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  • LES SEIGNEURSDU CRIMEJEAN ZIEGLERen collaboration avec Uwe Mhlhoff Les nouvelles mafias contre la dmocratie

    EDITIONS DU SEUIL

    Chacun de nous est responsable de toutdevant tous.

    FIODOR DOSTOIEVSKI.

    Jean Ziegler, 1998

    Ce livre est ddi la mmoire de:Luiz Carlos Perreira, mon filleul, assassin lemardi 14 mai 1991, l'ge de 21 ans, au car-refour des rues Santa Rodriguez et MzifaLacerda (Moro de Santa Tereza) par un tueurdes escadrons de la mort de la police militairede Rio de Janeiro;

    mes amis Jean Garcia, mort en 1997, et GilbertBaechtold, dcd en 1996.

    Remerciements

    Ce livre est le fruit d'un travail collectif de recherche de plusde quatre ans que j'ai men principalement avec un jeunejuriste allemand, Uwe Mhlhoff. Je lui dois des suggestionsthoriques, des indications bibliographiques et documentairesnombreuses. La permanente discussion avec lui, le contrlemutuel des connaissances m'ont t extrmement prcieux. Il a men les entretiens avec notamment des collaborateursde la division criminalit organise des Landeskrimina-lmter (offices de police judiciaire) de Nordrhein-Westphalie,de Brandebourg, de Hambourg, de Hesse, des Polizeipraesi-dien (prfectures de police) de Francfort-sur-le-Main et deCologne, ainsi que des parquets de Dortmund, Francfort-sur-l'Oder et Leipzig. Les experts des Nations unies Islamabad, Vienne et Genvem'ont donn accs des enqutes de terrain non encorepublies. En Italie, ce sont avant tout Carlo Carbone et Marco Maglioliqui ont recueilli une importante documentation et m'ontouvert de nombreuses portes en Calabre, en Sicile, Milan, Turin et Rome. Hans See, du Business Crime Control Center de Maintal(Allemagne), m'a fait bnficier de son rudition, de ses rela-tions et de ses conseils. N. Z. m'a assist d'une faon comptente pour l'exploita-tion et la traduction des sources russes.

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  • LES SEIGNEURS DU CRIME

    Juan Gasparini m'a assist pour les sources ibriques. Grce sa connaissance intime d'Intemet, Raoul Oudraogom'a donn accs des documents essentiels. J'ai pu comptergalement sur la coopration des responsables de la Biblio-thque et du Centre de documentation des Nations unies, auPalais des Nations, Genve. J'ai reu des avis comptents de la part de Christian-NilsRobert, professeur de droit pnal l'universit de Genve, etdu conseiller national Ernst Mhlemann, rapporteur duConseil de l'Europe pour l'admission de la Fdration de Rus-sie. Dans cinq pays diffrents, mes collaborateurs et moi-mmeavons men des entretiens non directifs approfondis avec desprocureurs, des juges, des responsables de services secrets etde diffrentes organisations de police. Leurs noms figurentdans le texte lorsque nous avons reu l'autorisation expressede les citer. Pour d'videntes raisons, beaucoup ont prfrgarder l'anonymat. Mais toutes et tous nous ont fait bnficieravec une grande gnrosit humaine de leur savoir impres-sionnant et de leur critique de nos thses et de nos rsultatsd'enqutes. La mise au net du manuscrit a t effectue par CatherineLorenz, Arlette Sallin et, au stade ultime, par DominiqueMiollan et Mireille Demaria. Sabine Ibach et l'Agence littraire Mohrbooks ont ds lepremier jour soutenu notre projet. J'ai reu des conseils aviss d'Erica Deuber-Pauli, deRichard Labvire et df,- Jean-Claude Guillebaud.Que toutes et tous soient ici chaleureusement remercis.

    J. Z. Genve, janvier 1998.

    Avant-propos

    Un spectre hante l'Europe: celui du crime organis. Depuisplus de deux sicles, des socits dmocratiques, rgies pardes normes librement acceptes, vivent sur notre continent.Aujourd'hui, elles sont menaces de ruine par les seigneurs ducrime organis. Les cartels du crime constituent le stade suprme et l'es-sence mme du mode de production capitaliste. Ils bnficientgrandement de la dficience immunitaire des dirigeants de lasocit capitaliste contemporaine. La globalisation des mar-chs financiers affaiblit l'tat de droit, sa souverainet, sacapacit de riposte. L'idologie no-librale qui lgitime- pire: qui naturalise - les marchs unifis, diffame la loi,dbilite la volont collective et prive les hommes de la libredisposition de leur destin.

    Les grands parrains avancent masqus. Ils dtestent s'ex-poser la lumire du jour. Le crpuscule est leur monde. Ilsn'apparaissent que rarement dans un prtoire. Peu de jugesrecueillent leurs mensonges. A part quelques rares initis, per-

  • sonne ne connocit leur nom vritable. Ils sont sans visage. Bnficiant d'identits nombreuses et varies, ils mnent lesexistences en apparence les plus honorables, parfois les plusprestigieuses. Ils ne tuent jamais de leurs propres mains, ni n'adressentdirectement la parole aux milliers de soldats qu'ils comman-

    LES SEIGNEURS DU CRIME

    dent. Ils dirigent d'immenses empires dans l'ombre. Ils sontdes nigmes drapes de mystre. Et pourtant ils existent! Leurs traces sont releves sur le solensanglant quand on emporte les cadavres. Leur prsence selit dans les yeux paniqus du suspect ou dans la nervositextrme de l'accus qui, devant le juge, refuse presque tou-jours de nommer la divinit suprme.

    Comment les approcher? Comment mesurer leurs pas ?Comment connECitre leurs obsessions nocturnes, leurs faonsde frapper ? Comment deviner leurs mthodes, leurs stra-tgies ? Mes collaborateurs et moi avons pu accder nombre desources policires d'Europe, mais aussi d'Asie (Pakistan) etdes tats-Unis et consulter beaucoup de rapports de synthse- notamment du Bundeskriminalamt allemand, des Landes-kriminalmter, de la police fdrale suisse, du TRACFINIfranais, de la Guardia di Finanza italienne. Plusieurs des plus grands policiers d'Europe nous ont faitbnficier de leur exprience, de leur savoir impressionnant,de leurs craintes et de leurs espoirs. Des revues spcialises de criminologie, des centres univer-sitaires de droit pnal et des associations de magistrats ou depoliciers organisent rgulirement des colloques internatio-naux, accessibles sur invitation, o des commissaires division-naires franais, des constables de Scotland Yard, des colonelsdes carabiniers, des fonctionnaires du FBI ou des Oberkrimi-nalkommissare allemands rendent compte, avec une franchisesouvent tonnante, de leur difficile travail. Pour les documents judiciaires, des problmes diffrents sesont poss: en France, en Allemagne, en Suisse, en Autriche,

    1. Traitement des renseignements et action contre les circuits financiersclandestins.

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    AVANT-PROPOS

    nous avons souvent d dposer par voie hirarchique desdemandes d'accs ces documents. En Italie, par contre, oun mme procuratore pubblico mne l'instruction et soutientl'accusation devant le juge du sige, il suffisait d'une autorisa-tion crite du greffier pour pouvoir photocopier les picesannexes du procs. Ma qualit de parlementaire m'a aid. Le Parlement euro-pen et diffrentes assembles lgislatives nationales mnentdes travaux d'investigation et d'analyse souvent passionnants.

  • Il existe en leur sein des commissions spcialises, dotes d'en-quteurs et d'experts comptents; par exemple, la commissionanti-mafia de la Chambre des dputs italienne. Les documents que publient ces commissions sont souventd'une grande richesse. Le rapport de la commission de l'Assem-ble nationale franaise de janvier 1993 est un modle du genre. Des organismes de communication de dimension continen-tale grant des archives informatises - Time Magazine Incor-porated, les socits ditrices de la Sddeutsche Zeitung, dumagazine Der Spiegel, du journal Le Monde, d'El Pais et duTimes de Londres - disposent d'un matriel documentaireriche et intressant. Notre quipe s'est abonne ces archiveset les a exploites. Mes collaborateurs et moi-mme ne sommes que demodestes sociologues, au courage limit, et non de grands etmeraires jou

    t ' ' ' rnalistes d'investigation. Tenter d'interviewerles Buyuk-baba2 turcs, les seigneurs pathans du Khyber, lesVor v zakone russeS3? Rencontrer leurs soldats, diffuser ausein de leurs organisations nos questionnaires ou, pis, tenterune observation participante en nous fondant dans le milieu ?Exclu! Nous ne pouvions mener les classiques enqutessociologiques sur le terrain. Nous voulions rester en vie.

    2. Buyuk-baba : littralement, Grand-pre ; titre des dirigeantssuprmes des cartels turcs de la criminalit organise. 3. Vor v zakone : Voleurs dans la loi , titre officiel des parrains de laplus ancienne organisation criminelle russe.

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    LES SEIGNEURS DU CRIME

    La premire partie de notre livre est consacre l'explora-tion des rapports entre la globalisation des marchs et le dclinde l'tat national d'une part et le dveloppement du crimeorganis d'autre part. Les deuxime et troisime parties s'attachent aux analysesempiriques des modes de fonctionnement et d'agression descartels criminels qui sont ns sur les dcombres du mondecommuniste de l'Est. Pour les socits dmocratiques d'Eu-rope, les seigneurs russes, ukrainiens, tchtchnes, roumains,kazakhs et autres constituent aujourd'hui la menace la plusimmdiate. Je te frapperai sans colre et sans haine, commeun boucher , clame Baudelaire dans l'un de ses plus clbrespomes. La plupart des boyards que nous croiserons dans cespages sont de grands bouchers. La subversion de l'univers de la finance internationale par lecrime organis est explore dans la quatrime partie par le biaisde la dfunte BCCI (Banque de crdit et de commerce interna-tional) d'Agha Hasan Abedi, que Time Magazine appelle thesleaziest bank of all 4 ( la banque la plus pounie du monde ). Dans la cinquime partie sera dress l'inventaire de cellesd'entre les armes judiciaires et policires qui, aujourd'hui, mesemblent les plus aptes assurer la survie de la socit dmo-cratique dans sa guerre mortelle contre le crime organis.

  • Pourquoi ce livre? La lgende d'Hercule, hros mythique des Grecs, fournitune rponse : Hercule s'tait charg d'abattre le lion deNme, bte froce et rpute invulnrable. L'affaire faillitmal tourner: Hercule, la recherche de son ennemi, l'avaittrouv sans s'en apercevoir. Il avait pris la crinire de la btepour les poils de sa propre barbe. Rveill in extremis, le hrostua le monstre.

    4. Time Magazine, New York, 29 juillet 199 1.

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    AVANT-PROPOS

    Avec le crime organis les socits dmocratiques d'Occi-dent procdent frquemment de la mme faon: la prsenceen leur sein du monstre est si vidente qu'elles ne s'en rendentpas compte. Elles continuent de dormir en caressant douce-ment leur ennemi.

    Le rveil aura-t-il lieu ?Le prsent livre veut aider ce sursaut.

