9 garrigou - vivre de la politique

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Alain Garrigou Vivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métier In: Politix. Vol. 5, N°20. Quatrième trimestre 1992. pp. 7-34. Abstract To live on politics. The «15 000», the mandate and the profession. Alain Garrigou [7-34]. In November 1906 an Act was adopted which increased the parliamentary salary from 9 000 to 15 000 francs. As a result of a press campaign, this event, without any real legislative importance, activated the passions. It can be analyzed as one of the crucial moments in the process of political professionalization, one of these moments where the long and diffuse process of replacement of the notables by political entrepreneurs is suddenly revealed, and can therefore be analyzed. To make the political profession a full time paid activity : this claim is denounced as «corporatist» by some, considered shameful by a lot of deputies who will try to legitimate it as both a condition for democracy and a guarantee of the ability of the elected member. It is the redefinition of a profession that is happening in the controversy on the parliamentary salary. Résumé Vivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métier. Alain Garrigou [7-34]. En novembre 1906, est votée l'augmentation de l'indemnité parlementaire qui passe de 9 000 à 15 000 francs. L'événement sans grandeur législative, déclenche pourtant, sous l'effet de campagnes de presse, les passions : il peut être analysé comme un moment capital du processus de professionnalisation politique, c'est-à-dire un de ces moments où le processus social long et diffus de remplacement des notables par les entrepreneurs politiques est soudain révélé, et se prête donc particulièrement à l'analyse. Faire de la profession politique une activité rémunérée à plein temps : la revendication est dénoncée comme «corporatiste» par certains, jugée inavouable pour nombre de députés qui tenteront de la légitimer tout à la fois comme condition de la démocratie et comme garantie de la compétence de l'élu. C'est bien la redéfinition d'un métier qui s'opère dans la controverse sur l'indemnité parlementaire. Citer ce document / Cite this document : Garrigou Alain. Vivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métier. In: Politix. Vol. 5, N°20. Quatrième trimestre 1992. pp. 7-34. doi : 10.3406/polix.1992.1546 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1992_num_5_20_1546

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Alain Garrigou

Vivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métierIn: Politix. Vol. 5, N°20. Quatrième trimestre 1992. pp. 7-34.

AbstractTo live on politics. The «15 000», the mandate and the profession.Alain Garrigou [7-34].In November 1906 an Act was adopted which increased the parliamentary salary from 9 000 to 15 000 francs. As a result of apress campaign, this event, without any real legislative importance, activated the passions. It can be analyzed as one of thecrucial moments in the process of political professionalization, one of these moments where the long and diffuse process ofreplacement of the notables by political entrepreneurs is suddenly revealed, and can therefore be analyzed. To make the politicalprofession a full time paid activity : this claim is denounced as «corporatist» by some, considered shameful by a lot of deputieswho will try to legitimate it as both a condition for democracy and a guarantee of the ability of the elected member. It is theredefinition of a profession that is happening in the controversy on the parliamentary salary.

RésuméVivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métier.Alain Garrigou [7-34].En novembre 1906, est votée l'augmentation de l'indemnité parlementaire qui passe de 9 000 à 15 000 francs. L'événement sansgrandeur législative, déclenche pourtant, sous l'effet de campagnes de presse, les passions : il peut être analysé comme unmoment capital du processus de professionnalisation politique, c'est-à-dire un de ces moments où le processus social long etdiffus de remplacement des notables par les entrepreneurs politiques est soudain révélé, et se prête donc particulièrement àl'analyse. Faire de la profession politique une activité rémunérée à plein temps : la revendication est dénoncée comme«corporatiste» par certains, jugée inavouable pour nombre de députés qui tenteront de la légitimer tout à la fois comme conditionde la démocratie et comme garantie de la compétence de l'élu. C'est bien la redéfinition d'un métier qui s'opère dans lacontroverse sur l'indemnité parlementaire.

Citer ce document / Cite this document :

Garrigou Alain. Vivre de la politique. Les «quinze mille», le mandat et le métier. In: Politix. Vol. 5, N°20. Quatrième trimestre1992. pp. 7-34.

doi : 10.3406/polix.1992.1546

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1992_num_5_20_1546

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Vivre de la politique

Les «quinze mille», le mandat et le métier

Alain Garrigou Groupe d'analyse politique

Université Paris X

SALLE COMBLE», «députés presqu'au complet», -nombreux public«1 énumérait le quotidien Le Journal en décrivant ce qui semblait être une grande journée parlementaire. Les comptes rendus n'allaient pas sans ironie. Le Matin était plus suggestif : «Beaucoup de dames dans

les tribunes. Les méchantes langues prétendent même que ces dames sont celles qui sont les plus intéressées à la question. Elles surveillent le vote de leur mari»2. La séance du 30 novembre 1906 était en fait consacrée à une question qui aurait dû demeurer mineure si elle n'était devenue délicate. Si l'augmentation de l'indemnité parlementaire suscite alors autant d'attention, c'est qu'on s'était appliqué à la détourner3.

Le 22 novembre 1906, sur proposition du président de la commission de Comptabilité, le radical Baudon, la Chambre des députés avait augmenté l'indemnité parlementaire de 9 000 à 15 000 francs par an. Examinée selon la procédure d'urgence, votée à main levée, approuvée par le Sénat le même jour, la mesure était promulguée dès le lendemain. Mieux qu'un acte législatif sans histoire, c'était une affaire promptement expédiée qui suffisait à démentir les attaques contre la lenteur du travail parlementaire. Comment comprendre alors qu'on revienne si vite et si bruyamment sur une mesure aussi facilement adoptée ? Le débat du 30 novembre 1906 était consacré au vote du chapitre du budget consacré aux dépenses de fonctionnement de la Chambre des députés. L'augmentation de l'indemnité parlementaire grossissait certes les dépenses mais l'esprit d'économie, souvent invoqué, ne justifiait pas ce soudain accès de remords. A la suite d'une semaine animée où cette question avait soulevé les passions, l'occasion avait été saisie d'attaquer le vote du 22 novembre.

1. Le Journal, 1er décembre 1906. 2. Le Matin, 1er décembre 1906. 3. La lecture de la proposition ou du sommaire de la séance du 22 novembre 1906 ne permettait guère de comprendre le contenu de la loi votée : -Dépôt et lecture par M. Baudon, d'un rapport fait au nom de la commission de Comptabilité sur une proposition de loi ayant pour objet de modifier le deuxième paragraphe de l'article 17 de la loi organique du 30 novembre 1875- Déclaration de l'urgence. Discussion immédiate. Adoption de l'article unique de la proposition de loi», Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2629-

Politix, n°20, 1992, pages 7 à 34 7

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Alain Garrigou

Une mobilisation de papier

«Sapristi, le vent du dehors commence à souffler dur»1 lançait le député socialiste Albert-Poulain pour expliquer cette réaction à la fois tardive et précoce des députés criant au scandale. Les réactions s'étaient en effet multipliées dans la presse dont une partie attaquait avec violence l'augmentation de revenus que les députés s'étaient accordée. La Libre Parole de Drumont était la première à crier haro. Dès le 23 novembre, elle titrait par un rappel de slogan anti-parlementaire lancé au temps du scandale de Panama : «Au voleur! Au voleur?». Elle dénonçait un «complot dirigé contre la bourse des contribuables»2. Le lendemain, dans un editorial sur le «Cambriolage», le Journal des Débats évoquait un «fructueux coup de main»3. En poursuivant ses attaques, La Libre Parole amorçait une campagne de presse. Tous les quotidiens participaient au débat en prenant position selon leurs sympathies politiques. Les journaux proches de la majorité radicale soutenaient l'initiative parlementaire. Le Matin titrait son editorial du 23 novembre «Pas assez payés» et, pour répondre aux critiques, dressait bientôt un tableau de «la misère du député»^. L'éditorialiste du Petit Parisien demandait «l'indulgence du public»**. Chaque quotidien se sentait sommé de réagir. Dans le même temps, la campagne de La Libre Parole était aussi une entreprise de pression sur les parlementaires.

La Libre Parole ne s'était pas contentée de jeter l'opprobre. Elle entreprenait d'imposer le renoncement à l'augmentation de l'indemnité parlementaire. Quotidiennement, du 23 au 30 novembre, elle rappela les députés et précisément les députés conservateurs à leur devoir. Dès le 23, l'éditorialiste A. Papillaud les mettait en demeure : «C'est une honte qui ne se renouvellera pas, je l'espère, et pour l'honneur de l'opposition et dans son intérêt». Et pour qu'on n'y voit pas simplement un blâme de forme qui vaille quitus, il annonçait qu'«*7 ne faudrait pas croire, cependant, que tout soit fini». Le lendemain, le plan se précisait avec une nouvelle admonestation adressée aux députés conservateurs comme pour s'assurer de maintenir la pression : «Les députés d'opposition, dont l'attitude a été si lamentable avant-hier ne manqueront pas alors de faire leur devoir». Il s'agissait de remettre en cause, au Parlement même, l'augmentation que celui-ci venait de voter. Des contacts étaient pris : «J'en connais qui sont tout prêts à prendre l'initiative de ce débat prochain». Dans cette stratégie de la tension, le vieil Edouard Drumont pesait de son autorité en avertissant : «Ce sont les députés de l'opposition qui, en réalité, auront seuls toute l'impopularité d'une mesure qui produit un effet désastreux sur l'opinion»^.

Dans cette mobilisation de papier, l'argument ultime était lancé : celui de l'hostilité de l'opinion publique, du moins de l'opinion publique telle que la presse était censée l'enregistrer, tout en la suscitant de fait. Le lendemain, les colonnes s'enrichissaient des réactions entendues dans un café des Halles : «les expressions les moins dures pour désigner les parlementaires étaient

1. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2812. 2. La Libre Parole, 23 novembre 1906. 3- Le Journal des Débats, 24 novembre 1906. 4. Le Matin, 25 novembre 1906. 5. Le Petit Parisien, 26 novembre 1906. 6. La Libre Parole, 26 novembre 1906.

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celles de "fumistes", "pitres", "voyous"»1. Le quotidien relevait la prise de position hostile de la Société du suffrage des femmes qui «demande le remboursement de la somme exigée des contribuables pour l'augmentation de l'indemnité parlementaire«1 . Plus longuement, il s'attardait sur les protestations d'institutions publiques telles que les blâmes votés par des conseils municipaux. L'indignation du conseil de Le Boulon, dont La Libre Parole se croyait obligée de préciser la localisation, annonçait la menace d'une mobilisation de grande ampleur : «// est probable que le mouvement de protestation... se généralisera dans les assemblées communales qui se feront ainsi l'écho des contribuables^. La confirmation attendue venait avec les motions des conseils municipaux de Nîmes et Rochefort.

En s'agençant selon les clivages partisans, les réactions de la presse ne différaient donc pas sensiblement d'autres débats politiques. Pourtant, les journaux favorables à la majorité gouvernementale ne pouvaient réprimer quelques accents critiques s'exprimant sous la forme euphémisée de l'ironie. Ils appuyèrent le vote non sans glisser quelques traits d'humour. Avant d'approuver l'augmentation de l'indemnité parlementaire, Le Petit Parisien se gaussait : -Pour 25 francs, nos députés et sénateurs ne pouvaient plus vivre. Les temps héroïques ayant pris fin, ils ne pouvaient non plus songer à mourir pour cette indemnité ridicule»^. Le souvenir de l'hostilité aux 25 francs par jour de la Seconde République, indemnité maintenue depuis lors mais comptabilisée en montant annuel, servait à marquer quelque distance à l'égard de parlementaires auxquels on prêtait des petits calculs d'intendance. On était loin des principes. On rappela alors un épisode exemplaire : pour s'opposer au coup d'Etat de Louis Napoléon Bonaparte, des insurgés se soulevèrent le 2 décembre 1851. Dans le souvenir des attaques contre l'indemnité parlementaire, le représentant républicain Baudin était monté sur une barricade en déclarant : «Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs^. Le beau geste de défi offrait matière à contraste. Dans plusieurs journaux, on n:y résista pas. Le Malin, journal radical, ne se privait pas de sa propre note d'ironie en dépit de son ferme soutien de l'augmentation de l'indemnité : 'Baudin, sur sa barricade, mourait pour 25 francs par jour. Nos députés ont décidé hier de vivre désormais pour 41 francs neuf centimes. Ce chiffre n'a en lui-même rien d'héroïque, et c'est peut-être pour cela qu'il a été choisi. On ne voit pas bien un de nos honorables hurlant dans la fumée de l'émeute ou debout sur les pavés de la Révolution : "Vous allez voir comment on meurt pour quarante et un francs et neuf centimes !". Tout de même, si le chiffre est trop long pour conduire un homme au Panthéon, il ne l'est pas trop pour faire bouillir la marmite^. L'humour était ambigu : s'il dédramatisait, il révélait quelque mépris.

