« le bonheur », disait saint-just [r. mauzi, l'idée du bonheur au xviiie siècle]

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Jean Ehrard « Le bonheur », disait Saint-Just [R. Mauzi, L'idée du bonheur au XVIIIe siècle] In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. pp. 575-588. Citer ce document / Cite this document : Ehrard Jean. « Le bonheur », disait Saint-Just [R. Mauzi, L'idée du bonheur au XVIIIe siècle]. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. pp. 575-588. doi : 10.3406/ahess.1961.420750 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1961_num_16_3_420750

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Ehrard Jean

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Page 1: « Le Bonheur », Disait Saint-Just [R. Mauzi, L'Idée Du Bonheur Au XVIIIe Siècle]

Jean Ehrard

« Le bonheur », disait Saint-Just [R. Mauzi, L'idée du bonheurau XVIIIe siècle]In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. pp. 575-588.

Citer ce document / Cite this document :

Ehrard Jean. « Le bonheur », disait Saint-Just [R. Mauzi, L'idée du bonheur au XVIIIe siècle]. In: Annales. Économies, Sociétés,Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. pp. 575-588.

doi : 10.3406/ahess.1961.420750

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1961_num_16_3_420750

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NOTES CRITIQUES

LE BONHEUR », DISAIT SAINT-JUST...

LE titre du gros livre de M. Robert Mauzi peut prêter à confusion 4 Mais dès les premières pages l'auteur précise son dessein : étudier

l'idée que le XVIIIe siècle s'est faite du bonheur individuel, et non ses vues sur l'organisation du bonheur collectif. Appliquée à une époque qui a fait de la sociabilité naturelle un véritable dogme, la distinction surprendra par son caractère tranché. Disons tout de suite que l'ouvrage ne serait pas ce qu'il a voulu être, c'est-à-dire l'analyse d'un « certain état historique de la conscience humaine » (p. 12), si son sujet n'avait pas été circonscrit aussi étroitement. Nul doute en effet qu'on ne doive à cette limitation volontaire une bonne part des qualités les plus évidentes du livre. Aussi maître de son style que de sa matière, R. Mauzi réussit presque à faire oublier que nous avons affaire à une thèse de doctorat ; félicitons-nous de hii devoir cette chose insolite, un Essai sur le bonheur qui se lit avec plaisir.

R. Mauzi est justement sévère pour ses lointains devanciers : dans la cinquantaine ď Essais ou de Traités publiés au XVIIIe siècle sur ce sujet, il n'a guère trouvé que lieux communs usés et platitudes sans sincérité ; même grossie de thèmes voisins, glanés dans l'ensemble de la littérature morale du siècle, cette pauvre gerbe ne serait pas devenue une riche moisson. Mais il suffit de parcourir, en fin de volume, les 947 titres de la bibliographie pour s'apercevoir que son exceptionnelle richesse tient moins au nombre qu'à la variété : à côté des œuvres philosophiques et morales, la littérature d'imagination, poésie, théâtre, et surtout romans, y occupe une place de choix ; mais l'historien n'a pas négligé des domaines moins fréquentés : traités d'éducation, de savoir-vivre mondain, de jardinage, de médecine, voire de magie... Non par vain pédantisme, ou curiosité brouillonne, mais en vertu d'un éclectisme raisonné. Car le thème du bonheur n'est pas une idée comme les autres : trop riche de résonances affectives, trop vital, pour relever seulement de la méditation du philosophe, il se situe, nous dit-on, « aux confins du systématique et de l'existentiel » (p. 13). Autrement dit, et peut-être plus simplement, « l'idée du bonheur appartient à la fois à la réflexion, à l'expérience et

1. R. Mauzi, Vidée du bonheur au XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1S60, in-4°, 727 p.

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au rêve » (p. 9). Pour la cerner, il fallait donc ne sacrifier aucun de ces trois registres. R. Mauzi a beaucoup tiré de la littérature romanesque du XVIIIe siècle, beaucoup aussi des témoignages vécus que sont les Mémoires et les Correspondances. Faisant l'histoire d'une idée, il ne devait pas hésiter à écrire un livre abstrait : celui-ci l'est par sa structure, tout analytique, non dans sa substance ; du moins son abstraction nécessaire ne l'empêche-t-elle pas de rester un livre vivant.

Au XVIIIe siècle, la recherche du bonheur est presque une obsession. Rationalistes et âmes sensibles, « philosophes » et croyants, militants de l'esprit nouveau et simples mondains s'accordent à reconnaître que l'homme n'est pas libre de ne pas vouloir être heureux. Mais cette unanimité s'accommode de bien des nuances. Afin de n'en négliger aucune, R. Mauzi a voulu suivre deux démarches complémentaires. Avant d'étudier, dans la seconde partie de son livre, les divers éléments qui entrent au XVIIIe siècle dans la notion du bonheur, et ceci selon un ordre de complexité croissante, il prend le thème du bonheur comme un tout pour le situer dans le climat intellectuel, psychologique et social, qui le conditionne et l'informe. L'étude des conditions du bonheur précède donc celle de ses éléments. Certains jugeront ce plan inutilement compliqué. Et peut-être une composition plus simple aurait-elle évité à l'auteur quelques longueurs et quelques redites : nous y aurions perdu beaucoup de ces touches délicates où excelle sa finesse critique, et qui, peu à peu, pour notre plaisir et notre instruction, précisent le portrait moral du siècle. Portrait d'un siècle et non galerie de figures individuelles. L'un des grands mérites de R. Mauzi est de n'avoir cédé ni à la tentation d'écrire une série de monographies, ni à celle, moins immédiate mais plus trompeuse, de l'ordre chronologique. Pariant, comme nous le verrons, pour l'unité du siècle, il a su respecter la logique de ce parti pris. On peut discuter son interprétation ; on ne peut refuser à son livre le mérite assez rare de l'unité du fond et de la forme.