    PREMIERE PARTIE

    Les barbares arrivent

    Le premier trait de la corruption des moeurs, c'est le barrissement de la vrit.

    MONTAIGNE.

    La banalit du crime

    Saint-Just crit: Entre le peuple et ses ennemis, il n'y arien de commun, rien que le glaive 1. Aujourd'hui, dans les dmocraties occidentales, le glaives'est mouss. Le crime organis progresse. Sa victoire sur lespeuples menace. Eckart Werthebach, ancien chef du contre-espionnage alle-mand, constate: Par sa puissance financire gigantesque, lacriminalit organise influence secrtement toute notre vieconomique, l'ordre social, l'administration publique et la jus-tice. Dans certains cas, elle dicte sa loi, ses valeurs, la poli-tique. De cette faon disparaissent graduellement l'indpen-dance de la justice, la crdibilit de l'action politique etfinalement la fonction protectrice de l'tat de droit. La corrup-tion devient un phnomne accept. Le rsultat est l'iristitu-tionnalisation progressive du crime organis. Si cette volu-tion devait se poursuivre, l'tat se verrait bientt incapabled'assurer les droits et liberts civiques des citoyens 2.

  • Un ancien ministre de la Dfense des tats-Unis, codirec-teur d'une puissante banque multinationale, spcialise dans

    1. Louis Antoine de Saint-Just, Fragments d'institutions rpublicaines,prface et notes de Robert Mandron, Paris, UGE,1988. 2. Eckart Werthebach a prsid jusqu'en 1997 le Bundesamtfr Verfas-sungsschutz, la DST allemande. Cf. Eckart Werthebach, en collaborationavec Bernadette Droste-Lehnen, Organisierte Kriminalitt , Zeitschriftfr Rechtsvolitik, n' 2, 1994.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    le trafic d'armes et grant les fonds du terroriste Abou Nidal;Giulio Andreotti, sept fois Premier ministre d'Italie, quatorzefois ministre, accus par le procureur de Palerme d'associationavec la Cosa Nostra3; Emesto Samper, prsident en exercicede la Rpublique de Colombie, priv de visa amricain sousl'accusation d'tre un agent des cartels de la drogue : voil quitonne et inquite. On aurait tort de ne voir, dans la criminalit transcontinen-tale organise, que l'expression d'une pathologie sociale, quecette part de dviance et d'obscure folie que recle, intime-ment, toute socit civilise. Il s'agit de plus et d'autre chose. D'o vient l'tat ? D'o vient sa force? Qu'est-ce qui faitvivre une dmocratie ? Qu'est-ce qui fait qu'un agrgat d'indi-vidus isols devient une socit structure, civilise, rsistantaux passions centrifuges ? Quelle est l'origine de la loi ? Kant dfinissait l'tat comme une communaut de volon-ts impures sous une rgle commune 4 . Comment dfinir lesvolonts impures ? Tout homme est habit par les pires pas-sions, des nergies destructrices, la jalousie, l'instinct de puis-sance. Mais dans de rares instants de lucidit, il abdique unepartie de sa libert au bnfice de la volont gnrale et dubien public. Avec ses semblables, il fonde la rgle com-mune , l'tat, la loi. La libert la plus totale prside cettefondation. Kant dit encore: Malheur au lgislateur qui vou-

    3. Snateur vie, Giulio Andreotti a vu son immunit leve le 27 mars1993. Le procs de Palerme s'est ouvert le 26 septembre 1996. Il a donnlieu une avalanche de livres. Je n'en citerai que deux: Emanuele Maca-luso, Giulio Andreotti, tra Stato e Mafia. Messine, Rubbettino, 1996 (l'au-teur, snateur communiste, est l'ancie.-i dirigeant de la Confdration gn-rale italienne du travail, lui-mme rescap de plusieurs attentats mafieux);Giulio Andreotti, Cosa loro. Mai visti da vicino, Milan, Rizzoli, 1995(il s'agit d'une sorte de joumal o Andreotti rfute point par point les accu-sations portes contre lui). Au moment o je termine ces pages Uanvier1998), le procs est en cours. 4. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison,Paris, Alcan, 1913.

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    LA BANALIT DU CRIME

    drait tablir par la contrainte une Constitution des finsthiques; non seulement il ferait ainsi le contraire de cette

  • Constitution, mais de plus il saperait sa Constitution politiqueet lui Oterait toute solidit. Kant connaissait mieux que quiconque l'extrme fragilit dela rgle commune, du tissu social nou par les volonts im-pures, l'abme qui, constamment, menace sous les institutionsapparemment les plus solides.

    La criminalit transnationale en Europe, dote d'une tech-nologie avance, est assurment inquitante. Mais non au pre-mier chef parce qu'elle s'attaque aux institutions, la loi, l'tat; si ce n'tait que cela, le renforcement de l'actionrpressive de la socit dmocratique, de sa magistrature, deses lois, de sa police suffirait pour la mater. Le danger mortel du crime organis est ailleurs. Par l'appt du gain rapide, la corruption endmique, lamenace physique, le chantage, il dbilite les volonts descitoyens. Le reste suit comme par ncessit : une socit quine se meut plus de son propre chef et dont l'harmonie n'obitplus des volonts singulires et libres est une socitcondamne. Aucun tat, aucune loi, aucune force rpressive,si dterrnins et svres soient-ils, ne peuvent plus la protger.

    D'o vient la formidable efficacit des cartels du crimeorganis ? La rponse est complexe: ces cartels combinent trois modesd'organisation qui, jusqu'ici, s'excluaient mutuellement. Un cartel criminel est d'abord une organisation conomique,financire, de type capitaliste, structure selon les mmesparamtres de maximalisation du profit, de contrle vertical etde productivit que n'importe quelle socit multinationaleindustrielle, commerciale ou bancaire lgale ordinaire.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    En mme temps, le cartel est une hirarchie militaire. La violence est au fondement de toute association crimi-nelle. Une violence souvent extrme, entirement soumise lavolont d'accumulation montaire, de domination territorialeet de conqute des marchs. Entre la rationalit de l'accumulation capitaliste et l'ordremilitaire, il existait jusqu'ici une contradiction: quel que soitson secteur d'activit (industriel, commercial, bancaire ouautre), une socit multinationale qui russit prospre par l'ini-tiative personnelle, le libre jeu, l'intrieur de structuressouples, de la volont accumulatrice de chacun de ses ' membres. Une structure militaire, par contre, fonctionne sur le modeautoritaire. La hirarchie militaire se dfinit par la relationcommandement/obissance. Obir aveuglment, jusqu' lamort, aux ordres de ses chefs constitue le premier devoir dusoldat. Le troisime mode d'organisation auquel fait appel le cartelcriminel est la parent clanique, la structure ethnique. Ce troi-sime mode, la formation sociale ethnocentrique, est en prin-cipe exclusif des deux autres sociabilits mentionnes, la hi-rarchie militaire et la formation capitaliste.

  • Or, ici aussi, le cartel criminel surmonte la contradiction,cre la symbiose. Chacun des trois modes d'organisation - capitaliste, mili-taire et ethnique - possde sa propre et redoutable efficacit. J'insiste sur ce point: dans la vie ordinaire, les trois for-mations s'excluent mutuellement, s'opposent entre ellesou, du moins, vivent des existences autonomes, parallles,fermes les unes aux autres. En les combinant, le cartelcriminel par-vient additionner les efficacits propres cha-cune d'entre elles. D'o sa force victorieuse et l'immunitqu'il oppose gnralement toute tentative de pntrationpolicire.

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    LA BANALIT DU CRIME

    Kant appelle mal radical la force qui fait dvier lesvolonts singulires des citoyens, et les conduit affaiblir, pervertir, au pire annuler la rgle commune. Myriam Revault d'Allonnes, exgte de Kant, crit: Il y ala grandeur inoubliable du signe historique qui rvle la dispo-sition morale de l'humanit. Mais il y a aussi ce mal radicalcomme penchant de la nature humaine, penchant non extir-pable et insondable abme d'un pouvoir originaire susceptiblede s'orienter vers le bien ou vers le mal... Et plus loin: Dans la mesure o il n'est pas par nature tourn vers des finsstables, l'homme est mallable L'espce humaine est ceque nous voulons la faire 1. Il y a du Mphisto chez la plupart des seigneurs du crimeque nous rencontrerons dans ce livre. Ils connaissent par intuition ou par exprience le caract' ereambigu, quivoque, frapp d'une fragilit consubstantielle, detoutes ces volonts impures qu'ils tentent de sduire avec unemortelle efficacit. Ils travaillent une pte mallable et ils le savent. Selon le ministre de l'intrieur de la Fdration de Russie,environ 5 700 bandes mafieuses contrlent 70 % du secteurbancaire du pays et la majeure partie de ses exportations deptrole, de gaz naturel, de minerais stratgiques et de matirespremires forestires. En Allemagne, en Italie, en Turquie etaux tats-Unis, le crime organis subvertit des secteurs entiersde l'conomie de march. Il est chaque jour plus puissant enFrance. Les conomies nationales de plusieurs pays d'Afriquenoire sont totalement criminalises.

    Comment un tel malheur est-il devenu possible?Les raisons sont multiples.

    5. Myriam Revault d'Allonnes, Ce que l'Hommefait l'Homme, Paris,Ed. du Seuil, 1995.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    La premire : la banalisation en notre sicle de l'acte criminel.

  • Dirigs par Milosevic, Karadjic et Mladic, les troupes rgu-lires et les miliciens serbes envahissent la valle et la petiteville de Srebrenica, en Bosnie orientale, l'aube du 13 juillet1995. Srebrenica est une zone de scurit des Nations unies.Le gnral Bernard Janvier, au nom des Nations unies, refusede bombarder les agresseurs. Indiffrence complaisante desCasques bleus hollandais sur place. Silence des gouvernementseuropens. Les Serbes runissent tous les hommes entre quinzeet soixante-dix ans dans le stade de football, sur la placepublique, sur un terrain vague, puis, systmatiquement, l'unaprs l'autre, ils les gorgent, leur arrachent les yeux, les tuentd'un coup de hache, rarement d'une balle dans la tte. Les sup-plicis se chiffrent 8 000. Jacques Julliard pose la question: Faut-il juger Janvier 6? Question lgitime. Avril-juin 1994: sur les collines du Rwanda, dans la rgiondes Grands Lacs, en Afrique centrale, les milices Inter-ahamwe, sous le commandement du gnral Thoneste Bago-sora et des ministres du dfunt prsident Juvnal Habyari-mana, organisent l'assassinat - la machette, de prfrence -de centaines de milliers d'habitants tutsis et d'opposantshutus. Les Casques bleus prsents sur place n'interviennentpas. Les gouvernements europens semblent indiffrents.Nombre probable des victimes : entre 500 000 et 800 000. Au Cambodge, de 1975 1979, en thiopie, de 1974 1989,sous les bombes amricaines au Vietnam, de 1969 1974,durant trois gnrations dans les goulags sibriens et durantsix ans dans les camps d'extermination nazis, des dizaines demillions de femmes, d'hommes et d'enfants ont t massacrs. Auschwitz, Srebrenica, la Kolyma, les camps cambodgienset les cachots thiopiens sont devenus le baromtre de la folie

    6. Jacques Julliard, in Le Nouvel Observateur, 9 octobre 1996; pourl'ensemble de la problmatique de cette guerre, cf. Georges-M@e Chenu,Jean Cot et al., Dernire Guerre balkanique ? Ex-Yougoslavie: tmoi-gnages, analyses, perspectives, Paris, L'Harmattan, 1996.