1. La Libre Parole, 27 novembre 1906. 2. La Libre Parole, 25 novembre 1906. 3. La Libre Parole, 26 novembre 1906. 4. Le Petit Parisien, 23 novembre 1906. 5. Baudin faisait partie des Représentants qui voulurent organiser la résistance au matin du 2 décembre 1851 et furent accueillis par les cris hostiles des ouvriers parisiens .- 'A bas les 25 francs A. Les cendres de Baudin furent déposées au Panthéon en 1889- 6. Le Matin, 23 novembre 1906. Drumont renchérissait en jouant aussi de la proximité des noms pour marquer le contraste des temps : ■ Tous les noms sont symboliques là-dedans et Baudon, qui veut vivre pour quarante et un francs par jour, rappelle Baudin qui mourut pour 25 franc», La Libre Parole, 26 novembre 1906.

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Le comique se fondait sur ces situations de rupture de la représentation où, au détour d'une occasion ou d'un incident, l'acteur est pris en défaut, perd sa grandeur ou sa dignité. Pour les journaux les plus hostiles au «bloc des Gauches», les parlementaires étaient tout simplement démasqués, donnant une raison supplémentaire à leur antiparlementarisme ; pour les autres, les «honorables« (le terme revenait significativement dans les colonnes des journaux) étaient ramenés au rang commun. L'histoire du relèvement de l'indemnité parlementaire effectué en 1906 est sans doute cocasse ; la mesure a eu aussi quelque importance politique directe puisqu'elle fut l'occasion de polémiques tout au long de la législature puis de violentes attaques avant les élections de 1910 et même de 1914 contre ses partisans appelés les «quinzemillistes» ou encore plus lapidairement les «Q. M«. Ce ne sont pas cependant ces raisons qui justifient que nous nous y arrêtions. L'événement, sans grandeur législative, puisqu'il s'agissait seulement d'un aménagement d'une institution existante et non d'une innovation, fut un moment capital du processus de professionnalisation politique, c'est-à-dire un de ces moments où un processus long et diffus apparaît au jour et se prête donc particulièrement à l'analyse. Ceux qui vivaient «pour la politique» avaient laissé place à ceux qui prétendaient vivre «de la politique», pour reprendre la formulation de Max Weber qui analysait à partir de cette distinction non exclusive le remplacement des notables par les entrepreneurs politiques. A l'occasion de la discussion sur les 15 000 francs, ces derniers entendaient imposer des normes conformes aux schemes de perception de leur activité.

Etudier la profession politique sous l'aspect de sa rémunération matérielle et prétendre que celle-ci revêt un intérêt scientifique : voilà qui est doublement inconvenant. Nous pourrions certes placer l'entreprise «sous» l'autorité de Max Weber qui insistait : «Notre distinction a donc pour base un aspect extrêmement important de la condition de l'homme politique, à savoir l'aspect économique»1. Le moins que l'on puisse dire est qu'en la matière, Weber ne fut guère suivi et encore moins compris. Les analystes ont enregistré ce constat de la professionnalisation, sans d'ailleurs toujours bien en situer le moment d'apparition et sans se dégager de préoccupations normatives trahissant leur hostilité à la politiaue professionnelle. Ils ne retenaient que la coupure avec les citoyens produite par la professionnalisation. Une mémoire bornée par les humeurs et l'âge de ces dénonciateurs tend régulièrement à faire du présent immédiat le moment privilégié de cette professionnalisation. Et si quelques analystes prétendent échapper au jugement de valeur, leurs propos ont toutes chances d'être réappropriés en termes normatifs, qu'on leur impute la dénonciation de la professionnalisation ou, à l'inverse et plus probablement, la dénonciation de la fiction démocratique.

Il convient donc de reprendre la définition de la professionnalisation politique comme processus qui amène à faire de la politique un travail à plein temps et rémunéré. Les professionnels de la politique ont supplanté les notables qui «de par leur situation économique, sont en mesure, à titre d'activité secondaire, de diriger et d'administrer effectivement de façon continue un groupement quelconque, sans salaire ou contre un salaire nominal ou honorifique»2. Autrement dit, sans exclure que le processus de professionnalisation politique ait connu des développements ultérieurs, celui-

1. Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Bourgois, coll. .10/18», 1979, p. 111. 2. Weber (M.), Economie et société, t.l, Paris, Pion, 1971, p. 298.

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ci s'accomplit largement dans les démocraties occidentales entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle1.

Est-il utile d'ajouter que la professionnalisation n'est généralement guère envisagée sous l'angle, sans doute jugé vulgaire, de la rémunération ? Pourtant, la simple histoire de l'indemnité parlementaire, qui ne suffit pas à rendre compte de tous les aspects de la rémunération du travail politique, démontre amplement le lien entre la transformation qui fait de la politique une activité à plein temps et la revendication qu'on puisse vivre de la politique.

L'indemnité parlementaire et la démocratie

Le lien entre démocratie et indemnité parlementaire est devenu si évident qu'on associe souvent cette dernière au suffrage universel. Quitte à faire coïncider parfois et par erreur son adoption avec l'institution du suffrage universel en 1848, quitte encore à oublier que le principe d'indemnisation a précédé la démocratie représentative.

Comment indemniser les représentants

Lors des élections aux Etats-Généraux d'Ancien Régime, des modalités d'indemnisation par les mandants étaient localement prises en faveur des représentants. Elles le furent aussi en 1789 mais sans qu'on puisse imaginer l'absence prolongée des représentants. Lorsque les Etats-Généraux se transformèrent en Assemblée nationale constituante, les députés avaient quitté leurs foyers depuis plus de deux mois2. Combien de temps faudrait-il encore pour rédiger la Constitution ? Très vite, des plaintes s'élevèrent contre les mauvaises conditions de vie, le prix élevé des loyers et des denrées. Certains menacèrent de rentrer chez eux. Le 1er septembre 1789, le vote d'une indemnité de dix-huit livres par jour répondait donc à la préoccupation urgente d'éviter une débandade compromettant l'œuvre de l'Assemblée constituante. Cela se fit dans la plus grande discrétion. «Ni le procès-verbal ni les journaux ne parlèrent du décret», notait André Aulard qui ajoutait : «Les députés gardèrent un silence pudique : dans la candeur de leur civisme, ils avaient peur de paraître intéressés s'ils se donnaient les moyens de vivre»3. Rare écho de cette innovation, le journal de Mirabeau la justifiait en des termes allusifs annonçant des argumentations futures : «Quand l'usage de salarier les représentants fut aboli dans la Grande Bretagne, on aurait pu prédire ce qui est arrivé. Vos choix vont cesser d'être libres, aurions-nous dit aux Anglais, les talents et les vertus ne suffiront plus pour servir la patrie. L'honneur de représenter la nation va devenir le patrimoine de quelques familles ; l'ambitieux sans fortune se fera le satellite et le protégé des grands [...]. Si, au contraire, une modique rétribution permet au citoyen le moins opulent de remplir ce poste honorable, vous excitez une émulation universelle. Vous vous ouvrez pour vos élections un champ illimité. Votre Sénat sera composé des vrais défenseurs du peuple, de vrais représentants de

1. De ce point de vue, Joseph Schumpeter écrivait très justement que -la démocratie est le règne du politicien- (Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1969, P- 387). 2. Voir Lemay (E. H.), La vie quotidienne des députés aux Etats-Généraux , Paris, Hachette, 1987. 3- Aulard (A.), »L'indemnité législative sous la Révolution», La Révolution française, 1926, p. 199- 200.

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la classe la plus nombreuse, des meilleurs citoyens dont le choix même atteste les vertus»1.

L'institution de l'indemnité législative en 1848 ne pouvait être plus clairement reliée à la démocratie que par la présence de cette disposition dans le décret du 5 mars 1848 instituant le suffrage universel. De ce point de vue aussi, cette disposition et son insertion rappellent que la compréhension de l'institution du suffrage universel doit être moins rapportée à une anticipation de l'avenir du suffrage universel (comme y incline une vision rétrospective) qu'au passé récent du suffrage censitaire. L'indemnité participait de l'abolition du cens qui concernait aussi bien les conditions d'éligibilité. Du point de vue de son rédacteur Cormenin, cela entrait dans la «logique» dont il se vantait d'avoir tiré toutes les implications. L'amendement opéré à son projet initial était néanmoins significatif. La première version prévoyait en effet que «Chaque représentant à l'Assemblée constituante recevra une indemnité de séjour à raison de 25 francs par jour». Le texte finalement adopté stipulait que «Chaque représentant recevra une indemnité de 25 francs par jour pendant la durée de la session»2. Souci de précision ? En rapportant l'indemnité à un séjour, la formulation initiale pouvait introduire une ambiguïté en laissant entendre que seuls les représentants extérieurs à Paris bénéficieraient de cette indemnité. Implicitement, le texte final laissait encore entendre que les députés devaient compter sur d'autres sources de revenus pour vivre en dehors des sessions parlementaires.

Rapidement, la mesure a été comprise de manière extensive. En même temps qu'il devenait clair que tous les députés, parisiens et provinciaux, relevaient du même droit à l'indemnité, il apparaissait que le texte valait pour l'avenir. Les députés des assemblées ultérieures pourraient exciper de cette disposition puisque la mention «de l'assemblée constituante» était supprimée. Quant à la modification de la référence de l'indemnité (non plus le séjour mais «la durée de la session»), elle éliminait des confusions sur la notion de séjour que de prévisibles absences soulèveraient immanquablement. Elle rapportait surtout cette indemnité à l'exercice du mandat et non plus aux frais provoqués par cet exercice.

La Constitution du 4 novembre 1848 étendait le principe dans son article 38 : «Chaque représentant reçoit une indemnité, à laquelle il ne peut renoncer». L'impossibilité de renoncer s'imposait pour éviter que des candidats fortunés se prévalent d'exercer un mandat gratuit. La loi du 15 mars 1849 fixait le montant de cette indemnité : «L'indemnité prescrite par l'article 38 de la Constitution est fixée à 9 000 francs par an». Le calcul était simple : 9 000 francs correspondaient à une indemnité de 25 francs par jour pour une année de 360 jours. L'indemnisation ne s'appliquait plus seulement à l'exercice d'un mandat pendant la durée d'une session parlementaire mais à l'investiture d'un mandat pendant une législature. Les difficultés étaient pourtant loin d'être closes. La campagne «contre les vingt-cinq francs» laissa de cruels et persistants souvenirs ; en 1899, le député Charles Ferry en se posant comme survivant de ce temps et investi de la mémoire parlementaire rappelait cette période pour demander de renoncer à une réévaluation de l'indemnité

1. Cité par André Aulard, ibid., p. 198. 2. Voir Garrigou (A.), "Le brouillon du suffrage universel. Archéologie du décret du 5 mars 1848», Genèses, n°6, 1991.

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parlementaire : "J'ai le malheur d'avoir des souvenirs très précis de la révolution de 1848. J'ai vécu ces quatre années de la Seconde République et je me souviens de quel poids ont pesé dans la balance les 25 francs par jour des représentants du peuple. Je me rappelle comment les ennemis de la République ont exploité, auprès de nos paysans, ces 25 francs«1.

