walter scott ivanhoe

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Walter Scott I I v v a a n n h h o o é é roman BeQ

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Aventura

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  • Walter Scott

    IIvvaannhhoo roman

    BeQ

  • Walter Scott

    Ivanho roman

    Traduction dAlexandre Dumas

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 160 : version 1.1

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Rob-Roy Le Nain noir

    La fiance de Lammermoor Contes et balades ; mlanges potiques

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  • Walter Scott : chronologie 1776 Naissance de Walter Scott dimbourg, en

    cosse. Famille de magistrats. Sa sant est fragile. Son enfance est nourrie de livres dhistoire et de contes.

    1786-92 tudes de droit luniversit ddimbourg. Il est admis au barreau en 1792.

    1797 Il pouse Marguerite-Charlotte Charpentier, jeune franaise calviniste et royaliste, refugie en cosse.

    1799 Il est nomm shrif du Comt de Selkirk, poste quil occupera toute sa vie.

    1803 Il publie avec succs un recueil de vieilles balades cossaises.

    1805 The Lay of the Last Minstrel, long pome pique.

    1806 Il est nomm greffier dimbourg. 1810 The Lady of the Lake, pomes. Mort de lady

    Forbes, son premier et malheureux amour. 1814 Il termine son premier roman historique,

    Waverlay. Le succs est immdiat.

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  • 1816 Old Mortality, roman. 1818 Rob Roy, roman. 1819 The Bride of Lammermoor, roman. 1820 Publication de Ivanho, son roman le plus

    populaire. Des opras et des pices de thtre en seront tirs. Enrichi par ses uvres, Scott achte le chteau dAbbotsford.

    1821 Kenilworth, roman. 1823 Quentin Durward, roman. 1824 Redgauntlet, roman. 1825 The Talisman, roman. 1826 Mort de Charlotte Charpentier. La quasi-

    faillite de son diteur le ruine et lendette pour le reste de sa vie.

    1831 Long sjour Naples. 1832. Mort de Walter Scott dans son manoir de

    style nogothique dAbbotsford.

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  • Richard Cur de Lion Hros chevaleresque, aim des crivains

    romantiques, le roi Richard dAngleterre fut dabord un prince dAquitaine.

    Troisime fils dAlinor et de Henri II, Richard ne rve que guerre et grands exploits. Il se rvolte contre son pre en 1173-1174, mais est battu. la mort de son frre Geoffroi, il devient hritier du trne, et roi en 1189. Participant la troisime croisade, il fait assaut dexploits et de courtoisie avec Saladin. Mais le roi de France, Philippe Auguste, le premier rembarquer, en profite pour attaquer la Normandie. Richard se rsigne rentrer mais, captur par le duc Lopold dAutriche au cours de son voyage, il est livr lempereur Henri VI et enferm dans un donjon germanique, tandis que son frre Jean sans Terre et le roi de France, semparent de ses domaines. Il ne sera libr quen fvrier 1194, aprs avoir pay une forte ranon. Il retrouve alors son royaume mais doit nouveau le quitter pour lutter contre Philippe Auguste, qui soulve ses vassaux contre lui. Il meurt en 1199, en tentant de prendre le chteau de Chlus, prs de Limoges. Il naura finalement pass

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  • que quelques mois en Angleterre. Cest sous son rgne que les romanciers du XVIIIe sicle ont situ les exploits de Robin des Bois, le hors-la-loi, et Walter Scott, ceux dIvanho.

    LHistoire du monde, le Moyen ge. Larousse, 1994.

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  • Au temps dIvanho Les Normands, dont il est question dans le roman de

    Scott, se nommaient eux-mmes Vikings. Ils taient venus de Scandinavie et ils dferlrent sur lEurope partir du VIIIe sicle. Parmi eux, des Danois et des Norvgiens sinstallrent dans le nord de lAngleterre et en cosse. En 885-886, les Normands assigrent Paris et furent repousss, non sans quon leur ait concd le pays actuellement connu sous le nom de Normandie. Au XIe sicle, ils conquirent une partie de lAngleterre, occupant Londres.

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  • Ivanho

    Traduction dAlexandre Dumas Ce roman publi en 1820 Londres fit fureur.

    Nodier, Hugo, Dumas, Balzac en eurent aussi le coup de foudre ; Dumas avoua avoir eu Scott pour matre. Ds sa parution, il y eut de nombreuses traductions en franais. Alexandre Dumas sy mit partir de 1862.

    Peu de livres firent autant de bruit dans lhistoire ; moins encore eurent une influence aussi grande et aussi immdiate , crit Jacques Cabau.

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  • Ivanho

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  • I Dans ce charmant district de la joyeuse Angleterre

    quarrose le Don, stendait, aux jours reculs, une vaste fort qui couvrait la plus grande partie des montagnes pittoresques et des riches valles qui se trouvent entre Sheffield et la gracieuse ville de Doncaster. Les restes de ces bois immenses sont encore visibles aux environs du beau chteau de Wentworth, du parc de Warncliffe et autour de Rotherham. L, autrefois, revenait le dragon fabuleux de Wantley ; l, furent livres plusieurs des batailles dsespres qui ensanglantrent les guerres civiles des Deux-Roses ; l encore, fleurirent, aux anciens jours, ces troupes de vaillants outlaws dont les actions ont t popularises par les ballades anglaises.

    Cette localit tant celle o se passe notre scne principale, consignons que la date de notre histoire se rapporte une poque qui touche la fin du rgne de Richard Ier, lorsque le retour de sa longue captivit tait devenu un vnement plutt dsir quattendu par ses sujets dsesprs, lesquels, pendant cet interrgne, taient assujettis toute espce doppressions

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  • secondaires. Les seigneurs, dont le pouvoir tait devenu insupportable pendant le rgne dtienne et que la prudence de Henri II avait peine rduits une espce dinfodation la Couronne, avaient maintenant repris leur ancienne licence dans toute son tendue, mprisant la faible intervention du Conseil dtat dAngleterre, fortifiant leurs chteaux, augmentant le nombre des gens qui relevaient deux, rduisant tout ce qui les entourait une sorte de vasselage et sefforant, par tous les moyens possibles, de se mettre chacun la tte de forces suffisantes pour jouer un rle dans les convulsions nationales qui semblaient imminentes.

    La position de la petite noblesse ou des franklins, comme on disait alors, qui, daprs la loi et lesprit de la Constitution anglaise, avait le droit de se maintenir indpendante de la tyrannie fodale, devenait maintenant plus prcaire que jamais. Il est vrai que si, comme il arrivait habituellement, ils se mettaient sous la protection dun des petits tyrans de leur voisinage, quils acceptassent des charges dans son palais, ou sobligeassent, par des traits mutuels de protection et dalliance, le soutenir dans ses entreprises, il est vrai, disons-nous, quils pouvaient jouir dun repos temporaire ; mais ce devait tre par le sacrifice de cette indpendance qui tait si chre tous les curs anglais, et en courant le hasard dtre envelopps comme partisans dans toute expdition, si tmraire quelle ft,

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  • que lambition de leur protecteur le poussait entreprendre.

    Dun autre ct, les moyens de vexation et doppression que possdaient les grands barons taient si tendus et si multiples, que jamais ils ne manquaient ni de prtexte ni de volont pour poursuivre, harasser, pousser enfin aux dernires limites de la destruction ceux de leurs moins puissants voisins qui tentaient de se dgager de leur autorit, se reposant, pour leur salut pendant les dangers du temps, sur leur conduite inoffensive et sur les lois du pays.

    Une circonstance, qui tendait surtout rehausser la tyrannie de la noblesse et doubler les souffrances des classes infrieures, drivait particulirement de la conqute de Guillaume, duc de Normandie. Quatre gnrations staient succd et avaient t impuissantes mlanger le sang hostile des Normands et des Anglo-Saxons et runir, par un langage commun et des intrts mutuels, deux races ennemies, dont lune prouvait encore lorgueil du triomphe, tandis que lautre gmissait sous lhumiliation de la dfaite.

    Le pouvoir avait t compltement remis aux mains de la conqute normande, par lvnement de la bataille dHastings, et on lavait appliqu, comme nous lassure lhistoire, avec une main immodre. Toute la race des

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  • princes et des seigneurs saxons tait, peu dexceptions prs, extirpe ou dshrite, et le nombre de ceux qui possdaient des terres dans le pays de leurs anctres, comme protecteurs de la seconde classe ou des classes infrieures, tait extrmement restreint.

    La politique royale avait eu longtemps pour but daffaiblir, par tous les moyens lgaux ou illgaux, la force de cette partie de la population que lon considrait, juste titre, comme entretenant un sentiment de haine invtre contre le vainqueur. Tous les souverains de la race normande avaient tmoign la partialit la plus marque pour leurs sujets normands ; les lois de la chasse et beaucoup dautres, que lesprit plus doux et plus libre de la Constitution saxonne ignorait, avaient t fixes comme un joug sur le cou des habitants subjugus, surcrot fodal, des chanes dont ils taient chargs. la Cour, ainsi que dans les chteaux des grands seigneurs, o la pompe et le crmonial de la Cour taient imits, la langue franco-normande tait la seule en usage ; dans les tribunaux, les plaidoyers et les arrts taient prononcs dans la mme langue ; bref, le franco-normand tait la langue de lhonneur, de la chevalerie et mme de la justice ; tandis que langlo-saxon, si mle et si expressif, tait abandonn lusage des paysans et des serfs, qui nen savaient pas dautre. Peu peu, cependant, la communication oblige qui existait entre les matres du

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  • sol et les tres infrieurs et opprimes qui cultivaient ce sol, avait donn lieu la formation dun dialecte compos du franco-normand et de langlo-saxon, dialecte laide duquel ils pouvaient se faire comprendre les uns des autres, et de cette ncessit se forma graduellement ldifice de notre langue anglaise moderne, dans laquelle lidiome des vainqueurs et celui des vaincus se trouvent confondus si heureusement, et qui a t si heureusement enrichie par des emprunts faits aux langues classiques et celles que parlent les peuples mridionaux de lEurope.

    Jai jug propos dexposer cet tat de choses pour linstruction du lecteur peu familiaris avec cette poque, lequel pourrait oublier que, bien quaucun vnement historique, tel que la guerre ou mme linsurrection, ne marqut, aprs le rgne de Guillaume II, lexistence des Anglo-Saxons, comme peuple part, nanmoins, les grandes distinctions nationales qui existaient entre eux et leurs conqurants, le souvenir de ce quils avaient t autrefois et la conscience de leur humiliation actuelle continue, jusquau rgne ddouard III, tenir ouvertes et saignantes les blessures infliges par la conqute, et maintenir une ligne de dmarcation entre les descendants des Normands vainqueurs et des Saxons vaincus.