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    LA BANALIT DU CRIME

    criminelle des hommes. Or, Eichmann, Karadjic, Beria, Pol-Pot, Mengistu et tous leurs collgues en monstruosit ontplac la barre trs haut. Tout mfait, tout massacre se situant en dessous de cettebarre sont donc ncessairement perus comme des crimesmineurs, un moindre mal. L'hr6ine chinoise, ou nord-corenne, qui passant par Vladi-vostok, puis par le Nigeria, inonde les villes d'Amrique etd'Europe et tue chaque anne des dizaines de milliers degosses ? La pntration du march inunobilier de la Cte d'Azurpar les bandes russes qui assassinent leurs concurrents et enl-vent les enfants de vendeurs rcalcitrants ? Des secteurs entiersdu petit commerce de Berlin soumis au racket ? Des dizaines demilliers de jeunes femmes vendues comme du btail, trompes,contraintes la prostitution dans toute l'Europe ? Compars aux horreurs perptres par les nazis, les Khmersrouges, les fascistes des Balkans, tous ces crimes paraissentrelever du dlit vniel. Ainsi l'activit quotidienne des seigneurs du crime organisne suscite-t-elle pas dans l'opinion publique des socits libres

  • la rvulsion horrifie, la dtermination angoisse qui seraientncessaires son limination.

    Une seconde raison qui explique les progrs de la crimina-lit transnationale organise est sa faible visibilit. Les seigneurs - comme les appelle un commissaire divi-sionnaire franais - sont peu visibles. Leurs crimes, ils lescommettent dans la pnombre. Ils avancent cachs, ils hiiis-sent la lumire du jour. Ils craignent comme la peste le regarddes peuples. Ici, point de tonitruantes confrences de presse annonantles prochaines purations ethniques, les prochaines attaques dereprsailles sur des villages sans dfense. Point de communi-qus de victoire triomphants au bord des fosses communes.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    Les cartels du crime organis travaillent dans la clandesti-nit. Ici, point de quartiers qui flambent, de cortges de survi-vants hagards ou de monceaux de cadavres pourrissant ausoleil. Les tueurs de Monseigneur , les radicateurs russes, lesBuyuk-baba turcs ou les sicaires colombiens gorgent de pr-frence la nuit. Sans annonce pralable et sans bruit. Loin descamras. Quant l'infiltration des principaux marchs financiers parle moyen de banques multinationales caractre entirementcriminel - par exemple, la BCCI, Banque du commerce et ducrdit international -, elle se fait dans le silence, dans l'ombre, l'abri de toute curiosit dplace. Circonstance aggravante: Toto Riina, dit la Bte , chefsuprme de la Cosa Nostra sur les deux rives de l'Atlantique,Giovanni Brusca, surnomm le Porc , ou les seigneurstchtchnes, les parrains russes dtestent les interviews. Legros plan leur fait horreur. Mme une simple photo peut valoirun nez ou une oreille coups au tmraire reporter. Qui, dans ces circonstances, voudrait parler des cartels ducrime organis? Mobiliser l'opinion publique? Sonnerl'alarme ? La socit mdiatique a mieux faire. Et de toutefaon la matire premire est mdiocre, le nombre descadavres insuffisant.

    il

    La dficience immunitaire

    Pour rsister la violence, au chantage, l'agression quoti-dienne des cartels du crime organis, une socit a besoin devaleurs; seuls des citoyens solidaires, attachs un bien publiccommun, unis dans la dfense de la dmocratie, pratiquantentre eux des relations de complmentarit et de rciprocit etdsirant la justice sociale rsistent la corruption, la sduction

  • mises en oeuvre par les agents de la criminalit transnationale. Or, face la criminalit transcontinentale organise, lessocits dmocratiques d'Occident souffrent d'une videntedficience immunitaire. Quelles en sont les causes ?La premire: la globalisation de l'conomie mondiale.Pourquoi la globalisation ? Pourquoi maintenant?Deux rponses: 1. La tendance la monopolisation et la multinationalisa-tion du capital est consubstantielle au mode de productioncapitaliste; partir d'un certain niveau de dveloppement desforces productives, cette tendance devient imprieuse, s'im-pose comme par ncessit. 2. Pendant tout le temps de la division du monde en deuxblocs apparemment antagonistes, la globalisation se trouvaitentrave. A l'Est, un empire militairement puissant se rcla-mait (faussement) d'une idologie de la dfense de tous lestravailleurs. Les oligarchies capitalistes de l'Ouest se sentaientobliges de sauvegarder un minimum de protection sociale, delibert syndicale, de ngociation salariale et de contrle dmo-

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    LES BARBARES ARRIVENT

    cratique de l'conomie. Il fallait viter le vote communiste enOccident. En d'autres termes : les partis sociaux-dmocrates 1occidentaux ont agi comme des alchimistes du Moyen Agequi, du plomb, tentaient de faire de l'or. Ces partis (ces cen-trales syndicales) ont transform en avantages sociaux pourleurs clients la peur des capitalistes devant l'expansion com-muniste. Avec la chute du mur de Berlin, la dsintgration de l'URSSet la criminalisation partielle de l'appareil bureaucratique dela Chine, la globalisation de l'conomie capitaliste a pris sonenvol. Et avec elle la prcarisation du travail, le dmantle-ment de la protection sociale. Nombre de partis sociaux-dmo-crates - par exemple, le Parti socialiste italien - se sont liqu-fis. D'autres se sont terriblement affaiblis, ont perdu toutecrdibilit. Tous subissent de plein fouet le dterminisme dumarch globalis. L'Intemationale socialiste a implos. Lessyndicats sont confronts une perte dramatique de leur pou-voir. Le mode de production capitaliste se rpand travers laterre, sans dsormais rencontrer sur sa route des contre-pou-voirs dignes de ce nom. Evoquant, dans une lettre, le capital financier et le capitalindustriel, Marx utilise l'expression curieuse defremde Mchte( puissances trangres ). Comme des armes occupantes,trangres au pays qu'elles asservissent, ces puissances dna-turent, plus frquenunent annulent, la libre volont des hommesagresss. La maximalisation du profit, l'accumulation acclre de laplus-value, la monopolisation de la dcision conomique sontcontraires aux aspirations profondes, aux intrts singuliersdu plus grand nombre. La rationalit marchande ravage lesconsciences, elle aline l'homme et dtourne la multituded'un destin librement dbattu, dmocratiquement choisi.Le dterminisme de la marchandise touffe la libert irrduc-tible, imprvisible, jamais nigmatique de l'individu. L'trehumain est rduit sa pure fonctionnalit marchande. Les

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    puissances trangres sont ennemies du pays, du peuplequ'elles occupent.

    Qu'est-ce que la globalisation ? La ralisation de la loi des cots comparatifs de production etde distribution, formule par le spculateur boursier et profes-seur d'conomie David Ricardo au dbut du XIXE sicle, segnralise. Tout bien, tout service sera produit l o ses cotsseront les plus bas. La plante entire devient ainsi un gigan-tesque march o entrent en comptition les peuples, les classessociales, les pays. Dans un march globalis, les pays euro-pens - avec leurs coteux systmes de scurit sociale, leurlibert syndicale, leurs salaires relativement levs - sont rapi-dement perdants. L'angoisse du lendemain, le chmage, puisla misre s'installent. Mais dans un march globalis, ce queperdent les uns - la stabilit de l'emploi, le niveau salarial, lascurit sociale, le pouvoir d'achat - n'est pas automatique-ment gagn par les autres. La mre de famille de Pusan, enCore du Sud, qui exerce un travail sous-pay, le proltaireindonsien qui, pour un salaire de misre, s'puise dans la hallede montage d'une zone franche de Djakarta n'amliorent quemdiocrement leur situation, alors que l'ouvrier mcaniciende Lille ou le travailleur du textile de Saint-Gall verse dans lechmage permanent. L'intgration progressive, dans un march plantaire unique,de toutes les conomies autrefois nationales, singulires, gou-vemes par des mentalits, un hritage culturel, des modes defaire et d'imaginer particuliers, est un processus complexe.

    Des conomistes allemands ont forg un concept explicite -Killerkapitalismus ( capitalisme de tueurs ). Voici comment fonctionne concrtement le Killerkapita-lismus:

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    LES BARBARES ARRIVENT

    1. Les tats du tiers monde se battent entre eux pour attirerdes investissements productifs effectus par des industries etentreprises de services trangres. Pour gagner cette bataille,ils n'hsitent pas rduire encore les dj faibles protectionssociales, les liberts syndicales, le pouvoir de ngociation dessalaris autochtones. 2. En Europe, en particulier, les entreprises industrielles, degestion, etc., procdent de plus en plus la dlocalisation deleurs installations de production et - depuis quelques annes -galement de leurs laboratoires et centres de recherche. Par uneffet en retour singulirement pervers, la simple menace d'unedlocalisation induit l'tat cder de plus en plus'aux exi-gences du capital, consentir une rduction de la protectionsociale (licenciements, drglementations, etc.), bref, prca-

  • riser, fluidifier le march autochtone du travail. 3. Les travailleurs de tous les pays entrent soudain en com-ptition les uns avec les autres. Il s'agit pour chacun et cha-cune de s'assurer un emploi, un revenu pour sa famille. Cettesituation provoque la dsolidarisation entre les catgories detravailleurs, la dmobilisation de l'esprit de lutte, la mort dusyndicalisme - bref, le consentement honteux, souvent dses-pr du travailleur la destruction de sa propre dignit. 4. A l'intrieur des dmocraties europennes, une bances'ouvre: ceux qui ont du travail tentent par tous les moyensde le conserver et se battent contre ceux qui n'en ont plus etqui probablement n'en auront plus jamais. La solidarit sala-riale est rompue. Autre phnomne: entre la fonction publiqueet le secteur priv, une antinomie s'installe. Dernier phno-mne, le plus grave de tous : le travailleur autochtone, fr-quemment, se met har l'ouvrier immigr. Le serpent racistedresse sa tte hideuse.