Pour que le bonheur soit possible, il faut que la « nature des choses » ne contredise pas les exigences de la nature humaine. La première

dimension du bonheur est métaphysique. Ce n'est pas le moindre paradoxe du XVIIIe siècle que d'avoir prétendu se cantonner dans l'expérience immédiate, alors qu'il ne cesse, en réalité, de reprendre les mêmes questions sur la condition humaine. R. Mauzi y voit le signe d'une inquiétude, et même d'un pessimisme secret qui donne une coloration ambiguë aux déclarations euphoriques dont le siècle de Candide est coutumier. On veut croire alors à la bonté de la Nature, à la destination sociale de l'homme, à l'efficacité de la raison : on est souvent contraint d'avouer la tyrannie de ces « puissances trompeuses » que dénonçaient, avec Pascal, les moralistes classiques ; de reconnaître que le bonheur n'est pas dans les agita-

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tions du « inonde » mais dans la retraite, et surtout que la qualité d'un bonheur est toute subjective. Ce double déterminisme de la Nature et de la Fortune n'est pas le seul obstacle que rencontre la recherche rationnelle du bonheur ; car le bonheur n'est rien moins qu'une idée simple : diversité et unité, intensité et plénitude, mouvement et repos, liberté et sécurité semblent des exigences incompatibles ; l'originalité du XVIIIe siècle n'est pas dans le dénombrement de ces dilemmes, mais dans son refus obstiné de les accepter pour tels ; pas plus qu'il ne croit inconciliables les besoins opposés de l'âme, il n'admet la fatalité d'un conflit entre l'épanouissement individuel et l'ordre social, entre les inclinations de la T^ature et les impératifs de la Vertu. Dès ce troisième chapitre, nous devinons la part d'illusion volontaire ou de mauvaise foi que recèleront souvent ses affirmations les plus optimistes. Dans la sagesse moyenne du « siècle des lumières », l'esprit critique cède volontiers le pas aux sophismes intéressés. Quelques voix discordantes n'empêchent pas une quasi-unanimité autour du plus mensonger et du moins gratuit de ces lieux communs rassurants : le bonheur, dit-on, est indépendant de la condition sociale, ou, du moins, il n'est pas lié aux conditions privilégiées. Tout au long du siècle, deux thèmes contrastés sont inlassablement repris, celui des écueils de la grandeur et celui de la félicité des humbles ; à mi- distance de ces deux extrêmes, la tonalité dominante est une morale du juste milieu, une apologie de la médiocrité, où transparaît la vocation « bourgeoise » du siècle.

Vocation si peu révolutionnaire qu'un compromis s'esquisse, vers 1730, entre les tenants de la « morale naturelle » et les défenseurs du vieil ordre théologique : l'inspiration chrétienne et l'inspiration épicurienne se mêlent étroitement dans une œuvre qui est parmi les plus représentatives de cette première période, le Traité du Vrai mérite de Lemaître de Claville. Là encore le siècle marque son refus des déchirements intimes : rien ne lui est plus étranger que le sentiment d'un choix inéluctable entre la terre et le Ciel. C'est seulement après 1740, lorsqu'une génération de « philosophes » prend la relève de l'épicurisme mondain, que les moralistes chrétiens durcissent leur attitude. Et pourtant, la définition « philosophique » du bonheur prolonge les équivoques de l'épicurisme chrétien. La science universelle du bonheur, que les philosophes veulent fonder sur les lois objectives de la nature et du « sentiment », se révèle encore plus prudente que l'art de vivre des mondains : plus contraignante même que la morale chrétienne, puisqu'elle fait bon marché des cas individuels et prétend couler toutes les vies dans le même moule. Cet impérialisme de la philosophie suscite de fréquentes protestations ; celle du libertin La Mettrie, qui fait scandale, est plus bruyante qu'efficace ; mais les réticences des « âmes sensibles » sont largement antérieures à la période que l'on qualifie d'ordinaire de « préromantique » : la majorité des témoignages va cependant dans le sens voulu par la morale des phi-

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losophes. Le XVIIIe siècle s'efforce de croire à l'harmonie providentielle de la raison et du cœur, des impulsions de l'instinct et des nécessités de l'ordre. Il rêve d'un homme qui serait spontanément vertueux et trouverait son plaisir dans l'accomplissement quotidien de son devoir. Cet homme idéal n'est pas une pure invention des moralistes : discret et laborieux, ignorant des orages passionnels, préférant Y être au paraître, mais de plus en plus conscient de sa dignité propre et de son importance sociale, le voici installé dans son bureau où un trait de plume lui suffit pour se faire obéir aux quatre coins de l'univers. Tel le M. Vanderk du Philosophe sans le savoir, le négociant incarne et concilie les aspirations contradictoires du siècle : « champion de la bonne conscience », persuadé que son bonheur est la récompense de son mérite, c'est lui qui réalise le mieux l'équilibre de la jouissance et de la vertu, où R. Mauzi voit le « grand rêve de l'époque » (p. 289).

