Dieckhoff : « La nation en Israël. Entre démocratie et ethnicité », La pensée politique, 1995, n° 3. p. 56-70.

21. Cité par Claude Klein : La démocratie d'Israël, Paris, Seuil, 1997, p. 289.

22. Sur ce point : Marie-Paule Canapa : Des Etats pluriethniques dans l ’ex-Yougoslavie ?, Cahiers du CERI, n° 7, 1993.

23. Riva Kastoryano : La France, l'Allemagne et leurs immigrés : négocier l ’identité, Paris, Armand Colin, 1996.

24. Les étrangers auront le droit de devenir allemands après huit ans de séjour en Allemagne contre quinze auparavant. Leurs enfants obtiendront un passeport allemand dès leur naissance mais entre 18 et 23 ans il leur faudra opter définitivement entre la nationalité alle­mande et celle du pays d ’origine de leurs parents. Contrairement au projet initial du gouvernement, la réforme finalement votée ne per­met pas l’attribution systématique de la double nationalité.

25. En Suède, un processus de révision des rapports entre Eglise et État a été engagé depuis plusieurs années. Depuis le 1er janvier 2000, le lien étroit entre l’Eglise luthérienne et l’État n ’existe plus.

26. Denis Lacorne : La crise de l'identité américaine. Du mel- ting-pot au multiculturalisme, Paris, Fayard, 1997, p. 335-336.

27. Ibid, p. 143.28. Ibid., p. 160-165.29. La situation dans l’enseignement comme les évolutions légis­

latives et réglementaires sont précisées dans le rapport de Bernard Poignant adressé au Premier ministre : Langues et cultures régio­nales, Paris, La Documentation française, 1998.

30. Pierre Nora : « la nation-mémoire » in Les lieux de mémoire, II La Nation, vol. 3, Paris, Gallimard, 1986, p. 654.

31. Cela est même parfois vrai des États fédéraux. La consolidation du pouvoir fédéral au Canada, après l'adoption du statut de Westminster en 1931 qui dotait le dominion d’un gouvernement pleinement indépendant se manifesta très vite dans le domaine culturel. La société de radio-dif- fusion fut explicitement créée dans le but de « développer l’unité natio­nale et de pourvoir à l’expression de l’identité canadienne». Au moment même où l’État fédéral se muait en État-providence interventionniste, il s’affirmait parallèlement comme entrepreneur culturel.

32. Ernest Gellner : op. cit., p. 28. Voir aussi p. 57-61.

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Notes

IVLes séductions du nationalisme

1. Robert Lafont : La révolution régionaliste, Paris, Gallimard, 1967, coll. Idées.

2. Pour de stimulantes réflexions sur le droit des peuples à dis­poser d ’eux-mêmes en Europe de l ’Est : Stéphane Pierré-Caps : La multination. L’avenir des minorités nationales en Europe centrale et orientale, Paris, Odile Jacob, 1995.

3. Ernest Gellner : op. cit., p. 70-71.4. Rien qu’au Cameroun, on dénombre environ 230 ethnies.5. Daniel-Louis Seiler : « La naissance des formations indépen­

dantistes en Europe occidentale » in Christian Bidégaray (sous la direction) : Europe occidentale. Le mirage séparatiste, Paris, Economica, 1997, p. 48.

6. Stein Rokkan : « Territories, Centres and Peripheries : Toward a Geoethnic-Geoeconomic-Geopolitical Model of Differentiation Within Western Europe » in Jean Gottmann : Centre and Periphery. Spatial Variations in Poli tics, Londres, Sage, 1980, p. 163-204.

7. La « carte conceptuelle de l ’Europe » proposée par Stein Rokkan a été reprise en particulier par Daniel-Louis Seiler : « Systèmes de partis et partis nationalistes » in Pierre Birnbaum (sous la dir.) : Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 211-230.

8. Aux élections générales britanniques de mai 1997, le parti nationaliste gallois Plaid Cymru a obtenu 10 % des voix et le parti national écossais 22 %.

Au Parlement écossais, « rétabli » en 1999 après avoir cessé de fonctionner durant près de trois siècles, 28 % des voix se sont por­tées sur les nationalistes.

Voir Jacques Leruez : « Le nouveau Parlement écossais et les élections d u 6 mai 1999 », Pouvoirs, n °90 , 1999, p. 153-164.

9. Voir par exemple le livre classique de Michael Hechter : Internal Colonialism : The Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Londres, Routledge et Kegan Paul, 1975.

10. Cette dimension rationnelle de l’investissement nationaliste a été soulignée par Michael Hechter et Margaret Levi : « A Rational

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La nation dans tous ses États

Choice Approach to the Rise and Décliné of Ethnoregional Political Parties » in Edward Tiryakian & Ronald Rogowski : New Nationalisms of the Developed West, Boston, Allen & Unwin, 1985, p. 128-146.

11. Ce sondage est analysé en détail par Ilvo Diamanti qui a consacré des travaux essentiels à la Ligue : « Le Nord sans l’Italie », Limes, n° 1, 1996, p. 257-271.

Notons toutefois que les opinions favorables à la sécession sont en baisse notable depuis 1998, date à partir de laquelle la Ligue a enregistré une perte d ’audience électorale.

12. Je reprends ici le terme de « société globale » à Simon Langlois qui l ’a utilisé pour caractériser les rapports entre le Québec et le Canada : « Le choc de deux sociétés globales » in Louis Balthazar, Guy Laforest et Vincent Lemieux : Le Québec et la restructuration du Canada, 1980-1992, Sillery, Septentrion, 1991, p. 95-108.

13. Will Kymlicka : op. cit., p. 76.14. Sur la situation écossaise, lire Jacques Leruez : L ’Ecosse, une

nation sans Etat, Lille, PUL, 1983.15. J’emprunte cette distinction civile/civique à Jean Leca :

« Individualisme et citoyenneté » in Pierre Birnbaum et Jean Leca : Sur l ’individualisme, Paris, Presses de Sciences-Po, 1986, p. 174.

16. Pour une présentation très complète des formations régiona- listes : Daniel-Louis Seiler : Les partis autonomistes, Paris, PUF, 1994, coll. « Que sais-je? ».

17. Eric Hobsbawm : op. cit., p. 216.18. Voir mes développements dans L ’invention d ’une nation.

Israël et la modernité politique, op. cit., p. 115 et suivantes.Egalement Zeev Sternhell : Aux origines d ’Israël : entre natio­

nalisme et socialisme, Paris, Fayard, 1996.19. Dans l’analyse du nationalisme aiu Québec, je suis les déve­

loppements de Louis Balthazar : Bilan du nationalisme au Québec, Montréal, L’Hexagone, 1986.

20. Ibid., p. 133.21. Guy Laforest : De l'urgence, Montréal, Boréal, 1995, p. 181.22. Grâce à l ’action énergique de citoyens de Louisiane, soute­

nus par les institutions de la francophonie, le français est redevenue langue officielle dans les années 1970.

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Notes

23. Charles Taylor : Rapprocher les solitudes. Écrits sur le fédé­ralisme et le nationalisme au Canada, Sainte Foy, Presses de l’Université Laval, 1992, p. 193.

24. Louis Bélanger : « L’espace international de l’Etat québécois dans l’après-guerre froide : vers une compression? » in Alain Gagnon et Alain Noël : L'espace québécois, Montréal, Editions Québec/Amérique, 1995, p. 71-102.

25. La défaite historique des démocrates-chrétiens en juin 1999 les a obligés à rejoindre les rangs de l’opposition, pour la première fois depuis 1958. Par voie de conséquence, tous les gouvernements ont changé de titulaire, et Luc Van den Brande a cédé la place au libéral Patrick Dewael.

