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203 MYTHOLOGIE ET ASTRONOMIE DES INDIENS DE BIG TROUT LAKE Emmanuel Desveaux Ecole pour les Hautesfitudesen Sciences Sociales * A /» mrmoirc ae Solomon Hcgg Dans le groupe des Ojibwa du Nord, les Indiens de Big Trout Lake forment un sous-groupe bien individualise dont Jerry McKay me mon- tra l'etendue sur une carte en me disant "This is my Nation, the Big Trout Lake Indian Nation." 1 En effet, les gens, a travers tout cet espace, sont tous etroitement apparentes, et parlent un sous-dialecte de POjibwa pratiquement homogene. Mais en plus de ces criteres d'identification endogamique et linguistique, s'il y a bien un domaine dans lequel s'affirme leur identite, c'est bien celui des atsdkewin, du mythe, domaine trop souvent neglige par les ethnologues. II faut leur rendre justice pour cela, car il est souvent tres difficile d'obtenir la narration d'un mythe. J'ai du attendre huit mois dans une petite communaut£ proche de Big Trout Lake pour eprouver 1'emotion de m'entendre raconter un mythe pour la premiere fois. De fait, ce n'est pas que les d£positaires legitimes de cette tradition narrative 1'aient deja entierement perdue, mais plutot qu'il leur manque souvent, par mi les jeunes generations, des interlocuteurs a qui la transmettre. Par bonheur quelques jeunes, comme par exemple Jimmy Morris qui m'a beaucoup aide pour ce travail, sont conscients de ce que representerait une rupture definitive de la chaine transitive qui lie une generation a l'autre, ou plus exactement, la double chaine geneiationnelle, puisque, en general, les recits se transmettent de grands-parents a petits-enfants. Ainsi j'ai rassembl6 et fait traduire beaucoup de mythes. Le corpus entier represente quelques deux cents pages dactylographies et je suis encore tout emerveille de cette richesse. Dans ce recueil se trouvent quelques versions diffirentes de memes mythes, ce qui permet d'utiles comparaisons, cependant 1'ensemble couvre une grande abondance de themes. Toutes les especes animates sont mises en scene a un moment * D'apres Jerry McKay, la Nation indienne de Big Trout Lake comprend l munautes actuelles suivantes, outre, bien entendu, Big Trout Lake: Wapakeka, Kasabonika, Wunnimum Lake, Sachigo Lake, Ponask, Bearskin Lake, Kingfisher Lake, Muskrat Dam et Long Dog Lake.

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203

MYTHOLOGIE ET ASTRONOMIE DES INDIENS DE BIG TROUT LAKE

Emmanuel Desveaux Ecole pour les Hautes fitudes en Sciences Sociales

* A /» mrmoirc

ae Solomon Hcgg

Dans le groupe des Ojibwa du Nord, les Indiens de Big Trout Lake

forment un sous-groupe bien individualise dont Jerry McKay me mon-

tra l'etendue sur une carte en me disant "This is my Nation, the Big

Trout Lake Indian Nation."1 En effet, les gens, a travers tout cet

espace, sont tous etroitement apparentes, et parlent un sous-dialecte

de POjibwa pratiquement homogene. Mais en plus de ces criteres

d'identification endogamique et linguistique, s'il y a bien un domaine

dans lequel s'affirme leur identite, c'est bien celui des atsdkewin, du

mythe, domaine trop souvent neglige par les ethnologues. II faut leur

rendre justice pour cela, car il est souvent tres difficile d'obtenir la

narration d'un mythe. J'ai du attendre huit mois dans une petite

communaut£ proche de Big Trout Lake pour eprouver 1'emotion de

m'entendre raconter un mythe pour la premiere fois. De fait, ce n'est

pas que les d£positaires legitimes de cette tradition narrative 1'aient

deja entierement perdue, mais plutot qu'il leur manque souvent, par mi

les jeunes generations, des interlocuteurs a qui la transmettre. Par

bonheur quelques jeunes, comme par exemple Jimmy Morris qui m'a

beaucoup aide pour ce travail, sont conscients de ce que representerait

une rupture definitive de la chaine transitive qui lie une generation a

l'autre, ou plus exactement, la double chaine geneiationnelle, puisque,

en general, les recits se transmettent de grands-parents a petits-enfants.

Ainsi j'ai rassembl6 et fait traduire beaucoup de mythes. Le corpus

entier represente quelques deux cents pages dactylographies et je suis

encore tout emerveille de cette richesse. Dans ce recueil se trouvent

quelques versions diffirentes de memes mythes, ce qui permet d'utiles

comparaisons, cependant 1'ensemble couvre une grande abondance de

themes. Toutes les especes animates sont mises en scene a un moment

* D'apres Jerry McKay, la Nation indienne de Big Trout Lake comprend les com-munautes actuelles suivantes, outre, bien entendu, Big Trout Lake: Wapakeka, Kasabonika, Wunnimum Lake, Sachigo Lake, Ponask, Bearskin Lake, Kingfisher

Lake, Muskrat Dam et Long Dog Lake.

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ou a un autre, et une fois encore, est confirmee une des finalit^s de

ce type de recits, celle d'une ethologie animale systematique. Sont

evoques de la meme facon les elements naturels, les astres, les vents

et les changements de saisons, l'agencement du paysage, des animaux

mythiques et aussi, bien sur, des problemes sociologiques tels ceux poses

par la filiation et l'alliance ou le nomadisme et le cannibalisme...