Une légitimité disputée

Dans ces conditions, la suppression totale de l'indemnité était significativement plus facile que sa réforme. Ainsi, la Monarchie censitaire a-t- elle exclu toute rémunération de ses parlementaires. Le Second Empire marquait une rupture symbolique avec la Seconde République en stipulant que les députés «ne reçoivent aucun traitement» (art. 34 de la Constitution du 14 janvier 1852) avant de revenir rapidement sur cette disposition (art. 14 du Senatus consulte du 25 décembre 1852 : «Les députés au Corps législatif reçoivent une indemnité qui est fixée à 2 500 francs par mois pendant la durée de la session»). De même, et avec d'autres raisons, le gouvernement de Vichy établissait-il que «l'indemnité législative allouée aux sénateurs et députés est supprimée à partir du 1er octobre 1941 (loi du 11 août 1941).

Les difficultés allaient-elle resurgir chaque fois qu'il faudrait réinstituer l'indemnité législative qu'un précédent régime avait supprimée ? En fait, si la restauration de l'indemnité parlementaire avait pu passer relativement inaperçue dans l'effervescence des fondations, il n'en alla pas de même lorsqu'il s'est agi de la réévaluer. On s'efforça de régler l'affaire en catimini en s'entourant de précautions : la recherche par exemple d'une unanimité préalable afin de dissuader d'éventuels opposants. Dès le premier relèvement en 1795, le ton était donné. Merlin de Thionville menaçait les rares adversaires du doublement de l'indemnité à 36 livres par jour : «Vous ne voulez pas de l'indemnité qui vous est accordée ; eh bien ! je déclare qu'il ne peut y avoir dans la République que ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang, ou puisé dans les trésors du peuple, qui puissent s'opposer à ce que ses représentants soient au moins vêtus«2. Faute de ces conditions d'unanimité, ou au moins de consentement tacite, les parlementaires évitèrent la question ou plutôt, la différèrent. Prudemment, les députés de la Ille République reconduisirent les dispositions de 1848. L'indemnité législative consacrée par la loi du 30 novembre 1875 restait à son niveau de 9 000 francs par an jusqu'en 1906 après qu'une tentative d'augmentation ait échoué en 1899.

Le vote de 1906 est rétrospectivement apparu comme secondaire dans l'histoire de la rémunération politique si l'on s'en tient à la substance du changement : une augmentation importante de l'indemnité certes mais point un changement de statut. Il serait encore tentant de la réduire au statut de simple conséquence nécessaire quoique disputée de l'érosion monétaire et donc d'y voir la première d'inévitables réévaluations futures. Voilà ce que laisseraient facilement penser les augmentations répétées de l'entre-deux-

1. Journal officiel, Chambre des députés, 25 mars 1899, P- 1094. Il est remarquable qu'un parlementaire comme Charles Ferry, peu disert par ailleurs, ait été peu avant, dans le débat du 1er avril 1898 et au même titre de «vieux républicain-', le principal pourfendeur du projet de réforme de la procédure électorale visant à instituer l'usage de l'isoloir et de l'enveloppe. Voir Garrigou (A.), «Le secret de l'isoloir», Actes de la recherche en sciences sociales, n°71-72, 1988. 2. Gazette Nationale, 27 Nivôse an III.

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guerres telles que les récapitulait André Tardieu : «Le vœu général des élus est qu'on parle de leur rétribution le moins possible. Quand il s'agit d'augmenter l'indemnité, on vote en silence et très vite. Les 15 000 francs de 1906 ont été enlevés en un tour de passe-passe. Les augmentations suivantes ont été soustraites le plus possible aux débats publics«1. De même, la solution de l'indexation adoptée en 1938 qui alignait l'indemnité parlementaire sur le traitement des conseillers d'Etat a-t-elle été perçue comme une solution «économique», dispensant une fois pour toutes les législateurs de consacrer leur temps aux ajustements imposés par les temps d'instabilité monétaire. Pourtant, il y avait bien autre chose si on en juge par la réaction du Monde en 1947 : «A présent, point d'affaire. L'indemnité parlementaire étant établie par référence à une catégorie de fonctionnaires (en l'espèce, ou si l'on veut en espèces : aux conseillers d'Etat) elle suit la fortune des traitements alloués à ces hauts magistrats administratifs qui sont désormais assurés de toute la sollicitude des pouvoirs publics»2. Simple malveillance ? Cette réaction au dernier débat parlementaire sur la question ne laisse pourtant pas douter des préoccupations traduites dans l'indexation. Aux attaques contre l'augmentation de l'indemnité parlementaire en 1947, le rapporteur Aubry rétorquait avec emportement : «Lorsque nos anciens avaient voté la loi de 1938, ils espéraient bien qu'on n'aurait pas besoin de tels débats, qui ne sont pas de nature à grandir le Parlement français»?*. Il s'agissait bien aussi d'éviter les coûts symboliques que la visibilité des débats parlementaires impliquait. En même temps, ce genre d'«incident» indiquait que la solution technique n'était point encore trouvée. Elle le fut avec la nouvelle formule d'indexation ajustant l'indemnité sur la médiane des salaires le plus élevé et le plus bas de la fonction publique. Ce dispositif de légitimation ne dut pas sa réussite seulement à l'intelligence légitimatrice d'une base de calcul mais aux transformations des représentations du travail politique et par là-même, aux transformations du métier politique. Le débat de novembre 1906 n'est donc pas seulement intéressant rétrospectivement parce qu'il inaugure un processus mais l'est par le moment où il intervient et qui renvoie aux conditions sociales de la consolidation d'un métier politique.

Ceux qui voyaient dans l'augmentation de l'indemnité une condition de la démocratie s'appuyaient avec de solides raisons sur l'histoire des régimes politiques qui l'avaient instituée ou supprimée. Les partisans des 15 000 francs ne manquèrent jamais de le rappeler dans les débats du début du siècle. En 1906, Maurice Berteaux résumait l'histoire de l'indemnité : «Ce sont les assemblées révolutionnaires, celles auxquelles notre peuple est redevable de sa rénovation, qui ont pris d'elles-mêmes l'initiative d'assurer aux représentants du peuple leur indépendance en votant l'indemnité parlementaire» et ajoutait à propos des nations sans indemnité ou à faible indemnité qu'elles «aboutissent en fait, qu'elles le veuillent ou non, à établir à rencontre des pauvres une barrière censitaire analogue à celle qui existait chez nous sous la monarchie de Juillet. Un peu plus tard, Clemenceau, alors président du Conseil, reprenait face à une nouvelle contestation des quinze mille francs : «Sous la Restauration, vous l'avez déjà deviné, pas d'indemnité. Sous Louis Philippe, pas d'indemnité. Régime censitaire^.

1. Tardieu (A.), La profession parlementaire, Paris, Flammarion, 1937, p. 31. 2. Le Monde, 14 février 1947. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 2 août 1947. 4. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2815- 5. Journal officiel, Chambre des députés, 13 juillet 1909, p. 2005-

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Pourtant, ce n'était déjà plus tout à fait le problème. Déjà, les adversaires de l'augmentation reconnaissaient le caractère démocratique de l'indemnité. Le 30 novembre 1906, un des plus déterminés comme Pugliesi Conti prenait soin de commencer son intervention en soulignant la «nécessité du principe même de cette indemnité dans une démocratie telle que la nôtre où nul ne doit se trouver écarté par des considérations pécuniaires^ . Fausse unanimité ? A s'en tenir à la vision démocratique de l'indemnité, il fallait donc que ses opposants ne concèdent le principe qu'avec duplicité. En fait, un indicible consensus s'était déjà réalisé.

A peu près au même moment, tous les régimes parlementaires connaissaient le même mouvement d'institutionnalisation de l'indemnité parlementaire. Il est vrai qu'il était généralement moins avancé qu'en France. Dans le Royaume- Uni par exemple, l'indemnité ne fut adoptée qu'en 19 112. La comparaison des différentes modalités d'indemnisation fut d'ailleurs un argument au rejet de l'augmentation en 1899. L'enquête montrait une situation plus favorable des parlementaires français par rapport à leurs homologues étrangers3. On aurait pourtant tort d'adopter le point de vue selon lequel ces débats sur l'indemnité enregistrent un même mouvement de conquête démocratique, entravé d'inévitables combats d'arrière-garde. En adoptant progressivement ce point de vue, les commentaires du droit constitutionnel ont renoncé à la compréhension et se sont condamnés à redoubler des positions politiques puis, tout aussi bien, ont renoncé à toute explication pour se murer dans le silence (cf. infra). Aux conceptions bien imprudentes et sommaires qui considèrent que l'indemnité parlementaire est une condition de la démocratie, il faut opposer la proposition réaliste de Max Weber pour lequel elle est une condition «du recrutement non ploutocratique du personnel politique»4.

L'indemnité parlementaire du point de vue juridique

Les énoncés du droit constitutionnel sur l'indemnité parlementaire n'en disent guère plus que les énoncés législatifs et cela d'autant plus qu'ils sont éloignés du temps où l'indemnité soulevait les passions. Envisagée comme un élément du statut des parlementaires, elle a de moins en moins retenu l'attention, quelques lignes lui étant consacrées. »L'intention du législateur» y est résumée par deux motifs : permettre l'accès au Parlement quelles que soient les conditions de fortune ; éviter que l'élu soit victime de la corruption. C'est en somme ce que plusieurs générations d'élus ont proclamé tout au long des débats parlementaires. La brièveté et le caractère stéréotypé des formules en disent long sur l'évidence de l'indemnité comme principe démocratique, mémoire des contestations passées. -C'est donc une mesure démocratique», (Maurice Duverger, Droit constitutionnel et institutions politiques , Paris, PUF, 1956, 2e

1. Journal officiel, Chambre des députés, p. 2801. De même, bien que parlant d'un point de vue politique exactement opposé, le député Grésa, porte-parole du groupe communiste dans le débat du 1er février 1938, s'opposait au relèvement de l'indemnité en précisant que Ae mandat parlementaire ne doit pas être le privilège des riches-, Journal officiel, Chambre des députés, 2 février 1938, p. 169- 2. «La moderne Angleterre est restée rebelle jusqu'ici à l'indemnité parlementaire-, Esmein (A.), «L'affaire Osborne et la question de l'indemnité parlementaire en Angleterre», Revue politique et parlementaire, 10 décembre 1910, p. 423- 3. Un inventaire des différentes législations étrangères avant le relèvement de 1906 peut être consulté dans Jèze (G.), «L'indemnité parlementaire», Revue du droit public, 1905, p. 829 et s. 4. «Le recrutement non ploutocratique du personnel politique, qu'il s'agisse des chefs ou des partisans, est lié à cette condition évidente que l'entreprise politique devra leur procurer des revenus réguliers et assurés- (Weber (M.), Le savant..., op. cit., p. 114).

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édition, p. 483) ; «C'est une des conditions élémentaires du fonctionnement démocratique des institutions» (Bernard Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, Paris, A. Colin, 1982, p. 653). H est parfois précisé «qu'en démocratie, l'indemnité doit être élevée». A peu près unanimement, la critique de l'institution est disqualifiée comme «démagogique». La brièveté de l'exposé des modalités pratiques de fonctionnement en découle. Pourquoi préciser ce qui va de soi et qui, une fois défini comme démocratique, n'est plus qu'une modalité pratique ? C'est-à-dire aussi bien une dimension accessoire sinon négligeable. Les énoncés réaffirment en somme ce qui va de soi et n'a plus besoin d'être établi rationnellement. Bien entendu, l'indemnité parlementaire ne supprime pas toute sélection sociale dans le recrutement du personnel politique pas plus qu'elle n'empêche la corruption. Elle est, pour reprendre encore une fois Max Weber «une condition du recrutement non ploutocratique du personnel politique« et, à ce titre, enlève un obstacle économique au recrutement politique (il en est d'autres) et enlève peut-être des tentations et sûrement des excuses à la corruption. Le juridisme accorde trop aux institutions en faisant comme si les processus sociaux devaient se plier aux normes juridiques.

