03 cavell, stanley - silences, bruits, voix

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Silences, Bruits, Voix Par Stanley Cavell Première publication en avril 1996 Mise en ligne le lundi 27 décembre 2004 A quoi pouvais-je bien penser, il y a quelques mois, lorsqu’en réponse à la demande d’un titre pour mes remarques de ce soir, j’ai proposé ces mots : « Silences Bruits Voix » ? M’imaginant l’occasion où j’allais voir publié en français mon livre The Claim of Reason / Les Voix de la raison, j’ai sans doute dû vouloir commémorer l’élaboration douloureuse des détails dans ce texte qui balise la géographie traîtresse au milieu de laquelle l’urgence humaine doit trouver son intelligibilité ; et la gratitude que je ressentais d’en avoir l’occasion a dû aggraver ma perception d’un danger, étant donnée la présence de mon maître J.L. Austin, et du second Wittgenstein, dans un texte qui élargit et prolonge leur obsession des efforts chroniques de la philosophie pour neutraliser les contextes des énonciations humaines, en quelque sorte pour leur conserver leur pureté. Car les nations ne sont-elles pas, ou ne restent-elles pas, des contextes ? Un texte en traduction a la chance d’une vie nouvelle. Un discours de remerciement pour une telle chance n’a que son instant présent pour dire merci de cette nouvelle vie. Quelles sont les chances que l’on rende justice à un tel instant ? En considérant mes trois mots - Silences Bruits Voix - à cette distance, au moment de fixer sur le papier mes pensées pour cette occasion, j’ai la sensation qu’ils nomment les préoccupations perceptuelles d’un enfant dans une maison hantée. Peut-être est-ce là une résonance que j’ai voulue depuis le début, puisque ce n’est pas une mauvaise façon de décrire un des registres de l’expérience de Thoreau à Walden, qui n’est pas la peur de ce qui l’entoure mais le sentiment de l’étrangeté et de la morbidité de la manière dont ses compatriotes de Concord habitent leur petite ville ; ni de rendre l’expérience que fait Emerson de ce qu’il appelle notre « chagrin » en réaction à « chaque mot qu’ils disent », ce qui revient à affirmer que, dans la crainte qu’ils ont de leurs paroles, ses voisins passent à côté de la découverte de leur existence, et que l’on peut donc en dire qu’ils hantent le monde. (Cétait en tout cas ce que je revendiquais pour les mots d’Emerson quand il émergea pour moi, la première fois, comme philosophe ; l’année même de la publication de The Claim of Reason.) Je rappelais aussi certainement des occurrences spécifiques de bruits dans mon livre, comme lorsque l’insatisfaction permanente de la philosophie traditionnelle de la connaissance (associée pourtant à ses tentatives d’éviter l’impulsion sceptique) y est justifiée par la remarque : « Ce ne sont pas simplement des bruits dans l’air », qui est un commentaire sur la responsabilité qu’a l’être humain pour chaque particule, chaque corpuscule de son expérience. Et je voulais rappeler le passage des Recherches philosophiques de Wittgenstein où il met en scène cette morale en sollicitant l’image ou le souvenir d’un bruit que nous pourrions produire : Quelle raison avons-nous d’appeler « S » le signe d’une sensation ? Car « sensation » est un mot de notre langage commun, et non pas d’un langage qui est intelligible de moi seul. L’usage de ce mot a ainsi besoin d’une justification comprise de tout le monde. - Et ce ne serait pas non plus une solution de dire qu’il n’est pas obligé que ce soit une sensation ; que lorsqu’il écrit « S », il a quelque chose - et que c’est tout ce qu’on peut dire. « A » et « quelque chose » appartiennent aussi à notre langage commun. - De sorte qu’en fin de compte quand nous philosophons, nous en arrivons au point où nous aimerions n’émettre qu’un son inarticulé. - Mais un son de ce genre n’est une expression que tel qu’il se produit dans un jeu de langage particulier, qu’il faudrait décrire à présent. (§ 261) Difficile de trouver de la part de Wittgenstein plus forte indication qu’il reconnaît la dominance du signifiant. Même l’expression de l’absence d’articulation philosophique, quand j’en suis réduit à produire

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Silences, Bruits, Voix Par Stanley Cavell Première publication en avril 1996 Mise en ligne le lundi 27 décembre 2004

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Silences, Bruits, Voix

Par Stanley CavellPremière publication en avril 1996Mise en ligne le lundi 27 décembre 2004