Un recit de type mythique n'est pas fige. La personnalite du narra-

teur s'implique totalement dans l'acte d'enonciation. Ainsi si chaque

individu connait ou connaissait plus ou moins tous les recits en cours,

il peut vous renvoyer a d'autres personnes que lui-meme, pour vous les

raconter, sachant que celles-ci seront plus brillantes ou plus expertes

pour les raconter. Mais, au-dela de cet aspect conjoncturel, il y en

a un autre, disons pour simplifier, sacre qui transcende la narration

presente et son enonciateur. Ce dont on parle dans un mythe c'est

toute une representation du monde naturel et de l'univers sociologique.

Si les recits sont parfois faits pour amuser, ils doivent cependant tou-

jours etre pris au serieux. En effet un mythe se transmet, non pas

exactement semblable a lui-meme, mais toujours fidele a lui-meme, ou

il disparait. II ne s'abatardit pas, ou si peu. J'en veux pour preuve que

des morceaux de textes, la ou ils se doivent de l'etre, sont point pour

point semblables entre ceux ecoutes l'ete dernier a Big Trout Lake et

ceux ecrits par Schoolcraft, il y a plus d'un siecle. De plus, en deux

cents pages de textes, il n'est fait mention d'hommes blancs que deux ou

trois fois, et de facon tres accessoire, alors que les Europeens font partie

du paysage sociologique (de pres ou de loin certes) depuis trois siecles.

De meme les heros mythologiques chassent toujours a l'arc et ne se ser-

vent pas encore de fusils; ils pechent mais n'utilisent pas de filets, font

bouillir ou rotir de la viande mais n'ont jamais goute de bannock. On

pourrait donner bien d'autres exemples de cette description precise et

fidele d'un mode de vie—ou de production, si Ton prefere—aujourd'hui

disparu ou transforme. Les renseignements sont la, clairement enonces

par une parole dont la resistance est bien plus forte que celles des choses et meme des gestes.

Les mythes ne sont pas pour autant des manuels d'ethologie ani­

male ou d'ethnographie, meme a usage interne. Nous rencontrons done

dans ces recits de constants elements qui appartiennent, selon notre

comprehension, a la categorie du "merveilleux", et qui ont pendant

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Mythologie et Astronomie 205

longtemps discredits ces recits pour ceux qui y voyaient les expres­

sions d'une pensee religieuse soit naive, soit aberrante, soit les deux

a la fois. Or la comparaison entre les mythes de differents groupes

permet de s'apercevoir qu'ils forment des systemes contruits selon une

logique rigoureuse. C'est la methode inventee et suivie par Levi-Strauss

a travers ses Mythologiques, et qui a fait ses preuves en esquissant

un veritable paradigme unique pour les mythes des deux Ameriques.

Cependant il n'est pas question de reprendre exactement la demarche

de cet auteur, meme avec des materiaux nouveaux. Son objectif etait de

mettre au jour l'unite profonde des mythologies du Nouveau-Monde. Le

notre serait plutot, en suivant sa methode et en utilisant ses resultats,

de prendre un corpus d'un groupe donne, ici celui des Ojibwa du Nord

de Big Trout Lake, et d'essayer de montrer sa coherence interne, c'est-

a-dire celle des differents recits du corpus entre eux, tout en ten­

ant compte aussi de l'imperatif logique que representent les autres

mythologies avoisinantes. II ne s'agit done pas de reperer et de suivre

toutes les transformations d'un ou de plusieurs mythemes d'un groupe a

I'autre, mais, en s'aidant de l'accomplissement de cette premiere tache,

d'identifier tous les mythemes presents dans notre corpus, de s'assurer

de leur valeur semantique—ce qui ne saurait etre fait sans quelques re-

cours comparatistes—et, ensuite de voir comment ils s'agencent entre

eux, selon une logique aussi formelle que celles des transformations mais

aussi selon les exigences des realites locales dont ces mythemes doivent

rendre compte. Car une mythologie et ses instruments doivent rendre

compte d'un monde, que ce soit pour en definir l'essence ou pour en

souligner les contradictions.

II m'est impossible d'exposer ici les resultats d'une entreprise en

cours. Je me limiterai done a un petit probleme relatif a un non-recit,

a quelque chose qui ne fait l'objet d'aucun recit a l'heure actuelle bien

qu'il ne fasse pas de doute, pour moi, que cela soit lie avec le systeme

mythologique local. Je veux dire l'origine du nom des etoiles et des

constellations.

A m a connaissance les gens de Big Trout identifient et denomment

deux ou trois etoiles et quatre constellations, soit l'etoile polaire, l'etoile

du Berger (et probablement du soir), la Grande Ourse, Orion, les

Pleiades et la voie lactee. Notons qu'il existe deux mots pour dire 'etoile'

dans la langue parlee a Big Trout Lake: /wajakoos/ et /wanakoos/,

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206 Emmanuel Desveaux

deux formes diminutives. Le premier mot est, semble-t-il, plus fre-

quemment employe que le deuxieme.

L'etoile polaire: un informateur, assists d'un interprete, me dit

d'abord qu'elle s'appelait /kiiwetinakoos/ traduction litte>ale de l'ex-

pression anglaise. Je precisai alors m a question en soulignant que

l'etoile polaire est celle qui ne bouge jamais. Alors mon informateur me

dit que sa /kiiwetinakoos/ bougeait, mais que l'etoile fixe, il la connais-

sait tres bien, elle s'appelait /shitakwan/ ce que m'a et6 traduit par 'le

clou' ou 'le rivet'. Tout cela reste un peu confus mais je n'ai jamais eu

1'occasion de revenir sur ce sujet.