    Le soleil se couchait sur une riche et gazonneuse

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  • clairire de cette fort que nous avons signale au commencement de ce chapitre ; des centaines de chnes aux larges ttes, aux troncs ramasss, aux branches tendues, qui avaient peut-tre t tmoins de la marche triomphale des soldats romains, jetaient leurs rameaux robustes sur un pais tapis de la plus dlicieuse verdure. Dans quelques endroits, ils taient entremls de htres, de houx et de taillis de diverses essences, si troitement serrs, quils interceptaient les rayons du soleil couchant ; sur dautres points, ils sisolaient, formant ces longues avenues dans lentrelacement desquelles le regard aime sgarer, tandis que limagination les considre comme des sentiers menant des aspects dune solitude plus sauvage encore. Ici, les rouges rayons du soleil lanaient une lumire parse et dcolore, qui ruisselait sur les branches brises et les troncs moussus des arbres ; l, ils illuminaient en brillantes fractions les portions de terre jusquauxquelles ils se frayaient un chemin. Un vaste espace ouvert, au milieu de cette clairire, paraissait avoir t autrefois vou aux rites de la superstition des druides ; car, sur le sommet dune minence assez rgulire pour paratre leve par la main des hommes, il existait encore une partie dun cercle de pierres rudes et frustes de colossales proportions : sept de ces pierres se tenaient debout, les autres avaient t dloges de leur place, probablement par le zle de quelque converti

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  • au christianisme, et gisaient, celles-ci renverses prs de leur premier site, celles-l pousses jusque sur la dclivit de la colline.

    Une grande pierre avait seule gliss jusqu la base de lminence, et, en arrtant le cours dun petit ruisseau qui coulait doucement ses pieds, prtait, par lobstacle quelle lui opposait, une voix faible et murmurante ce paisible courant, silencieux partout ailleurs.

    Les cratures humaines qui compltaient ce paysage taient au nombre de deux, et sharmonisaient, par le costume et laspect, avec le caractre pre et rustique appartenant aux forts de West-Riding, du ct dYork, cette poque recule.

    Le plus g de ces hommes avait lapparence sombre, sauvage et froce ; son habit tait de la forme la plus simple qui se puisse imaginer : ctait une veste collante avec des manches ; cette veste tait compose de la peau tanne de quelque animal, sur laquelle les poils avaient dabord subsist, mais avaient t depuis uss en tant dendroits, quil et t difficile de dire, par les chantillons qui en restaient, quel animal cette fourrure avait appartenu.

    Ce vtement primitif stendait du col au genou, et remplaait tout autre vtement ; la seule ouverture quil et, lextrmit suprieure, tait juste assez large pour

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  • laisser passer la tte ; donc, on peut en dduire quon le passait comme on passe aujourdhui une chemise, et comme on passait autrefois une cotte de mailles, cest--dire par-dessus la tte et les paules ; des sandales, assures par des courroies de peau de sanglier, protgeaient les pieds, et deux bandes de cuir mince et souple se croisaient sur les jambes en montant seulement jusquau haut du mollet, laissant les genoux dcouvert comme le sont ceux dun montagnard cossais.

    Pour rendre la veste encore plus juste, elle tait serre la taille par une large ceinture de cuir, ferme par une boucle de cuivre. lun des cts de cette ceinture pendait une espce de panier ; lautre, une corne de blier ayant une embouchure par laquelle on soufflait ; enfin, dans la mme ceinture, tait pass un de ces couteaux longs, larges, aigus, deux tranchants et manche de corne de daim, que lon fabriquait dans le voisinage, et qui taient connus ds cette poque sous le nom de couteaux de Sheffield1. Lhomme portait la tte nue et navait, pour la dfendre, que son paisse chevelure, dont les touffes, emmles et rougies par le soleil, retombaient couleur de rouille sur ses paules et formaient un contraste avec sa barbe paisse et longue,

    1 Sheffield, aujourdhui encore, est renomm pour sa coutellerie; cest

    le Chtellerault de lAngleterre.

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  • qui avait la couleur de lambre jaune. Une partie de son costume nous reste encore

    peindre, car elle est trop remarquable pour tre oublie par nous : ctait un collier de cuivre ressemblant celui dun chien, mais sans aucune ouverture et fortement soud son cou, assez large pour napporter aucune gne la respiration, et cependant assez serr pour quon pt lenlever sans employer la lime ; sur ce singulier gorgerin tait grave, en caractres saxons, une inscription conue peu prs en ces termes :

    GURTH, FILS DE BEOWULPH,

    SERF-N DE CDRIC DE ROTHERWOOD Outre le porcher, car ctait l ltat de Gurth, on

    voyait, assis sur un des monuments druidiques gisant sur le sol, un personnage qui paraissait avoir dix ans de moins que son compagnon ; son costume, bien que se rapprochant de celui de Gurth par la forme, se composait de meilleurs matriaux et prsentait un aspect plus fantastique. Sa veste avait jadis t teinte en pourpre vif, et, sur cette veste, on avait essay de peindre certains ornements grotesques de diverses couleurs : outre cette veste, celui dont nous essayons de tracer le portrait portait un petit manteau qui descendait

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  • moiti de sa cuisse ; ce manteau tait de drap cramoisi, couvert de taches et doubl de jaune vif ; or, comme il pouvait le passer dune paule lautre ou sen envelopper son gr, sa largeur contrastait avec son peu de longueur et offrait la vue un trange vtement. Il portait aux bras des bracelets en argent, et son cou un collier du mme mtal, sur lequel tait grave cette inscription :

    WAMBA, FILS DE WITLESS,

    EST LE SERF DE CDRIC DE ROTHERWOOD Ce personnage tait chauss de sandales pareilles

    celles de son camarade ; mais, au lieu de ces morceaux de cuir enrouls autour de ses jambes, celles-ci taient encadres dans une paire de gutres, dont lune tait rouge et lautre jaune.

    Il tait, en outre, pourvu dun bonnet garni dune quantit de sonnettes de la grosseur environ de celles que lon attache au cou des faucons, et qui cliquetaient lorsquil tournait la tte de ct et dautre ; or, comme il restait rarement une minute dans la mme position, le bruit de ces clochettes tait peu prs continuel.

    Autour du bord de ce bonnet tait une bande de cuir pais, dentele son sommet comme une couronne

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  • pointes, tandis quun sac allong schappait du fond et descendait sur les paules comme un bonnet de coton, comme une chausse passer le caf, ou mieux la flamme dun colback de hussard.

    Ctait cette partie du bonnet de Wamba que lon avait cousu les sonnettes, et cette circonstance, aussi bien que la forme de sa coiffure et lexpression moiti folle, moiti futile de sa figure, servait le dsigner comme appartenant la classe des bouffons domestiques, ou railleurs, quon nourrissait dans les maisons des riches pour chasser lennui de ces heures languissantes quils taient obligs de passer dans leurs chteaux.

    Comme son compagnon, il portait un panier attach la ceinture ; mais il navait ni corne ni couteau, parce que probablement on le regardait comme appartenant une classe laquelle il et t dangereux de confier des outils tranchants. la place de ce couteau, il tait arm dune latte semblable celle avec laquelle Arlequin excute ses prodiges sur nos modernes thtres.

    Laspect extrieur de ces deux hommes ne formait pas un contraste plus oppos que celui de leur mine et de leur maintien. Celui du serf, ou de lesclave, tait triste et morne ; son regard tait fix sur la terre avec une expression de profond abattement, qui et pu passer pour de lapathie si le feu qui, de temps autre,

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  • jaillissait de son il rouge, net attest que sommeillait, sous lapparence de ce morne anantissement, la conscience de loppression et le dsir de la vengeance.

    Tout au contraire, la mine de Wamba indiquait, selon la coutume de la classe laquelle il appartenait, une espce de curiosit vive et une impatience inquite qui ne lui permettaient aucun repos, et cela en mme temps quil manifestait la plus grande vanit relativement sa position et sa bonne mine.

    Le dialogue auquel ils se livraient avait lieu en langue saxonne, laquelle, comme nous lavons dit, tait universellement parle par les classes infrieures, lexception des soldats normands et des serviteurs immdiats des grands seigneurs.

    Si nous donnions cette conversation dans loriginal, il est plus que probable que le lecteur moderne en profiterait mdiocrement ; cest pourquoi nous lui demandons la permission de lui en offrir la traduction suivante :

    La maldiction de saint Withold soit sur ces damns pourceaux ! dit le porcher aprs avoir violemment souffl dans sa corne pour rassembler la troupe parse des porcs, lesquels rpondirent son appel sur des tons galement mlodieux, mais ne sempressrent pas toutefois de quitter le banquet

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  • luxurieux de faines et de glands dont ils sengraissaient, ou dabandonner les bords marcageux du ruisseau dans lequel plusieurs dentre eux, moiti enterrs dans la vase, taient mollement couchs, sans se soucier autrement de la voix de leur gardien. La maldiction de saint Withold soit sur eux et sur moi ! ajouta Gurth ; si le loup deux jambes nen saisit pas quelques-uns avant la tombe de la nuit, je ne suis pas un honnte homme.

    moi, Fangs ! Fangs ! cria-t-il du plus haut de sa voix, en se tournant vers un chien dlabr, moiti loup, moiti chien couchant, et qui tenait le milieu entre le dogue et le lvrier, qui courait en boitant comme pour aider son matre rassembler les porcs rfractaires, mais qui, en effet, par msintelligence des signaux de son matre, par ignorance de son devoir, peut-tre mme par une malice prmdite, ne faisait que les chasser et l et augmenter le mal en paraissant vouloir y remdier.

    Que le diable tarrache les dents, continua Gurth, et que la mre du mal confonde le garde de la fort qui coupe les griffes de devant nos chiens1 et les rend

    1 Un des griefs les plus graves de ces temps doppression taient les

    lois forestires; ces statuts oppressifs furent le produit de la conqute normande, car les lois saxonnes lendroit de la chasse taient douces et humaines, tandis que celles de Guillaume, qui tait fort attach cet

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  • incapables de faire leur tat ! Wamba, lve-toi et aide-moi. Si tu es un homme, fais un tour derrire la colline pour prendre le vent sur eux ; et, quand tu lauras, tu pourras les pousser devant toi aussi facilement que tu ferais dun troupeau dinnocents agneaux.