A quoi pouvais-je bien penser, il y a quelques mois, lorsqu’en réponse à la demande d’un titre pour mesremarques de ce soir, j’ai proposé ces mots : « Silences Bruits Voix » ? M’imaginant l’occasion où j’allaisvoir publié en français mon livre The Claim of Reason / Les Voix de la raison, j’ai sans doute dû vouloircommémorer l’élaboration douloureuse des détails dans ce texte qui balise la géographie traîtresse aumilieu de laquelle l’urgence humaine doit trouver son intelligibilité ; et la gratitude que je ressentais d’enavoir l’occasion a dû aggraver ma perception d’un danger, étant donnée la présence de mon maître J.L.Austin, et du second Wittgenstein, dans un texte qui élargit et prolonge leur obsession des effortschroniques de la philosophie pour neutraliser les contextes des énonciations humaines, en quelque sortepour leur conserver leur pureté. Car les nations ne sont-elles pas, ou ne restent-elles pas, des contextes ?Un texte en traduction a la chance d’une vie nouvelle. Un discours de remerciement pour une telle chancen’a que son instant présent pour dire merci de cette nouvelle vie. Quelles sont les chances que l’on rendejustice à un tel instant ?En considérant mes trois mots - Silences Bruits Voix - à cette distance, au moment de fixer sur le papiermes pensées pour cette occasion, j’ai la sensation qu’ils nomment les préoccupations perceptuelles d’unenfant dans une maison hantée. Peut-être est-ce là une résonance que j’ai voulue depuis le début, puisquece n’est pas une mauvaise façon de décrire un des registres de l’expérience de Thoreau à Walden, quin’est pas la peur de ce qui l’entoure mais le sentiment de l’étrangeté et de la morbidité de la manière dontses compatriotes de Concord habitent leur petite ville ; ni de rendre l’expérience que fait Emerson de cequ’il appelle notre « chagrin » en réaction à « chaque mot qu’ils disent », ce qui revient à affirmer que,dans la crainte qu’ils ont de leurs paroles, ses voisins passent à côté de la découverte de leur existence, etque l’on peut donc en dire qu’ils hantent le monde. (Cétait en tout cas ce que je revendiquais pour lesmots d’Emerson quand il émergea pour moi, la première fois, comme philosophe ; l’année même de lapublication de The Claim of Reason.)Je rappelais aussi certainement des occurrences spécifiques de bruits dans mon livre, comme lorsquel’insatisfaction permanente de la philosophie traditionnelle de la connaissance (associée pourtant à sestentatives d’éviter l’impulsion sceptique) y est justifiée par la remarque : « Ce ne sont pas simplement desbruits dans l’air », qui est un commentaire sur la responsabilité qu’a l’être humain pour chaque particule,chaque corpuscule de son expérience. Et je voulais rappeler le passage des Recherches philosophiques deWittgenstein où il met en scène cette morale en sollicitant l’image ou le souvenir d’un bruit que nouspourrions produire :

Quelle raison avons-nous d’appeler « S » le signe d’une sensation ? Car « sensation » est un mot de notrelangage commun, et non pas d’un langage qui est intelligible de moi seul. L’usage de ce mot a ainsibesoin d’une justification comprise de tout le monde. - Et ce ne serait pas non plus une solution de direqu’il n’est pas obligé que ce soit une sensation ; que lorsqu’il écrit « S », il a quelque chose - et que c’esttout ce qu’on peut dire. « A » et « quelque chose » appartiennent aussi à notre langage commun. - De sortequ’en fin de compte quand nous philosophons, nous en arrivons au point où nous aimerions n’émettrequ’un son inarticulé. - Mais un son de ce genre n’est une expression que tel qu’il se produit dans un jeu delangage particulier, qu’il faudrait décrire à présent. (§ 261)

Difficile de trouver de la part de Wittgenstein plus forte indication qu’il reconnaît la dominance dusignifiant. Même l’expression de l’absence d’articulation philosophique, quand j’en suis réduit à produire