L'etoile du Berger, ou du matin (la planete Venus) se dit /waapana-

jak/. Speck (1935:62) reporte pour les Montagnais /wabanatcakwuc/

et ajoute que c'est la traduction exacte de l'expression anglaise. Kohl

(1860:119) donne le mot /wabanang/ pour les Ojibwa du Lac Superieur.

Ainsi en plusieurs points de l'aire algonquine le terme est tres proche et

releve du signifiant /waap-/ renvoyant lui-meme aux notions du voir,

de la blancheur, de l'Est. Si j'ai bien saisi les mots d'un informateur, on

donnerait le meme nom a l'etoile du soir et en cela les gens de Big Trout

Lake seraient arrives aux memes conclusions que nous, mais peut-etre

par d'autres voies, sur l'identite unique de l'etoile du soir et de celle du

matin.

La voie lactee est dite /awiachich mikana/, 'la voie, la piste des

animaux'. C'est en la suivant que les oiseaux migrateurs retournent

vers le Sud en automne. En effet, en septembre, a la tombee de la nuit,

la voie lactee traverse le ciel selon un axe nord-sud.

Ces trois identifications astronomiques sont aisement justifiables des

traductions, aussi approximatives soient-elles, dont nous disposons a

leur propos. II nous parait done raisonnable de nous contenter de ces

traductions. Cependant il n'en est pas de meme pour les trois identifi­

cations suivantes qui, d'emblee, posent beaucoup plus de problemes.

Ainsi les Pleiades se disent /makostekwaan/ ce qui signifie 'tete

d'ours'. Les Pleiades, avec Orion, sur lequel nous reviendrons, sont

une constellation universellement reconnue et identifiee en Amerique.

Contentons-nous de relever quelques exemples pris dans l'aire algo­

nquine du Nord, celle qui nous preoccupe le plus. D'apres Speck

(1935:61), les Montagnais appellent les Pleiades /wutci'manac/ mais ils

en auraient deja perdu la signification au moment de son enquete parmi

eux. Kohl (1860:119) nous donne le terme /madodisson/ avec comme

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Mythologie et Astronomie 207

traduction 'sweating stones', soit ces pierres utilisees dans les tentes de

sudation et qui, disposees en cercle, renvoient ainsi a la forme dessinee

par la constellation. O n peut lire ensuite qu'une autre constellation est

designee par le terme /makosh-tigwan/ 'tete d'ours', bien que Kohl ait

ete incapable de la reperer. II m e parait beaucoup plus vraisemblable

qu'il s'agissait, en fait, aussi des Pleiades, designees par deux termes

paralleles ou concurrentiels a travers les regions qu'il visitait.

A Big Trout Lake, aux environs de 54° Nord, de decembre a avril, a

la tombee de la nuit, les Pleiades progressent de l'horizon est a l'horizon

ouest en passant par une position proche du zenith vers le milieu du

mois de fevrier. Steward Nanokeesic, le jeune Indien qui m'hebergeait

l'hiver dernier m e dit une fois: "Souvent m a grand-mere sort le soir voir

makostekwaan (la tete d'ours)." U n autre informateur, beaucoup plus

age, m'a precise la valeur des Pleiades en m'expliquant qu'avant (avant

d'avoir des calendriers) on observait la position de cette constellation

pour savoir si le printemps ne tarderait pas a venir. Les Pleiades avaient

done valeur effective d'indicateur temporel et plus specifiquement pen­

dant la longue periode de la fin de l'hiver. En ce sens nous tenons la

une premiere voie dans la recherche du pourquoi de leur designation.

L'apogee de l'elevation celeste de la "tete d'ours," des Pleiades, precede

et annonce la fin de la periode pendant laquelle l'ours est absent car

en etat d'hivernage. Et au moment ou les Pleiades s'abiment derriere

l'horizon nocturne correspond exactement celui ou effectivement l'ours

emerge la tete de son terrier, de la terre done, et prend ainsi le relais

de la constellation qui en est la metaphore.

Est-ce-que, alors, on raconte des histoires d'ours a Big Trout Lake?