26. Jean-Louis Quermonne : « L’Union Européenne : générateur ou catalyseur de la recomposition territoriale? » in Christian Bidégaray, op. cit., p. 299-305.

Liesbet Hooghe et Gary Marks : « Restructuration territoriale au sein de l’Union européenne : les pressions régionales » in Vincent W right & Sabino Cassese : La recomposition de l'Etat en Europe, Paris, La Découverte, 1996, p. 207-226.

27. Vincent Wright & Sabino Cassese : « La restructuration des États en Europe Occidentale », ibid., p. 8-17.

28. La présidence de TARE est maintenant détenue par un autre « poids lourd » régional, l’ancien ministre-président de la Flandre, Luc Van den Brande.

29. Voir l’ensemble du dossier rassemblé par Daniel Hermant ; « Nationalismes et construction européenne », Cultures et conflits, n° 7, automne 1992.

Deuxième partie :La multinationalité : un défi pour l’Etat

VLa trinité imparfaite

1. Cette classification repose sur la façon différente dont sont per­çus les rapports entre espace privé et espace public. Libéralisme et républicanisme admettent tous deux cette distinction mais tandis que le premier cherche à assurer l’autonomie la plus large possible à la

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La nation dans tous ses États

sphère privée, le second a nettement tendance à valoriser la sphère publique et la participation civique. Quant au multiculturalisme, il conteste radicalement cette division canonique. L’idée d’un domaine public où des citoyens égaux participeraient à l’élaboration du bien commun est une fiction qui masque les rapports réels de domination et d’exclusion. Cette situation ne peut être amendée que si les iden­tités privées, loin d’être tenues à l’écart, investissent l’espace public.

2. Sur la distinction entre libéralisme et républicanisme, voir Alain Touraine : Qu’est-ce-que la démocratie?, Paris, Fayard, 1994.

Aussi : Guy Hermet : La trahison démocratique. Populistes, républicains et démocrates, Paris, Flammarion, 1998.

3. Il s’agit par là de distinguer le libéralisme originel qui insiste sur la tolérance et le respect du pluralisme de ses reformulations contemporaines qui accordent une place plus grande aux logiques redistributives faites au bénéfice des membres les plus défavorisés de la société.

4. On trouvera une présentation très complète de la controverse entre libéraux et communautariens dans l’ouvrage de André Berten, Pablo da Silveira et Hervé Pourtois : Libéraux et commu­nautariens, Paris, PUF, 1997.

5. Michael Walzer : « La critique communautarienne du libéra­lisme » in Pluralisme et démocratie, Paris, Ed. Esprit, 1997, p. 70.

6. John Crowley : « La pacification du politique en Irlande du Nord », Critique internationale, n° 1, automne 1998, p. 36-42.

7. Voir nos développements sur les rapports culture-État dans le chapitre II, p. 71-98.

8. Contrairement à ce qu’écrit Michael Walzer dans son essai, par ailleurs très stimulant : Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1998, p. 110.

9. Wayne Norman : « The Ideology of Shared Values : A Myopie Vision of Unity in the Multi-Nation State » in Joseph Carens : Is Quebec Nationalism Just? Perspectives from Anglophone Canada, Montréal & Kingston, Me Gill-Queen’s University Press, 1995, p. 137-157.

10. Sur cet effet paradoxal, Stéphane Dion : « Le nationalisme dans la convergence culturelle. Le Québec contemporain et le para­doxe de Tocqueville », op. cit., p. 292-311.

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Notes

11. Pour les rapports entre Trudeau et le nationalisme canadien, je m ’appuie sur Guy Laforest : « L a culture politique canadienne et la Charte des droits et libertés » in Trudeau et la fin d ’un rêve canadien, Sillery, Septentrion, 1992, p. 173-205.

12. Pierre Elliott Trudeau : Le fédéralisme et la société cana­dienne française, Paris, Robert Laffont, 1968, p. 204.

13. Cet usage stratégique de la Charte a été soigneusement décrypté par Guy Laforest : op. cit.

14. John Breuilly : Nationalism and the State, M anchester U.P., 1982, p. 374 et suivantes.

15. Sur la fonction nationale de la culture au Canada voir Joyce Zemans : « The Essential Rôle of National Cultural Institutions » in Kenneth M cRoberts : Beyond Quebec. Taking Stock of Canada, Montréal & Kingston, M cGill-Queen’s University Press, 1995, p. 138-162.

16. Jeremy Webber : Reimagining Canada. Language, Culture, Community and the Canadian Constitution, Kingston & Montréal, M cGill-Queen’s University Press, 1994, p. 210.

17. Voir sur ce point l’analyse de Petr Pithart ; « L’asymétrie de la séparation tchéco-slovaque » in Jacques Rupnik : Le déchire­ment des nations, Paris, Seuil, 1995, P. 157-179.

18. Je n ’utilise pas le terme « république » dans un sens pure­ment descriptif pour désigner un régime institutionnel particulier mais une véritable idéologie fondée sur la défense de l’intérêt public, la participation politique des citoyens, la laïcité... Voir Claude Nicolet : L ’idée républicaine en France (1789-1924). Essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, 1982.

19. Michael Walzer : « Communauté, citoyenneté et jouissance des droits » in Pluralisme et démocratie, op. cit., p. 167-181.

20. Régis Debray : Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 13 et 32.

21. Pierre Birnbaum : « La déchirure du lien étatique » in Noëlle Burgi : Fractures de l’État-nation, Paris, Kimé, 1994, p. 209.

22. Jean-Robert Henry : « L’identité imaginée par le droit. De l’Algérie coloniale à la construction européenne » in Denis- Constant Martin : Cartes d ’identité. Comment dit-on « nous » en politique ?, Paris, Presses de Sciences Po, 1994, p. 41-63.

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La nation dans tous ses États

23. Anne-Marie Thiesse : Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la MSH, 1997, p. 60.

24. Sophie Duchesne : Citoyenneté à la française, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

25. La rencontre entre « nationaux » de droite et « républicains » de gauche au sein de la Fondation Marc-Bloch où des proches de Charles Pasqua côtoient des amis de Jean-Pierre Chevènement n ’a donc rien de fortuite.

26. Voir chapitre II, p. 74-78.27. Sophie Duchesne, op. cit., p. 307.28. Un exemple caricatural est celui de Christian Jelen qui dans

Les casseurs de la République (Paris, Pion, 1997) présente une République française quasiment à l’agonie.

29. Michèle Tribalat : Faire France. Une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris, La Découverte, 1995.

30. Pour une ample et belle réflexion sur l’évolution de l’identité française : Pierre Birnbaum : La France imaginée. Déclin des rêves unitaires ?, Paris, Fayard, 1998.

31. Charles Taylor : Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994.

32. Riva Kastoryano : op. cit.33. Vincent Geisser : Ethnicité républicaine. Les élites d ’origine

maghrébine dans le système politique français, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

34. Pierre Birnbaum : Destins juifs. De la Révolution française à Carpentras, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 223.

35. Elisabeth Dupoirier : « Les identités régionales » in Elisabeth Dupoirier : Régions. La croisée des chemins. Perspectives fran­çaises et enjeux européens, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 185-200.

36. Norbert Rouland : « Le statut juridique des autochtones de l’outre-mer français » in Norbert Roulamd, Stéphane Pierré-Caps et Jacques Poumarède : Droit des minorités et des peuples autoch­tones, Paris, PUF, 1996, p. 507-548.

37. Stéphane Pierré-Caps : « La France et les minorités » in Norbert Rouland, Stéphane Pierré-Caps et Jacques Poumarède : op. cit., p. 307-345.