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un bruit, est soumise à sa loi.Et je connais d’autres bruits que j’ai dû avoir en tête - par exemple les bruits au grenier que l’héroïnerefuse de nommer dans Hantise/Gaslight, et qui sont ainsi la cause et la conséquence de la perte - quiconduit droit à la folie - de toute parole, de tout désir qui lui soit propre ; et les bruits que la femme entendproférer par son mari la nuit dans Madame porte la culotte/Adam’s Rib, et dont elle veut bien, elle,nommer l’interprétation, qui l’amène à le faire passer devant le tribunal.Mais j’ai dû sans doute vouloir que les mots dans mon titre évoquent le tout premier essai dans lequel jedécris l’expérience de ma rencontre des Recherches philosophiques, et où je caractérise ses dialoguespresque incessants comme intervenant (au minimum) entre deux voix, définies par moi comme la voix dela tentation et la voix de la correction, ce qui a, selon moi, deux implications constantes : la première, quepuisque les deux voix sont celles de Wittgenstein, aucune des deux n’est (exclusivement) la sienne ; et, laseconde, qu’il y a un au-delà de ces voix, un avant et un après, qu’occupent dans la prose de Wittgensteindes paraboles, des paradoxes, des rêves éveillés, des aphorismes, et ainsi de suite, qui ni maintenant nialors ne me paraissent exprimer des voix identifiables, mais qu’alors je ne savais pas caractériserdavantage. Cet essai que j’ai écrit formait l’Introduction de ce qui était alors ma thèse de doctorat et qui,seize ans après avoir été soutenue pour l’obtention du diplôme, a été, dans certaines de ses grandes parties,remaniée dans sa configuration tandis qu’une bonne part de ce qui restait était mise en pièces pour ensauver quelques éléments irremplaçables, le tout devenant environ la moitié de ce qui est paru comme TheClaim of Reason.J’abandonnai l’Introduction d’origine qui dut être remplacée par la description, justement, de cet au-delàdes voix, du lieu, pour ainsi dire, d’où elles naissent. Dans les cours sur Wittgenstein que j’avaiscommencé de donner à l’époque où je rédigeais ma thèse, je caractérisais ce sentiment d’origine commeexprimé dans la reconnaissance que la philosophie ne parle pas la première, qu’elle garde le silence, quesa vertu essentielle n’est pas l’assertivité (puisqu’elle n’a pas d’information propre à délivrer) mais lacapacité de réponse, d’être éveillée quad tous les autres sont endormis. Par exemple, les Recherchescommencent par les mots d’un autre, par la description qu’offre Saint Augustin de ce qui est, en effet, lesilence de l’enfant, qui erre au milieu de ses aînés dont il est voué à adopter les pouvoirs d’expression, cequ’il cherche à faire aveuglément. Lorsque j’en vins il y a quelques années à publier mes notespréparatoires pour ces cours, essentiellement ceux qui concernent les moments initiaux des Recherches,j’expliquai que je ne les avais pas insérées, comme j’en avais eu le projet, dans The Claim of Reason sousla forme d’une nouvelle introduction pour le motif que le livre était déjà trop long. J’aurais pu dire que sije ne l’avais pas fait, c’était parce que je n’étais pas encore parvenu à comprendre l’autre silence (s’il estbien autre) à l’autre pôle de l’au-delà de la voix dans les Recherches, le silence qui n’est pas celui d’oùnaît la philosophie, mais celui dans lequel se terminent selon Wittgenstein les problèmes philosophiques.Wittgenstein fait allusion à cette fin de la philosophie comme à l’aboutissement à, ou à la construction de,une présentation transparente, chose qui, affirme-t-il, rend la perception de la forme dans laquelle il placeson activité philosophique. Cette arrivée à une présentation transparente, Wittgenstein l’applique, de façoncaractéristique, au travail de démonstration mathématique ; il ne l’applique au travail des Recherches dansleur ensemble qu’une seule fois. Et ce n’est que depuis un ou deux ans que j’ai pu formuler, d’unemanière satisfaisante pour moi, comment le concept de transparence ne s’applique pas plus précisément àl’interprétation wittgensteinienne du mathématique qu’à son usage de l’aphoristique - autrement dit, auxpassages les plus évidemment littéraires des Recherches - par exemple, quand le travail se décrit commemontrant à la mouche comment sortir du bocal, ou qu’il parle du corps humain comme étant la meilleureimage de l’âme humaine.Mais ce ne saurait guère être mon incapacité à mettre en rapport de façon satisfaisante les silences quientourent la philosophie qui m’empêcha d’entamer le sujet à l’époque où j’essayais de me débarrasser demon Claim of Reason. Il semble qu’il ait fallu attendre le contexte de mon intervention en France pour laproduction d’une explication plus véridique. Je me demande si je vais pouvoir dire brièvement commentje vois ce point.Le silence dans lequel commence la philosophie est la reconnaissance du fait que je suis perdu àmoi-même, chose que le texte de Wittgenstein désigne comme la vacuité de mes mots, mon désir de leurvide, ou mon acharnement à ce qu’ils le soient, à vouloir qu’ils fassent ce que des paroles humaines nesauraient faire. Je lis cette déception par les mots comme une fonction du désir humain de nier touteresponsabilité pour la parole. Le silence dans lequel finit la philosophie est l’acceptation de la vie de