Oui, bien sur, et en particulier dans l'histoire de Jakabich, le garcon

qui a fini sur la lune a cause de son attitude irrespecteuse envers tout

le monde. Le recit parle de trois ours qui ont tue et mange les par­

ents de Jakabich et que celui-ci, passant outre les recommendations a

la prudence de sa soeur, va a son tour tuer pour venger et tenter de

rendre a la vie ses parents. Mais l'element 'tete d'ours' en tant que

tel n'existe pas. Cependant nous retrouvons cet element dans plusieurs

versions du mythe de Tshakapesh, l'equivalent de Jakabich, provenant

de differents points de l'aire montagnaise. La-bas, les triades d'ours

vont toujours croissant, ours brun, ours blanc et meta-ours qui est

m e m e un monstre mythique particulier du nom de Katshitushk pour

un narrateur de Schefferville (Lefebvre 1972:23). Le heros va tuer le

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208 Emmanuel Desveaux

monstre et en ramene a sa soeur soit les oreilles (pour qu'elle s'en fasse

des couvertures), soit la tete entiere qu'elle doit faire cuire en prenant

bien soin de ne pas la toucher. Peut-etre plus interessant, deux ver­

sions (Lefebvre 1972:67, 86-87) decrivent un jeu, du genre du football,

et dont justement une tete d'ours sert d'enjeu entre les deux equipes

adverses. Tshakapesh, en intervenant dans cette partie, en arrive a

se procurer un beau-frere en donnant pour mari a sa soeur Pun des

joueurs. Nous pouvons interpreter la tete d'ours comme un trophee

mediateur d'alliance. Par ailleurs les aventures de Jakabich a Big Trout

Lake ou de Tshakapesh chez les Montagnais appartiennent toutes au

cycle pan-americain de recits relatant Pinceste d'un frere et d'une soeur

dont resultera la periodicite lunaire et celle des femmes (Levi-Strauss

1968:73). Or aussi bien a Big Trout Lake que pour les Montagnais

les mythes relatifs a Jakabich (ou a Tshakapesh) portent en eux des

lecons toutes differentes que celles que Pon trouve ailleurs. Jakabich

est bien incestueux envers sa soeur mais ce caractere associe et op­

pose a celui d'etre trop aventureux sert a exprimer les dangers soci-

ologiques inherents a la nature sexuelle des hommes et pas du tout a

expliquer la regulat ion des femmes (Desveaux 1983). Pour les Montag­

nais, Tshakapesh possede bien une soeur, cependant il n'est meme plus

incestueux, au contraire, puisqu'il donne un mari a celle-ci et, en plus,

se trouve des femmes pour lui-meme. II nous faut pousser plus loin

la comparaison entre les mythes de Big Trout Lake et ceux des Mon­

tagnais pour comprendre cette nouvelle transformation du mytheme

frere/soeur. Dans les sequences du mythe montagnais qui racontent

ces recherches, reussies, d'alliance, nous retrouvons mot pour mot de

nombreux elements d'un mythe raconte a Big Trout Lake, celui de We-

mechos et de ses demeles avec son beau-fils. Dans les deux cas, il s'agit

de deux soeurs a marier ou mariees, il est question de balancoires meur-

trieres qui, finalement, ne tuent que leur inventeur. De meme le per-

sonnage qui donne a marier ses filles est nourri d'intentions criminelles

envers son gendre et sera tue, en derniere instance, par lui. Notons, au

passage, que la ou le donneur de femme est un homme a Big Trout Lake,

cette fonction est tenue chez les Montagnais par une femme. Cela peut

se lire comme un signe de matrilinearite ou plus siirement, du moins, de

bilinearite. Quoiqu'il en soit de cette hypothese qui menterait d'etre

exploree plus a fond, retenons qu'a Big Trout Lake nous avons deux

mythes distincts, celui de Jakabich et celui de Wemechos alors que

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Mythologie et Astronomie 209

chez les Montagnais il n'y en a qu'un seul. Le mythe montagnais, en

regard du code temporel, revendique la signification de toutes ses vari­

ations, ou presque, puisqu'il etablit Palternance des jours, la periodicite

des femmes (negativement, il est vrai: le heros tue les enfants dont sa

soeur accouche a chaque pas) de meme qu'il instaure la vie et la mort.

Au contraire Jakabich, le heros de Big Trout Lake, assume uniquement

Pinstauration des formes periodiques extremes ou radicales: la vie et

la mort. Ce n'est pas pour autant le mythe de Wemechos, consacre

aux difficultes que pose la recherche d'une alliance adequate, qui parle

des formes de periodicite moyennes, mais c'est un autre mythe qui lui

est structurellement complementaire, celui d'Ayach. Ce dernier relate

Phistoire d'un conflit entre un pere et son fils, symetrique du premier

qui raconte le conflit d'un beau-pere et de son gendre. Or, le mythe

d'Ayach etablit bien la periodicite des femmes en la reduisant, de fagon

totalement phantasmatique par rapport a la realite, a la periodicite an-

nuelle, celle du retour du printemps.

II peut sembler que, en construisant ce systeme, nous nous soyons

laisses deriver un peu loin de notre probleme initial, celui de la tete

d'ours. En fait pas du tout, car la tete d'ours occupe une place cen-

trale dans ce systeme. Sur son versant montagnais, elle symbolise un

mediateur d'alliance, mais aussi de la totalite des significations tem-

porelles dont le mythe de Tshakapesh est charge. Sur le versant Big

Trout Lake, au contraire, par son absence narrative et son confinement

metaphorique a une constellation, la tete d'ours souligne la segregation

qu'operent les mythes entre, d'une part, alliance et periodicites moyen­

nes (Ayach/Wemechos) et, d'autre part, aperiodicites radicales (Jak­

abich). Mais il faut aller plus loin et se rendre a Pevidence qu'en plus

d'etre la constellation qui annonce le retour du printemps, elle symbol­

ise aussi la recherche d'une alliance, ne serait-ce que par metonymie,

puisque Palliance est une des consequence souhaitee de ce retour. De

meme pour les Montagnais, en plus d'etre explicitement mediateur

d'alliance, la tete d'ours signifie necessairement le retour du printemps,

seule forme de periodicite manquante a un mythe qui pretend a la sat­

uration du code temporel. Et, de fait, par une sorte de chasse-croise

entre les Montagnais et Big Trout Lake, le signifiant "tete d'ours"

possede bien la meme valeur ici et la, celle d'annoncer la belle saison

et de preparer a de bons mariages. Nous pouvons done nous demander

pourquoi.