    En vrit, dit Wamba, sans bouger de lendroit o il tait assis, jai consult mes jambes ce sujet, et elles sont tout fait davis que, si jallais porter mon joli costume travers ces affreux marais, ce serait un acte

    exercice, ainsi qu ses droits, furent tyranniques au dernier point.

    La cration de la new forest tmoigne de sa passion pour la chasse; car, pour arriver cette cration, un grand nombre de villages furent rduits ltat de celui dont le souvenir a t clbr par mon ami M. William Stewart Rose.

    Au milieu des ruines de lglise, le corbeau nocturne trouve un mlancolique asile; limpitoyable conqurant, que son crime soit puni! renverse cette petite cit pour agrandir sa chasse.

    La mutilation des chiens qui pouvaient tre la garde des troupeaux, et qui avait pour but de les empcher de courre le daim, sappelait lawing et tait dun usage gnral. La charte de la fort, destine amoindrir ces maux, dclare que linquisition ou lexamen de mutilation des chiens sera faite une fois tous les trois ans, et quelle sera faite alors sous les yeux et lattestation des magistrats et non autrement, et que ceux dont les chiens seront trouvs en contravention auront payer trois schellings damende; et qu lavenir le boeuf daucun homme ne sera saisi pour la lawing, cest--dire pour la mutilation. Cette lawing ou mutilation serait accomplie dans la forme ordinaire, qui est que trois griffes seront coupes lextrieur du pied droit.

    Voyez ce sujet lEssai historique sur la grande charte du roi Jean (un fort beau volume), par Richard Thompson.

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  • dinimiti envers ma personne souveraine et ma garde-robe royale. Cest pourquoi je te conseille, ami Gurth, de rappeler Fangs et dabandonner son malheureux sort ton troupeau danimaux indociles qui, soit quils rencontrent des bandes de soldats, doutlaws ou de plerins vagabonds, ne peuvent servir autre chose qu tre convertis en Normands avant laurore, ta grande joie et satisfaction.

    Mes pourceaux devenir Normands ma grande satisfaction ! scria Gurth. Quentends-tu par ces mots, Wamba ? car ma pauvre cervelle est trop lourde et mon esprit trop inquiet pour deviner des nigmes.

    Eh bien ! reprit Wamba, comment appelez-vous ces animaux grognards, qui courent l-bas sur leurs quatre jambes ?

    Des pourceaux, bouffon, des pourceaux, dit Gurth ; le premier idiot venu sait cela.

    Et pourceaux, cest du bon saxon, dit le railleur. Mais comment appelez-vous la truie, quand elle est corche et coupe par quartiers et suspendue par les talons comme un tratre ?

    Du porc, rpondit le ptre. Je suis heureux de reconnatre aussi que tous les

    idiots savent cela, dit Wamba ; or, un porc, je pense, est du bon normand-franais, de sorte que, tant que la bte

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  • est en vie et sous la garde dun serf saxon, elle porte son nom saxon ; mais elle devient normande et on lappelle porc quand elle est porte au chteau pour faire rjouissance aux seigneurs. Que dis-tu de cela, ami Gurth, hein ?

    Cette doctrine nest que trop vraie, ami Wamba, de quelque manire quelle soit entre dans ta folle tte.

    Oh ! je puis ten dire davantage encore, fit Wamba sur le mme ton. Vois ce vieux bailly-lox1, il continue porter son nom saxon tant quil est sous la garde de serfs et desclaves tels que toi ; mais il devient beef, cest--dire un fougueux et vaillant Franais, quand on le place sous les honorables mchoires qui doivent le dvorer ; monsieur calf aussi devient monsieur le veau de la mme faon ; il est Saxon tant quil lui faut nos soins et nos peines, et il prend un nom normand aussitt quil devient un objet de rgal.

    Par saint Dunstan ! scria Gurth, tu ne dis l que de tristes vrits. On ne nous laisse peu prs que lair que nous respirons, et on parat nous lavoir accord en hsitant fort, et dans le seul but de nous mettre mme

    1 Cette plaisanterie, que nous devons nous borner faire comprendre

    sans la rendre littralement, est lexemple de ce que dit plus haut Walter Scott de lintroduction des mots normands dans la langue saxonne. Ox et beef veulent dire tous les deux boeuf. Seulement, ox est le mot saxon, et beef le mot normand.

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  • de porter le fardeau dont on charge nos paules. Tout ce qui est beau et gras est pour les tables des Normands ; les plus belles sont pour leurs lits, les plus braves pour les armes de leurs matres ltranger, et ceux-l vont blanchir de leurs ossements les terres lointaines, ne laissant ici quun petit nombre dhommes qui aient, soit la volont, soit le pouvoir de protger les malheureux Saxons. Que la bndiction de Dieu soit sur notre matre Cdric ! Il a fait son labeur dhomme en se tenant sur la brche ; mais Rginald Front-de-Buf va descendre dans ce pays en personne, et nous verrons bientt combien peu Cdric sera rcompens de sa peine. Allons, viens ici, scria-t-il de nouveau en levant la voix, taaut ! taaut ! tu les as tous devant toi cette heure, et tu les fais marcher lestement, mon garon.

    Gurth, dit le railleur, je sais que tu me prends pour un fou, et tu ne serais pas si tmraire que de mettre ta tte entre mes dents ; un mot de ce que tu viens de dire contre les Normands rapport Rginald Front-de-Buf ou Philippe de Malvoisin, et tu serais un homme chass, et lon te verrait te balanant la branche dun de ces arbres, comme un mannequin, pour effrayer toutes ces mauvaises langues qui parlent mal des grands seigneurs et des hauts dignitaires.

    Chien ! scria Gurth, tu ne vas pas me trahir,

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  • jespre, aprs mavoir pouss parler dune faon si fatale pour moi ?

    Te trahir ? rpondit le bouffon. Non ; ce serait l le tour dun sage ; un fou ne peut pas de moiti calculer si bien. Mais doucement, qui nous arrive ici ? dit-il en coutant le pitinement de plusieurs chevaux, qui en ce moment se faisait entendre.

    Bon ! que nous importe ? rpondit Gurth, qui venait enfin de rassembler son troupeau, et, avec le secours de Fangs, le conduisait le long dune de ces obscures avenues que nous avons essay de dcrire.

    Non, rpondit Wamba, il faut que je voie les cavaliers ; peut-tre viennent-ils du royaume des fes avec un message du roi Obron.

    Que la peste temporte ! scria le ptre ; peux-tu parler de telles choses pendant quune si terrible tempte de tonnerres et dclairs clate quelques milles de nous ? coute comme la foudre gronde, et, pour une pluie dt, jamais je ne vis gouttes si larges et si droites descendre des nues ; entends-tu, quoiquil ny ait pas un souffle de vent, les grandes branches des chnes gmir et craquer, comme si nous tions en plein ouragan ? Tu sais jouer lhomme sage quand tu veux ; crois-moi une fois, et rentrons chez nous, avant que lorage entre en fureur, car cette nuit sera terrible.

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  • Wamba parut apprcier la force de ce raisonnement, et accompagna son camarade, qui se mit en route aprs avoir saisi un grand bton deux bouts qui tait tendu auprs de lui sur le gazon. Ce second Eume se hta darpenter la clairire de la fort en poussant devant lui, avec le secours de Fangs, son troupeau aux cris discordants.

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  • II Malgr les exhortations prudentes et les rprimandes

    ritres de son compagnon, au bruit que faisaient les pieds des chevaux continuant de se rapprocher, Wamba ne put sempcher de samuser sur la route chaque occasion qui sen prsentait, tantt arrachant aux noisetiers une poigne de noisettes moiti mres, et tantt dtournant la tte pour regarder quelque jeune paysanne qui traversait le sentier ; il en rsulta quau bout dun instant les cavaliers furent sur eux.

    Ces cavaliers formaient une troupe de dix hommes, dont les deux qui marchaient en tte semblaient tre des personnes de haute importance qui les autres servaient de suite. Il tait facile de se rendre compte de la condition et du caractre de lun de ces personnages.

    Ctait videmment un ecclsiastique du premier rang ; son costume tait celui dun moine de lOrdre de Cteaux, compos dtoffes beaucoup plus belles que celles que son ordre nen admettait ordinairement. Son manteau et son capuchon taient du plus beau drap de Flandre, tombant en plis amples et pleins de grce autour dune personne belle de formes, quoiquun peu

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  • corpulente. Sur son visage, on voyait aussi peu les signes de labstinence que dans ses vtements le mpris des splendeurs mondaines ; on aurait pu dire de ses traits quils taient beaux, sil ne stait nich sous larcade de son il le sentiment rare et picurien qui indique lhomme des brlantes volupts. Sous dautres rapports, sa profession et sa position lui avaient appris commander sa physionomie, quil pouvait rprimer sa volont et rendre solennelle selon loccasion, bien que son expression ft celle de lindulgence courtoise et de bonne humeur. Par drogation aux rgles de lordre et aux dits des papes et des conciles, les manches de ce dignitaire taient doubles et parementes de riches fourrures. Son manteau tait ferm au col avec une agrafe dore et tout le reste de son costume semblait aussi embelli que lest de nos jours celui dune beaut quakeresse qui, pendant quelle conserve la robe et le costume de sa secte, continue de donner sa simplicit un certain air de coquetterie qui penche un peu trop vers la vanit du monde par le choix des toffes et surtout par la manire de les tailler.

    Ce digne prlat tait mont sur une mule bien nourrie, dont les harnais taient richement dcors et dont la bride, selon la mode du jour, tait orne de sonnettes dargent ; dans sa manire de se tenir en selle, il ny avait rien de la gaucherie dun moine ; au contraire, il talait la grce aise et savante dun habile

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  • cavalier ; la vrit, il semblait que la monture si humble de la mule, quel que ft son bon tat et quelque bien dresse quelle ft un amble agrable et doux, ntait employe par le galant prlat que lorsquil voyageait sur la route. Un frre, un de ceux qui se trouvaient sa suite, menait, pour son usage en dautres occasions, un des plus beaux genets de race andalouse, que les marchands avaient cette poque lhabitude dimporter grands frais et risques pour lusage des personnes riches et de condition.