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paroles de l’homme, du fait que je me révèle et me dissimule dans chaque mot que je prononce, que,lorsque j’ai trouvé le mot que j’avais perdu, autrement dit déplacé loin de moi, il dépendra de moi dereconnaître ma réorientation (Wittgenstein décrit le travail de la philosophie comme de devoir retournernotre quête, comme si la réalité était derrière nous), que j’ai dit ce que j’avais à dire, que ce bout de terraingagné sur l’insatisfaction est tout le terrain que je puisse avoir, que je suis exposé, à découvert, dans mafinitude, sans justification. (Une des manières dont Wittgenstein dit cela est : « Les justifications arrivent àleur fin ».) Que la fin de la philosophie survienne ici comme une ponctuation à l’intérieur de laphilosophie, qu’elle ne soit dictée ni par la conclusion d’une démonstration ni d’un système, qu’il soitdonné à la philosophie une forme de repos aussi peu capitale (et Wittgenstein proclame qu’il s’enorgueillità l’extrême de donner un tel repos à la philosophie), voilà les nouvelles que les lecteurs de Wittgensteinont le plus de mal à accepter. Ce qui exprime ces nouvelles, c’est son affirmation que la philosophie n’apas de lieu pour avancer des thèses. Ce qu’il y a de difficile dans ces nouvelles, c’est que me trouver à lafin de mes mots me fait l’effet d’être à la fin de ma vie, exposé à la mort.C’est tout récemment, l’été dernier à Paris, que j’ai remarqué, en réponse à la demande que je décrivel’intérêt que je prenais aux Recherches philosophiques, que si l’on prend comme critère approximatif les693 divisions de la première partie, qui est aussi la plus longue, des Recherches, la philosophie y arrive àsa fin 693 fois. J’avais relevé ce fait en d’autres occasions, avec des motifs divers. Mais cette fois-ci, jeme suis trouvé ajoutant que ses fins sont autant de morts pour autant de questions dont la ferveur a aboutiau néant, un néant que Wittgenstein appelle l’ordinaire ; c’est un champ que nous n’avons jamais occupé.Si nous pouvons dire -je continue à me citer - que Wittgenstein est là en train de découvrir que laphilosophie, c’est apprendre à mourir, apprendre mon existence séparée, alors nous pouvons direqu’arriver à l’ordinaire, c’est l’apprentissage, qui va de pair, du caractère commun de notre humanité. Enréunissant ces pensées, il semblait juste de dire que dans la philosophie du langage ordinaire, l’ordinaireest la scène de la reconnaissance de notre propre mort. Il semble que dire une telle chose pour la premièrefois soit un condition pour la savoir.Pourquoi a-t-il été nécessaire, selon toute apparence, que je quitte mon pays pour dire et savoir cela ?Qu’y a-t-il là d’indicible chez soi, comme si ce qui là imposait le silence, ce n’était pas seulement la peurd’être illogique mais celle d’être inconvenant. En trouvant le soulagement incommensurable de latraduction, ai-je trouvé une autre patrie, ou une patrie plus vraie ?La lecture du compte rendu des Voix de la raison dans Le Monde m’apprend que certains de mescollègues américains parlent de moi comme d’un philosophe « continental ». Ce que j’entends, en partie,par le « soulagement » inhérent à la traduction, c’est d’être reçu en Europe comme philosophe américain.Le soulagement ne réside pas dans l’adéquation de l’une ou l’autre de ces caractérisations, mais dans lefait de leur conflit, qui confirme ma conviction que mon rôle est d’appuyer, là où je le peux, sur la fracturedans l’esprit philosophique. C’est là une certitude que j’ai eue sur moi-même, au moins depuis le momentoù je me suis rendu compte que la définition chez Heidegger de la tâche de l’homme comme d’habiter, detrouver un chez soi, est intimement contredite par Thoreau, qui définit radicalement cette tâche commecelle du départ de chez soi, ce qu’Emerson appelle un abandon, aux deux sens de céder et de partir.Dans un de mes derniers livres, A Pitch of Philosophy, je caractérise cette fracture par l’affirmation quepour Wittgenstein - à la différence du cas de Heidegger et de son sillage, et d’ailleurs à la différence aussidu cas de John Dewey - il n’y a pas d’ordre providentiel permanent de la philosophie disant que laphilosophie aujourd’hui, ou ce qui a remplacé la philosophie, doive triompher. Tout se passe comme siWittgenstein sentait que dans la professionnalisation moderne de la philosophie, ce qu’il y a d’illusoire enelle tombera de soi-même. Le problème pour la philosophie demeure ce qu’il était depuis le début, lamenace de la pensée humaine de se dévoyer, de s’exempter du besoin d’intelligibilité humaine, de setorturer avec des ombres de son langage, de nier le monde plutôt que de reconnaître son étrangeté dans lemonde, de nier qu’elle ait une part à ses oeuvres, qu’elle s’intéresse à ses propres concepts, bref des’affoler d’ennui.Je suppose que ma manière préférée de résumer la fracture de la philosophie a été d’en appeler à ce quej’appelle les deux mythes de la lecture philosophique, autrement dit, de la préparation intellectuelle àl’écriture de la philosophie. Dans un de ces mythes, le philosophe part du stade où il a tout lu et où ilconnaît tout ; dans l’autre, de celui où il n’a rien lu et où il ne connaît rien. Peut-être cette dualité est-ellepréfigurée dans la division entre l’écriture de Platon et la parole de Socrate, mais elle est illustrée dansnotre siècle d’une manière assez pure si l’on contraste l’ceuvre de Heidegger, qui postule la parade des