S'il est vrai, comme l'avaient déjà écrit d'autres historiens, que le siècle tout entier « pense bourgeois », la constatation de cette tendance majeure justifie la seconde démarche du livre. Par-delà ses dissensions idéologiques, ses hésitations ou ses inconséquences, le xviiie siècle s'est peu à peu forgé une certaine image du bonheur. R. Mauzi étudie d'abord ses composantes les plus simples et nous conduit progressivement jusqu'aux plus complexes. La seconde partie de sa thèse doit être considérée comme la contre-épreuve de la première, puisqu'elle culmine dans l'analyse du bonheur vertueux et celle-ci dans l'évocation du bonheur bourgeois. Nous disons « culmine » pour nous placer, comme nous y invite R. Mauzi, dans la perspective qui est celle du siècle.

En fait, cette époque si encline à se nourrir de mythes apaisants a su goûter aussi des « formes d'existence » moins suspectes : et d'abord le simple bonheur ďexister, découvert par Montesquieu, analysé par Rousseau dans la seconde et la cinquième Promenades ; R. Mauzi consacre à ces textes plusieurs pages qui sont peut-être les plus pénétrantes et certainement les plus belles de son livre ; il ne méconnaît pas cependant ce que l'expérience de Rousseau a, en son temps, d'exceptionnel. Bien peu de « promeneurs solitaires » ont connu, avant et après l'auteur des Rêveries, l'art de « rassembler tout son être » dans le repos absolu du vide intérieur. Beaucoup, en revanche, ont savouré la plénitude physique du bonheur purement « machinal », la bonne entente de l'âme et du corps dont la santé est la première condition. Au xville siècle les conseils de la simple hygiène occupent donc une grande place dans la définition du bonheur : entre deux « projets » utiles à la postérité, le politique profond — ou du moins généreux — qu'est l'abbé de Saint-Pierre trouve le temps d'imaginer un fauteuil mécanique mobile, dont les secousses éviteraient aux personnes trop sédentaires les inconvénients d'une digestion difficile... Le thème du bonheur physique devient ainsi un aspect essentiel du nouvel humanisme que le siècle tente d'édifier. Liée au corps, l'âme

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est informée par le monde extérieur : pas plus que ses contemporains, Rousseau ne songe à regretter cette double dépendance ; son « matérialisme du sage » se fonde sur la conviction, fort répandue au siècle de Gondillac, que vivre c'est sentir. « Exister, pour l'homme du xvnie siècle, — note R. Mauzi — c'est d'abord être en relation, se sentir solidement rivé aux choses et façonné par elles » (p. 314). Cet enracinement dans le réel, que l'âme doit aux sensations, est un utile contrepoids aux visées impérialistes de la raison abstraite ; reconnaître l'influence des choses sur le bonheur de chaque jour ne revient pas à proclamer que la raison n'a aucun rôle à jouer dans l'aménagement d'une vie heureuse. Au contraire le bonheur devient ainsi affaire de décor ou d'éducation. La philosophie morale d'Helvétius naît de cette découverte sur laquelle se fonde également ce que l'histoire littéraire appelle communément le « sentiment » de la nature. R. Mauzi fait à ce propos une excellente mise au point, en montrant combien ce « sentiment » qui n'est pas dilution de l'âme dans les choses, mais pouvoir des choses sur l'âme, est au fond peu « sentimental », et combien son analyse nous éloigne des extases romantiques. L'homme du xvnie siècle ne cherche pas à diviniser le monde pour mieux se perdre en lui ; spontanément matérialiste, il éprouve au contraire sa dépendance à l'égard des objets de l'univers matériel comme preuve de ce que la terre est bien sa véritable patrie.

Que cet équilibre fondamental qui est la forme la plus immédiate du bonheur soit pensé et non plus simplement senti, et l'on accède à ce que R. Mauzi dénomme, fort poétiquement, « l'immobilité de la vie heureuse » (Ch. IX). Avouons qu'à notre avis cette seconde « forme d'existence » perd en fraîcheur ce qu'elle gagne en complexité. Assumé par l'esprit, le bonheur existentiel est vite altéré et faussé par l'idéologie. Il y a de la noblesse dans ce que les écrivains du siècle nous disent des joies calmes de l'étude et de l'amitié ; beaucoup de grâce dans leur manière de goûter l'art des jardins, de la sincérité sans doute dans leurs descriptions du bonheur domestique ainsi que dans leurs rêves d'évasion pastorale et de bonheur champêtre : à propos de ce dernier thème, si galvaudé, comment ne pas faire une fois de plus la part du mensonge complaisant et du mythe opportun ? R. Mauzi note sa richesse en suggestions poétiques, mais sans fermer les yeux sur sa signification équivoque : l'image idéalisée, et néanmoins contradictoire, que la littérature offre alors du paysan n'est-elle pas le signe certain d'une « mauvaise conscience sociale » ? Le caractère irréel, sincèrement nostalgique ou artificieusement intéressé, de cette aspiration au repos est souligné par l'unanimité presque totale du siècle à célébrer le plaisir. Avec le plaisir, principe de mouvement, on franchit dans l'analyse du bonheur, un nouveau seuil de complexité. Il faut à l'âme des plaisirs variés pour échapper à l'ennui qui, toujours, la menace ; mais la quête du plaisir ne doit pas se tourner en aliénation passionnelle ; il y a donc de vrais et de faux plaisirs ; les vrais plaisirs

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sont transfigurés par l'esprit, non pas débauche vulgaire, mais « fine volupté ». Une fois de plus, la sagesse du siècle se révèle étonnamment prudente et mesurée : on serait tenté d'applaudir à cette hygiène de l'âme, qui est à la fois une technique et une esthétique du plaisir ; on serait porté à voir, dans cet idéal de juste milieu, non une facilité, mais une conquête si, de nouveau, un sophisme moralisateur ne venait obscurcir sa tonique lucidité. A cet art de vivre se mêle en effet une intention morale- : il est entendu que la hiérarchie hédoniste des plaisirs coïncide, opportunément, avec les normes de la morale reçue ; le dernier mot de l'arithmétique des plaisirs, c'est la notion de plaisirs moraux. D'où la formule inconsciemment équivoque du poète Young : « Qu'est-ce que le plaisir ? C'est la vertu sous un nom plus gai »...