    Dans les tats industriels occidentaux, il y avait 25 millionsde chmeurs de longue dure en 1990. Ils sont 37 millions en

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    1997. Quant la prcarisation, en Grande-Bretagne, en 1997,seul un travailleur sur six a un travail stable, rgulier et pleintemps. Aux tats-Unis, les travailleurs dits dpendants (l'exclusion des cadres dirigeants), qui forment 80 % de la popu-lation active en 1996, ont subi une perte de leur pouvoir d'achatde 14 % entre 1973 et 1995. En France, le chmage frappeaujourd'hui 12,6 % de toute la population active : un Franais surhuit en ge de travailler est au chmage. Alors que la croissancereste insuffisante, un Franais sur trois n'a qu'un travail prcaire.L'Allemagne compte 4,5 millions de chmeurs. Environ 30 % desentreprises paient des salaires infrieurs au minimum syndical 1. Le rapport dit du dveloppement humain du PNUD (Pro-gramme des Nations unies pour le dveloppement) dresse leconstat 2: dans les pays du tiers monde, 1,3 milliard d'treshumains disposent de moins d'un dollar par jour pour survivre.500 millions de personnes mourront avant d'avoir atteint l'gede quarante ans. La distribution de la proprit, notammentcelle de la terre arable, est scandaleuse. Au Brsil, par exemple,en 1997, 1 % des propritaires contrle 43 % des terres arables.153 millions d'hectares restent en friche. Et, pendant ce temps,5 millions de paysans spolis errent avec leurs familles fam-liques sur les routes de cet immense pays. Les pays industrialiss, organiss dans l'OCDE, ne sont paspargns: 100 millions de personnes y vivent en dessous duseuil de pauvret. En 1997, dans ces mmes pays, 37 millionsne disposent que de l'allocation-chmage pour vivre; tendan-ciellement, cette allocation se rduit dans le temps et en quan-tit. 15 % des enfants d'ge scolaire ne vont pas l'cole. LaFrance compte des miliers et des milliers de sans-abri; Londres,

    1. Chiffres de l'OCDE.2. Le PNUD utilise - outre les paramtres conomiques classiques telsque le pouvoir d'achat, le revenu par habitant, le volume du produit natio-nal brut, etc. - des critres qualitatifs complmentaires. Exemples : ledegr de scolarisation d'une socit, la situation des droits de l'homme,

  • la puret de l'eau, la qualit des soins mdicaux, celle des aliments, etc.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    elle seule, plus de 40 000. Aux tats-Unis, 47 millions de per-sonnes - dont la majorit appartenant aux classes les pluspauvres - ne disposent d'aucune assurance-maladie. Bref, loin de faire clore la richesse gnralise et partagesur les cinq continents, le march unifi cre le dsordreingalitaire, l'injustice et frquemment la misre.

    Mais la main invisible de ce march globalis ne dtruit pasque les socits, elle massacre aussi la nature. Il suffit d'ob-server l'volution des forts vierges de la plante. Les fortstropicales ne couvrent qu'environ 2 % de la surface de laTerre, mais abritent prs de 70 % de toutes les espces vg-tales et animales. En moins de quarante ans (1950-1990), lasurface globale des forts vierges s'est rtrcie de plus de350 millions d'hectares: 18 % de la fort africaine, 30 % desforts ocanique et asiatique, 18 % des forts latino-amri-caine et carabe ont t dtruits. En 1997, d'autres millionsd'hectares disparaissent. Au rythme actuel, on estime que plusde 3 millions d'hectares sont dtruits par an. La biodiversit :chaque jour, des espces (vgtales, animales, etc.) sontananties de faon dfinitive, plus de 50 000 espces entre1990 et 1996. Les hommes: lors du dernier dcompte censi-taire, en 1992, il restait dans la fort amazonienne moins de200 000 habitants autochtones (compars aux 9 millionsd'avant l'agression coloniale). La savane, elle aussi, subit lesravages de la surexploitation. En 1996, sur 300 millions d'hec-tares, les arbres et arbustes ont t totalement dtruits, gnra-lement par le feu '. En 1997, 37 000 socits transnationales d'origine euro-penne, amricaine ou japonaise - qui, ensemble, possdent170 000 filiales l'tranger - dominent l'conomie mondiale.

    3. Rapport d'Arba Diallo, chef du secrtariat des Nations unies chargde la lutte contre la dsertification, Genve, 1997.

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    Cinq pays capitalistes avancs (tats-Unis, Japon, France,Allemagne et Royaume-Uni) se partagent eux seuls 172 des200 plus grosses socits transnationales. De 1982 1992,leurs ventes sont passes de 3 000 5 900 milliards de dollarset leur part du produit mondial brut de 24,2 26,8 %. Aujour-d'hui, aucune force sociale ou politique ne semble plus enmesure de contrecarrer leurs ambitions. Sous les coups de la globalisation des marchs, l'tat natio-nal europen, la dmocratie occidentale, produits de la lentevolution des communes du Moyen Age, des principes de laRenaissance et des conqutes de la Rvolution franaise,subissent des dommages irrversibles.

  • Un autre phnomne est considrer: la rupture radicaleentre l'conomie relle et l'conomie virtuelle. Autrefois, l'ar-gent exprimait la valeur des choses. C'tait le moyen de paie-ment pour les marchandises, les services et autres biens pro-duits par les hommes. Plus maintenant. Dans la jungle o nousvivons circulent dsormais des sommes astronomiques qui necorrespondent plus rien, au sens littral du terme. Et en toutcas pas un gain de productivit, une augmentation relledes richesses conomiques. Je prends l'exemple de mon pays,la Suisse. En 1997, pour la cinquime anne conscutive, leproduit national brut n'a augment que trs faiblement: moinsde 1 % en chiffres rels. Alors que le Swiss Index (l'index desprincipales actions suisses cotes en Bourse) a fait - durant lessix premiers mois de 1997 - un bond de plus de 40 %. Le capital financier s'est graduellement autonomis. Desmilliards de dollars flottent sans amarres, en toute libert.Le processus ne date pas d'aujourd'hui, mais il s'acclre unrythme tonnant. Un exemple: le march de l'eurodollar estpass de 80 milliards de dollars en 1973 plus de 4 000 mil-liards en 1998. La rvolution de la tlphonie, la transmission entre spcula-

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    LES BARBARES ARRIVENT

    teurs des donnes la vitesse de la lumire (300000 km/seconde), la numrisation des textes, des sons et des images, laminiaturisation extrme des ordinateurs et la gnralisation del'informatique rendent toute surveillance de ces mouvementsde capitaux flottants - plus de 1 000 milliards de dollars parjour - pratiquement impossible. Aucun tat, si puissant soit-il9aucune loi et aucune assemble de citoyens ne peuvent luttercontre un tel ennemi. La vitalit, l'inventivit des marchs financiers forcent l'ad-miration. De nouveaux produits, tous plus sophistiqus, pluscomplexes, plus novateurs les uns que les autres, se succdent un rythme poustouflant. Prenons la galaxie des produits financiers dits drivs .En 1997, ils s'lvent plus de 1 700 milliards de dollars. Toutpeut faire objet de spculation drive aujourd'hui: jeconclus un contrat pour l'achat date fixe et prix fixe d'unecargaison de ptrole, d'un lot de monnaie, d'une rcolte debl, etc. Si, cette date, la Bourse indique un prix infrieur aumien, je perds. Dans le cas inverse, je gagne. La folie rside en ceci: je peux monter une spculation surdes produits dits drivs en n'y investissant que 5 % demon propre argent. Le reste, c'est du crdit. Or, on peut spcu-ler sur des produits drivs d'autres produits drivs, et ainside suite. Extrme fragilit donc d'une interminable pyramidede crdits qui enfle sans cesse et pousse vers le ciel. Ces jeunes gnies (hommes et femmes) qui, grce leursmodles mathmatiques labors sur ordinateur, tentent d'an-ticiper les mouvements du march, de mcitriser le hasard et deminimiser les risques travaillent comme des pilotes de for-mule 1. Ils doivent ragir en une fraction de seconde. Toutedcision errone peut entraner une catastrophe. La tensionest norme : les Bourses crent un march qui fonctionne

  • vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand Tokyo ferme,New York ouvre, et quand les traders amricains s'effondrentdans leur lit, la guerre se dplace Francfort, Londres et Paris.

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    Les traders sont la quintessence du capitalisme financier: unepassion insense, dmentielle du pouvoir, du prestige, du pro-fit, une volont inpuisable d'craser le concurrent les dvo-rent. Les amphtamines les tiennent veills. Ils produisent del'or avec du vent. Dans pratiquement toutes les grandes banques multinatio-nales du monde, ces jeunes gnies gagnent le double ou letriple du prsident de la banque. Ils encaissent des gratifica-tions, des participations au bnfice astronomique. Ils sont lesCrsus des temps prsents. Leur folie est rentable 4.

    Mais des catastrophes surviennent. En mars 1995, un Anglais de vingt-huit ans, au visage poupinet au cerveau enfivr, fait perdre ses patrons en l'espace dequarante-huit heures la modique somme de 1 milliard de dollars.Nick Leeson tait un des traders de la Barings Bank de Londres la Bourse de Singapour. Sa spcialit: les drivs de papiersvaleurs japonais. Or, Leeson n'avait pas prvu le tremblementde terre de Kob, ni l'effondrement conscutif des actions japo-naises. Plus vaniteux qu'un coq, Leeson refusa d'admettre sadfaite. Il falsifia les documents. Il croupit actuellement (poursix ans) dans un sordide cachot de Singapour. Quant sa banque,la plus ancienne et la plus prestigieuse des banques privesanglaises, fonde en 1762, elle a t engloutie par la tempte. D'autres exemples? Leur liste est longue: en avril 1994, lapuissante Deutsche Metallgesellschaft de Munich se fait gru-ger, par spculateurs interposs, sur les drivs de 1,4 milliardde dollars. Aux tats-Unis, Orange County et d'autres entitspubliques de l'tat de Califomie perdent, en spculant sur desdrivs, des centaines de millions de dollars. Le contribuableamricain doit rparer les dgts.

    4. A la Deutsche Bank, vingt-quatre jeunes traders gagnent plus que leprsident de la banque, dont le revenu annuel dpasse 2 millions de Deut-schmarks (chiffres de 1996, cits in Der Spiegel, no 41, 1996).

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    LES BARBARES ARRIVENT

    Un cauchemar hante les responsables des banques centralesdes Etats : que le systme capitaliste lui-mme puisse un matintre balay par la raction en chane, les effondrements suc-cessifs des pyramides de crdits, provoqus par des tradersmalchanceux ou criminels. En aot 1996, le gouvernement de Washington annonce unesrie d'excellentes nouvelles: le chmage baisse massivement,l'conomie amricaine reprend sa croissance, la productivitindustrielle augmente, la consommation suit, les exportationsprogressent. Comment ragit la Bourse de Wall Street? Par lapanique! Les principaux titres industriels amorcent une des-

  • cente significative. Car pour les spculateurs, la cration decentaines de milliers d'emplois tient du cauchemar. L'aug-mentation de la consommation interne aussi. Elles annoncentune possible reprise de l'inflation et donc une probable aug-mentation des taux d'intrt sur la monnaie. Et, par l, undplacement massif des capitaux spculatifs (et d'investisse-ment) du march des actions vers les marchs montaires, versles obligations et les municipal bonds.