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Notes

38. J ’utilise ici le terme nation dans un sens purement politique pour désigner l ’ensemble des citoyens d ’un Etat. Cette acception doit être nettement distinguée de la définition socio-culturelle qui envisage la nation comme une société globale et permet d’appré­hender les phénomènes de pluralisme national à l’intérieur d ’un même État. Voir les développements du chapitre IV, p. 122-123.

39. Yvonne Bollmann : « L’Alsace, une zone de dangers », Limes, n° 1, 1996, p. 113-114.

40. Cette idée des droits culturels comme nouvelle génération des droits de l’homme (après les droits civils, politiques et sociaux) a été avancée par Patrice Meyer-Bisch : Les droits culturels, une catégorie sous-développée de droits de l ’homme, Fribourg, Editions universitaires, 1993.

L’Institut interdisciplinaire d ’éthique et des droits de l’homme de l’université de Fribourg (Suisse) a entrepris sous la responsabilité de Patrice Meyer-Bisch un remarquable travail de formalisation des droits culturels (respect de l’identité culturelle, participation à la vie culturelle, éducation et formation...). Voir le projet relatif à une déclaration des droits culturels sur le site Internet : http ://www. unifr. ch/iiedh

41. Michel Wieviorka : Une société fragmentée ? Le multicultu­ralisme en débat, Paris, La Découverte, 1996.

Alain Touraine : Pourrons-nous vivre ensemble? Egaux et diffé­rents, Paris, Fayard, 1997.

42. Cette classification reprend celle donnée par Marco Martiniello dans sa très utile mise au point Sortir des ghettos cul­turels, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, coll. Bibliothèque du citoyen.

43. Iris Marion Young : Justice and ihe Politics of Différence, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 184.

44. Pierre-André Taguieff : La République menacée, Paris, Ed. Textuel, 1996, p. 72.

45. L’amplitude de cette identité nationale est variable : elle sera plus large dans un État-nation classique, avec une mémoire histo­rique, sinon partagée, du moins dominante, une langue commune, éventuellement une même religion... A l ’inverse, elle sera beau­coup plus restreinte dans un Etat plurinational où une diversité plus prononcée rend délicate sa consolidation.

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La nation dans tous ses États

46. Cité par Roger Gibbins : « Western Canada : The West Wants In » in Kenneth McRoberts : op. cit., p. 57.

47. Ernest Renan : « Qu’est-ce-qu’une nation ? » in Emile Buré : Ernest Renan et l ’Allemagne, New York, Brentano’s, 1945, p. 194- 195.

48. Pierre-André Taguieff a soûl igné ce point dans le cas français en écrivant « qu’il ne fallait plus abandonner au Front national le monopole de l’idée nationale ». Voir op. cit., p. 59.

49. Ce mariage entre tolérance libérale et « nationalisme ouvert » était largement dominant en Europe occidentale jusque dans le der­nier quart d u XIXe siècle qui m'arque l’avènement de formes extrêmes de nationalisme. Les déchaînements de violence qu’elles ont suscité ont eu tendance à obscurcir le fait que libéralisme et nationalisme n ’ont pas toujours, loin s ’en faut, été dans un rapport d ’antagonisme.

50. Will Kym licka: op. cit., p. 10-33.51. Michael Walzer : « Pluralism in Political Perspective » in The

Politics of Ethnieity, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 9.

52. Phyllis Cohen Albert : « Ethnicité et solidarité chez les Juifs de France au xixe siècle », Pardès, 3, 1986, p. 29-53.

53. C ’est le cas de Pafrocentrisme, forme radicale de multicultu­ralisme, qui exalte le peuple afro-américain et fait de la civilisation africaine l’axe de 1 histoire mondiale. Dans cette perspective, la société ne peut reposer sur des valeurs universellement acceptées (qualifiées « d’occidentales »); elle n’est plus qu’une juxtaposition de communautés ethniques ayant chacune sa propre vision du passé et, donc, de l’avenir.

Molefi Asante : The Afrocentric Idea, Philadelphie, Temple University Press, 1987. Pour une critique de l’afrocentrisme : Denis Lacorne : op. cit., p. 256-261.

54. Neil Bissoondath : Le marché aux illusions. La méprise du multiculturalisme, Montréal, Boréal/Liber, 1995.

55. Tariq Modood : « Establishment, Multiculturalism and British Citizenship», Political Quarterly, vol. 65, n° 1,1994, p. 64.

56. Voir supra p. 121-131.57. Paul Garde : Vie et mort de la Yougoslavie, Paris, Fayard,

1992, p. 144.

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Notes

58. Le seul cas avéré de passage au nationalisme concerne les Noirs américains, « immigrants involontaires » emmenés comme esclaves dans le Nouveau Monde, l ’ethnicité sous-tendue par une discrimination sociale persistante et le racisme environnant a ali­menté chez certains d’entre eux de: véritables aspirations nationa­listes défendues par un groupe créé dans les années 1930, « La nation de l’Islam ». D ’abord marginal, ce mouvement qui prône la rupture avec la société blanche et la création d’un État noir séparé est parvenu, sous la houlette de Louis Farrakhan, à exercer un ascendant croissant sur la communauté noire américaine. Sur cette question voir : Gilles Kepel : A l’Ouest d ’Allah, Paris, Seuil, 1994, p. 69-112.

59. Cité parN eil Bissoondith : op. cit., p. 54.60. Ce projet n’est pas sans affinité avec la refonte de la théorie

libérale proposée par Sylvie Mesure et Alain Renaut : Alter Ego. Les paradoxes de l ’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999.

Je n’ai malheureusement pu prendre connaissance de cette stimulante contribution qu’au moment où mon ouvrage était achevé.

VIGérer la pluralité nationale

1. Voir par exemple le numéro spécial coordonné par John Dunn : « Contemporary Crisis of the Nation S tate? », Polit ica l Studies, vol. 42, 1994(1-2).

2. Susan Strange : « The defective State », Daedalus, printemps 1995, vol. 124(2), p. 55-70.

3. Denis de Rougemont : « L ’Europe des régions » in Oeuvres complètes. Ecrits sur l'Europe, Paris, Ed. de la Différence, 1994, vol. 2, p. 184.

4. Ernest Gellner : Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1983, p. 69.

5. Pour une présentation très complète des minorités nationales : André Liebich : Les minorités’ nationales en Europe centrale et orientale, Genève, Georg Editeur, 1997.

6. Je développe ici l’image suggestive de Gellner, op. cit., p. 196.

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La nation dans tous ses Étals

7. La distinction entre les deux types de minorités peut paraître arbitraire. C ’est une des raisons pour lesquelles la plupart des textes internationaux les associent, à l ’instar de l ’ONU dont la déclaration de 1992 porte sur les droits « des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguis­tiques ». Pourtant, il nous paraît nécessaire de tracer une limite, même incertaine, entre minorités ethniques et nationales. Les pre­mières sont constituées de groupes restreints, isolés et concentrés géographiquement, qui sont souvent dans une situation de double périphérie, comme les Pomaks, Slaves bulgares de foi musulmane ou les Gagaouzes, Turcs christianisés de Moldavie. Les secondes rassemblent des groupes plus larges, fréquemment dispersés sur plusieurs pays et qui sont la plupart du temps le prolongement d ’Etats souverains. Les Hongrois dispersés dans l’Europe centrale et balkanique constituent à maints égards l’archétype de la mino­rité nationale.