L'attitude du siècle à l'égard des passions est dans la logique de cette équation ambiguë. Plus encore que l'attrait du plaisir, l'élan passionnel semble propre à donner à l'âme ce mouvement qui, nous l'avons vu, est avec le repos l'une des deux premières conditions de la vie heureuse. D'autre part, la vision du monde, que les plus hardis des « philosophes » cherchent à imposer dans la seconde moitié du siècle, est particulièrement favorable au culte de la passion. S'il est vrai que la Nature tout entière est un perpétuel devenir, et puisqu'il n'est pas de bonheur concevable sans fidélité à ses lois, l'homme passionné, emporté par l'élan des forces obscures qui sont au plus profond de son être, a chance d'être l'homme heureux par excellence, le seul aussi qui soit capable d'accéder au « sublime », soit dans la vie pratique, soit dans les ouvrages de l'esprit. « II n'y a que les passions, et les grandes passions, écrit Diderot — dès 1746 — ■ qui puissent élever l'âme aux grandes choses ». Mais l'auteur du Rêve de ď Alembert est aussi celui du Père de Famille, et il est à peine besoin de rappeler les contradictions ou, du moins, les oscillations de sa morale. Diderot pense que dans un univers dont le mouvement est la seule constante, le repos de l'âme serait un état contre nature ; mais, au sentiment brut qui est asservissement à la sensibilité du « diaphragme », il préfère, dans le Paradoxe sur le Comédien, la sensibilité de l'homme de génie, c'est-à-dire le sentiment élaboré par l'esprit. On voit qu'au XVIIIe siècle la notion même de passions, comme du reste celle de sensibilité, demeure assez floue pour recouvrir des réalités psychologiques très différentes. L'ambiguïté du terme favorise les compromis équivoques dont les contemporains de Diderot se satisfont volontiers. Chez un Rémond de Saint-Mard, épicurien délicatement paresseux et disciple attardé de La Fontaine ou de Saint-Evremond, l'éloge des passions confine au paradoxe : en fait, Rémond de Saint-Mard préconise l'abandon à la nature seulement parce que son expérience ne lui apprend rien sur les dangers de l'aliénation passionnelle. Au xvine siècle, les apologistes des passions sont souvent, par culture ou par tempérament, les hommes les moins portés à en concevoir de violentes : ceux-là confondent

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facilement les passions avec de simples goûts, et ne leur demandent que des émotions légères, propres à « remuer » l'âme agréablement, sans jamais la troubler dans ses profondeurs. Tout autre est l'attitude d'un Vauvenargues pour qui l'entraînement de la passion exprime ce que chacun a en lui de meilleur et de plus personnel. Ce dynamisme des passions n'est pas méconnu par l'abbé Prévost qui en fait le thème central de ses romans ; mais pour l'auteur de Cleveland les passions représentent des forces mystérieuses et comme étrangères aux âmes qu'elles habitent : elles ne sont pas l'expression dernière du moi, mais la manifestation d'une puissance occulte qui décide souverainement du destin des hommes. Fatalité ou Providence ? La réponse de Prévost demeure ambiguë, bien qu'il semble pencher vers le second terme. Après lui, on admet volontiers, et concurremment, que le déterminisme des passions est aussi le signe d'une finalité : cela n'empêche pas qu'on s'efforce de se prémunir contre leurs excès. Selon d'Holbach dont la philosophie de la nature se confond presque avec celle de Diderot, les passions ont dans la vie humaine la même fonction que la gravitation ou le magnétisme dans l'univers matériel ; d'Holbach n'en juge pas moins. possible et souhaitable d'équilibrer les passions entre elles, de façon à laisser la suprématie aux « passions sociales ». R. Mauzi n'a certainement pas tort de déceler dans cette solution toute verbale la mauvaise foi ou la naïveté qui caractérisent souvent l'optimisme moral du siècle.

Ce n'est pas cependant que l'on ait méconnu alors les réalités profondes du cœur. L'obsession de la gloire et de la grandeur d'âme qui hante Vauvenargues se situe à contre-courant : mais pour Diderot la gloire se confond avec la renommée ; ainsi l'imagination, par un bond dans l'avenir, a-t-elle le pouvoir d'élargir indéfiniment le bonheur un peu étriqué que définit l'hédonisme moral des philosophes... C'est l'imagination encore qui exalte parfois la sensibilité jusqu'à la gonfler d'ivresses cosmiques dont la volupté est un remède efficace aux angoisses de l'âme. Elle joue en revanche un moindre rôle qu'on ne pourrait croire dans l'idée que la littérature romanesque présente de l'amour. Au XVIIe siècle, écrit Robert Mauzi, « l'amour était tantôt plus, tantôt moins que lui-même » : exception faite de quelques œuvres comme La Princesse de Clèves, l'amour se situait toujours en deçà ou au-delà de l'humain, tantôt « mythologie héroïque et précieuse », tantôt pur instinct, fatal à l'ordre social comme à la paix de l'âme (pp. 458 et suiv.). Les écrivains du xvnie siècle s'efforcent au contraire de l'apprécier lucidement, en pesant ce qu'il comporte d'irrationnel et d'absurde, mais aussi les ressources qu'il offre dans la conquête du bonheur. Ce réalisme critique, proche parfois du cynisme, se révèle cependant impuissant à prévenir l'élaboration de nouveaux mythes qui se substituent aux anciens : une nouvelle préciosité s'édifie autour de l'idée de Nature, une Rature, nous dit R. Mauzi, dont l'amour devient comme la quintessence, et de l'idée de Vertu. Ainsi idéalisé, l'amour ne

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risque plus de contredire le devoir ou la raison. Il appartient moins au domaine des passions qu'à celui du sentiment : notion commode, qui permet d'escamoter tous les problèmes de la vie intérieure ou de croire, du moins, qu'ils ne sont jamais insolubles.