    Dans nos dmocraties occidentales pratiquant le suffrage uni-versel secret, nous votons priodiquement pour lire des dpu-ts, des prsidents. Rarement pour des stratgies politiques.Largement dpossds de nos droits effectifs de citoyens, inca-pables d'influer sur les conditions concrtes de nos existences,dpouills de notre qualit d'tres historiques, nos destins indi- 1viduels et collectifs sont pour l'essentiel dtermins par lesprincipaux oprateurs des Bourses de Chicago, de Tokyo, deParis, de Francfort, de Zurich et de Londres. Aujourd'hui, pour les banques centrales des principaux tatsdu globe, les seuls moyens de rguler le march financier sontla fixation des taux de change et celle des taux d'intrt.Armes totalement insuffisantes, comme le montre la baisse descours de la Bourse de Wall Street en aot 1996. Ce qui gou-

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    veme le monde, ce sont les obscures angoisses, les intui-tions , les dsirs, les certitudes , le got effrn du jeu etdu profit des oprateurs de Bourse. La bulle spculative enfle sans cesse, hors de tout contrlepublic. L'conomie virtuelle prend le pas sur l'conomierelle.

    La globalisation des marchs produit sa propre idologie:l'idologie no-librale. Le mouvement qui la met au mondetant potentiellement tout-puissant, cette idologie se donne voir comme une pense unique, comme l'idologie de la finde l'Histoire . Elle lgitime la globalisation et l'autonomisa-tion des capitaux. Elle poursuit sa voie triomphante de bradagedu bien public sous le couvert de quelques slogans tels que privatisation , drgulation , flexibilit , puration desstructures . Idologie noble! Elle opre en se servant du mot libert .Foin des barrires, des sparations entre les peuples, les payset les hommes! Libert totale pour tous, galit des chanceset perspectives de bonheur pour chacun. Qui n'y adhrerait?Qui ne serait sduit par d'aussi heureuses perspectives ? Or, l'idologie no-librale est l'ennemie jure de l'tat etde la rgle commune. Elle diffame la loi et glorifie la libertsans entraves. Libert meurtrire quand il s'agit des relationsentre les peuples dominateurs du nord et les peuples prol-taires du sud de la plante. Libert gnratrice d'injustices,d'ingalits et de nouvelles pauvrets l'intrieur mme dessocits industrielles du Nord. Dramatique augmentation del'ingalit dans le Sud. La justice sociale, la fraternit, la libert, la complmentarit

  • des tres ? Le lien universel entre les peuples, le bien public,l'ordre librement accept, la loi qui libre, les volonts impurestransfigures par la rgle commune ? Des vieilles lunes! D'ar-ch@iques balbutiements qui font sourire avec condescendance

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    LES BARBARES ARRIVENT

    les jeunes et efficaces managers des banques multinationaleset entreprises globalises et les spcialistes en drivs en toutgenre!

    Le despotisme le plus froce est celui qui remet au jeu dulibre march le souci de rgler les rapports entre les hommeset entre les peuples. Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, rsume monpropos : Entre le faible et le fort, c'est la libert qui opprimeet c'est la loi qui libre 5. Dans nos socits d'Occident, uneconviction avait surgi avec la Rvolution franaise. la libredcision de la volont collective est en mesure de rsoudretoutes les questions existentielles se posant aux hommes. Unseul hros : le peuple. Un seul sujet de l'Histoire: l'hommedevenu propritaire de sa libre raison. Une seule lgitimit:celle qui dcoule du contrat social. Traduit en juillet 1794 devant les membres du comit deSalut public, qui seront ses juges, Saint-Just s'exclame: Jemprise la poussire qui me compose et qui vous parle: onpourra me perscuter et faire taire cette poussire. Mais jedfie qu'on m'arrache cette vie indpendante que je me suisdonne dans les sicles et dans les cieux. Qui ne sourit aujourd'hui en relisant cette proclamationde foi en la capacit de l'homme faonner son propre

    destin ? Tant de rvolutions avortes ou perverties dans ce sicle ontprofondment, et peut-tre dfinitivement, discrdit toutepolitique volontariste. Elles ont ridiculis aux yeux des survi-vants toute tentative de mobilisation collective. Un discrditviolent est aujourd'hui jet sur toute lutte volontaire pour lajustice, sur tout combat collectif tentant d'imposer un ordrehumain au chaos des choses.

    5. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, in OEuvres compltes,111, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1964.

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    Il n'empche: avec la diffamation de la loi, la dcrpitudede l'tat et le triomphe de la rationalit marchande sur la libredtermination de la volont collective, c'est tout un pan de la civilisation occidentale qui s'effondre.

    A y regarder de plus prs, l'idologie no-librale s'abolitelle-mme en tant qu'idologie. Parlez un banquier privgenevois de la misre, de la faim des peuples d'Afrique cen-

  • trale ! Parlez-lui de l'effroyable pillage de l'conomie du Za:frepar le truand Mobutu! Il vous assurera de sa totale compas-sion. Il sera sincrement dsol des progrs du Kwashiorkor Kinshasa, des enfants au ventre gonfl, aux cheveux devenusroux. Mais, hlas, monsieur, que voulez-vous que je fasse ? Leflux des capitaux Sud-Nord est excdentaire par rapport auflux Nord-Sud. C'est ainsi. Je n'y peux rien. Les circuits de migration des capitaux ? La distribution pla-ntaire des biens ? La succession dans le temps des rvolutionstechnologiques et des modes de production ? On peut lesobserver, on ne peut pas en changer le cours. Car tout celatient de la nature de l'conomie. Comme l'astronome quiobserve, mesure, analyse les mouvements des astres, lesdimensions changeantes des champs magntiques, la nais-sance et la destruction des galaxies, le banquier no-libralregarde, commente, soupse les migrations compliques descapitaux et des biens. Intervenir dans le champ conomique,social ou politique? Vous n'y pensez pas, monsieur! L'inter-vention n'aboutirait au mieux qu' la perversion du libre pa-nouissement des forces conomiques, au pis leur blocage. La naturalisation de l'conomie est l'ultime ruse de l'idolo-gie no-librale. La naturalisation de l'vnementialit conomique par l'ido-logie no-librale produit des mfaits nombreux. Notamment lanaissance des mouvements identitaires . De quoi s'agit-il ?De tous les mouvements dont les acteurs ne se dfinissent que

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    LES BARBARES ARRIVENT

    par certaines qualits objectives partages : l'ethnie, le clan, lareligion, etc. Le SDS (Serpska Demokratska Stranka), parti desSerbes de Bosnie, l'Opus Dei d'origine espagnole, le mouve-ment cne de l'extrme droite catholique, les Frres musul-mans d'gypte, le FIS algrien, le mouvement du dfunt rabbinMeir Kahane en fournissent des illustrations. Le cumul desappartenances culturelles singulires constitue la granderichesse des socits dmocratiques. Je tiens la terreur identi-taire pour h;iissable. Or, comme l'homme refuse d'tre unesimple information envoye sur un quelconque circuit, il secabre, se dresse, se rvolte. Avec les dbris de ce qui lui rested'Histoire, de croyances anciennes, de dsirs prsents, il bri-cole une identit o s'abriter, se protger de la destructiontotale. Une identit forcment groupusculaire, parfois ethnique,parfois religieuse, mais presque toujours o nat le racisme. Elleest l'exact contraire d'une nation, d'une socit dmocratique,d'un tre social vivant, n du cumul des appartenances et deshritages culturels divers, librement assums. Grce la consti-tution du march plantaire unifi et l'idologie no-libralequi la lgitime, la mort de la socit est proche. Alain Touraine utilise cette image saisissante: Entre lemarch plantaire et globalis et les myriades de mouvementsidentitaires naissant sur ses marges, il existe un grand trounoir. Dans ce trou risquent de tomber la volont gnrale, lanation, l'tat, les valeurs, la morale publique, les relationsintersubjectives, en bref : la Socit 6.

  • La consquence de tout cela? Une baisse rapide des dfenses immunitaires qu'une socitcivilise opposait autrefois la criminalit transfrontalireorganise. Je n'en donnerai qu'un exemple: le rdacteur conomique

    6. Alain Touraine, conversation avec l'auteur, 1996.

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    LA DFICIENCE IMMUNITAIRE

    de la revue Facts de Zurich a test les convictions morales,l'thique professionnelle de dix des plus prestigieux cabinetsd'avocats zurichois. Il a choisi ses interlocuteurs au hasarddans le Whos Who international des avocats d'affaires,publi annuellement par les ditions Martindale-Hubbel, New York. Install dans la chambre 309 d'un palace des rives du lac deZurich, l'htel den-au-Lac, le journaliste se fait passer pourun certain Alexe Scholomicki, homme d'affaires tchque,reprsentant de la socit Trading and Consulting de Prague.Puis il appelle les uns aprs les autres les dix cabinets. Chaquefois, il sollicite un rendez-vous urgent, dans la journe. A sesinterlocuteurs il raconte l'histoire suivante : de l'osmium(matire hautement toxique) doit tre vendu par une entreprisede Tcheliabinsk (Russie) une entreprise tchque Ostrava,sans que les autorits russes en aient connaissance, la com-mercialisation d'osmium tant interdite par la Russie. Neuf des dix cabinets appels reoivent immdiatement lefaux trafiquant tchque. Personne ne vrifie srieusement sespapiers d'identit. Le trafiquant ne possde pas non plus decertificat d'origine de l'osmium; les avocats doivent doncconclure qu'il s'agit de matriel vol. Le trafiquant demandel'aide des avocats pour la premire phase de la transaction:1 kilo d'osmium doit immdiatement tre transfr pour leprix de 5,1 millions de dollars, payables comptant. Qu' cela ne tienne! Les minents avocats zurichois sontprts tout. Et ils savent y faire: la plupart d'entre eux propo-sent la cration d'une socit off shore aux les Ca7imans,mthode infaillible pour laver l'argent et effacer les traces dela transaction. Un des avocats consults opterait plutt pour leLiechtenstein. Un deuxime suggre une solution plus simpleencore: les sommes transiteront sur le propre compte bancairedu cabinet zurichois. Il est loquace: si le client avait du pluto-nium vendre, il proposerait Dub;if, o il possde de discretset efficaces correspondants. Un troisime n'a pas confiance

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    LES BARBARES ARRIVENT

    dans les les Camans; pour le trafic d'osmium, il conseille lePanama.

    Tous les cabinets contacts se font payer aux tarifs habi-tuels : entre 350 et 500 francs suisses l'heure de consultation.Le journaliste et faux trafiquant tchque en conclut qu'ils'agit, pour eux, d'une affaire tout fait ordinaire, de celles

  • que leurs cabinets traitent rgulirement. L'un demande uneavance de 10000 dollars, le deuxime veut encaisser unesomme correspondant 1 % des sommes transfres, le troi-sime, enfin, exige une prime de risque de 50 OM dollars 7.

    7. Anwaltsbros saubere Geschfte , Facts, Zurich, n' 28, 1996;

    Aufruhr in der Anwaltsbranche , ibid., n' 29, 1996; Die Bilanz, men-suel, Zurich, aot 1996.

    Le, crime organis, stade suprme du capitalisme

    Nabuchodonosor il, roi de Babylone, qui crasa l'insurrec-tion de la Jude, dtruisit Jrusalem et dporta les survivantsjuifs, fit ce rve: Et il y aura un quatrime royaume, durcomme le fer, comme le fer qui rduit tout en poudre et crasetout; comme le fer qui brise, il rduira en poudre et brisera tousceux-l. Ces pieds que tu as vus, partie terre cuite et partie fer,c'est un royaume qui sera divis; il aura part la force du fer,selon que tu as vu le fer ml l'argile de la terre cuite. Lespieds, partie de fer et partie d'argile de potier: le royaume serapartie forte et partie fragile. Selon que tu as vu le fer ml l'argile de la terre cuite, ils se mleront en semence d'homme,mais ils ne tiendront pas ensemble, de mme que le fer ne semle pas l'argile 1.