8. Pour une présentation synthétique de l’autonomie nationale culturelle envisagée par Karl Renner, voir : Stéphane Pierré-Caps, « Karl Renner, de l’Etat des nationalités à l’Etat mondial », Revue d ’Allemagne et des pays de langue allemande, vol. 28, n° 2, 1996, p. 187-200.

Pour Otto Bauer, voir son ouvrage : La question des nationalités et la social-démocratie, Paris et Montréal, Etudes et Documentation internationales/ Arcantère/ Guérin Littérature, 1987.

9. Peter Kovacs : « La Hongrie et le phénomène de l’émergence des minorités » in Stéphane Pierré-Caps et al. : L’État multinatio­nal et l'Europe, Presses Universitaires de Nancy, 1997.

10. Le précédent de la SDN qui avait instauré un dispositif de protection minoritaire, largement défaillant, est souvent invoqué pour justifier le refus d ’octroyer des droits collectifs. En réalité, le système mis en place capota parce qu’il avait été imposé à certains États (les vaincus et les nouveaux États) par des traités spécifiques sans que les grands pays vainqueurs (France, Italie) n ’aient à prendre, eux, aucun engagement. Quant aux droits particuliers reconnus aux diverses minorités, il s’agissait avant tout du libre usage de la langue. Les minorités n’obtinrent que rarement une reconnaissance de la personnalité juridique, et partant des droits

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N otes

collectifs. Sur ce point : Pablo de Azcarate : La Société des nations et la protection des minorités, Genève, Centre européen de la Dotation Carnegie pour la paix internationale, 1969.

11. Le sociologue américain Talcott Parsons avait déjà proposé d’adjoindre les droits culturels aux trois dimensions de la citoyen­neté - civile, politique et sociale. Il entendait néanmoins par cela essentiellement le droit général à l’éducation afin qu’il existe au sein d’une population donnée un minima culturel partagé. Voir Social Systems and the Evolution of Action Theory, New York, Free Press, 1977, p. 334-340.

12. Voir sur ce plan la réflexion d ’Alain Touraine, en particulier : Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992; Qu’est-ce-que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994.

13. Il s’agit de la déclaration de l'O SCE à Copenhague (juin 1990), de celle de l’ONU sur les droits des personnes appar­tenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et lin­guistiques (décembre 1992) et de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe (février 1995).

14. Florence Benoît-Rohmer : La question minoritaire en Europe, Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 1996, p. 52. Ce recueil contient une présentation fort complète des systèmes internationaux de protection des minorités.

15. Pour une évaluation complète et nuancée : Antonela Capelle- Pogacean : Les relations hungaro-roumaines et la question des minorités magyares, Etudes du CERI, n° 12 (1996).

Voir également son article : « Hongrie/Roumanie : rivalités et synergies dans la marche vers l ’Europe », Politique étrangère, n° 4(1996), p. 853-866.

16. La restriction dans l ’accès à la citoyenneté n’est pas stricte­ment ethnique puisque les Russes, il est vrai peu nombreux, qui étaient citoyens des deux pays baltes dans l’entre-deux-guerres, sont redevenus automatiquement citoyens. Ceux qui sont arrivés après l’annexion soviétique de 1940 tombent par contre sous le coup de la loi.

17. Nicolas Werth : « Un Etat contre son peuple » in Stéphane Courtois et al. : Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 263.

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La nation dans lous ses États

18. Yves Plasseraud et Suzanne Pourchier : « États baltes : vers l’Europe », Esprit, janvier 1999, p. 40'. Nos développements sont également redevables à l’ouvrage d’Yves Plasseraud : Les États baltes, Paris, Montchrétien, 1992.

19. Istvàn Bibo : Misère des petits États d ’Europe de l ’Est, Paris, L’Harmattan, 1986.

20. « Les Lettons font un pas vers l’Ouest », Le Monde, 15 octobre 1998.

21. La Suisse comprend en réalité vingt cantons et six demi-can­tons, mais rien ne les distingue dans leurs attributions.

22. Le modèle consociatif a été formalisé par Arendt Lijphart à partir des Pays-Bas : 7he Politics of Accommodation. Pluralism and Democracy in the Netherlands, Berkeley, University of California, 1968.

Lijphart l’étendit par la suite à d ’autres pays, essentiellement européens (Belgique, Suisse...). Voir : Democracy in Plural Societies : A Comparative Exploration, New Haven, Yale University Press, 1977.

Voir aussi pour un récent bilan du fonctionnement des consocia­tions, Revue internationale de politique comparée, vol. 4, n° 3(1997).

23. Le 22 mai 1998 près de 72 % des votants d ’Irlande du Nord se sont prononcés en faveur de l’accord du vendredi saint.

24. Le Monde, 12 septembre 1998.25. Ronald Slye : « The Dayton Peace Agreement : Constitu­

tionalism and Ethnicity », Yale Journal of International Law, vol. 21 (2), été 1996, p. 459-473.

26. Bertand Badie : Un monde sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, 1999, p. 160.

27. J’utiliserai le terme « fédéralisme » dans un sens extensif, et non dans un acception étroitement juridique, pour décrire fédéra­tions, confédérations et associations d’États.

28. Ce phénomène est méticuleusement analysé par Olivier Roy : La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997.

29. Stevan Pavlowitch : « L’héritage titiste. Des mythes de Tito aux démons de la nation » in Jacques Rupnik: : De Sarajevo à Sarajevo. L’échec yougoslave, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 59.

330

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Notes

30. Le mode d’organisation de l ’État emprunte des traits mar­qués au fédéralisme (autonomie politique et institutionnelle des acteurs subétatiques) mais il est aussi teinté de décentralisation à la française, de régionalisme à l’ italienne, voire de confédéra- lisme (pour le Pays basque e t la Navarre). Ce système autono- mique sui generis fait en tous les cas de l’Espagne un État multinational.

31. José Fomé rattache cette intolérance nationaliste à un essen­tialisme quasi-racial et à l ’obsession du lignage pur : Euskadi, nation et idéologie, Paris, Ed. du CNRS, 1990.

32. Ces points sont développés par Claude Leclercq : L’Etat fédé­ral, Paris, Dalloz, 1997, p. 33-39.

33. Will Kymlicka : op. cit., p. 28.34. Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique 1,

Paris, Robert Laffont, 1986, p. 174, coll. Bouquins.35. J ’emprunte la distinction entre fédéralisme territorial et mul­

tinational à Philip Resnick : « Toward a Multination Federalism : Asymmetrical and Confederal Alternatives » in F. Leslie Seidle (dir) : Seeking a New Canadian Partnership : Asymmetrical and Confederal Options, Montréal, Institut de Recherche en Politiques Publiques, 1994, p. 71-89.

36. Françoise Massart-Piérard : « Les entités fédérées de Belgique, acteurs décisionnels au sein de l’Union européenne », Politique et sociétés, vol. 18, n° 1, 1999, p. 3-40.

37. Paul Tourret : « La quête identitaire wallone », Hérodote, n° 72/73, 1994, p. 58-75.

38. Parmi les réflexions récentes sur l ’applicabilité du fédéra­lisme asymétrique au Canada :

Peter Leslie : « Asymmetry : Rejected, Conceded, Imposed » in F. Leslie Seidle : op. cit., p. 37-69.

Jeremy Webber : Reimagining Canada. Language, Culture, Community and the Canadian Constitution, Kingston & Montréal, Me Gill-Queen’s University Press, 1994, p. 229-305.

Will Kymlicka : Finding Our Way. Rethinking Ethnocultural Relations in Canada, Toronto, Oxford University Press, 1998, p. 130-146.