Principe de mouvement, le sentiment offre pour le bonheur tous les avantages de la passion sans aucun de ses risques. Et surtout il se prête beaucoup plus docilement au contrôle ou aux conseils de la raison. Si le XVIIIe siècle a cru pouvoir fonder scientifiquement l'art du bonheur, c'est qu'il a refusé d'admettre un divorce sans appel entre l'esprit et le cœur. La raison joue donc un grand rôle dans l'édification d'un bonheur purement humain. La plupart des moralistes du siècle souscrivent à cette déclaration de l'un d'eux : « C'est à l'esprit à guider le cœur dans la recherche de la félicité ». La première fonction de la raison, la plus traditionnelle, est de définir les limites à l'intérieur desquelles le désir d'être heureux demeure légitime ; l'illusion du siècle consiste à supposer que le cœur suivra sans regimber la route que la raison lui aura dictée. Systématisé par Burlamaqui, le Droit Naturel n'est rien d'autre que la science d'un «: solide bonheur », c'est-à-dire d'une félicité qui naîtra du respect de normes universelles. Le XVIIIe siècle admet qu'il suffit de connaître le bien pour l'aimer. La confiance qu'il accorde aux lumières et à l'évidence — sorte de miracle naturel — inspire son combat contre la « superstition » et les « préjugés ». Ainsi la raison critique devient l'auxiliaire indispensable de la raison normative. Pour d'Holbach, l'erreur est la source unique de tous les maux dont souffre la malheureuse humanité. Il lui arrive pourtant de reconnaître qu'une fois les préjugés détruits, il restera encore à faire l'essentiel ; se former « une philosophie pratique » assez souple pour prévenir les écarts de la nature et corriger les défaillances éventuelles du tempérament. La raison doit donc définir une technique de la vie intérieure : telle est sa fonction la plus discrète, non la moins délicate. M. de Wolmar excelle dans ce que Julie dénomme « l'épi- curéisme de la raison ». D'autres personnages de roman sont moins heureux dans leurs tentatives pour ruser avec la nature. Une humble question d'emploi du temps tient en échec la philosophie de Cleveland qui ne parvient pas à concilier, dans l'horaire de chaque jour, les deux composantes de son bonheur, son goût de l'étude et l'amour qu'il porte à sa femme. Sachons gré à R. Mauzi d'avoir su découvrir dans les six volumes du roman de l'abbé Prévost les deux ou trois pages qui exposent ce petit problème — menu mais insoluble — du bonheur conjugal. Ce n'est pas le moindre intérêt de sa thèse de rappeler comment le xvnie siècle, si féru d'abstractions, savait parfois être proche du réel. Il est vrai que l'abbé Prévost n'est nullement représentatif de la moyenne des romanciers ou des moralistes de son temps. Le regard lucide qu'il jette sur la condition humaine contredit souvent les illusions apaisantes de ses contemporains... Ceux-ci proclament bien haut que la route du bonheur passe par

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la vérité ; mais cette vérité apparaît trop conforme à leurs désirs secrets pour n'être pas suspecte. L'optimisme du xvnie siècle est sous-tendu par une métaphysique de l'Ordre, de la Nature et du Progrès, trois grands mythes qu'une raison complaisante adapte avec souplesse aux exigences du cœur. Peu importent ici les contradictions ; peu importe qu'en bonne logique la confiance dans la Nature et la foi dans le Progrès soient incompatibles, puisque l'une et l'autre préservent du sentiment de l'absurde et constituent ainsi, pour le bonheur, une double sécurité (p. 571).

On en arrive ainsi à l'illusion suprême du siècle, qui résume et implique toutes les autres, l'illusion du bonheur vertueux. Au xvnie siècle, la vertu est définie uniquement comme une aptitude sociale ; le sophisme inlassablement repris consiste à admettre simultanément qu'il n'est pas de bonheur possible sans bonne conscience, et que celle-ci ne suppose aucun sacrifice véritable. Puisque l'homme est naturellement sociable, son plaisir coïncide avec son devoir. Cette confusion euphorique de la nature et de la vertu, que Rousseau est presque seul à dénoncer, s'appuie sur le dogme de la sociabilité. Dès le début du siècle, la politesse mondaine est conçue comme la forme affinée de l'instinct social qui est en l'homme et qui lie le bonheur de chacun à celui de tous. Plus tard, les âmes sensibles célèbrent à l'envi les joies pures de la bienfaisance ; les esprits plus secs préfèrent asseoir solidement la vertu sur l'intérêt et ils appellent le calcul à suppléer le sentiment : mais que la vertu soit une effusion de l'âme, ou, comme le dit R. Mauzi, « la banque du bonheur », elle n'entre jamais en conflit avec la nature. La vertu-intérêt, constate R. Mauzi, n'est pas un thème plus réaliste que la vertu naturelle :

« Sous le cynisme de bon aloi, survivent les mêmes postulats optimistes, traduits simplement en termes rationnels [...]. La loi naturelle était une révélation immédiate au sein ďune nature monolithique ; Vintérêt devient une médiation entre les deux parties d'une nature dédoublée ой la spontanéité et la réflexion se distinguent Vune de Vautre. Mais entre les deux s'ins- talle un rapport magique, puisque la raison informe et dirige la nature sans rencontrer d'obstacles... » (p. 623).