L'analyse de l'évolution des commentaires marque cependant un contraste significatif. Avant de devenir répétitifs, les énoncés juridiques ont participé aux fondations. Léon Duguit estimait que «dans un régime démocratique, il [le principe de l'indemnité parlementaire] n'est pas sérieusement contestable», non sans rappeler qu'il «a été vigoureusement contesté» (Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, Les libertés publiques. L'organisation politique, Paris, Fontemoing et Cie, 1911, p. 274). Il se livrait surtout à une analyse précise du problème. De même, Félix Moreau ouvrait-il son exposé en reprenant que «C'est une règle fort discutée». Et quoiqu'il «incline vers l'indemnité» en se référant à son caractère démocratique, il n'en estimait pas moins que «les raisons sont graves de part et d'autre, et la question est vraiment difficile» (F. Moreau, Précis élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1921, 9e édition, 1921). Auparavant, A. de Saint Girons s'était rangé en faveur de l'indemnité non sans rappeler sa propre incertitude en indiquant la correction opérée par rapport à un ouvrage antérieur. Il indiquait en bas de page : «Dans cet ouvrage, nous avons soutenu le principe de la gratuité. Des réflexions nouvelles, un examen encore plus attentif de la question, ont augmenté nos doutes. La question nous a paru plus délicate que nous ne l'avions d'abord pensé» (A. de Saint-Girons, Manuel de droit constitutionnel, Paris, Laroue et Forcel, 1884, p.220). Par quelle magie ce qui a pu paraître difficile est-il devenu si élémentaire ?

Le droit positif «avance» au rythme des débats politiques dans lequel et souvent avec lesquels il intervient. Dans ces conditions, la doctrine juridique discutait sans doute les raisons des acteurs politiques pour tendre à un arbitrage rationnellement motivé. Entre 1902 et 1912, sept thèses de doctorat de droit prirent pour objet l'indemnité parlementaire. Aucune avant, aucune après. Elles examinent l'histoire comparée des différentes législations en la matière, confrontent les situations et livrent des propositions. On retiendra celle de l'établissement d'un salaire à la place de l'indemnité. Pour André Meyer, «l'indemnité parlementaire en dépit de son nom même n'est pas une indemnité, c'est-à-dire un remboursement de dépenses, mais un véritable salaire, et qu'elle doit comme tel être soumise aux lois économiques du salaire, varier avec le coût de la vie, correspondre aux besoins de l'existence» (De l'indemnité parlementaire, Thèse Paris, V. Giard & E. Brière, 1908, p. 7). L'auteur prétendait ainsi prendre acte légalement de la professionnalisation en rapportant la rémunération au travail, soit à un métier, et non au manque à gagner occasionné par l'exercice du mandat. Cette proposition ne reçut pas d'écho dans les rangs parlementaires où la préoccupation était justement de préserver les aspects symboliques du mandat que l'augmentation de l'indemnité menaçait et dont la seule dénomination de salaire aurait eu raison. En se contentant de réaffirmer le

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caractère démocratique de l'indemnité, les énoncés juridiques en sont venus à une pétition de principe qui s'appuie sur l'amnésie des conditions de l'institution, et qui fonctionne comme un simple rappel du fondement originaire de la légalité et comme réassurance, comme s'il n'était pas d'analyse juridique de la légalité sans le consensus sur celle-ci. Le contraste avec des discussions anciennes donne la mesure de la légitimité de l'institution, incertaine d'abord, évidente ensuite, objet de débat doctrinal d'abord, acquis ensuite.

Problème privé, débat public La séance du 26 novembre 1906

Pourquoi une telle agitation si l'indemnité parlementaire est nécessaire à la démocratie comme il semble que tout le monde l'accorde ? Les réticences des parlementaires à évoquer l'indemnité parlementaire et, plus généralement des élus à évoquer leurs indemnités d'élus, n'ont d'égal que le silence d'une histoire qui se confond largement avec des conduites d'occultation. Si l'indemnisation des mandats (du moins de certains d'entre eux) s'est imposée comme un critère démocratique, ce fut à condition qu'on en parle le moins possible. Aussi, son histoire en France, où elle fut précocement adoptée, s'avère-t-elle particulièrement houleuse en même temps que recouverte par l'amnésie. Ainsi, les parlementaires ont longtemps reculé devant la question de l'augmentation de leur indemnité ; ils se sont toujours efforcés de l'opérer subrepticement avant d'inventer la solution, plus discrète, de son automaticité.

Le moins que l'on puisse dire est que le vote des quinze mille francs le 22 novembre 1906 fut effectué de manière subreptice. Le rapporteur de la commission des finances fit un rapport verbal en deuxième séance, le vote eut lieu à main levée, fut voté au Sénat le même jour dans les mêmes conditions et fut publié au journal officiel le surlendemain 24 novembre (l'original du texte ayant fait la navette entre les deux assemblées est reproduit à la page suivante). L'affaire avait été nouée en petit comité et bien des députés absents de cette séance ordinaire apprirent ultérieurement la nouvelle.

Charles Benoist raconta les conditions significatives dans lesquelles il fut informé : "Le 22 novembre 1906, je suivais, vers deux heures et demie, le boulevard Saint-Germain pour me rendre au Palais-Bourbon, en compagnie de Paul Belon, rédacteur au Petit Journal, qui avait déjeuné avec moi. Nous venions de dépasser le ministère de la Guerre, quand nous aperçûmes, de l'autre côté du boulevard, un député de la Nièvre, radical ou radical- socialiste, qui se nommait M. Goujat. A notre vue, il traversa en vitesse la chaussée, et vint à nous. Je ne lui avais, auparavant, que très rarement adressé la parole, mais il était ému, échauffé, et littéralement vibrant .- "Tandis que vous vous promenez, me dit-il, nous avons travaillé pour vous. Vous avez à présent quinze mille francs !" Je fus cloué sur place. J'avais bien surpris des bouts de confidence, des chuchotements : mystérieusement, la Commission de comptabilité mijotait quelque chose"1. Arrivé à la Chambre, Charles Benoist profitait de l'occasion pour proposer, en compensation du vote de l'augmentation de l'indemnité, la réduction du nombre des députés à 400 mais la proposition de loi était renvoyée à la commission du suffrage universel. Un autre député (Bonnevay) étendait la proposition aux sénateurs. Elle subit le même sort.

1. Benoist (C), Souvenirs de Charles Benoist, t. 3, Paris, Pion, 1934, p. 133.

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La campagne de presse lancée contre l'augmentation de l'indemnité amena donc certains députés à demander le débat public que les initiateurs de l'augmentation avait pris tant de mal à éviter. Les différentes propositions furent déposées au cours de la deuxième séance du 26 novembre. On y proposait l'abrogation pure et simple de l'augmentation par le retour aux 9 000 francs, la remise de l'augmentation à la prochaine législature en passant par la proposition de fixer l'indemnité à seulement 12 000 francs. La légalité du vote du 23 novembre fut attaquée au nom du Règlement et l'arbitrage du secrétaire général de l'assemblée requis. Eugène Pierre fit savoir au président Brisson l'absence de motif d'illégalité. De fait, le grand ordonnateur des travaux de la Chambre ne pouvait pas ne pas être dans la confidence1. Le 26 novembre, chaque orateur commençait cependant son intervention par un retour sur les conditions d'adoption des quinze mille francs. Ainsi, la proposition de loi Quilbeuf expliquait-elle que «Les conditions dans lesquelles la loi du 22 novembre a été élaborée n'ont pas permis d'y introduire, par amendement ou adition, tous les tempéraments et toutes les précisions que le suffrage universel aurait été heureux de voir sortir de la plume et des lèvres de ses représentants. Il est encore temps de donner satisfaction aux contribuables t...]»2. L'ouverture de l'arène parlementaire, sous l'effet de la campagne de presse, était ainsi manifestée dans la transformation de la nature du débat et des principes mobilisables dans la discussion.

Le vote du 26 novembre confirma pourtant le précédent puisque l'augmentation de l'indemnité parlementaire fut approuvée par 290 voix contre 218 dans un débat où la grande majorité des députés étaient présents et où le vote n'enregistrait donc pas les délégations générales faites aux boîtiers3. Mais les formes de l'accord ainsi exprimé étaient significativement modifiées. Le résultat, obtenu à une relativement courte majorité des députés, ne confirmait pas l'unanimité du vote à main levée acquise quelques jours plus tôt. Ce ne fut en tout cas pas un débat pour rien. La tension est probablement mal traduite par le compte rendu du Journal officiel dont les sténographes censuraient évidemment les excès verbaux et par l'effet inévitable de la transcription écrite indiquant des «mouvements divers», «exclamations», etc. On peut cependant en imaginer la vivacité, à lire les remarques acerbes sur la fortune personnelle des adversaires intervenant à la tribune. Le premier orateur à s'élever contre le vote du 22 novembre, Pugliesi Conti, fut rapidement pris sous un feu convergent d'attaques lui rappelant son cumul des indemnités de conseiller municipal de Paris et de parlementaire. Il tenta de se disculper. Ce n'était cependant là que la règle de tous les débats portant sur la condition des parlementaires4.

1. Comme le remarquait C. Benoist : «Un autre quart d'heure encore et le Sénat s'apprêtait à la ratifier, en se l'appliquant, par accord entre les secrétaires généraux, qui, eux aussi, y gagnaient quelques milliers de francs» ( ibid. , p. 135)- 2. Annexe au procès-verbal de la séance du 30 novembre 1906. 3- Voir Guiral (P.), Thuiller (G.), La vie quotidienne des députés de 1871 à 1914, Paris, Hachette, 1980, p., 132-133- 4. Dans les Mémoires de C. Benoist, l'évocation du débat de 1906 intervenait en préambule à une »aventure extraordinaire, un peu ridicule, et heureusement unique dans (sa) vie» : un duel. Celui-ci eut certes lieu en 1907 mais en relation directe avec les quinze mille francs puisque C. Benoist, moins hostile à cette mesure qu'à la manière («Ce n'est pas autrement qu'une coquette pauvre dérobe un coupon de dentelles au Louvre ou au Bon Marché»), avait réitéré sa proposition de compensation du 22 novembre 1906 qui visait à ramener les effectifs de la Chambre à 400 députés. Reprenant cette proposition "par un «biais de procédure- le 11 novembre 1907, il fut accueilli par un beau tollé et abondamment insulté par M. Berteaux : «Je fus, sous sa fougue, inondé d'épithètes dont plusieurs étaient si malsonnantes qu'il me fallut, bien que j'en sentisse le ridicule, en demander réparation». Le duel eut lieu, sans dommages.

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A priori, les clivages politiques ordinaires sont reproduits. Selon les indications mentionnées au compte-rendu, les applaudissements et approbations s'élèvent «à droite» et encore «au centre et à droite» lorsqu'un orateur critique l'augmentation de l'indemnité, «à gauche» ou «à gauche et à l'extrême gauche» lorsque l'orateur défend la mesure. Pourtant, malgré certaines apparences, les prises de position s'agençaient de façon atypique. Il n'était pas habituel qu'un débat obéissant apparemment à la logique de la topographie politique repose autant sur l'échange d'arguments ad nominem dans lesquels la situation personnelle des orateurs leur était reprochée ou au contraire dont ceux-ci se prévalaient. L'intervenant était-il riche ou pauvre ? Voilà bien des qualités sur lesquelles on fonde rarement des prises de positions politiques. En tout cas explicitement.

La qualification à s'exprimer procédait moins du statut politique partagé de porte-parole que du statut social singulier des personnes. Plusieurs orateurs furent interrompus et leur position suspectée parce que leur situation de fortune les disqualifiait pour parler des besoins des parlementaires. M. Defumade, «le député millionnaire qu'on n'écoutait pas« selon Le Journal1, était désigné par un de ses collègues comme «plusieurs fois millionnaire» ou apostrophé par un autre : «Gardez vos 180 000 livres de rente»2. Le républicain progressiste Plichon était accueilli à la tribune par la question acerbe du socialiste Zevaes : «Les mines de Béthune vont bien .*>3. A l'inverse, le député Chaussier appuyait son approbation des quinze mille francs par «une situation assez convenable pour m'enlever tout souci pour l'avenir^. L'intervention de l'agent de change Berteaux allait plus encore en ce sens alors que sa richesse était connue. Sa caution de partisan désintéressé à un objectif menacé par le discrédit de l'intérêt lui valait un franc succès5. Il est vrai qu'il était considéré comme un des députés prêtant volontiers quelque argent à ses collègues6. Par contre, l'ancien ouvrier et député socialiste Albert- Poulain se signalait par un tableau très noir de la condition matérielle du parlementaire d'origine modeste dont les accents sincères et pathétiques avaient de quoi rasséréner des pairs troublés par les attaques.