    Le capitalisme rencontre son essence dans le crime organis.Plus prcisment, le crime organis constitue la phaseparoxystique du dveloppement du mode de production et del'idologie capitalistes. Au royaume de l'argile succde leroyaume du fer.

    Le crime organis fonctionne hors de toute transparence etdans une clandestinit presque parfaite. Il ralise la maxima-

    l. Ancien Testament, Daniel 2, Le songe de Nabuchodonosor ; textecit par Jean-Marie Guhenno, in La Fin de la dmocratie, Paris, Flamma-rion, coll. Champs , 199-5.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    lisation maximale du profit. Il accumule sa plus-value unevitesse vertigineuse. Il opre la cartellisation optimale de sesactivits : dans les territoires qu'ils se partagent, les cartels ra-lisent leur profit une domination monopolistique. Mieux, ils

  • crent des oligopoles. Ixs Buyuk-baba turcs, les dirigeants de laBCCI, les boyards kleptocrates russes, les seigneurs tcht-chnes chappent presque compltement au contrle de la puis-sance publique, de son tat, de ses lois. Leurs fabuleusesrichesses chappent l'impt. Ils ne craignent ni les sanctionsjudiciaires ni les commissions de contrle des Bourses. Lanotion de contrat social leur est trangre. Ils agissent dansl'immdiatet et dans une libert quasi totale. Leurs capitauxtraversent les cyberfrontires de la plante sans aucun obstacle. Quel capitaliste, en son for intrieur, ne rve-t-il pas d'unetelle libert, d'une telle vitesse d'accumulation, d'une telleabsence de transparence et d'un tel profit?

    Qu'est-ce qui fait que le royaume capitaliste, le royaumepos sur des pieds d'argile, rsiste aujourd'hui encore et mal-gr tout au royaume de fer du crime organis ? Les managers allemands et franais d'une socit multina-tionale ou transcontinentale, le banquier priv genevois, le sp-culateur amricain ou anglais qui ravage les marchs financiersou les quartiers d'une ville sont des tres de chair et d'os. Ils ontun pass d'enfant, d'adolescent, des rves de mari, d'amant oude pre. Comme tous les tres humains, ils sont le produit d'unesocialisation complexe, familiale, rgionale, nationale. Ilsportent en eux des valeurs. L'Histoire les a faonns. Or,comme c'est le cas pour tous les autres tres humains sur cetteplante, leur thorie est constamment en retard sur leur pra-tique. Ou, comme le dit Rgis Debray, les hommes ne sontpas ce qu'ils croient tre 2 . Leurs structures mentales voluent

    2. Rgis Debray et Jean Ziegler, Il s'agit de ne pas se rendre, Paris,Arla, 1994, p. 28.

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    LE CRIME ORGANIS, STADE SUPREME DU CAPITALISME

    bien plus lentement que l'instrumentalit matrielle du quo-tidien. Le mode de production capitaliste est n, s'est dvelopp,es encore pr

    s'est panoui dans des socit' ofondment mar-

    ques par l'hritage chrtien, juif, thiste ou simplementhumaniste. Ces socits sont habites par des valeurs dedcence, de justice, de respect d'autrui, d'honntet, de sau-vegarde de la vie. Elles ne tolrent ni 1 assassinat ni l'crase-ment sans compensation du faible. Le pch leur fait horreur. Cet hritage complexe se retrouve, des degrs divers, tapisau fond de la conscience ou de l'inconscient du banquier, duPDG d'une entreprise transcontinentale ou du spculateur bour-sier. Il freine leurs actions et censure constamment leurs rves 3.

    Mais rien n'est simple. Face Ayoub Afridi, seigneur de la passe du Khyber au Pakis-tan et accus d'tre le matre de la route de l'hrisine, AghaHasan Abedi, fondateur de la Banque du crdit et du commerceinternational, Toto Riina, chef suprme de la commission dela mafia sicilienne, K. A., proconsul des Voleurs dans la loi

  • russes aux tats-Unis, le banquier genevois, le manager franaisou le spculateur de la City de Londres prouvent une rvulsionspontane. En mme temps, ils jalousent secrtement leur libert,la taille de leurs profits, le rythme effrn de leur accumulation.Ils prouvent leur endroit une brlante et irrpressible envie. Une complicit secrte et inavoue s'installe ainsi entre lesdeux royaumes. Et cela, sans que les capitalistes s'en rendentrellement compte. Leur immunit contre les sductions desseigneurs du crime s'affaiblit en consquence.

    3. L'historien britannique Eric John Hobsbawm montre d'une faonconvaincante - pour une phase prcise du devenir du capitalisme industrielanglais du xixe sicle - ce dphasage entre la matrice sociale et la pratiquedes capitalistes. Eric John Hobsbawm, Histoire conomique et sociale dela Grande-Bretagne, Paris, Ed. du Seuil, 1977, 2 vol.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    Or, l'efficacit de toute rglementation des marchs finan-ciers, des marchs d'investissement, des oprations boursires,etc., dpend en dernier lieu de l'autosurveillance et de lacoopration des acteurs. Cette autosurveillance et cette coop-ration sont aujourd'hui dfaillantes. Le commissaire principal Schwerdtfeger a t pendant delongues annes directeur de la division Criminalit organi-se de la police judiciaire du plus grand Land allemand, laRhnanie-Westphalie. Aujourd'hui conseiller spcial du prfetde police de Dsseldorf, il rsume mon propos: La crimina-lit organise, c'est du capitalisme aggrav [ver@chrfterKapitaliSMUSI 4.

    4. Kriminaloberrat Schwerdtfeger, conversation avec Uwe Mhlhoff.

    IV

    Comment dfinir la criminalit organise? e

    coutons les experts du Fonds national suisse de la recherchescientifique : Il y a crime organis [transcontinental] lors-qu'une organisation, dont le fonctionnement est proche de celuid'une entreprise internationale, pratique une division trs pous-se des tches, dispose de structures hermtiquement cloison-nes, conues de faon mthodique et durable, et qu'elle s'ef-force de raliser des profits aussi levs que possible encommettant des infractions et en participant l'conomielgale. Pour ce faire, l'organisation a recours la violence,

  • l'intimidation et cherche exercer son influence sur la politiqueet l'conomie. Elle prsente gnralement une structure forte-ment hirarchise et dispose de mcanismes efficaces pourimposer ses rgles internes. Ses protagonistes sont en outre lar-gement interchangeables 1. Les Nations unies sont plus laconiques encore. Le grouped'experts chargs de prparer le plan mondial d'actioncontre la criminalit transnationale organise , adopt lors dela confrence de Naples 2@ tablit les caractristiques sui-vantes : L'organisation de groupes aux fins d'activits cri-minelles; les liens hirarchiques ou les relations personnelles

    1. Fonds national suisse de la recherche scientifique, programme derecherche, Violence au quotidien et Crime organis, Berne, 1995, exposdes motifs, p. 6, direction Marc Pieth. 2. Confrence des Nations unies: Le crime organis et le trafic de ladrogue , Naples, 21-23 novembre 1994.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    qui permettent certains individus de diriger le groupe; lerecours la violence, l'intimidation et la corruption; leblanchiment de profits illicites. La bibliothque du palais des Nations Genve, fonde en1920 par James D. Rockefeller, est, de loin, la plus grandebibliothque de sciences sociales en Europe. Pour le conceptde criminalit transnationale organise , son ordinateur cen-tral ne suggre pas moins de vingt-sept dfinitions diffrentes.

    Aucun cartel du crime organis ne tombe du ciel. Chaquecartel possde une histoire, une sociogense, des valeurs qui le lgitiment et des conduites collectives rcurrentes quilui donnent sa structure. Nous ne pouvons ici dresser la sociogense de chacun descartels voqus dans ce livre. Nous nous contenterons d'unseul exemple : celui de la mafia sicilienne. Driv de l'arabe, le mot mafia apparat pour la premirefois dans la partie mridionale de la Sicile vers la fin duXVIE sicle. Il signifie vaillance , courage , mais aussi sret de soi et arrogance . La structure agraire de la Sicile, qui date des Normands, estbouleverse en 1812 par un dcret du roi de Naples: il s'agitde briser les forces centrifuges d'un royaume qui englobe descivilisations et des populations aussi diverses que celles de laCampanie, des Pouilles, de la Sicile, de la Calabre, de la Basi-licate, etc., de rduire les privilges fodaux et de limiter,notamment en Sicile, le pouvoir des princes. Les fodauxengagent des hommes d'honneur et crent des socitssecrtes pour rsister au dcret de Naples. Ces socits pren-nent le nom de mafia. Mais l'histoire est complexe, contradictoire : 1865 est ladate de l'unification force de l'Italie sous le rgne de la Mai-son de Savoie. Le royaume de Naples disparcit. Or, les dynas-ties (espagnoles, franaises) qui s'taient succd au cours des

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  • COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE ?

    sicles sur le trne de Naples avaient toujours t perues,dans l'inconscient collectif, comme des dynasties autoch-tones . L'tranger, c'est l'homme du Nord, le conqurant pi-montais, celui qui, par les armes, provoque la destruction del'indpendance napolitaine. La mafia se transforme : de socit secrte au service desprinces, elle devient force de rsistance l'envahisseur. Elleacquiert une crdibilit populaire, une autorit patriotique. Dumoins en Sicile. En 1893, plus de 100 000 paysans siciliens sedressent contre Rome. Dans les documents officiels romainsapparat le mot mafia pour dsigner les paysans insurgs. Nouvelle mutation la fin du XIXE et au dbut du XXe sicle:la misre force des dizaines et des dizaines de milliers defamilles pouillranes, calabraises, siciliennes ou autres mi-grer outre-mer. Sur les bateaux voyage la mafia. Elle devientrseau transcontinental. Refusant la loi de l'tat d'accueil, elle s'autonomise etdevient l'organisation d'autodfense des immigrs victimes dediscriminations. Elle se criminalise. Il existe dsormais une vieille et une nouvelle mafia. La nouvelle mafia s'tend de l'autre ctde l'Atlantique, la vieille renforce son implantation en Italiemridionale 3.