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grands noms de l’histoire de la philosophie occidentale, et celle de Wittgenstein, qui trouve peut-êtremoyen de mentionner une demi-douzaine de noms, mais alors seulement pour identifier une remarquequ’il se trouve avoir rencontrée et qui ne semble tirer son importance philosophique que du fait qu’il esten train d’y penser. Commune aux deux mythes est l’idée que la philosophie ne commence que quand iln’y a plus de textes à lire, quand la vérité que nous cherchons a été déjà manquée, évitée. Dans le mythede la totalité, la philosophie ne s’est pas encore trouvée - tant qu’elle ne nous a pas au moins trouvés,nous ; dans le mythe de la page blanche, la philosophie s’est perdue dans sa première déclaration.Où cela nous laisse-t-il, nous qui connaissons la vérité, que nous n’avons ni rien lu ni tout lu ? Ou bienpouvons-nous mettre cela en question ? Nous pourrions considérer ce qu’il en semble à l’Emerson de« Confiance en soi » et au Thoreau du chapitre intitulé « Lire » dans Walden, eux qui apparemment jugentque pour l’essentiel nous n’avons pas commencé à lire, et qu’il n’y a rien dans les livres existants qu’ilsoit nécessaire de lire.Mais je disais, ou je demandais pourquoi dans l’ordre philosophique dominant du monde philosophiqueanglophone, il serait inconvenant de parler en termes spontanés, par exemple avec des motsnon-théoriques, de la présence de la mort dans la parole. Si la philosophie doit se préoccuper desquestions de ce qui peut et ne peut pas être dit, elle ne doit pas reculer devant des déclarations qu’il estsimplement inconvenant de prononcer.Cela aidera à formuler cette question si nous distinguons ce qui est inconvenant de ce qui est malséant.Des deux côtés de l’Atlantique, le malséant a reçu sa part d’attention, dans la mise en cause et dansl’affirmation de la quête de la pureté, disons de la maîtrise de soi, par la philosophie, et de son autorisationpar ces qualités. Nous pourrions dire que l’inconvenant parle plutôt de l’en-dehors de cette quête, de lademande collective de règles, que soit évité ce qui n’est pas comme il faut. Depuis le début, mon écriturea été accusée de ces deux péchés. En tout cas, c’est ainsi que je comprends l’accusation qui est le pluscommunément portée contre mon écriture par les philosophes de mon voisinage philosophique qui ladésapprouvent, soit l’accusation de complaisance, que certains ont pu formuler en parlant de nombrilisme.Le sentiment du manque de dignité ou de l’impureté de ma manière n’aurait été que renforcé si j’avaissuggéré un diagnostic à ces accusations. Je n’ai pas en tout cas été porté à le faire. Mais ici, dans laconfiance que la traduction apporte au sentiment d’être compris, dans le triomphe qu’elle remporte sur sesimpossibilités, je veux inscrire mon sentiment des enjeux philosophiques que comporte cette doubleaccusation.A mon sens, cette perception d’une impureté ou d’une malséance est le déplacement sur mon écriture dusentiment que faire appel au caractère ordinaire des mots, autrement dit la démonstration de notreinvestissement dans les mots, est philosophiquement malséant. Puisque c’est une des causes des rejetssommaires auxquels s’exposent de manière récurrente aussi bien le second Wittgenstein que la plusgrande partie de l’oeuvre d’Austin, je n’ajouterai rien ici à ce que j’ai dit ailleurs sur ce point, ni d’ailleursde son rapport avec la fuite chronique de la philosophie loin de l’ordinaire. Reste à situer la perceptionjumelle d’un manque de dignité. Je crois que c’est ce qui se manifeste dans l’attention répétéequ’accordent les comptes rendus hostiles de The Claim of Reason à sa première phrase, où il est affirmé àchaque fois que cette phrase fait plus de deux cents mots. Imaginez les critiques qui chaque fois sedonnent la peine de compter ces mots et de vérifier l’ampleur de la transgression. Pourquoi une choseaussi simple cause-t-elle un tel désarroi ? Je puis songer à plusieurs raisons qui auraient pu faire que jeveuille commencer mon livre par une phrase sur les commencements qui dramatise, bien évidemment, unproblème qui concerne les commencements philosophiques et donc les fins philosophiques. Et je puisimaginer que cela même est une chose qui paraîtra peut-être non nécessaire à une sensibilitéphilosophique différente, ou bien impertinente, ou bien ostentatoire. Mais pourquoi donc scandaleuse ?Considérez que la réponse que fait Wittgenstein au passage de Saint Augustin par lequel il ouvre lesRecherches philosophiques avoue, avec un ton de non assertivité et d’indécision qui lui est inhabituel,qu’« il lui semble » que « ces paroles [de Saint Augustin] nous donnent une image de l’essence du langagehumain. C’est celle-ci : les mots individuels du langage nomment des objets - les phrases sont descombinaisons de ces noms. » Mais cette image est donnée par la première des trois phrases de SaintAugustin qui sont citées : « Quand ils (mes aînés) nommaient un objet, et qu’ils faisaient un geste vers unechose, je le voyais et je saisissais que la chose était appelée par le son qu’ils émettaient quand ilsentendaient la désigner. » La dernière phrase donne, elle, une autre image, qui est également commentéedans toutes les Recherches : « Ainsi, en entendant des mots qui étaient employés de manière répétée dans