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210 Emmanuel Desveaux

L'ours est un des seuls mammiferes a hiverner. Or, ces groupes

disperses a travers leurs immenses territoires pendant tout l'hiver at-

tendaient avec impatience Pete pour se rassembler et pouvoir ainsi re-

nouveler leurs alliances ou plus simplement revoir leurs parents dont ils

s'etaient s epares, certains pour suivre leurs allies. En plus de sa con­

notation saisonniere, choisir l'ours comme symbole de Palliance c'est,

en quelque sorte, formuler un souhait d'exogamie, ou a tout le moins

preconiser une cure anti-inceste. Pourtant l'ours reste quand meme

un peu trop eloigne des humains pour pouvoir incarner un partenaire

matrimonial ideal, si anthropomorphe qu'il soit. Ainsi est-il necessaire

de diminuer la distance pour qu'il puisse representer le symbole d'une

alliance bien temperee, ni trop lointaine, ni trop proche. C'est ce qui se

passe si la pensee mythique reduit Pours a sa tete. Le signifiant "ours"

renvoie alors, tout en s'y opposant encore, a ces "tetes qui roulent,"

si abondantes dans les mythologies americaines, presentes aussi a Big

Trout Lake, et qui ont pour caracteres d'etre dangereusement proches

de leurs proches parents, justement. La "tete d'ours," tenant a la fois

de la "tete qui roule," trop contigiie, et de l'ours, trop eloigne, est bien

le compromis le plus a meme de symboliser une alliance telle qu'elle

est souhaitable. Et ce, d'autant plus lorsqu'elle, comme dans les recits

montagnais, sert de balle, objet qui roule sur lui-meme done, a une

partie de football entre deux groupes, e'est-a-dire de moyens pour ces

deux groupes d'entrer en contact tout en preservant chacun leur iden­tity (voir Fig. 1).

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Mythologie et Astronomie 211

Pour ce qui concerne la dimension rituelle de cet enseignement, rap-

pelons les tabous que doivent respecter les femmes a travers toute l'aire

algonquine vis a vis de l'ours et, plus strictement encore, vis a vis de sa

tete. Ils nous precisent que si la recherche d'une alliance interesse en

premier lieu les femmes, il n'en demeure pas moins que c'est une affaire

d'hommes dont il est preferable qu'elles soient maintenues a Pecart,

autant que faire se peut, bien sur...

Revenons a nos constellations. A Big Trout Lake, Orion se dit

/ataakwamo/, ce qui signifie 'il se tient a la poupe du canot et pa-

gaye' ou, plus simplement, 'le pagayeur arriere'. Cette interpretation

est originale par rapport aux autres sources algonquines. Chez les

Montagnais, toujours d'apres Speck (1935:61), nous trouvons le terme

/nictotcimuts/, les 'trois chefs', designation qui s'applique au baudrier

d'Orion seulement. Les Saulteux du Lac Winnipeg emploient le terme

/adadawaamuk/ pour ce meme baudrier et Hallowell (1955:221) nous

fournit la traduction suivante: 'the Three Young Men'. D'apres John

Nichols (communication personnelle), cette traduction serait incorrecte.

J. Nichols reconnait dans la forme /adadawaamuk/ celle equivalente

des Ojibwa du Minnesota /ota atawa?amook/ qu'il traduit ainsi: 'rid­

ers in a boat'; cette derniere interpretation se rapprocherait done un

peu de celle des Indiens de Big Trout Lake en introduisant le theme

du bateau. Cependant ce n'est certainement pas a Hallowell que nous

pouvons imputer une traduction incorrecte, mais, plus probablement,

a une tradition qui s'etend jusque chez les Montagnais, comme nous

venons de le voir, et pour laquelle le baudrier d'Orion, compose de trois

etoiles, est associe avec trois personnages. Nous trouvons un exemple

de cette tradition a Sandy Lake situe approximativement a mi-chemin

entre les Saulteux d'Hallowell et Big Trout Lake. En effet, on y raconte

un mythe qui s'acheve par la poursuite perpetuelle de trois personnages

sous formes d'etoiles et, bien que le texte ne precise pas desquelles, il

y a tout lieu de croire qu'il s'agit aussi du baudrier d'Orion (Ray et

Stevens 1971:92). Ainsi une tradition mythique explicite pourrait avoir

recouvert une autre, d'ordre du language, plus ancienne, ou, peut-etre,

ces deux traditions se seraient-elles imbriquees Pune dans Pautre tout

en gardant chacune sa force propre. Une fois encore, nous avons la

preuve qu'il est impossible de determiner une anteriorite quelconque

de Pexercice des logiques linguistiques et mythologiques, la ou elles ne

s'accordent pas ensemble.