    3. Je dois mes amis de l'universit de Cosenza, notamment CarloCarbone et Luigi Gallo, des indications prcieuses. Une maison d'ditionsurtout, Rubbettino (Cosenza et Messine), joue pour la rflexion historiquesur le phnomne mafieux un rle important en publiant soit des traduc-tions, soit des travaux autochtones. Cf., par exemple: Christopher Duggan,La Mafia durante ilfascismo, 1986; Jane et Peter Schneider, Classi sociale,economia epolitica in Sicilia, prface de Pino Arlacchi, 1989; Mario Cen-torrino, Economia assistita da mafia, 1995. Parmi les travaux sociolo-giques, cf. notamment Umberto Santino, La Mafia interpretata, dilemme,stereotipi, paradigmi, 1995; Renate Siebert, La Mafia, la morte e ilricordo, 1995. Nous en viendrons plus tard l'oeuvre fondamentale dePino Arlacchi.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    En 1943, la mafia reoit une lgitimit internationale. L'ar-me, la marine amricaines prparent l'invasion de la Sicile.L'Office for Strategic Services (OSS, anctre de la CIA) estcharg de mettre sur pied une cinquime colonne; celle-ci doitaccueillir et guider les troupes de dbarquement. L'OSS prendcontact avec Lucky Luciano et d'autres parrains de la mafiad'origine sicilienne New York. Rsultat: disposant de ren-seignements sans faille, de cartes prcises - tablies par lesmafieux locaux - des emplacements des garnisons allemandes,le dbarquement est un plein succs. Les troupes amricainessont accueillies par un petit homme sec, don Calogero Vizzini,principal parrain de l'le. Au commandement amricain, ilremet une liste d' hommes d'honneur . Le commandement

  • US nomme ces mafieux maires des diffrentes villes et villagesde l'le et confere don Calogero le grade de colonel hono-raire de l'arme amricaine. Durant la Premire Rpublique italienne, la mafia siciliennejouit d'une immunit tonnante: violemment anticommunistes,les parrains sont pour les gouvernements successifs de Romedes personnages mnager: la guerre froide fait d'eux desallis. De plus, la Dmocratie chrtienne, parti constammentdominant de 1945 1992, obtient, grce aux parrains, desmajorits lectorales confortables dans tout le sud du pays 4. Fortement marqus par la rationalit capitaliste amricaine,les nouveaux parrains surgis durant l'aprs-guerre ne s'atta-chent plus - en premier lieu - au contrle de la population ou celui de la terre. Ce qui les intresse dsormais, ce sont lesmarchs : immobilier, transport maritime, import-export,banque. Les mthodes aussi changent: finie, la coexistencengocie entre familles enracines chacune dans une terre par-ticulire. Commence alors la lutte fratricide pour la domina-tion des marchs.

    4. Alexander Stille, Excellent Cadavers. The Mafia and the Death of theFirst Italian Republic, New York, Random House, Pantheon Books, 1995.

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    COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE?

    En juillet 1997, le parquet de Palerme annonce le dmant-lement d'un rseau criminel contrlant presque tous les appelsd'offre publics de la ville. Le rseau fonctionnait sous la direc-tion de Toto Riina, arrt en 1993 et condamn la prison vie. Un de ses correspondants, Angelo Siino, assura pendantdes annes la coordination entre des fonctionnaires munici-paux vreux et les grandes entreprises de travaux publics dunord de l'Italie. La mafia contrlait en particulier les chantiersdu vlodrome, de l'hpital Petraglia, du dpt des transportspublics, de l'universit... et du nouveau palais de justice 5. Aujourd'hui la mafia italienne est une des grandes puis-sances financires de la plante. Son chiffre d'affaires annuel s'lve quelque 50 milliardsde dollars. Son patrimoine immobilier dpasse 100 milliardsde dollars 6. Ce n'est nullement une organisation homogne, mais pluttun enchevtrement complexe de rseaux, de familles biolo-giques ou associations conjoncturelles qui se combattent, s'al-lient, collaborent ou se concurrencent. On peut nanmoins distinguer quatre grandes aires culturellesmafieuses. La Cosa Nostra de Sicile, dirige par une coupole (runiondes principaux chefs de clan), est la plus puissante, regroupantenviron 180 clans, 5 500 hommes d'honneur et 3 500 sol-dats (affilis). La Camorra gouverne la Campanie, l'immensergion agricole et industrielle de l'arrire-pays de Naples; ellecompte plus de 7 000 membres, organiss en 145 clans. Dansles Pouilles, sur la cte adriatique, rgne la Sacra Corona Unita,forte d'un millier d'hommes; elle a t cre, implante auxixe sicle par des transfuges de clans siciliens et de Campanie.La Calabre est la rgion qui a t le plus longtemps dlaisse,

  • 5. Dpches d'agences, in La Tribune de Genve, Genve, il juillet1997.6. Alexander Stille, Excellent Cadavers, op. cit.

    5 1

    LES BARBARES ARRIVENT

    par le royaume de Naples d'abord, par l'Italie unifie ensuite.Dans ses montagnes splendides, mais difficilement accessibles, sesont rfugis aux cours des sicles des Albanais fuyant l'occupa-tion ottomane, des Sarrasins convertis, des juifs sfarades, desprotestants perscuts du Nord. Une ancestrale tradition de ban-ditisme, vivant du pillage des voyageurs qui se rendent du nord ausud ou du sud au nord, a donn naissance la N'Dranghetta.Ses 80 clans rassemblent aujourd'hui environ 5 000 membres.

    Le ten-ne mme de mafia s'est rcemment universalis.Dans les rpubliques surgies des ruines de la dfunte Unionsovitique, par exemple, les bandes criminelles s'intitulentelles-mmes mafyia, leurs soldats mafiosniki. C'est galementles termes que leur appliquent les documents officiels (et parextension les autorits policires qui combattent ces bandes enEurope occidentale). Aujourd'hui, le terme de mafia est devenu synonyme,partout dans le monde, de crime organis . Pour s'enconvaincre, il suffit de consulter cet tonnant documentqu'est le CD-Rom Krim-Dok, quilcontient en 1997 plus de100 000 entres provenant des 177 Etats membres de l'Organi-sation internationale de police criminelle (OPIC, appele fami-lirement Interpol ) 7. Entre les diffrentes mafias agissantes sur notre plante, il existeune concurrence froce. Des guerres frquentes entre mafiasd'origines gographiques, sociales, nationales, culturelles diff-rentes font chaque anne des centaines de morts. Des collabora-tions ont lieu. Des collaborations toujours fragiles, ponctuelles.Ou, comme le dit Robert Putnain, at bestjoint-ventures : au

    7. Krim-Dok, CD-Rom dit par la Fachhochschule fr Polizei, Villin-gen-Schwenningen, Allemagne. 8. Robert Putnam, en collaboration avec Robert Leonardi et RaffaelaNanetti, Making Democracy Work. Civic Traditions in Modern Italy, Prin-ceton University Press, 1993.

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    COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE?

    mieux des cooprations conjoncturelles, contingentes, durant untemps rduit. En ce qui concerne les joint-ventures voqus par Futnam, ilconvient de nuancer: de grands cartels criminels d'originerusse, italienne, caucasienne, colombienne, nord-amricaine,chinoise ou japonaise dominent aujourd'hui dans le monde lesprincipaux secteurs conomiques o s'accumulent des capi-taux criminels. Ce sont ces organisations multinationales qui,entre elles, concluent des accords de collaboration occasion-nelle, signent des conventions de partage temporaire des mar-

  • chs, se concdent mutuellement des aides logistiques. Parcontre, entre ces grands cartels et les bandes criminelles plusentre le crime organis

    traditionnelles, plus locales - bref,transcontinental et le milieu proprement dit -, il n'y a niaccords ni partages. Un cartel multinational dcide-t-il deconquenr un secteur conomique, un march spcifique? Deprendre en main une rgion donne ? Ses soldats liminent laKalachnikov les truands locaux. Un exemple: au dbut des annes 90, la Cosa Nostra sici-lienne dcida de prendre en main la rgion du Dauphin. Laprostitution, l'escroquerie l'assurance, les machines sous,le racket de commerants, notamment de restaurateurs, taienttraditionnellement entre les mains d'un milieu grenoblois bienstructur et somme toute assez paisible. Le dcret de la CosaNostra changea tout cela. Les truands locaux qui refusaientd'vacuer le terrain furent abattus les uns aprs les autres. Lamthode tait toujours la mme: deux hommes moto, cagou-ls et casqus; l'un conduit, l'autre tue. Vite et bien. En pleinerue gnralement. Pendant la phase paroxystique de cette campagne d'limina-tion (dcembre 1995-mai 1996), sept Grenoblois mordirentainsi la poussire. Un truand de trente-deux ans fut excutde deux dcharges de chevrotine sur un parking de la ville, le17 mai 1996. Avant lui, deux autres dirigeants locaux impor-tants avaient t assassins : Jean-Pierre Zolotas et Antonio

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    LES BARBARES ARRIVENT

    Sapone. Trois autres victimes possdaient des casiers judi-ciaires vierges 9. Le dernier tmoin potentiel des policiers du SRPJ de Lyonest actuellement immobilis sur un lit d'hpital, les poumonsperfors, la langue coupe, la mchoire dtruite, les os du bassin et des paules briss. Il tente de tapoter ses rponses auxquestions des policiers avec ses derniers doigts valides sur unemachine spcialement amnage.

    Tout l'immense champ de la criminalit conomique est pra-tiquement absent de notre livre. Je ne l'voque ici que pourbien montrer la frontire qui le spare du crime organis. Interpol value 500 milliards de dollars les dommagescauss en 1996 aux pays d'Europe occidentale par cette crimi-nalit conomique. Francfort-sur-le-Main est la premire place financire ducontinent. Les crimes qui s'y commettent relvent de la com-ptence de la police judiciaire (Landeskriminalamt) du Landde Hesse. Le commissaire principal Fach, directeur adjoint dela division Criminalit organise du Landeskriminalamtet ses collgues Hofer et Krieg disposent d'une expriencepratique d'une richesse exceptionnelle. Krieg constate: Enmatire de criminalit conomique, les acteurs sont connus

  • dans 99 % des cas. Mais il est extrmement difficile de lespoursuivre : plus le dlinquant est haut plac dans la hirarchiede l'entreprise, plus il est couvert par cette hirarchie. Le cais-sier d'une banque qui commet des escroqueries est dnonc la police. Un chef de division de la mme banque chappe ladnonciation; il est chass discrtement. Si l'escroc est unmembre de la haute direction, la hirarchie ngocie son

    9. Les policiers du SRPJ (service rgional de la police judiciaire) deLyon ne les considrent pas comme des truands, mais comme des vic-times annexes .

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    COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE?

    silence, suggre son dpart et s'arrange l'amiable : rembour-sement ventuel, retraite dore, etc. En matire de criminalitconomique, les entreprises qui en sont victimes donnent tou-jours la prfrence la sauvegarde de leur renom et la pro-tection de la confiance que le public leur accorde 10.

    Je cite la distinction entre criminalit transcontinentaleorganise et criminalit conomique tablie par WinfredHassemer" qui, comme professeur de droit pnal l'univer-sit de Francfort-sur-le-Main, est une autorit en la matire:pour lui, la criminalit organise se caractrise essentielle-ment par sa capacit terroriser, paralyser, ventuellementcorrompre l'appareil judiciaire et l'appareil politique. Les cri-minels conomiques ne disposent pas de tels pouvoirs. Autre-ment dit, seules les organisations criminelles qui sont assezpuissantes pour infiltrer des gouvernements, des parlements,des administrations policires et des palais de justice - bref,pour paralyser le bras qui thoriquement doit les frapper -obtiennent une impunit relle et permanente. Elles crentune contre-socit capable de ngocier avec l'tat de droit.Elles s'assurent un rechtsfreier Raum, un espace o aucunenorme sociale, aucune loi, aucune sanction judiciaire ne vientgner leurs affaires. La thorie de Hassemer est pleinement opratoire dans despays comme la Russie, la Colombie, ventuellement l'Italie.Elle ne peut s'appliquer qu'avec des rserves aux cas de laFrance, de l'Allemagne ou de la Suisse.