39. Le fédéralism e d ’agrégation est fondé, pour le juriste G eorges Scelle, sur l’association d ’unités politiques préexis­

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La nation dans tous ses États

tantes en vue de constituer un ensemble politique plus grand. Il le distingue fort utilement du fédéralisme de ségrégation fondé sur le principe inverse, à savoir la fragmentation d’un ensemble politique uni en plusieurs entités fédérées (la Belgique constitue un cas d ’école exemplaire de cette variété de fédéralisme).

40. Francesc Morata : « La géométrie variable appliquée à l’Etat des autonomies : un bilan de la décentralisation politique en Espagne (1980-1995) » in Christian Bidégaray (dir.) : Europe occi­dentale. Le mirage séparatiste, Paris, Economica, 1997, p. 269- 288.

41. Stéphane Dion : « Le fédéralisme fortement asymétrique : improbable et indésirable » in F. Leslie Seidle : op. cit., p. 133-152.

42. lbid., p. 145.43. Le Pays basque comme la Navarre voisine bénéficient de lois

d ’origine médiévale (lesfueros) qui leur accordent un privilège tout à fait exorbitant : celui de lever directement les principaux impôts, y compris celui sur le revenu, à charge pour ces deux communau­tés de reverser une quote-part des recettes pour le fonctionnement de l’Etat central.

44. En septembre 1998, l’ETA avait décrété une trêve de la « lutte armée » et tenté d’engager des discussions avec le gouver­nement espagnol. Les maigres résultats de ce dialogue de sourds ont poussé l’organisation séparatiste à renouer avec son jusqu’au- boutisme en rompant la trêve en décembre 1999.

45. Will Kymlicka : op. cit., p. 135-136.46. Pour l ’analyse du cas suisse : Hanspeter Kriesi : « State

Formation and Nation Building in the Swiss Case » in Hanspeter Kriesi et al. : Nation and National Identity. The European Expérience in Perspective, Zurich, Verlag Rüegger, 1999, p. 14-28.

47. Toutes les informations concernant l’Inde ont été puisées dans la somme dirigée par Christophe Jaffrelot : L’Inde contem­poraine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p. 199-280.

48. Sur le partenariat, Guy Laforest et Roger Gibbins (éd.) : Sortir de l ’impasse. Les voies de la réconciliation, Montréal, IRPP,1998.

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Notes

VIILa tentation sécessionniste

1. Ivor Jennings: The Approach to Self-Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1956, p. 56.

2. Cité par Daniel Moynihan : Pandaemonium. Ethnicity in International Politics, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 82-83.

3. Anna Miclialska : « Rights of Peoples to Self-Determination in Internationa] Law » in W illiam Twining : Issues of Self- Determination, Aberdeen University Press, 1991, p. 71-90.

4. Cette transformation a été bien mise en lumière par Margaret Moore : « Introduction : The Self-Determination Principle and the Ethics of Secession » in Margaret Moore : National Self- Determination and Secession, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 1-4.

5. Voir l’analyse comparative de Robert Young sur les sécessions réussies dans son livre The Secession of Quebec and the Future of Canada, Montréal, M cGill-Queen’s University Press, 1995, p. 127- 144.

6. Cet élément était aussi présent dans le cas soviétique puisque les Russes dominaient les instances dirigeantes de l’URSS mais deux faits expliquent qu’ils n’aient pas vraiment joué la carte de la préservation de la fédération : leur présence décroissante dans les postes dirigeants au sein des républiques non russes —le fait que le transfert d’allégeance de l’URSS à la Russie ne remettait pas en question leur horizon impérial puisque la Russie demeurait, avec ses Tatars, ses Ingouches, ses peuples sibériens, etc. un Etat multi­national.

7. Ces deux écoles de pensée et leurs arguments sont bien repré­sentés dans l ’ouvrage collectif dirigé par Margaret Moore : op. cit. Quant à la distinction entre sécession comme droit originel et droit compensatoire, je l’emprunte à Allen Buchanan : « Theories of Secession », Philosophy and Public Affairs, vol. 26 (1), hiver 1997, p. 31-61.

8. Allen Buchanan : Secession. The Morality of Political Divorce. From Fort Sumter to Lithuania and Quebec, Wes view, Boulder, 1991.

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9. Pour une discussion détaillée de l’avis de la commission, voir Stéphane Pierré-Caps : La multination. L'avenir des minorités en Europe centrale et orientale, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 145-151.

10. Olivier Roy : La nouvelle Asie Centrale ou la fabrication des nations, op. cit., p. 117.

11. Xavier Bougarel : Bosnie. Anatomie d'un conflit, Paris, La Découverte, 1996.

12. Marie Mendras : « Le mythe du nationalisme russe » in Pierre Birnbaum (dir.) : Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 89.

13. Jean-Alphonse Bernard : De l’empire des Indes à la République indienne. De 1935 à nos jours, Paris, Imprimerie natio­nale, 1994, p. 97-103.

14. Ce point est mis en avant par Donald Horowitz : Ethnie Croups in Conflict, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 590.

15. Sur l’attitude de l’hindouisme militant à l ’égard des musul­mans : Christophe Jaffrelot : Les nationalistes hindous, Paris, Presses de Sciences Po, 1993, p. 405-412.

16. Sur tous ces enjeux, voir Christophe Jaffrelot (dir.) : Le Pakistan, carrefour de tensions régionales, Bruxelles, Complexe,1999.

17. Paul Garde : « Il faut donner au Kosovo la maîtrise de son destin », Le Monde, 4 octobre 1998.

18. On repérera ici les quatre justifications majeures de la séces­sion selon Allen Buchanan.

19. Dans la pratique, des considérations géopolitiques tempére­ront toujours la tentation de la reconnaissance. Un État jouant un rôle essentiel dans l ’équilibre régional ou international saura plus facilement se faire respecter et aura moins à craindre l ’intervention d ’Etats extérieurs en faveur d ’un mouvement sécessionniste. Cela est vrai de la Turquie (avec les Kurdes), de la Russie (avec les Tchétchènes) et de la Chine (avec les Tibétains et les Ouïgours).

20. Paul Garde souligne fort justem ent les singularités du Kosovo dans son article : « Kosovo : missile intelligent et chausse-pied rouillé », Politique internationale, n° 84, été 1999, p. 12-64.

21. Si les processus de dissociation se réalisent parfois par la guerre et ont donc un impact négatif sur la stabilité régionale, rien

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Notes

ne permet de conclure qu’une fois créés, ces nouveaux États seront inéluctablement et perpétuellement engagés dans des affronte­ments avec leurs voisins au motif que leur différence ne pourrait s ’exprimer que sur le mode belligène « l’antagonisme étant la sub­stance même de ces États » (thèse défendue par Philippe Delmas : Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1995). Ni l’évolution de la Slovénie, de la Slovaquie et de bien d’autres nouveaux États ne justifie une conclusion générale aussi pessimiste.

22. Petr Pithart, op. cit., p. 175.23. Sur le phénomène de « désintrication ethnique » en URSS,

Rogers Brubaker : Nationalism Reframed. Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge University Press, 1996, p. 169-178.

Sur l’Asie centrale, voir Olivier Roy : op. cit., p. 259-265.24. Guy Hermet : Le passage à la démocratie, Paris, Presses de

Sciences Po, 1996, p. 106.25. Bruno Luvera : « L’internationale régionaliste entre masque

et visage », Limes, n° 1, 1996, p. 281-294.

Conclusion L’avenir du pluralisme

1. Stéphane Pierré-Caps, op. cit., p. 152.2. Assemblée générale de l’ONU, résolution 2625 (XXV),

24 octobre 1970.L’union en 1964 de l’archipel de Zanzibar avec le Tanganyika

pour former la Tanzanie tout comme l’association des îles Cook avec la Nouvelle-Zélande (qui préserve un statut de large autono­mie à l’archipel polynésien) illustrent ces deux autres modalités de concrétisation de l’autodétermination.

