2ême partie l'irruption du chemin de fer
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0 CONSTRUCTION DE LA VOIE FERREE
" . . . on peut affirmer hardiment que le rail-toa'j de Montauban à Villefranche est le tronçon le plusadmirable que les ingénieurs français aient mis jusqu'à ce cour à exécution.
De Montricoux à travers Bruniquel, Penne, La-guépie, Saint-Antonin, Najac, jusqu'au commencement dela fertile vallée qui finit à Villefranche, la voie fer-rée serpente comme l'Aveyron et semble s'enlacer aveccette fraîche rivière: tantôt elle la côtoie, tantôtelle la franchit audacieusement; tantôt elle la repous-se, la domine, la pénètre, tantôt enfin elle la quittepour la rejoindre bientôt encore. Bien ne l'intimide,ni les roches cent fois plus dures que l'acier, ni cesabîmes profonds, ni les montagnes escarpées: par la vo-lonté savante de nos ingénieurs, l'Aveyron et la voieferrée formeront désormais, on peut le dire, une tresseprodigieuse. Tout ce que la science la plus haute a pudeviner, tout ce que la hardiesse la plus froidement ré-fléchie a pu imaginer, tout cela se trouve et se voitdans ce réseau fabuleux; et si nous ajoutons que lesbeautés naturelles les plus inconnues et les plus émou-vantes luttent d'une manière incessante avec les mer-veilles de l'art, nous n'aurons donné qu'une idée impar-faite de ce qu'on peut éprouver en le parcourant. . . .
Sur la ligne de Villefranche à Montauban onjouit encore, et d'une manière presque constante, d'unspectacle à peu près inconnu sur les autres lignes; c'estle coup-d'oeil merveilleux offert par le ruban des wagons,serpentant sur les courbes incessantes de la voie ou biendisparaissant dans les ténèbres des tunnels. Ce spectacleréservé surtout aux voyageurs des voitures de l'arrière,est saisissant et presque fantastique; il semble qu'unegrosse cavale noire, hennissant et vomissant des torrentsde fumée, va vous entraîner à tout jamais dans les entrail-les de la terre.
Nous avons Vu les natures les plus incultes, lesplus grossières et les moins impressionnahilzi en apparencesaisies d'une stupéfaction ou d'une joie instinctive encontemplant ce magnifique spectacle; quelle sera donc l'ad-miration des âmes d'élite ?(1)
Cl). Courrier de Tarn et Garonne: 1-5-1858.
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La ligne de chemin de fer de Saint-Antonin, bien qu'aujourd'
nui fermée depuis plus de 20 ans, n'a pas fini de susciter dans les
esprits, des interrogations, un étonnement, des controverses. La gare,
vidée de ses quais, guichets, salles d'attente, affiches, horaires,
propriété aujourd'hui des services de l'Equipement, demeure pour beau-
coup " la gare " et les maisonnettes des garde-barrières, malgré les
haies dont elles s'entourent, les transformations dont elles sont
l'objet, ne sont pas encore des résidences secondaires ( ou principa-
les ) tout à fait comme les autres. Le paysage ferroviaire résiste à
sa mise à mort et il reste investi d'une mémoire collective longue
à se taire et à faire silence des rumeurs, des rêves, des errances
qui l'ont parcouru; comme de l'habileté et du travail des hommes qui
l'ont construit. Et jusqu'au bitume dont on a recouvert le ballast
qui partout épouse la douceur inhabituelle des courbes et des pentes,
la splendeur des ouvrages qui le supportent.
Et justement, une des choses qui nous semble étonner le
plus souvent les Saint-Antoninois c'est la dimension des ouvrages de
cette ligne (partout prévus pour recevoir deux voies) surprenante eu
égard à son destin pitoyable. Beaucoup y voient le signe d'une volon-
té ou d'un projet stratégique. Lewis Carroll dirait peut-être:" la
stratégie c'est ce qui reste quand on a démonté les rails" . Pour une
part, cette croyance nous semble en effet relever d'un humour assez
cocasse qui renvoie à nos supposés " stratèges ", au delà de la pompe
et de l'emphase de leurs ouvrages, le miroir de leurs échecs et de
leurs velléités pesantes. Pour une autre part, cette qualification
de " stratégique " attribue au pouvoir politique (et économique)
maître d'ouvrage " une volonté cohérente, un plan d'ensemble dont
la ligne (et jusqu'à son échec) serait la trace visible. Les archives
que nous avons pu consulter donnent à voir une vérité qui paraît aux
antipodes d'un plan stratégique. La ligne de Saint-Antonin, au con-
traire,a été le produit d'une conjonction fragile et hasardeuse de
projets et d'intérêts contradictoires, de coups de force, d'engagements
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non tenus, de crocs-en-jambe, de volontés de puissances tour à tour
velléitaires ou féroces et où l'intérêt local a compté à peu près
pour rien. Une logique qui s'apparente davantage à celle d'une par-
tie de poker qu'à un plan cohérent donc. C'est ce que nous allons
nous efforcer de mettre en évidence.
UNE LOGIQUE ETRANGERE A L'INTERET LOCAL
Beaucoup de voies ferrées fermées, en France, depuis 30
ans, appartenaient au réseau secondaire (dit parfois réseau Frey-
cinet) construit pour l'essentiel entre 1880 et 1914. La ligne de
Saint-Antonin se distingue radicalement de ces lignes par deux
caractéristiques essentielles: d'une part, elle a été conçue et
construite très tSt (entre 1853 et 1858, soit bien avant Paris-Tou-
louse), d'autre part elle faisait partie d'un vaste projet issu de
ce que les historiens appellent la " railway mania " et des spécu-
lations effrénées qu'elle déclencha à l'orée du Second Empire. Ce
projet, c'est celui du "Grand Central ". Il s'agit alors pour les
hommes d'affaires qui en sont les promoteurs, d'occuper le triangle
délimité par les trois grandes lignes qui sont alors en voie d'achè-
vement: Paris-Bordeaux (compagnie d'Orléans), Paris-Lyon-Marseille
(qui va progressivement s'unifier sous la houlette de la compagnie
P.L.M) et Méditerranée-Bordeaux par Toulouse et Montauban (compagnie
du Midi).
Le projet à long terme des promoteurs du Grand Central
comporte à la fois une grande radiale qui, venant de Paris, traver-
serait les hautes terres du Massif Central (par Clermont) pour se
raccorder à la ligne du Midi à Montauban (via Capdenac et Saint-An-
tonin), et des transversales (Lyon-Bordeaux et Lyon-Périgueux-La
rochelle et Nantes).
L'idée semble en partie anglaise puisqu'au moment de la
première concession de la lign'feyflontauban au Lot (1853), on rencon-
tre quatre concessionnaires anglais (trois banquiers et Hutchinson,
président du Stock Exchange de Londres) sur un total de huit. Côté
français, outre le duc de Morny, qui a des intérêts à Clermont (et
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qui sera plus tard à la tête du gouvernement) et à Aubin, les con-
cessionnaires sont des membres du corps législatif et des hommes
d'affaires qui ont la haute main sur le bassin d'Aubin.
Malgré le climat " libéral " (en affaires!) et libre-
échangiste qui prévaut alors, cette origine anglaise vaudra quel-
ques déboires au Grand Central (I). Lorsque ses statuts sont exa-
minés par le Conseil d'Etat, l'appellation de " Cie du Grand Cen-
tral de France " est d'abord refusée et il faudra que de Morny
fasse valoir que les actions sont déjà imprimées sous ce titre
pour qu'elle soit finalement acceptée.
A l'opposé de groupes financiers comme Pereire qui se
taillent des empires dans le chemin de fer en absorbant les diffé-
rents tronçons de grands itinéraires (stratégie de concentration:
P.L.M, par exemple), la stratégie de la compagnie du Grand Central
semble d'occuper le terrain en ordre relativement dispersé pour se
mettre en position d'être la cheville ouvrière obligée des regrou-
pements et des fusions dont la nécessité commence à apparaître.
(1). Le terme de Grand Central copie le nom de lignes américaines etanglaises.
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En ce sens, le Grand Central est une opération spécula-
tive assez classique. Sur le plan financier, elle fait appel ex-
clusivement à l'épargne privée, ce qui la distingue des autres
compagnies, très généralement subventionnées (1), pour une partie
de leurs investissements.
Au demeurant, les premiers tronçons concédés,en 1853,
au Grand Central sont assez modestes: 155 kilomètres pour la ligne
de Périgueux à Coutras (c'est une transversale Çst-Ouest) , 60 kilo-
mètres pour la ligne de Clermont à Lempdes (c'est un tronçon que ses
promoteurs espèrent raccorder au nord vers Paris, au sud-Ouest par
Capdenac et à l'est vers Lyon). Cette dispersion des concessions
résulte, pour une part, des hésitations de l'Etat: la conception ..
d'un réseau unifié et centralisé autour de Paris n'est pas encore
fixée, les réticences du corps des Ponts et Chaussées à abandonner
le chemin de fer à l'initiative privée sont encore nombreuses, les
urgences électoralistes sont pressantes et les intérêts des grands
notables locaux orientent, le plus souvent, le choix des priorités.
Il est remarquable, à cet égard, que la dispersion des
trois premiers tronçons concédés au Grand Central satisfait à la
fois les intérêts à Périgueux de Magne, Ministre des Travaux Publics,
ceux du duc de Morny à Clermont et ceux des propriétaires d'Aubin.
Quant à la ligne du Lot à Montauban, sa conception semble
relever moins d'une préoccupation de desserte locale (de Morny
écrit dans une lettre: "... nous ne passerons pas par Figeao, nous
n'y trouverions rien..." (2)) que du modèle des lignes d'évacuation
minières et sidérurgiques caractéristiques des premières entreprises
de chemin de fer (3). D'ailleurs, on ne trouve quasiment pas trace,
dans les archives de la compagnie, d'enquêtes ou de prévisions de
trafic pour les localités traversées par la ligne.
(I). La loi cadre de 1842 qui régit alors le chemin de fer, a posépour principe que les grands travaux d'infrastructure non rentablesseraient à la charge de l'Etat tandis que la pose des rails, lafourniture du matériel, l'exploitation et la sécurité seraient con-cédées à la grande bourgeoisie d'affaires organisée en compagnies,par des baux de 99 ans.
(2). Archives nationales: lettres de la direction du Grand Centralau Ministre des Travaux Publics.
(3). Modèle qui est encore assez répandu dans le Tiers Monde.
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Un seul rapport, cité par le Courrier de Tarn et Garonne
nous est connu: " 25 voitures ou diligences partent tous les jours
de Montauban pour divers lieux du département ou pour les villes
avoisinantee. 545 voyageurs empruntent ces voitures dont 97 par-
tent de Montauban." (1). L'indigence du trafic qu'il signale
serait d'ailleurs plutôt de nature à décourager les promoteurs !
A propos du Grand Central, et de la même période^R. Caralp-Landon
note également que " l'absence d'enquêtes approfondies auprès
des populations est une preuve de l'indifférence vis à vis de la
desserte locale." (2).
La décision de faire passer le tronçon du Lot à Montauban
par Saint-Antonin est donc tout 3 fait étrangère aux intérêts de
la cité. Elle est due exclusivement au hasard qui a placé Saint-
Antonin sur l'axe des intérêts du groupe d'Aubin, propriétaire,en
dehors des concessions minières et des usines d'Aubin, de conces-
sions minières autour de Villefranche et des forges de Bruniquel.
Dès que l'annonce de la concession du tracé est connue
â Albi, une campagne de presse s'y déclenche pour réclamer son dé-
tournement par Carmaux et Albi, via Toulouse par le sud du Massif
de la Grésigne (3). Dans une optique de développement régional, le
projet était d'autant moins absurde qu'il évitait à la ligne les
difficultés considérables des gorges de 1'Aveyron. L'ingénieur de
la compagnie du Grand Central répond à ses détracteurs albigeois:
" Vous savez comme moi que j 'avais pour mission de tracer aux pro-
duits minéraux du bassin houiller de l''Aveyron et des grandes usi-
nes de Decazeville et d'Aubin, la voie la plus courte pour attein-
dre la vallée de la Garonne en un point qui leur permît de paraî-
tre avec un égal avantage sur les marchés de Toulouse, d'Agen et
de Bordeaux..." (4). Inquiets de cette offensive, les édiles de
(1). Courrier de Tarn et Garonne du 8-4-1852.
(2). R. Caralp-Landon: "Lés chemins de fer dans le Massif Central",
Paris, 1959.
(3). Ce tronçon sera finalement construit quelques années plus tard(embranchement à Lexos) et son ouverture entamera le processus demarginalisation du tronçon Lexos-Montauban.
(4). Le Journal du Tarn du 2-7-1853.
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Montauban pétitionnent à leur tour et offrent à la compagnie un
terrain de huit hectares sur lequel sera construite^plus tard^la
gare de Villenouvelle ( celle de Villebourdon appartenant à la
compagnie du Midi ) . Il est clair que l'argument du " chemin le
plus court " est assez spécieux et que l'objectif essentiel du
Grand Central, dans ce conflit de tracé, est d'offrir un avantage
commercial au bassin d'Aubin. Avantage qui n'est d'ailleurs pas
mince (bien que temporaire). A l'époque, il n'est, en effet, pas
rare que le transport par voie de terre double le prix du charbon
ou des produits sidérurgiques.
CONSTRUCTION DE LA LIGNE ET CAPITALISME SAUVAGE
La construction de la ligne du Lot à Montauban est entre-
prise avec une célérité assez remarquable. Fin décembre 1853, les
travaux sont adjugés à un seul entrepreneur (Lacroix) pour un mon-
tant de 165.000 francs par kilomètre (1) " pour l'acquisition des
terrains, la réalisation des travaux d'art et de terrassement pour
deux voies et la pose d'une voie". Cette adjudication porte la tra-
ce d'une " indélicatesse " de taille, puisque six mois plus tôt la
compagnie, pour obtenir une augmentation de 28% de son capital so-
cial (porté à 90 millions) s'est engagée à poser deux voies et des
rails de 45 à 50 kgs/mètre. Les rails commandés dans le cadre de
l'adjudication pèsent 37,5 kgs/mètre et la pose de la deuxième voie
a été, entretemps, oubliée! Le traité passé entre Lacroix et la
compagnie stipule que les travaux devront être finis le 1er avril
1856 (ce qui fait à peu près deux années pour construire 141 kilo-
mètres de ligne).
Dès janvier 1854, le matériel d'exploitation est commandé
soit: 19 voitures de première classe, 36 voitures de seconde classe,
76 voitures de troisième classe, 19 fourgons à bagages, 4 wagons
écuries, 225 wagons couverts (marchandises), 225 plates-formes, 200
wagons à houilles et minerais et 28 locomotives et tenders. La com-
position de ce parc de matériel confirme, s'il en était besoin, la
(I). A titre de comparaison, le budget de la commune de Saint-Anto-nin est de l'ordre de 30 à 40.000 francs, à la même époque.
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spécialisation industrielle et minière de la ligne.
Lacroix semble vouloir aller vite en besogne puisqu'en
avril 1854, il demande " quelle prime il aurait si les travaux
sont finis avant le 1er avril 1856". Il ne semble pas craindre les
initiatives, demandant également quelle prime il peut escompter par
kilomètre de raccourcis. La compagnie lui promet 100.000 francs s'il
termine les travaux avant l'échéance et 19.200 francs par kilomètre
de raccourcis.
Sous la férule de cet homme, l'exécution des travaux et la
vie des chantiers semblent prendre une tournure très " Far-West".
Partout sur le tracé (1), des plaintes s'élèvent pour occupations de
terrains sans autorisation, pour destruction de chemins et l'exécu-
tion des travaux attend rarement les arrêtés et autorisations préfec-
torales requises. Ce capitalisme " sauvage " est, au demeurant, assez
largement soutenu par l'autorité préfectorale qui pratique assez cou-
ramment le double langage. Quand des conflits locaux surgissent, le
Préfet prend le plus souvent le parti de diligenter les choses et de
couvrir les intérêts de la compagnie (les Maires sont alors nommés
par le pouvoir politique) se réservant de se plaindre auprès du Mi-
nistre des exactions qui font l'objet des plaintes les plus graves.
Dans une lettre du 14 avril 1854, les administrateurs de
la compagnie, sommés de s'expliquer sur ce climat, répondent dans
les termes suivants : "... aux abords de Najac, nous avons 3 ou 4
souterrains successifs où on a fait des reconnaissances de terrain
par des sondages. Il suffirait de quelques ouvriers seulement: les
habitants du bourg sont venus en masse et s'emparant (sic) des
brouettes de l'entrepreneur, ils se sont mis au travail, ne récla-
mant que 0,30 francs par jour, tant leur misère est grande. Nous
avons donné des ordres pour au 'on n 'en abusât pas et l'entrepreneur,
lui-même,est allé au devant de nos intentions . Mais enfin, on oc-
cupe ces ouvriers tant bien que mal dans des escarpements de rochers
... persuadés que dans l'intérêt de ces malheureux, Vous voudrez
bien non pas autoriser mais laisser continuer une ébauche de travail
pour lequel la compagnie garde toute sa responsabilité ...".
(1). Et notamment devant la Justice de Paix de Saint-Antonin.
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Même son de cloche dans une lettre de novembre de la
même année: ...procurer du travail aux habitants nécessiteux des
localités traversées par le chemin de fer... Il est vrai que l'en-
trepreneur a (aussi) voulu profiter des basses eaux actuelles pour
fonder quelques ponte non encore approuvés mais il l'a fait à ses
risques et périls et malgré nous...".(1)
A la même époque, les administrateurs de la compagnie
obtiennent la concession d'une prolongation de la ligne d'Aubin à
Rodez. Par ailleurs, ils subventionnent assez généreusement (1.600
francs pour le rédacteur en chef, 6.000 francs pour le journal) un
journal de l'Aveyron ( " l'Aigle " ) : " Ce journal paraît tous les
deux jours maie comme il est favorable à la compagnie, il serait
mieux qu'il paraisse chaque jour." remarque alors.le conseil d'ad-
ministration.
Mais très vite, le zèle de l'entrepreneur et de la com-
pagnie va être contrarié par la pénurie de rails qui sévit, alors,
partout en France. Decazeville fournit toute sa production à la
compagnie du Midi et Aubin, dont les installations paraissent vé-
tustés, n'arrive pas a honorer ses commandes. Le grand Central
prête plusieurs millions à Aubin pour moderniser ses installations,
adresse des demandes pressantes d'autorisations, au ministère, pour
importer 10.000 tonnes de rails anglais, menace de suspendre les
travaux pour protester des lenteurs de l'administration 3 lui ré-
pondre (2) et finalement achète l'ensemble du domaine industriel et
minier d'Aubin (y compris Bruniquel) pour assurer la sécurité de
ses approvisionnements (3).
Ces difficultés semblent décourager Lacroix qui comprend
sans doute qu'il ne pourra pas tenir les délais prescrits par son
contrat. En outre, il semble qu'à l'improvisation des débuts , suc-
cède un contrôle plus rigoureux des travaux par le personnel que
(I). Archives nationales: lettre des administrateurs au Ministredes Travaux Publics.
(2). Il faudra plus de neuf mois pour que l'autorisation soit ac-cordée.
(3). Dans le même temps, la compagnie échoue 3 acquérir Decazevilledont le capital semble lié â celui de compagnies concurrentes duGrand Central.
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la compagnie met en place, tout au long du tracé. Peut-être aussi
s'est-il fait, par son style, quelques ennemis tout au long de la
ligne. Toujours est-il qu'à la fin de 1855, il cède les travaux à
un autre entrepreneur (Calley St Paul).
DIFFICULTES ET DISSOLUTION DU " GRAND CENTRAL "
Le départ de Lacroix coïncide avec une montée des périls
sur les projets du Grand Central. Certes, la compagnie a pu, en
1854, se donner un débouché vers Lyon en rachetant les Chemins de
fer du Rhône à la Loire (Lyon-St Etienne-Roanne) (1). Mais ce suc-
cès a inquiété vivement la compagnie P.L.M qui redoute une concur-
rence sur ses marges. En 1855, le Grand Central échoue à obtenir
la concession du Chemin de Fer du Bourbonnais (Paris-Lyon par Ro-
anne, tracé qui évite le détour de Dijon) qui aurait pu lui four-
nir un accès à Paris. Dès lors, le risque financier qu'a pris le
Grand Central,en finançant lui-même ses infrastructures, se révè-
le un pari risqué. La compagnie a de plus en plus de mal â finan-
cer ses investissements, d'autant qu'aux yeux de beaucoup, le bé-
néfice d'exploitation d'un réseau morcelé paraît aléatoire, les
actions en bourse fléchissent. De Morny qui devient Président du
Corps Législatif se retire progressivement et semble conseiller
une absorption par la compagnie d'Orléans. Un accord en ce sens
aboutit rapidement, en 1856, entre la compagnie du Grand Central
et Orléans.
A l'instigation de la compagnie du P.L.M qui craint le
renforcement et la concurrence d'un rival puissant, disposant dé-
sormais d'un accès à Lyon et de projets vers les Pyrénnées, cet
accord est remis en cause par les pouvoirs publics. Napoléon III,
lui-même, tranche pour une solution de partage (autour d'un axe
Clermont-Aurillac), entre la compagnie d'Orléans et la compagnie
(1). C'est la première ligne construite en France.
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du P.L.M, du réseau et des projets du Grand Central, en échange
d'une garantie d'Etat désormais accordée aux emprunts des deux
compagnies.
Quand, en 1857, la ligne de Montauban au Lot est fi-
nalement reprise par la compagnie d'Orléans, elle est presque
achevée et fait l'admiration des dirigeants qui visitent ses
chantiers : " Les travaux de cette section ont été conduits
d'une manière remarquable. Le tracé par la vallée de l'Aveyron
a entraîné de grandes dépenses dont on aurait pu éviter une par-
tie en adoptant une autre direction. Il y a 21 ponts sur l'Avey-
ron et 26 tunnels. Il est juste pourtant de dire que les pentes
de la vallée sont très douces et permettront une exploitation
moins coûteuse. Decazeville demande une station de Voyageurs (1)
... il y a lieu d'accueillir cette demande en supprimant la
station bien moins importante de Viviez. Il y aurait aussi sur le
parcours plusieurs stations à supprimer (déjà!).. •" (2).
La ligne est à peine achevée que déjà se profilent les
signes annonciateurs de son déclin. La restructuration des grands
réseaux dont le démantèlement du Grand Central est l'occasion,
va privilégier désormais les grandes radiales dont Paris sera le
point de départ obligé. Le partage entre P.O et P.L.M signifie
aussi l'abandon de la radiale Lyon-Bordeaux (3) projetée par le
Grand Central et il est également significatif que la seule com-
pagnie transversale (compagnie du Midi) subsistante ait été écar-
tée des négociations sur le partage. En ce sens, l'échec du Grand
Central c'est aussi l'échec d'une tentative hétérodoxe de conju-
guer Central (qui veut dire aussi Massif Central) non pas avec
centralité mais avec transversalité. Un échec donc qui n'a pas
fini de peser sur le contexte régional où s'inscrit le devenir de
Saint-Antonin.
(1). Comme Decazeville n'était pas dans sa mouvance industrielleet ne lui livrait pas de rails, la compagnie du Grand Centralavait refusé (on avait mis des conditions très onéreuses à...)une gare de voyageurs à Decazeville.
(2). Rapport de Thirion, Directeur de la compagnie d'Orléans auConseil de la compagnie. Novembre 1857. Archives nationales.
(3). Dont la ligne du Lot à Montauban était un des éléments.
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IMPACT DES TRAVAUX A SAINT-ANTONIN
Mais revenons un peu en arrière pour examiner les con-
séquences immédiates de la construction du chemin de fer à Saint-
Antonin. L'ouverture des travaux, c'est le fait majeur, se tra-
duit par un afflux de population assez considérable et il faut
sans doute remonter au siège de la ville par Louis XIII pour trou-
ver un brassage de population équivalent.
En mai 1855, le Courrier de Tarn et Garonne parle de
" 575 ouvriers employés, en ce moment, aux travaux du chemin de
fer dans le canton de Saint-Antonin " et un mois plus tard, le
chiffre s'élève a 848. Certes, sur ce total, tous ne sont pas
étrangers au pays. Nous avons vu qu'à Najac la population loca-
le participe, de façon importante, aux travaux. Il en est de mê-
me à Saint-Antonin où l'attrait des salaires des chantiers (sou-
vent de 2,50 F à 3 F, par jour, pour les terrassiers) est sans
doute vif dans une population laborieuse mal rémunérée et chro-
niquement sous employée.
Dans cette activité des chantiers, la population de
Saint-Antonin semble surtout fournir l'apport de main d'oeuvre
peu qualifiée (beaucoup de terrassiers) rémunérée à la tâche
mais certains entameront là des carrières sur les chantiers iti-
nérants ou dans le cadre de l'exploitation des lignes. D'autre
part, la construction des ponts, acqueducs, et surout des gares
et maisonnettes de garde-barrières apporte un surcroît de tra-
vail aux artisans du bâtiment (maçons, tailleurs de pierre, char-
pentiers). Ainsi un litige,devant la Justice de Paix de Saint-
Antonin,nous apprend que Roussenac, maçon à Saint-Antonin, fournit
en 1858, près de 25 mètres cube de pierres de taille au prix de
35 F le mètre cube pour la construction des maisonnettes de gardes
(2,72 mètres cube par maisonnette). Tous les charretiers et rou-
liers sont également mis â contribution ainsi que les forgerons
et charrons qui construisent ou entretiennent le matériel roulant
des chantiers ainsi que les outils.
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Mais l'essentiel de la main d'oeuvre la plus qualifiée
est une population essentiellement nomade qui a travaillé sur
d'autres chantiers, sans doute marquée par le compagnonnage, et
qui se déplace au fur et à mesure des ouvertures de tracés. On
trouve également trace de déplacements importants de main d'oeuvre
peu qualifiée. En avril 1855, par exemple, le Courrier de Tarn et
Garonne écrit: " Cent ouvriers belges, enfants et jeunes filles,
viennent d'arriver dans nos contrées dans l'espoir de prendre part
aux travaux de terrassements du chemin de fer, section de Montri-
coux à Montauban.". Population nomade mais relativement organisée
(une caisse de secours mutuel fonctionne sur la ligne, ce qui est
encore assez rare), bien informée des conditions de travail et de
salaire des autres chantiers, prompte à déguerpir si des opportu-
nités plus avantageuses se font jour. Population éminemment sus-
pecte aux yeux de l'autorité. En 1854, le Conseil Municipal de
Saint-Antonin souhaite "... que la brigade de Saint—Antonin soit
si nombreuse que possible pendant la construction du chemin de
fer ..." (une brigade à cheval plus une brigade à pied soit un ren-
fort d'une brigade) "... vu le grand nombre d'ouvriers travaillant
sur les divers chantiers ... la plupart étrangers à la localité,
quelques uns condamnés libérés ...exigera une surveillance active
..." (1). Mais le Conseil se ravisera quand le Préfet proposera
de mettre à la charge de la commune, l'hébergement de ce renfort.
En 1856, le Préfet du Tarn et Garonne écrit au commissaire de Po-
lice de Saint-Antonin: "...je vous recommande de surveiller avec
soin et beaucoup de prudence les ouvriers du chemin de fer. Vous
devrez vous assurer que tous ceux qui arrivent sont munis de pa-
piers réguliers et vous tiendrez note de leur nationalité." (2).
En outre, le commissaire de Police est assiégé de demandes de
surveillance individuelles: suspects politiques (un chef de chan-
tier par exemple), condamnés libérés au régime de " haute surveil-
lance ", déserteurs espagnols autorisé-,travailler au chemin de fer.
(1). Arch. Mun. St A. ; Reg. Corr. : 22-8-1854.
(2). Arch. Mun. St A.
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Cette vigilance policière nous vaut d'avoir une idée
partielle de la provenance de ces ouvriers puisque le registre
des passeports pour l'intérieur, tenu au cours de cette période
par le Commissaire de Police, a été conservé aux archives de la
ville (I)
ORIGINE DES OUVRIERS DUCHEMIN DE FER ENREGISTRESA SAINT ANTONIN
Allemagne
Espagne
La majorité d'entre eux viejlt du Massif Central (surtout
Haute Loire et Puy de Dôme mais aussi Creuse, Loire, Ardëche,
Haute Vienne, Corrèze). Ils sont encore nombreux à venir de dépar-
tements ou de pays plus lointains (Alpes Maritimes, Espagne, Cher,
Vosges, Paris) et d'autres, moins nombreux, viennent de l'Ariège,
du Gers, du Tarn, de Dordogne, des Charentes, de l'Indre, de la
Loire Inférieure, du Finistère, du Loir et Cher, de l'Yonne, de la
Côte d'Or, du Jura, de la Drôme et jusqu'à l'Aisne, ,les Ardennes,
la Meuse, le Nord et l'Allemagne.
(1). C'est un sondage car tous les ouvriers ne renouvellent pasleur passeport pour l'intérieur à Saint-Antonin.
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Cet important brassage de population provoque à Saint-
Antonin une croissance remarquable des mariages. Alors que la
moyenne des mariages, au cours des dix années qui précèdent la
construction, est de 40 par an, elle passe à 56 durant les quatre
années d'activité du chantier.
Cette augmentation est essentiellement due à une forte
croissance des mariages exogènes (où un des conjoints n'est pas
natif de Saint-Antonin): pour les mêmes périodes, la proportion
de mariages entre natifs de Saint-Antonin passe de 60V.% à 40 %
du total (I).
Le célibat semble moins désiré (et sans doute aussi
moindrement subi) dans une période où la circulation monétaire et
la mobilité des personnes augmentent notablement. Cette inflation
d'hyménëes induit, on s'en doute, un " baby boom " assez remar-
quable (la natalité augmente de 33 %!) dans le même temps que les
moeurs enregistrent les premiers symptômes d'une société sans dou-
te légèrement plus " permissive " (augmentation sensible des nais-
sances " illégitimes ": le vocabulaire, lui, n'est pas encore
" permissif " ! ) . Cette croissance (de courte durée) des naissan-
ces et des mariages est également manifeste dans les villages tra-
versés par la ligne: â Feneyrols, à Penne, â Cazals. A Montrozier,
sans doute aussi, dont la population passe de 133 habitants à 158,
entre 1851 et 1856.
"BABY-BOOM" DU CHEMIN DE FER A SAINT ANTONIN
, Nombre de naissances
INEES
1846 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64
(I). Pour une mise en perspective de ces données voir les chapitressur la démographie.
2-17
A Saint-Antonin, ce mouvement provoque un rajeunisse-
ment sensible de la population par rapport aux périodes précé-
dentes.
Mais tout n'est pas rosé dans ce bilan et les accidents
de travail sont nombreux sur ces chantiers à la technique et à
l'outillage rudimentaires. La longueur et le rythme des journées
de travail (10 heures par jour semblent le minimum), la hâte des
entrepreneurs, l'alcoolisme qui paraît répandu sur les chantiers,
augmentent les risques physiques et concourent sans doute à la
poussée de la mortalité qui est remarquable dans toutes les com-
munes traversées par la voie . En 1856, deux forts éboulements
de roches font six morts entre Najac et Monteils, en avril 1857,
un autre éboulement fait 17 morts près d'Aubin. Raymond Granier
a dénombré, dans les registres de décès de Laguépie, 14 ouvriers
des chantiers étrangers à la commune et 1I à Varen. A Saint-Anto-
nin, on en dénombre36 (2) et le problème a une dimension suffisante
pour que les " dames de St Maur " , en 1855, " ouvrent à Saint-
Antonin, dans leur hospice, une salle spéciale pour les blessés
du chemin de fer" .