Héritier de Rousseau, Kant saura dissocier le problème moral de celui du bonheur. Faute de cette distinction, le bonheur rêvé par le XVIIIe siècle apparaît en dernière analyse singulièrement équivoque : paradoxalement, l'individu est la grande victime des « philosophes », puisque — au nom de la nature ou de l'ordre — « il se voit interdire à la fois les libres jeux de l'aventure, les mystères d'un au-delà et les merveilles du moi profond » (p. 657).

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ANNALES

Cette analyse sommaire d'un livre dont il serait vain de vouloir épuiser la substance en quelques pages permet du moins de

préciser ce que R. Mauzi veut dire lorsqu'il parle de l'unité du siècle. Il ne s'agit pas de nier les conflits ou les tiraillements, encore moins de sous- estimer, au bénéfice des minores, l'originalité des écrivains de premier plan. De tous ceux-ci, Rousseau est à coup sûr le moins conformiste. Mais Montesquieu, Diderot ou Voltaire ne sont jamais entièrement prisonniers de la définition moyenne du bonheur, que beaucoup, autour d'eux, admettent au contraire sans discussion. Le plan que son sujet imposait à R. Mauzi se prêtait mal à une concentration de l'intérêt autour de quelques grandes figures. Un certain émiettement — auquel l'index final des auteurs cités apporte un remède utile — devenait ainsi presque impossible à éviter. Cet inconvénient est le prix de ce que sa thèse apporte de plus neuf : une certaine image globale du XVIIIe siècle, dont toutes les études particulières devront désormais tenir compte. En dénombrant les sophismes dont se nourrit la sagesse convenue du siècle, R. Mauzi fournit les moyens d'apprécier objectivement la lucidité de chaque individu, quitte à bousculer ainsi un certain nombre d'idées reçues. Sans doute commencions-nous à savoir, grâce en particulier aux travaux de MM. Burgelin et Derathé, que la véritable doctrine de Rousseau était exactement à l'opposé de celle que lui attribuait une tradition tenace ; sans doute M. R. Pomeau nous avait-il révélé les angoisses et les doutes masqués par le « hideux sourire » de Voltaire... Cette fois, c'est le siècle des lumières tout entier qui est saisi, de l'intérieur, dans ses aspirations et ses inquiétudes, dans ses certitudes proclamées et ses hésitations secrètes, dans ses audaces et dans ses compromissions.

Le siècle tout entier ; entendons le siècle pris comme un tout. JNfous avons dit que le livre de R. Mauzi est plus un tableau qu'une histoire. Dans le détail des chapitres, l'auteur ne manque pas de suivre souvent l'ordre chronologique ou de marquer les points extrêmes d'une évolution. Attentif à l'originalité de chaque période comme aux variantes individuelles, il refuse cependant les étiquettes préfabriquées, ou les cadres tracés d'avance. Il sait que la morale des « philosophes » diffère moins qu'on le croit d'ordinaire de celle des âmes pieuses, et ne veut ignorer aucune des attitudes intermédiaires entre le rigorisme austère du P. Croi- set et les scandaleux paradoxes de La Mettrie ; en classant Lévesque de Pouilly parmi les philosophes et Lemaître de Claville parmi les chrétiens, il montre justement les affinités nombreuses qui lient leurs deux doctrines. L'image presque immobile qu'il nous présente du siècle dans son ensemble — un siècle qui commence avec Malebranche et Bayle et se survit jusqu'à Mme de Staël — s'inspire d'une méfiance analogue à l'égard des oppositions trop faciles ; ce n'est pas seulement à la fin du siècle que des protestations s'élèvent contre les chimères de la morale

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utilitariste, et il est vain de vouloir distinguer dans le temps le XVIIIe siècle rationaliste et celui qui préfère les certitudes du cœur aux préjugés de la raison. On oublie trop, inversement, que, de Volney à Sénancour, les « âmes sensibles » de la période pré-romantique sont filles du matérialisme des philosophes. Certes, l'unité du siècle n'est pas monolithique ; elle n'exclut ni évolution, ni contradictions ; mais à trop insister sur ce qui le divise contre lui-même, on risque de perdre de vue l'essentiel : une certaine idée euphorique de la nature humaine, aussi éloignée du jansénisme que du romantisme, et qui donne au siècle dans son ensemble sa personnalité propre.