3. Monaco, Saint Marin et le Liechtenstein en Europe, les îles Marshall, Palau et les États fédérés de Micronésie dans le Pacifique.

4. Joseph Krulic : « La revendication de la souveraineté », Pouvoirs, n° 67, novembre 1993, p. 21-32.

5. Le cas le plus abouti de souveraineté républicaine est celui du Tatarstan : Jean-Robert Raviot : « Le Tatarstan, une spécificité républicaine? », Nouveaux mondes, n° 7, hiver 1997, p. 193-220.

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La nation dans tous ses États

6. La Tchétchénie est dans une situation particulière. Indépendante de facto après un premier conflit de vingt mois avec la Russie (1994-1996), son statut définitif aurait dû être fixé d’ici au 31 décembre 2001. La nouvelle offensive russe déclenchée en septembre 1999 a totalement modifié la donne politique.

7. Judith Zinsser : Les peuples autochtones et le système des Nations Unies. Un nouveau partenariat, Paris, Unesco, 1995.

Isabelle Schulte-Tenckhoff : La question des peuples autoch­tones, Paris & Bruxelles, LGDJ & Bruylant, 1997.

8. Voir par exemple, l’entretien publié par Politique internatio­nale, n° 49, automne 1990, p. 445.'

9. Politique internationale, n° 72, été 1996, p. 9-22.10. Bertrand Badie : op. cit.11. « Il était douteux de penser pouvoir importer [cette forme de

gouvernement] dans une zone où manquaient précisément les conditions favorables à l’essor des États-nations, à savoir une population homogène et solidement ancrée dans le sol... il suffirait d ’un simple coup d’oeil à la carte démographique de l’Europe pour voir que le principe de l’État-nation ne peut pas être introduit en Europe de l’Est » in Hannah Arendt : L’impérialisme, Paris, Points Seuil, 1984, p. 244.

12. Stéphane Pierré-Caps a évoqué en détail la genèse et les caractéristiques de l’État multinational dans son ouvrage : op. cit., p. 223-316.

On pourra aussi se reporter à Juan Linz : « State Building and Nation Building », European Review, vol.l, n ° 4 ,1993, p. 355-369.

Pierre Kende : « Quelle alternative à l’État-nation? », Esprit, octobre 1991, p. 23-30.

13. Daniel Elazar : Exploring Federalism, Tuscaloosa, University of Alabama, 1987.

Ruth Lapidot : Autonomy. Flexible Solutions to Ethnie Conflicts, Washington, United States Institute of Peace Press, 1996.

John Coakley : « Approaches to the Resolution of Ethnie Conflict : The Strategy of Non-Territorial Autonomy », International Political Science Review, vol. 15, n° 3, 1994, p. 297- 314.

14. Sondage d ’opinion annuel publié par l’Institut des sciences sociales et politiques de Barcelone : Sondeig d ’opinio, 1995,

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Notes

Barcelone, ICPS, 1996, p. &0. Il n’est pas inutile de constater que ces pourcentages sont remarquablement stables depuis vingt ans.

15. Pour des compléments : Jean Bérerger : L ’Autriche-Hongrie (1815-1918), Paris, Armand Colin, 1998.

16. Le point 10 présenté par le présidertW ilson prévoyait seule­ment une plus grande latitudede développement autonome pour les peuples de la Double monarchie, ce qui allait de toute façon dans le sens d ’une fédéralisation que Vienne invoquait désormais, un peu tardivement toutefois.

17. La « théorie du complot » qu’invoque François Fejto en voyant dans l’alliance entre leaders politiques tchèques (Benes, Masaryk) et dirigeants républicains français, puissamment soute­nus par la franc-maçonnerie, l ’élément déterminant qui a précipité la fin de l’Autriche-Hongrie nous paraît toutefois excessive : Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l ’Autriche-Hongrie, Paris, Lieu Commun, 1988.

18. Benjamin Braude & Bernard Lewis : Christians and Jews in the Ottoman Empire : The Functionning of a Plural Society, New York, Holmes & Meier, 1982, p. 1.

19. Georges Corm : L'Europe et l ’Orient. De la balkanisation à la libanisation : histoire d ’une modernité inaccomplie, Paris, La Découverte, 1991, p. 51.

20. Je m ’appuie sur Andreas Rappeler : La Russie. Empire mul­tiethnique, Paris, Institut d ’Etudes Slaves, 1994.

21. Lord Acton : « On Nationality » in Gopal Balakrishnan : Mapping the Nation, Londres, Verso, 1996, p. 30-36.

22. La distinction entre les deux formes d ’unité sociale fondée l’une sur le bien commun, l’autre sur les principes politiques par­tagés est faite par Will Kyinlicka : Multicultural Citizenship. A Liberal Theory of Minority Rights, op. cit., p. 92 et 187-191.

23. Wayne Norman : « The Ideology of Shared Values : A Myopie Vision of Unity in theM ulti-Nation State », op. cit.

24. Jürgen Habermas : L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p. 67-157.

25. Ce point est souligné par Will Kymlicka : op. cit., p. 189.26. Plus de 70 % des électeurs du Québec s’opposèrent à la

conscription lors du plébiscite d ’avril 1942.

337

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La nation dans tous ses États

27. Cité par Pol Vandromme : « Un rempart et un recours », Le Monde des débats, février 1994.

28. En novembre 1999, les électeurs australiens ont clairement rejeté l’instauration de la république dans leur pays.

29. Wilfried Dewachter : « La Belgique d ’aujourd’hui comme société politique » in Alain Dieckhoff (éd.) : Belgique. La force de la désunion, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 105-142.

30. Jeremy Webber : op. cit., p. 31.31. Kenneth Me Roberts : « In Search of Canada Beyond

Quebec » in Kenneth Me Roberts : op. cit., p. 6.32. Charles Taylor : « Convergences et divergences à propos des

valeurs entre le Québec et le Canada » in C. Taylor : Rapprocher les solitudes, op. cit., p. 212-214.

33. Cité par Laurence Cornu : « Fédéralistes ! Et pourquoi ? » in François Furet et Mena Ozouf (éd.) : La Gironde et les Girondins, Paris, Payot, 1991, p. 270.

34. Le Monde, 9 septembre 1997.35. Le Monde, 28 octobre 1997.36. Jean-Marie Guéhenno : La fin de la démocratie, Paris,

Flammarion, 1993.37. Le Monde, 1er novembre 1996.Sur « l’européanisme » de la Belgique : Emmanuelle Dardenne :

« Entre réalités et idéalisme européen : le compromis belge » in Pascal Delwit, Jean-M ichel De W aele et Paul M agnette : Gouverner la Belgique. Clivages et compromis dans une société complexe, Paris, PUF, 1999, p. 275-305.

38. Jean-Marc Ferry : « Quel patriotisme au-delà des nationa­lism es? Réflexion sur les fondements motivationnels d ’une citoyenneté européenne » in Pierre Birnbaum (dir.) : Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 436.

39. Pour une critique de cette notion appliquée au cas européen : Andy Smith : « L’espace public européen : une vue (trop) aérienne », Critique internationale, n° 2, hiver 1999, p. 169-180.

40. J’emprunte le terme à Victor Pérez-Diaz : « La Cité euro­péenne », Critique internationale, n° 1, automne 1998, p. 101-126.

41. Mathieu Deilem & Fred Pampel : « The Myth of Postnational Identity : Popular Support for European Unification », Social Forces, n° 75 (1), septembre 1996, p. 119-143.