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212 Emmanuel Desveaux

La ou ailleurs on isole, pour la nommer, une triade d'etoiles, celle

que compose le baudrier d'Orion, a Big Trout Lake, la forme reconnue

sous le terme /ataakwamo/ englobe plus d'etoiles. O n m'en a fait un

dessin qui evoque bien la silhouette d'un pagayeur assis (voir Fig. 2).

h Fig. 2—ATAAKWAMO Cependant il est evident que ce n'est pas la forme reconnue a une combinaison d'etoiles, surtout si celle-ci se fait plutot vague, qui peut justifier son nom, mais plus surement un nom qui permet de reconnaitre

une forme. Ainsi cette association d'un pagayeur arriere avec Orion me

restait mysterieuse car aucune indication ne venait, dans un premier

temps, en expliquer Porigine. Je raisonnai done avec mon informateur

en lui faisant remarquer que, s'il y avait un pagayeur arriere dans le

ciel nocturne, il devait aussi y exister un canot et, par consequence, un

autre personnage qui aurait occupe la proue du bateau. II me repondit,

sans hesitation, que, effectivement, il y avait un immense canot dans le

ciel, comparable a PArche de Noe, et dont le pagayeur anterieur n'etait

autre que notre Grande Ourse.

Mais si d'un cote cette reponse eclaircit le mystere de ce canot celeste,

de Pautre elle l'obscurcit encore plus car a Big Trout la Grande Ourse

s'appelle /ojiikanak/, mot compose de /ojiik/ 'le pecan', et de /anak/

signifiant 'etoile'. Et, a priori, on ne voit pas tres bien le rapport entre le

pecan et ce canot. Quoi qu'il en soit, Passociation entre la Grande Ourse

et le pecan fait Punanimite de toutes nos sources algonquines. Chez

les Saulteux elle s'appelle /k'tciotciganang/, 'etoile du grand pecan'

(Hallowell 1955:221). Nous trouvons une expression tres proche chez

les Montagnais: /wgtce.' atak/, 'etoile du pecan' (Speck 1935:62) et

pareillement, d'apres Schoolcraft, chez les Chippewa /ojeek annung/,

avec la meme traduction (Williams 1956:27). Ces deux dernieres sources

sont particulierement interessantes car elles offrent des recits expli-

quant Porigine de la constellation et de sa designation. Cette histoire

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Mythologie et Astronomie 213

de pecan est aussi connue par oui'-dire a Big Trout Lake, mais elle

n'est, deliberement, pas racontee. Nous allons nous attarder sur la ver­

sion Chippewa de Schoolcraft, car elle contient les elements qui nous

meneront a la solution de notre probleme de pagayeur avant et de pa­

gayeur arriere.

C o m m e pour les Montagnais, il s'agit dans cette histoire de la con-

quete de Pete sur le peuple celeste par le peuple terrestre. Pour ce

faire, Pecan demande a plusieur animaux de percer le ciel. Personne

n'y parvient, sauf Carcajou. Alors Pecan le suit et ils decouvrent en­

semble la-haut le paradis qu'est Pete permanent. Pecan ouvre les cages

qui enferment les oiseaux et ceux-ci, en s'envolant, apportent un peu

d'ete sur terre. Mais les habitants et maitres du ciel (peut-etre sont-

ils, en fait, les oiseaux-tonnerres) apercoivent Pecan et se mettent a le

poursuivre. Pendant ce temps, Carcajou s'eclipse discretement et re-

descend a terre. Pecan, lui, court en direction du Nord pour echapper

a ses poursuivants qui, cependant, parviennent a le blesser d'une fleche

a la queue. De cette blessure il finira par succomber en s'ecroulant sur

le sol du ciel dans la position ou on peut le voir aujourd'hui dans la

forme de la Grande Ourse. La ligne brisee qui prolonge la constellation

represente la queue de Pecan cassee en son milieu par le trait meurtrier

(Williams 1956:27-30).

Ce recit, dont Porigine Chippewa demeure assez imprecise, relate

une expedition au ciel de deux animaux et, en tant que tel, renvoie aux

tres nombreuses histoires de deux indiennes mariees a des corps celestes,

etoiles a travers l'aire algonquine du Nord, dioscures pour la diffusion a

travers les Plaines de ces histoires. Ce paradigme mythique a ete large-

ment commente par Levi-Strauss dans son livre L'origine des manieres

de table (1968). Or, si nous suivons a contre-courant le parcours de

ce livre, nous voyons comment son auteur a demontre que ces histoires

d'epouses des astres entretenaient un rapport transformationnel avec le

mytheme du voyage en pirogue. La forme intermediate de cette trans­

formation du mytheme du voyage en pirogue a celui des epouses des

astres est celui d'une pirogue celeste sur laquelle sont embarques Soleil

et Lune et qui, dans PAmerique equatoriale ou cette forme trouve son

origine, signifie une mediation reussie entre la duree du jour et celle

de la nuit. En effet, la-bas, on vit sous le regime d'un equinoxe per­

manent. La condition de cette mediation reussie sur le plan temporel

est Pintroduction du phantasme spatial d'un fleuve a double sens qui

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214 Emmanuel Desveaux

donne aux voyages vers Pamont ou vers Paval meme valeur et, ce, bien

sur, a Pencontre de la realite empirique (Levi-Strauss 1968:199).

Par ailleurs, le mytheme du voyage en pirogue a une diffusion extre-

mement large a travers toute PAmerique. Nous ne devons pas, par

consequent, etre surpris de le trouver a Big Trout Lake integre aux

aventures de Grebe. Cependant, au contraire d'autres versions Ojibwa

(Jones 1919:151-167) tres semblables, le passage en canot de Grebe

devant deux jeunes filles est un element isole—on ne dit rien sur la

provenance de ces filles—alors que dans ces autres versions le passage

en canot fait toujours suite a la redescente des filles du ciel apres 1

eur sejour la-haut au titre de femmes d'etoiles. Par contre un autre

mythe de Big Trout Lake raconte ce sejour celeste et ce qui s'en suit.