Les partisans de l'augmentation de l'indemnité parlementaire s'efforcèrent d'assimiler le système des prises de position à l'opposition droite-gauche et, à

1. Le Journal, 1er décembre 1906. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2811. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2815. 4. Ibid., p. 2813. 5. L'homologie des positions avec les autres débats vaut là aussi : en 1789, le duc de La Rochefoucault Liancourt avait pris la responsabilité d'assumer la présentation de la proposition d'instituer l'indemnité législative. Dans un débat de 1911, le député Cuny s'était aussi prévalu de sa situation de fortune pour soutenir l'indemnité de quinze mille francs. 6. Le témoignage de C. Benoist est à cet égard éloquent bien qu'alimenté de beaucoup d'antipathie à son égard : -du ploutocrate démagogue, M. Berteaux était le type. Il était riche et ne détestait pas de passer, dans la Chambre, pour plus riche encore qu'il n'était. Facile, familier et tutoyant, avec quelque vulgarité de forme, de façons et d'accent, je ne sais pas ce qu'il valait comme «ami», mais il était, de la tête aux pieds, «camarade» et «copain», ce qui sert bien davantage à se poser dans le milieu parlementaire, qui est un lieu de caserne ou de collège. L'argent qu'il maniait lui permettait d'obliger les gens chroniquement ou momentanément gênés, et il y en a dans tous les partis. Il s'était ainsi fait une séquelle, mais, tout en ne refusant pas et ne réclamant pas, il connaissait le total et les détails des sommes prêtées. La mesure qui élevait de neuf mille à quinze mille francs l'indemnité des députés ne lui était donc pas désagréable, en ce qu'elle lui donnait un moyen soit d'arrêter ou de borner ses libéralités, soit même d'essayer de faire rentrer une partie de ce qui lui était dû. Mais, par-dessus tout, il avait une belle occasion de faire «le chevalier français». Ce n'était pas lui qui pouvait être suspect de s'échauffer par intérêt égoïste pour six mille francs de supplément» (p. 138).

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un moindre degré, députés riches contre députés modestes. 'Tout l'armoriai de France!^ avait lancé le député Dauzon à la lecture par Plichon de la liste des parlementaires ayant signé la motion pour réexaminer l'augmentation de l'indemnité. Dans cette liste se suivaient effectivement les noms de de MM. de la Ferronays, de Lavignais, du Halgouet, de Rohan, etc. Un pointage du scrutin confirmait aisément que les députés issus de l'ancienne aristocratie se retrouvaient dans un même vote d'hostilité aux quinze mille francs. Avant les élections législatives de 1910, le parti radical et radical-socialiste publiait un opuscule où l'attitude face à l'augmentation était placée dans la continuité des clivages politiques : «La tactique [de la droite] rappelle tout à fait celle qui fut employée à la veille du 2 décembre pour discréditer les républicains de 48. Les parangons de vertu qu'étaient les bonapartistes d'alors reprochaient aux représentants du peuple leurs 25 francs par jour, comme nos bons cléricaux et nos réactionnaires de marque reprochent aujourd'hui les 15 000 à l'ensemble des députés républicains»1. L'opposition n'avait pourtant pas ou pas seulement cette limpidité que les partisans de l'indemnité voulaient seulement retenir. L'opuscule avait d'ailleurs du mal à le masquer en faisant le décompte des voix. Expliquant que l'augmentation avait été confirmée par 290 voix contre 218, ses partisans comprenaient «un membre de la droite, 7 progressistes, 278 socialistes indépendants, radicaux-socialistes, radicaux et républicains de gauche et socialistes-, ses adversaires comprenant «4 6 socialistes et 150 progressistes et membres de la droite«1. Fallait-il donc ranger 46 socialistes dans les rangs de la droite ? L'opuscule ne s'attardait pas sur ce point. La convergence des positions de certains députés d'extrême- gauche avec la droite n'avait rien d'accidentel. Elle s'était manifesté lors des débats de 1795 comme elle le ferait encore plus tard. En 1947, le député Lussy faisait erreur au moins par omission quand il reprochait aux députés communistes : «Autrefois, c'était à droite qu'on parlait ainsi»?1. En fait, les députés socialistes exhibèrent des divisions profondes en 1906. Les uns favorables les autres défavorables aux 15 000 francs. Sorte de moyen terme, Bouveri présenta une proposition d'établir le montant de l'indemnité à 12 000 francs. Jaurès soutint ce point de vue en leader soucieux d'occuper une position médiane.

Professionnalisation et transformations sociales du recrutement politique

«Vivre de la politique», tel était le principe qu'établissait définitivement le vote des quinze mille francs de 1906. En ce sens le niveau d'une indemnité n'était pas moins important que son institution. Le niveau d'une rémunération se rapportait obligatoirement à une condition matérielle d'existence. Les arguments se référant au coût de la vie ne trompaient pas comme les exigences de dignité invoquées. Il fallait que les parlementaires puissent vivre de leur indemnité et seulement avec elle. D'une certaine manière et comme pour d'autres mesures, il fallait que les conditions soient déjà advenues pour qu'on puisse en consacrer et renforcer les implications. Bref, que la politique soit déjà devenue l'affaire de professionnels ou en tout cas que ceux-ci dominent suffisamment les effectifs de l'Assemblée pour imposer leur vues. Il

1. Parti radical et radical-socialiste, L'indemnité parlementaire. Son historique. Opinions sur les quinze mille, 1910, p. 1. 2. Ibid., p. 16. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 19 février 1947, p. 369-

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faut donc rechercher dans la transformation de la composition sociale du personnel politique les raisons du relèvement de l'indemnité parlementaire.

Le recrutement du personnel politique marque en effet tout au long de la Ille République une évolution nette : les députés issus de la noblesse et de la haute bourgeoisie diminuent régulièrement quoique lentement au profit de ceux issus de moyenne et de petite bourgeoisie1. Cette évolution progressive tranche avec le caractère soudain de l'événement (l'adoption de la loi des 15 000 francs). Ces propos pourraient amorcer une réflexion générale sur le rapport des événements aux transformations structurelles mais visent ici seulement à marquer le faible écart chronologique entre deux moments opposés. Le 24 mars 1899, l'augmentation de l'indemnité parlementaire est repoussée largement par 346 voix contre 105 ; le 30 novembre 1906, elle est adoptée par 290 voix contre 218. La procédure subreptice employée en 1906 ne permet pas d'être assuré que, dans les conditions équivalentes d'un débat public, le vote eut été positif. En effet, dans la deuxième séance du 26 novembre, le risque était déjà pris et pour une majorité de députés, il devenait dès lors moins coûteux de confirmer le fait accompli que de paraître se déjuger et ainsi retomber dans la vieille impasse d'un revenu bloqué2.

Entre ces deux dates (1899 - 1906), les conditions sociales susceptible de favoriser cette mesure de l'augmentation n'avaient pas brusquement changé. Le simple fait que la question ait été soulevée en 1899 marquait déjà l'état d'avancement de la professionnalisation. Les polémiques de 1906 attestaient que les difficultés expliquant l'échec de 1899 avaient subsisté. Deux échéances législatives étaient cependant intervenues entre mars 1899 et novembre 1906. Or, les élections législatives de 1902 et 1906 amenèrent puis confortèrent une majorité radicale et radicale-socialiste qui accentuait le glissement progressif du recrutement social des députés vers les catégories de petite bourgeoisie en même temps que l'homogénéité sociale et politique du plus important groupe (quoique non officiellement reconnu) de la Chambre. Les résultats électoraux de 1906 avaient confirmé la confortable majorité acquise aux élections de 1902. Le président de la commission de Comptabilité prenait bien soin d'insister sur cette position de force qui laissait une marge de liberté nouvelle comparée aux temps où le régime restait mal assuré. «Par ses votes du mois de mai dernier, assurait-il, le pays a manifesté sa foi profonde dans le régime républicain»^ . Cela suffisait à créer les conditions d'intérêt et de connivence pour entreprendre la procédure discrète de relèvement de l'indemnité.

D'une certaine manière, l'entreprise venait bien tardivement alors que le mouvement de professionnalisation était largement réalisé. D'autres assemblées s'étaient trouvées plus libres en matière d'indemnités. La Chambre des députés s'en était inquiétée. Une commission relative à l'indemnisation des conseillers municipaux de Paris avait ainsi été nommée le 1er mars 1890. Charles Ferry y avait exprimé son opposition «à l'état de chose actuel. De 1 500 francs, on est arrivé à 6 000 francs et l'année prochaine, on sera à

1. Dogan (M.), «Les filières de la carrière politique en France», Revue française de sociologie, VIII, 1967. Sur ce point, il manque une analyse plus précise et systématique de l'évolution sociale du recrutement politique. Une telle étude est aujourd'hui menée dans le cadre du groupe d'analyse politique de l'université de Paris X-Nanterre. 2. Dans son rapport du 22 novembre, Baudon déclarait qu'une « erreur politique a été commise en 1871- en revenant à l'indemnité fbcée en 1849. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630.

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10 000 francs«. Le député Blachère faisait encore remarquer la logique d'extension de la mesure aux autres communes si cela était admis à Paris. Le ministre de l'Intérieur prétendait, quant à lui, que la loi était respectée : "Les dépenses d'un mandat gratuit ne doivent pas rester à la charge des conseillers municipaux. C'est à ce point de vue que l'administration s'est placée». Il était approuvé par le député Bouge pour lequel «la loi n'est pas violée car elle permet de rembourser les frais»1. Ceux qui s'inquiétaient du risque d'augmentation continue des indemnités avaient vu juste puisque les conseillers municipaux de Paris bénéficiaient en 1906 d'une indemnité de 9 000 francs égale à celle des députés et sénateurs. Baudon se prévalait d'ailleurs de cet exemple pour conclure son plaidoyer pour le relèvement de l'indemnité à 15 000 francs : «Toutes ces vérités ont une telle évidence que déjà, la plus grande de nos assemblées municipales a trouvé juste de relever l'indemnité de ses membres [...] et, cependant elle délibère dans la ville même qui la nomme-2. C'était aussi une manière de rappeler à l'opposition ses propres agissements, cette dernière mesure ayant été voulue par la majorité nationaliste du conseil municipal. Ce relèvement était significatif d'une logique de professionnalisation politique dépassant les seuls élus des assemblées nationales.

La condition parlementaire

Baudon avait justifié généralement l'augmentation de l'indemnité par l'élévation du coût de la vie. Mais c'est la situation particulière de certains parlementaires qui semble avoir emporté les convictions. Selon le témoignage de Charles Benoist, le président Buisson s'était engagé personnellement dans l'affaire, comme il le rappela d'ailleurs lors du débat du 30 novembre : «La personnalité du président de la Chambre, M. Buisson, semblait donner toute garantie. Il s'était affirmé d'abord hostile à une mesure de ce genre, qui, quelle qu'elle fut, devait heurter sa conception de la République, son austérité, son caractère même. Mais on lui avait montré la liste des saisies- arrêts pratiquée sur les traitements, et elle était si longue qu'il s'était, à contre-cœur, incliné»?*. La situation matérielle des députés ne pouvait être envisagée que du point de vue des plus modestes, de ceux qui n'avaient que l'indemnité pour vivre. Depuis sa fixation à 9 000 francs, près de soixante ans auparavant, le coût de la vie avait augmenté. Le rapporteur Baudon avait parlé d'un doublement. L'absence d'indicateurs statistiques ne permet guère d'évaluer précisément cette augmentation. Or, celle-ci n'avait pas revêtu d'importance considérable tant que les élus disposaient d'autres revenus. Les candidats, même républicains, ne se risquaient pas à entrer dans la carrière politique en étant dépourvus de revenus patrimoniaux. A supposer même qu'ils l'eussent envisagé. A la fin du siècle, des députés plus nombreux cumulaient l'exercice de leur mandat avec celui d'une profession. Mais, pour d'autres, notamment provinciaux, le mandat signifiait l'abandon de leur profession d'avocat, de médecin, etc. Ces élus issus de petite et moyenne bourgeoisie avaient un intérêt crucial à une augmentation substantielle de l'indemnité parlementaire sauf à renoncer à un mode de vie antérieur et probablement à des anticipations sociales associées à leur promotion politique. A l'inverse, pour les élus ouvriers, l'indemnité parlementaire

1. Assemblée nationale, C 5496. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630. 3- Benoist (C), Souvenirs..., op. cit., p. 134-135-

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représentait, au moins au début de leur carrière, un important accroissement de leur revenu.