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Notes

42. Jean-Marc Ferry : op. cit., p. 442-443.43. Karl Deutsch : Nationalism and Social Communication. An

Inquiry into the Foundation of Nationality, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1969.

44. Jean-Marc Ferry : « L’État européen » in Riva Kastoryano (éd.) : Quelle identité pour l ’Europe? Le multiculturalisme à l’épreuve, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 212-213.

45. Ernst Haas : The Uniting of Europe, Stanford University Press, 1958.

46. Christian Lequesne : « Comment penser l’Union euro­péenne ? » in Marie-Claude Smouts (dir.) : Les nouvelles relations internationales. Pratiques et théories, Paris, Presses de Science Po, 1998, p. 103-134.

47. Jean-Marie Domenach : Europe : le défi culturel, Paris, La Découverte, 1990.

48. Gilles Andréani : « L’Europe des incertitudes », Commentaire, n° 85, printemps 1999, p. 30.

49. Jean-Marc Ferry : op. cit., p. 205-206.

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Index thématique

Action internationale (des nations sans État) : 141-147, 284

Anticolonialisme : 13,47-48, 61, 104-105 Authenticité (idéal moral d’) : 48-49, 169 Autochtones (peuples) : 106-107, 242, 282-283 Autodétermination : définition, 103, 279-281; principe

des nationalités, 248-250 ; territoriale, 251-252; uni­versalisation de 1’, 103-107

Citoyenneté : dans les pays baltes, 214-218; différen­ciée, 172, 178, 215-216; République et, 163-167; représentation de la, 166-167

Clivages croisés : 239-240Colonialisme : 34, 78, 107,250-251 ; intérieur, 105, 114 Communautariens : 153, 294-295 Communautarisme : 163, 165, 184-185 Complexe majoritaire : 218 Consociation : 218-225Culture : assimilation, 76-81 ; diversité des, 42-46 ; euro­

péenne, 307-309; fonction stratégique, 47-48; mobi­lité sociale et, 55-64,80-81 ; publique, 180, 294-303; sociétale, 124-126; surinvestissement, 50-51

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La nation dans tous ses États

Démocratie : ethnique, 88-90; libérale, 151-162; multi- culturelle, 176-181; nation et:, 81-85; républicaine, 162-167

Développement économique : nationalisme et,113-123

Dialectique convergence/divergence : 26-34 Diasporas : 53Différentiel de mobilisation nationaliste : 110-111Droits culturels : 176, 204-206École : 76-77, 80-81, 204Effet cumulatif du nationalisme :: 118Empire : 246-247État ; comme acteur culturel, 72-81 ; construction de 1’,

72-81; ethnicisation de 1’, 270-278 ; ethnicité et, 86- 91, 202, 224-225; multinational, 286-288, 293-303 ; neutralité de 1’, 85-86, 155-156 ; religion et, 72-74, 88-91

État-nation : congruence culture/politique, 74-81, 98, 192; crise de 1’, 191-192 ; dissociation Etat/nation, 204-205,285-288; réforme de 1’, 191-198 ; terri­toire de, 245-247

États-régions : 36-37Ethnicité : 94, 169-170 ; désintrication ethnique, 275-

277; fabrication, 34; polyethnicité, 182-189; reli­gion et, 88- 89

Europe : carte conceptuelle, 111 ; comme espace diplo­matique, 142-146; construction d’une identité, 305- 310

Fédéralisme : 226-244 ; asymétrique, 233-239; eth­nique, 278; territorial/multinational, 229-233

Frontières : intangibilité, 109; sécession et, 261-266 Groupes (ou minorités) de condition : 181-182

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Index.

Identité : 28-29, 49, 153; collective, 41, 88-90, 98, 180, 260; déficit d’, 120-121 ; demande d’, 170-172, 186; différentiel d ’, 37, 42, 107-109, 114

Immigrés : 168, 183-184 Intelligentsia : 53-63Langue : 39,44-46, 52-54, 61-64, 69, 139-140 ; natio­

nale, 71-80; régionale, 75, 95-97, 174, 241 Libéralisme : 151-162 Ligue du Nord : 37-38, 45, 119-121, 127 Mimétisme (effet de) : 105, 236 Minorités ethniques : 182-189Minorités nationales : 198-218 ; protection internatio­

nale, 208-210Modernisation : 27-28, 32-34, 38-40 ; surplus de, 114-

115Monarchie : 78-81, 246, 298-299 Mondialisation : 21-40 M ulticulturalisme: 176-190Nationalisme: centraliste/de dissociation, 16; cultu­

rel/politique, 64-70, 98-99; démocratique/radical, 145-146; d’Etat, 158-162; potentiels/réalisés, 107- 108

Nation sans État : 126-134Partis politiques : «nationalistes/autonomistes», 1 SO­

IS 1, 154-155, 193-196, 207 ; «stato-nationaux», 131-133

Partition : 267-269Patriotisme : 159, 165, 187, 220, 296 ; constitutionnel,

295, 304 Populisme : 179-180,202-203 Post-nationalisme : 49, 304-310 Quasi-État: 134-144

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La nation dans tous ses États

Reconnaissance (politique de) : 181Régionalisme : 241, 268.Religion : catholicisme, 44, 56-57, 126-127, 135 ; islam,

91; judaïsme, 88-89; orthodoxe (Église), 56, 89; protestantisme, 32, 91

République : 74-75, 162-175 ; Troisième, 58, 75-78, 164-165

Sécession : 245-278 ; droit constitutionnel à la, 253- 254; éthique de la, 259-261; négociée, 254-257; unilatérale, 259-261

Sionisme : 133Société globale : 123-134 ; comme société civile, 126-

129; comme société civique, 129-133Souveraineté : relativisation de la, 197-198; indépen­

dance et, 281-283.Universalisme : 14Valeurs partagées : 294-295 ; identité nationale et, 156-

157

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Index onomastique

Acton, John : 293-294 Afrique : 109 Afrique du Sud : 87 Alami, Musa : 117 Allemagne : 51-53, 57, 90 Anderson, Benedict : 75 Andréani, Gilles : 308 Angleterre : 32, 73 Antall, Jozsef : 212Arana, Sabino : 228Arana, Sabino : 228 Arany, Janos : 69 Arendt, Hannah : 277, 285 Arméniens : 291 Arminius : 52Asie centrale : 226, 262-263 Australie: 179-180,299 Autriche : 193-194 Aznar, José Maria : 131 Badie, Bertrand : 285 Badinter, Robert : 260 Barak, Aharon : 88

345

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La nation dans ious ses États

Barère de Vieuzac, Bertrand : 74 Barrés, Maurice : 66 Bauer, Otto : 204 Bayart, Jean-François : 34Belgique : 44, 61-63, 71, 112, 131, 221, 230-233, 243,284, 297-298, 301, 303-304Bellay, Joachim du : 73Ben Gourion, David : 117, 133Berlin, Isaiah : 162Biafra : 251Bissoondath, Neil : 186 Blair, Tony : 147, 194 Bosnie : 154, 188, 222-225,264 Bossi, Umberto : 37-38, 119-120 Buchanan, Allen : 260 Bretagne : 125 Bulgarie : 207Canada : 130-131, 157-161, 186, 231, 243, 296-302 Catalogne : 27-28, 39, 59, 79-80, 125-127, 132, 139 144Chanet, Jean-François : 77 Chaucer, Geoffrey : 73 Claus, Hugo : 303 Cloots, Anarchasis : 83 Clovis : 167Conscience, Hendrik : 62 Constant, Benjamin : 75 Corse : 171, 174 Croatie : 89, 263-265 Dalaï-Lama (Tenzin Gyatso) : 283 David, Jan Baptist : 62 Debray, Régis : 163