Les conditions d'indemnisations sont l'objet de litiges
fréquents malgré l'existence d'un fonds de secours mutuel, orga-
nisé par les ouvriers. En 1855, le Maire de Saint-Antonin demande
au Préfet " une indemnité de route et des moyens de transport
pour qu 'un ouvrier du chemin de fer, originaire de Limoges, rentre
chez lui, à la suite d'un accident de travail ... il a reçu une
forte contusion à la cuisse droite, par la chute d'une grosse pier-
re ...cette blessure est en voie de guérison mais il ne pourra
pas se livrer au travail de longtemps ... l'entrepreneur l '-.a fait
soigner, à ses frais, pendant quelques temps et il vient de lui
signifier qu'il ne peut plus rien faire pour lui. Ce terrassier
âgé de 56 ans désirerait se rendre dans son foyer àù il trouvera
des moyens d'existence" (3).
(2). Tous ne sont peut-être pas morts d'accidents.
(3). Arch. Mun. St A.; Reg. Corr.: 5-12-1855.
2-18
Même demande pour un ouvrier mineur qui a perdu la
vue alors qu'il chargeait une mine sur le chantier: " ....
depuis cette époque (mai 1857), ce garçon n'a pu travailler.
Il est resté quelques temps à l'hospice de cette ville, aux
frais de la compagnie qui au sortir de cet établissement lui
a offert 1.000 F d'indemnité et de le faire conduire chez lui,
dans le département du Puy de Dame, gratis. Les offres ayant
été refusées, il s'en est suivi un procès qu'il a perdu en
première instance et en cour d'appel... son frère l'a entrete-
nu au moyen du produit de son travail...mais le travail man-
quant. . .il est forcé de quitter Saint-Antonin pour aller en
chercher ailleurs. Il voudrait ramener son frère à la maison
paternelle mais les moyens pécuniaires lui manquent. Il désire-
rait un passeport gratuit pour aller à Issoire, département du
Puy de Dôme, avec l'indemnité accordée aux voyageurs indigents
pour son frère et pour lui. Il ne peut même pas faire ce trajet
à pied, à l'aveugle, ce qui les forcera à prendre des voitures
publiques. Il ne pourra donc se faire payer à chaque étape. Il
ne pourrait se faire payer qu'à Ville franche, Aurillac, Mauriac
et Latour, sa destination. La distance à parcourir comprend 10
étapes, ce qui suppose 10 F par individu, à quoi il faudrait
ajouter au moins SO F pour les moyens de transport..." (1).
Les chantiers du chemin de fer apportent aussi, â
Saint-Antonin, un afflux de circulation monétaire qui va boule-
verser le cadre d'une économie locale encore largement fondée
sur l'autoconsommation et où l'argent est extrêmement rare.
Ainsi des achats de terrains pour le site de la voie:
Ils représentent en volume, d'après les évaluations que nous
avons pu faire, environ trois fois le budget annuel de la com-
mune. Somme considérable à une période où, sous la pression de
la surpopulation des campagnes, la terre est très chère à Saint-
Antonin (2) et les transactions sans doute assez rares.
(I). Arch. Mun. St A.; Reg. Corr.: 17-8-1858. A la fin des chantiers,la compagnie propose souvent à titre d'indemnité aux ouvriers bles-sés, un poste de garde-barrières.
(2). C'est la période où elle atteindra sans doute son maximum. Cf.le chapitre sur la décadence de la rente foncière.
2-19
EXPROPRIATIONS POUR CAUSE D'UTILITE PUBLIQUE, (terrains pour
le Chemin de Fer) d'août 1856 (1) sur la commune de St Antonin
Surface totale expropriée: 440
ares.
Nombre de propriétaires: 63
Offre totale de la compagnie :
24.800 F
Prix moyen des terrains :
56 F/are.
Offres de la Cie pour différentstypes de terrains.
Terres: 40 à 60 F/are
Prés: 80 F/are
Vignes: 40 à 80 F/are
Jardins: 80 à 200 F/are
Chenevières: 70 à 80 F/are
Bois: 10 F/are
EVALUATION DU COUT DE LA CONSTRUCTION DE LA VOIE FERREE DANS LA
COMMUNE DE SAINT-ANTONIN (environ 13 kilomètres).
Coût total (adjudicationdes travaux) (2)165.000 F/Km 13 2.145.000 F (3)
Dont achat des terrains à St
Antonin (4), environ 22 ha, au
prix moyen de 5.000 F l'hec-
tare 110.000 F (5 % du total)
•Dont achat des rails: environ1.000 tonnes a 280 F/tonne 280.000 F (13 % du total)
Salaires, bénéfices de l'en-trepreneur, fournitures di-verses 1.754.200 F (82 % du total)
Don pour les pauvres de StAntonin (à l'inauguration) 800 F (0,0004 1 du total)
(1). Il s'agit d'une expropriation partielle qui complète les achatsamiables effectués précédemment par l'entrepreneur. Ces donnéesont été calculées d'après le tableau des offres faites par lacompagnie, conservé aux archives de la commune.
(2). Non compris les frais généraux de la Cie: les frais financiers,les dividendes des actionnaires, l'achat du matériel roulant, lessalaires du personnel technique de la Cie sur le tracé, pendantles chantiers et sous réserve de dépassements éventuels.
(3).A titre de comparaison, le budget de la ville de Saint-Antonin,à cette époque, est d'environ 30.000 F par an.
(4). Non compris les honoraires des notaires, huissiers, avocatset les frais d'enregistrement.
2-20
L'irruption du chemin de fer est aussi à l'origine
d'une expansion considérable de la chicane locale et l'on peut
dire qu'elle fut, pour les professions juridiques de Saint-An-
tonin, à la source d'une prospérité dont ils ne retrouveront
pas de longtemps l'équivalent. Presque partout, nous l'avons
déjà noté, l'occupation des terrains, l'ouverture de carrières,
la construction des ponts, la destruction de chemins existants
précèdent l'expropriation et l'indemnisation. Il en résulte des
conflits incessants qui seront l'occasion de ressentiments d'au-
tant plus tenaces que le motif d' " utilité publique " (détermi-
né par les arrêtés préfectoraux) dessaisit le plus souvent la
Justice de Paix de Saint-Antonin, au profit des tribunaux de
Montauban sans doute moins soucieux de l'intérêt local. Procédu-
re au demeurant coûteuse, en temps et en argent, pour les petits
plaignants.
En 1855, par exemple, les ouvriers du chemin de fer
travaillent sur un terrain communal, sis en face de Cazals, et
dont le principe et les modalités de rachat n'ont pas encore été
discutés avec la commune. Le Maire envoie le garde champêtre
" inviter ces ouvriers et leur chef à porter leur travail ailleurs
et à ne pas violer ainsi, contre la volonté de l'autorité muni-
cipale, les droits de propriété de la comrnme". Ils n'obtempèrent
pas et le Maire écrit alors au Préfet:" Je ne sais plus, Monsieur
le Préfet, à quel moyen recourir pour empêcher la violation des
propriétés de la commune. Ces messieurs du chemin de fer entrent
partout et violent toutes les propriétés sans avoir d'égard à au-
cune opposition. Ils ont détruit plusieurs chemins publics dont
je ne puis obtenir le rétablissement. Ils vont très prochainement
pousser leurs travaux jusque sur les canaux qui alimentent la
fontaine de la ville, dite de Bouteillou, et sur la fontaine
elle-même. Par suite de ces travaux, les canaux seront rompus et
la ville de Saint-Antonin se trouvera privée de la meilleure des
fontaine par le mépris qu'ils font de mes observations et de mes
défenses. ..." (1).
(I). Arch. Mun. St A. ; Reg. Corr.: 29-8-1855.
2-21
En 1858, autre conflit: " le garde-barrière qui habite
à l'entrée du chemin de la gare refuse de laisser passer las pro-
priétaires d'immeubles qui ont des propriétés à Fontalès et qui
n'ont pas d'autre chemin pour y aller vu que l'ancien chemin est
encombré à la suite des travaux de la gare. En outre, ces mêmes
travaux empêchent de puiser l'eau à la fontaine de Bouteillou à
toute heure du jour. ".
Un peu plus tard, nouveau conflit (dont nous ne savons
pas l'issue) à propos de la construction des latrines de la gare,
près de la même fontaine. Le Maire écrit au chef de division du
chemin de fer : " Je serais forcé, quoiqu'à regret, de m'opposer
à la continuation des travaux pour ne pas laisser peser sur moi
la responsabilité si grande d'avoir, tacitement, donné mon adhé-
sion à une entreprise qui serait de nature à soulever la popula-
tion entière, en se voyant privée de la meilleure et presque de
l'unique source qu'elle possède pour son usage journalier."(1).
Un de ces conflits, qui opposait la commune à la compa-
gnie se termine, en revanche, par un compromis heureux. Le pre-
mier tracé prévoyait l'entrée du chemin de fer (en provenance de
Lexos) par les berges de l'Aveyron et il impliquait un croise-
ment avec la route Cahors-Albi (l'actuelle route de Vaour) par un
passage à niveau. La commune obtient finalement une entrée du
chemin de fer par l'actuel tunnel qui permet le passage de la rou-
te au dessus du tunnel, sans interruption.
Quant aux plaintes privées, elles sont innombrables mais
il est remarquable qu'elles ont moins pour objet les conditions
d'indemnisation et de rachat des terrains que les déprédations
engendrées par les travaux. Pour les terres rachetées, l'indemni-
té versée (qui comprend les déprédations des parcelles restantes)
semble généralement se fixer au double de la valeur des terrains.
Ainsi, en 1857, la compagnie achète à un nommé Prunet, une parcel-
le de chenevières et de terres de première classe, aux portes de
la ville, et l'indemnité est fixée à 85 F l'are. Deux années plus
(1). Arch. Mun. St A. ; Reg. Corr.: 11-6-1858.
2-22
tard, la commune de Saint-Antonin qui veut tracer un chemin vici-
nal rachète au même Prunet une parcelle du même terrain, au prix
de 30 F l'are plus une indemnité de dépréciation de 8 F l'are.
Il résulte aussi des travaux, une tension assez impor-
tante entre employeurs et salariés dont beaucoup semblent déser-
ter leurs emplois habituels pour les travaux du chemin de fer. La
Justice de Paix de Saint-Antonin est saisie de plusieurs plaintes
de propriétaires qui réclament à leurs domestiques ou manouvriers,
le remboursement de leurs frais de pension " attendu qu'ils ont
été travailler au chemin de fer et n'ont pas accompli leurs obli-
gations ". On ne saurait s'en étonner sachant que leurs gages, en
sus du gîte et du couvert, varient le plus souvent de 0,30 F à
0,50 F (un peu plus au moment des gros travaux). A la même époque,
les gages (annuels) d'un garçon meunier sont de 300 F , "sorme
supérieure à celle de la plus grande partie de ses collègues" note
le Maire dans une correspondance. En comparaison, le salaire d'un
terrassier (c'est l'emploi le moins qualifié) du chemin de fer os-
cille entre 2,50 F et 3 F par jour.
Le chemin de fer semble alors mobiliser toutes les éner-
gies et le plein emploi, par exception, est le lot de la commune.
En 1857, dans une correspondance, le Maire explique qu'on ne trou-
ve pas d'adjudicataire pour l'éclairage de la gare " à cause du
peu d'importance du bail, de la cherté des huiles et des grands
travaux du chemin de fer qui occupent tous les bras " .Même écho
dans une autre correspondance: "... notre comice possède en ce
moment un seul instrument aratoire appelé "dombasle" que nous
avons emprunté dans le but de propager dans le pays, à une époque
surtout où les bras nous manquent à cause des travaux du chemin de
fer. Nous sentons le besoin de remplacer, autant que possible, la
bêche qui s'est à peu près reposée cette année..." (1)-
Cette tension sur l'emploi semble donc génératrice de
(1). Arch. Mun. St A.; Reg. Corr.: 28-6-1858
2-23
modernisations de l'agriculture. Elle fait aussi reculer l'indi-
gence: les demandes de chantiers de charité sur les routes cessent
pendant la durée des travaux et la commune réclame une diminution
des centimes additionnels et des journées de prestation pour les
routes et les chemins.
Même les fonctionnaires municipaux bénéficient de ce
nouveau climat. En 1857, la municipalité décide qu' "H y a lieu
d'allouer à l'instituteur, un supplément de traitement afin d'é-
lever son revenu à un minimum de 600 F".(par an, son traitement
antérieur était de 200 F!) (1). La même année, le traitement an-
nuel du Commissaire de Police (déjà augmenté l'année précédente)
passe de 600 à 800 F. A titre de comparaison, les traitements an-
nuels du personnel permanent de la compagnie sur les chantiers (2)
sont de: 1.600 F pour un piqueur ( c'est un ouvrier qualifié),
2.400 F pour un piqueur principal (l'équivalent d'un contremaître),
2.400 F pour un conducteur de travaux, 3.200 F pour un chef de
section, et le traitement de Krantz, ingénieur en chef du Grand
Central, est de 24.000 F soit presque les 2/3 du budget de la ville
de Saint-Antonin!
Cet afflux de circulation monétaire ne concerne pas seu-
lement ceux qui vendent des terres ou qui travaillent sur les chan-
tiers: il faut aussi héberger, nourrir cet afflux de monde. Les
vocations de logeurs, aubergistes? et gargotiers fleurissent, alors,
à Saint-Antonin et les procès verbaux pour ouverture de débits de
(I). On trouve trace d'un autre instituteur quarante-huitard qui
a travaillé au chemin de fer. A une enquête du Préfet demandant
pourquoi il a été renvoyé par la Cie, le Maire répond: " ses opi-
nions étaient un peu exaltées, à la révolution de 1848 mais il
ne s'est jamais démontré de manière à s'attirer le blâme des auto-
rités ... s'il a été renvoyé du chemin de fer c'est parce que les
travaux étaient finis... ".
(2). Ces traitements tiennent sans doute compte des conditions
particulières aux chantiers (personnels déplacés) car les traite-
ments du personnel d'exploitation, deux années plus tard, seront un
peu plus modestes.
2-24
de boissons non autorisés ne sont pas rares non plus.
En 1858, il n'y a pas moins de 20 cafés à Saint-Antonin
(en ville),un peu partout sur le tracé (à Brousses, à Marsac, à Fe-
neyrols), des auberges se sont ouvertes. Ces ouvertures sont soumises
à autorisation préalable (préfectorale) et les critères semblent alors
varier, au gré des sympathies des édiles. Dans la même année, le Maire
appuie l'un et refuse son soutien à un autre (" il a été condamné pour
vol, il y a dix ans"). Le fait d'être étranger à la commune ne facili-
te pas non plus les choses: à la demande d'un cafetier de Caylus, de . .
venir s'installer à Saint-Antonin, le Maire oppose qu' " un nouvel
établissement de ce genre, les jours de foire et de fête votive, pour-
rait occasionner des inconvénients que je serais bien aise de prévenir".
Cette flambée monétaire fait aussi monter les prix. Celui du
pain notamment. Ainsi le boulanger de Varen "... faisait du pain qui
à Montauban eut été considéré corme du pain seconde, mais il le Ven-
dait selon la taxe du pain première, par une tolérance admise sur tous
les chantiers, cette tolérance est justifiée par des faux frais excep-
tionnels qu'il avait à supporter, ainsi il avait à faire transporter
sur les lieux, les miches de pain et en outre, il avait un entreposi-
taire ou commissionnaire auquel il faisait une remise de S %....". (1)
Mêmes pratiques, à Saint-Antonin, où deux boulangers sont
cités devant le tribunal de simple police pour défaut d'approvisionne-
ment en pain de deuxième qualité:" Oui les dits Durios et Joany...
depuis les grands travaux du chemin de fer et la chute des denrées, on
préfère le pain de première qualité,qu'une fournée de pain bis demeure
autant à être consommée que dix fournées de pain blanc, que les entre-
preneurs leur prennent journellement des charretées de pain et que par-
mi cette qualité il n'y a pas un kilo de pain bis ... considérant que
dans les circonstances actuelles, le pain bis n'est pas le pain le
plus usuellement consommé..relaxons les dits Durios et Joany . ".(2)
(I). Lettre de Pages, avocat à Saint-Antonin, à un confrère de Montau-
ban, 12-9-1857, notes de Monsieur Raymond Granier. Il est juste aussi
de noter que les salaires des ouvriers employés par ces artisans aug-
mentent aussi. Ainsi ce boulanger de Varen paie, 40 F par mois, son
aide (nourriture et logement en sus) ce qui ne s'était sans doute jamais
vu.
(2). Arch. Mun. St A. ; archives de la Justice de Paix.
2-25
Le prix de l'avoine augmente aussi. Il est couramment ven-
du à 12,50 F l'hecto aux rouliers des chantiers du chemin de fer
alors que son prix plafond (aux périodes de soudure et les plus mau-
vaises années), au cours de la décennie précédente s'établissait
autour de 9 F.
Et puis, les signes se multiplient des transformations plus
durables que va opérer la voie ferrée. En 1856, les forges d'Aubin
demandent et obtiennent du Maire l'autorisation de faire des fouilles
" sur un terrain sis au Frau" pour y rechercher des minerais de fer.
En 1858, la première machine à vapeur (non mobile) est ins-
tallée à Saint-Antonin: elle servira à alimenter en eau, la gare et
ses installations. Le 17 avril 1858, la compagnie d'Orléans passe un
traité avec Mr Soulié , entrepreneur de transport,à Saint-Antonin:
"pour l'établissement d'un service régulier de correspondance entre
la station de Saint-Antonin et la ville de Caylus, affecté au trans-
port des voyageurs et de leurs bagages ainsi que des articles de mes-
sagerie, finances et valeurs, en provenance ou à destination du che-
min de fer ... l'entrepreneur ne pourra percevoir par voyageur, y
compris 30 kgs de bagages franco, plus de 1,25 F. Exceptionnellement,
les voyageurs, en provenance de Montauban et vice-versa, pris ou ame-
nés à la station de Saint-Antonin, ne devront payer dans les voitures
de Mr Soulié que 0,75 F par place et la compagnie tiendra compte au
dit entrepreneur, pour chacun de'ces dits voyages, d'une subvention
de 0,50 F.".
Les visites et inspections se multiplient sur la ligne où
circulent déjà quelques trains "techniques ". Encore quelques mois
et la voie sera définitivement (?) ouverte. Encore quelques mois et
le train va entrer pour longtemps dans l'imaginaire et les pérégrina-
tions des habitants de la région. Mais il aura tenu à vraiment très
peu de choses pour que de Morny n'écrive un jour (comme il le fait,
en 1854, à propos de Figeac): "Nous ne passerons pas par Saint-Anto-
nin, nous n'y trouverions rien...".
2-26
DE L'AGE D'OR AU DECLIN
" Saluons la blanche maisonnette, minuscule et souriantecomme une villa, qui semble de loin inviter le voyageur; nous avonsbien le droit de la décorer du nom de gare. ... bientôt elle abriteratous les produits de notre région: nos pailles, nos foins et nos ton-neaux; elle sera comme l'humble local d'une exposition permanente, oùl'on pourra admirer tout ce que peuvent donner notre sol et notre in-dustrie. Bénissons aussi et surtout les deux rubans d'acier qui cou-rent à droite et à gauche, à perte de vue, et qui nous relient auxvillages voisins, aux villes plus lointaines, à Paris enfin et au mon-de. ... Rendons grâce à la locomotive victorieuse et bienfaisante quis'est ouvert une route triomphale à travers la paix de nos champs etle silence de nos forêts.
Pour nous tous, elle est la bienvenue, car, dans nos hameauxles plus reculés, il n'est plus un seul de ces esprits chagrins et re-tardataires, sottement épris d'un passé obscur, qui osaient médire desa puissance et calomnier ses bienfaits. Où sont-ils aujourd'hui, lesprophètes de malheur qui annonçaient jadis que le chemin de fer appor-terait avec lui la dépréciation de nos denrées et la ruine de notre com-merce local ? ... La locomotive passe et repasse parmi nous, sans aucunsouci de ses obscurs blasphémateurs. Son élan fougueux emporte chaquejour nos richesses, mais c'est pour les décupler; elle sait trouver lesdébouchés dont nous avons besoin, elle est habile à découvrir pour nousles clients lointains et inconnus qui paieront largement nos envois,et nous récompenseront avec usure de la peine que nous prenons pour eux.Bientôt, dès demain, nous allons nourrir les citadins qui, par un justeretour, nous enrichiront; nos boeufs au pas lent, après avoir tracé lesillon et traîné le chariot lourd de gerbes, prendront le chemin defer à leur tour, pour courir à la boucherie, en s 'émerveillant de leurallure vertigineuse. ... Quelle perpétuelle leçon d'initiative pour nospropriétaires et pour nos commerçants, qui vont abandonner sans délaila routine, leur inerte et ancienne idole, pour servir de toute leurintelligence des dieux nouveaux et souriants, le bien-être et le progrès!... L'ancien rêve du paysan d'autrefois, qui s 'efforçait en vain de de-mander à sa terre minuscule la satisfaction de tous ses besoins, et deborner le monde à la haie voisine, ce rêve chimérique et épuisant afait place à la haute conception d'une grandiose solidarité, où toustravaillent pour tous. ... Pendant de longs siècles, notre ancêtre lepaysan a été attaché à la glèbe natale, et corme enraciné sur ce solqu'il fouillait sans relâche. Honorons son prodigieux labeur, maisplaignons sa misérable destinée. Il a vécu comme emprisonné dans sachaumière et dans sen champ, sans horizon et sans joie, tournant sanscesse dans un cercle étroit et monotone, comme une bête de somme dansun manège. ..." (1)
(l). Louis Filippi: "Discours pour l'inauguration d'une station de che-min de fer" dans " l'orateur populaire ". Paris , 1923.
2-27
l.UNE INAUGURATION SANS TAMBOURS NI TROMPETTES.
Le 30 août 1858, la voie ferrée " de la rivière du Lot S
Montauban" est ouverte au service commercial sur une distance de 167
kilomètres entre Saint-Christophe (1) et Montauban. A Saint-Antonin,
c'est jour de foire. "... Nous avons eu hier une foire fort belle ..
.. le chemin de fer de Montauban à Saint-Christophe, ouvert depuis
le matin seulement, nous avait amené de tous les points de la ligne
un grand nombre de cultivateurs et aussi beaucoup de curieux qui,
pour la première fois se sont donné le plaisir de monter en wagons
..." écrit, le lendemain, le correspondant 3 Saint-Antonin du Cour-
rier de Tarn et garonne (2). La tradition orale rapporte que les po-
pulations des hameaux voisins de la ligne se déplacèrent en masse
pour voir passer les premières machines et les vieux disaient: " es
lou diables infernal " (3). A Villefranche, on vient voir la
"biesto negro".
La ligne est ouverte sans festivités particulières: "L'ou-
verture du chemin de fer de Saint-Christophe à Montauban est un fait
accompli; elle a eu lieu sans bruit, sans inauguration officielle,
sans réjouissances publiques, et surtout sans discours. Peu de plain-
tes ont été élevées contre cette dérogation aux réceptions habituel-
les des lignes ferrées, et, à tout prendre, la curiosité publique y
a seule perdu, car la compagnie a préféré dépenser en bonnes oeuvres
les sommes réservées ordinairement pour les fêtes de ce genre.
La compagnie ne paraît avoir oublié qu'une chose, chose
capitale, il est vrai: je veux parler de l'organisation de trains de
plaisir à prix réduits qui mettraient les classes les moins aisées
des populations du Tarn et Garonne et de l'Aveyron en mesure de vi-
siter cette admirable ligne de fer, que l'on peut regarder, ajuste
titre comme une des merveilles de l'industrie. ..." (4)
A Saint-Antonin, huit cent francs (c'est l'équivalent du
(I). La jonction avec Podez sera mise en servicedeux années plus tard.
(2), Courrier de Tarn et Garonne-du 2-9-1858. . .
(3). Témoignage recueilli par R. Granier auprès d'une vieille femmmede Verfeil.
(4). Courrier de Tarn et Garonnne du 23-9-1858.
2-28
traitement annuel du Commissaire de Police) sont donc distribués, ce
jour là, aux pauvres de la commune â la discrétion de l'autorité muni-
cipale et du curé de la paroisse. Mais de liesse point: une inaugura-
tion sans tambours ni trompettes qui étonne. "... On regrettera cer-
tainement qu'aucune fête ne signale cette inauguration: mais l'admi-
nistration des chemins de fer d'Orléans paraît être dans l'habitude de
ne marquer l'ouverture des divers tronçons (celui-là fait quand même
167 kilomètres!) qu'elle livre successivement, que par des dons chari-
tables aux diverses localités traversées par ses rails..." (1). L'ha-
bitude dont se prévaut la compagnie pour justifier cette discrétion
fait un peu figure d'alibi. Ailleurs les ouvertures sont l'occasion de
réjouissances. En 1862, par exemple, l'inauguration du tronçon Brive-
Capdenac donne lieu à de grandes fêtes à Figeac. Cette discrétion est
peut-être â interpréter comme un aveu et une prémonition. Aveu que
cette ligne a été construite dans une logique largement étrangère aux
préoccupations de desserte locale et de constitution d'un réseau: elle
a été conçue pour l'essentiel comme une ligne d'évacuation minière et
doit fournir un débouché aux produits d'Aubin et de Decazeville. Pré-
monition peut-être aussi des déboires économiques â venir. C'est en
effet quelque peu forcée par l'Etat que la compagnie d'Orléans a re-
pris cette ligne entreprise par la compagnie du Grand Central et sa
rentabilité lui paraît peut-être, déjà, quelque peu douteuse.
2.UNE OUVERTURE DE L'ESPACE TRES RELATIVE.
Le voyageur qui, fin août 1858 et les années qui suivront, dé-
sirait se rendre â Paris pouvait s'embarquer en gare de Saint-Antonin le
raatin vers 7h . Il arrivait à 8h58 â Montauban, pour en repartir â 9h20
par l'omnibus de Bordeaux, qui le menait â destination le soir vers5h46.
Après une nuit passée dans cette ville, il prenait place, à 9h40 dans
l'omnibus de Paris ou ils parvenait le lendemain matin â 4h5I. La durée
totale du voyage était de près de 46 heures dont 30 heures de trajet.
Cette durée pouvait être ramenée à 25 heures si le voyageur partait de
(1). Courrier de Tarn et Garonne du 28-8-1858.
2-29Hors texte
JOURNAL D'UN VOYAGE DE ST ANTONIN A TULLE EN 1843 (1)
"Je suis parti de St Antonin le mercredi 7 février 1843 vers midi.
Arrivé â Caussade vers 2H 1/2
Parti de Caussade vers 9H
Arrivé à Cahors vers 2H du matin
Reparti de Cahors vers 3H, arrivé â Peyrat vers midi, arrivé â
Souilhac vers 3H, arrivé à Brives vers 6H 1/2
Reparti de Brives le vendredi 9 3 5 heures du matin et arrivé à
Tulle le même jour vers 10H du matin
Parti le 10 de Tulle et arrivé â Seilhac vers 10H
COMPTES DU VOYAGE
J'ai emporté 755 F
Donné à Tulette 1,00
Voiture de St Antonin à Caussade 1,50
Café à Caussade 0,80
Souper à Caussade 2,00
Etrennes (2) à Caussade 0,55
Diligence de Caussade â Brives 21,30
(savoir 17F pour la place et 4F 30 pour exëdent de
bagages à raison de 15 cent, par kilo)
Potage â Souilhac 0,60
Souper et coucher à Brives 3,00
Etrennes à Brives 0,50
Timbre de la Commission 1,25
Timbre envoyé à Gaillac pour le certificat de non opposition 3,15
Affranchissement d'une lettre pour Cahuzac 0,50
Déjeuner et coucher à Tulle 2,50
(1). Extrait d'archives privées qui nous ont été communiquées parune famille de St Antonin. Le voyageur qui a pris ces notes estsans doute un cadre administratif (conservateur des hypothèques)qui possède une maison de famille â St Antonin et y vient en vil-légiature assez souvent. Par ailleurs il est de culture et de con-fession protestante.
(2). Il s'agit vraisemblablement de pourboires.
2-30Hors texte
COMPTES nu VOVACI'. (SUITE)
Café â Tulle 0,40
Etrennes â Tulle pour le port de la malle à l'hôtel 0,50
et pour le port à la diligence et chargement 0,75
Transport de la malle à Seilhac 1,65
Cabriolet pour Seilhac 2,50
Bois 6,00
Matériel de bureau 16,00
Voiture de Brives â Tulle 2,55
69,00
COMMISSIONS A FAIRE A TULLE
1. Acheter un canif
2. Acheter un coco
3. Une bouteille de rhum et une d'anisette ou autre chose
4. Du sel blanc
5. Un peu d'eau de vie
6. De la fleur d'oranger
7. Fécule de pomme de terre
8. Un voile chez une modiste en tulle ou en gaze
9. Quelque peu de dessert
10.Quelques couteaux
11.Une casquette
12.Un col en crêpe mais cela ne presse pas car peut-être il y en a
un dans la malle
13.Du grand papier
14.Demander à Madame X... s'il n'y a pas des imprimés 3 vendre
15.Acheter les gâteaux chez le pâtissier protestant
16.Regarder de trouver quelques légumes
17.Quelques livres de chandelle â 9 à la livre
18.Des carottes
19.Tourtière fer blanc pour gâteaux .
2-31
Saint-Antonin au train du soir, couchait 3 Hontauban et utilisait les
express de Bordeaux et de Paris accessibles aux seuls voyageurs de 1ère
classe (I). S'il allait â Toulouse en prenant le train du matin il n'a-
vait pas de train pour rentrer chez lui dans la même journée. L'aller
simple pour Paris coûtait 53 francs en 3ème classe (c'était le traite-
ment mensuel d'un instituteur de Saint-Antonin), 70 francs en seconde
et 97 francs en 1ère. C'était assurément un luxe qui n'était pas â por-
tée de la bourse de plus de cinq ou six familles saint-antoninoises de
cette époque.
Les notes et comptes de voyages scrupuleusement tenus par
un saint-Antoninois, en 1843,(voir hors texte ci-contre) permettent
de comparer les conditions de voyage avant et après l'ouverture de
la voie ferrée sur l'itinéraire Saint-Antonin-Brive. Tout d'abord,
il faut attendre 1862 pour que la comparaison soit possible puisque
c'est cette année là qu'est ouvert à la circulation le tronçon Capde-
nac-Brive qui rend Brive accessible par chemin de fer aux Saint-Anto-
ninois. Parti â midi de Saint-Antonin et arrivé à Brive le lendemain
matin à 6h30, le voyageur de 1843 avait rais 18h30 pour gagner Brive.
Vingt ans plus tard, s'il emprunte le chemin de fer il ne met plus
que 7h par le train le plus lent et 5h par le plus rapide pour effec-
tuer le même voyage. Si l'on déduit du temps de voyage en diligence
le temps de la correspondance â Caussade et les arrêts pour souper â
Cahors et à Souillac, la durée du voyage de 1843 tombe à 9h30. Compte
tenu de la différence de longueur des deux tracés ( 180 kilomètres
par route, 154 kilomètres par la voie ferrée) on aboutit à une moyen-
ne horaire respective de 18km/h pour le voyage en voiture attelée et
de 30km/h pour le voyage en train. On voit que le gain est important
mais pas vraiment considérable. Les notes du voyageur de 1843 mettent
en évidence que ce sont surtout deux temporalités différentes du voy-
age qui s'opposent, un peu â la manière dont s'opposent aujourd'hui un
voyage automobile sur autoroutes et un voyage automobile sur routes se-
condaires. L'une est rythmée de haltes, d'attentes, de transbordements,
d'occupations qui en font un temps plein qui ne se réduit pas au dépla-
cement mais demeure investi des contraintes, des rythmes et des oppor-
tunités de la vie hors-voyage. L'autre temporalité est davantage annon-
(1). Source: "Indicateur de poche du chemin de fer de Montauban â Saint-Christophe et Decazevillc" . Villefranche, 1859.