Les deux filles, coincees au sommet de Parbre sur lequel elles ont at-

terri, apercoivent Pecan et lui demandent de les aider a redescendre

a terre contre la promesse de se marier avec lui. Pecan refuse en dis-

ant que son frere qui arrive derriere lui acceptera ce marche. Tous les

animaux defilent ainsi au pied de Parbre en declarant la meme chose.

Finalement, c'est Carcajou, le dernier et qui est decrit comme un etre

a Pallure repoussante, qui acceptera la proposition des deux femmes.

Elles respecteront tres mal leur promesse de mariage a son egard. Une

autre version de ce meme mythe est beaucoup plus allusive et, surtout,

originale. Les visiteuses du ciel se debrouillent tres bien pour regag-

ner le sol au moyen d'un arbre qui fonctionne comme un veritable

ascenseur entre le ciel et la terre. Ensuite le recit enchaine sur une

curieuse sequence. Carcajou, qui se promenait par la le lendemain, est

emmene contre son gre par cet arbre un peu particulier au ciel; il y

demeure trois jours a errer et, enfin, est autorise a redescendre.

Malgre ce long detour nous avons rassemble maintenant tous les

elements pour comprendre de quoi parlent les gens de Big Trout Lake

en designant Orion /ataakwamo/ 'le pagayeur arriere', et la Grande

Ourse /ojiikanak/, 'etoile du Pecan', bien qu'elle soit le pagayeur avant

de la meme embarcation. La visite au ciel de Carcajou et de Pecan a la

conquete de Pete inverse systematiquement le recit dans lequel Carca­

jou aide les visiteurs celestes a accomplir leur retour, tel qu'il est narre

a Big Trout Lake. Et la consequence de ce dernier recit sera bien a

connotation hivernale, opposee a la signification explicite du premier,

comme nous allons le voir. Dans le premier cas il s'agit de monter

au ciel et a Pecan est devolue le tache la plus importante, bien qu'il

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Mythologie et Astronomie 215

ne parvienne en haut qu'apres Carcajou. Dans le deuxieme cas bien

que ce soit Pecan le premier a defiler devant les deux filles, il est aussi

le premier a se defiler pour les faire redescendre et c'est Carcajou, le

dernier a arriver, qui assume la fonction primodiale de les ramener a

terre. L'etrange conclusion par un petit sejour inopine de Carcajou

au ciel de Pautre version provenant de Big Trout Lake est la solution

de transition entre ces deux recits symetriques: ne reste en scene que

Carcajou qui, comme dans le premier recit monte effectivement au ciel,

mais dont Paction, au contraire, y est nulle. II pourrait aussi exister un

corollaire symetrique a cette transition en prenant comme referent neu­

tralise de la dyade pecan/carcajou, non plus le carcajou mais le pecan.

Dans cette hypothese, Pecan ne devrait pas monter au ciel, comme

dans le deuxieme recit, et son action devrait etre nulle, au contraire du

premier. II est evident que ce recit n'a pas lieu d'exister vraiment car,

pour le coup, on se demande bien ce qu'il pourrait raconter.2

Ainsi nous avons bien etabli une dyade pecan/carcajou qui se revele

sur fond du paradigme constant de la pirogue celeste, que ce soit par

metonymie ou par une serie de transformations qui tend a se boucler

sur elle-meme. De plus, pour les gens de Big Trout Lake, la pirogue,

ou plutot le canot celeste, existe bel et bien. Dans cette incarnation

septentrionale, ce n'est plus le soleil et la lune qui en sont les voyageurs,

mais le pecan, installe a la proue et reconnaissable dans notre Grande

Ourse, et /ataakwamo/, c'est-a-dire Orion, le pagayeur arriere qui n'est

pcrsonne d'autre que le carcajou. La realite empirique de ce canot est

dans Pobservation du ciel nocturne pendant les longues nuits d'hiver,

seule periode de Pannee ou Paxe Grande-Ourse/Orion soit visible. Cette

resurgence du theme de la pirogue, sous forme de constellations en

lieu de dioscures, tourne sur elle-meme et realise ainsi le phantasme

spatial d'un fleuve a double sens enonce par les Indiens equatoriaux.

Sous la direction du pecan (Grande-Ourse), dont les gens se servaient

pour mesurer Involution de la duree nocturne a defaut de montres,

et la conduite d'un pagayeur arriere dont Pidentite ne nous est plus

mysterieuse, Parche3 du ciel mene la longue traversee de la nuit vers

II est interessant de noter a ce propos que dans le corpus de mythes dont nous

disposons, il n'est plus jamais fait mention du pecan. 3 Lorsque notre informateur parlait, ou comparait le canot celeste avec l'Arche

de Noe, il n'etalait pas sa culture biblique sans a propos. Car que ce soit quand Pecan demande a Carcajou d'ouvrier le ciel ou quand Pecan est le premier a defiler

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216 Emmanuel Desveaux

le jour, et par accumulation de nuits, de l'hiver vers Pete. En tant

que telle, Pessence de sa metaphore est partout la meme, alternance

du jour et de la nuit, meme si, dans la version sud-ame>icaine, cette

alternance est signe de parfait equilibre, alors qu'ici, c'est au prix d'un

double desequilibre temporel qu'elle se realise. En effet, la nuit est plus

longue que le jour pendant l'hiver, de meme que ce dernier est plus

durable que Pete.