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Index

Dehaene, Jean-Luc : 304 Deixonne, Maurice : 95 Deutsch, Karl : 28 Doubnov, Simon : 15 Dumont, Louis : 67 Écosse : 125,194-196 Élias, Norbert : 26 Eltsine, Boris : 258Empire: austro-hongrois, 56, 58, 247, 288-289; otto­man, 56, 247, 289-291 ; russe, 291-292 Engels, Friedrich : 50Espagne : 27-28, 32,72,79-80, 112, 131, 175, 227-228, 231, 235-239 Estienne, Henri : 73États-Unis : 92-94, 155-156, 175, 228-230Éthiopie : 88Fanon, Frantz : 47-48Fejto, François : 289Ferry, Jean-Marc : 306Ferry, Jules : 76, 78, 80Fini, Gianfranco : 121Finlande : 154Flandre : 37, 62-63, 132France : 32, 58, 73-78, 82-83, 94-98, 101-102, 164-176François Ier (France) : 73Freud, Sigmund : 29Fustel de Coulanges, Numa Denis : 65Gellner, Ernest : 43, 64, 72, 108, 125Gonzalez, Felipe : 131Grèce : 56, 89Grégoire, Henri (dit l’abbé): 74 Griffith, David : 245

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La nation dans tous ses États

Habermas, Jürgen : 59, 295, 304 Havel, Vâclav : 226, 256 Hayes, Carlton : 33 Hegel, Friedrich : 66 Henri IV (France) : 74 Henri VIII (Angleterre) : 73 Herder, Johann Gottfried : 52, 67 Hitler, Adolf : 250 Hobsbawm, Éric : 24, 133 ,Hongrie: 51, 205, 211-212 Hroch, Miroslav : 70 Iliescu, Ion : 201 Inde : 241-242, 267-269 Irlande : 80-81Irlande du Nord : 155, 196-198, 222 Israël : 88-89Italie : 37-38, 112, 192-194 Jennings, Ivor : 248 Juifs : 53, 170, 184-185 Kandinsky, Wassily : 200 Katanga : 251 Kazinczy, Ferenc : 51 Klaus, Vaclav : 256 Kohn, Hans : 65 Kokoschka, Oskar : 200 Kosovo : 271-274 Kossuth, Lajos : 69 Kymlicka, Will : 86, 182, 229 Lacorne, Denis : 92 Lafont, Robert : 105 Lansing, Robert : 249 Léopold III (Belgique) : 297

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Index

Levesque, René : 190 Lévi-Strauss, Claude : 29-30, 42 Locke, John : 152 Louis XIV (France) : 74 Louisiane : 140 Luther, Martin : 32, 52 Lux, Adam : 83 Manning, Preston : 179 Marx, Karl : 35 Maurras, Charles : 66 Meciar, Vladimir : 201, 256 Meinecke, Friedrich : 65 Mill, John Stuart : 84-85 Milosevic, Slobodan : 259, 271-272 Mistral, Frédéric : 58 Modigliani, Amedeo : 200 Mommsen, Theodor : 65 Myanmar : 88Naipaul, Vidiadhar Surajprasad : 186Nebrija, Antonio de : 72Noiriel, Gérard : 83Nora, Pierre : 98Norman, Wayne : 156Norvège : 156, 254Nouvelle-Calédonie : 171-173, 215-216Occitanie : 58Padanie : 37-38, 119-121Paine, Thomas : 83Pakistan : 252, 268-269Palestiniens: 116-117, 280Parizeau, Jacques : 138Pasqua, Charles : 170

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La nation dans tous ses États

Pays baltes : 46, 213-218 Pays basque : 27-28, 171 Pays de Galles : 194-195 Pays-Bas : 220 Petôfï, Sandor : 69 Pologne : 199 Pujol, Jordi : 142, 144, 283Québec : 26-27, 60, 63, 123, 132-140, 233-234, 237- 238, 245Rawls, John : 85-86, 152-153Renan, Ernest : 65Renner, Karl : 204Robespierre, Maximilien de : 303Rokkan, Stein : 111Ronsard, Pierre de : 73Rossini, Gioacchino : 297Rougemont, Denis de : 142, 191Roumanie : 199, 203Royaume-Uni: 113, 186-187, 194-198Rousseau, Jean-Jacques : 84Russie : 257-258, 276, 282, 284Salmond, Alex : 142Schiller, Friedrich von : 52, 297Serbie : 258-259Sikhs: 188-189,241-242Slovaquie : 50, 203Slovénie : 264Solana, Javier : 271Stengers, Isabelle : 303Strauss, David Friedrich : 65Stur, Ludovit : 46Suède : 156, 254

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Index:

Suisse : 218-221, 239-240, 282, 296 Szucs, Jeno : 68 Tacite : 52Taguieff, Pierre-André : 178Taylor, Charles : 48, 140, 181Tchécoslovaquie : 122, L61, 254, 257Tchèque (république) : 275Tell, Guillaume : 296Tito (Josip Broz, dit) : 262, 273Tocqueville, Alexis de : 30-31, 230Tribalat, Michèle : 168Trudeau, Pierre Elliott : 60, 157Tyndale, William : 73Tyrol (du Sud) : 193-194Union soviétique : 253Van den Brande, Luc : 142, 232Vitéz, Mihaly : 51Vorôsmarty, Mihaly : 69Walzer, Michael : 163Webber, Jeremy : 301Wilson, Woodrow : 104, 248-251, 263Wycliff, John : 73Yougoslavie : 45, 201, 226-227, 253, 258-265, 276-277

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Table des matières

Première partie L’appel du nationalisme

ILe nationalisme dans la mondialisation

La ressemblance aiguise la différence 23Les logiques du paradoxe nationaliste 29Le mariage du nationalisme et du capitalisme 34

IILa nation comme communauté de culture

La mise en form e des cultures 41Des usages politiques de la culture 47L ’intelligentsia, porte-parole du nationalisme 53Un engagement intéressé 59La déconstruction d ’une illusion 64

Avant-propos 13

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La nation dans tous ses États

IIILa culture, une affaire d’État

L ’État, un acteur culturel très entreprenant 72L ’enracinement national de la démocratie 81L ’impossible neutralité de l ’Etat 85France/États-Unis : sous la politique, la culture 91

IV'Les séductions du nationalisme

La dissémination du nationalisme 103Un petit détour par l ’histoire 110Le nationalisme des nantis 113Une société complète 123Un quasi-État 134Se projeter dans le monde 141

Deuxième partie✓

La multinationalité, un défi pour l’Etat

VLa trinité imparfaite

Les apories du libéralisme 152La République à l ’épreuve de la pluralité 162Sortir du jacobinisme 167Les faux semblants du multiculturalisme 176Distinguer les différences 181

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Table des matières

VIGérer la pluralité nationale

Les indispensables ajustements de l ’État-nation 192La constellation des minorités nationales 198Un cas particulier : les minorités impériales 212La consociation : une transplantation délicate 218Les vertus contrastées du fédéralisme 226Un fédéralisme réformé ? 233Des réussites incontestables 239

VIILa tentation sécessionniste

Les ambiguïtés du principe d ’autodétermination 247Négocier les sécessions ? 252Les sécessions : sources d ’instabilité permanente ? 261 Sécession et ethnicisation des Etats 270

Conclusion L’avenir du pluralisme

La souveraineté sans l ' indépendance 279Dissocier l ’État de la nation 285La multinationalité, un pari sur la diversité 293L ’enjeu post-national 304

Notes 311

Index 341