2-32
ciatrice des traits contemporains de l'espace du déplacement. Non pas
seulement parce qu'elle est plus rapide mais encore parce qu'elle ex-
pulse du temps du voyage — moment de plus en plus vide et idéalement
annulable - les points de repère, les changements de rythme et de vi-
tesse de la vie quotidienne et du voyage non assujettis à la hâte d'
arriver au but.
Quant au coût comparatif de ces deux voyages, il est respec-
tivement de 18F50 en 1843 (uniquement le prix des voitures) et de 20F,
15F et 11F selon la classe choisie en 1862 (1). On s'aperçoit donc qu'
il faudrait que notre voyageur emprunte la 3ème classe du chemin de
fer - son rang ne l'y autorise sans doute pas - pour réaliser une éco-
nomie significative par rapport au prix de son voyage en diligence.
L'importance des frais de route occasionnés par le voyage en diligence
tempère un peu ce constat mais là aussi ce sont deux temporalités dif-
férentes de la dépense qui s'opposent et ne se laissent pas aisément
comparer.
3.UN CORPS ETRANGER.?
La nostalgie qui entoure tout ce qui touche au chemin de fer
aujourd'hui est un miroir déformant qui ne rend pas compte de façon sa-
tisfaisante de la façon dont les habitants de Saint-Antonin accueilli-
rent la nouvelle voie ferrée. Il est probable que pour la plupart des
Saint-Antoninois elle est restée pendant longtemps, malgré la fascina-
tion qu'elle exerça, un corps relativement étranger. Elle ne modifia
que très lentement le rythme et l'étendue de leurs pérégrinations. Il
faut imaginer qu'être riverain d'une voie ferrée n'avait pas beaucoup
plus d'implications, au milieu du XlXême siècle, au plan de la mobili-
té quotidienne, que d'être, aujourd'hui, riverain d'une autoroute ou
d'un aéroport. Pour la grande majorité des saint-antoninois un voyage
à Montauban était, à cette époque, une aventure et beaucoup - surtout
les femmes - ne l'avaient jamais fait. L'irruption du chemin de ferné
modifie pas radicalement ces données. Ses performances sont tout d'abord
(1). Les prix sont remarquablement stables à cette période ce qui auto-rise cette comparaison sans correctifs.
2-33
modestes. Il fallait 2h , en 1858, pour parcourir la cinquantaine de
kilomètres qui séparaient Saint-Antonin de Montauban alors que sur le
même itinéraire une voiture attelée mettait 3 3 4h . Sur cette ligne
où les investissements seront â peu de choses près nuls jusqu'à sa fer-
meture, les progrès en rapidité de l'exploitation seront d'ailleurs dé-
risoires. A la veille de la guerre de 14, il faut encore lh30 pour fai-
re le même trajet. Ce progrès est dû pour l'essentiel â la construction
de la gare de Villenouvelle qui, au milieu des années 60, a rapproché
Montauban de Saint-Antonin ! Mais plus que toute autre chose c'est cer-
tainement leur prix qui contribua, pendant longtemps, â faire des voya-
ges en chemin de fer un luxe exorbitant et exceptionnel pour la grande
majorité des saint-antoninois. A l'ouverture de la ligne, un aller et
retour en troisième classe pour Penne ou Laguépie coûtait plus que le
salaire de deux journées de travail d'un journalier agricole ou d'un ma-
noeuvre du bâtiment. Un aller et retour pour Montauban coûtait 12 francs
en première classe, 9 francs en seconde et 6 francs en troisième: pour
beaucoup de saint-Antoninois il fallait travailler une semaine pour réu-
nir la somme nécessaire pour le prix de ce voyage en troisième classe.
Aujourd'hui le salaire correspondant â un temps de travail équivalent
(au smic) permet de faire un aller-retour Montauban-Bruxelles en chemin
de fer ou l'aller-retour Paris-Toulouse en avion.
aaaà
aà
aa
TARIF DU
Aller sinple
Saint-Etienne
Nègrepelisse
Montricoux
Bruniquel
Penne
Saint-Antonin
Laguëpie
Villefranche
(15kms)
(20kms)
(28kms)
(34kms)
(41kms)
(54kms)
(75kms)
(102kms)
CHEMIN DE FER EN 1858
de Montauban (Villebourdon)
1ère cl.
1,70
2,25
3,15
3,80
4,60
6,05
8,40
11,40
2èr!e cl
1,25
1,70
2,35
2,85
3,45
4,55
6,30
8,55
3ème cl
0,90
1,25
1,70
2,10
2,55
3,55
4,60
6,30
Ces tarifs subiront peu de variations jusqu'à la guerre de 14.
Les seules modifications notables concernent les réductions qui sont pro-
gressivement aménagées pour les aller-retour pris au départ de Saint-An-
2-34
Quelques actes de vandalisme dont les archives ont gardé la
mémoire mettent également en évidence que le chemin de fer affronte
3 Saint-Antonin, à ses débuts, une certaine hostilité. En 1861, par
exemple, le Préfet écrit au Commissaire de Police de Saint-Antonin:
"... Je suis informé que dans la soirée du 8 de ee mois deux pierres
ont été lancées sur le train de chemin de fer se rendant de Rodez à
Montauban entre les stations de Laguépie et Lexos et à trois kilomè-
tres de cette dernière station. L'une des pierres a atteint la machi-
ne et l'autre brisé la glace d'un compartiment de deuxième classe oc-
cupé par le courrier. Pareil délit s'étant reproduit le 17 sur le train
n"2, à quatre kilomètres environ de Saint-Antonin, où le mécanicien a
été blessé à la tête par une des pierres lancées, je vous invite, Mon-
sieur le Commissaire, à exercer une surveillance aussi active ..etc."(1)
A plusieurs reprises également des pierres sont déposées sur la voie.
Ces actes signalent un climat d'hostilité mais il est difficile de di-
re si cette hostilité vise le moyen de transport en tant que tel ou si
elle est liée aux litiges suscités par la construction de la voie et
aux ressentiments qui en ont résulté.
Par rapport au niveau très bas des salaires â Saint-Antonin
il est également possible que les employés du chemin de fer qui consti-
tuent une aristocratie ouvrière relativement bien payée, fassent quel-
que peu figure de privilégiés.
QUELQUES SALAIRES /l SAINT-ANTONIN
Chef de gare: 135O+300(indemnités)
Facteur â la gare:
Facteur aiguilleur:
Aiguilleur:
Mécanicien:(Cie d'Orléans)
Chauffeur:(Cie d'Orléans)
1200F
1050F
900F
2000 a 3000F
1200 a 1600F
EN 1858-59 ( t r a i t ements
Commissaire de P o l i c e :
Insti tuteur:
Ouvrier du bâtiment:
Ouvrier agricole: moins
annuels)
800F
600F
450F
de 300F
Un indice des ressentiments qui alimente cette situation nous
est fourni par les litiges qui opposent ces employés du chemin de fer
aux habitants de la commune devant la Justice de Paix. F.n 1859, par
(I). Arch. Mun. St-Antonin: lettre du 19-8-1861.
2-35
exemple, une aubergiste saint-antoninoise apostrophe en ces termes.aucours d'une audience, un facteur de la Cie d'Orléans: " ...Qu'avez-vous
à me regarder ? Je ne porte que des haillons, je ne porte pas crinoli-
ne, mais ces haillons m'appartiennent et ne doivent rien à personne. ..
..Et quoique je ne sois qu'une femme, je n'ai pas peur de vous . . . . " (1)
Les incidents et les accidents assez nombreux qui émaillentles premières années de l 'exploitation de la voie ferrée entretiennentprobablement aussi un climat de méfiance . Moins d'un mois après l 'ou-verture de la ligne, un premier train déraille a Saint-Antonin:" Le
train des voyageurs parti de Saint-Christophe pour Montauban, mardi 28,
â 8 heures 15 m. du matin, a éprouvé un retard d'environ 10 heures, près
du poteau kilométrique n? 61, entre la station de Lexos et celle de
Saint-Antonin. La rupture d'un rail a occasionné le déraillement de la
machine et de trois wagons de marchandises qui la suivaient . Des wagons
de voyageurs n'ont pas quitté la voie et pas un voyageur n'a éprouvé la
plus légère atteinte; un conducteur serre-frein a été seul blessé dans
le choc: tout fait espérer qu'il n'en résultera rien de grave. ...'.'(ï)
Rançon de la rapidité avec laquelle on a construit la ligne,plusieurs trains déraillent encore au cours des années suivantes. Lesglissements de terrain en sont souvent la cause.
On sait aussi que deux enfants de garde-barrières sont écra-sés par des trains entre Penne et Saint-Antonin: l 'un en 1860, l 'autreen 1883.
A la veil le de la guerre de 14, i l apparaît que le voyage enchemin de fer, même en troisième classe, même à courte distance, estencore pour la plupart des Saint-Antoninois, un luxe exorbitant, quel-que chose de très rare qui ne fait pas vraiment partie de la vie quoti—dienne(sauf le spectacle des trains et de la gare). Le quotidien, c 'estencore la marche â pied pour l'immense majorité. Jean Manié, dans sesmémoires, évoque le souvenir de tous les enterrements manques dans safamille: "Un an auparavant Cuers 1900), le grand-père Petit était mort;
manque d'argent pour le voyage, Jules n'avait pu se rendre à son enter-
rement. De même Mélie ne put se rendre à Cahors pour aller accompagner
son mari. On l'appela à la mairie, on se contenta de lui donner un ta-
blier et une jupe noire pour le deuil."(3). Dans la chronique qu ' i l
(1). Archives de la Justice de Paix; Arch. Mun. St-Antonin.
(2). Courrier de Tarn et Garonne du 30-9-1858.
(3). Le Récupère. Ouvrage c i t é , p 43.
2-36
tient de ses pérégrinations de travail , il nous conte son départ pour
une ferme près de Laguépie, â 50 kilomètres, d i t - i l ( i l exagère un peu),
de Saint-Antonin. I l y va â pied. Son premier voyage en train, en 1905,
est une décision importante. I l a 18 ans; i l décide d 'al ler chercher
du travail â Decazeville. I l ne part pas à l'aventure: i l en parle d'a-
bord à ses proches et i l écrit â son oncle,qui t ravai l le déjà â Decaze-
v i l l e , lequel lui promet de l 'aider. I l paie 5F son bi l le t (pour environ
115 kms) et c'est une somme assez considérable pour lui qui ne gagnait
que 20F par mois dans son dernier emploi d'ouvrier agricole(l) . Sa nar-
ration du voyage montre â quel point il est peu familier de l'espace
du chemin de fer même dans son environnement proche: "II fit un ballot
de ses vêtements de travail, il en avait peu, mit son costume; à la ga-
re, il prit un billet de chemin de fer pour Decazeville, cinq francs en
troisième classe; c'était la première fois qu'il montait en chemin de
fer. Il demandait à tous les voyageurs:
- Où il faut changer de train pour aller à Decazeville ?
Un voyageur de commerce, sans doute, lui donna tous les renseignements:
- Tu descendras à Lexos, là tu attendras le train de Toulouse qui se
dirige sur Capdenac, puis de Capdenac, tu prendras le train qui va à
Rodez, puis tu descendras à Viviez où tu auras le train pour Decaze-
ville.
C'était compliqué pour lui. Arrivant à Lexos, il demanda de nouveau,
mais à un employé des Chemins de Fer:
- Pour aller à Decazeville ? s'il vous plaît.
- Le train de Toulouse, le premier qui va venir, vous descendrez à
Capdenac, là vous demanderez.
Alors il avait compris. Que le voyage fut long ! Parti le matin à
huit heures, â dix-neuf heures il arrivait à Capdenac, le train de
Rodez partait tout de suite, il arriva à Viviez à sept heures un
quart, à Decazeville à vingt heures. " (2)
En outre, ce récit met en évidence la dégradation des con-
ditions d'exploitation de la ligne depuis son ouverture. En 1858, i l
(1). Quand i l a accepté cette place, il s'est trouvé bien payé car dansson emploi précédent i l gagnait 80F dans l'année. Mais le patron a re-chigné â le garder l 'hiver.
(2). Le Récupéré. Ouvrage cite, p 76..
2-37
fa l la i t environ cinq heures pour a l ler de Saint-Antonin â Decazeville.Les trains étaient alors directs. En 1905, i l en faut alors douze! Leprix quant à lui a très peu baissé puisqu'il est passé de 7 francs âl'inauguration â 5 francs en 1905. C'en est alors bien fini du GrandCentral: la ligne de Saint-Antonin n 'est plus qu'un tronçon margina-l isé par les restructurations du réseau et voué aux trains omnibus,aux correspondances multiples et malpratiques.
Cette rareté des voyages en train est corroborée par tous lestémoignages que nous avons pu recueil l i r de ceux qui ont vécu leur jeu-nesse â Saint-Antonin, durant l 'avant-guerre:
" Ce qu'on appelle un "voyage" ... pour moi, à l'époque, c'é-
tait la capitale: Montauban! Et alors quand les gens allaient à Montau-
ban, ils en parlaient trois mois à l'avance. Ils avaient pas l'argent
pour y aller et les commodités. Personne n'allait en voyage à part les
familles aisées ... Moi, mon premire voyage, ça a été Montauban, avec .
ma mère, et j'ai pris le train. Huit jours avant j'en parlais ...ça m'
a éveillé, ces grandes rues et tout. Mais quand même nous n'avons pas
mangé à l'hôtel, nous avons mangé sur un banc, sur la place ... un mor-
ceau de pain et de saucisson ... on ne buvait pas du vin, on a bu à une
pompe.On est revenu et après j'en parlais pendant huit jours. C'était
ma première sortie, j'avais six ans, ma mère allait demander des secours
ou des bourses mais je ne les ai pas'obtenus. ..."
" Mon père allait à Montauban peut-être une fois par an pour
des réunions de cantonniers ou quelque chose comme ça. Montauban, pour
moi, c'était une chose extraordinaire. J'y suis allé quand j'avais qua-
torze ans (1). Pour la première fois j'ai pris le train. J'avais écono-
misé sou par sou parce que je travaillais quand je pouvais. Le jeudi,
j'allais au Bessarel. Il y avait un maréchal ferrant et en été il lui
fallait quoiqu'un pour êmoucher les chevaux parce que quand on les fer-
rait, les mouches les remuaient et c'était embêtant pour les ferrer. A-
lors, j'étais là à agiter le chasse-mouches. On me donnait un sou ou
deux sous par cheval et alors j'avais économisé cinq francs. Quand j '
ai eu cinq francs, j'ai dit: " Je vais aller voir ma soeur qui est à
Montauban." et j'ai pris le train, aller et retour 3F 16 sous ...."
(1). C'est donc vers 1914.
2-38
4.UNE LIGNE VITE MARGINALISEE DANS LE RESEAU.
Le décl in de la l igne de chemin de fer de Saint-Antonin
n ' e s t pas seulement l i é â la concurrence de l ' au tomobi le . Très t ô t ,
en e f f e t , le tronçon Lexos-Montauban du Grand Central fut marginal i -
sé dans l e réseau par l a concurrence des l ignes qui se c o n s t r u i s i r e n t
postérieurement.
UN BREF AGE D'OR.
La ligne capte dès son ouverture, c'était sa vocation pre-
mière, l'essentiel du trafic des centres sidérurgiques et miniers d'Au-
bin et de Decazeville. Dès 1859, 33.000 tonnes de charbon circulent
entre Capdenac et Montauban soit, uniquement pour cette matière, un tra-
fic déjà supérieur au tonnage global du tronçon Lexos-Montauban à la
veille de la seconde guerre mondiale. Ce faisant, elle précipite le dé-
clin de la navigation sur le Lot (dont l'aménagement avait été perfec-
tionné vers 1840) et du roulage sur la grand route de Lescalopier qui
assuraient l'essentiel des débouchés du bassin industriel aveyronnais.
Première ligne ouverte dans la région - les autres ne sont
encore qu'en projet ou en construction - la voie ferrée Montauban-Saint-
Christophe conquiert très rapidement la position d'axe central des tra-
fics régionaux. La compagnie d'Orléans exploite très rapidement l'avan-
tage stratégique d'une situation de monopole dont elle sait qu'elle se-
ra de courte durée. Elle tente de rabattre sur ses gares les courants
d'échange des centres et des régions périphériques â son tracé en sub-
ventionnant asssez généreusement les transporteurs qui lui garantissent
des services réguliers. Sa générosité est proportionnelle S l'importance
des trafics qu'elle escompte détourner. L'accord passé pour la correspon-
dance entre Capdenac et Brive, par exemple, ne prévoit aucune rétribu-
tion de la compagnie au bénéfice du transporteur, c'est un simple accord
tarifaire. La compagnie qui dessert déjà Brive par chemin de fer vers
le nord-ouest ne tient sans doute pas à se faire elle-même concurrence.
Par contre les accords passés avec les transporteurs de Saint-Antonin
et de Laguépie pour les correspondances de Caylus et d'Albi (par Cordes)
sont de nature à rendre attractifs pour ces localités (non encore
2-39
desservies par chemin de fer) les correspondances du chemin de fer et
les détours qu'elles impliquent.
A Saint-Antonin, par exemple, la compagnie prend â sa char-
ge une partie du prix, fixé contractuellement, de la voiture de cor-
respondance qui conduit les voyageurs et leurs bagages de la gare â
Caylus. Pour les voyageurs empruntant la destination la plus fréquen-
tée (Montauban) elle assure même la gratuité de la correspondance, sub-
ventionnant en conséquence le transporteur et en lui garantissant de
surcroît un minimum de ressources. A Laguépie où la compagnie espère,
dans les premières années, capter un fort tonnage de marchandises en
provenance d'Albi le tarif du roulage de correspondance est fixé au
prix particulièrement bas de IF la tonne.
Cette politique sera relativement avantageuse pour Saint-An-
tonin puisqu'elle contribuera pendant quelques dizaines d'années â con-
solider sa position de centre intermédiaire, de pôle d'attraction et de
ville étape. Tous ceux que leurs affaires ou leurs activités profession-
nelles amènent à parcourir le haut canton ou le canton voisin de Caylus
y recherchent le gîte et le couvert. C'est de cette époque que date l'é-
mergence de la vocation hôtelière et gastronomique de la cité.
L'inauguration, en novembre 1862, de la ligne Capdenac-Brive
par Figeac ouvre la période la plus prospère du chemin de fer de Saint-
Antonin. Désormais, Montauban et Toulouse sont reliées directement, et
au plus court(1), à Paris par Saint-Antonin, Capdenac, Brive, Périgueux
et Limoges . Des trains directs ou semi-directs (avec correspondance à
Périgueux) pour Paris s'arrêtent en gare de Saint-Antonin. La ligne con-
naît alors un important surcroît d'activité et une deuxième gare, celle
de Villenouvelle, est mise en chantier à Montauban pour son service(2).
Alors que la fin des travaux du chemin de fer avait alimenté,
à Saint-Antonin, un assez fort courant d'émigration, cette apothéose de
la ligne est contemporaine d'une inversion - assez exceptionnelle dans
ce siècle - du mouvement migratoire. Pendant une vingtaine d'années,
Saint-Antonin va attirer en moyenne plus de nouveaux habitants qu'elle
n'en perd.
(1). Auparavant il fallait passer par Bordeaux.
(2). La première gare (Villebourdon) appartenait â la compagnie du Midiqui en louait une partie des services â la compagnie d'Orléans.
2-40
UN DECLIN RAPIDE.
Cet âge d'or sera de courte durée. Il dure en effet moins de
deux années puisque, dès 1864, l'ouverture de la ligne Lexos-Toulouse
avec embranchement â Tessonnière pour Albi, capte, détourne,l'essen-
tiel du trafic du tronçon Lexos-Montauban.
ANNEE
1861
1868
1874
1878
1881
1888
1893
1899
1903
1908
1913
1934
1937
EVOLUTION DU TRAFIC ANNUEL DE LA VOIï, FERREE
DE ST-ANTONIN ET DES LIGNES PERIPHERIQUES(1)
Mdntauban
Lexos parSt-Antonin
(1858)
—
38
51
78
74
39
44
41
42
43
45
34
24
(En milliers de Tonnes-Utiles)
LexosCapdenac
(1858)
59 —
177
265
406
546
389
439
586
593
644
720
LexosToulouse
(1864)
_
176
185
313
453
327
386
496
451
462
550
-483 -
-521 -
CapdenacRodez
(1860)
91
131
183
203
211
242
283
375
372
403
446
223
219
2)
MontaubanCahors
(1884)
-
-
-
-
-
27
83
324
463
810
725(3)
850(3)
1000(3)
MontaubanToulouse
(1857)
473
-
-
542
753
560
540
712
850
1020
1180
980
998
(1). Nous remercions, ici, Dominique Renouart qui nous a fourni les statistiquesqu'il avait notées, il y a une trentaine d'années, aux archives de l'anciennecompagnie d'Orléans. Par suite de la dispersion et de la destruction partiellede ces archives, les originaux de ces statistiques sont aujourd'hui, â notreconnaissance et après de nombreuses recherches, introuvables. Les volumes statis-tiques annuels, édités par la compagnie d'Orléans, auraient constitué une sourced'autant plus précieuse pour notre approche monographique qu'ils comportaientune statistique détaillée du trafic de chaque gare. Pour une approche méthodolo-gique de ces statistiques, se reporter à l'ouvrage de D. Renouart, cité en biblio-graphie.
(2). Les dates d'ouverture de chaque tronçon sont indiquées entre parenthèse sousl'intitulé des lignes.
(3). Trafic de l'ensemble de la ligne Montauban-Brive.
2-45
Les statistiques ci-dessus mettent en évidence que le ton-
nage qui transitait par Saint-Antonin chute des 3/4 après l'ouvertu-
re de cette ligne. Le trafic entre Lexos et Montauban passe de.
159.000 tonnes en 1861 3 38.000 tonnes en 1868 et les statistiques
montrent clairement que l'essentiel du trafic Capdenac-Lexos "file"
au-delà de 1868 vers Toulouse (et réciproquement).
Désormais ce qui avait été la "ligne du Grand Central" va
devenir, entre Lexos et Montauban, un tronçon de plus en plus margi-
nalisé dans un réseau qui s'étoffe et se construit dans un plan d'en-
semble fortement centralisé vers Paris. Cette marginalisation de la
ligne de Saint-Antonin sera parachevée par l'ouverture, en 1884, de
la ligne Montauban-Cahors par Caussade prolongée en 1891 jusqu'àBri-
ve. La ligne Lexos-Mpntauban est, 3 cette date, encadrée par deux a-
xes Paris-Toulouse concurrents qui ne lui laisseront que la portion
congrue des trafics locaux et "secondaires". Par ailleurs, le projet
d'une grande radiale Rodez-Bordeaux, qui faisait partie des plans du
Grand Central, subit également un revers décisif du fait du renforce-
ment de l'axe Rodez-Albi-Toulouse consacré par l'ouverture du tronçon
Rodez-Albi en 1902. Dès cette époque, la ligne de Saint-Antonin fait
figure d' "homne malade" du réseau régional: " La construction d'un
chemin de fer entre Lexos et Carmaux, par la vallée du Cêrou, est ac-
tuellement à l'étude; les populations intéressées demandent depuis
longtemps l'établissement d'une voie ferrée directe de Lexos au Lot,
par la vallée de la Seye. En exécutant ces deux projets, on donnera
à la section de Montauban à Lexos, sur laquelle la circulation est ac-
tuellement peu intense, une importance considérable et l'on justifie-
ra ainsi les prévisions de ceux qui n'ont pas hésité, vers le milieu
du siècle dernier, à choisir la vallée de l'Aveyron, malgré les diffi-
cultés qu'elle présentait et les dépenses considérables qu'elle exi-
geait pour l'assiette de l'une des grandes voies cormerciales de la
France."(1).
L'ouverture, 3 la veille de la guerre de 14, du tramway 3 va-
peur départemental Caussade-Caylus, malgré l'extrême brièveté de son
destin (il est fermé définitivement en 1933), contribuera aussi, mais
plus modestement, au déclin de la gare de Saint-Antonin et réduira les
(1), "Le Tarn et Garonne: histoire, sciences, industries, commerce, a-griculture ..."; ouvrage collectif, Montauban 1902; p 99.
2-46
dimensions de l'arriére pays de la cité. Les statistiques du trafic
permettent aussi de mesurer l'impact de la concurrence de l'automobi-
le entre les deux guerres (4). Le trafic de la ligne chute presque de
moitié entre 1913 et 1937 passant de 45.000 tonnes a 24.000 tonnes/U«.
par an.
La rapidité avec laquelle le trafic par route vient concur-
rencer la voie ferrée témoigne aussi de la précocité et de l'ampleur
de son déclin. Durant la décennie qui suit l'ouverture de la voie fer-
rée, l'urgence de la construction des routes avait quelque peu cédé
le pas devant l'enthousiasme pour la nouveauté du chemin de fer. La
construction des routes qui doublaient la voie ferrée cessait, pour
un temps, d'être une urgence et la municipalité renâclait à créerdes
impositions nouvelles pour des routes soudain dévalorisées. Ainsi du
chemin de grande communication vers Montricoux, Nègrepelisse et Mon-
tauban. Avant la construction de la ligne c'était une des grandes ur-
gences défendue par la municipalité. Dix années plus tard, elle n'est
plus, de son point de vue, que d'un intérêt médiocre. Dans une lettre
à l'ingénieur des Ponts et Chaussées, le maire écrit:" ... La commune
n 'a qu'un chemin de grande communication vers Montricoux ... les dé-
penses en sont réglées à 1.300 F répartis comme suit: pour Saint-Anto-
nin 800F, Cazals 200F, Montricoux 200F, Nègrepelisse 100F ...Le che-
min n°2 n'a pour la commune de Saint-Antonin qu'un intérêt médiocre et
un intérêt moindre que pour les trois autres communes. Les relations
de Saint-Antonin avec Montricoux et Nègrepelisse sont presque nulles
et elles se font par la voie ferrée. Il n'en est pas de même pour...
ces trois localités dont les relations sont journalières parce qu'el-
les appartiennent toutes au même canton...".(1)
Mais cette inversion des priorités est de courte durrée.
Dès 1876, nous savons qu'un service de voitures attelées, profitant
des horaires malcommodes et des lenteurs du chemin de fer, concurren-
ce avec succès le service du train vers Montauban: "... L'heure in-
commode pour les voyageurs du passage du premier train de Lexos à Mon-
tauban a motivé l'établissement de voitures de Saint-Antonin et de
Caylus sur Montauban qui font une concurrence préjudiciable à la
(4). Nous l'ëtudierons de façon plus détaillée par ailleurs.
2-47
compagnie. On évalue à plus de 10.000F sa perte de ce chef. Je n'in-
siste pas davantage sur l'intérêt de la compagnie à la bonne viabi-
lité de l'accès à la gare. ..."(1) argumente le maire pour réclamer
â la compagnie d'Orléans une participation à l'entretien des chemins
de la commune.
5.CHEMIN DE FER ET SPECIALISATION DE L'ESPACE.
Nous ne ferons ici qu'esquisser l'analyse des remaniements
de l'activité économique qui ont affecté l'espace saint-antoninois
postérieurement â la construction de la voie ferrée. Cette question
sera développée dans un chapitre ultérieur et notre propos, pour l'ins-
tant, est uniquement de cerner, autant que faire se peut, l'impact du
chemin de fer sur ces activités.
Quant à la mobilité des personnes, nous avons noté l'extrême
lenteur des transformations introduites par le train. Un équipement nou-
veau de transport, même de grande capacité, ne suscite pas automatique-
ment une fringale de voyages, d'échanges et de migrations. Pour cela,il
faudrait que lui préexistent une abondance de motifs de déplacement et
de biens échangeables, une abondance de numéraire pour organiser et fi-
nancer ces échanges. Quand le chemin de fer fait irruption dans l'espace
saint-antoninois, pour des raisons qui sont étrangères, on l'a vu, aux
intérêts locaux, ces conditions ne sont pas réunies. Bien que les savoir-
faire y soient abondants - ils satisfont à peu près tous les besoins
solvables du marché local - Saint-Antonin est alors au centre d'un espa-
ce de pauvreté. La plupart des activités tournées vers l'extérieur sont
déjà en déclin, elles trouvent de moins en moins facilement preneurs et
la gêne ou la petite aisance des plus débrouillards est davantage la rè-
gle que l'accumulation du capital.
Il est des régions, des bourgades, des campagnes où ce vieux
fond de pauvreté et de pénurie remonte à des temps immémoriaux parce
qu'un véritable décollage économique ne s'y est jamais dessiné, et où
la chose n'est pas nouvelle. A Saint-Antonin qui a été une centre pros-
père et qui a animé un commerce très large elle l'est. Les causes n'en
(1). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
2-48
sont pas locales pour l'essentiel. Toute l'aire occitane a été af-
fectée â des degrés divers par les violences et les effets de domi-
nation qui ont caractérisé l'histoire de son assujettissement a un
pouvoir centralisateur. Le plus grave, pour le long terme, dans ce
processsus c'est sans doute qu'il a cassé les fondements culturels
de l'innovation,confinant la culture â l'imitation servile de modè-
les extérieurs ou â la délectation morose et contemplative d'une
grandeur passée.
L'ouverture de la voie ferrée se fait donc dans un contex-
te éminnement défavorable. Peu de ressources spécifiques ou rares,
peu de capitaux pour exploiter les opportunités nouvelles ou donner
un nouvel élan aux anciennes spécialisations de l'activité. Le chemin
de fer va cependant bousculer quelque peu le cadre d'une économie lo-
cale presqu'immobile, protégée qu'elle était par son isolement et son
caractère essentiellement auto-centrë.
EMERGENCE DE LA SPECIALISATION FOURRAGERE.
Au plan de l'agriculture, on ne rencontre pas ici de révolu-
tion agricole comparable à celle des sêgalas de l'Aveyron, où les en-
grais apportés par le chemin de fer redistribuent.de façon spectaculai-
re, la richesse (1).
Pourtant les choses bougent. Les facilités nouvelles du trans-
port ne sont assurément pas pour rien dans le recul, spectaculaire dans
la deuxième moitié du XIXème siècle, à Saint-Antonin et dans tout l'es-
pace rural avoisinant, des productions vivrieres et céréaliêres au pro-
fit de l'élevage et de la production fourragère. Les opportunités fruc-
tueuses de commerces plus larges font reculer quelque peu 1'autoconsom-
mation. Ainsi du recul de la culture du chanvre dont le prix en baisse
des cotonnades rend la culture de moins en moins attractive.Ainsi du
déclin de la meunerie saint-antoninoise durement touchée par la concur-
rence des grandes minoteries de la région.
Une réussite spectaculaire c'est celle du commerce du fourra-
ge. Il était a peu près nul vers 1850 et il est â la source, vers 1930,
des cinq ou six fortunes un peu notables de Saint-Antonin.
En 1902, Saint-Antonin est sans doute une des premières gares
(O. A.