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diverses phrases en lieu convenable, j’appris progressivement à comprendre quels objets ils signifiaient ;et après avoir exercé ma bouche à former ces signes, je les utilisai pour exprimer mes propres désirs. »Cette image associée - touchant l’expression de mes propres désirs - est floue, ou plutôt ambiguë : ellepourrait suggérer qu’exprimer mes propres désirs, c’est indiquer quels objets je désire (et il pourra s’agirou non de ceux que mes aînés désiraient) ; ou bien elle pourrait suggérer que ma prise de possession dulangage signifie que chacune de mes déclarations convenbles indique mon désir, comme un signe ou unsignal ; que mon langage, comme l’esprit et le corps où il trouve son origine, ou qui y ont leur origine,devient dans son ensemble un champ d’expression. Comme le dit Freud du genre humain : « Nul mortelne peut tenir un secret. Si ses lèvres sont muettes, il bavarde avec le bout de ses doigts ; il suinte ladivulgation par tous ses pores » (« Fragment d’analyse d’un cas d’hystérie », dans Cinq psychanalyses).Emerson formule une révélation comparable en faisant de nous des victimes de l’expression. Cet aveu dela sujétion radicale de l’humain au langage est en contradiction dans le texte des Recherches avec le désirqu’a la philosophie de se dérober à ce qui lui apparaît l’arbitraire radical de notre langage donné, commes’il avait besoin de réparations logiques.Or je pourrais dire que ma façon d’imprimer en moi-même, ou disons en mon lecteur, cet assujettissementde l’homme aux mots ainsi que sa déception par les mots, est une volonté pour mon écriture dereconnaître, dans chacun de ses mots si possible, qu’elle ne sait pas tout ce qu’elle sait. Il pourra semblerque c’est là un terrible aveu dans la bouche d’un philosophe, et c’est là que, si je comprends bien,l’accusation de manquer de dignité correspond à ce que je fais. Mais je crois qu’elle correspond moins auléger manque de dignité de mon ton qu’au sens aigu de compréhension que le manque de dignitém’inspire, jusqu’à l’appeler de mes voeux. Je suppose qu’il ne saurait y avoir, dans ce domaine, decompréhension philosophique sans que la philosophie reconnaisse l’existence de la psychanalyse, non pasen tant qu’elle pose un problème pour la philosophie des sciences, mais en tant que concurrent intellectueldans le placement de la raison. En philosophie, je dois reconnaître l’arrogance avec laquelle je m’arroge ledroit de parler de manière universelle, pour tous les autres possesseurs du langage ; en psychanalyse, jedois reconnaître la honte que je ne parle même pas pour moi.Je terminerai donc sur deux passages, le premier emprunté à un psychanalyste, Lacan, le second auxRecherches philosophiques de Wittgenstein.Dans un texte de 1955 - l’année où Austin est venu à Harvard pour prononcer dans le cadre des « WilliamJames Lectures », le texte édité ensuite sous le titre Quand dire, c’est faire, ainsi que