Dès lors que la question était portée sur la place publique, il fallait montrer que l'exercice du mandat imposait aussi une importante augmentation des dépenses, telle que le montant de l'indemnité en apparaisse notoirement insuffisant. Au nom de la «misère du député», ce sont surtout les élus de la petite et moyenne bourgeoisie provinciale, qui furent les agents de la définition d'un statut économique de la profession politique.

Dans un article du Matin consacré à «la misère du député», Antide Boyer exposait les termes d'un déficit chronique : « Vous voulez savoir comment un député équilibre son budget ? dit-il. C'est bien simple : il n 'y arrive pas ». Et de fournir l'addition suivante :

Loyer Correspondance Voitures Restaurant Buvette, retraite Souscriptions, etc. Secours Billets

1 320 F. 1 800 F. 1 000 F. 2 520 F.

360 F. 1 000 F. 1 000 F. 1 000 F.

9 200 F.

-Eh bien, voilà! fit Antide. Neuf mille deux cents francs, et le député ne s'est pas encore acheté un chapeau ni une paire de chaussettes. Il ne s'est offert aucun cigare, il n'a pas payé sa femme de ménage ni sa blanchisseuse. Et s'il est marié? S'il a des enfants ? Des parents infirmes ? Poursuivez votre enquête, voyez à droite et à gauche, on vous dira partout ce que je vous dis /» 1 .

Si Antide Boyer évoquait même le «tapeur- auquel il était difficile de résister, son inventaire restait incomplet. Dans le même registre, il oubliait sans doute les cadeaux que le député recevait pour service rendu. A l'inverse, il n'évoquait pas une dépense importante du mandat, énorme au regard du montant de l'indemnité parlementaire : le coût de l'élection ou de la réélection. Une campagne électorale coûtait en effet nettement plus qu'un an d'indemnité parlementaire. On peut estimer son minimum à 12 000 francs. C'est par exemple la somme des dépenses électorales du baron de Mackau pour les élections de 1889 où il était pourtant candidat unique. La moyenne des dépenses au tournant du siècle semble pouvoir être située à 15 000 francs2. Dépense reconductible tous les quatre ans. Les 9 000 francs d'indemnité parlementaire n'y pouvaient suffire. Certes, les candidats pouvaient compter sur les souscriptions de leurs fidèles et militants. Il semble bien que ce concours fut inégal et de toute façon incapable de couvrir l'ensemble des dépenses électorales. Les candidats y «étaient de leur poche» d'autant plus

1. Le Matin, 25 novembre 1906. Dans le débat du 30 novembre, Albert-Poulain présentait son propre budget domestique : «J 'ai pris mes dispositions pour vivre avec 9000 francs c'est-à-dire avec 3 000 francs à peine pour ma famille et plus de 6 000 francs de dépenses nécessitées par mon mandat', Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des Députés, 1er décembre 1906, p. 2812. 2. Les chiffres indiqués par P. Barrai doivent être sans doute révisés à la hausse {Le département de l'Isère sous la Ile République. 1870-1940, Paris, A. Colin, Cahiers de la FNSP, n°115, 1962, p. 354-356).

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qu'ils avaient quelque fortune, ce qui était resté longtemps la condition pour tenter sa chance électorale.

Les entrepreneurs politiques républicains n'avaient pu affronter les notables que dans la mesure où ils leur était possible d'y investir leur fortune personnelle1. Leurs héritiers progressistes dont Charles Ferry se faisait l'interprète restaient attachés aux moyens d'élection que leur situation patrimoniale leur permettait. Cela allait de soi pour les notables. L'adoption des 15 000 francs offrit d'ailleurs à certains candidats l'occasion de faire valoir lors de la campagne électorale de 1910 qu'ils n'avaient pas besoin de l'indemnité pour vivre.

Sans doute, les candidats socialistes avaient-ils comblé leur handicap par le recours au militantisme qui leur apportait à la fois le produit des cotisations et l'action des bénévoles. En même temps, leur position est difficile à tenir, entre la nécessité de vivre de leur mandat et la pression des militants pour lesquels 9 000 francs, soit 25 francs par jour, constituaient déjà un confortable revenu comparé aux 5 francs par jour d'un ouvrier et que bien peu d'entre eux pouvaient seulement espérer. Albert-Poulain eut beau tenter de réfuter l'argument de l'indignation des petits fonctionnaires en expliquant que «les facteurs, les cantonniers qui gagnent de 2 à 4 francs par jour, les ouvriers de la campagne, les petits manœuvres dans les usines, ne mettent pas en regard les 9 000 francs de leur camarade Poulain avec leurs 2 ou 4 francs quotidiens [...]»2, rien n'était moins sûr.

Fort embarrassé par les divisions socialistes, Jaurès proposait une motion déplaçant quelque peu et opportunément le problème en reliant l'indemnité aux dépenses électorales et plus généralement aux réformes électorales, questions alors débattues. «Considérant que le relèvement de l'indemnité tel qu'il a été décidé par la loi du 22 novembre 1906, pourrait être atténué si une loi limitait les dépenses électorales et mettait les frais électoraux les plus indispensables, impression et apposition d'affiches, impression et distribution de bulletins, à la charge de la nation (mouvements divers) ou si l'organisation du scrutin de liste avec représentation proportionnelle impose naturellement à l'Etat une grande part des élections [...]A La réforme de la procédure électorale engagée mais sans cesse différée, devait alléger les dépenses électorales. Avec l'isoloir imposé par la loi de 1913, arrivait le bulletin sous enveloppe qui répondait à cette préoccupation d'économie, par exemple en rendant inutile le recours aux distributeurs de bulletins1^. Elle précédait une série d'autres dispositions, génératrices d'économies pour le candidat, touchant à l'impression et à la distribution des bulletins5. En même temps, la question de l'indemnité était ainsi reliée à celle de la rationalisation de l'activité politique, revendication plus dicible que celle de l'amélioration des conditions de vie du représentant.

1. Voir Garrigou (A.), Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1992. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2812. 3. Ibid., p. 2816. 4. Voir Garrigou (A.), «Le secret de l'isoloir...-, art. cité. 5- Voir la loi du 20 octobre 1919, concernant l'envoi et la distribution des bulletins de vote et des circulaires électorales, ainsi que les lois du 8 juin 1923 et du 20 mars 1924.

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Les conditions de l'exclusivité

Le président de la commission de Comptabilité n'invoquait cependant pas seulement l'érosion du niveau réel de revenu mais l'évolution des fonctions de représentation politique : «Si l'on est obligé de constater que l'indemnité parlementaire n'est plus en rapport avec la valeur des choses, un simple examen suffit pour démontrer qu'elle est encore diminuée par les nécessités onéreuses qui sont imposées aux membres des deux Chambres. Jadis, l'œuvre parlementaire s'accomplissait au siège des pouvoirs publics ; les relations entre les électeurs et les élus n'étaient pas ce qu'elles sont actuellement. La démocratie, plus éclairée, plus jalouse de ses droits exige une collaboration qui est devenue presque permanente, quotidienne souvent, pour le plus grand bien de la paix sociale»1. Cette fois, l'argumentation participait d'une entreprise de redéfinition de la «bonne- représentation. Ici, les partisans d'un relèvement de l'indemnité se placent dans la continuité des entrepreneurs républicains lorsqu'ils prétendaient évincer les notables en opposant la politique à l'autorité sociale2. Le progrès de la démocratie, c'est-à-dire ici le resserrement des liens entre les électeurs et les élus condamne ces derniers à consacrer plus de temps sinon tout leur temps à leurs devoirs d'élus. La professionnalisation des élus est légitimée par une argumentation sur le progrès démocratique qu'elle est censée favoriser puisque les «efforts continus, les déplacements perpétuels [...] exigent le renoncement absolu, pour la plupart d'entre eux, à tout travail autre que le travail parlementaire^ . En affirmant que la politique était devenue une activité à plein temps, on enregistrait la professionnalisation ; en soutenant qu'elle devait l'être, voire l'être plus encore, pour se consacrer pleinement aux intérêts des mandants, on affichait des valeurs de professionnalisme4.

Cette valorisation de la rétribution n'allait pas sans ambiguïtés puisqu'elle marquait le mandat du sceau du métier et donc tendait à révéler la différence entre représentants et représentés. Si l'exposé des dépenses imposées par le mandat visait à prouver que l'élu ne s'enrichissait pas, il établissait néanmoins que certains élus (et notamment ceux d'origine populaire) avaient changé de mode de vie et donc de condition sociale. Cela était d'autant plus problématique que ceux-là se réclamaient de la proximité sociale avec les électeurs, comme preuve de la valeur de la représentation. Certains étaient donc plus soucieux de se justifier en excipant de l'accord des représentés. Albert-Poulain se faisait le porte-parole de ses «camarades» : "Nous, leur faisait-il dire, qui te donnons un mandat qui a de très lourdes charges - il faut, en effet, être un peu philosophe pour l'accepter (rires) - un mandat difficile par moments, nous ne renonçons en rien au désir qu'a chaque citoyen d'augmenter son bien-être et celui de sa famille»^. Le témoignage des ouvriers était censé démentir l'affirmation de l'hostilité générale. Le

1. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630. 2. Voir Garrigou (A.), Le vote et la vertu..., op. cit. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630. En suivant strictement les arguments de Baudon, l'augmentation de l'indemnité parlementaire eut dû être doublée pour tenir compte de l'élévation du coût de la vie et encore majorée pour tenir compte de l'accroissement des charges du travail politique. C'est-à-dire dépasser les 18 000 francs. 4. 'J'estime, affirmait le député Gast, qu'il faut qu'un député puisse consacrer la majeure partie de son temps« à son mandat. « Tout son temps /», rectifiait-on -à gauche». L. Martin annonçait immédiatement : -Nous l'exigerons sous peu". La perspective d'un renforcement des incompatibilités indiquait un autre moyen de renforcer la professionnalisation. 5. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 190o, p. 2812.

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député socialiste suggérait néanmoins autre chose : il était tout aussi légitime pour un parlementaire que pour tout autre citoyen de vouloir améliorer sa condition matérielle. Non seulement vivre de la politique mais en vivre bien. La carrière politique était reconnue comme un lieu d'investissement légitime d'ambitions sociales ordinaires. Le niveau de la rémunération devait se plier aux normes habituelles du travail, s'ajuster au niveau de compétence et en quelque sorte constituer une garantie de la qualité du travail. Si cela contredisait l'idée de représentation mimétique qui avait conduit dès 1848 à revendiquer pour les ouvriers une représentation ouvrière, Albert-Poulain retraduisait le principe par une argumentation fondée sur la communauté d'espérance et non plus de condition sociale en se réclamant de la sagesse populaire : «Je suis sûr que le corps électoral en ce qui me concerne, sera à peu près unanime à dire avec son bon sens populaire : "Si on veut avoir de bons ouvriers, il faut les payer"'1.