2-49
fourragères du département. On peut évaluer â 5.000 tonnes les expédi-
tions de pailles et fourrages qui s'y font, cette année 13, sur un to-
tal départemental de 20.000 tonnes. A la différence de Caussade et de
la vallée de la Garonne qui produisent surtout des luzernes â destina-
tion des régions viticoles du Bas Languedoc , la région de Saint-Antonin
commerce plutôt vers le nord: "... Les fourrages ... constituent pres-
qu'exclusivement (c'est à dire à l'exclusion des pailles et des luzernes)
... le tonnage des stations dp. Laguépie, Lexos et Saint-Antonin. Cette
dernière oui reçoit toute la production de la vallée de la Bonnette et
du canton de Caylus. trafique surtout avec Paris et le nord de la France,
régions dans lesquelles le foin est préféré aux luzernes...". (1)
Mais là aussi le chemin de fer n'explique pas tout. Sans la
croissance urbaine et la spécialisation â outrance de vastes régions cé-
réalières et viticoles il n'y aurait pas de demande rémunératrice.Sans
la crise de la vente passive du sol qui pousse les propriétaires les
plus aisés 3 rechercher les bénéfices du négoce il n'y aurait peut-être
pas de filière organisée pour ce commerce. Le chemin de fer crée seule-
ment les conditions favorables 3 l'intégration de l'agriculture locale
dans le cadre dp spécialisations régionales plus vastes. En outre- le
chemin de fer favorise cette intégration dans le sens d'une plus gran-
de subordination de l'esDace saint-antoninois aux pôles économiaues domi-
nants .
DESEQUILIBRES TARIFAIRES ET SUBORDINATION DE L'ESPACE.
La politique tarifaire appliquée par la compagnie d'Orléans
introduit, dès l'origine, des déséquilibres (ou avantages sans réci-
procité) qui favorisent les grands centres au détriment des gares in-
termédiaires.
Ainsi, dès avant l'ouverture de la ligne, le traité qui ré-
git les rapports de la compagnie et du Sieur Soulié qui se prépare à
assurer les correspondances entre la gare de Saint-Antonin et Caylus
prévoit un avantage exclusif au profit des voyageurs en' provenance ou
à destination de Montauban: " ... l'entrepreneur ne pourra percevoir,
par voyageur, y compris 30 kgs de bagages ... plus de 1F2& centimes.
Exceptionnellement les voyageurs en provenance de Montauban et vice
versa, pris ou amenés à la station de Saint-Antonin, ne devront payer
(l)."Le Tarn et Garonne:-Histoire, Sciences, ...." . Ouvraee cité p 84,85.
2-50
dans les voitures de Monsieur Soulié que 0F7R par place et la compa-
gnie tiendra compte au dit entrepreneur, pour chacun de ces voyageurs,
d'une subvention de 0F50." (I)
A l'ouverture de la ligne le traité est modifié, la subven-
tion accordée au transporteur passe â 1F25 sous condition de transport
gratuit des mêmes voyageurs. En 1860, enfin (soit deux années plus
tard) le volume de voyageurs étant sans doute insuffisant, le même Sou-
lié reclame et obtient de la compagnie une garantie de ressource de
10F par jour "y compris les subventions que la Cie paie au dit entrepre-
neur".
Cette politique n'est certes pas totalement au désavantage
de Saint-Antonin puisqu'elle "rabat" sur sa gare une partie du trafic
(par route directe) entre Caylus et Montauban. Mais dans le même temps,
et dans la mesure où la même discrimination s'applique à l'ensemble
des tarifs pratiqués sur la ligne (pour les marchandises, les aller-
retour à prix avantageux . . . ) , cette politique rend la destination de
Montauban plus attractive que les autres pour l'ensemble des usagers
du chemin de fer. Dans d'autres domaines la municipalité va longtemps
échouer â obtenir des avantages réciproques qui auraient pu conférer
â la cité la reconnaissance d'un statut de centre intermédiaire (entre
Montauban et Villefranche) et qui avec le recul du temps paraissent com-
me autant de signes annonciateurs du déclin de ses foires et marchés.
Ainsi en 1860, le maire demande à la compagnie l'établisse-
ment de billets à prix réduits aller et retour de Montauban et de Vil-
lefranche â Saint-Antonin pour les jours de foire (et comme il a été
fait auparavant pour Montauban). La compagnie répond qu'un essai a été
fait â Bruniquel et que le résultat a été trop onéreux, "... C'est à
peine si le produit des billets délivrés à la gare de Montauban a cou*
vert nos frais d'affiches et d'insertion. Nous sommes décidés à ne plus
accorder aucune faveur de ce genre et à laisser la ville de Montauban
jouir seule du bénéfice des billets à prix réduits pour ses foires et
marchés. ". La demande sera réitérée 3 maintes reprises jusqu'à la fin
du siècle et sans plus de succès.
Autre échec en 1867: le conseil municipal demande que la sta-
(1). Archives Nationales.
2-51
tion de Saint-Antonin soit autorisée â délivrer des laissez-passer auxexpéditeurs de bestiaux â destination des marchés de Paris ainsi que ce-la se fait sur d'autres points du réseau, et le directeur de la compa-gnie répond dans ces termes: " . . . J'ai le regret de vous annoncer qu'il
ne nous est pas possible de donner satisfaction à la demande dont il
s'agit. Les transporteurs de bestiaux exigeant l'envoi, deux fois par
semaine, à de grandes distances et sur des points déterminés, d'un maté-
riel spécial et souvent considérable, nous avons dû chercher à concen-
trer ces expéditions aux principaux points de notre ligne où devaient
être faites d'ailleurs des installations spéciales pour ce trafic, et
c'est dans ce but que nous accordons à ces différents points certaines
facilités aux expéditeurs, afin d'éviter, autant que possible, que les
bestiaux soient amenés à des stations où ils ne seraient pas attendus.
La délivrance des permis dont il s'agit ayant déjà lieu ... aux gares
de Montauban et de Villefranche de Rouergue, vous apprécierez comme
nous, Monsieur le Maire, qu'il n'y a pas lieu, par les considérations
qui précèdent, d'accorder cette facilité au point de Saint-Antonin. "
II faudra attendre la fin du XIXème siècle pour que les ex-péditions de bestiaux puissent se faire directement en gare de Saint-Antonin. En 1901, i l s ' en ejtpédle 4.900 têtes dans l'année( boeufs, veaux, porcs et surtout moutons ) '
mais les gares voisines mieux situées dans le réseau sont le lieu de
concentrations plus considérables. On expédie 9.900 têtes â Lexos.la
même année, et 12.000 â Caussade(l).
Ces expéditions ne sont cependant pas médiocres. Elles fontde Saint-Antonin, â cette ëpoaue, la quatrième gare du département(7% du nombre de têtes expédiées dans l'ensemble du département) pourle trafic du bétail après Montauban, Caussade et Lexos.
Une révolution industrielle avortée-
Une esquisse de révolution industrielle se dessine à Saint-Antonin au cours de la décennie qui suit l 'ouverture de la voie ferrée.Stimulés et séduits par le spectacle des locomotives qui circulent surla nouvelle voie les peti ts industriels de la cité - papetiers et f i la-
(1).Source: "Le Tarn et Garonne: histoire, sciences. . .etc" . Ouvrapec i té , p 87.
2-52
teurs - s'équipent "â la vapeur". Mais cette modernisation, sans doute
insuffisante, aura peu d'effets durables. C'est â peine si elle enraye
pour quelques dizaines d'années le déclin des papeteries qui disparais-
sent â la fin du XlXême siècle. Les filatures ne connaissent pas de dé-
veloppements spectaculaires et restent à un niveatf semi artisanal. Les
tanneries saint-antoninoises dont la réputation était grande n'accompa-
gnent, pas non plus, à la fin du XIXème siècle, les mutations techniques
qui caractérisent ce métier. Cette stagnation technologique annonce aus-
si leur déclin.
Mais ce languisspment des activités traditionnellement expor-
tatives de Saint-Antonin n'est rien â côté de la crise que vont connaî-
tre les métiers qui travaillaient pour les besoins de la cité et de son
arrière pays. Les productions extérieures, fabriquées 3 grande échelle,
dont l'ouverture du chemin de fer favorise l'introduction sur le marché
local, vont les concurrencer de plus en plus durement. Les cloutiers.
les ferblantiers, les métiers de l'habillement, de la toilette et de la
chaussure qui employaient beaucoun de monde â Saint-Antonin vers 1860
vont être les plus touchés par cette foncurrence. D'autant plus, nous
l'avons vu, que les commerçants et manufacturiers des grands centres bé-
néficient d'avantages tarifaires que le chemin de fer refuse 3 leur ho-
mologues saint-antoninois.
SPECIALISATION EXTRACTIVE ET DECLIN LOCAL
Globalement, le chemin de fer va plutôt favoriser â Saint-An-
tonin les activités extractives et les productions primaires a faible
valeur ajoutée. Les ouvertures de carrières de pierres (â construire et
lithographiques)- de chaux et de phosphate se multiplient dans la com-
mune après l'ouverture de la ligne, sans doute stimulées par les facili-
tés nouvelles du transport et des tarifs attractifs.
La grande réussite dans ce domaine c'est incontestablement
celle des phosphates. Après la découverte â Cos près de Caylus, d'un pre-
mier gouffre à phosphates (par Pommarêde en 1865), les cantons de Saint-
Antonin et de Caylus deviennent une des premières régions françaises pour
la production des phosphates naturels. "... Les phosphorites du Quercy
se présentaient sous la forme de masses irrêgulières, mamelonnées, à cou-
ches concentriques, brillantes, teintées de diverses couleurs, bl^innhn-
2-53
très, tirant parfois sur le jaune, ou sur le rouge. On s'interrogeait
sur leur origine: on imaginait qu'il s'agissait de restes d'animaux
tombés dans les fentes ou les puits naturels du causse, ou habitant
dans ces cavités. Car on trouvait des ossements de rongeurs (rats et
hamsters, castors ou écureuils) et surtout de chauve-souris (dont on
trouva des poches de plusieurs centaines de mètres cubes d'ossements),
et de rapaces nocturnes voisins des hiboux et des chouettes. ...".(1)
L'expédition de ces phosphates est pour l'essentiel concen-
trée sur la gare de Saint-Antonin. Leur charroi depuis les causses de
Servanac. Mouillac et Caylus prend une telle importance que la munici-
palité réclame et obtient des sociétés de phosphates des subventions
pour la réparation des chemins dégradés par ces lourds chargements. En
1876, par exemple, le maire écrit: "... par suite des énormes charge-
ments de phosphate et de chaux qui y passent et du défaut absolu d'en-
tretien, ce tronçon de chemin est profondément dégradé et il deviendra
dans un délai prochain totalement impraticable particulièrement pour
les charrettes de quatre ou cinq colliers..." . Le trafic dei'la ligne
de chemin de fer enregistra, â cette époque, un boom spectaculaire
puisqu'il double presque â l'apogée de ces extractions. C'est une pério-
de incontestable de prospérité pour la cité: les salaires augmentent,
les moulins mobilisés pour le broyage et la trituration des phosphates
connaissent une nouvelle jeunesse. Mais ce boom sera de courte durée.
C'est â peine s'il dure une dizaine d'années au terme desquelles les gi-
sements les plus rentables sont épuisés. Dès 1881, le maire note:"...t£
y a quatre établissements (de phosphates) à Saint-Antonin. La plus con-
sidérable a arrêté la fabrication, les autres l'ont ralentie...". En
1902: "...Les poches à phosphorites du Quercy sont pour ainsi dire épui-
sées et l'on ne livre plus aujourd'hui à l'agriculture que des phospha-
tes à titre moyen, provenant du criblage des terres que l'on avait ja-
dis laissées de coté. ...Lexos, Saint-Antonin et Bruniquel expédient
surtout des chaux grasses que les agriculteurs des plaines et des ter-
rasses du Tarn et Garonne emploient pour le chaulage de leurs terres
argilo-siliceuses. ...". (2)
(1). Histoire de la France rurale; Paris 1976; tome 3; p 209.
(2). Le Tarn et Garonne: Histoire, Sciences ...etc; ouvrage cité: p 85.
2-54
Traficannuel
entonnesutiles
150.000.
00.000-
50.000-
ouverture dela lignel exo s-Toulouse
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•{!!••
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Boom desphosphates
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* 1•
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Source : voir tnbl eau p. \7t-A0
1 i 1 1 1 î1861 1868 1874 1878 18811888 1893 1898 1903 1908 1913 1934 1937
TRAFIC DU TRONÇON LEXOS-WWTAUBAN
A cette date, Saint-Antonin est cependant encore la deuxième
gare du département après Bruniquel pour l'expédition des matériaux de
construction et engrais. 4.250 tonnes de ces matériaux sont expédiés,
cette année la, au départ de Saint-Antonin (8.500 â Bruniquel) soit en-
viron un tiers du trafic total de la gare et un dixième du trafic de la
ligne. Ces chiffres mettent aussi en évidence que la faiblesse de la
ligne tient moins, à cette époque, à la médiocrité du trafic local (en
tonnage il est assez important) qu'à la spécialisation exclusivement
locale de la ligne qu'aucun trafic général ne parcourt plus.
C'est plutôt au niveau qualitatif qu'il faut situer la faibles-
se de ce trafic. Beaucoup de matières premières à faible valeur ajoutée,
peu de produits manufacturés. La spécialisation extractive et la divi-
sion du travail et de l'espace dont le chemin de fer a favorisé l'émer-
gence ont certainement fragilisé l'espace saint-antoninois. Essentiel-
lement producteur de matières premières, il occupe la place, au tournant
2-55
du siècle, dans l'espace national, que le tiers-monde occupe aujourd'
hui par rapport au monde industrialisé.
LES NOUVELLES AMBITIONS VEHICULEES PAR LE CHEMIN DE FER.
Autre retombée , à la fois culturelle et économique, de la
construction de la voie ferrée: c'est le spectacle qu'il donne du sa-
lariat. Celui-ci n'est pas totalement méconnu 3 Saint-Antonin â cette
époque mais son importance est marginale dans une économie essentiel-
lement fondée sur les échanges de biens et de services et sur des struc-
tures d'économie familiale. La construction de la voie est l'occasion
de brassages de populations et de circulations monétaires qui, malgré
leur caractère très temporaire, déstabilisent déjà le cadre de cette
économie. L'ouverture de la voie fait d'emblée de la gare l'entrepri-
se qui emploie le plus de salariés permanents â Saint-Antonin (une di-
zaine de personnes). Leurs salaires en font, â Saint-Antonin, une aris-
tocratie ouvrière et même si la plupart sont, au départ, étrangers â
la localité un modèle est créé qui orientera désormais puissamment les
ambitions et la configuration des filières professionnelles et d'émi-
gration.
Hne filière d'émigration
Une articulation essentielle de ce processus c'est le "méde-
cin de la compagnie". Dès l'ouverture de la voie ferrée et sans doute
jusqu'à la guerre de 14, la compagnie d'Orléans verse en effet un trai-
tement â un des médecins de la localité en échange des soins qu'il
apporte â son personnel. Le titre paraît plus prestigieux que la ré-
munération qui n'est qu'un défraiement somme toute modeste (400F par
an à l'ouverture de la ligne). Cette conjoncture va correspondre â
une ascension spectaculaire du pouvoir médical qui à la fin du siècle
prend le pas, dans la hiérarchies des pouvoirs notabiliaires locaux,
sur tous les autres. Ce titre sera abondamment utilisé par certains
de ses détenteurs pour recommander l'embauche de leurs ouailles au
sein de la compagnie. Pour révélatrice qu'elle soit des faiblesses de
l'économie locale, cette substitution d'un pouvoir actif dans les fi-
lières d'émigration,aux anciens notables (propriétaires fonciers, ma-
nufacturiers), liés aux sources locales d'enrichissement, sera catas-
trophique pour le devenir de l'activité locale dont elle contribuera
à approfondir 1'assujettissemnt aux pôles économiques dominants.
2-57
LA CARE ESPACE THEATRAL
La gare, dans la mémoire des saint-Antoninois est peuplée de
rêves, de jeux, de rythmes, d'attentes, de fols espoirs, de déconvenues,
de plaisirs qui débordent de toute part le cadre somme toute rigide et
sans fantaisie de ses fonctions et de ses anciens horaires. Et ce n'est
pas seulement un effet de la nostalgie même si la fermeture de la ligne,
effective depuis 1958, a planté le décor vide d'une interrogation plus
vive et tendu le ressort de l'émotion. Le lent travail du deuil envelop-
pe aujourd'hui ce décor mais il faudra encore beaucoup de temps pour
que sa banalisation soit acquise. Le ressentiment, la vachardise légère,
qui sert d'argument â ceux qui se disent satisfaits de cet état de fait
- " ...ceux qui avaient des cartes de réduction ou qui voyageaient gra-
tuitement ont été les seuls à défendre le train ici ..." disent-ils fré-
quemment - met aussi en évidence que l'indifférence n'est souvent qu'un
masque fragile.
L'efficacité symbolique, onirique, culturelle et même écono-
mique d'un équipement ne se réduit pas à sa fonctionnalité proclamée et
apparente. Le spectacle de la ligne de chemin de fer et de la gare sont des
lieux privilégiés d'un désenclavement mental, d'une ouverture symbolique
de l'espace qui déborde de toute part les usages fonctionnels:"... En
sortant de l'école, nous courions sur le tunnel au-dessus de la voie fer-
rée et nous attendions l'arrivée du train. Nous respirions sa fumée à
pleins poumons ...et cette fumée,nous l'appelions le parfum. ..." ra-
conte une Saint-Antoninoise. Parfum du monde extérieur, parfum des rê-
ves de voyages, d'errances qui s'intégre aux jeux des enfants et capti-
ve aussi les adultes: "... Nous avions une vigne au Pech et il y avait
un vieux qui venait travailler la vigne avec mes grands-parents pour
voir passer le train. Quand il le voyait arriver du côté de Feneyrols,
il restait là, songeur, planté droit dans la vigne à le regarder s'ap-
procher. Et si quelqu'un lui avait dit à ce moment là de travailler..
Ah! ça l'aurait fâché!... ".
Même sur le mode le plus mineur, le voyage en train ouvre un
espace de liberté soustrait au regard et au contrôle de la communauté
et de la famille: " Tous les dimanches à cinq heures, on allait voir
passer le train. La gare, c'était le lieu de promenade des jeunes filles
2-58
c'était plus facile de dire aux parents "je vais faire un tour à la
gare" que de dire "je vais voir les garçons" . Souvent même, on pre-
nait le train qui passait à cinq heures, on allait jusqu 'à Lexos et
on revenait par celui de sept heures. D'autres fois, on allait jusqu'
à Feneyrols. C'était le lieu pour rencontrer les garçons, mon mari,
je l'ai connu là et j'en connais plus d'une ici qui s'est mariée com-
me ça...."
" ... Dans ma jeunesse, j'allais souvent à la gare mais c'é-
tait pas pour prendre le train. Le train, on le laissait de côté, c'é-
tait plutôt la bicyclette. Je suis allé à Montauban, à Montricoux, à
vélo en suivant le petit chemin le long de la voie ferrée. ...Aller à
la gare, ça n'avait rien à voir avec le train, c'était plutôt en rap-
port avec les voyageuses qui m'intéressaient, voyez. ..."
Cette marge de liberté caractéristique de l'espace du chemin
de fer en fait aussi un espace propice aux jeux initiatiques et aux dé-
fis de l'adolescence. Il n'y a pas d'apprentissage de l'espace qui ne
soit aussi un apprentissage du danger. Et la dangerosité du chemin de
fer est aussi â la racine de la fascination qu'il exerce et qui en fait
un des terrains vagues privilégiés de l'enfance: "... Vous ne savez pas
ce qu'on faisait? On avait un copain qui avait de l'argent et on faisait
des paris. On creusait entre deux traverses et on se couchait en atten-
dant le train. La micheline nous passait dessus en marche, il faut le
faire! Ca faisait un bruit terrifiant. On faisait ça pour 100 balles,
à l'époque c'était quelque chose. ... Je l'ai fait une fois mais après
j 'ai juré de ne pas le refaire ... le moindre mouvement que vous auriez
bougé, la micheline vous tuait, c'est pire que de sauter en parachute..
..C'était des épreuves. ..." .
"... Les wagons du train, vous savez,c'étaient de vieux wa-
gons sans couloir, avec des compartiments qui ne communiquaient pas. Un
de nos jeux favoris c'était d'aller de compartiment en compartiment, a-
lors que le train roulait, en passant par les marches extérieures...".
Le secret des compartiments et des salles d'attente propices
aux amours et aux défis de l'adolescence apparaît plutôt comme un dé-
tournement du spectacle dominant qu'offre la gare. Le temps de la gare,
c'était aussi et surtout celui où il n'y avait pas de départ ou d'arri-
vée dont la publicité ne fut aussitôt assurée. Cette publicité s'éten-
dait aussi au trafic de marchandises. Lieu de concentration des expédi-
2-59
tions et des charrois, la gare théâtralise, rend manifeste, le volume
et l'anecdote des courants d'échange et de l'activité économique de la
cité. Dans la mémoire de beaucoup de Saint-Antoninois, le spectacle et
le décompte des wagons chargés et déchargés alimente souvent la nos-
talgie d'une fierté perdue: celle d'un temps oQ l'activité des uns et
des autres était représentable.
"... La distraction, c'était la gare. Quand on était jeune,
on allait à la gare. Là, vous aviez une foule de monde. Il y en avait
qui partaient, d'autres qui arrivaient, le mouvement des marchandises,
tout se faisait presque par le train, c'était un spectacle magnifique,
tt
La route en comparaison est un équipement pauvre. Tout se
passe comme si elle cachait, rendait irreprésentables les courants
d'échange qu'elle supporte. Son ubiquité en est la cause: en abolis-
sant les rythmes, les concentrations et les discontinuités du chemin
de fer, l'automobile et le camionnage ont vidé cette thëâtralité.
Maigre cette ubiquité prometteuse d'une mobilité plus gran-
de, la route échoue aussi souvent, par rapport au chemin de fer, à
"signifier" la mobilité. Des autobus, les Saint-Antoninois disent sou-
vent qu' "on ne sait pas quand ils viennent". Tout se passe comme si
les lignes d'autobus, en dépit de leur régularité, ne parvenaient pas
à imposer le rituel de leurs horaires. Elles sont toujours l'objet
d'un soupçon que la théâtralitë de la gare déjouait. L'arrivée d'un
autobus est presque toujours improbable, la gare, même à ses heures de
fermeture, est une promesse de mobilité.
Le voyage en chemin de fer théâtralise aussi le paysage. Il
n'y a guère de récit d'arrivée 3 Saint-Antonin par le train qui n'in-
clue un discours sur le paysage alors que la mémoire du paysage est
presque absente des départs ou des arrivées en automobile qui ne sont,
en comparaison, presque jamais objets de récits.
"... Moi, je préférais le train, même la micheline, voyez
... et alors, quand nous venions de Montauban l'été nous arrivions à
Bruniquel "Ah! ici, on respire! ", on retrouvait nos montagnes...."
"... Quand nous revenions du pensionnat à Montauban, il y
avait,à l'approche de Saint-Antonin,une excitation énorme dans le com-
partiment. Nous étions tous aux fenêtres ... il y avait une joie de
retrouver nos paysages!...".
2-60
Le sentiment d' "être transporté" que procure le chemin de
fer, l'oubli du véhicule auquel il est propice, la passivité du voya-
geur, la fixité des perspectives et leur répétition au fil des voya-
ges (sut les itinéraires habituels), sont favorables â une mise aplat
presque cinématographique du paysage. La mémoire des saint-antoninois
est peuplée du plaisir de ces longs "travelings".
Cette théâtralitê du chemin de fer et de la gare a aussi
marqué durablement l'espace urbain saint-antoninois. La construction
de la gare sur la rive de 1'Aveyron opposée à celle où la ville médié-
vale avait élu son site, avait été l'occasion d'une extension des li-
mites de la ville sur un espace préalablement peu ou pas bâti. Les con-
ditions micro-climatiques peu favorables (le soleil ne paraît pas sou-
vent sur cette rive sud dominée par la haute falaise du roc d'Anglars)
aussi bien que l'étroitesse des terrains qui bordent la rivière, ont
sans doute contrarié la prolifération d'un véritable quartier de la ga-
re qui est remarquable.au XlXême siècle, partout ailleurs.
Mais cette solitude de la gare, opposée en vis â vis â la vil-
le, a peut-être renforcé le caractère spectaculaire et théâtral de l'es-
pace ainsi créé . La gare et la ville se regardaient. La façade hôteliè-
re de la ville s'est peu à peu déplacée, après la construction de la
voie ferrée, vers la berge de 1'Aveyron. L'aménagement de cette berge,
2-61
3 la veille de la seconde guerre mondiale, intègre parfaitement les
données de cette théâtralité.
Son monumentalisme est fait pour le regard plus que pour la
promenade et nul spectateur n'est mieux placé pour jouir du spectacle
de cette façade urbaine dont s'est dotée la ville que le voyageur qui
sort de la gare. Saint-Antonin se donne alors 1' "aire" d'une ville
d'eau.
ELEVATION
KSCÏAUEU
à double évoluai
3-2
I. PERSISTANCE ET APPROFONDISSEMENT DU DECLIN DEMOGRAPHIQUE.
Nous avons mis en évidence dans la première partie de cet
ouvrage le caractère extrêmement précoce du déclin démographique
saint-antoninois par rapport à son environnement rural et régional.
Nous avons développé une analyse des causes de cette situation sin-
gulière: perte de confiance d'une collectivité brisée par les vio-
lences de l'histoire, poids considérable de la sur-mortalité infan-
tile, vieillissement d'une population très tôt vouée a l'exil ou â
l'émigration, incidence de la réforme du droit successoral issu de
la révolution. Nous ne les rappelons ici que pour mémoire.
A peu d'exceptions près ce déclin va se poursuivre du mi-
lieu du XlXême siècle à la seconde guerre mondiale. Le fléchissement
de la natalité, par exemple^ accompagne un mouvement en baisse très
général en France pendant cette période. Mais la natalité saint-anto-
ninoise est presque toujours inférieure â la moyenne nationale de près
de 20 à 30%, l'écart ayant tendance à se creuser davantage entre les
deux guerres.
Période deréférence
1831-1840
1841-1850
1851-1860
1861-1870
1871-1880
1881-1890
1891-1900
1901-1910
1911-1920
1921-1930
1931-1940
Moyenne
Moyennenationale
29
27,4
26,3
26,4
25,6
23,8
22,2
20,8
15,3
18,6
15,5
TAUX DE NATALITE(l)
annuelle pour mille habitants
ST ANTONIN
24
22,6
24,3
23,6
21
18,1
18,3
17,5
12,8
14,7
11,6
PENNE
30,2
24,6
24,3
23,2
20,6
18
16,5
16,5
11
12,4
14,3
ST MICHELDE VAX
27,8
28,2
21,3
15,6
14,2
22,1
15,5
16,1
9,6
19
16,8
ESPINAS
35
20,6
19
21,1
11,6
15,2
13,1
(1). Source: dépouillement exhaustif de l'état civil des communes.
3-3
EVOLUTION DE LA NATALITE,DE LA MORTALITE ET DE LA NUPTIALITE
A PENNE ET SAINT ANTONIN (1830-1940)
Taux enpour mille
30
25
20
15 .
1 0 •
30 .
25
20
15
ib-
Taux de natalité
Taux de mortalité
Taux de nuptialité
PENNE
Constructionde la
voie ferrée
SAINT ANTONIN
1820 30 40 50 60 70 80 90 1900 10 20 30 40
3-4
Une seule période fait exception 3 cet approfondissement
inexorable du déclin de la natalité locale: c'est celle de la cons-
truction de la voie ferrée (et la décennie suivante). Mais cette re-
montée n'aura pas de suites durables: elle ralentit temporairement
le rythme de vieillissement de la population. Les communes rurales
voisines de Saint-Antonin accompagnent d'abord avec retard cette
chute de la natalité. Mais à partir de 1860 la baisse des naissances
y devient en moyenne plus rapide qu'à Saint-Antonin. C'est la consé-
quance du vieillissement plus rapide d'une population rurale qui est
travaillée de façon bien plus régulière par l'émigration que celle de
la cité. Nous n'avons pas calculé les taux de fécondité (rapport entre
le nombre de naissances et le nombre de couples en âge de procrëer)j
mais il ne semble pas que cette chute de la natalité soit liée de façon
déterminante S une baisse de la fécondité. A Saint-Antonin, par exem-
ple, le mouvement des naissances n'amplifie pratiquement pas le mouve-
ment des mariages (voir graphiaue ci-contre). On assiste même^ au cours
des années 1880-1900, aussi bien à Saint-Antonin que dans les communes
voisines, à une relative stabilisation du taux de natalité. Cette sta-
bilisation est paradoxale parce qu'elle se produit dans la période où
l'émigration est la plus forte. Elle suggère l'hvpothêse d'une remontée
de la fécondité pendant cette période. La baisse de l'âge moyen du pre-
mier mariage qui est importante â cette époque ( 26 en moyenne pour le«
hommes en 1886 pour 22 ans et- demi en 1911 et 22 ans/21 ans pour les
femmes)^ explique sans doute largement cette progression relative de la
fécondité.
Par ailleurs, l'hyoothèse très généralement admise par les
démographes d'un souci de limiter les naissances qui serait lié, dans
les milieux agricoles, à un objectif patrimonial (éviter le démembre-
ment des terres) se vérifie â Saint-Antonin. Pendant toute la période
considérée le taux de natalité de la population qui vit de l'aericultu-
re est en effet légèrement inférieur à celui de la population non agri-
cole.
Le déclin démographique ne tient pas seulement â ces aléas de
la natalité locale^ ils se conjuguent à l'exceptionnelle vigueur de la
mortalité saint-antoninoise pendant toute cette période.
Uon seulement cette mortalité est supérieure, et de beaucoup,
3-5
Période deréférence
1831-1840
1841-1850
1851-1860
1861-1870
1871-1880
1881-1890
1891-1900
1901-1910
1911-1920
1921-1930
1931-1940
Moyenne
Moyennenationale
24,8
23,3
23,9
23,4
23,3
22,1
19,4
17,2
15,6
TAUX DE MORTALITEd)
annuel le pour mi l le hab
ST ANTONIN
25,7
24,2
28,1
28,2
25,5
24,2
24,9
26,6
29,7
24,9
23,6
PENNE
24,2
21,9
24,5
23,6
27,3
22,8
21,9
22
24,7
26,2
24,1
Ltants
ST MICHELDE VAX
25,2
23,3
21, 1
19,1
26,4
20
24
25,9
19
33
22
ESPINAS
33,7
23,6
25,2
24,9
22,4
21,2
22,2
â la moyenne, nationale, mais elle est aussi supérieure à
celle des communes dé son espace rural où le vieillissement de la popu-
lation est pourtant plus rapide. Il est possible de faire l'hypothèse
d'une surmortalité urbaine qui est liée, â Saint-Antonin, aux condi-
tions d'hygiène peu favorables de l'habitat dans la vieille cité mé-
diévale et â la précarité des conditions de vie d'un aous prolétariat
dont la misère endémique se prolongera au moins jusqu'à la guerre de
14. L'espérance moyenne de vie est peu élevée â Saint-Antonin au XIXe
siècle. Pour la génération née en 1886-1887 nous avons pu calculer, par
exemple, une durée moyenne de vie de 45 ans(2). Le poids de la mortalité
infantile dans cette mortalité générale est particulièrement important.
Nous avions déjà noté sa virulence à Penne et à Saint-Antonin au milieu
du XIXème siècle.