Cet optimisme moral ne consiste pas seulement à affirmer que la nature humaine est bonne en elle-même, mais surtout à nier qu'il y ait en elle des aspirations et des exigences irrémédiablement contradictoires. L'homme de Pascal était un mélange incompréhensible de grandeur et de bassesse. L'homme des romantiques se complaira dans ses déchirements intimes. L'homme du xvine siècle est un être harmonieux : chez lui les intuitions du cœur ne contredisent jamais durablement les vérités de la raison ; ou bien le raisonnement confirme ce que le « sentiment » avait deviné, ou bien celui-ci se laisse facilement éclairer par l'esprit ; le même accord s'établit spontanément entre le bonheur de chacun et celui des autres, et la plus haute vertu n'est jamais que le suprême épanouissement de la nature. « Illusion dogmatique », sans doute, R. Mauzi n'a pas tort de le dire (p. 450), et nous avons vu la lucidité de son analyse, son effort sans complaisance pour sonder les âmes et retrouver, derrière la sérénité factice des lieux communs, leurs motivations troubles, rarement désintéressées. Mieux qu'une description en profondeur, son livre est un inventaire critique, d'autant plus perspicace que l'auteur ne craint jamais de prendre parti. L'ouvrage serait moins pénétrant et moins riche s'il n'excitait jamais à la discussion. Livre objectif, bien sûr, et il n'est pas besoin de redire l'ampleur et le sérieux de sa documentation. Mais R. Mauzi ne se laisse pas enfermer dans une conception timorée, étroite et formaliste de l'objectivité. On ne s'étonnera pas que son étude prenne parfois un ton polémique, plus souvent celui d'une discrète ironie. Dans ce dialogue entre « l'homme du XVIIIe siècle » et celui du xxe, qu'est en réalité son livre, le second interlocuteur domine aisément le premier : victoire brillante et presque trop facile. Le vainqueur ne risque-t-il pas lui-même d'en être dupe ? Et lorsqu'il dénonce justement le dogmatisme honteux de son partenaire, ne s'inspire-t-il pas d'un dogmatisme contraire, disons, d'une certaine vision du monde, moins naïve, certes, que celle du XVIIIe siècle, mais aussi chargée de présuppositions et de certitudes a priori ?

Si l'objection porte sur les conclusions du livre, elle vaut d'abord pour sa méthode. Habile à débrouiller l'écheveau des idées, R. Mauzi s'attache surtout à montrer leur signification affective. S'ensuit-il que

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pour lui le vrai sens d'un système philosophique, voire d'une théorie médicale ou d'une doctrine économique, doive être cherché à chaque fois dans les mobiles « sourdement existentiels » qui peuvent les inspirer ? Nous avons peine à croire, pour notre part, que les thèmes du bonheur social reflètent si largement au XVIIIe siècle — non plus du reste qu'à aucune autre époque — « les principales antinomies de la conscience individuelle » (p. 656). S'il n'est pas prouvé que l'individuel s'explique toujours aisément par le collectif, la réduction inverse nous semble passablement aventureuse. Nous ferons une remarque analogue à propos de ces « grandioses systèmes de la nature » qui se multiplient au cours du siècle : R. Mauzi montre le champ qu'ils ouvrent à l'imagination, les apaisements qu'ils donnent à la sensibilité : gardons-nous cependant de prendre ici encore l'effet pour la cause. Au xvnie siècle, la « vieille hypothèse rassurante de la chaîne des êtres » (p. 500) est autre chose qu'un mythe forgé par l'imagination pour la sécurité du cœur, puisque l'histoire naturelle lui apporte une manière de caution scientifique. Distinguons, dans ce domaine surtout, le mouvement objectif des idées et la signification subjective dont elles se chargent après coup.

Peut-être R. Mauzi nous accorderait-il volontiers ce qui précède, et reconnaîtrait-il lui-même les limites de sa méthode d'explication existentielle. Mais les inconvénients de celle-ci ne nous paraissent pas moindres lorsqu'elle s'applique plus directement à la manière dont le XVIIIe siècle pose et résout le problème du bonheur individuel. Les sophismes et les confusions dont se nourrit la pensée morale du siècle représentent, selon R. Mauzi, la réponse de la raison à une angoisse secrète. Avouons que, sur ce point, le détail de son analyse ne nous paraît pas toujours convaincant. A plusieurs reprises le tableau qu'il trace nous semble un peu poussé au noir, pour les besoins de sa cause. Nous lui concéderons que Mauper- tuis était d'humeur morose : ce triste théoricien du bonheur croyait pourtant à l'efficacité de la philosophie et de l'arithmétique morale (p. 61 et 95). Que Voltaire ait eu son côté pascalien n'est pas un argument valable contre Y Anti- Pascal. On n'a pas fini d'épiloguer sur la conclusion de Candide : il n'est pas sûr qu'elle soit toute négative ni que le scepticisme de Martin représente le dernier mot de l'auteur. R. Mauzi évoque avec pertinence le refus des philosophes de « réduire toute activité à une inquiétude » (p. 435). Comme Diderot ou Voltaire, d'Holbach pense que le mouvement est l'essence de l'âme : « en décrivant l'homme comme une nature en mouvement, d'Holbach se débarrasse de la vieille antithèse chrétienne qui en faisait un être double et séparait en lui le vide et le plein » (p. 446). On peut juger la solution trop facile, dire que cet optimisme est superficiel : n'est-ce pas un peu forcer les textes que de l'expliquer par son contraire, et d'écrire par exemple que le bonheur exhaustif et total dont rêve le siècle, impatient d'épuiser toutes les virtualités de la nature humaine, est le fait d'un désir « à la fois hardi et inquiet » ?

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(p. 119). Procès de tendance, expression d'un parti pris. Au fond, ce que R. Mauzi pardonne difficilement au xvine siècle, c'est d'avoir cru au bonheur. Commentant, avec sa pénétration coutumière, l'un de ces nombreux Traités du Bonheur dont il dut faire si longtemps, non sans agacement, ses lectures favorites, il a cette phrase révélatrice :

« Morale universelle, morale irréfutable, parce qu'empirique, morale facile parce que naturelle, triple illusion qui méconnaît à la fois le caractère irremplaçable de Vindividu, les contradictions de la vie intérieure, les limites de la raison et la transcendance de la loi morale. » (p. 523).