Bien plus, il s'agit non seulement de permettre l'activité politique aux «pauvres», mais aussi d'y attirer les «riches». Baudon avait lui-même suggéré dans son rapport que le montant de l'indemnité soit incitatif : «// importe que les membres (de la représentation nationale) possèdent une indépendance qui leur permette de se consacrer tout entiers, sans regrets ni réserves, à la gestion du patrimoine national et aux intérêts sociaux dont ils ont la charge«2. L'argument amorçait des développements ultérieurs où une rémunération attractive serait jugée nécessaire pour attirer les concours garantissant la qualité du travail parlementaire. L'indemnité devait être assez élevée pour ne pas pénaliser les humbles mais aussi pour ne pas décourager les gens aisés dont les compétences seraient utiles à la représentation nationale. L'argument sera explicité et amplifié par la suite. Ainsi dans le débat parlementaire de 1947, le socialiste Christian Pineau souligna-t-il le danger d'une indemnité faible : "C'est que le Parlement ne puisse plus recruter dans tous les milieux les techniciens dont il a besoin»^. La justification anti- ploutocratique de l'indemnité en était paradoxalement inversée : il ne s'agissait plus seulement d'ouvrir la carrière politique aux catégories sociales modestes mais encore de ne pas dissuader des personnes aisées d'y entrer. Le renversement n'était pas sans conséquence sur la définition du métier politique et sur les qualités associées à son exercice.

Dépendance électorale et solidarité parlementaire

En même temps que les polémiques sur l'indemnité indiquaient l'état d'avancement de la professionnalisation, elles en marquaient aussi les limites par leur existence même. Il faut ici s'arrêter sur le sentiment d'inconvenance régulièrement évoqué face à la question du montant de l'indemnité parlementaire. En effet, les rappels à la dignité (c'est-à-dire ici à une retenue qui se confond avec le silence) ont été immanquablement réitérés lorsque les débats étaient réouverts. En 1899, Charles Ferry regrettait la tenue de discussion sur le sujet : «Le malaise qui s'est emparé de cette Chambre depuis que la question de l'augmentation de l'indemnité lui est posée prouve que, dans la vie des assemblées comme dans la vie des individus, la question

1. Ibid, p. 2812. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 304. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 19 février 1947, p. 3o9-

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d'argent gâche tout»1. Dans une courte intervention du 26 janvier 1911, le président du Conseil Aristide Briand conjurait les députés de ne pas revenir sur l'augmentation de l'indemnité en scandant le terme de dignité : «Je vous y engage pour votre dignité, pour la dignité de l'assemblée et pour la dignité de la République»2. La «dignité» n'était évidemment pas celle des ressources matérielles des députés mais la dignité morale menacée par tout débat sur ce sujet. La rétribution était en effet le domaine par excellence où les représentants risquaient d'exhiber collectivement des intérêts particuliers et où la confrontation risquait de se muer, dans la dénégation, en surenchère de désintéressement.

«L'esprit de corps» que dénonça ultérieurement André Tardieu ne l'emportait donc pas naturellement. L'exercice du métier dépendait de l'élection et les parlementaires ne pouvaient oublier par la magie de leur entrée dans l'Assemblée ni les tâches de représentation pour lesquelles ils avaient été élus, ni les luttes par lesquelles ils l'avaient été. Dans ce métier consistant à représenter, ils étaient pris dans la double dépendance à l'égard des électeurs et à l'égard de leurs pairs. La gestion parlementaire de l'indemnité obéissait bien à cette préoccupation d'échapper à l'effet de pressions croisées. 22 novembre 1906 : la séance se déroule entre pairs. L'unanimité par défaut est acquise sur la question du relèvement de l'indemnité. 26 novembre : une campagne de presse a contribué à l'«ouverture» de l'arène. Le vote se déroule «sous surveillance», ouvert aux jugements extérieurs et aux verdicts ultérieurs.

En 1906 comme en 1899, c'est le souci de clôturer la discussion qui semble présider initialement à l'organisation des débats. Le moment choisi pour augmenter l'indemnité ne procédait pas seulement de l'intérêt à bénéficier le plus tôt possible d'un supplément de revenu mais aussi du sens pratique de parlementaires qui implique de prendre une décision délicate, éventuellement dangereuse pour la réélection, en début de législature, soit le moment où la dépendance est moindre à l'égard des électeurs et par contre accrue à l'égard des pairs. La procédure subreptice ne suffisait certainement pas à créer les conditions d'opacité et d'irréversibilité. Des effectifs peu nombreux aidaient à éviter la contestation en privant tout opposant éventuel d'un soutien collectif. Le compte-rendu de la séance du 22 novembre 1906 était à cet égard significatif. Après le rapport, il ne comportait que les mentions suivantes : «Personne ne demande la parole ? L'article unique, mis aux voix, est adopté^. En fait, on sut ensuite que le député Suchetet avait levé la main, puis l'avait abaissée. Celui-ci confirmait son geste le 30 novembre en même temps que le président Brisson expliquait n'avoir pas bien compris si le député avait demandé ou non la parole. On imagine aisément que celui-ci avait été dissuadé de s'exprimer par les simples regards que sa velléité avait suscités. Un point commun rassemblait partisans et adversaires des 15 000 francs : le souci du tact. La «manière» du relèvement de l'indemnité avait-elle été critiquée comme une coupable occultation ? Bien au contraire. Le député Gast trouvait par exemple dans la procédure employée les vertus d'une délicate discrétion : «La Chambre a accueilli cette proposition de loi avec un silencieux assentiment qui correspondait mieux, dans mon esprit, à la dignité d'un

1. Journal officiel, Chambre des députés, 25 mars 1899, P- 1094. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 27 janvier 1911, p. 309. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630.

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pareil débat qu'une discussion vaine qui aurait risqué peut-être de blesser bien des infortunes l...]»1.

Lorsque le débat était suscité ou inévitable, on le faisait avec quelques excuses. «Avec tous les égards que je dois à mes collègues-2, commençait Pugliesi Conti pour se défendre de mettre en doute le désintéressement des députés favorables aux 15 000 francs. A l'inverse, ceux-ci trouvèrent quelque excuse à certains protestataires. Face à une nouvelle remise en cause après les élections de 1910, Maurice Berteaux prenait le parti de dédramatiser : "Nous avons cru qu 'il était de bonne camaraderie de fournir aux auteurs de la proposition l'occasion de libérer leur conscience. Il ne faut pas en faire un crime à ces nouveaux collègues, ils étaient jeunes, ils avaient l'ambition de siéger dans cette assemblée^. On ne pouvait mieux dire, qu'une fois le rite de passage électif accompli, de nouvelles règles de solidarité s'imposaient. Il fallait, provisoirement du moins, pardonner à de nouveaux élus de ne pas être encore au fait des usages en vigueur et les anciens de l'Assemblée montraient ainsi l'exemple de la bienveillance qui devait présider aux joutes parlementaires après les polémiques électorales. En 1910, les députés radicaux ne venaient-ils pas d'adopter entre eux le tutoiement ? Au-delà de la vivacité éventuelle des débats, le tact manifestait l'accord pour préserver le principe fondateur de la communauté parlementaire : le désintéressement, signe de la vocation à être élu, titre de l'autorité à parler dans une enceinte parlementaire. Aussi les adversaires de l'augmentation de l'indemnité prenaient-ils soin de ne pas mettre en doute le désintéressement de ceux qui y étaient favorables. Ces derniers appuyaient leur défense de cette mesure sur la sincérité démontrée par la pauvreté ostentatoire ou la richesse distanciatrice des hommes politiques.

Le débat du 30 novembre 1906 avait traduit l'échec de «ces procédés d'imposition autoritaire qui s'appuient sur l'impossibilité pratique de rompre, sans inconvenance, l'unanimité unanimement cultivée»4. Les limites sociales de la professionnalisation avaient d'abord rendu difficile la gestion de la double dépendance. Dans une assemblée encore composée en 1906 de notables, l'indemnité ne représentait à coup sûr pas la même valeur pour tous les députés. Pour les notables, elle était une occasion de marquer leur vocation exclusive à diriger. Il est pourtant remarquable que leur hostilité ne se soit déclarée que sous la pression extérieure de la presse de droite, soulignant par là-même la constitution progressive d'une communauté de représentants, d'origine sociale pourtant si diverse.

Les raisons politiques avaient donc été plus déterminantes dans la controverse : les élections de 1906 avaient marqué un net recul des positions de la droite parlementaire à qui la critique de l'indemnité offrait un argument de revanche. Il fut largement utilisé. Par ailleurs, pour les députés vivant seulement du revenu de leur mandat, la dépendance électorale n'était pas égale. La durée du mandat était un critère : les anciens parlementaires étaient d'autant plus favorables à une augmentation de l'indemnité qu'ils étaient mieux assurés de leur réélection, qu'ils avaient l'expérience des dépenses du

1. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2811. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2808. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 27 janvier 1911, p- 307. 4. Bourdieu (P.), -La représentation politique», Actes de la recherche en sciences sociales, n°36/37, 1981, p. 23.

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mandat et que la longue fréquentation de leurs pairs les prédisposait à la solidarité parlementaire. Ainsi, Albert-Poulain pouvait-il exciper de son expérience d'ancien parlementaire pour soutenir l'insuffisance des 9 000 francs d'indemnité. Il était cependant ce même député qui, nouvellement élu, s'était prononcé contre l'augmentation de l'indemnité débattue en 1899. A l'inverse, le socialiste Betoulle, en se présentant comme un néophyte, avouait sa méconnaissance des besoins du député ; pas encore solidaire de ses pairs, encore «tenu» principalement par ses électeurs, il s'opposait néanmoins à l'augmentation de l'indemnité en raison de l'hostilité générale : 'Cette émotion s'est traduite par une colère, un mécontentement général que vous ne pouvez ignorer (Dénégations à gauche et divers bancs de l'extrême gauche). Ouvriers agricoles, ouvriers de l'usine, tous protestent t...]»1.

Les députés socialistes, parce qu'ils sont socialistes et donc tenus par le principe de la représentation politique fondé sur la représentativité sociale, et parce qu'ils sont d'origine plus populaire et donc qu'ils doivent plus à leur élection et à leurs électeurs, concentrent toutes les difficultés de la gestion d'une tension au cœur des fonctions de représentant. En somme, ils sont particulièrement concernés par l'équilibre problématique de ces tensions2 qui est celui de l'ensemble du «jeu parlementaire» : être représentant, soit préserver les conditions élémentaires de la continuité et de la reproduction de joutes contenues par les règlements et les relations dans le cadre d'une cohabitation pacifiée, mais aussi représenter, soit justifier - et justifier face à l'extérieur - les raisons de la présence sur les bancs d'une Assemblée. On comprend mieux l'effort d'invention déployé par certains dans la recherche de solutions alternatives : par exemple la diminution du nombre de députés pour compenser l'augmentation de l'indemnité ou, plus explicite encore, cette proposition «balancée» du député socialiste Bouveri qui déclamait dans un même mouvement qu'il n'était «pas nécessaire d'avoir 15 000 francs pour manger du pain^ tout en proposant que l'indemnité soit portée à 12 000 francs.

Dans l'entre-deux-guerres, de nouvelles augmentations de l'indemnité parlementaire furent réalisées sans débats. Si une opposition se manifesta encore dans les rangs parlementaires, comme en 1938 et 1947, ce fut néanmoins moins du fait des limites de la professionnalisation que par Y institution d'une gestion partisane de l'indemnité parlementaire. Les divisions des socialistes de 1906 s'expliquaient déjà par leur sensibilité particulière à cette question de «l'enrichissement» des représentants: en 1899, trois députés parisiens avaient refusé de reverser une partie de leur indemnité à la fédération socialiste. Ayant démissionné, leur réélection avait marqué l'autonomie conférée par le mandat électoral. En août 1907, le congrès socialiste de Nancy adopta une mesure obligeant chaque député à reverser 3 000 francs à la caisse du parti sur les 15 000 francs de l'indemnité. La décision était en accord avec la proposition médiane de n'augmenter l'indemnité que de 12 000 francs mais en retrait sur le vœu de la fédération socialiste de la Seine qui demandait le reversement de l'intégralité de

1. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2813- 2. Une assemblée parlementaire est ce que N. Elias nomme une formation sociale constituée par des polarités multiples de coopération/compétition. Voir Elias (N.), La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974 et Elias (N.), Dunning (E.), eds, «Dynamics of sport groups with special reference to football», in Sociology of Sport, London, F. Cass and Cie, 1971, p. 66-80. 3. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2816.