7. des
1853
1860
48%
MORTALITE INFANTILE A
enfants d
18861887
28,8%
une génération qui
18961897
25,5%
19061907
26,6%
SAINT-ANTONIN (3)
meurent avant l ' â g e
30,8%
19201921
15,2%
de 11 ans
19301931
15,7%
(1). Source: dépouillement exhaustif de l'état civil des communes.
(2). D'après les mentions de date de décès sur le registre des naissances.
(3). Source: sondage partiel des actes de décès de l'état civil.
3-6
Cette mortalité ne régresse que très lentement jusqu'à la guer-
re de 14-18. A la veille de cette dernière, c'est encore près d'un enfant
sur trois ou quatre qui n'atteint pas l'âge de dix ans. Entre les deux
guerres, la mortalité infantile, bien qu'en régression, reste à un ni-
veau très supérieur à la moyenne nationale. Cette mortalité infantile
est sans doute très différenciée socialement.
TAUX MOYENS DE MORTALITE INFANTILE(l)
PAR CATEGORIES SOCIALES A SAINT-ANTONINC1885-1914Ï
Agriculteurs
31%
Ouvriers agricolesjournaliers
27,5%
Métiers non agricoles
26%
(1). Enfants morts avant l'âge de dix ans.
les taux que nous avons calculés ne rendent compte que de ma-
nière très imparfaite de cette différenciation sociale en raison des
disparités sociales et de revenu que recouvrent ces différentes catégo-
ries- Dans la famille de Jean Manié(2), par exemple, qui est représen-
tative du sous prolétariat saint-antoninois le plus misérable, ce sont
quatre enfants sur sept qui meurent en bas âge 3 cette même époque:
deux sont victimes d'une épidémie de croup et deux autres meurent par
suite des soins insuffisants que leur procure une mère que l'auteur
décrit comme illettrée et portée sur la boisson.
Comme dans toutes les régions rurales qui fournissent l'es-
sentiel de l'infanterie, donc les troupes les plus exposées â l'horri-
ble boucherie, la guerre de 14-18 accroît dans des proportions considé-
rables les déséquilibres démographiques préexistants (voir les graphi-
ques p3-3) . Au nombre des tués il faut ajouter le nombre considérable
d'enfants dont la guerre contrarie la naissance. Le vide créé sera si
important, notamment dans les campagnes, qu'une immigration d'origine
étrangère y fait irruption de façon significative dans la période d'a-
près guerre. Des familles italiennes ou polonaises qui ont souvent
transité par les mines de Carmaux reprennent alors des fermes ou des
métairies sur les causses de Saint-Antonin. La population d'origine
(2). J. Manié; ouvrage cité.
3-9
étrangère qui qui était à peu près nulle avant guerre représente en 1936
3% de la population.
2. DEMOGRAPHIE, DEPOPULATION ET MOBILITE
Si on n'écoutait qu'elles, les données de la démographie saint-
antoninoise expliqueraient presque à elles seules le déclin de la cité
depuis le début du XlXëme siècle et le mouvement de dépopulation specta-
culaire qu'elle a connu. De 1836 à 1936,1a commune perd en effet 55% de
sa population initiale (près de 5.500 habitants en 1836, moins de 2.500
en 1936). Si on cumule le solde des naissances et des décès-constamment
négatif pendant toute cette'période,on aboutit à un déficit d'origine
démographique (-2.560) qui expliquerait â lui seul 85% de la dépopula-
tion saint-antoninoise. Le surplus de dépopulation s'expliquerait par
un solde défavorable des courants d'émigration et d'immigration de l'or-
dre de -420 habitants.
SAINT-ANTONIN PENNE
Déficit démographique
(1). Par rapport au niveau de population de 1836.
3-10
A l'inverse dans le village voisin de Penne.qui perd en un
siècle plus des deux tiers de sa population.ee serait davantage l'é-
migration qui expliquerait le déclin. Le solde migratoire cumulé y est
en effet de -1.077 habitants pour un solde démographique défavorable de
-463 habitants.
A la vérité pourtant ces données nfont pas un pouvoir expli-
catif entièrement satisfaisant. D'une part la démographie et l'émigra-
tion ne sont pas des séries totalement indépendantes: dans la mesure où
ce sont souvent les plus jeunes qui s'expatrient, l'émigration est un
facteur de vieillissement de la population et elle pousse donc au déclin
démographique. D'autre part les données démographiques n'expliquent rien
en elles-mêmes en ce sens qu'elles ne rendent pas compte des conditions
sociales, économiques, culturelles,très complexes qui la déterminent.
Pourtant la comparaison avec Penne est éclairante parce qu'elle met en
évidence une spécificité de la démographie saint-antoninoise. Il est en
effet paradoxal que la population saint-antoninoise qui a été moins dure-
ment et régulièrement affectée par l'émigration (donc qui aurait dûmoins
vieillir) durant ce siècle, enregistre un déficit démographique propor-
tionnellement beaucoup plus considérable que celui de son environnement
le plus rural. Trois facteurs semblent expliquer l'ampleur et la préco-
cité de ce déclin démographique. D'une part la surmortalité saint-anto-
ninoise dont nous avons déjà noté l'importance. D'autre part l'amorce,
de façon relativement précoce, d'un mouvement de spécialisation urbaine
qui fait de Saint-Antonin un lieu de résidence privilégié pour les mala-
des et une partie des personnes âgées de son arrière-pays. Enfin l'ex-
trême brièveté et la précarité des périodes où Saint-Antonin attire plus
de nouveaux habitants qu'elle n'en perd. Les apports extérieurs n'ont
jamais une durée et une ampleur suffisantes au cours du siècle pour in-
verser durablement le cours de la démographie locale. La précarité des
conditions matérielles de cette population immigrée en fait aussi souvent
une population vouée pour l'essentiel au célibat, ce qui explique aussi
qu'elle ne contribue que dans une faible mesure à la revitalisation dé-
mographique de la commune.
Comparons maintenant la dépopulation saint-antoninoise â celle
des autres communes du canton. La première chose remarquable est que la
dépopulation globale du chef-lieu est légèrement supérieure pendant cette
3-11
VARIATIONS DE
Saint-Antonin
Castanet
Feneyrols
Cinals
Laguépie
Parisot
Varen
Verfeil
Ensemble canton
DU CANTON DE
1851
5407
893
743
1210
1186
169S
1794
1104
14035
LA POPULATION DES COMMUNES
SAINT-ANTONIN(185!-1936)
1936
2466
468
355
445
1071
723
1204
578
7310
Variations de lapopulation par rapportà son niveau initial
-54%
-47%
-52%
-63%
-10%
-57%
-33%
-48%
-48%
période â la moyenne cantonale. Seules deux communes, Varen et Laguépie,
se distinguent dans le canton par la modération de leur dépopulation.
Elles le doivent pour l'essentiel aux industries nouvelles qui y ont pros-
péré et, pour Laguépie, â la résistance remarquable de ses foires et
marchés. Le taux de dépopulation des communes les plus rurales du canton
est voisin du taux saint-antoninois. Ce constat étonne parce qu'il est
contradictoire avec les résultats de la comparaison avec Penne et les
villages situés à la bordure sud et ouest de Saint-Antonin (donc hors
son canton). Le taux de dépopulation qui y est enregistré est en moyenne
beaucoup plus important que le taux saint-antoninois. Ces disparités ren-
voient â des évolutions démographiques et â des rythmes migratoires bien
différenciés. Les marches occidentales du Rouergue,dont fait partie le
haut-canton de Saint-Antonin, ont été touchées relativement tardivement
par l'émigration. Elle ne commence a s'y manifester de façon décisive
qu'à partir de 1860-1870. La vitalité démographique qui fait du Rouergue,
au XIXème siècle, un "réservoir d'hommes"(l); s'y prolonge beaucoup plus
tardivement que dans les terres plus basses du Tarn et Garonne. Toute la
région qui borde Saint-Antonin au sud et â l'ouest - causses du Bas Quer-
cy et massif de la Grësigne, lisières extrêmes du Massif Central avant
(I). Roger Béteille: "Rouergue terre d'exode", ouvrage cité.
3-12
EVOLUTION DE LA POPULATION DE SAINT-ANTONIN:
DEFICIT DEMOGRAPHIQUE ET MOUVEMENT MIGRATOIRE
Population recensée
ANNEE
\1831
1836
1841
1846
1856
1861
1866
1872
1876
1881
1886
1891
1896
1901
1911
1921
1926
1931
1936
1946
Variationde 1836 à
i
5
Soldedes naissances et desentre les
décèsdeux recensements
Variation de la populationpar rapport au
recensement précédent
t
449
5455
5410
5438
5337
5152
5099
4863
4918
4617
4529
4137
4033
3754
3317
2806
2606
2504
2466
2318
de la population1936:
1+ 6,.
- 45
+ 28
-101
-185
- 53
-236
+ 55
-301
- 88
-392
-104
-288
-428
-511
-200
-102
- 38
-148
-2989
Cumul du solde démographique(1836-1946):....
Cumul du solde migratoire(1836-I946):
1 r
- 29
- 12
- 55
-128
-114
-125
-217
+ 1
-105
- 89
-179
-135
-129
-324
-513
-130
-142
-138
-282
-2566
SoldeMigratoire
\
+ 35
- 33
+ 83-
+ 27
- 71
+ 72
- 19
+ 54
-196
+ 1
-213
+ 31
-159
-104
+ 3
- 70
+ 40
+ 100
+ 134
-423
3-13
les grandes plaines du Gallaiquois et du Montalbanais - a été travail-
lée de façon bien plus précoce par l'émigration et le déclin démogra-
phique qui en découle. La dépopulation saint-antoninoise est â l'arti-
culation de ces deux rythmes. La cité est souvent une ville étape, un
point de fixation temporaire, d'un lent courant migratoire régional
dont la ligne de force est au sud-ouest. Pour le décrire, l'image de
l'escalier est commode. Les marches de l'escalier ce sont les diffé-
rents étages de la bordure sud-ouest du Massif Central: causses du Bas-
Quercy, haut canton de Saint-Antonin, ségalas de Villefranche d'Aveyron.
Les premières "marches" de l'escalier, celles qui bordent la plaine,
commencent à se vider d'abord puis les suivantes et ainsi de suite. Le
courant dominant des émigrants que Saint-Antonin attire de 1850 â 1940
vient du nord-est.
Puisque l'émigration qui a affecté toute cette région est â
la racine de son déclin démographique, il n'est pas inutile d'examiner
les variations de rythme de ce courant migratoire.
+60 -I
+501+40+30
+ 20'+ 10.
Solde positif
EVOLUTION DES SOLDES MIGRATOIRES
(en pour/mille)
d'un recensement à l'autre
V41-10
-2a
-3Cr-40--sa
-60-7a
1836 V 46 51 56
^ ^ ^ ^ Saint Antonin
„ _ _ _ Communes rurales environnantes
Solde négatif
736
Ce graphique met en évidence une évolution relativement bien
différenciée du taux d'émigration que connaissent respectivement Saint-
Antonin et les communes plus ruralisantes qui 1'entourent(1). Dans ces
dernières, le rythme de l'émigration est très régulier de 1836 â 1936.
Cette allure très régulière de l'exode rural est néanmoins troublée
(1). Pour la campagne cette représentation graphique privilégie lescommunes situées aux limites sud et sud-ouest de Saint-Antonin car la ..
3-14
par quelques brèves périodes d'accêlaration de l'émigration (1895-1905
et lendemains de la guerre 14-18). Ce mouvement amorce une inversion
en fin de période où répparaît un solde positif des courants migratoi-
res. La campagne comble alors par des apports extérieurs(notamment par
une immigration d'origine étrangère) le vide considérable creusé parla
grande guerre.
A Saint-Antonin, le rythme de l'émigration est beaucoup plus
irrëgulier. Les périodes où la commune attire de nouveaux venus alter-
nent avec celles où l'exode sévit. Au total et sur l'ensemble de la pé-
riode, l'espace saint-antoninois est moins affecté par l'émigration que
les communes qui l'entourent. Jusqu'en 1880, la commune attire en moyen-
ne plus d'habitants qu'elle n'en perd. De 1880 â 1914 le mouvement s'in-
verse et l'émigration qui est alors le lot de beaucoup de Saint-antoni-
nois se fait a un rythme souvent plus précipité que celui des campagnes
environnantes. Un retournement de la tendance apparaît à partir de la
grande guerre donc de façon beaucoup plus précoce que dans l'espace
plus ruralisant des cantons voisins
Les rythmes de cette conjoncture migratoire correspondent aux
rythmes de la vie sociale de l'espace saint-antoninois. Il y a une cor-
rélation assez nette, par exemple, entre la configuration de l'espace
du mariage à Saint-Antonin et les mouvements migratoires.
Les périodes oO l'immigration est importante se traduisent par
une ouverture, un élargissement,de l'espace saint-antoninois: on s'y
marie davantage avec des conjoints extérieurs â la commune. Dans les
périodes où prédomine l'émigration on assiste,en revanche, à un rétré-
EVOLUTION DE LA DISPERSION DES MARIAGES A SAINT-ANTONIN
\ * période de^-^référence
Ventilation^-^
% de mariagesentre
St-antoninois
% de mariagesmixtes
1837
1838
65,5
34,5
1847
1848
60
40
1855à
1858
40
60
1867
1868
49
51
1877
1878
32
68
1887
1888
39
62
1897
1898
42
58
1907
1908
43
57
191719181923
35
65
1928
1929
33
67
1936â
1939
33
67
carence des chiffres de recensements en deçà de 1876 pour les communesdu canton de Saint-Antonin ne nous a pas permis d'en calculer les sol-des migratoires.
3-15
cissement de l'espace des alliances: on se marie alors davantage entre
soi.
Ces remaniements de la mobilité sont aussi à l'origine d'un
brassage croissant de la population. En 1861, 4,4% seulement des habi-
tants de Saint-Antonin étaient nés à l'extérieur du département. En 1936,
ces "étrangers" constituent 25% de la population communale.
Pop
5000
4000
3000
2000
1000 -
lationSaint Antoninois nés horsdu département
Nés dans une autrecommune du département
Nés à Saint Antonin
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920
EVOLUTION DE L'ORIGINE DES SAINT ANTONINOIS
(d'après les recensements)
1930 1940
(années)
L'accélération de ce brassage de la population â partir des
dernières décennies du XIXème siècle met en évidence une tendance que
masque en partie la faiblesse des soldes migratoires. Ces soldes évo-
luent en effet dans une "fourchette" relativement étroite qui tend â
faire oublier l'amplitude croissante des courants d'échange(émigration
et immigration)dont le solde n'est que la résultante.
Ces courants migratoires n'ont pas seulement des conséquences
3-16
démographiques et l'examen de ce qui les détermine pendant cette pério-
de renvoie, au premier chef, aux aléas des ressources et de l'activité
locales.
VARIATIONS DE LA POPULATIONDE 1851 à 1936
;*St.Michel de Vax
Population en hausse
Chute de 0à40 %
Chute de 40 à 60 %
•y.\Chute de plus de 60%
4-1
Aême PARTIE
HEURES ET MALHEURS DE
L'ACTIVITE LOCALE
Cl'icA>é< Ar«Vrtii«-S''A*Vo«-.n : ouvtie.fi ^900
4-2
M ) VILLE ET CAMPAGNE: DES RYTHMES DE CHANGEMENT RELATIVEMENT DIFFERENCIES
Les données démographiques nous ont permis de mettre en évi-
dence la différenciation des rythmes des mouvements migratoires qui
affectent la cité et son environnement rural. A un exode rural très
régulier de 1830 à 1940, se superpose,pour la cité,une conjoncture plus
fluctuante où alternent les phases d'inversion et d'accélaration du
mouvement migratoire. Pour le long terme, la différenciation paraît dé-
jà moins évidente. La cité, certes, est moins affectée au total par
l'émigration que son environnement le plus exclusivement campagnard,
mais son taux de dépopulation est voisin, entre 1836 et 1936, de celui
de l'ensemble du canton dont elle est le chef-lieu. Ce constat suggé-
rerait donc l'hypothèse d'un déclin régional peu différencié qui affec-
terait de façon à peu près synchrone l'ensemble des activités locales.
A Saint-Antonin, l'exceptionnelle stabilité du rapport entre la popula-
tion urbanisée et la population éparse que révèlent les recensements,se-
rait plutôt de nature a renforcer cette hypothèse.
SAINT-ANTONIN 1836 - 1936
POPULATION AGGLOMEREE ET POPULATION EPARSE(l)
Année
1820
1831
1846
1856
1861
1866
1872
Populationagglomérée
49,3%
52,5%
49,4%
52,2%
50,6%
50,8%
50,5%
Populationéparse
50,7%
47,5%
50,6%
47,8%
49,4%
49,2%
49,5%
Année
1881
1886
1891
1901
1911
1931
1936
Populationagglomérée
48,3%
49,9%
49,6%
49,3%
49,5%
51,9%
50,9%
Populationéparse
51,7%
50,1%
50,4%
51,7%
50,5%
48,1%
49,1%
(1). Source: recensements de la population; Arch. Mun. St-Antonin.
L'intrication très forte, nous l'avons vu, au XIXème siècle,
des activités agricoles et non agricoles, dans l'espace saint-antoninois,
4-3
l'interdépendance étroite de ses pôles ruraux et urbains, vont aussi
dans le sens de cette hypothèse. Pourtant elle est simplificatrice
Dans la mesure ou elle privilégie les causes externes du déclin,-une
conjoncture globalement défavorable,»elle est aussi fataliste. Elle
tendrait si nous n'y prenions garde à nous faire faire l'économie de
l'examen du détail des problèmes, des crises, des déboires et des op-
portunités que la société saint-antoninoise a eu à affronter au cours
de ce siècle. C'est pourquoi nous privilégierons moins l'homogénéité
apparente du déclin de l'espace saint-antoninois que les différences
de rythme qui y sont lisibles .
Malgré son imprécision le décompte des métiers,contenu dans
les recensements,donne des points de repère précieux quant aux crises
des différents secteurs de l'activité. Ainsi de l'évolution de l'effec-
tif de la population active non agricole:
EVOLUTION DE LA POPULATION NON AGRICOLE A SAINT-ANTONIN(1)
Effectif de la populationactive
Inactifs vivant desmétiers non agricoles
Total de la population qui vitdes métiers non agricoles
Population totale deSaint-Antonin
% de la population qui vitdes métiers non agricoles
1856
1540
5337
29%
1861
1440
5152
28%
1866
587
W4S
1632
5099
32%
1891
563
813
1376
4137
33%
1911
346
553
899
3317
27%
1936
353
419
772
2466
31%
(1). Source: tableaux récapitulatifs(1856,1861 et 1866) et listes nomi-natives (1891,1911 et 1936) des recensements.
Le poids croissant, jusqu'à 1891, de la population qui tire
ses ressources des métiers extérieurs à l'agriculture met en évidence
que l'ensemble de ces métiers constitue plutôt un pôle de stabilisation
(voire d'attraction).dans un espace qui est déjà travaillé par l'émigra-
tion et le déclin démographique. La crise majeure de ces métiers se si-
tue au tournant du siècle, entre 1891 et 1911, période pendant laquelle
ils perdent 60% de leur effectif initial. C'est dans les rangs de cette
population non agricole que se recrute sans doute majoritairement le
fort courant d'émigration qui caractérise aussi cette période. Leur
effectif se stabilise ensuite de façon remarquable jusqu'à la secon-
de guerre mondiale.
L'évolution du poids de la population agricole est symétri-
que de la précédente. Cependant la complexité de la composition des
groupes familiaux qui vivent dans l'"oustal" aussi bien que l'impré-
cision des statuts professionnels mentionnés dans les recensements ren~
dent 3 peu près impossible une distinction claire entre actifs agri-
coles et non actifs. D'ailleurs, en termes réels, cette distinction
n'est pas non plus trës claire à la ferme,où chacun trouve une place,
à cette époque, dans les travaux des jours. C'est pourquoi nous n'exa-
minons ici que le poids de l'ensemble de la population qui vit de l'a-
griculture (actifs et non actifs confondus) par rapport â l'ensemble
de la population saint-antoninoise:
EVOLUTION DE LA POPULATION QUI VIT DE L'AGRICULTURE A SAINT-ANTONIN (!)
Actifs et non actifs confondus
Propriétaires exploitantsMétayersDomestiques logés â la fermeJournaliersMaraîchersPropriétaires non exploitants ...
TOTAL DE LA POPULATION QUI VITDE L'AGRICULTURE
POPULATION TOTALE DE SAINT-ANTONIN
% DE LA POPULATION QUI VIT DEL'AGRICULTURE
1861
29171651232713646
3512
5152
68%
1866
212612462018543322
3420
5099
67%
1891
214622790501025
2548
4137
62%
1911
2141
5415109
2229
3317
67%
1936
1221
178
?1
1399
2466
58%
(1). Source: pour 1861 et 1866: tableaux récapitulatifs des recensementset pour les recensements suivants: listes nominatives (dont nous avonsfait une exploitation informatique). Les chiffres les plus fiables sontceux de la population totale qui vit de l'agriculture. Les statistiquespar statuts des groupes familiaux sont entachés de beaucoup d'incertitu-des. D'une part parce que la récapitulation statistique de listes nomi-natives de plus de 5.000 personnes était au XIXème siècle une tâche in-surmontable que les secrétaires de mairie de l'époque étaient contraintsde faire de façon approximative. D'autre part parce que le morcellementde la terre était à l'origine, même pour les chefs de ménage, d'une mul-tiplicité de statuts individuels.
4-5
Jusqu'à 1891 donc et de façon assez régulière le poids de
l'agriculture décline dans l'ensemble des ressources d'oïl les 3aint-
Antoninois tirent leur subsistance. Ce constat vérifie ce qu'avait
déjà mis en évidence la démographie, à savoir le caractère très pré-
coce et très général sur l'espace saint-antoninois élargi (non seule-
ment la commune mais aussi les communes voisines) de l'exode rural.
L'importance de la régression de la population agricole entre 1866 et
1891 renvoie â l'accélération du mouvement d'émigration que connaît
Saint-Antonin â cette époque. Sans doute est-il alors majoritairement
d'origine rural. La propagation du phylloxéra qui atteint alors le vi-
gnoble saint-antoninois conjuguée à la crise sévère des prix agricoles
des années 1880 déstabilisent de façon exceptionnelle tout l'espace
rural avoisinant. La remontée du poids de l'agriculture dans l'acti-
vité saint-antoninolse en 1911 est surtout la trace de sa stabilisa-
tion relative durant la période (1891-1911) où les activités non
agricoles s'effondrent. La reprise de son déclin entre les deux guer-
res est une conséquence de la guerre et de la poursuite de l'exode
rural.
EVOLUTION DU POIDS DES GRANDS SECTEURS D 'ACTIVITE A SAINT ANTONIN0 %,
l
50 %•%
\
0
% de la population qui vit de l'agriculture
(y compris inactifs vivant de ce métier)
%de la population qui vit de l'industrie,du commerce et des services
( y compris inactifs vivant de ces métiers )
18&6 1861 1866 1891 Ï5ULes rythmes migratoires déterminent aussi les transformations
de la localisation, dans l'espace de la commune, des grands types d'ac-
4-6
tivité. Entre 1891 et 1911, par exemple, période dominée par l'exode
de la population des ouvriers, des artisans et des petits commerçants,
l'activité agricole progresse aussi bien "intra muros" que dans les
écarts et hameaux de la commune. Dans ces derniers, les métiers non
agricoles disparaissent d'ailleurs presque complètement.
EVOLUTION DELA POPULATION QUI VIT DE L'AGRICULTURE A ST-ANTONIN(l)
P O P T ~ ~ ~ ~ ~ — - _ _ _ _ ^ ANNEEAGRICOLE »^____^
% de la pop. urbanisée(2)qui vit de l'agriculture
7. de la population éparsequi vit de l'agriculture
% de la population del'ensemble de la communequi vit de l'agriculture
1856
?
?
69%
1G61
?
i
68%
1866
•>
1
67%
1891
30Z
91%
62%
1911
36%
96%
67%
1936
24%
92%
58%
(1).D'après les listes nominatives des recensements. Cette statistiquecumule la population active agricole et leurs enfants, conjoints et as-cendants.
(2).Ou population "agglomérée" des recensements par oppositionàlà po-pulation "éparse".
Quand la conjoncture migratoire s'inverse, après la guerrede
1914 - période également caractérisée par une stabilisation des métiers
non agricoles -, le poids de l'agriculture diminue aussi bien en ville
qu'au sein de la population éparse. C'est surtout la réapparition des
métiers non agricoles dans la campagne saint-antoninoise qui étonne
pour cette période. Ce phénomène s'explique en partie par l'extension
des faubourgs de la ville dont une partie de la population est recensée
dans la population éparse. Mais il est aussi remarquable que des métiers
qui avaient totalement disparus dans les hameaux de Saint-Antonin avant
la grande guerre y réapparaissent en partie dans l'entre deux guerres.
Les progrès de la mobilité individuelle(3)à cette époque expliquent
largement cette reconquête de l'espace.
(3). Les automobiles ne sont pas nombreuses â la campagne mais les véloset les motocyclettes n'y sont pas rares.
2. DECADENCE DE LA RENTE DU SOL
" C'est un paysan qui n'était que métayerc'est à dire qui travaillait à moitié. Ils'aperçoit que la truie vient de faire trei-ze cochons. Comme c'était un samedi il dit:"Tè! je vais à la ville à Montauban,c'estjour de marché. Je vais aller chez le pa-tron, je lui annoncerai la nouvelle, ilsseront contents d'avoir des cochons.".Il va trouver son patron. Ils étaient en-train de manger, ils étaient à table. Ilentre:" Bonjour, Monsieur, Madame, bon-jour! ".-"Et alors qu'est-ce qu'il y a de nouveau,Jean-Pierre?"-"Oh! rien, pas grand chose, je venaisseulemontvous dire que la truie a faittreize cochons."-"Ah! elle a treize petits!"Et alors la femme du patron elle dit:-"Mais les truies, elles n'ont que douzetétines!"-"Et oui, Madame, elles n'ont que douzetétines."-"Et qu'est-ce qu'il fera le treizième?"-"he! Madame, il fera comme moi, il regar-dera manger les autres!". (.1)
L'apogée de la rente du sol à Saint-Antonin semble se situer
aux alentours des années 1860. Le nombre de personnes qui vivent des
revenus de l'agriculture sans travailler la terre double presque entre
les recensements de 1856 et 1866. Cette croissance rapide de la popu-
lation des rentiers du sol met en évidence que c'est de façon privilé-
ble mise en circulation par la construction de la voie ferrée. Cette
préférence pour le foncier est un des facteurs qui expliquent la fai-
blesse du décollage économique corrélatif à 1'irruption du chemin de
fer. Outre qu'elle prive les autres secteurs d'activité de possibilités
d'investissement, cette préférence est en effet, au plan de sa rationa-
lité économique, stérile, spéculative etpassive. Cette bonne fortune des
rentiers du sol sera de courte durée.
(1). Histoire racontée par Monsieur Paul Darasse.
4-8
La décennie suivante (1870-1880) est en effet la période cru-
ciale où s'inverse le mouvement de longue durée du prix des terres agri-
coles. Depuis le début du siècle, nous l'avons vu, leur prix n'avait
cessé d'augmenter. Désormais la tendance est â la baisse. Une statisti-
que des contributions directes fait ressortir, pour le canton de Saint-
Antonin, un prix moyen à l'hectare de 1.190 francs en 1846 pour 830 en
1913 . Pendant la même période, la valeur locative moyenne reste stable:
30 francs à l'hectare. Mène évolution dans le canton voisin de Caylusoù
les terres sont cependant un peu meilleures en moyenne. L'hectare y passe,
pour les mêmes années, de 1.500 francs 3 1.150 francs pour une valeur lo-
cative stable de 41 francs l'hectare. M ]
Ce mouvement de dévaluation du foncier va se poursuivre de façon
â peu près ininterrompue pendant presque un siècle puisqu'il faudra at-
tendre les effets conjugués de la motorisation agricole et de l'automobi-
lisation des urbains, dans le courant des années 60, pour que le mouvement
s'inverse à nouveau.
Ce mouvement est d'ailleurs assez général en France et il touche
aussi les régions agricoles plus riches. Ce que permet d'apercevoir la si-
tuation locale de Saint-Antonin c'est que la décadence de la rente fonciè-
re qui s'amorce dans la deuxième moitié du XIXème siëcle,n'est pas due seu-
lement à des causes internes au travail agricole et â sa rémunération.
Pourtant ces causes internes ne sont pas négligeables.
La crise agricole qui sévit partout en France à la fin du XIXe
siècle (concurrence des marchés extérieurs, baisse des prix), conjuguée
aux effets du phyloxëra,accélère l'exode rural à Saint-Antonin comme dans
les communes environnantes. La dégradation de la rente du sol (ou sa stag-
nation) est sans doute pour partie corrélative de la chute du revenu agri-
cole qui résulte de cette crise. D'autre part, il est vraisemblable que
l'exode des agriculteurs alimente aussi une offre plus abondante de terres
qui trouvent moins facilement preneurs. D'où résulte une baisse du capital
foncier. Mais la situation saint-antoninoise met en évidence que cette dé-
cadence du foncier est aussi liée â des facteurs sociaux et culturels ex-
ternes au monde agricole. La classe étroite des propriétaires fonciers non
exploitants semble, à Saint-Antonin, s'être détournée très tôt du monde
rural. Leurs grands parents avaient constitué leur fortune grâce aux
y») S
4-9
opportunités juteuses de la vente des biens nationaux. Les curiosités
et passions botaniques ou agronomiques,dont beaucoup se piquaient en
avaient fait souvent des innovateurs. Bien avant la crise agricole de
la £in du XIXème siècle, leurs enfants et petits enfants semblent s'o-
rienter vers les carrières urbaines (les affaires, l'armée ou les grands
corps de l'état) â la fois plus rémunératrices et plus gratifiantes â
une époque où tout ce qui touche à la glèbe est l'objet d'un mépris so-
cial extrêmement agissant en même temps qu'il se constitue comme objet
de folklore. C'est dans leur monde que se recrutent,pour l'essentiel,les
rares étudiants que Saint-Antonin envoie au milieu du siècle dans les
universités de Bordeaux, Toulouse ou Paris. Dans la deuxième moitié du
XIXème siècle, ils semblent de plus en plus nombreux à transformer leurs
résidences locales en résidences de villégiature.
Le tableau généalogique d'une famille qui, dans la première
moitié du XIXème siècle, eut un domaine foncier assez important à Saint-
Antonin, met en évidence ce retrait progressif des propriétaires du sol
vers les métiers et les carrières plus urbanisés en même temps que la
transformation de leur rapport à la vie locale quand ils y ont conservé
des attaches.