    10. Commissaires principaux Fach, Hofer et Krieg; conversation avecUwe Mhlhoff. Il. Winfried Hassemer, Innere Sicherheit im Rechtsstaat , in revueDer Strafverteidiger, n' 12, 1993.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    Explorons plus avant la diffrence entre criminalit organiseet criminalit conomique. Les micitres du crime organis

  • acquirent leur capital de faon illgale; ils l'augmentent de lamme manire; pour le faire fructifier, multiplier et prosprer,ils utilisent galement des stratagmes criminels. L'agent de lacriminalit conomique procde diffremment: son capital- entreprise industrielle, commerce, banque, terres, etc. -, il l'aachet, hrit ou cr de la manire la plus lgale. Mais si encours de route des obstacles se dressent, si une crise menacede dtruire les profits, ou mme le ca ital, il recourt, pourles dfendre, des moyens criminels. p

    A titre d'illustration, j'voque deux cas antinomiques : K. A.,dit le MoCitre , que nous rencontrerons plus loin dans ce livre,rgne sur un des principaux empires de la mafia russe et com-mande une arme de raketiri. Tous ses immenses capitauxont t accumuls par des moyens entirement criminels. K. A.pratique la criminalit organise. Voici maintenant l'illustra-tion de la criminalit conomique: un grand avocat zurichoisavait fond une socit d'investissement, runissant par voied'annonces des capitaux lgaux. A la suite d'investissementsmalheureux, la socit se trouva en difficult. L'avocat procdaalors une augmentation du capital. Il fabriqua un prospectusmensonger et induit en erreur les nouveaux bailleurs de fonds.L'avocat fut condamn pour escroquerie et ray du barreau.

    La violence prend elle aussi des significations diffrentesselon qu'elle s'applique au service du crime organis ou celui de la simple criminalit conomique. Certains tueurs professionnels la solde des seigneurs ducrime russes circulent avec une totale libert dans les palacesdes tats-Unis, de Russie et d'Europe. Munis de leurs atta-chs-cases, dots de l'armement le plus moderne, ils gorgent,excutent, empoisonnent toute personne, quels que soient sanationalit, son ge, son statut social ou sa fonction, que leur

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    COMMENT DFINIR LA CRIMINALIT ORGANISE?

    dsignent leurs mzcitres. La violence des seigneurs russes sert acqurir du capital, protger celui-ci contre la concurrence, l'accumuler, le faire voyager ou le cacher. Prenons maintenant l'exemple d'un tueur au service de cri-minels conomiques: Joo Lelo, gant brun d'une cinquan-taine d'annes, qui a sur la conscience, si j'ose dire, la mortde centaines de posseiros, de journaliers agricoles, de syndi-calistes paysans, est un pistolero employ par les latifun-diaires de Rondonopolis, tat du Mato Grosso (Brsil). Le3 dcembre 1995, il commet une erreur fatale. A la fin d'unefte populaire, accompagn de deux jeunes beauts locales, ilmonte dans sa voiture, une Toyota 4 x 4 rouge. Il renvoie sescinq gardes du corps. L'aube se lve sur le Mato Grosso. Uninconnu, cheveux longs, blue-jean, s'approche de la voiture etexcute Joo de six coups tirs bout portant avec un revol-ver muni d'un silencieux. Les capacits professionnelles, l'nergie criminelle, la cruautpersonnelle des tueurs russes et de Joo Lelo sont les mmes.Mais les premiers agissent au service et au nom des plus puis-sants cartels de la criminalit transnationale organise, l'autreau service de latifundiaires, dont les droits de proprit sont

  • certifis, dans certains cas, depuis le temps de Joo 11, roi duPortugal, au xviie sicle.

    J'insiste: Je ne tiens pas la criminalit conomique pour unphnomne mineur. Les ravages qu'elle fait dans les cono-mies d'Europe occidentale et les torts qu'elle porte chacund'entre nous sont terribles. Mais notre livre est consacr unennemi plus dangereux encore: le crime organis transfronta-lier. C'est lui qu'il s'agit de dmasquer, de comprendre, decombattre en priorit.

    v

    Tuer pour rgner

    Lorsque, la fin du mois de mai 1453, les armes ottomanesde Mehmet le Grand, dont le but avou tait la destruction dela chrtient byzantine, se trouvrent sous les murs deConstantinople, les thologiens partisans de Gustiniani et ceuxqui dfendaient les thories de Notaras continuaient s'pui-ser dans des discussions striles. Sur les murs brchs, l'em-pereur Constantin XI fit porter les icnes afin de faire reculerpar la magie des images les forces de l'Antchrist 1. Aujourd'hui les seigneurs du crime organis assigent nossocits dmocratiques. Relisant les subtiles rsolutions desNations unies, les procs-verbaux des interminables dbats duParlement europen ou les actes des colloques que juges, poli-ciers et universitaires consacrent rgulirement la criminalittransnationale organise, j'ai l'impression que nos autoritsprocdent de la mme faon que Constantin XI: la violencebrutale de l'agresseur, ils tentent d'opposer la magie du verbe.Ils organisent des colloques et entassent des rapports. Victor Hugo crit: Le mot tient le globe sous ses pieds. Etl'asservit. Nos actuels gouvernants semblent partager cet avis.Grossire erreur! Les seigneurs du crime n'argumentent pas, ne parlent pas,ne ngocient pas: ils tuent.

    1. Louis Brhier, Vie et Mort de Byzance, Paris, Albin Michel, 1946,rd. 1969.

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    TUER POUR RGNER

    L'exercice de la violence est consubstantiel tous les car-tels de la criminalit organise. Elle est exerce par des unitsindpendantes, spcialement quipes et entrECines cet effet.Ces units rpondent directement aux dirigeants suprmes del'organisation. Leurs tches soni multiples: elles assurent la scurit phy-

  • sique des diffrents oprateurs de l'organisation. En deuximelieu, elles garantissent la discipline interne, excutant sans pitiles trcitres et les simples suspects. Enfin, lorsque les prposs la prospective et au marketing identifient un nouveau champd'action, les units de scurit sont charges de l'liminationsystmatique des concurrents du secteur conomique concern.Une des raisons majeures des profits souvent astronomiquesqu'accumulent les cartels rside dans le fait que ceux-ci jouis-sent d'une position de monopole dans le secteur o ils oprent.Monopole obtenu par la violence souvent la plus brutale.

    Tous les ans, Interpol publie une statistique des assassinats,meurtres et homicides volontaires, fonde sur la compilationdes statistiques nationales. Elle permet de mesurer la violencecriminelle dans chaque pays 2. La Colombie est ainsi le pays en tat de paix le plus violentdu monde. Interpol a enregistr, en 1996, 25 723 assassinats,meurtres, homicides intentionnels pour une population globalede 36 millions d'habitants. Le meurtre est la premire causede dcs en Colombie, se situant avant toute maladie connueet avant les accidents de la route.Taux de dcs par homicide volontaire en Colombie en

    2. Une rserve : la statistique comporte des homicides qui ne sont pasdirectement le fait du crime organis; par exemple, les meurtres passion-nels, les assassinats commis par des dlinquants isols, etc.

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    LES BARBARES ARRIVENT

    1996: 77,4 victimes par 100 000 habitants. Les tats-Unis ont produit en 1996 un peu plus de 25 000 tus par homicidevolontaire. La Chine arrive loin derrire: environ 16 000 per-sonnes tues par des mains criminelles en 1996; cela dans unpays de plus de 1,2 milliard d'habitants. Les sicaires colombiens sont la plupart du temps de trsjeunes gens, sans aucune formation scolaire, confronts unevie de misre, de chmage permanent et qui, pour aider leursfamilles, se sont engags comme tueurs. Nombre d'entre euxsont des catholiques fervents : avant chaque assassinat, ils serendent l'glise, prient leur saint favori et brlent un ciergedevant sa statue pour la russite de leur entreprise 3.

    Au sein des cartels de la criminalit transcontinentale orga-nise, la violence constitue le principal facteur de promotion.Elle assure la mobilit sociale verticale. Ce sont les qualitspersonnelles du soldat , son intelligence, sa ruse, sa micitrisede soi, mais surtout sa brutalit et son sang-froid qui dcidentde son ascension. Prenons le cas de Giovanni Brusca, dit le Porc , succes-seur de Toto Riina la tte de la commission de la Cosa Nostra.N en 1964, il est venu au monde dans une famille mafieuse deSan Giuseppe Jato, bourg montagneux, situ mi-chemin entrePalenne et Corleone. Cou de sanglier, barbe et cheveux noirs,petits yeux perants, Brusca est un tueur talentueux. Il doit sa

  • rapide accession au sommet quelques actes de violence parti-culirement russis. Le 23 mai 1992 est une journe radieuse: trois voitures blin-des, transportant le juge Giovanni Falcone, sa femme et sesgardes du corps, foncent 160 km/heure sur l'autoroute Mes-

    3. Gabriel Garcia Marquez, Journal d'un enlvement, Paris, Grasset,1997.

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    TUER POUR RGNER

    sine-Palerme, qui longe la mer. Sur une colline surplombantun pont, Brusca et ses complices observent. Tout coup, lesdoigts de Brusca poussent une manette: plus bas, sur la route,une formidable explosion projette en l'air le convoi, dchique-tant Falcone, son pouse et trois jeunes policiers. Deux mois plus tard, le collgue, ami et successeur de Fal-cone, le procureur Paolo Borsellino - voiture blinde, gardes -,rend visite sa mre, Palerme. Son convoi saute sur unebombe, actionne par Brusca. Cette fois encore, il n'y a aucunsurvivant. Lors de l'attentat contre Falcone et les siens, un compliceavait prt main-forte Brusca: Santino Di Matteo. Arrt,Santino dcide de collaborer avec la police. Le Porc, ayant faitenlever le fils de Santino, Giuseppe, onze ans, l'trangle de sespropres mains, puis jette le petit corps dans un bain d'acide. En mai 1993, Agrigente, le pape Jean-Paul Il condamnesans quivoque la criminalit organise, ses meurtres, la CosaNostra. En reprsailles, Brusca ordonne l'attentat la bombecontre la basilique Saint-Jean-de-Latran, aux portes de Rome,un des monuments chrtiens les plus anciens du monde occi-dental. Ces actes de bravoure valent au Porc une carrire fou-droyante l'ge de 29 ans, il accde la tte de Cosa Nostra.

    VI

    La loi de la tribu

    Dans la construction des organisations criminelles l'ethno-centrisme joue un rle dterminant. Il suffit pour s'en rendrecompte d'couter les rcits de juges d'instruction franais,autrichiens, allemands, anglais aux prises avec des bandeskazakhes, tchtchnes, kosovares, cinghalaises, etc. Exasprs,les juges se he