Malgré son importance, négligeons pour l'instant la première idée. Par les deux dernières, R. Mauzi reproche au XVIIIe siècle de s'être éloigné de Pascal sans avoir su s'élever jusqu'à Kant. C'est passer un peu vite sur le fait que Kant, lui aussi, fait partie du XVIIIe siècle, et que si les sophismes euphoriques de la philosophie des lumières relèvent d'un explication existentielle, on en pourrait dire autant de la sécurité, du confort moral, qu'apporte l'obéissance à l'impératif catégorique... Reste à savoir si parler de « l'éternelle dualité humaine » (p. 450) ne constitue pas également un choix métaphysique, aussi valable — et aussi contestable — que le choix contraire. Reste à savoir si le moraliste ne se substitue pas ici, un peu indûment, à l'historien, et enfin, si Vhomme éternel qui semble réapparaître ici, a plus de réalité que Yhomme universel des philosophes...

Répétons-le pourtant : le livre de R. Mauzi n'est pas de ceux que l'on résume aisément en une formule sommaire. A plusieurs reprises l'auteur en vient à se demander si les motivations existentielles qui inspirent la philosophie des lumières ne sont pas elles-mêmes commandées par autre chose : dans cette inquiétude qu'il discerne à l'arrière-plan des affirmations euphoriques, il n'aperçoit plus alors l'expression d'une angoisse intemporelle, mais un certain phénomène historique, véritable renversement de perspective, puisque cette hypothèse implique la primauté du social sur l'individuel. Il faudrait reprendre ici l'analyse tout à fait remarquable que R. Mauzi présente de l'un des poncifs préférés du siècle, le thème du bonheur paysan, montrer avec lui comment le genre pastoral, divertissement aristocratique, se fait de plus en plus moralisateur et sert ainsi les intérêts de classe de la bourgeoisie ; classe fort composite sans doute — ■ et l'historien le rappelle opportunément (p. 271, note 4) — mais qui n'en prend pas moins conscience de son unité, à égale distance d'une oisiveté qu'elle méprise et d'une misère qu'elle a besoin d'oublier. De là ce « double jeu » que lui impose sa situation ambiguë :

« Elle se sert des humbles contre les grands, mais ce n'est pas pour leur remettre les fruits de la victoire puisque le peuple est a priori déclaré heureux. La tactique consiste à condamner les grands, au nom de Vidéal moral que le peuple est censé incarner, puis à intercepter les bienfaits de l'opération. Bien loin de modifier la condition des humbles, il faut les fixer dans leur essence, les enfermer dans le halo magique de la frugalité heureuse. Ils sont

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trop précieux, tels qu'ils sont, comme justification mythique des revendications bourgeoises » (p. 168).

Ne pourrait-on expliquer de la même façon tous les mensonges sur lesquels se fonde l'optimisme moral du siècle ? Et d'abord le premier et le plus grave de tous, celui qui conditionne tous les autres, cet homme mythique qui se substitue alors à l'homme véritable — entendons aux hommes réels du XVIIIe siècle, sinon à l'homme de tous les temps ? R. Mauzi est justement sévère pour cette « reconstruction géométrique de la nature humaine » (p. 523) qui résout en les niant et les problèmes de la vie intérieure et ceux de l'harmonie sociale. En même temps que son caractère illusoire, il relève sa signification polémique. L'homme universel s'oppose à celui de la théologie : « il faut de la discipline quand on veut faire reculer Dieu » (p. 232). Telles sont les nécessités du combat que les philosophes livrent au Christianisme : libéré du surnaturel, l'homme tombe sous le joug tyrannique de la nature. La victoire de la philosophie exigeait le sacrifice de l'individu... Nous ne voyons rien à reprendre à cette analyse. Peut-être faudrait-il préciser cependant que si le xvine siècle ignore superbement les problèmes réels de l'individu, c'est en raison même de l'individualisme abstrait dont s'inspirent la morale et la philosophie naturelles. On est tenté de rappeler ici les réflexions de Marx sur les « robinsonades » du xvine siècle, préfiguration de la société capitaliste du xixe. S'il est vrai que la « morale naturelle » substitue une aliénation à une autre, elle n'en annonce pas moins, avec les illusions du libéralisme économique, le credo du libéralisme politique. La France des lumières, c'est déjà celle des Droits de l'Homme.

Il est vrai que le siècle, dans son ensemble, est fort éloigné de chercher son bonheur dans le bouleversement du vieil ordre social. N'en déplaise aux amateurs d'images d'Epinal et de schémas scolaires, l'homme du XVIIIe siècle a chance de ressembler beaucoup au portrait que trace de lui R. Mauzi. Il ne songe pas encore à se costumer en Brutus ; étranger à toute rêverie héroïque, il pense moins à changer le monde qu'à s'y aménager une place confortable ; son bonheur suppose plus de renoncements que de conquêtes. « Morale de la méfiance et de la mesure » (p. 179), bonheur médiocre, certes ; R. Mauzi développe sur ce point, avec une grande richesse d'idées et d'exemples, les suggestions de P. Hazard et de B. Groethuysen. Mais son livre fait plus que relever sans complaisance les équivoques intéressées du thème de la médiocrité heureuse; il montre comment toute la pensée morale du siècle s'en inspire plus ou moins, si bien que le bonheur bourgeois déborde largement les limites de la bourgeoisie (p. 175). N'est-ce pas la preuve que cet idéal étriqué n'était pas dépourvu de force expansive et que ses mensonges mêmes s'inscrivaient alors dans la vérité de l'histoire ?

Jean Ehrard Paris

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