DISPERSION D'UNE FAMILLE DE PROPRIETAIRES FONCIERS SAINT-ANTONINOIS
Ordre desgénéra-tions
1
1789-1832
2
-1899
3
1864-
41888-
5
Généalogie desalliances etdes métiers
Presseur d'huile
Elle épouseun protestantde Nérac qui
fera une carrièrede receveur del'enregistrement
II fait unecarrière demagistratet épouse
une bordelaise
Elle épouse ununiversitaire
albigeois
Cadres supérieurset prof., libérales
Originedes
conjoints
St-Antonin
Nérac(Lot etGaronne)
Bordeaux
Albi
Paris etprovince
Situationfoncière
Moyennepropriété
Elle hérite d'undomaine foncierimportant d'uneriche tante
St-antoninoise.Son mari agrandit
le domaine
Vendentl'essentieldes terres(1890-1910)
Vend lesdernières
terres (1919)
Néant
Mode derésidence
3 St-Antonih
Résidenceprincipale
Enfance â St-Antonin puis
vil légiature( sé-jours fréquents)Retraite à St-
Antonin
Résidence devillégiature(séjours assez
fréquents).Retraite horsSt-Antonin
Vacances
Vacances
Résidenceshors
St-Antonin
Néant
Résidencesde
fonction(en
province)
Résidencesde
fonctionRetraiteà Paris
Paris
Paris
4-10
Un des descendants de c e t t e famille nous a expliqué les étapes
du démembrement de c e t t e fortune t e r r i e n n e : " . . . Mon arrière grand-mère
qui est morte en 1899 a été la dernière habitante à titre permanent de
notre maison familiale. Bile avait hérité d'une fortune terrienne impor-
tante et son mari qui était conservateur des hypothèques l'avait beau-
coup augmentée. Mon arrière grand-mère, â la fin de sa vie, se plaignait
tout le temps à son fils des histoires de fermage, des gens qui n'avaient
pas payé ci et ça et son fils, mon grand-^père, la poussait à vendre, dès
qu'une occasion se présentait, pour remplacer ça par des fonds d'état. Ca.
lui paraissait plus sûr et plus facile à gérer. Cette histoire là date de
1895 à 1914 quoique ma mère ait encore vendu des terres sur le causse (35
hectares) après la guerre. Je me souviens quand j'étais enfant, le paie-
ment du loyer de ces 35 hectares, c'était une bourriche de truffes qu'on
recevait tous les ans. Après la guerre, je me souviens que mes parents
ont eu besoin d'argent pour se loger à Paris et c'est à ce moment là
qu'ils ont vendu ces 35 derniers hectares...".
I l est assez clair ici que l'ëloignement physique et cultureldes choses de la ter re , la renonciation progressive â l 'exercice du pou-voir économique sur les modes d'exploitation et de commercialisation ontété des facteurs non négligeables de la perte d' intérêt des propriétairesfonciers non exploitants pour leurs domaines.
Les recensements, malgré leur imprécision, enregistrent pendanttoute cette période, le reflux rapide de la rente du sol.
LES RENTIERS DU SOL DANS LES RECENSEMENTS
^ ~ " " " " ~ ^ ^ ^ ANNEE
COMMUNE*"*--^^^
SAINT-ANTONIN
PENNE
1856
180(2)
25
1866
322(2)
1876
93(2)
1890
12
1911
7
5
1936
1
1
( 2 ) . Ces ch i f f res comportent, ou t re les chefs de ménage, tous ceux qui v i -vent de ces revenus ( fami l l e , domest iques . . . )
Dans l e même temps, le métayage qui n ' a jamais é t é t r è s impor-
tant dans la région en d i s p a r a î t presque entièrement. Les dernières décen-
nies du XlXëme s i è c l e e t l e début du XXème voient donc se parachever la
l e n t e révolu t ion qui donne l a maî t r i se du sol à ceux qui l e t r a v a i l l e n t e t
(1) .Cependant c e t t e d i spa r i t i on s t a t i s t i q u e des r e n t i e r s du so l masque,enp a r t i e , leur survivance dans des formes de s t a t u t s nouvelles . Beaucoup de-viennent négociants , commerçants ou a r t i s a n s , la ren te du sol n ' é t a n t plusune "profession" aff ichée mais un bénéfice secondaire.
4-11
à ceux qui tirent bénéfice des négoces agro-alimentaires. A Saint-Antonin,
comme dans toute la région, la rente passive de propriétaires de plus en
plus extérieurs au monde rural a désormais vécu.
Au-delà de ses nostalgies surannées et du mépris de classe qu'il
manifestait, dans ses textes, a l'encontre du inonde rural, Emile Pouvillon
fut pour cette région un témoin précieux de l'importance de cette révolu-
tion et des modèles culturels qui s'y affrontèrent:" Je ne veux pas me la-
menter ici sur la décadence actuelle, ni sur la fin prochaine de la pro-
priété bourgeoise. Que par le simple jeu des lois économiques, par une
sorte d'expropriation naturelle, la terre tombe entre les mains de ceux
qui la travaillent, la chose paraît juste en soi, et elle sera probable-
ment avantageuse à la communauté. Le mieux est de se résigner, de se pré-
parer à une transformation désormais inévitable.
Le terroir que j'habite au bord de l'Aveyron, sur le penchant
de la falaise quercinoise, a vu - et il me la raconte - une révolution
autrement radicale dans le régime de la propriété rurale. ...
La ruine sera plus lente à venir pour les villas modernes acqui-
ses, adaptées à de nouveaux usages par des maîtres paysans. Mais leur dé-
chéance est déjà commencée. Les nécessités de la vie rustique les ont en
partie défigurées; moitié maisons de plaisance, moitié métairies, elles
offrent un aspect hétéroclite et presque douloureux, où le ridicule se
voile d'une certaine mélancolie.
J'en connais une, pas loin de chez nous, qui, délaissée par les
acquéreurs déjà pourvus d'un logis, dépecée ensuite morceau par morceau,
a mis plus de trente ans à disparaître. C'était une gentilhommière de la
fin du dix-huitième siècle, d'architecture modeste, mais non sans élégan-
ce, une maison de plaisance avec son parterre français, sa garenne, son
colombier seigneurial et son avenue de platanes qui conduisait de la rou-
te à la grille du parc. Dès le lendemain de la vente, des charrettes avai-
ent emporté à la ville, pour y être vendu aux enchères publiques, le peu
de mobilier échappé à la débâcle des anciens propriétaires. La maison dé-
sormais était vide, livrée aux rate, aux hiboux nichés sous les combles,
aux abeilles qui avaient appuyé leurs rayons aux contrevents toujours
clos. L'année suivante, j'eus peine à reconnaître le logis. Les arbres qui
l'ombrageaient avaient disparu. Plus de parc, plus de garenne, plus de
parterre. Un chaume ras investissait la maison. Seule, nue, lamentable,
la vieille bâtisse exhibait maintenant en plein soleil ses tares, ses a-
vavies. Les lézardes bâillaient, le toit s'affaissait sur sa charpente,
4-12
depuis longtemps pourrie par les gouttières.
le temps aurait suffi à faire son oeuvre de destruction; elle
fut bientôt hâtée par l'industrie des maîtres. La gentilhommière aban-
donnée leur fournit les matériaux d'un hangar qu'ils ajoutaient à leur
maison. Attaquée à coups de pics, eventrêe, elle laissa voir un moment,
dans la poussière des plâtras, les grâces de sa décoration intérieure:
les boiseries peintes en camaîeu de couleur tendre du salon, les fines
moulures, les rinceaux de la chambre à coucher. Quand la dévastation
s'arrêta, elle ne laissa debout que des pans de mur, des planchers à de-
mi arrachés, des contrevents déscellés, des décombres où bientôt pullu-
la la triste race des orties.
Cette ruine ne blessait pas sans doute la vue des propriétai-
res, mais elle usurpait une place utile aux cultures. La pioche lui don-
na le coup de grâce. Aujourd'hui, tout a disparu de cette maison, qui a-
brita pendant plus d'un siècle les tristesses, les joies d'une famille,
dont le nom même s'est éteint. Seules, dans l'uniformité des cultures,
quelques repousses tenaces de rosiers, avec leurs fleurs simplifiée s,re-
venues presque à l'ingénuité de la plante primitive, marquent la place
où fut le jardin. Fragilité des murs, pérennité des rosés!
" .. Il y d'autres affronts pour les maisons bourgeoises
achetées et habitées par des paysans, des misères moins brutales,
mais presque aussi douloureuses. Parce qu'elles ont gardé à peu
près intact le cadre d'une vie différente, leur désaccord est plus
criant avec la vie nouvelle qui s'y est installée.
Il en est une dans notre voisinage où je fréquentais au-
trefois et dont tous les aîtres m'étaient familiers. Plusieurs géné-
rations avaient travaillé à l'embellir. La bâtisse, très simple,
était avenante et gaie, le mobilier d'un luxe discret et ancien. Des
velours d'Utrecht aux nuances passées couvraient des bergères favo-
rables à la sieste; des gravures anglaises de l'avant-dernier siècle,
représentant de nobles paysages ou des figures exquises de patricien-
nes, décoraient la galerie ouverte du premier étage, d'où, par-delà
les pelouses du jardin, se découvrait l'ampleur de la vallée. Le jar-
din, sans être vaste, offrait de gracieuses perspectives; des chênes
centenaires, contemporains du logis, versaient une ombre généreuse
sur les gazons; des retraites intimes, des tonnelles de chèvrefeuil-
les, de charmilles, où, sur le banc rustique, traînaient le roman ou
la broderie commencée, révélaient les habitudes des châtelaines; une
4-13
eocarpolette s 'offrait aux jeux des enfants; le tennis découpait son
carré de sable dans l'herbe de la pelouse. Un ruisseau , dont la
chanson menue se précisait aux heures de silence, formait, retenu par
un barrage, un bassin d'eau dormante. Et toutes ces choses, adaptées
depuis longtemps aux goûts d'une famille, semblaient immuables; elles
participaient à la sécurité des maîtres.
Sécurité trompeuse. La gêne se cachait sous ces apparences
heureuses; la gêne et bientôt la ruine. Les affiches de vente attris-
tèrent un matin les piliers du grand portail, et j'appris presque en
même temps que la maison était vendue à l'ancien métayer enrichi dans
la débâcle de ses maîtres.
Je ne l'ai revue qu 'une fois depuis, et quoique rien n 'y
fût changé complètement, avec son crépi neuf et ses contrevents re-
peints, elle m'apparut méconnaissable. Le nouveau propriétaire
m'en fit lui-même les honneurs, très fier et peu gêné de son per-
sonnage. A vrai dire, les étables, les écuries avaient gagné au chan-
gement, à peu près vides autrefois, peuplées maintenant d'animaux de
bonne race. La porcherie surtout était un modèle du genre. Mais
quel désenchantement en entrant dans la maison! Le rez-de-chaus-
sée, seul habité maintenant, était meublé à la mode des paysans
riches: les lits drapés en cretonne à ramages criards, l'armoire
à glace et la commode en noyer ornée du bouquet de mariage sous
globe, la garniture de cheminée en simili bronze et, sur les murs,
des chromos patriotiques, L'Alsace et la Lorraine, et, en symé-
trie, les portraits de Gambetta et de Monsieur Thiers. Une odeur
de neuf et de renfermé émanait des chambres, jamais ouvertes, car
le ménage couchait à la cuisine, dans le lit aux couettes épais-
ses légué par les ascendants. Quant au premier étage, ce n'était
plus qu'un vaste grenier; des sacs d'avoine ou de blé, avec des
trottinements de rats inscrits à la surface. Un épervier, quelques
nasses, un trêmail séchaient au soleil, suspendus au mur de la
galerie, à la place où souriaient naguère en leurs cadres de bois
noir filetés d'or de belles dames de Reynolds et de Lawrence.
Au jardin, les changements n'étaient pas appréciables
à première Vue. Les grands chênes étaient debout, intacts les ca-
binets de charmilles et les tonnelles de chèvrefeuille. L'emplace-
ment du tennis même était restê,mais agrandi , transformé en aire
à battre le blé. Les pelouses jusque-là tendres aux rondes de jeunes
filles, aux poursuites du colin-maillard, étaient maintenant déshono-
rées, souillées comme le sol d'une basse-cour. Des cochons s'y vau-
traient, des troupeaux d'oies et de canards les piétinaient, se ren-
dant au vivier bourbeux transformé en abreuvoir. J'ai voulu revoir
les allées, les tonnelles; Livrées à elles-mêmes, elles avaient bien
vite perdu leur alignement d'architecture végétale. Une herbe drue,
l'herbe des lieux abandonnés, des cimetières ou des ruines, les a-
vaient envahies ; les branches en croissance se rejoignaient, hosti-
les aux visiteurs. On eût dit que par un geste pieux ces témoins des
heures passées cherchaient à repousser les importuns, à garder l'inté-
grité du souvenir...
Au moment où je m'éloignais, une voix de bouvier rude et
forte entonnait un air populaire. Et cette musique brutale me rappe-
lait en contraste les voix claires des jeunes filles qui s'envolaient
comme un gazouillement de volière du nid familial.
Autre temps, autre chanson. La chanson du travail, celle qui
rythme le pas du laboureur, a détrôné la musique du sentiment et du
rêve. Faut-il s'en plaindre, faut-il s'attendrir sur la sentence d'e-
xil qui frappe la bourgeoisie rurale?"
3."CROQUANTS", "BICANARDS" ET "PIQUES DE L'AIGLE"
Pouvillon exagère sans doute le spectacle de cette aisance
paysanne dont l'homme de la ville manque rarement une occasion de se
gausser. Et les Saint-Antoninois urbanises (ou les Parisiens) qui vont
encore aujourd'hui répétant que "les paysans aiment l'argent" ne sont
pas rares. C'est même un automatisme mental qui fleurit souvent dans
l'esprit de ceux dont le salaire et la "noblesse" est à l'abri des a-
lëas du marché et des intempéries. Un argent sans odeur,ordonnancé
par les grandes médiations collectives du salariat et de l'état, s'op-
poserait à la filiation individuelle presque honteuse, poisseuse, du
profit agricole. Cette mauvaise foi inconsciente puise sa vivacité
toujours prête à renaître dans le vieux fond d'idéologies anti-paysan-
nes .
4-15
Même un homme de ce terroir aussi généreusement éclairé que
Léon Cladel participa parfois â ce consensus: " Léon Cladel, fraîche-
ment débarqué d'un village reculé de Tarn et Garonne, tout épris de
raffinement parisien mais se sentant mal à l'aise et coupable dans le
monde littéraire de la capitale, leur lançait des injures, les trai-
tant de "quadrupède ambulant sur deux pieds... Avide, envieux, hypo-
crite, fourbe et cynique, couard et brutal, (le paysan) est partout
tel quel. au. Sud comme au Nord". ". (1)
Ce soupçon tient aussi à une nostalgie secrète des racines
(il n'est guère d'urbains qui n'aient quelques filiations rurales) â
un ressentiment diffus. Pour l'urbain, le moindre brimborion d'opulen-
ce paysanne fait signe d'exclusion comme s'il se sentait rejette d'un
paradis perdu. La rusticité même des modes de vie ruraux est perçue
comme une ruse, un trompe l'oeil. Elle cache presque toujours un se-
cret, une convoitise, un "vice typiquement rural": le goût du bas de
laine. La répétition de ce face à face et de ce malentendu tient sans
doute au fait que c'est un débat qui n'oppose pas seulement les indivi-
dus et les groupes sociaux (ruraux-urbains) mais qui divise aussi cha-
cun en son for intérieur. Deux temporalités économiques, deux modes de
vie s'opposent là, ou chacun cherche confusément le miroir de son dé-
sir. D'un côté des flux monétaires accélérés, liés aux instances terri-
toriales abstraites (l'état, les grandes villes, ' le capital J^
de l'autre des cycles très lents à la fois discontinus (les saisons,
les rythmes du travail) et inscrits dans une temporalité très longue
oQ se conjuguent les rythmes de la transmission patrimoniale et de
la biologie
Cette moquerie dont le monde paysan est l'objet, au tournant
du siècle, n'est pas seulement le fait de notables comme Pouvillon. La
population ouvrière de Saint-Antonin participe aussi souvent de ce cli-
mat:" ...qaund j'étais jeune, on n'aimait pas bien les paysans... Je me
rappelle ...ils avaient toujours un panier au bms. Je leur prenais tou-
jours ce panier puis je galopais tant que je pouvais. Il fallait que mes
autres camarades aillent me le prendre pour le leur donner car je ne
voulais pas le leur rendre. C'est pour vous dire!...On se moquait d'eux,
on les appelait les bicanards... Entre nous, vous savez, les paysans, ce
(1). Th. Zeldin, ouvrage cité, tome I, p 162.
4-16
sont eux qui sont responsables des élections... "
La tirade que Jean Manie place dans la bouche d'une de ses
amies est aussi révélatrice de cette hostilité : " _ Si c'est possible,
criait Quinette, cette bande de croquants, ils ne connaissent pas la
misère, ils n'aiment qu'eux, ils n'ont que le souci de mettre des sous
dans leur bas de laine, je te leur en foutrais des gosses pour les ser-
vir et ne pas les payer. Quand je me rappelle, pauvre Tintin! Tu n'as
pas de chaussettes; un soir d'hiver, jour de foire de Saint-Antonin,
ton patron t'avait laissé sur le foirail, avec une couche de neige,
pendant que lui cassait bien ta croûte avec une bonne chopine, au chaud
au cabaret, surchauffé par les vins chauds qu'il se buvait. Et Tintin
piétinait dans ta neige, avec un froid aux pieds que tu en as eu un
mal au ventre, tu as failli en crever. Mon pauvre Tintin! Et lui, quand
il est revenu, il n'a pas daigné t'offrir une boisson chaude, un peu
de bouillon. Tu avais ton ventre creux depuis le matin juqu'au soir qua-
tre heures; il a livré les boeufs vendus, il t'a dit seulement: " II
faut rentrer car le temps n 'est pas beau. ". Il recommençait à neiger.
Ah! c'est bien ça, les croquante, ils ne pensent qu'à se remplir la pan-
se les jours de foire, c 'est une fête pour eux. Heureusement que tous
les paysans ne sont pas pareils!".(1)
La violence de l'invective fait bon ménage ici avec la modéra-
tion de l'expérience et.au total, ce discours paraît déjà moins entaché
de mépris social que celui de Pouvillon.
On peut noter au passage que le vocable de "croquant" a subi
en un siècle une inversion de sens et de valeur.
Au XVIIIème siècle, il désignait les insurgés fiscaux du Bas
Rouergue et du haut canton de Saint-Antonin. On peut imaginer qu'à cette
époque et dans la bouche d'une prostituée saint-antoninoise (telle est
la profession de la femme à qui Manié prête cette tirade), le mot aurait
eu une connotation positive. Un siècle plus tard, il s'apparente plu-
tôt â un juron sans aménité.
On peut imaginer que cet environnement ne contribue pas pour
rien à la démoralisation du monde rural. Dès cette époque, ceux des a-
griculteurs qui ont assez d'aisance pour payer des études, orientent
assez souvent leur progéniture vers d'autres horizons professionnels.
(I). Jean Manié, ouvrage cité, p 71.
4-17
4. PERMANENCES ET LENTEURS DU CHANGEMENT
Les transformations de l'agriculture saint-antoninoise s'ins-
crivent dans le contexte d'un mouvement de très longue durée d'inversion
des zones de prospérité de la région. Pendant longtemps le causse a eu
la réputation d'une terre riche. La plaine alluviale en contrerbas (Ga-
ronne , Tarn, Aveyron), exposée aux inondations, longtemps mal drainée,
avait une réputation d'insalubrité. Les ségalas du Haut Aveyron étaient
des terres de misère dont les habitants faisaient figure de "damnés de
la terre". La lente conquête de la plaine d'un côté, puis, la révolution
des engrais de l'autre, ont inversé cet ordonnancement de la richesse.
Dans la deuxième moitié du XlXërae siècle, l'agriculture est en reflux
sur les causses de Saint-Antonin tandis qu'elle progresse dans la plai-
ne et les ségalas.
Mais ces transformations sont très lentes, presque tnulti-sé-
culaires. La description par sa propriétaire d'une ferme moyenne de
Saint-Antonin, vers la guerre de 14, diffère encore peu de celle que
faisait le Maire au début du XIXème siècle(l).
"... Une propriété de douze ou treize hectares, c 'était à
cette époque l 'exemple type de découpage du pays, une propriété moyen-
ne. Sur ces douze hectares, nous avions toujours une grosse paire de
boeufs, des "salers", des boeufs bruns qui n'étaient pas clairs comme
ceux de la Garonne. Et puis il y avait presque toujours un petit trou-
peau de 24 tètes de brebis, c'était le gros rapport de la propriété,
quelques cochons parfois et un cheval. Voilà ce qu'il y avait sur ces
petites terres. Et pour vous donner une idée, par très beau temps,quand
nous avions un mois de juin magnifique, nous avions des terres arables
pour le blé, le maîs, les haricots secs ... mais nous avions surtout
des prairies où l'herbe était très fine. Pour faire la saison des foins,
il fallait compter un mois avant qu'il soit coupé, tourné ...monté au
hangar. Et encore, nous avions une racleuse que le cheval faisait mar-
cher, c'était déjà exceptionnel. ..."
L'extrême division de la terre est très lente â régresser.
En 1913, il y a encore dans le canton 5.860 cotes foncières non bâties
et 3.204 propriétaires domiciliés pour une population totale d'environ
(1). Voir le chapitre sur l'agriculture dans la première partie.
4-18
9.400 habitants.
C'est aux portes de la ville que la terre est la plus raorcel-
lée car il n'est guère d'habitants de la cité qui ne possèdent au moins
un petit lopin de vigne ou de terres arables. Cette emprise de l'agri-
culture urbaine d'autosubsistance englobe la bordure des causses les
plus proches de la ville. Celui du Bosc notamment où la terre est la
plus fertile.
Malgré l'apparition de spécialisations nouvelles, la "poly-
culture de détail" et 1'autosubsistance domineront pendant longtemps
encore le paysage rural saint-antoninois.
Pendant longtemps l'argent y circule peu et les besoins mo-
nétaires sont au demeurant fort étroits: " ...Ma mère allait presque
toujours aux foires de Saint-Antonin vendre des oeufs, quelques poules,
quelques lapins. Avec le produit de cette vente, elle achetait toute
l'épicerie dont nous avions besoin pour le mois, presque tout ce que
nous consommions était produit à la ferme... Mon père et mon grand-pè-
re, de tous temps, ont fait eux-mêmes leurs remorques et leurs char-
rettes. Ils avaient le bois et ils le donnaient à scier, il suffisait
d'acheter l'essieu...". L'importance et la pesanteur des stratégies
patrimoniales qui orientent pendant longtemps le choix des alliances
est la rançon de cette faible monétarisation de l'économie rurale: "
...Autrefois, on se mariait beaucoup entre paysans. Donc après, tout
était réuni. C'était beaucoup les parents qui décidaient des mariages.
Mon père et ma mère se sont mariés comme ça et le frère de mon père a
ddrnarierla Boeur de ma mère. Les deux familles avaient chacune deux
enfante, ça évitait les partages coûteux... ".
La préférence pour les bovins comme animaux de trait, qui est
aussi trës lente â régresser, est aussi caractéristique d'une économie
dominée par l'autosubsistance. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, la
vache est même souvent préférée aux boeufs dans les fermes les plus
pauvres: "... Les boeufs fournissaient beaucoup de travail mais,une
fois le travail fait, ils ne rapportaient rien. Alors on pouvait bien
faire le travail avec deux vaches qui faisaient leurs veaux, qui don-
naient un peu de lait.. .c'était plus rentable. Alors que les boeufs, il
fallait les changer tous les deux ans...".
Dans cette économie faiblement outillée, le travail â la main
ne disparaîtra que très tardivement: "... Mon père faisait cinq hectares
4-19
de vigne. Tout était planté dans les rochers et c'était tout travaillé
à la main, à la pioche... ".
La précarité du statut et des conditions de vie des métayers
et des ouvriers agricoles ne se modifie aussi que très lentement:" ...
Avant la guerre de 14, chez les gens riches, les domestiques ne cou-
chaient pas dans les maisons, ils couchaient avec les bêtes. Ils étaient
un peu maltraités...." . "... Mon grand-père était métayer à Servanac
pour le notaire de Septfonds. Vers 1910, il fallait encore qu'il aille
tous les dimanches de Servanac à Septfonds - ça faisait six kilomètres -
pour porter tant d'oeufs, tant de canards, tant de poulets. Et tous les
dimanches sans exception! Au moment du dépiquage, le patron Venait sur-
veiller les opérations. Il prenait le tas de blé et il partageait le tas
de blé à moitié avec le métayer...". Dans l'agriculture saint-antoninoi-
se, le travail "â moitié" sera pendant longtemps un facteur d'inertie
et de découragement. L'absence de plus en plus fréquente des propriétai-
res, â partir du tournant du siècle, améliorera cependant considérable-
ment la position contractuelle et le rapport de force au profit des mé-
tayers.
4-20
5. REVOLUTIONS TECHNIQUES ET SPECIALISATIONS NOUVELLES
Nous avons déjà noté, pour la première moitié du XlXême siè-
cle, les progrès réalisés à Saint-Antonin dans le rendement des blés,
le recul des cultures industrielles et la lente progression de l'éle-
vage et des fourrages dans les produits du sol. L'autosubsistance do-
mine cette agriculture et elle en restera un des traits essentiels jus-
qu'à la seconde guerre mondiale.
L'évolution de l'outillage et du cheptel des animaux de trait
suggère davantage l'idée d'une évolution très lente que d'une révolution.
Les premiers chevaux 3 usage de trait semblent faire leur apparition au
milieu du XIXème siècle: "... Mon arrière-grand-père avait des mulets.
A l'époque île ne labouraient pas beaucoup, ils faisaient presque tout
à la bêche. Ils avaient des mulets pour faire des petits charrois ou
tracer les sillons pour semer le mats. Alors ils avaient des jeunes mu-
lets qu'ils dressaient et qu'ils revendaient. Après ils ont acheté une
jument qu'ils ont faite pouliner aux environs de 1850 et de là ils ont
toujours eu un cheval et une paire de boeufs ou une paire de vaches, ça
dépend des périodes. A partir de la guerre de 1914, on a eu une paire
de juments et même quand j'étais jeune on avait trois poulinières...".
Cette chronique est exceptionnelle, elle est celle d'une ferme relative-
ment aisée et innovatrice du causse de Cazals. La progression du cheval
est très lente dans les fermes saint-antoninoises et la très grande ma-
jorité des attelages que le tracteur remplacera après les années cinquan-
te sera encore composée de boeufs. Au demeurant, le mauvais état des che-
mins ruraux, les pentes abruptes qui mènent des causses aux vallées se-
ront longtemps défavorables aux chevaux. Pourtant ils se répandent dans
les fermes les plus prospères. On les emploie surtout pour les travaux
les plus légers: herser, râteler; ils servent au transport des biens
et des gens; ils sont le luxe d'une économie pauvre.
Du côté des autorités, l'encouragement de la race chevaline,
connaît des fluctuations que signale cette correspondance du maire:
" Une station d'étalons de l'état existait il y a quelques an-
nées à Saint-Antonin. Elle n'y fut pas' maintenue parce que l'installa-
tion n'en était pas satisfaite. L'industrie privée y a suppléé depuis
tant bien que mal. Nous avons toujours eu un établissement de ce genre,
4-21
souvent deux mais les étalons sont de race et de qualité médiocres.
L'installation est mauvaise, à ce point que dans l'intérêt de ta cir-
culation sur la voie publique et des moeurs, je serais dans l'obliga-
tion de faire fermer celui qui seul existe depuis trois ans. Cepen-
dant il répond à un besoin très réel et considérable pour notre con-
trée. Le nombre des juments saillies annuellement dans ce mauvais éta-
blissement est de 200 environ et il serait plus que doublé si nous a-
vions une station d'étalons de l'état. "(1) •
Cette lettre révèle â la fois à quel point le souci des bon-
nes moeurs et l'hygiénisation de la cité prévalent alors sur tout au-
tre motif et à quel point aussi la confiance aveugle dans l'initiative
de l'état inhibe les possibilités d'initiatives locales positives.
La préférence pour les attelages de boeufs est aussi caracté-
ristique d'une non spécialisation des animaux de trait. Ils sont sou-
vent engraissés après la période des labours et vendus comme viande de
boucherie. Ils se vendent mieux sur ce marché que les chevaux dont le
cycle de remplacement est beaucoup plus lent.
L'introduction de la charrue semble aussi avoir été très len-
te à Saint-Antonin. Les premières démonstrations dont nous avons trou-
vé trace remontent â la période de construction de la voie ferrée (vers
1857) mais elle ne commence vraiment à se répandre qu'à la fin du XIXe
siècle. Le brabant, lui, fait une timide apparition aux lendemains de
la guerre de 14 mais il n'est pas rare que l'antique araire soit encore
employée à la veille de la seconde guerre mondiale. Ainsi vers 1940dans
une ferme assez prospère du causse: "... moi, j'ai toujours connu le
brabant mais aussi l'araire. Le brabant c'était pour le labour complet.
Mais au printemps on traçait le sillon pour semer le mats, les pommes
de terre, les haricots, ... avec une araire, une charrue en bois avec
simplement un soc en fer dessous. ..."
Quant aux faucheuses et aux moissonneuses, leur introduction
n'est pas plus rapide. Pour Manié, jeune ouvrier agricole vers 1900,une
faucheuse chez un nouveau patron est encore un élément de surprise. Une
moissonneuse-lieuse, à la même époque, est un spectacle hautement futu-
riste: "... chez nous on l'a achetée en 1930. Mais la première qui est
arrivée dans le pays c 'était un voisin de chez nous qui était assez ai-
sé. Il l'avait commandée en Amérique vers 1907 ou 8. ... elle était ar-
rivée en pièces détachées et il était venu un américain pour la monter,
(1). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.; 17-12-1879.
4-22
c'était une révolution! ". Un garagiste qui a commencé par vendre des
machines agricoles confirme ce retard de la mécanisation de l'agricul-
ture saint-antoninoise.
"...Quand je suis arrivé ici, au début des années 30, je ven-
dais pas mal de faucheuses. Il n'y en avait pas tant que ça encore,
beaucoup moins qu'à Nègrepelisse (dans la plaine) par exemple. Ici, ils
faisaient encore beaucoup de choses à la nain alors qu 'à Nègrepelisse
ils en étaient déjà aux lieuses. C'était assez retardataire ici, les
agriculteurs n'étaient pas très riches alors il fallait se débrouiller
ti
Tous les témoins de cette époque ont le souvenir d'une accé-
lération aprës la guerre de 14. Alors, mais alors seulement, on commen-
ce à parler d'une révolution technique: "...il y avait cette mécanisa-
tion tractée par les chevaux qui a changé complètement le travail, qui
nous a fait faire un bond en avant formidable. On avait des faucheuses,
des moissonneuses-lieuses, l'entrepreneur venait battre le blé à la
ferme... Cette mécanisation, il me semblait qu'on l'avait pour toujours,
que ça ne changerait plus ... c'était déjà un progrès tellement impor-
tant...".
La machine 3 vapeur aussi a été un facteur de changement. La
première qui ait laissé une trace dans l'agriculture saint-antoninoise
est celle que le pharmacien installe,en 1878,sur un domaine privé pour
écorcer les bois. Elles se multiplient vers 1890 et plusieurs entrepre-
neurs de la cité louent leurs services pour battre le blé ou presser
les fourrages. Mais chez les petits propriétaires, le dépiquage à la
main se pratique encore aprës la guerre de 14.
Le tracteur,quant à lui, ne fait qu'une très timide appari-
tion â la fin des années trente et â la veille de la guerre, ils se
comptent sans doute, dans toute la commune, sur les doigts de la main.
Déclin des productions traditionnelles et spécialisations nouvelles.
La crise du phylloxéra (1870-1890) et celle des prix agrico-
les des années 1880 ont profondément déstabilisé la société agricole
saint-antoninoise, jamais au cours de la période étudiée l'exode rural
ne sera plus massif qu'3 ce moment là. Ce sont les petits propriétaires
qui sont les plus touchés car.le vignoble était très morcelle et parce
qu'ils avaient peu d'alternatives. C'est une période de repli sur l'agriculture
4-23
vi.vriôre. Beaucuu;j J .I.J cloute aussi fournissent .la r,.jin-d'oeuvre dos
carrières et exploitations de phosphates qui sont alors à leur apogée
et nécessitent un grand volume de charroi. Même l'élevage qui avait pro-
gressé jusqu'à 1866 est alors en recul.