    La selle et la housse du superbe palefroi taient abrites dune longue couverture qui tombait presque jusqu terre, et sur laquelle taient brods des mitres splendides, de riches croix et dautres emblmes ecclsiastiques ; un second frre lai conduisait une mule de rechange, charge, selon toute probabilit, du bagage de son suprieur, et deux moines de son ordre, dune position infrieure, chevauchaient ensemble larrire en riant et conversant, sans paratre se soucier aucunement des autres membres de la cavalcade.

    Le compagnon du prlat tait un homme de quarante ans passs, maigre, fort haut de taille et musculeux ; personnage athltique qui une longue fatigue et un constant exercice semblaient navoir laiss aucune des parties charnues du corps humain ; car tout tait rduit chez lui aux os, aux muscles et aux tendons, qui avaient

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  • dj endur mille fatigues et qui taient prts en endurer mille autres encore.

    Sa tte tait coiffe dun bonnet carlate garni de fourrures, de la forme de ceux que les Franais appellent mortier, par sa ressemblance avec un mortier renvers. Son visage tait donc compltement dcouvert, et son expression avait de quoi inspirer le respect, sinon la crainte, aux trangers : des traits saillants naturellement forts et puissamment accentus, taient, sous le hle dun soleil tropical, devenus dun noir dbne, et, dans leur tat ordinaire, semblaient sommeiller aprs le passage des passions. Mais la prominence des veines du front, la promptitude avec laquelle sagitaient, la moindre motion, sa lvre et ses paisses moustaches, annonaient videmment que la tempte ntait quassoupie et se rveillerait facilement. Ses yeux noirs, vifs et perants, racontaient, chaque regard, toute une histoire de difficults vaincues, de dangers affronts, et semblaient porter un dfi toute opposition ses dsirs, et cela pour la seule jouissance de balayer cette opposition de son chemin en exerant son courage et sa volont.

    Une profonde cicatrice, creuse sur son front, donnait une nouvelle frocit son aspect et une expression sinistre lun de ses yeux, qui, lgrement atteint par la mme blessure, avait, tout en conservant

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  • une vue parfaite, lgrement dvi de la ligne de son voisin.

    Le costume de la partie suprieure de ce personnage ressemblait, par la forme, celui de son compagnon, puisque, comme celui de son compagnon, ctait un manteau monastique ; mais sa couleur carlate indiquait quil nappartenait aucun des quatre ordres rguliers ; sur lpaule droite du manteau tait dcoupe une croix en drap blanc dune forme particulire. Ce vtement cachait une chose qui, de prime abord, paraissait jurer avec sa forme, savoir une cotte de mailles de fer avec des manches et des gantelets du mme mtal, curieusement plisss et entrelacs, et aussi flexibles aux membres que ceux que lon fait aujourdhui avec de moins rudes matriaux sur un mtier bas ; le haut des cuisses, que les plis de son manteau laissaient visible, tait couvert aussi de cotte de mailles ; les genoux et les pieds taient dfendus avec des plaques dacier ingnieusement superposes les unes aux autres, et des gutres de mailles, montant depuis la cheville jusquaux genoux, protgeaient les jambes et compltaient larme dfensive du cavalier. sa ceinture il portait une dague longue et deux tranchants, seule arme offensive quil et sur lui.

    Il montait, non pas une mule comme son compagnon, mais un vigoureux cheval de fatigue, pour

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  • pargner son vaillant cheval de bataille, quun cuyer menait derrire lui tout harnach pour le combat, avec un chanfrein et une armure de tte ayant une pointe sur le front ; lun des cts de la selle pendait une courte hache richement cisele et damasquine ; lautre, le casque empanach du cavalier avec un capuchon de mailles, et une de ces pes deux mains dont se servaient les chevaliers cette poque. Un second cuyer tenait droite la lance de son matre, lextrmit de laquelle flottait une petite banderole ou drapeau portant une croix de la mme forme que celle qui tait brode sur le manteau. Le mme portait, en outre, le petit bouclier triangulaire, assez large son sommet pour protger la poitrine, et, partir de l, samincissant en pointe ; ce bouclier tait recouvert dun drap carlate qui en voilait la devise.

    Ces deux cuyers taient suivis de deux autres serviteurs dont les visages bronzs, les turbans blancs et la forme des vtements dnonaient lorigine orientale1.

    1 Esclaves ngres. Quelques critiques, dune exactitude un peu trop

    svre peut-tre, ont trouv matire contestation, dans le teint des esclaves de Brian de Bois-Guilbert, comme compltement contraire au costume et aux habitudes. Je me rappelle quune pareille objection a t faite, lgard de certains fonctionnaires noirs que mon ami Mat Lewis introduisit comme gardes et satellites du mchant baron, dans son roman intitul Le Spectre du Chteau. Mat a trait cette objection avec un profond mpris, et soutenu, pour toute rponse, quil avait rendu les

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  • Tout laspect de ce guerrier, comme celui de sa suite, tait sauvage et trange ; lhabit de ses cuyers tait resplendissant, et les serviteurs sarrasins portaient autour de leur cou des colliers dargent, et sur leurs bras et sur leurs jambes brillaient des bracelets et des anneaux du mme mtal ; les bracelets montaient du

    esclaves noirs afin dobtenir un contraste frappant, et que, sil et pu obtenir un avantage semblable en faisant son hrone bleue, son hrone et t bleue.

    Je ne prtends pas plaider les immunits de mon oeuvre aussi audacieusement que la fait pour la sienne mon ami Mat; mais je ne veux pas admettre non plus que le moderne auteur dun roman ancien soit tenu de se limiter la reprsentation seulement de choses dont on ne peut prouver lexistence au temps quil dcrit, pourvu quil ne sorte ni du possible ni du naturel, et ne fasse pas danachronisme flagrant. Sous ce point de vue, que peut-il y avoir de plus naturel que de voir les templiers, qui, nous le savons, imitaient exactement le luxe des guerriers asiatiques contre lesquels ils combattaient, se servir des Africains prisonniers que le sort de la guerre avait fait passer dun esclavage dans un autre? Je suis certain que, si nous ne possdons pas des preuves quils lont fait, il ny a rien, de lautre ct, qui nous oblige positivement en conclure quils ne lont pas fait. De plus, un roman nous en fournit un exemple :

    Jean de Rampayne, excellent jongleur et mnestrel, entreprit deffectuer lvasion dun certain Audulfe de Bracy, en se prsentant dguis la cour du roi qui le tenait prisonnier. Dans cette intention, il teignit ses cheveux et toute sa personne dun noir de jais, de sorte quil ne lui restt de blanc que les dents; et il russit simposer au roi comme un mnestrel thiopien.

    Il effectua par ce stratagme lvasion du prisonnier. Il faut donc que les ngres aient t connus en Angleterre pendant les

    sicles obscurs, (Dissertation sur les romans et les mnestrels, mise en tte des anciens romans en vers de Riton, p, 187.)

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  • poignet jusquau coude ; les anneaux descendaient du genou jusqu la cheville ; leurs vtements, enrichis de soie et de broderies, indiquaient la richesse et limportance de leur matre, et offraient, en mme temps, un frappant contraste avec la martiale simplicit de sa propre mise. Ils taient arms de sabres recourbs ayant la poigne et le baudrier incrusts dor, que surpassait encore le luxe de poignards turcs dun merveilleux travail. Chacun deux portait laron de la selle un paquet de javelots denviron quatre pieds de long, ayant des pointes dacier aigus, arme dont les Sarrasins faisaient un usage habituel, et dont la mmoire se conserve dans lexercice martial appel le djerid, exercice qui se pratique encore aujourdhui dans les pays orientaux.

    Les coursiers de ces deux serviteurs taient aussi tranges que leurs cavaliers : ils taient de race sarrasine, arabes par consquent, et leurs membres dlicats, leurs petits paturons, leur queue flottante, leurs mouvements faciles et lastiques, contrastaient dune manire visible avec ceux des chevaux puissants et aux membres trapus dont la race se cultivait en Flandre et en Normandie, pour monter les hommes de guerre de cette poque dans toute la pesanteur de leurs cuirasses et de leurs cottes de mailles ; ces derniers chevaux, placs ct des coursiers dOrient, auraient pu passer pour la personnification de la matire, et les autres pour

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  • celle de lombre. La mine singulire de cette cavalcade attira non

    seulement la curiosit de Wamba, mais elle excita mme celle de son compagnon moins frivole. Quant au moine, Gurth le reconnut linstant mme pour le prieur de labbaye de Jorvaulx, connu plusieurs milles la ronde comme un amant enrag de la chasse, de la table ; et, si la renomme ne le calomniait point, dautres plaisirs mondains, qui se conciliaient plus difficilement encore avec les vux monastiques. Cependant les ides de lpoque taient si relches, lendroit du clerg, soit monastique, soit sculier, que le prieur Aymer jouissait dune rputation assez honnte dans le voisinage de son abbaye.

    Son caractre libre et jovial, ainsi que la facilit avec laquelle il donnait labsolution aux pcheurs ordinaires, en faisait le favori de la noblesse et des principaux bourgeois, plusieurs dentre lesquels il tait alli par la naissance, tant dune famille normande distingue ; les dames surtout ntaient point portes critiquer trop svrement les murs dun homme qui tait un admirateur avou de leur sexe, et possdait tant de moyens de chasser lennui qui sacharnait pntrer dans les salles o festinaient les matres, et dans les boudoirs des vieux chteaux fodaux. Le prieur prenait sa place dans les exercices

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  • avec plus dardeur quil nappartenait un homme dglise, et lon convenait gnralement quil possdait les faucons les mieux dresss et les lvriers les plus agiles de North-Riding, circonstance qui le recommandait fortement la jeune noblesse ; avec la vieille, il avait un autre rle jouer, et ce rle, quand la chose tait ncessaire, il le soutenait avec beaucoup de dcorum.

    Sa connaissance des livres, quoique superficielle, suffisait imposer lignorance un certain respect pour le savoir quon lui supposait ; en outre, la gravit de son maintien et de son langage, et aussi bien le ton sonore quil affectait en parlant de lautorit de lglise et du clerg, engageait chacun le tenir presque en odeur de saintet ; la multitude elle-mme, qui est la critique la plus svre de la conduite des classes suprieures, compatissait aux folies du prieur Aymer. Il tait gnreux, et la charit, comme on sait, couvre de son manteau un grand nombre de pchs, et cela dans un bien autre sens que ne lentend lvangile. Les revenus du monastre, dont une grande partie tait la disposition du digne prieur, tout en lui donnant les moyens de pourvoir sa propre dpense, qui tait trs considrable, subvenait aussi aux largesses quil rpandait parmi les paysans, et par lapplication de laquelle il soulageait souvent la dtresse du peuple opprim.