Si les demonstrations que nous venons de faire, aussi bien a propos

de Pleiades que de Paxe Grande-Ourse/Orion, possedent un tant soit

peu de verite, nous pouvons nous demander pourquoi, a Big Trout

Lake, il n'y a pas de recits mythiques qui explicitent Porigine de ces

constellations par des formules logiques proches des notres, ou d'autres;

les ressources de la logique combinatoire sont de toutes facpns infinies.

La premiere hypothese est que ces recits se seraient perdus tres

vite car les gens, a partir du moment ou ils auraient us6 de notre

calendrier, n'auraient plus eu besoin de se referer aux etoiles pour

mesurer Pecoulement du temps. Cette explication est possible, cepen-

dant j'inclinerais plus volontiers vers une explication moins conjonc-

turelle.

II est indubitable que l'hiver, et plus specialement, sa derniere partie,

de fevrier au debut d'avril, est une periode tres dure pendant laquelle les

reserves eventuelles de Pautomne etaient depuis longtemps epuisees et,

done, oil les ressources alimentaires devenaient rares, mis a part celles

provenant de la chasse a Pelan. Mais cette chasse etait rendue haute-

ment aleatoire par, d'une part le comportement de ce gibier et d'autre

part, la reprise, courante a cette epoque de Pannee, d'abondantes chutes

de neige. C'etait une periode d'insecurite tres grande auquelle s'ajoute

le poids psychologique d'un deja long isolement en cellules sociales

tres restreintes. Ainsi le printemps etait-il attendu avec impatience

pour Pabondance, relative, et la facilite d'acces aux ressources qu'il ap-

porterait, mais aussi pour la reprise des long voyages en canots et la

reunion des petites unites sociales hivernales en groupes plus larges a

laquelle ces voyages sont destines. Or, d'une annee sur Pautre le print­

emps ne revient pas toujours exactement a la meme date de meme que

ses signes avant-coureurs naturels, aussi bien meteorologiques que bi-

devant les deux jeunes filles, entre lui et Carcajou son toujours compris d'autres

animaux ou meme tous les animaux. Ces animaux sont done bien aussi passagers

de l'embarcation dont ils occupent l'esnace intermediar* rntri. P£i-*r, »« '"'-Tcajou.

Page 15: 203 MYTHOLOGIE ET ASTRONOMIE DES INDIENS DE BIG TROUT …

Mythologie et Astronomie 217

ologiques. Ainsi c'est avec excitation que Pon guette ces signes et avec

anxiete que Pon ressent leur retard. Par contre, les etoiles, elles, sont

toujours fideles aux rendez-vous. Elles n'abandonnent pas les humains,

elles leur garantissent par leur position que tot ou tard le printemps

viendra. Et peut-etre est-ce par une sorte de tabou comme il en ex-

iste dans certaines tribus ou il est possible de nommer les etoiles mais

pas de les pointer, qu'ici on peut les nommer pareillement mais surtout

pas devoiler leurs origines, de peur qu'elles aussi, fachees, ne revien-

nent pas la, dans le ciel, ou elles sont si cherement attendues. Et

tout Pagencement interne de la mythologie me parait construit selon ce

principe, lui qui, a propos des Pleiades, d'Orion et de la Grande Ourse,

semble a la fois sous-entendre et eviter le sujet deliberement.

REMERCIEMENTS

Je tiens a remercier les gouvernements frangais et quebecois et la Fondation

Fyssen pour avoir finance mes sejours a Big Trout Lake et dans les communautes

avoisinantes. Mais ceux a qui je dois le plus, et done, a qui je reserve la plus grande part de ma gratitude, ce sont les gens de Big Trout Lake et de ces autres

communautes. Ils ont accepte de me recevoir parmi eux pendant dix-huit mois, de me faire partager pleinement leur existence et de me raconter leurs mythes et

beaucoup d'autres choses. Je pense en particulier a Solomon Begg, qui le premier m'a parle d'un canot deploye a travers le ciel nocturne et hivernal. Je remercie

aussi Dominique Pellequer pour avoir realise la figure No.l de ce present article.

REFERENCES

Desveaux, Emmanuel. 1083 La mythologie des Indiens de Big Trout Lake. These de Doctorat de Illeme

cycle. Paris, Ecole pour les Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Hallowell, A. Irving. 1055 Culture and Experience. Philadelphia: University of Pennsylvania Press.

Jones, William. 1010 Ojibwa Texts. Truman Michelson, ed. American Ethnological Society Pub­

lications 7, part 2. New York.

Kohl, J.G. 1860 Kitchi-Gami. London: Chapman and Hall.

Lefebvre, Madeleine. 1072 Tshakapesh: Recits Montagnais-Naskapi. Quebec: Ministere des Affaires

culturelles (2eme edition revue et corrigee).

Levi-Strauss, Claude. 1068 L'origine des manieres de tables. Paris: Plon.

Ray, Carl and James Stevens. 1071 Sacred Legends ot the Sandy Lake Cree. Toronto: McClelland and Stewart.

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218 Emmanuel Desveaux

Speck, Frank G.

1935 Naskapi: The Savage Hunters of the Labrador Peninsula. Norman: University

of Oklahoma Press (reinipression en 1071).

Williams, Mentor Lee.

1056 Schoolcrah's Indian Legends. East Lansing: Michigan State University

Press.