EVOLUTION DU CHEPTEL A SAINT-ANTONIN (1)
Ovins
Bovins
Chèvres
Porcs
Chevaux
Anes
Mulets
1866
10097
768(dont36 vaches)
29
287
189
43
41
122 ruches
1872(2)
6945
678
27
440
173
33
38
250 chiens28 dindes95 canards800 poules820 pigeons
1911
2800
1200-1500
200
1000
7
?
t
(1). Source: recensements(1866 et 1872) et correspondance du,maire(1911);Arch. Mun. St-Antonin.
(2). Ces chiffres, notamment pour les bovins et les chevaux, enregistrentsans doute le déficit caractéristique des périodes d'après-guerre.
La pêcherie professionnelle dans l'Aveyron disparaît aussi à
la fin du XIXe siècle. Quatre ou cinq pêcheurs à Saint-Antonin, presqu'
autant â Penne, approvisionnaient auparavant en poissons les marchés lo-
caux. On n'en trouve plus trace au recensement de 1911.
Le syndicalisme trouve â l'occasion de cette crise ses premiers
échos dans le monde agricole saint-antoninois. En 1885, une partie du
conseil municipal pétitionne pour soutenir les mesures protectionnistes
réclamées par la Société des Agriculteurs de France pour les blés et les
animaux gras. En trente années, de 1870 à 1900, la production viticole
baisse de moitié(3). Chassé des terres que l'on défriche un peu
(3). D'après les chiffres de l'octroi.
4-24
partout, le mouton lui aussi est en recul. En défi â cette crise, la
spécialisation fourragère, plus rémunératrice, émerge 3 Saint-Antonin
â la fin du XlXème siècle. Elle est rendue possible par l'accroissement
de la demande qui résulte de la spécialisation â outrance de vastes ré-
gions (Languedoc viticole, régions cérëalières du nord). La reconversion
dans le négoce d'une partie des anciens propriétaires fonciers crée des
filières de commercialisation à longue distance que favorise aussi l'ap-
parition des machines 3 presser. Le canton de Caylus et de Vaour, la val-
lée de la Vère connaissent une évolution similaire. Vers 1910, il s'ex-
pédie en moyenne 1.700 tonnes de fourrage par an de la gare de Penne et,
en 1920,on en charge 5.600 tonnes â Saint-Antonin. Le fourrage réprésen-
te â cette époque environ le tiers du trafic transporté sur la ligne Le-
xos-Montauban et ce n'est pas un trafic â courte distance car Saint-Anton-
nin vend du fourrage jusqu'en Belgique. Dans le bilan énergétique de la
France de cette époque, la région de Saint-Antonin est fortement exporta-
trice de "pétrole vert". Sur la base de 8 francs le quintal vers 1910, le
chiffre d'affaire des expéditions de fourrage qui se font au départ de
Saint-Antonin (une partie vient du canton de Caylus) représente un chif-
fre d'affaire de 480.000 F soit la moitié du chiffre d'affaire de l'en-
semble des foires du canton tel que l'évaluait le maire en 1881(1). Ce
boom des fourrages provoque un recul général des terres labourées et l'ac-
célération de la diminution du cheptel des moutons en est aussi la consé-
quence. Beaucoup d'agriculteurs signalent qu'il était courant, avant et
après la guerre de 14, de réduire le cheptel (y compris les bovins) pour
vendre du fourrage. La monté en puissance de l'automobile va précipiter
ensuite le déclin de cette spécialisation. Il s'amorce dans les années
trente, période pendant laquelle, par compensation, le cheptel s'accroît
à nouveau(2). Les grands et moyens troupeaux sont cependant totalement
étrangers au paysage rural saint-antoninois de l'entre-deux-guerres. Une
progression de l'élevage à cette époque cela veut dire, dans chaque ferme,
quelques moutons de plus, une deuxième paire de boeufs ou deux ou trois
vaches pour vendre quelques veaux de boucherie. Le paysage rural est tou-
jours dominé par la polyculture: "...Dans mon enfance, ici, (entre 1930
et 1940) nous ne connaissions pas les étourneaux et les sansonnets. Ce
sont des oiseaux qui suivent les troupeaux et comme il y avait très peu
(l).Voir la correspondance citée au capitre sur les foires.
(2). Signe de cette progression il y a, en 1932, 600 moutons,en moyenne,aux foires de Saint-Antonin.
4-25
LA CULTURE DU CHANVRE A VAREN(1)
Ce que l'on ne voit plus dans nos régions, c'est la culture duchanvre, qui était pratiquée en général par tous les propriétaires-cultivateurs dans tous les champs appelés "chènevières" (oanabar)terrains choisis dans les meilleurs et de préférence dans les bas-fonds et sur les rivages de la rivière.
Cette culture ... exigeait une grande "routine", puisque lechanvre était traité par les familles de cultivateurs (chaque mem-bre y trouvait son râle) de la semence jusqu'au moment où, aprèsavoir été filé à la quenouille et au fuseau par la main fémininedes paysannes et tournée au rouet, il était livré en écheveaux defil aux mains du tisserand du village ...
...La graine de semence appelée "chènevis" (canabou en patois 1semée en sillons au printemps donnait des tiges de 2 à 3 mètres dehauteur (analogues aux topinambours ou au sorgho) qui étaient éclair-cies et butées dès que possible.
Il existait les pieds mâles et les pieds femelles (ces derniersdonnaient la graine).
La récolte se faisait en août-septembre. Les pieds mâles d'a-bord, étaient mis en bottes de 15 à 20 centimètres de diamètre,at-tachées avec des brins d'osier ou de petites tiges de chanvre; lespieds femelles subissaient la même opération après que la graineeut été battue.
Toutes ces bottes étaient transportées aux bords de l'Aveyron.
Là, sur la berge, elles étaient liées l'une à côté de l'autre,de façon à confectionner, avec des barres en travers dessus et des-sous, une espèce de radeau de 5 à 6 mètres carrés de surface; au-tant de radeaux suivants la quantité de bottes.
Ils étaient ensuite glissés dans le lit de la rivière, peu pro-fonde à cet endroit, placés l'un contre l'autre, chargés de grossespierres, afin qu'ils soient bien immergés et laissés dans l'eau pen-dant 6 à 8 jours, même plus si on le jugeait nécessaire. Cette opé-ration appelée "rouissage", qui avait pour but de décomposer l'écor-ce et de la détacher de la tige (substance dure comme du bois: "LasBargaillos" ou "luquetz") prenait fin après la durée de l'immersion.
C'est alors que le paysan s'engageait dans le travail le pluspénible et le plus malsain de cette culture: II entrait dans l'eauà la hauteur du genou, vêtu d'un vieux pantalon, le torse nu, com-mençait par détacher des bottes de chanvre et, l'une après l'autre,par un formidable moulinet au-dessus de sa tête, les battait de tou-tes ses forces sur le flot de l'eau jusqu 'à ce que l'écorce fut biendétachée de la tige.
Après ce battage, ces javelles étaient placées sur la berge,disposées debout en faisceaux afin de les égoutter et sécher. Ainsi,après quelques jours le soleil avait tout naturellement terminé cetravail.
(1). Extrait de "Varen, son histoire" par F.Bouzinac; ouvrage cité
4-26
Une fois bien sèches, elles étaient portées sous un hangar, pas-saient dans les mains des fermes. C'est là que commençait leur tra-vail: c'était le broyaae.
Cette ovération consistait à séparer l'écorce (qui devait êtrele fil) de la tige, laquelle ne pouvait être utilisée que pour al-lumer le feu- ...
Pour le broyaae, était employé un appareil soécial appelé: "labroie" (las bargos. en patois), grosse lame de couteau en bois fi-xée sur un bâti à 4 pieds et articulée comme une cisaille. C'est souscette lame, formant poignée à l'extrémité libre et maniée d'une main,que la broyeuse faisait passer en travers le paquet de tiges qu 'elletenait de l'autre main, pour les écraser et briser sous le poids decette machine en mouvement.
La Broie (lai Barge»), pour broyer les tlgei de chanvre.
Ainsi broyées, les tiges totalement disparues, il ne restait dansla main de la broyeuse, qu'une grosse poignée de filasse de chanvre,laquelle était passée ensuite entre les pointes d'une grosse carde etpuis, d'un gros peigne nour finir d'enlever toutes les brindilles detige qui s'u trouvaient acrochées.
Ces toisons livrées aux mains des fileuses à la quenouille et aufuseau, arrivaient toutes filées dans la boutique du tisserand.
C'était en général pendant les longues veillées d'hiver que lesfileuses effectuaient ce travail.
Corme elles étaient nombreuses à cette opération monotone, tousles soirs elles se donnaient rendez-vous, par groupes, tantôt chezl'une, tantôt chez l'autre pour casser la veillée en famille de façonque celle qui recevait, supportait les frais du feu et de la lumière(éclairage a.vec "lou carèl" ou "lous cnndêlcnis") (lampe à huile oupetites torches fabriquées avec de la résine).
Ces petits clubs de nuartier ne manquaient pas de charme, surtoutpour les gosses qui pouvaient s'y faufiler. Dans cette petite potinièreil y avait toujours de .iolis contes à entendre, des histoires vraies,c'est à celle qui ferait rire le plus ou amuserait le plus. Les événe-ments du pays étaient là aussi passés en revue et au crible. Nul n'é-tait exempt de passer devant ce tribunal.
On taillait un "complet" ou un "pardessus" à Pierre ou à Paul,ainsi qu'une"robe ou un manteau" à Catinèlo ou Myoun. C'était le ciné-ma de l'époque» leur seule et petite distraction. ...
4-27
d'élevage, ici, il n'y enavait pas. Et moi qui suis très près de la na-
ture, quand j'en ai tiré un pour la première fois, il y a vingt ans, je
ne savais pas ce que c'était. ...".
Faute de circuits de ramassage, la production laitière est
peu importante dans la région jusqu'en 1940. Jean Doumerc signale pour-
tant en 1902(1) que: "... Fenayrols (dans le canton de Saint-Antonin)
envoie journellement à Toulouse 16 à 17 bidons de lait. ...". Le fait
même que cette quantité soit soulignée comme une manière d'exploit si-
gnale la faiblesse régionale du trafic des produits laitiers.
Au début du siècle et en dehors des fourrages, la région de
Saint-Antonin est aussi réputée pour ses boeufs gras. La race locale de
grands boeufs rouges dite "salers" est alors réputée jusqu'à Toulouse.
Les bouchers de la "ville rosé" viennent alors s'approvisionner sur les
foires de la cité et on raconte encore à Saint-Antonin " qu'ils lais-
saient sur leurs quartiers de boeufs un morceau de peau rouge pour faire
voir à leur étal la qualité et l'origine de leurs viandes. .."• A la même
époque, Doumerc signale aussi d'importantes expéditions de gibier , vo-
lailles et truffes au départ de la gare de Saint-Antonin.
Le cheptel saint-antoninois se modifie assez rapidement entre
les deux guerres. La mécanisation pousse au remplacement des boeufs par
les chevaux. La race des boeufs "salers" disparaît peu à peu, remplacée
progressivement -quand cen'est pas par'lecheval -par les boeufs blancs
de l'Aquitaine qui ont la réputation d'une meilleure résistance â la
chaleur.
6. EXPLOSION ET DECLIN DES FOIRES
A la fin du second empire et dans les premières décennies de
la troisième république, on assiste à une véritable explosion des foi-
res et des marchés. Au milieu du XIXème siècle, une nouvelle halle est
construite â Saint-Antonin et il faut se lever tôt (3 heures en hiver
et 4 heures en été) pour y assister aux transactions sur les grains.
Entre 1860 et 1880, les places et les promenades sont aménagées et ag-
grandies pour faire place aux étalages et aux foirails(il y en a un
pour les boeufs et un autre pour les porcs et les moutons). En 1860,
le maire de la cité décrit en ces termes les foires de Saint-Antonin:
(I). Le Tarn et Garonne: Histoire, sciences ... . Ouvrage cité p 81.
4-28
"... Les foires de Saint-Antonin au nombre de treize par an
sont autrement importantes que celles de Bruniquel notamment pour les
bêtes à laine, les boeufs gras en très grand nombre que les bouchers
de la Provence, de Toulouse et Montauban viennent acheter.. Sur notre
place, il y a beaucoup de gibier, des truffes, des pruneaux, du ge-
nièvre, des graines de trèfle et de luzerne. ...".(1)
Par les concours, comices, prix d'encouragement qu'ilsmul-
tiplient,l'Empire, et surtout la République, encouragent ces foires.
Montauban n'a pas le privilège, à cette époque des concours départe-
mentaux et un système de rotation en fait profiter chaque année un
centre différent. Il s'en tient à plusieurs reprises à Saint-Antonin,
souvent à l'occasion de la fête patronale. Ils sont l'occasion de dé-
placements de fanfares et de festivités. Le Préfet ne dédaigne pas d'y
promener son bel uniforme. Des conférences agronomiques sont aussi or-
ganisées ces jours-là et l'on peut y assister 3 des démonstrations
d'engrais et de charrues. Les agriculteurs en attendent une animation
de la demande, les négociants une multiplication de l'offre. Les auto-
rités croient à l'efficacité du spectacle comme antidote aux routines.
En 1862, le préfet écrit au président du comice agricole de Saint-An-
tonin:" ...Si vous connaissez dans votre circonscription quelque do-
maine susceptible, à l'aide de quelques améliorations de détail, de
concourir pour la prime annoncée, vous voudrez bien vous mettre en
rapport direct avec le propriétaire et stimuler son activité. Il est
vivement à désirer que les agriculteurs de Tarn et Garonne se montrent
dignes de la haute récompense que le Gouvernement de l'Empereur pré-
sente pour la première fois à leurs efforts et à leurs travaux....
...La licè n'est sérieusement et réellement ouverte qu'aux pro-
priétaires ou fermiers de domaines soumis à une culture sageiiient diri-
gée, en rapport parfait avec les circonstances locales où elle se trou-
ve placée, bien réglée dans ses dépenses et productive dans ses résul-
tats . Le jury n 'a point â décerner une prime d'encouragement mais à ré-
compenser des résultats acquis, d'une authenticité incontestable et
dont l'exemple puisse être sûrement invoqué pour démontrer comment l'é-
conomie dans les dépenses, l'ordre dans le travail, le perfectionne-
ment raisonné des méthodes culturalee, l'heureuse alliance de la scien-
ce et de la pratique et enfin une juste subordination de la culture
aux circonstances qui la dominent, créent la prospérité présente et
(1). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
4-29
assurent l'avenir des exploitations rurales.
Une somme de 500 F et des médailles d'argent seront distribu-
ées entre les divers agents de l'exploitation primée...".
Les foires se multiplient à un tel point que le succès n'er.t.
pas assuré pour toutes. En 1869, dans le canton de Saint-Antonin, il y
en a 12 à Verfeil, 12 â Parisot, 17 à Laguépie et 12 a Saint-Antonin.
Dans une aire aussi proche il y en a davantage encore a Vaour, â Penne,
à Bruniquel, à Montricoux,â Septfonds, S Caylus... . Prenant en compte
ce dénombrement, le conseil municipal de Saint-Antonin émet cette année-
là un voeu défavorable 3 la création de foires 3 Tonnac (dans le Tarn)
et à Feneyrols: "Feneyrols n'est qu'à sept kilomètres de Saint-Antonin
... les foires à Feneyrols seraient sans utilité et présenteraient mê-
me des inconvénients ..."(1). Une autre fois, ce sera à propos de pro-
jets similaires 3 Cazals ou 3 Lavaurette; la moindre bourgade tente,
3 cette époque de créer ses propres foires. A la fin du XIXème, ces
créations de foires ou de marchés et les modifications de dates de ces
marchés alimentent d'innombrables querelles de clochers. Ces modalités
sont en effet soumises 3 l'approbation de la préfecture qui consulte gé-
néralement les édiles du voisinage. Ces derniers sont rarement favora-
bles aux projets de leurs voisins et ce d'autant moins qu'ils sont plus
proches. C'est ainsi que la municipalité de Saint-Antonin ne soutient
pas le projet d'une nouvelle foire aux chevaux 3 Caylus mais en accepte
le principe 3 Caussade. La concurrence est alors très vive entre les
foires et la suprématie n'est jamais assurée. D'autant que l'alchimie
du succès ou de l'insuccès de ces foires est secrète et fluctuante. Une
correspondance de trains plus ou moins avantageuse, la réputation d'un
restaurateur ou d'un marëchal-ferrant, le zèle intempestif d'un employé
des contributions ou de l'octroi, les tracasseries d'un commissaire de
police, des rivalités politiques, peuvent faire pencher la balance de
façon imprévisible.
A la fin du XIXème siècle, autant les marchés de Saint-Antonin
sont mal approvisionnés et peu fréquentés (la municipalité s'en plaint
depuis le début du siècle) autant les foires paraissent encore prospères
bien que déjà s'amoroe une concurrence plus vive des foires de Laguépie
à l'autre bout du canton. En 1881, le maire écrit: " ... Le commerce
(1). Arch. Mun. St-Antonin; registre des délibérations.
4-30
agricole n'a jamais eu de l'importance dans le canton, le pays se suf-
fit et consomme à peu près ce qu'il produit. Il y a quelques exporta-
tions de vin et de céréales mais en très petites quantités. Soit en
vin 600 hectolitres: 30.000, en céréales 1.000 hectolitres: 20.000.
Les marchés de Saint-Antonin sont nuls. Il en a été créé à Laguépie
depuis cinq ou six ans . Les marchés sur les limites du département de
l'Aveyron, du Tarn et du Tarn et Garonne sont assez suivis mais les
marchandises qui s'y vendent sont de peu de valeur: des pommes de ter-
re, des châtaignes, des barriques, du jambon. C'est cependant là un
accroissement d'affaires appréciable à500 par marchés, soit dans l'an-
née 2S.000 F .
Les foires sont nombreuses dans le canton, il y en a 12 à
Saint-Antonin, autant à Parisot et 13 à Laguépie. Les foires sont gé-
néralement bonnes. Il s'y fait beauaoup de transactions sur les boeufs
gras, les boeufs de travail, sur les moutons et les porcs gras, dans
la saison. En adoptant une moyenne de 75.000 F par foire, on arriverait
à un total d'affaires de plus de S.000.000 . Je crois qu'on peut adop-
ter comme approximatif ce drenier chiffre. . . . J'ai omis dans les pro-
duits agricoles le tan ou êcorce qui est un des produits de la commu-
ne de Saint-Antonin dont la plus grande partie est exportée. Cette par-
tie peut représenter des ventes pour 20.000 F. . . . " (1 ) .
En 1892, i l s se crée même trois nouvelles foires spécialiséesà Saint-Antonin dont une pour les moutons et une pour les chevaux. Laréputation de ces foires aux chevaux semble aller jusqu'en Espagne.C'est du moins ce que donne à penser une correspondance du maire ( i lest lui-même en relation d'affaires avec l'Espagne pour ses tanneries)qui prévient en 1911 un marchand de la province de Huesca que " . . . le
30 octobre, il y aura à Saint-Antonin,à l'occasion du concours agrico-
le, un marché aux chevaux, poulains, mules et mulets. ...Cette date
coïncidant avec des marchés environnants celui de Saint-Antonin sera
certainement bien garni, aussi nous espérons que vous en profiterez
pour faire des acquisitions et nous amènerez dans notre ville le plus
grand nombre de vos collègues.
Des primes et des diplômes seront accordés aux plus jolis
sujets. ..." .(1)Mais toutes les foires ne connaissent pas cette animation.
(1). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
4-31
Au village de Varen, par exemple, entre Saint-Antonin et Laguépie, 12
foires sont créées à la fin du XIXème siècle. Mais la brève carrière
de ces foires fait dire à Félix Bouzinac, dans sa monographie sur Va-
ren, que la nouvelle halle (construite par la municipalité vers 1890)
servira plus souvent de lieu de bal et de festivité qu'au négoce.
L'appât du gain, le mouvement des affaires, l'alchimie des
échanges et de la richesse,n'expliquent pas exclusivement
cette frénésie de création de foires qui s'empare alors du moindre vil-
lage. Une foire réussie c'est aussi, à cette époque, une fête. Un ha-
bitant de Laguépie raconte qu'" ...autrefois quand nous étions jeunes,
les jours de foire, les types étaient encore là à 10 heures du soir à
chanter et â crier..." . Et il en allait de même à Saint-Antonin: "II
y avait beaucoup de monde. C'était une véritable fête,la foire, autre-
fois . Quand le paysan avait l'argent à la poche, il laissait partir
sa bourgeoise ou bien si sa bourgeoise n'était pas venue, il restait
tout seul quitte après à repartir sur sa jardinière traînée par son
cheval mais il allait faire un peu la noce avec quelques copains. Et
nous allions les voir. Quand ils avaient bien bu, c'était amusant. Ils
chantaient des chansons avec leur accent. Ils ne parlaient pas trop
bien français. ..."
Il n'y a pas de foire réussie sans quelques bonnes tables où
faire bombance. Et il en faut pour toutes les bourses. La réputation
d'un cuisinier de Saint-Antonin, au début du siècle,pèsera d'un bon
poids quant à l'animation de ces foires.
L'argent, la circulation monétaire, sont aussi de cette fête
où l'exubérance et la dépense participent souvent du même mouvement.
Pour beaucoup de témoins de cette époque la liquidité de la monnaie
était une des conditions du succès des foires. Beaucoup associent leur
déclin â l'apparition des formes abstraites de circulation monétaire
où l'argent devient jeu d'écriture:" ...C'était de très grosses foires
et ça durait toute la journée. Et corme â l'époque on ne payait pas
en chèque - c 'était pas encore connu, cette affaire là - on payait
avec de l'argent, le soir les paysans restaient à la ville et la fem-
me rentrait à la maison. Et eux gardaient quelques sous etils allaient
faire un peu la foire. ..." .
"...Le jour où ils ont commencé à payer par chèques, ils ont
détruit les foires parce que,autrefois, à Laguépie, on ne vous payait
4-32
qu'à 2 heures de l'après-midi, sur l'avenue de ta gare. Et ça faisait
travailler les restaurants et tout. Tandis que maintenant, à 10 heures
du matin, ils ont acheté et puis ils vous donnent un chèque et puisils
repartent de suite et les paysans font pareil, ils repartent chez eux,
ils mangent chez eux. ..."
La forme immatérielle, différée, que la monnaie scripturale
introduit dans l'échange, dissout la gestualitê complexe qui fai-
saient de la foire un lieu où plaisirs et affaires faisaient souvent
bon ménage. A la violence réelle de l'échange (tout échange est violen-
ce puisque les mécanismes du marché sont fondés sur des rapports de
force), la monnaie scripturale introduit la distance et le simulacre
d'une impossible rationalité. Ce simulacre participe aussi à sa manière
au déclin de la fête qui était en partie un éxutoire social de cette
violence.
La foire est aussi, à cette époque, le temps fort essentiel
des rythmes collectifs et de la vie sociale. A Saint-Antonin, il n'est
guère d'échoppe ou d'atelier qui ne donne congé ce jour-là à ses ou-
vriers. Pour ceux qui viennent de la campagne c'est une rupture dans
le rythme des jours, le moment ofl l'on "règle ses affaires". C'est le
moment où chacun est à l'écoute des échos, des séductions, des produc-
tions du monde extérieur, véhiculés par les marchands ambulants. Le
spectacle, la discussion des hommes sur le foirail, le rire du voisin,
les nouvelles des parents, amis et ennemis, sont aussi importants que
les emplettes que l'on y fait
Le grand succès régional, du point de vue des rythmes col-
lectifs, c'est pendant longtemps la foire de Montauban. Surtout celle
du printemps. Pour beaucoup de Saint-Antoninois et pour tous les ruraux
qui ne sont pas trop éloignés d'une gare de chemin de fer c'est l'oc-
casion privilégiée, le plus souvent la seule dans l'année, d'un voyage
â Montauban: "... A Montauban il y avait quatre grandes foires dans
l'année mais on n'avait pas assez d'argent (vers 1914) pour aller à
toutes ces foires alors on y allait le 19 mars, c'était la plus grande.
Ah! le 19 mars, il fallait aller â Montauban â la foire. Ah! on nepou-
vait pas manquer ça! Nous étions quelques-unes à peu près du même âge,
nous allions à la foire. Nous partions à 10 heures au train, nous reve-
nions à S heures. Alors on regardait - on n'avait pas trop d'argent -
on regardait les vitrines et voilà. On achetait un peu de pain, on le
prenait et on allait manger au jardin des plantes. Là, toutes ensemble,
4-33
on rigolait et voilà et on revenait le soir. ...".
Toutes les communes du canton de Saint-Antonin ne sont cepen-
dant pas dans la mouvance des foires de Montauban. Laguépie, à l'est du
canton, est davantage dans la zone d'attraction des foires de Carmaux
et d'Albi, la région de Parisot, au nord-est, est attirée par les foi-
res, plus proches, de Villefranche.
Le déclin de la foire locale est souvent attribuée par lesté-
moins, non sans raisons, à la guerre de 14 et â l'irruption du camion-
nage. Les discontinuités d'espace, les ruptures de charges caractéris-
tiques du transport par chemin de fer étaient éminemment favorables à
une organisation discontinue, rythmée et ritualisée de l'échange.Elles
réclamaient ces lieux'privilégiés et ces temps forts du négoce que cons-
tituaient les foires. L'abolition progressive de ces discontinuités
par le camionnage, et la transformation des circuits commerciaux qui en
résulte, leur portera un coup fatal entre les deux guerres. Mais ces
considérations n'expliquent pas tout. Elles n'expliquent pas, par exem-
ple, la moindre résistance, à ce déclin général, des foires de Saint-
Antonin, et la plus grande résistance jusqu'à une époque récente, des
foires de Laguépie. Laguépieprofite sans doute de la proximité des grands
centres industriels d'Albi et de Carmaux. Son marché est au point de
rencontre du Rouergue et de l'Albigeois sur l'axe fondamental de leurs
échanges. Il bénéficie d'une desserte ferrée de meilleure qualité. La
ligne du Grand Central qui y pourvoit, prolongée vers Toulouse â par-
tir de Lexos, a échappé à la marginalisation rapide du tronçon Lexos-
Montauban. L'administration centrale n'y entretient pas de fonctionnai-
res d'autorité ou de surveillance (ils sont concentrés à Saint-Antonin).
A cette époque, et â distance égale, il n'est pas rare que les agricul-
teurs préfèrent vendre sur un marché protégé des regards inquisiteurs.
La tradition urbaine y est moins forte et ancienne qu'à Saint-Antonin
et certains disent qu' "...on s'y sentait davantage entre soi..."
Symétriquement et en sens inverse le chemin de fer, nous l'a-
vons vu, pratique une politique tarifaire qui décourage la concentration
du bétail sur Saint-Antonin. De l'ouverture de la ligne à la guerre de
14, la municipalité n'a de cesse de réclamer à la compagnie d'Orléans
la gratuité des voyages (accordée au départ de Montauban) pour les
"toucheurs" qui accompagnent le bétail. Elle réclame aussi la réciproci-
té pour les tarifs réduits sur les billets aller et retour (réduction
accordée seulement a destination de Montauban) et des aggrandissements
4-34
3 la gare de marchandises. La communauté de Penne a les mêmes problè-
mes: "...Considérant qu'il a été expédié 1.713 tonnes de fourrages en
1000 et 1.634 en 1010, 704 tonnes de bois en 1910, 36 tonnes de fumier
en 1910, 10 tonnes de sable en 1910, l'assemblée communale demande à
l'unanimité de ses membres que la compagnie d'Orléans veuille bien ins-
taller un pont à bascule à la station de Penne. ..."(1).
Démarches le plus souvent vaines. Les fourrages non abrités
se gâtent, les phosphates sont délavés par les pluies mais la compagnie
d'Orléans a décidé de façon presqu'inexorable, depuis 1865, de ne plus
investir aussi peu que ce soit sur la ligne. Et ce, au nom d'un constat
à courte vue de non rentabilité qui ne prend pas en compte la contribu-
tion du trafic local au trafic général des grands axes voisins.
Des avant la guerre de 14, les signes de faiblesse se multi-
plient pour les foires de Saint-Antonin. En 1908, par exemple, le maire
écrit â la compagnie d'Orléans pour demander: "... un train supplémen-
taire à l'occasion du concours départemental qui aura lieu à Saint-Anto-
nin le 8 septembre, train qui partirait de Montauban vers 2 heures de
l'après-midi et repartirait vers 11 heures du soir pour arriver à Montau-
ban à minuit. Ce train permettrait aux voyageurs des stations situées
sur la ligne de Lexos-Montauban d'assister aux fêtes de mardi qui seront
particulièrement brillantes étant donné leur programme et le cadre mer-
veilleux où il sera exécuté. Le jour du concours départemental coïncidant
avec les fêtes votives de Saint-Antonin qui ...attirent un grand nombre
d'étrangers, nous croyons que le nombre de voyageurs sera très considéra-
ble pour la raison citée plus haut. ...".(2)
La compagnie accepte cette proposition sous réserve que la mu-
nicipalité garantisse un minimum de recette de 296F80. Au prix de l'aller
et retour Montauban-Saint-Antonin, â cette époque, cette garantie équi-
vaut au prix du billet de 60 voyageurs. Le refus de la municipalité de
garantir cette recette relativise quelque peu l'ordre de grandeur de
l'affluence escomptée. En 1905 déjà, le syndicat des bouchers de Toulou-
se avait menacé de ne plus fréquenter les foires de Saint-Antonin si le
foirail aux boeufs n'était pas déplacé (le foirail habituel était mal-
commode) . La municipalité prend quelques mesures d'organisation mais ré-
siste aux projets de changement: "...II ne nous échappera pas, Monsieur
(1). Arch. Mun. de Penne; Registre des délibérations.
(2). Arch. Mun. St-Antonin; Registre de correspondance.
4-35
le 'Président, que la place où se tient le concours ne serait pas assez
spacieuse pour contenir les boeufs amenés et qu'en outre,la boue qu'il
y a tout l'hiver par la suite de l'écoulement des eaux qui se fait très
difficilement, la disposition du terrain ne s 'y prêtant pas, rend la
circulation très désagréable.
Il y a ensuite une autre question qui est encore plus grave,
que vous apprécierez, je n'en doute pas. c'est qu'il existe sur la pro-
menade un certain nombre de débitants et de commerçants qui paient de
fortes patentes et des loyers très chers et qui pour eux serait la rui-
ne complète si le foirail venait à être déplacé.
J'aime à croire que tenant compte de la justesse de ces ob-
servations et du bon vouloir du conseil municipal vous continuerez com-
me par le passé à fréquenter nos foires. ..."
Les commerçants de la cite ont en effet mené une longue guer-
re pour que chaque quartier ait son foirail. L'un a celui des boeufs,
l'autre les moutons, l'autre la laine, un autre encore les "comportes".
On devine que le moindre changement dans ces dispositions est de natu-
re 5 bouleverser les équilibres politiques de la commune. C'est un fac-
teur incontestable d'immobilisme dont le conflit avec les marchands de
bestiaux met en évidence qu'il n'est pas favorable aux foires. Un autre
facteur de déclin des foires c'est aussi certainement l'octroi que, par
immobilisme fiscal (une vieille habitude fiscale est plus facile à faire
accepter qu'un nouvel impôt,écrivent souvent les maires de Saint-Antonin
dans leurs correspondances) , la municipalité, malgré les pressions de
l'administration, n'abolit finalement (sous la contrainte de la loi)que
vers 1928.