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  • Si le prieur Aymer tait un rude coureur de chasses, un convive obstin ; si on lapercevait, la premire heure du jour, rentrer secrtement par la poterne de labbaye, au retour de quelque rendez-vous qui avait occup les heures de la nuit, les hommes se contentaient de hausser les paules et se rconciliaient avec ses irrgularits, en se rappelant que les mmes licences taient pratiques par beaucoup dautres de ses frres, lesquels taient loin de possder aucune qualit qui les expit ou les rachett. Le prieur Aymer par consquent, et aussi bien que lui, son caractre tait donc bien connu de nos serfs saxons, qui lui firent leur rustique rvrence, et qui reurent en change son Soyez bnis, mes fils !

    Mais lallure singulire de son compagnon et de sa suite fixa leur attention et excita leur tonnement au point quils purent peine entendre la question du prieur de Jorvaulx quand il leur demanda sils connaissaient quelque endroit dans le voisinage qui pt leur servir dabri, et cela, tant ils furent tonns de lapparence moiti monastique, moiti militaire du noir tranger, ainsi que de la mise singulire et des armes curieuses de ses deux serviteurs sarrasins.

    Il est probable aussi que le langage dans lequel la bndiction fut donne et les questions faites eurent un son dsagrable quoique intelligible, selon toute

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  • probabilit, aux oreilles des paysans saxons. Je vous ai demand, mes enfants, reprit le prieur

    levant la voix et ayant recours la langue franque ou au langage ml dans lequel les races normandes et saxonnes changeaient ordinairement leurs penses, je vous ai demand sil y avait dans ce voisinage quelque homme bienveillant qui, pour lamour de Dieu et par dvouement lglise notre mre, donnerait pour une nuit deux de ses plus humbles fils, ainsi qu leur suite, lhospitalit et la nourriture.

    Il dit ces paroles avec un ton dimportance consciencieuse qui formait un grand contraste avec les larmes quil jugeait propos demployer.

    Deux des plus humbles fils de notre mre lglise ! rpta Wamba intrieurement, mais, tout fou quil tait, ayant soin que sa remarque ne ft pas entendue ; je voudrais voir ses snchaux, ses grands chansons et ses autres principaux.

    Aprs ce commentaire muet sur le discours du prieur, il releva les yeux pour rpondre la question qui lui tait faite.

    Si nos rvrends pres, dit-il, aiment la bonne chre et le doux logis, une course de quelques milles les conduira au prieur de Brinxworth, o leur qualit leur assurera un accueil honorable ; ou, sils prfrent passer

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  • une nuit de pnitence, ils nont qu reprendre l-bas travers cette clairire sauvage, elle les mnera lermitage de Copmanhurst ; l, un pieux anachorte partagera pour une nuit avec eux labri de son toit et le bienfait de ses prires.

    Le prieur secoua la tte aux deux propositions. Mon brave ami, dit-il, si le cliquetis de tes grelots

    navait tant soit peu tourdi ton intelligence, tu saurais de reste que clericus clericum non decimat, cest--dire que, nous autres prlats, nous nabusons pas de lhospitalit les uns des autres et que nous exigeons plutt celle des laques, offrant ainsi loccasion de servir Dieu en honorant et soulageant ses serviteurs lus.

    Il est vrai, rpliqua Wamba, que, moi qui ne suis quun ne, jai nanmoins lhonneur de porter des grelots aussi bien que la mule de Votre Rvrence ; mais javais toutefois imagin que la charit de notre mre lglise et de ses serviteurs pourrait, comme les autres charits, commencer par elle-mme.

    Trve dinsolence, mon drle ! dit le cavalier arm, interrompant dune voix forte et svre le babil du bouffon, et dis-nous si tu peux la route de... Comment avez-vous nomm votre franklin, prieur Aymer ?

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  • Cdric, rpondit le prieur, Cdric le Saxon. Dis-moi, mon brave, sommes-nous prs de sa demeure ? peux-tu nous en indiquer la route ?

    La route sera difficile trouver, rpondit Gurth rompant pour la premire fois le silence, et la famille de Cdric se couche de bonne heure.

    Bah ! ne dites pas cela, drle, dit le cavalier arm ; il lui sera facile de se lever et de fournir aux besoins de voyageurs tels que nous, qui nentendons pas nous humilier solliciter lhospitalit que nous avons le droit dexiger.

    Je ne sais pas, dit Gurth dun ton rauque, si je dois montrer le chemin de la maison de mon matre ceux qui demandent, comme un droit, cet abri que la plupart sont bien heureux de solliciter comme une grce.

    Discutes-tu avec moi, esclave ! dit le moine-soldat.

    Et, piquant son cheval de lperon, il lui fit faire une demi-volte travers la route, et, en mme temps, il leva une baguette quil tenait la main, dans le but de chtier ce quil regardait comme linsolence du paysan.

    Gurth lui lana lclair de son il sauvage et vindicatif, et, avec un mouvement de fiert ml dun reste dhsitation, il mit la main sur le manche de son couteau.

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  • Mais lintervention du prieur Aymer, qui poussa la mule entre son compagnon et le porcher, empcha daboutir la violence prmdite.

    Doucement, frre Brian, par la Sainte Vierge ! vous ne devez pas vous croire en Palestine, dominant ces mcrants de Turcs et ces infidles de Sarrasins ; nous autres habitants dune le, nous naimons pas les coups, si ce nest ceux dont la sainte glise chtie ceux quelle aime. Dites-moi, mon brave, reprit-il continuant de sadresser Wamba, et sappuyant dune petite pice dargent, quel est le chemin qui conduit chez Cdric le Saxon ? Vous ne pouvez lignorer, et il est de votre devoir de diriger le voyageur, mme quand son caractre serait moins sacr que le ntre.

    En vrit, mon vnrable pre, rpondit le bouffon, la tte sarrasine du compagnon de Votre Rvrence a chass de la mienne, tant il lui a fait peur, le souvenir du chemin que vous demandez, ce point que je ne suis pas bien sr dy arriver moi-mme ce soir.

    Bah ! dit labb, tu peux nous le dire si tu veux : le rvrend pre a pass sa vie combattre contre les Sarrasins pour recouvrer le saint spulcre ; il appartient lOrdre des chevaliers du Temple, dont tu as peut-tre entendu parler, si bien quil est moiti soldat, moiti moine.

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  • Sil nest qu moiti moine, dit linfatigable railleur, il ne devrait pas tre entirement draisonnable avec ceux dont il fait la rencontre sur la route, lors mme quils ne seraient pas presss de rpondre des questions qui ne les concernent aucunement.

    Je pardonne ta malice, rpliqua-t-il, condition que tu me montreras le chemin de la maison de Cdric.

    Eh bien ! donc, rpondit Wamba, que Vos Rvrences continuent de suivre ce sentier jusqu ce quelles arrivent une croix aux trois quarts enterre et dont peine il reste une coude hors de terre ; puis, quelles prennent la route gauche car vous trouverez quatre routes cette croix et jespre que Vos Rvrences seront labri avant la venue de lorage.

    Labb remercia son sage conseiller, et le cortge, donnant de lperon aux chevaux, avana comme des hommes qui veulent gagner une auberge avant quclate une tempte de nuit.

    mesure que le bruit des chevaux sloignait, Gurth dit son camarade :

    Sils suivent ta sage indication, nos rvrends pres ne gagneront pas Rotherwood cette nuit.

    Non, rpondit en ricanant le bouffon ; mais ils pourront gagner Sheffield sils ont du bonheur, et cest un lieu qui leur conviendra tout autant. Je ne suis pas un

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  • si mauvais braconnier que de montrer au chien lendroit o le daim est couch, si je ne veux pas quil le chasse.

    Tu as raison, dit Gurth, il serait mal quAymer vt Mme Rowena, et il serait encore pis pour Cdric de disputer avec ce moine-soldat, ce qui ne manquerait pas darriver ; mais, comme de bons domestiques, cest nous dentendre, de voir et de ne rien dire.

    Revenons aux cavaliers, qui ont eu bientt laiss loin derrire eux les serfs, et qui continuent la conversation suivante dans cette langue franco-normande quemployaient gnralement les classes suprieures, lexception du petit nombre qui se vantait encore de son origine saxonne.

    Que signifie la capricieuse insolence de ces misrables, demanda le templier au moine de Cteaux, et pourquoi mavez-vous empch de les chtier ?

    Ma foi, frre Brian, rpliqua le prieur, quant lun dentre eux, il serait difficile de donner une raison : un fou parle selon sa folie ; quant lautre manant, il est de cette race sauvage, froce et intraitable dont quelques-uns, comme je vous lai dit souvent, se rencontrent encore parmi les Saxons vaincus, et dont le plaisir suprme est de montrer leur haine contre leurs conqurants par tous les moyens possibles.

    Je lui eusse bientt rendu la courtoisie force de

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  • coups, gronda Brian : jai lhabitude davoir affaire ces sortes de gens ; nos prisonniers turcs sont aussi froces et intraitables quOdin lui-mme aurait pu ltre, et cependant deux mois passs dans ma maison sous la direction de mon matre des esclaves les ont rendus humbles, soumis, serviables et obissants. Croyez-moi, mon rvrend, il faut vous mettre en garde contre le poison et le poignard, car ils se servent librement de lun et de lautre pour peu que vous leur en fournissiez la moindre occasion.

    Oui, rpondit le prieur Aymer ; mais chaque pays a ses us et coutumes ; et, outre que battre ce drle ne nous et procur aucune information sur notre route, ctait le seul moyen dengager une querelle entre vous et lui. Si nous avions trouv notre route par ce moyen, rappelez-vous ce que je vous ai dit : ce riche franklin est fier, imptueux, jaloux et irritable, adversaire de la noblesse et mme de ses voisins, Philippe Malvoisin et Rginald Front-de-Buf, qui ne sont pas des enfants combattre ; il soutient si firement les privilges de sa race, et il est si orgueilleux de sa descendance non interrompue dHereward, champion renomm de lheptarchie, quon lappelle universellement Cdric le Saxon. Il se vante dappartenir un peuple que beaucoup dautres renient pour anctres, de peur de rencontrer une portion de vae victis, cest--dire des svrits imposes aux vaincus.