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l'augmentation. Les manifestations ultérieures d'opposition vinrent du parti communiste qui avait imposé un mécanisme strict de contrôle de ses parlementaires par le contrôle de leur rémunération. L'obligation de reverser l'intégralité de l'indemnité parlementaire en échange d'un salaire payé par le parti, contribuait aussi à limiter les solidarités entre députés créées par les contacts quotidiens et, de plus en plus, par une condition économique relativement homogénéisée.

La définition professionnelle du mandat

On pourrait ne considérer l'augmentation de l'indemnité parlementaire à 15 000 francs que sous l'angle du métier politique. L'événement ne serait que le terme provisoire d'un processus. Dès lors, déjà réalisée pour l'essentiel, la professionnalisation serait consolidée par le mode évolutif de rémunération en accord avec le principe que le mandat doit suffire à faire vivre les mandataires. Cette conclusion n'est pas mineure quand, rivés à ce seul constat que l'indemnité parlementaire s'impose dans une démocratie, les commentateurs ont ignoré les implications de l'instauration d'un mandat sur la conception du mandat représentatif (dans sa formulation juridiste), sur la relation sociale engendrée par la division démocratique du travail politique. Pour cela, il fallait risquer l'inconvenance qui interdisait toute analyse, c'est-à- dire prendre au sérieux la légitimité de la question plutôt que de la balayer au titre de sa résolution en pratique.

Dans la bataille entre porte-parole, les députés pouvaient bien s'appuyer sur le sentiment du pays, les uns pour mettre en avant l'hostilité des électeurs, les autres pour la dénier, l'affaire était entendue. On ne confondra certes pas l'ironie générale, l'hostilité exprimées dans une campagne de presse, avec une quelconque expression du «sentiment public». Les témoignages rapportés par les uns et les autres ne sont sans doute pas plus probants. On ne saurait douter cependant que l'immense majorité des électeurs, s'ils avaient été consultés, eut désapprouvé cette mesure d'augmentation de la rémunération de députés qui «gagnaient» déjà cinq fois le salaire d'un ouvrier et prétendaient en gagner près de huit fois plus1. Les parlementaires doutaient d'ailleurs si peu de cette impopularité de l'augmentation que leurs arguments faisaient valoir des intérêts supérieurs comme ceux de la démocratie. Le rapporteur Baudon demandait : «N'est-ce pas aussi l'avenir de la démocratie qui est en jeu lorsqu'il s'agit d'assurer la liberté de ses choix *<2. D'autres invoquaient une idée supérieure du pays, comme le fit plus tard le président du conseil Briand en parlant au nom de -ce pays noble et généreux^. La procédure employée avait déjà été un aveu ; les justifications en étaient d'autres. Ce «pays« ou cette «démocratie" n'étaient pas ceux des électeurs. En somme, les représentants se trouvaient dans cette position d'adopter manifestement une décision que non seulement leurs électeurs n'avaient point approuvée (chose ordinaire que le silence des représentés permet ordinairement) mais qu'ils auraient de plus probablement désapprouvée. La réponse juridique selon laquelle les

1. A supposer que la plupart d'entre eux fussent au courant du montant de l'indemnité parlementaire avant le débat de 1906. A titre indicatif, remarquons que cette connaissance est aujourd'hui très approximative et les montants avancés sont généralement très fantaisistes. Il est vrai que le mode de calcul et le caractère évolutif ne présentent pas la simplicité des «25 francs par jour-. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 23 novembre 1906, p. 2630. 3- Journal officiel, Chambre des députés, 27 janvier 1911, p. 309-

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parlementaires se conformaient à la théorie de la représentation libre et non liée puisque le mandat impératif était formellement interdit ne résout aucunement le problème sauf à projeter sur les luttes politiques les rationalisations savantes auxquelles elles n'obéissent pas. Pourtant, la question de l'augmentation de l'indemnité parlementaire fut bien reliée dans la controverse politique à la définition du mandat représentatif.

On pourrait aisément voir dans la prise de position du marquis de Rosanbo celle d'un notable fortuné hostile à ces entrepreneurs politiques qui prétendaient vivre de la politique alors qu'ils avaient déjà évincé les notables de la représentation. Son attaque en procédait inévitablement. Cela lui fut rappelé par un interrupteur : «Vous êtes riche, vous ; vous n'abandonnez ni vos rentes ni votre fortune. Voila la différence». Le marquis n'en était point perturbé : «Ce n'est pas sur ce terrain que je veux poser la question [...] De quel droit augmentez-vous votre indemnité parlementaire et c'est sur ce terrain que je la veux maintenir« et de rappeler le principe du régime représentatif : «Les chambres sont souveraines. Cependant d'où vient leur souveraineté ? C'est une souveraineté de délégation, car enfin je vous salue comme les souverains du pays ; mais je ne vous considère pas comme les souverains nés du pays ; vous n'êtes, somme toute, que des souverains électifs [...] Eh bien, je vous demande si, dans ces conditions, le souverain par délégation que vous êtes a le droit d'imposer le souverain réel qui vous a délégués«1. Et de conclure qu'il «y a eu un contrat passé ; vous n'avez pas le droit de le violer»2. Contrairement à ce qu'il suggérait, la question d'un «contrat» représentatif avait bien été posée dès le début du débat par l'avocat Pugliesi Conti : «II nous semble rigoureusement interdit - par nos devoirs de délicatesse, si ce n'est par la loi elle-même - de statuer, au cours d'une législature sur la majoration de notre propre indemnité. N'y-a-t-il pas, en effet, Messieurs, un véritable pacte qui nous lie au pays»^> . En fait, les adversaires de l'augmentation de l'indemnité ne mirent jamais en cause son montant même. Leur critique de la «manière» subreptice d'opérer était celle de l'autorité à le faire. «Aucun programme ne fait mention de cette question»^ remarquait Pugliesi Conti qui suggérait ainsi de le faire lors de la prochaine échéance électorale. Cette critique portait suffisamment pour qu'une autre solution soit envisagée consistant à remettre l'application des 15 000 francs à la législature suivante afin que les députés ne soient pas suspectés de légiférer dans leur propre intérêt immédiat.

Le marquis de Rosanbo pouvait à juste titre ironiser : «Je conçois tout ce qu'a d'ennuyeux et de désagréable pour vous d'entendre traiter ce sujet». En effet, en adoptant la proposition Barodet de désigner une commission des programmes électoraux, les républicains n'avaient-ils pas prétendu imposer ces programmes comme le seul terrain légitime de la lutte électorale5. En 1890, son rapporteur Barodet précisait à nouveau le sens de cette recension et publication : «Nos programmes et nos professions de foi sont [...] les instruments du contrat en vertu duquel nous avons l'honneur de siéger à la Chambre des députés et dont chacun de nous doit se souvenir au moment de la discussion et du vote des lois. Mandataires du peuple, nous devons nous

1. Journal officiel, Chambre des députés, 1" décembre 1906, p. 2814. 2. Ibid., p. 2815. 3. Ibid., p. 2808. 4. Ibid., p. 2809- 5. Voir Garrigou (A.), Le vote et la vertu, op. cit., p. 218 et s.

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inspirer de ces vœux, exécuter ses volontés. Il faut donc les connaître et dans leur détail et dans leur généralité'1. Dans la séance du 24 mars 1899, Charles Ferry s'était ainsi opposé à l'augmentation de l'indemnité au nom de cette conception. Puisque les électeurs n'avaient point été consultés, faute de programme sur ce point, qu'ils ne pouvaient être manifestement considérés comme favorables aux 15 000, il fallait que ses partisans s'affranchissent d'une conception stricte du programme-contrat.

Le rappel de la nature du lien représentatif fait par les adversaires des 15 000 touchait plus particulièrement les partisans de ce relèvement. Les partisans de l'augmentation de l'indemnité avaient agi dans cette affaire comme s'ils se réclamaient de cette délégation générale d'autorité qu'ils avaient tant critiquée chez les notables sans programmes. Les prendre en flagrant délit d'infidélité à leurs principes justifiait quelque ironie de la part de ceux qui n'adhéraient pas à ces mêmes conceptions du lien politique. A quelles conditions des élus pouvaient-ils ne pas être tenus de rester dans le cadre de leurs engagements ou même, être autorisés à en sortir délibérément ? Le député Gast revendiquait fermement la clause de conscience en deux domaines : -Quant à moi je tiens à déclarer de la façon la plus formelle que lorsqu'il s'agit de la dignité du Parlement je me refuse complètement à regarder du côté de ma circonscription, car dans ce cas, comme dans le cas de ma dignité personnelle, je n'admets qu'un juge, c'est ma conscience»2. Dans ces cas, Le Parlement et la personne de l'élu étaient donc placés en dehors du jugement des électeurs, sous le signe de la «dignité». Moins abrupt mais plus explicite, cet autre point de vue d'un socialiste qui fait de la compétence de l'élu une source légitime de son affranchissement, «j'estime, expliquait Albert-Poulain, que quand la critique est basée sur l'erreur, le vent de la critique soufflerait- il en tempête, il appartient à l'homme qui a un mandat, à l'homme qui est peut-être plus facilement au-dessus de l'erreur parce qu'il est en face des faits, il appartient à cet homme de se dresser en face de l'orage et de lui résister de tout son front, de toute sa valeur, de tout son courage-5.

Faut-il voir dans ces déclarations de résistance à l'opinion autre chose que ce qui s'exprimait dans l'appel à l'éducation du suffrage ? Il n'était cependant pas sans importance que ces manifestations interviennent au sein d'une assemblée parlementaire dans laquelle le statut de porte-parole légitime l'autorité à parler. D'ailleurs, les interprétations divergentes de l'opinion s'affrontaient et ces mêmes députés ne se dispensaient pas de l'invoquer immédiatement avant ou après le mouvement de résistance qui la congédiait. L'autorité n'était cependant plus seulement fondée sur la représentation mais aussi sur la compétence. C'était introduire le troisième terme de la définition de la profession, activité à temps plein, dont on vit et qui met en œuvre une compétence spécialisée. Les députés favorables aux 15 000 francs auraient pu rétorquer à ceux qui critiquaient la mesure au nom d'une conception du programme-contrat préalable qu'il serait toujours temps pour les électeurs de sanctionner lors de la prochaine échéance électorale. Cette éventualité n'était à coup sûr pas exclue, elle était même préventivement parée comme le montre le choix du moment de l'initiative : au début d'une nouvelle législature et donc assez longtemps avant la nouvelle échéance électorale. Il eut fallu que

1. Programmes, professions de foi et engagements électoraux de 1890, Paris, Motteroz, 1890. 2. Journal officiel, Chambre des députés, 1er décembre 1906, p. 2811. 3. Ibid., p. 2812.

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les députés fussent plus sûrs de l'approbation des électeurs pour relever le défi en invoquant une future ratification. La campagne de 1910 les contraignit d'ailleurs à l'affronter. La brochure du parti radical destinée à parer les attaques contre les «Q. M.» était à cet égard significative lorsqu'elle reprenait la défense opposée en 1909 par l'abbé Lemire aux exploitations électorales des 15 000 francs : «Moi, je tiens à dire, Monsieur Barres [...] que je regrette que sur la terre de France, il se rencontre un groupe d'hommes politiques, un groupe considérable et honorable, qui va aux élections sans programme positif, les mains vides, uniquement avec l'argument des 15 000 francs»1 . Autrement dit, s'il faut un projet politique, certaines décisions peuvent légitimement rester en dehors d'un programme électoral tel qu'il devait être conçu. Si la professionnalisation politique procédait des développements de l'activité politique, elle contribuait aussi à forger une nouvelle définition de cette activité, en somme une définition professionnelle de la représentation.

1. Parti radical, L'indemnité parlementaire..., op. cit., p. 31.

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