Les foires semblent aussi, au début du siècle, faire de moins
en moins bon ménage, dans l'esprit des édiles, avec les projets touris-
tiques qui vont désormais dominer la politique municipale. Signe de ce
basculement des priorités, le foirail des boeufs est déplacé en 1914
pour faire place à l'aménagement de la promenade et accueillir l'établis-
sement thermal (les notables rêvent même d'un casino). La facilité de ce
transfert contraste singulièrement avec les réticences qu'opposait, quel-
ques années auparavant, la municipalité â des transformations réclamées
par le syndicat des marchands de bestiaux. A une époque ou le moins que
l'on puisse dire est que le retour à la terre n'est pas à la mode, les
foires, de façon sans doute plus inconsciente que programmatique, font
peut-être tache dans ces projets. Elles ne sont pas du "meilleur goût"
4-36
pour les riches estivants que les notables espèrent alors attirer dans
la cité.
CAÏLUS (12)
•LAVAVRETTE (6)
' PARISOTC12)
, CAUSSADE (17) • SEPTFONDS (4) . 9VERFEIL (13)
0REALVIÙLE (4)•SAINT ANTONIN (14)
. VAREN (6)
LACUEPIE (18)
*CAZALS (7) *FENEÏROLS (4)
, 1HONTAUBAN (15)
MONTRICOUX (7)• PENNE (?)
•VAOUR (?)
NOMBRE DE
LIEUX
FOIRESSAINT
DE FOIRES ET
DANS L 'ANNEE DANSANTONIN EN 1885
LA REGION DE
4-37
7. UNE ESQUISSE DE REVOLUTION INDUSTRIELLE (l£gO-!88O)
Nous avons déjà signalé la stagnation technique et commercia-
le des activités industrielles traditionnelles de Saint-Antonin (tanne-
ries, draperies et papeteries) au cours de la première moitié du XlXême
siècle. Antérieurement â la construction de la voie ferrée, les seuls
investissements industriels dont les archives aient gardé trace sont les
briqueteries et les fours â chaux qui se multiplient dans la commune en-
tre 1830 et 1860 (6 fours à chaux et 6 briqueteries). Leurs promoteurs
sont pour moitié des entrepreneurs du bâtiment et pour une autre moitié
des agriculteurs. La cité n'a pas le monopole de ces entreprises qui
sont surtout situées dans les campagnes environnantes (au hameau deLaus-
sier notamment). En 1876, il se construit encore trois fours â chaux à
la Maladrerie, aux portes de la ville. En dehors du bâtiment, l'agricul-
ture saint-antoninoise semble avor profité très tôt de cette industrie.
Lors de l'enquête "commodo et incommodo" une voisine d'un de ces fours
à chaux en construction déclare, en 1844, que "... ce projet ne peut,à
son avis, n'être d'aucun inconvénient tandis qu'il sera du plus grand
avantage pour la localité qui trouvera sur les lieux à meilleur marché
la chaux dont elle aura besoin pour ses constructions. Avantage qui pour-
rait devenir immense si, comme le fait espérer le propriétaire, la mo-
dicité des prix permet de l'employer pour l'engrais des terres... "•
L'importance de ces entreprises n'est cependant pas considérable, elles
n'emploient qu'une main-d'oeuvre familiale et leur rythme d'activité
est dominé par la précarité.
Il faut attendre l'ouverture de la voie ferrée pour que se
dessine vraiment l'esquisse d'une révolution industrielle. L'eau des ri-
vières et des ruisseaux qui avait été la seule force motrice - avec les
animaux pour les pressoirs 3 huile - utilisée par l'industrie saint-an-
toninoise est peu à peu remplacée par la vapeur.
Le goût d'entreprendre qui saisit alors les petits industriels
et les artisans saint-antoninois est sans doute en grande partie une
retombée culturelle de la construction de la voie ferrée. Quelques ap-
ports extérieurs apparaissent aussi â cette époque puisque la filature
la plus importante est l'oeuvre d'un industriel venu du département du
4-38
INSTALLATIONS DE MACHINES A VAPEUR A SAINT-ANTONIN
APRES L'OUVERTURE DE LA VOIE FERREE (!)
1858: Une machine â vapeur (fixe) est installée â la gare pour alimen-
ter en eau les installations du chemin de fer.
1859: La papeterie du Martinet s'équipe de cylindres creux en fonte
pour le séchage du papier.
1860: Un industriel construit une filature â vapeur sur la rive gau-
che de l'Aveyron.
1863: Installation d'une machine à vapeur de 6CV â la filature du
ruisseau de Saint-Sulpice.
Installation d'une machine â vapeur de 12CV3 la papeterie du
Martinet.
1866: Un filateur saint-antoninois se voit refuser l'autorisation
d'installer un moulin â vent sur le faîte de sa filature.
1867: Installation d'une machine 3 vapeur de 4 CV â la cartonnerie.
1872: Installation d'une machine à vapeur de 12 CV â la papeterie.
1878: Installation d'une machine 3 vapeur pour animer une machine â
écorcer les bois.
(1). Source: Arch. Mun.; dossier des autorisations administratives.
Nord. Une modernisation de 1'outillage accompagne probablement cette ré-
volution de la force motrice mais elle a laisse moins de traces car
l'installation des machines n'est pas soumise à des procédures adminis-
tratives.
Une correspondance du Maire nous apprend pourtant qu'il y en
a en 1872 "...450 broches actives dans les filatures de laine de Saint-
Antonin, ZOO broches inactives, 12 métiers à tisser la laine et 24 mé-
tiers à tisser à la fois le coton, le chanvre et le lin..."(2). Par
rapport au niveau technique de la draperie saint-antoninoise au début du
XIXème siècle c'est un progrès qui n'est pas négligeable. Cette rêvolu-
(2). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
4-39
tion industrielle s'essoufle cependant très vite. Le boom des pfiospha-
tes(l) entre 1870 et 1880 y contribue sans doute. C'est au cours de
cette décennie que l'adjudication par la municipalité de la ferme de
l'octroi atteint son record historique. Enchère à 8.010 francs en
1875 alors qu'en temps ordinaire l'adjudication se fait plutôt autour
de 6.500 - 7.000 francs par an. Ce boom met en circulation une masse
monétaire très importante, attire la main d'oeuvre des autres secteurs
d'activité par des salaires plus élevés et casse le lent décolage éco-
nomique des spécialisations et des qualifications plus anciennes de la
cité. A une moindre échelle c'est un peu une logique de ruée sur l'or
qui se joue à Saint-Antonin au cours de cette décennie et comme dans
beaucoup de cités minières américaines elle laissera, la fièvre passée
et le filon épuisé, un paysage en partie ruiné. Au plus fort de ce
boom, en 1877, le Maire écrit: "... L'administration a voulu dans le
courant de cette année mettre en adjudication au rabais divers travaux
communaux sans que personne se soit présenté pour soumissionner. Le_
manque d'entrepreneurs provient de la cherté de la main d'oeuvre, c 'est
à dire du prix de la journée d'ouvriers qui a enchéri depuis l'exploi-
tation des carrières de phosphates ..."(2).
Le malthusianisme étroit du monde patronal ce cette époque
explique aussi son incapacité à résister â cette concurrence nouvelle.
Le niveau des salaires et les rapports sociaux sont souvent peu attrac-
tifs a cette époque dans la petite industrie saint-antoninoise.
C'est ce que donne a penser, par exemple, avec le mépris so-
cial en prime, cette correspondance d'un filateur saint-antoninois au
commissaire de police en 1869: "...J'ai quatre drôlesses de filles
qui sans m'avertir ni rien se sont mises en grève. Ce matin elle me
laisse (sic) pour ainsi dire seul avec un travail énorme sur les bras.
Je viens savoir auprès de vous si on peut ainsi impunément quitter un
chef d'établissement sans en avoir motif. .."(3).
Pour toute la période étudiée, c'est le seul cas de grève dont
nous avons trace tant il est vrai que là forme essentielle de la lutte
des classes à Saint-Antonin de 1850 à 1940 c'est l'émigration: le pro-
(1). Nous ne reviendrons pas sur cette activité qui a été traitée auchapitre sur le chemin de fer.
(2). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
(3). Arch. Mun.
4-40
L'EFFECTIF DES METIERS NON AGRICOLES A SAINT-ANTONIN EN 1891(1)
INDUSTRIES DIVERSES
.Chaufourniers
i... 34
58574442
ALIMENTATIONCcommerceet artisanat)
.Aubergistes,cafés,
restaurants.Pâtissier
.Brasseurs,limonadiersmarchands de boissons ....
BATIMENT
TRANSPORTS
1833
... 122
... I l13
16
2... 23
6165
... 26951
... 10754
TEXTILE.Filature.Tisserands.Teinturiers.Sergers.Cordier
.Chiffonniers
VETEMENT-CHAUSSURE-TOILETTE.Cordonniers.Sabotiers.Couturières.Tailleurs.Lingères-repasseuses.Modistes.Chapeliers.Perruquiers.Brodeuse.Marchand de tissus
COMMERCES ET ARTISANATS DIVERS.Charrons-forgerons.Bourreliers.Tonneliers.Quincaillers.Horlogers.Commerces divers.Négociants(grossis tes)
DIVERS.Professions libérales.Sages-femmes.Force publique.Fonctionnaires.Employés.Instituteurs
.Banquier
.Ingénieur
.Domestiques
.Voyageurs
.Clergé(régulieret séculier)
3172211
2
31112091265711
2444235
24
14266614
11
282
24
(1). Uniquement les personnes actives. Source: liste nominative du recense-ment
4-41
létar ia t saint-antoninois vote avec ses pieds!
Quand le déclin des phosphates s'amorce l'économie saint-an-toninoise sort affaiblie do cette décennie auxfastes précaires. Répon-dant â une enqête le Maire décrit a insi , en 1881, l ' industrie du can-ton (hors les phosphates): "—L'industrie dans le canton a pour objet
- L'exploitation de deux fabriques de papier de paille à Saint-Anto-
nin. L'une a été obligée de fermer cette année, l'autre fait peu
de travail. Le chiffre des affaires de cette industrie peut être
évalué à 60.000 F.
- Quatre fabriques de cuirs et tanneries . . . le chiffre de leurs af-faires peut être évalué à 300.000 F.
- Deux filatures de laine à Saint-Antonin qui ne travaillent qu'à
façon, affaires: 20.000 F.•
- Deux fabriques d'étoffes de laine, peignage, foulonnerie. Valeur
des affaires de ces industries: 50.000F.
- Deux fabriques de chaux hydraulique: 60.000 F.
- Dans la commune de Varen deux minoteries font un chiffre d'affai-
re de 100.000 F.
- Une fabrique de chapeaux de feutre à Varen. Affaires: 100.000 F.
- Exploitation de gypse et de plâtre à Varen. Affaires: 50.000 F.
L'ensemble des petits commerces que font les marchands de détail, les
boutiquiers, n'est pas appréciable..." (1).
8. L'EFFONDREMENT DES METIERS NON AGRICOLES (1890-1914)
Le texte ci-dessus met en évidence le recul technique et
l'agonie de la papeterie saint-antoninoise. Vers 1880, elle ne fabri-
que plus que des papiers médiocres et de faible prix, elle va dispa-
raître complètement avant la fin du siècle. Malgré la modernisation
dont elle a fait l'objet, la draperie confirme aussi son lent déclin,
(1). Arch. Mun. St-Antonin; Reg. Corr.
4-42
elle travaille pour l'essentiel à façon donc pour un marché fort étroit.
Le recul local de l'élevage du mouton ne lui est pas favorable/pas plus
que l'abandon progressif des cultures de chanvre de moins en moins a-
vantageuses au gré de la baisse générale,à cette époque, du prix des
cotonnades. La crise majeure des activités non agricoles s'accélère,
nous l'avons vu, â partir de 1890. Nous n'avons examiné jusqu'ici que
les chiffres globaux de cet effondrement de la population active. Il
est également intéressant d'examiner comment les choses ont évolué
dans chaque branche d'activité.
EVOLUTION DE L'EFFECTIF(pop. active) DES DIFFERENTS
CORPS DE METIERS (hors agriculture) A SAINT-ANTONIN
Secteur d'activité
Industries:TextilePapier-cartonTanneries
TOTAL:
Alimentation et restauration, .hôtellerie, cafés.
Bâtiment
Vêtement - chaussure - toilette
Extraction
Artisanats liés â l'agriculture(charrons, forgerons, bourreliers)
Transports
Industrie et artisanats divers
Commerces de détail divers
Négociants en gros
Domestiques
Enseignants
Clergé et religieuses
Employés/fonctionnaires
Professions libérales
1866
52912
73
90
105
139
7
18
42
8
8
0
65
4
?
16
14
1891
25634
63
85
87
103
8
30
26
25
10
24
28
14
24
21
16
1911
6013
17
58
51
47
7
19
16
18
4
22
37
23
15
17
7
1936
o
o
—| —
49
51
34
12
16
38
27
9
20
18
24
4
36
7
4-43
Tout d'abord, il est quelques métiers qui résistent à l'ef-
fondrement quasi général de l'emploi entre 1890 et 1914. Les tanneries,
par exemple, emploient en 1891 trois fois plus de monde qu'elles n'en
ont jamais occupé pendant le siècle. Sous la conduite d'un maître tan-
neur dynamique - il est aussi le maire de la cité à cette époque - la
tannerie saint-antoninoise, malgré son retard technique (on n'y prati-
que pas le travail à la cuve électrique qui accélère beaucoup le tan-
nage des peaux), s'est spécialisée dans des productions de qualité grâ-
ce 3 une main d'oeuvre trës expérimentée. Son déclin ultérieur est es-
sentiellement lié à la réorientation des ambitions de la descendance de
la principale dynastie de maîtres-tanneurs de la cité (le fils du maire
choisit la carrière militaire).
Les métiers qui travaillent directement pour l'agriculture
- charrons, forgerons, bourreliers - progressent également puis se sta-
bilisenta un niveau assez élevé. Leur déclin en 1911 et 1936 est en par-
tie artificiel car une partie des mécaniciens et des garagistes(comptés
dans le secteur divers et transports), dont le nombre est en augmenta-
tion à cette époque, travaillent aussi pour l'agriculture. Beaucoup de
ces mécaniciens et garagistes sont d'ailleurs issus de familles de char-
rons et de forgerons. Ces corps de métiers profitent des progrès de l'ou-
tillage agricole dont ils assurent la fabrication, la vente ou les ser-
vices. Ils profitent aussi de l'accroissement du cheptel de trait et du
volume considérable du commerce de fourrages. L'effectif des négociants
- pour la plupart ils font le négoce du fourrage - est à peu près stable
jusqu'à la seconde guerre mondiale. Autre métier qui ne recule pas pen-
dant cette période c'est celui d'enseignant. Le nombre d'instituteurs
progresse de façon à peu près symétrique au déclin du clergé qui assu-
rait une bonne partie des fonctions d'enseignement jusqu'en 1911. Tous
les autres corps de métier sont en recul très rapide entre 1890 et la
grande guerre. Les spécialisations industrielles de la cité sont les
plus touchées par cette crise. Elles sont presque toutes moribondes en
1914 et seule une fabrique de monte-paille y maintient 3 cette date une
présence industrielle très modeste. Mais le déclin quantitativement le
plus important pour Saint-Antonin c'est celui du commerce et de l'arti-
sanat qui pourvoyait 3 l'essentiel des besoins locaux et régionaux et
qui employait l'essentiel de la population active non agricole de la
commune. Toute cette économie presque autarcique, et jusque là peu tou-
chée par les productions extérieures, s'effondre au cours des 20-25
4-44Hors texte
VIE ET MORT DES ARTISANS ET DES OUVRIERS CLOUTIERS A SAINT-ANTONIN( I)
1. L'atelier du père artisan cloutier près d'Albi vers 1870.
A l'entrée de ta cité, dans une rmison basse, d'un rez-de-chaussée de plusieurs pièces, on entendait des chiens aboyer à toutinstant. . . . C'était la boutique du cloutier Vêtit. Avec ses troisfils, deux ouvriers, en tout six cloutiers, tapant du marteau surl'enclume, un bruit eourd à ne pouvoir s'entendre. A 500 mètres delàforge, on les entendait de cinq heures du matin à huit heures du soir,en été.
Un après l'autre, un clou sortait de la filière, rond, plat,aile dé mouche, octogone pour fer à cheval, plat pour fer à boeuf,rond comme une pièce de 20 sous pour ferrure de portes. Enfin, detoutes les formes, suivant l'usage.
Du XVIIe au XVIIIe siècle, ce cormerce était florissant, cha-que ouvrier était heureux; le samedi soir, de compter ses huit à dixmille clous fabriqués en une semaine. Six jours, soixante-douze heuresde travail, car souvent à la veillée, on travaillait une heure ou deux,pour gagner environ 1,50 F â 2 F par jour, de 10 à 12 francs par semai-ne, et avec ça nourrir une famille parfois nombreuse. A côté de la for-ge: une pièce formant cuisine qui servait à l'épouse Petit d'atelier decouturière. Elle occupait cinq ou six ouvrières et apprenties, tirantl'aiguille de bon matin au soir tard. Elles non plus n'étaient pas bienpayées, six et dix sous par jour, nourries tant bien que mal. ...
Le chien tournait dans ta roue faisant fonctionner le souffflet, donnant de l'air au brasier qui rougissait les fers â confection-ner les clous. A chaque tour de roue faisant "flou-flou", le chien ti-rant ta langue, abandonnait souvent la route pour aller se désaltérer,alors, une voix s'élevait:- Allons ! Castor, veux-tu vite revenir à ton travail.
La pauvre bête regagnait sa roue, la queue entre les pattes,de peur d'être battue et tournait des heures entières; puis, remplacépar un deuxième chien, la maison Petit était pourvue en rechange, enpossédant jusqu'à cinq et six.
2. L'arrivée du fils â Saint-Antonin, le travail d'ouvrier cloutier vers
1880.
Descendant la vallée de l'Aveyron, il échoua à Saint-Antonin,avec sa botte derrière son dos, qui contenait tout son linge, sa bourse,un vieux porte-monnaie contenant vingt francs. . . .
Tout d'abord, il fallait trouver du travail. Hélas! lesplacesde cloutier étaient prises. Il existait deux cloutiers qui occupaient,l'un quatre ouvriers, l'autre deux. Le patron des quatre ouvriers luidit:- Je n'ai pas beaucoup de travail, mais il me faudrait un ouvrier quisache faire les clous à ferrer les chevaux.
Difficiles et effilés, tête deux fois ou presque hexagonale,quatre, cinq, six faces, les clous à boeufs demandent beaucoup de tra-vail; pour chacun, une tête exige quelques coups de marteau de plus,cela n'avance pas beaucoup, il y a du poids, mais pas de quantité. Cetravail est payé au cent. Il lui offre cinq francs lé mille, quoique
(1). Extraits des mémoires de Jean Manié; ouvrage cité.
4-45Suite hors texte
plus longs à fabriquer à cause de la longue pointe, cinq, six, sept cen-timètres^ d'une finesse sans bavures; chaque clou exige vingt coups demarteau. Pour en faire un cent, il fallait une demi-journée. Etant d'unbras habile, tout seul à se nourrir, il accepta, il fallait qu'il tra-vaille pour manger. Les autres ouvriers étaient incapables de fairecesclous, pour bien gagner leur vie, ils n'étaient pas assez habiles.
Donc Jules se mit au travail le lendemain, ayant trouvé pen-sion à un franc par jour, dans une petite auberge.
Le premier jour, il ne gagna pas grand-chose, il fit quandmême cent clous, il avait gagné 0,50 F; il se dit< "Je n'en sortiraipas. ". Le lendemain, il en fit deux cents, cela faisait un franc. Lepatron avait compris que ce n'était pas possible, il lui dit:
-Je vous donnerai deux francs par mille de plue.
Il ne voulait pas gâcher le métier. Le patron, lui, ne con-naissait pas bien la fabrication de ces clous. Il avait une forte com-mande, assez bien payée, seulement il était gourmand, il se gardait untrop gros bénéfice. Jules l'avait compris, aussi, il s'était dit:
- Pourvu que je gagne ma vie corme les autres, il n'y a que moi pourfaire ce travail; il saura, s'il veut que j'en fasse davantage, s'ilest pressé, il me donnera dix francs le mille.
C'est ce qu'il fit. Il faisait près de trois cents clous, cequi lui faisait une bonne journée.
Etant trop petit, il fallut surélever l'escabeau, il ne pou-vait atteindre à la filière.
Chaque ouvrier était obligé d'alimenter un jour la forge etd'entretenir le foyer; ce jour-là, il faisait moins de clous; enleverle mâchefer, s'occuper du soufflet, des chiens, tout cela prenait dutemps. La journée était du matin six heures jusuq'à dix-neuf heures;comme ils étaient à la tâche, peu importait s'ils perdaient des heures,ils avaient des clous en moins à la fin de la semaine, pour gagner en-viron 2 à 2,50 F par jour.
3. La fin des cloutiers (vers 1890)
Le travail de nouveau se trouve ralenti, le patron ne peutoccuper ses ouvriers que cinq jours par semaine, les clous ne se ven-dent plus, ils sont trop chers; la machine fabrique bon marché. Ren-voyant des ouvriers, c'est par le dernier rentré qu'il commence. ...
Le malheur revient chez Jules, la maison de Leiris, la clou-terie,fut fermée et Jules congédié de nouveau, toujours cette mauditemachine. Comme il n'était pas maladroit, ayant travaillé au montagedegaloches à Brive pendant' son tour, un fabriquant de galoches et de sa-bots lui donna du travail, il gagnait davantage qu'à faire des clous.Il fallut refaire l'apprentissage, car le mauvais travail est toujourspour les derniers rentrés dans la maison. ...
... Quatre mois après, le patron fit banqueroute, il fermasa maison et quitta le pays. Voilà Jules à nouveau sans tarvail, il sefit chiffonnier; à ce moment-là, les peaux de lapin se vendaient bien.La mode était au chapeau mou, les femmes avaient des fourrures en peauxde lapins.Une botte sur le dos, avec un fil à coudre, des épingles,deslacets, boutons, il écliangeait la marchandise, il gagnait deux fois,ils'en sortait et réalisait un bénéfice substanciel pour les premierstemps, mais la peau de lapin ne se vend que l'hiver; l'été, ce n 'estplus la même chose, la mode change toutes les saisons, il fallut dégui-ser la mendicité en vente.
4-46
années qui précèdent la grande guerre. La crise la plus rapide est
celle des métiers de l'habillement, de la chaussure et de la toilette.
De 103 en 1891,1'effectif des tailleurs, modistes, couturières, fabri-
cants ou marchands de chapeaux, perruquiers, barbiers, galochiers, sa-
botiers et cordonniers, passe à 47 en 1911. Plus du tiers de la popur
lation active dans le bâtiment, l'alimentation (transformation et com-
merce de détail) et les divers autres commerces et artisanats,disparaît
également.
Bien qu'elle soit importante, la concurrence des productions
extérieures n'explique pas tout. Ce déclin est aussi en partie corréla-
tif de la diminution de la population agricole. Par ailleurs,la crise
du vignoble (phylloxéra) dont presque tout le monde en ville travaillait
quelques parcelles réduit la marge d'autoconsommation qui équilibrait
la précarité de beaucoup de ces métiers. La pression des besoins nou-
veaux pousse aussi une part croissante de cette population active à
rechercher à l'extérieur des situations plus rémunératrices. L'industrie
du chapeau de paille qui est â son apogée,au tournant du siècle, dans la
commune voisine de Septfonds est aussi un pôle d'attraction puissant
pour la population ouvrière chroniquement sous employée de Sain-Antonin.
C'est aussi à cette époque que les métiers non agricoles dis-
paraissent presque complètement des hameaux et de toute l'aire rurale
de la commune. Le hameau le plus imporatnt, Servanac (au XIXème siècle,
il a la dimension de beaucoup de villages d'autres régions), comptait
encore, en 1891, un curé, deux instituteurs, un menuisier, un forgeron,
un cordonnier et un charpentier. Sur le même causse on pouvait aussi
trouver dans les hameaux proches de Servanac trois maçons, trois cordon-
niers, deux tisserands, deux couturières et un charpentier. En 1911,
dans la même aire on ne recense plus, hors l'agriculture, qu'un prêtre
et deux instituteurs.
Il en va de même à Penne dont la plupart des paroisses rura-
les perdent la plupart des corps de métiers qui y coexistaient avec
l'agriculture.
Le rythme de l'effondrement de l'emploi dans les secteurs
d'activité extérieurs â l'agriculture est aussi à peu près synchrone
à Penne et à Saint-Antonin. Du moins jusqu'à la guerre de 14.
4-47
La période cruciale de la crise est aussi celle qui court du
tournant du siècle à 1914.
EVOLUTION DE L'EFFECTIF DES
'"" -________ ANNEESMETIERS —
Textile (tissage,corderie. .etc)
Travail des métaux
Travail du bois (hors bâtiment)
Vêtement - chaussures
Alimentation
Transports
Bâtiment
Professions libérales et clergé
Fonctionnaires, employés(facteurs, enseignants)
Négociants
Rentiers
METIERS MON AGRICOLES
1856(2)
(193)
(15)
(3)
(50)
(67)
(27)
(88)
(14)
(6)
0
(36)
1901
55
9
1
23
16
16
21
7
10
1
5
1911
24
9
0
20
16
18
19
5
10
6
6
A PENNE(l)
1921
9
8
0
12
13
15
11
4
12
5
1
1935
5
8
1
1
7
14
4
1
12
4
0
(1). Source: listes nominatives des recensements.
(2). Pour 1856, les chiffres mentionnés confondent actifs et inactifsvivant des ressources d'un type de métier (il faut compter en moyennedeux â trois fois moins d'actifs).
Si cette crise paraît à ses débuts un peu moins rapide qu'à
Saint-Antonin c'est en grande partie parce que le déclin est masquépar
les caractéristiques d'une part importante de ces emplois. La fabrica-
tion des licols et cordes de chanvre, qui est une très ancienne spécia-
lisation pénole, employait en effet une main d'oeuvre souvent saison-
nière, majoritairement féminine pour laquelle cette activité était sou-
vent complémentaire de l'agriculture.
Une pénole raconte: "... A ce moment là, vous savez, (Vers
1914) quand vous passiez dans la rue vous entendiez toujours trie! trac!
trie! trac!. C'était le mouvement des métiers à licols. L'hiver, les
hommes qui n'avaient rien à faire avaient un métier à la maison et s'ils
faisaient quelques douzaines de licols ils avaient un peu de sous. ...
Il fallait faire des pelotons pour monter les pièces, un sou chacun. Il
fallait en faire des pelotons pour gagner une journée: des pelotons corn-
4-48
me Ça, pardon!
... Il y avait une bonne dame ici qui disait: "Moi je me mets l'argent de
de côté toute l'année et si peu que je gagne aux licols ... j'en ai
pour acheter une moitié de cochon au 1er janvier!".
.. .L'hiver,s'il y avait des commandes, tout le monde ici travaillait,
les hommes, les femmes. Ca ne faisait pas beaucoup de sous mais quand
même de quoi acheter quelques petites choses au Voyageur qui venait de
Montauban. Alors il passait tous les jeudis et tous les jeudis il fal-
lait lui donner un peu de BOUS. Il faisait un carnet et il fallait lui
donner pour payer les serviettes, le tablier, les assiettes qu'on lui
avait commandé . Alors on disait: "II faut quand même demander un peu
d'argent au patron car le voyageur il passe aujourd'hui.".
- Alors, combien il vous faut?
- Donnez-moi vingt sous, quarante sous, ...ce qu'on donnait à cette
époque là au voyageur. ..."
9. LA STABILISATION DE L'ENTRE DEUX GUERRES
Nous avons déjà signalé que l'effectif de la population acti-
ve non agricole reste à peu près stable à Saint-Antonin de 1914 à la se-
conde guerre mondiale alors que le niveau de la population continue de
diminuer. Cette stabilisation résulte en partie du vide énorme créépar
le cumul de la forte émigration d'avant guerre et du déficit démographi-
que considérable qui résulte de la guerre. Ceux qui restent à cette épo-
que sont moins poussés au départ par une concurrence qui s'est affaiblie.
D'autre part, la crise des métiers non agricoles se poursuit entre les
deux guerres dans la plupart des communes et villages qui entourentSaint-
Antonin. A Penne, par exemple, le commerce et l'artisanat, loin de se
stabiliser, poursuivent leur déclin.
EVOLUTION DES METIERS NON AGRICOLES A PENNE(H
Total des personnes actives
Population totale
% des actifs hors l'agriculturepar rapport 3 la population totale
1836
179
2667
7,8%
1901.
169
1305
13%
1911
133
1233
10,8%
1921
87
928
9,4%
1936
61
727
8,4%
(I). Source:listes nominatives des recensements. Arch.Mun.de Penne.
4-49
EFFECTIF DES METIERS NON AGRICOLES A SAINT-ANTONIN EN 1936 (1)
Patronscommerçantsou artisans
Salariés
.Industries diverses
.Tannerie
.Carriers-terrassiers
.Alimentation-hôtellerie-cafés
.Vêtement-chaussure-toilette
.Bâtiment
.Charrons, forgerons, bourreliers
.Transports(cheminde feret voituriers).
.Garagistes
.Cantonniers
.Artisans et commerces divers
.Services divers
.Santé
.Personnel de maison
•Négociants en gros
.Employés et fonctionnaires
.Enseignants
.Professions libérales
.Culte
.Divers
TOTAL
4
1
33
27
32
10
9
10
20
7
4
12
174
II
0
12
14
7
19
6
12
5
17
2
9
18
9
18
24
183
EMPLOI MASCULIN ET FEMININ
.Patrons de l'industrie,commerçants,artisans
.Salariés
TOTAL
HOMMES
135
130
275
FEMMES
39
1292
(I). Source: liste nominative du recensement. Arch. Mun.
4-50
A Penne, à Cazals et dans presque toutes les communes du can-
ton de Saint-Antonin, les recensements mettent en évidence que c'est la
population "agglomérée" (par opposition 3 la population "éparse") qui
diminue le plus rapidement pendant cette période.
EVOLUTION DE LA POPULATION "AGGLOMEREE"(population du bourg) A PENNE(l)
Année
1831
1856
1896
Populationagglomérée
697
469
372
% de la pop.totale
29%
25%
24%
Année
1906
1921
1936
Populationagglomérée
278
183
141
% de la pop.totale
22%
20%
19%
(1). Source: listes nominatives des recensements. Arch. Mun. de Penne.
C'est un signe de la crise des structures villageoises et d'une
accélération de la spécialisation agricole de toute l'aire rurale saint-
antoninoise. Les commerçants et les artisans saint-antoninois qui béné-
ficient d'un marché local plus large que celui de leurs confrères villa-
geois, profitent sans doute de cette désertification des campagnes avoi-
sinantes pour capter de nouvelles clientèles. La rapidité de leur auto-
mobilisation (que nous étudierons plus tard),à cette époque,met en évi-
dence qu'ils saisissent alors les opportunités de cette conjoncture pour
élargir leur aire d'activité. Malgré un assez fort mouvement d'émigra-
tion dans l'immédiat après guerre, Saint-Antonin tient â nouveau, à par-
tir de 1925 et jusqu'à la seconde guerre mondiale, un rôle de pôle d'at-
traction pour son environnement régional.