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  • Prieur Aymer, dit le templier, vous tes un homme galant, docte dans ltude de la beaut, et aussi expert quun mnestrel dans toutes les affaires qui concernent les arrts damour ; mais il me faudra trouver beaucoup de perfections dans cette clbre Rowena, pour servir de contrepoids labstinence et la retenue que je dois observer, sil me faut courtiser la faveur dun manant aussi sditieux que son pre Cdric.

    Cdric nest point son pre, rpliqua le prieur ; elle est issue dun sang plus noble que celui dont il se vante de sortir, et lady Rowena nest lie avec lui que par le hasard dune parent loigne ; toutefois, il est son gardien, de son propre choix, je pense ; mais la pupille lui est aussi chre que si elle tait son propre enfant ; au reste, vous jugerez vous-mme bientt de sa beaut, et, si la puret de son teint et lexpression majestueuse mais douce de son il bleu ne chasse pas de votre souvenir les filles de Palestine et leurs noirs cheveux tresss, ainsi que les houris du paradis du vieux Mahomet, je suis un infidle et non un vrai fils de lglise.

    Si votre belle tant vante, dit le templier, est mise dans la balance et ne fait point pencher le plateau, vous savez notre gageure ?

    Mon collier dor, rpondit le prieur, contre dix barils de vin de Chypre ; et ils sont moi aussi sr que

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  • sils taient dj dans les caves du couvent et sous les clefs du vieux Denis, le cellerier.

    Et cest moi dtre juge, dit le templier, et je ne dois perdre que sur mon propre aveu de navoir vu de fille si belle depuis lavant-dernire Pentecte ; nest-ce point ainsi que le pari a t pos ? Prieur, cest votre collier qui est en danger, et je veux le porter sur mon gorgerin dans la lice dAshby-de-la-Zouche.

    Gagnez-le dabord et portez-le ensuite comme vous lentendrez, je men rapporterai votre loyale rponse et votre parole de chevalier et dhomme dglise. Cependant, mon frre, suivez, croyez-moi, mon avis, et affilez votre langue plus de courtoisie que votre habitude de dominer les prisonniers infidles et les esclaves orientaux ne vous en a impos jusquaujourdhui. Cdric le Saxon, si vous loffensez, et celui-l est prompt saisir linsulte, est un homme qui, sans respect pour votre chevalerie, pour ma haute charge ou pour la saintet de tous deux, dbarrasserait sa maison de nous et nous enverrait loger avec les alouettes, ft-ce mme lheure de minuit ; et surtout veillez sur la manire dont vous regarderez Rowena, quil entoure des attentions les plus jalouses ; sil se sent alarm le moins du monde de ce ct-l, nous sommes perdus. On dit quil a banni son fils unique de la maison paternelle pour avoir lev les yeux un peu

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  • trop tendrement sur cette beaut, quil nest permis, ce quil parat, dadorer que de loin, et dont on ne doit pas approcher avec dautres penses que celles que lon porte lautel de la Sainte Vierge.

    Cest bien, dit le templier, en voil assez ; je veux bien pour une nuit mimposer cette contrainte que vous prtendez ncessaire, et me comporter aussi humblement quune jeune fille ; mais, quant au danger quil nous chasse, moi et mes cuyers, appuys de Hamed et dAbdallah, nous vous garantirons contre cette disgrce ; nen doutez donc pas, nous serons assez forts pour nous maintenir dans nos quartiers.

    Il ne faudrait pas quil en vnt ce point-l, rpondit le prieur. Mais voici la croix aux trois quarts enterre du manant, et il fait si obscur ce soir, qu peine si nous pouvons distinguer celle des routes que nous avons suivre. Il nous a dit, je crois, de prendre gauche.

    Non, droite, dit Brian, si je men souviens bien. gauche, certainement gauche ; je me rappelle

    quil a indiqu la direction avec son pe de bois. Oui ; mais il tenait cette pe de la main gauche, et

    de cette sorte il a indiqu le chemin par-dessus son paule.

    Chacun soutint son avis avec une gale opinitret.

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  • Ainsi quil arrive en pareil cas, on fit appel aux serviteurs ; mais ils ne staient pas trouvs assez rapprochs de Wamba pour entendre la direction indique par lui. la fin, Brian remarqua une chose qui dabord ne lavait point frapp dans le crpuscule.

    Voici un homme endormi ou mort au pied de cette croix. Hugo, remue-le avec le bout de ta lance.

    Cela ne fut pas plutt fait, que la forme humaine se leva en scriant en bon franais :

    Qui que tu sois, il nest pas courtois de ta part de me dranger de mes penses.

    Nous voulions seulement te demander, dit le prieur, le chemin de Rotherwood, demeure de Cdric le Saxon.

    Jy vais moi-mme, rpliqua ltranger, et, si javais un cheval, je vous servirais de guide ; car le chemin est difficile, bien que je le connaisse parfaitement.

    Tu auras et des remerciements et une rcompense, mon ami, dit le prieur, si tu veux nous mener srement jusque chez Cdric.

    L-dessus, il ordonna lun de ses serviteurs de monter son cheval de main et de donner celui quil avait mont jusque-l ltranger qui devait lui servir de guide.

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  • Leur conducteur suivit une route diamtralement oppose celle que Wamba leur avait recommand de prendre dans lintention de les tromper. Ce sentier les conduisit bientt plus avant dans la fort ; il traversait plus dun ruisseau dont lapproche tait rendue prilleuse par les marais travers lesquels il coulait ; mais ltranger paraissait instinctivement connatre la terre la plus ferme et les endroits les plus srs ; force de prcautions et de soins, il mena la petite troupe dans une avenue plus large quaucune de celles quils eussent encore vues, et, montrant un grand btiment dune forme basse et irrgulire qui apparaissait lautre extrmit, il dit au prieur :

    Cest l-bas Rotherwood, la demeure de Cdric le Saxon.

    Cette communication rendit la gaiet au prieur, qui avait les nerfs dlicats, et qui avait prouv tant de transes et dagitation en passant travers ces marais et ces fondrires, quil navait pas encore eu la curiosit de faire une seule question son guide.

    Mais maintenant, se sentant son aise et se voyant sr dun abri, sa curiosit commena de se rveiller, et il demanda au guide qui il tait.

    Je suis un plerin qui revient linstant de la Terre sainte, rpondit-il.

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  • Vous eussiez mieux fait dy rester pour combattre en lhonneur du rtablissement du saint spulcre, dit le templier.

    Cest vrai, rvrend chevalier, rpondit le plerin, qui laspect du templier paraissait parfaitement connu ; mais, lorsque ceux-l qui ont jur de rtablir la ville sainte sont rencontrs voyageant si loin du thtre de leur devoir, comment vous tonner quun simple paysan comme moi renonce la tche quils ont abandonne ?

    Le templier allait faire une rponse en harmonie avec son caractre irascible ; mais il fut interrompu par le prieur, qui exprima de nouveau son tonnement quaprs une si longue absence leur guide connt si parfaitement toutes les passes de la fort.

    Je suis n dans ces alentours, rpondit le guide. Et, comme il faisait cette rponse, on se trouva en

    face de la maison de Cdric, que nous avons dj dit se prsenter sous laspect dun btiment bas et irrgulier contenant plusieurs cours et enclos occupant un espace considrable de terrain, lequel btiment, bien que sa grandeur indiqut que son propritaire tait une personne riche, diffrait entirement de ces hauts chteaux tourelles dans lesquels rsidait la noblesse normande et qui taient devenus le style universel darchitecture dans toute lAngleterre.

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  • Cependant Rotherwood ntait pas sans dfense ; cette poque de trouble, aucune habitation naurait pu ltre sans encourir le danger dtre pille et brle avant le lendemain matin ; un profond foss rempli deau emprunte un courant voisin entourait tout ldifice ; une double palissade compose de poutres pointues fournies par la fort voisine servait de dfense au bord extrieur et intrieur de la tranche. Du ct de loccident, il y avait une entre travers la palissade, laquelle communiquait dans les dfenses intrieures par un pont-levis et avec une entre semblable.

    On avait pris quelques prcautions pour mettre ces entres sous la protection des angles saillants, au moyen desquels on pouvait, en cas de besoin, les flanquer darchers et de frondeurs.

    Devant cette entre, le templier fit sonner vigoureusement son cor ; car la pluie, qui depuis longtemps menaait, commenait tomber maintenant avec une violence extrme.

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  • III Dans une salle, dont la hauteur tait loin de

    correspondre la largeur et la longueur, une immense table de chne, compose de planches empruntes la fort, rudement tailles et ayant peine reu le moindre poli, tait dispose recevoir le souper de Cdric le Saxon. Le toit, compos de grandes et de petites poutres, navait que les planches et le chaume pour sparer lappartement du ciel. chaque extrmit de la salle flambait un grand feu ; mais, comme les chemines taient trs grossirement construites, autant de fume, pour le moins, passait par la salle quil sen chappait par louverture destine lui donner passage ; la vapeur continuelle qui sensuivait avait verni les poutres de cette salle basse, en les couvrant dune couche de suie noire et luisante ; sur les deux autres faces de la salle taient pendus des instruments de guerre et, dans tous les angles, des portes battantes conduisaient aux diverses parties du gigantesque btiment.

    Les autres divisions de la maison affectaient cette rude simplicit de lpoque saxonne, simplicit que

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  • Cdric se piquait de maintenir. Le parquet se composait de terre mle de chaux, endurcie par le tassement, comme on le voit souvent dans les aires de nos granges modernes ; sur un quart environ de la longueur de la salle, le parquet slevait dun degr, et cet espace, que lon appelait le dais, tait occup par les chefs de famille et les visiteurs de distinction ; dans cette intention, une table richement couverte de drap carlate tait place transversalement sur la plate-forme, et de son point milieu partait une table plus longue et plus basse laquelle mangeaient les domestiques et les gens de condition infrieure, et cette table stendait jusquau bout de la salle ; le tout ensemble avait la forme dun T, ou bien celle de ces anciennes tables dnatoires qui, ranges daprs le mme principe, se rencontrent encore dans les vieux collges dOxford et de Cambridge.

    Des chaises et des divans de bois de chne sculpt taient placs sur la plate-forme, et, au-dessus de ces siges et de la table leve, tait attach un dais de drap qui servait en quelque sorte protger les dignitaires occupant les places dhonneur contre le mauvais temps et surtout contre la pluie, qui, en quelques endroits, se frayait un passage travers le toit dlabr.