pour donner deuxséminaires de doctorat et un troisième réservé aux enseignants, avec pour résultat ma décision de renoncerà mes projets d’une thèse à laquelle je ne croyais pas ainsi qu’à d’autres projets qui m’auraient fait quitterle champ philosophique - « La chose freudienne », Lacan consacre une partie à une investigation du sujetde la parole, investigation qu’il attribue au discours d’un bureau. Je tire au moins de cet exemple lamorale suivante : Même chez les psychanalystes, il en est qui ne savent pas ce que veut dire le fait quecertaines choses parlent, qu’il y a des sujets ; leur traitement (et leur théorie) de ce qui leur est ditfantasme une source du discours qui a à peu près la cohérence d’un article de mobilier.Vers le milieu des Recherches, Wittgenstein commence une division en citant l’affirmation extravagante :« La chaise se parle à elle-même » qu’il fait suivre par les marques d’un long silence, puis parl’explosion : « OÙ ? Dans l’une de ses parties ? Ou en dehors de son corps ? Ou bien nulle part ? Maisalors quelle est la différence entre cette chaise qui se dit quelque chose à elle-même et une autre qui fait lamême chose à côté d’elle ? - Mais alors qu’en est-il dans le cas de l’homme ; où se dit-il, lui, des choses àlui-même ? Comment se fait-il que cette question semble dépourvue de sens... ? (§ 361) J’en tire l’autremorale Dans notre désir désespéré de clôture, d’ordre ou de sublime dans nos concepts - dans la déceptionque nous cause l’application de nos critères - nous demandons aux critères de convenir ou d’aller où ils nesont pas aptes à aller et donc de renoncer, pour ainsi dire, à leur intelligence. Nous pouvons arriver à uneposition philosophique depuis laquelle il semble que, pour fonder l’application du concept d’autruipensant pour lui-même, il faille être capable de situer le lieu de cette pensée. Alors imaginez que vousappliquez ce concept à une chaise et vous pourrez changer une absurdité déguisée en absurdité patente.Evidemment, il y a plus d’une forme de conduite d’échec chez l’homme, plus d’une forme de tentation devacuité dans nos aspirations, de distorsion ou de négligence dans notre expérience des choses. Tant qu’onne montrera pas qu’il existe une forme générale prise par toute folie humaine, nous ne pouvons prendre lerisque de nous passer d’aucun domaine qui puisse nous donner un point de vue sur elle.En rédigeant ces quelques remarques, je m’étais demandé pourquoi j’en étais venu à des réflexions sur le

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tragique de l’expérience humaine, et sur la demande inhérente à la philosophie, et donc, je suppose, à touttravail sérieux d’écriture, d’incorporer la mort à ses réflexions (pas toujours explicitement, bien sûr). Ondirait que j’ai répondu que la parution de mon Claim of Reason en français était, pour mon travail, unsigne de vie si heureux qu’il en est effrayant.

Traduit de l’anglais par Christian FOURNIER, Sandra LAUGIER