    Les murs de cette extrmit suprieure de la salle, sur toute ltendue de la plate-forme, taient couverts de tentures et de tapisseries, et sur le parquet stendait

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  • un tapis ; tapis et tapisseries taient orns de quelques essais de broderie excute avec des couleurs brillantes, trop brillantes mme. Sur la table basse, le toit, comme nous lavons dit, navait point de couverture, les murs rudement pltrs restaient nus, et le parquet de terre raboteux tait sans tapis ; il ny avait point de nappe sur cette table, et des bancs grossiers et lourds remplaaient les chaises.

    Au centre de la table dhonneur taient deux chaises plus leves que les autres, destines au matre et la matresse de la maison, qui prsidaient la cne hospitalire, et, en faisant ainsi, ils mritaient le titre de partageurs de pain, titre dhonneur chez les Saxons.

    chacune de ces deux chaises, on ajoutait un tabouret curieusement sculpt et incrust divoire, marque de distinction qui lui tait particulire.

    Une de ces chaises tait occupe en ce moment par Cdric le Saxon, qui, bien quil net que le nom de thane1 ou de franklin, comme lappelaient les Normands, prouvait du retard de son souper une impatience qui et fait honneur un bailli des temps anciens ou modernes.

    Il tait visible, la contenance du matre, quil tait dun caractre franc mais imptueux et irascible. Sa

    1 Titre correspondant celui de gentilhomme campagnard.

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  • taille ne dpassait point la moyenne ; mais il avait les paules larges, les bras longs, et tait vigoureusement bti, comme un homme habitu braver les fatigues de la guerre et de la chasse. Sa figure tait large, ses yeux grands et bleus, ses traits ouverts et francs, ses dents belles et sa tte bien proportionne ; le tout ensemble exprimait ce genre de bonne humeur qui souvent se trouve accompagner un caractre vif et brusque. Dans ses yeux brillaient lorgueil et la mfiance, car sa vie stait coule soutenir ses droits, que lon envahissait perptuellement ; et la disposition prompte, fougueuse et rsolue de lhomme avait toujours t maintenue par les circonstances de sa position. Sa longue et jaune chevelure, partage au milieu du front et sur le sommet de la tte, retombait de chaque ct jusque sur ses paules ; elle grisonnait peine, bien que Cdric approcht de la soixantime anne.

    Son costume se composait dune tunique verte, fourre au col et aux poignets avec du menu vair, sorte de fourrure infrieure en qualit lhermine et provenant, ce que lon croit, de la peau de lcureuil gris ; cette jaquette pendait sans tre boutonne par-dessus un pourpoint collant et de couleur carlate, serrant le corps ; il portait des trousses de la mme toffe, qui descendaient peine au bas de la cuisse, laissant le genou nu. Ses pieds taient chausss de sandales de la mme forme que celles des paysans, mais

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  • de matire moins grossire, et attaches sur le devant par des agrafes dor ; il portait aux poignets des bracelets dor, et un large collier de ce prcieux mtal autour du cou ; sa taille tait serre par une ceinture richement cloute, dans laquelle tait fixe une pe courte, droite et deux tranchants, avec une pointe aigu et place de manire tomber verticalement son ct. Derrire la chaise tait suspendu un manteau de drap carlate doubl de fourrure ; enfin un bonnet des mmes matires, et richement brod, compltait lhabillement du riche thane quand il lui convenait de sortir ; un petit pieu sanglier, avec une pointe large et en acier brillant, tait appuy au dos de sa chaise. Il sen servait, lorsquil quittait la maison, tantt comme dun bton, tantt comme dune arme, selon le hasard qui le forait dy avoir recours.

    Plusieurs domestiques, dont le costume marquait plusieurs degrs diffrents entre la richesse de celui de leur matre et le vtement simple et grossier de Gurth le porcher, piaient les regards du dignitaire saxon et attendaient ses ordres ; en outre, deux ou trois serviteurs dun rang plus lev se tenaient sous le dais derrire leur matre ; les autres taient distribus dans la partie infrieure de la salle. Deux ou trois grands lvriers au poil rude, tels quon en employait chasser le loup et le cerf, serviteurs dune autre espce ; un nombre gal de chiens dune race puissante et osseuse, aux cous pais

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  • et aux ttes larges, aux longues oreilles, et un ou deux chiens plus petits quon appelle aujourdhui des terriers, attendaient avec impatience larrive du souper ; mais, avec cette connaissance sagace de la physionomie, connaissance particulire leur race, ils se gardaient bien de rompre le rogue silence de leur matre, craignant probablement un petit bton blanc qui tait pos ct de lassiette de Cdric pour repousser les avances de ces serviteurs quatre pattes.

    Un chien-loup, vieux et grisonnant, seul, avec laplomb dun prfr, stait camp tout ct de la chaise dhonneur, et sollicitait de temps en temps lattention du matre en posant sa grosse tte velue sur son genou, et en poussant son museau dans sa main.

    Mais celui-ci mme fut repouss par lexclamation svre de :

    bas, Balder ! bas ! je ne suis pas dispos tes folies.

    En effet, Cdric, comme nous lavons fait observer, ntait pas dune humeur trs gracieuse. Lady Rowena, qui stait absente pour entendre loffice du soir dans une glise loigne, venait seulement de rentrer et changeait de vtements, les siens ayant t mouills par lorage.

    De plus, on navait encore aucune nouvelle de Gurth

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  • et de ses pourceaux, qui, depuis longtemps, auraient d tre rentrs de la fort, et le peu de scurit de lpoque tait telle, quelle suffisait faire craindre que ce retard ne provnt de quelque dprdation de la part des outlaws qui remplissaient la fort, ou dun coup de main de quelque baron voisin qui, connaissant sa force, violait les droits de la proprit.

    Ce sujet tait grave, car la plus grande partie des richesses domestiques des propritaires saxons se composait de nombreux troupeaux de porcs, et cela surtout dans le voisinage des forts, o ces animaux trouvaient aisment leur pture.

    Outre ces motifs dinquitude, le thane saxon dsirait la prsence de son bouffon favori Wamba, dont les plaisanteries, telles quelles taient, bonnes ou mauvaises, servaient assaisonner le repas du soir et les grands coups dale et de vin dont il avait coutume de larroser.

    Ajoutez tout cela que Cdric tait jeun depuis midi, et que lheure habituelle de son souper tait passe depuis longtemps, sujet dirritation commun aux gentilshommes campagnards, et dans les temps anciens et dans les temps modernes.

    Son dplaisir se manifestait par des phrases entrecoupes, en partie murmures entre ses dents, en partie adresses aux domestiques qui se tenaient autour

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  • de lui, et particulirement son chanson, qui lui prsentait de temps en temps, en manire de calmant, un gobelet dargent rempli de vin.

    Pourquoi tarde donc lady Rowena ? Elle ne fait que changer de coiffure, rpondit un

    domestique femelle, avec cet aplomb que montre habituellement de nos jours la femme de chambre favorite dune lady en rpondant au matre de la maison. Vous ne voulez pas quelle sassoie table avec sa mante ? Il ny a pas de dame dans tout le comt qui shabille plus lestement que ma matresse.

    Cet argument sans rplique produisit une espce de hum ! dacquiescement de la part du Saxon, qui ajouta :

    Jespre que ses dvotions feront choix dun temps plus beau lors de sa prochaine visite lglise de Saint-Jean. Mais quest-ce qui, au nom de dix diables ! continua-t-il se tournant du ct de lchanson et levant la voix, heureux davoir trouv une issue pour laisser dborder sa colre sans crainte et sans contrle, mais quest-ce qui, au nom de dix diables ! retient Gurth si tard dans les champs ? Je suppose que nous allons avoir un mauvais rapport sur le troupeau. Il a coutume dtre, cependant, un fidle et prudent serviteur, et je le destinais quelque chose de mieux ; peut-tre en euss-je mme fait un de mes gardes ?

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  • Oswald, lchanson, fit modestement observer quil y avait peine une heure dcoule depuis la sonnerie du couvre-feu ; excuse mal choisie, en ce quelle portait sur un sujet si discordant aux oreilles saxonnes.

    Que le diable emporte, scria Cdric, le couvre-feu, le tyrannique Btard qui la institu, ainsi que lesclave sans cur qui le nomme, avec une langue saxonne, une oreille saxonne ! Le couvre-feu ! rpta-t-il, oui, le couvre-feu, qui force les honntes gens teindre leurs lumires, afin que les voleurs et les bandits puissent travailler dans les tnbres ; oui, le couvre-feu ! Rginald Front-de-Buf et Philippe de Malvoisin connaissaient lemploi du couvre-feu aussi bien que Guillaume le Btard lui-mme, ou que tout autre aventurier normand qui ait combattu Hastings. Je vais apprendre, je le devine, que mes bestiaux ont t enlevs pour arracher la faim les bandits voraces que leurs matres ne peuvent entretenir qu laide du vol et du brigandage. Mon fidle esclave est assassin et mes troupeaux emmens comme une proie ? Et Wamba ! o est Wamba ? Quelquun na-t-il pas dit quil tait sorti avec Gurth ?

    Oswald rpondit affirmativement. Bon ! voil qui va de mieux en mieux... On la

    emmen aussi, le fou saxon, pour servir le seigneur normand. Nous sommes tous des fous, la vrit, de les

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  • servir, et nous sommes des tres plus dignes de leurs mpris et de leurs railleries que si nous tions ns avec la moiti seulement de notre intelligence. Mais je veux me venger, ajouta-t-il en slanant de sa chaise avec impatience, sur le seul soupon de cette injure, et en saisissant son pieu ; je veux aller porter ma plainte devant le grand concile. Jai des amis, jai des vassaux ; homme homme, je dfierai le Normand au combat. Quil vienne avec sa cuirasse et sa cotte de mailles, et tout ce qui sert donner du courage la couardise ! Jai envoy un javelot comme celui-ci au travers dun obstacle trois fois plus solide que leurs boucliers de guerre ! Peut-tre me jugent-ils vieux ; mais je leur apprendrai, tout seul et sans fils, comme je me trouve, que le sang de Hereward est dans les veines de Cdric ! Ah ! Wilfrid ! Wilfrid ! scria-t-il en baissant la voix, si tu avais su rgler ta passion insense, ton pre ne serait pas dlaiss, dans sa vieillesse, comme le chne solitaire qui laisse pendre ses branches brises et sans appui au souffle de la tempte !

    Cette dernire rflexion parut, par sa tristesse, conjurer ses sentiments irrits ; replaant son javelot derrire sa chaise, il reprit sa place, tourna ses yeux vers la terre, et sembla se laisser aller de mlancoliques penses.

    Cdric tait plong dans ses rveries, quand il en fut

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  • tout coup tir par le son retentissant dun cor, auquel rpondirent les cris et les aboiements bruyants de tous les chiens prsents dans la salle, ainsi que de vingt ou trente autres dissmins dans les diverses parties du btiment. Il fallut un bon emploi du bton blanc, assist des efforts des domestiques, pour rduire au silence ces clameurs canines.

    Allez la porte, mes drles ! dit le Saxon brusquement.

    Aussitt que le tumulte fut assez apais pour que les serviteurs pussent entendre sa voix :

    Voyez quelle nouvelle ce cor nous annonce : je ne doute pas que ce ne soit celle de quelque vol et de quelque rapine exercs sur mes terres.

    Mais, revenant en moins de trois minutes, un garde annona que le prieur Aymer de Jorvaulx et le bon chevalier Brian de Bois-Guilbert, commandeur de lOrdre vnrable et vaillant des chevaliers du Temple, avec une petite suite, demandaient lhospitalit et le gte pour la nuit, vu quils taient en route pour un tournoi qui devait se tenir dans deux jours non loin dAshby-de-la-Zouche.

    Aymer ! le prieur Aymer ! le commandeur Brian de Bois-Guilbert ! murmura Cdric, tous deux Normands ! mais que ce soient des Normands ou des

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  • Saxons, il ne faut pas que lon mette en doute lhospitalit de Rotherwood, et ils sont les bienvenus puisquil leur a plu de sarrter. Ils eussent t mieux venus encore sils avaient voulu continuer leur route. Mais il serait indigne de nous de murmurer pour le gte et la nourriture dune nuit ; en qualit dhtes, au moins, les Normands mmes sont obligs de contenir leur insolence. Allez, Hundibert, ordonna-t-il une espce de majordome qui se tenait devant lui avec une baguette blanche ; prenez six domestiques et introduisez ces trangers au logement des htes. Quon soigne leurs chevaux et leurs mules, et que leur suite nait besoin de rien. Quon leur donne des vtements de rechange sils en dsirent, du feu et de leau pour se laver, ainsi que du vin et de lale ; ordonnez aussi au cuisinier dajouter la hte quelque chose notre repas du soir, et quon le serve sur la table aussitt que ces trangers seront prts le partager avec nous. Dites-leur, Hundibert, que Cdric lui-mme leur souhaiterait la bienvenue en personne, mais quil a fait vu de ne jamais sloigner de plus de trois pas de son sige dhonneur pour aller au-devant de ceux qui ne sont pas du sang royal saxon. Partez ! faites quon ait grandement soin deux ; quils ne disent pas dans leur orgueil que le rude Saxon a montr la fois sa pauvret et son avarice.

    Le majordome sortit avec plusieurs serviteurs pour

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  • excuter les ordres de son matre. Le prieur Aymer ! rpta Cdric se tournant du

    ct dOswald ; cest, si je ne me trompe, le frre de Gil de Mauleverer, maintenant seigneur de Middleham.

    Oswald fit un signe respectueux dassentiment. Son frre est assis la place et usurpe le

    patrimoine dune meilleure race, celle dUfgar de Middleham ; mais o est le seigneur normand qui nen ferait pas de mme ? Ce prieur est, comme on dit, un prtre franc et gaillard, qui prfre la coupe et le cor la cloche et au missel. Cest bien ! quil vienne, il sera le bienvenu. Comment avez-vous nomm le templier ?

    Brian de Bois-Guilbert. Bois-Guilbert ! dit Cdric toujours du ton rveur et

    rflchi que lhabitude de vivre avec des infrieurs lavait accoutum prendre, et qui le faisait ressembler un homme parlant soi-mme plutt qu ceux qui lentourent ; Bois-Guilbert ! ce nom a t rpandu au loin pour le bien et le mal. On dit quil est aussi vaillant que les plus braves de son ordre, mais souill de leurs vices ordinaires : lorgueil, la cruaut, larrogance et la volupt ; un homme implacable, qui ne craint ni ciel ni terre. Ainsi dit le petit nombre de guerriers qui sont revenus de Palestine. Eh bien ! ce nest que pour une nuit, il sera donc aussi le bienvenu. Oswald, mettez en

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  • perce le baril de notre vin le plus vieux ; servez sur la table le meilleur hydromel, lale la plus forte, le plus riche morat, le cidre le plus mousseux, les pigments les plus odorants1. Remplissez les cornes les plus vastes ; les templiers et les abbs aiment le bon vin et la bonne mesure. Elgitha, dites lady Rowena que, ce soir, nous ne lattendrons pas dans la salle, moins que ce ne soit son bon plaisir.

    Ce sera son bon plaisir, rpondit vivement Elgitha, car elle est toujours avide dentendre les dernires nouvelles de la Palestine.

    Cdric lana la demoiselle impertinente un regard de prompt ressentiment ; mais Rowena et tout ce qui lui appartenait avaient des privilges et taient labri de sa colre.

    Il se contenta donc de rpliquer : Tais-toi, jeune fille ; ta langue devance ta

    discrtion. Rapporte mon message ta matresse, et quelle fasse ce que bon lui semblera. Ici, au moins, celle qui descend dAlfred rgne toujours en princesse.

    Elgitha quitta lappartement.

    1 Ces boissons taient en usage chez les Saxons, comme nous le dit

    M. Turner. Le morat se composait de miel, assaisonn de jus de mre. Le pigment tait une liqueur douce et riche compose de vin trs pic et adouci par le miel. Les autres liqueurs nont pas besoin dexplication.

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  • Palestine ! rpta le Saxon, Palestine ! Combien doreilles souvrent aux histoires que des croiss dissolus ou des plerins hypocrites apportent de cette terre fatale ! Moi aussi, je pourrais demander ; moi aussi, je pourrais questionner ; moi aussi, je pourrais couter avec un cur palpitant les fables que des vagabonds russ inventent pour nous escroquer lhospitalit ; mais non, le fils qui ma dsobi nest plus mon fils, et je ne veux pas moccuper de son sort plus que de celui du dernier vaurien perdu parmi les millions de bandits qui ont port la croix sur leur paule, et qui se sont livrs aux excs et au carnage, tout en disant quils accomplissaient la volont de Dieu.

    Et son front se rida ; et pendant un moment il fixa ses regards sur la terre.

    Lorsquil leva les yeux, la porte, situe lextrmit de la salle, souvrit deux battants, et, prcds du majordome arm de sa baguette et de quatre domestiques portant des torches allumes, les convives du soir firent leur entre dans la salle.

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  • IV Le prieur Aymer avait profit de loccasion quon

    lui offrait pour changer son costume de cheval contre un autre dune toffe encore plus riche, par-dessus lequel il portait un mantelet de prtre curieusement brod. Outre le gros anneau abbatial dor qui indiquait sa dignit clricale, ses doigts, contrairement aux canons de lglise, taient chargs de joyaux prcieux. Ses sandales taient faites du plus beau cuir dEspagne, sa barbe tait rduite daussi petites dimensions que son ordre le permettait, et son crne ras se cachait sous un bonnet carlate richement brod.

    Lextrieur du chevalier du Temple tait aussi chang, et, bien quil ft moins coquettement par, son costume tait aussi riche et son aspect bien plus imposant que celui de son compagnon.

    Il avait chang sa cotte de mailles contre une veste de soie pourpre fonc, garnie de fourrures, sur laquelle flottait en plis abondants sa longue robe entirement blanche. La croix huit pointes de son ordre se dcoupait, en velours noir, sur son paule. Son haut bonnet ne cachait plus ses sourcils, qui ne se trouvaient

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  • abrits que par sa courte et paisse chevelure boucle, dun noir de jais, laquelle salliait merveille avec son teint sombre comme la nuit. Rien ne pouvait tre plus gracieusement majestueux que sa dmarche et ses manires, si tout cela net t empreint dun air de hauteur imprieuse que lon acquiert facilement par lhabitude dune autorit sans contrle.

    Ces deux dignitaires taient suivis de leurs serviteurs respectifs, et, une plus humble distance, venait leur guide, dont la personne navait de remarquable que ce quelle empruntait la dfroque misrable dun plerin. Un rude manteau de serge noire lenveloppait entirement, et ressemblait un peu, par la forme, au manteau dun moderne hussard ayant des pans pour cacher les bras. On appelait cette sorte de manteau un sclavonien. Des sandales grossires, attaches avec des lanires sur ses pieds nus, un chapeau larges bords, avec des coquilles cousues tout autour, et un long bton ferr, lextrmit duquel tait attache une branche de palmier, compltaient le costume du plerin.

    Il venait modestement le dernier du cortge qui entra dans la salle, et, remarquant que la table basse laissait peine assez despace aux domestiques de Cdric et la suite des deux convives, il alla sasseoir sur une banquette place ct et presque au-dessous

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  • dune des grandes chemines, et l sembla soccuper scher ses vtements jusqu ce quun des htes, en se retirant, lui ft une place la table, ou que lhospitalit du majordome lui procurt des vivres la place mme quil avait choisie.

    Cdric, pour recevoir ses htes, se leva avec un air dhospitalit courtoise, et, quittant sa place leve, il fit trois pas au-devant deux et attendit leur approche.

    Je suis dsol, dit-il, rvrend prieur, que mon vu moblige ne pas avancer davantage sur ce parquet de mes anctres, mme pour recevoir des htes tels que vous et ce vaillant chevalier du Temple ; mais mon majordome vous aura sans doute expliqu la cause de mon impolitesse apparente. Laissez-moi vous prier aussi de mexcuser si je vous parle dans ma langue maternelle, en vous invitant me rpondre dans cet idiome, si vous le connaissez ; je comprends assez le normand pour suivre vos penses.

    Il faut, dit labb, que vos vux saccomplissent, digne franklin, ou plutt, permettez-moi de le dire, digne thane, malgr lanciennet de ce titre. Les vux sont des nuds qui nous lient au Ciel ; ce sont les cordes qui attachent la victime lautel, et ils doivent, par consquent, je le rpte, tre accomplis, moins que notre sainte mre lglise nordonne le contraire. Quant la langue, jaime converser dans celle que

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  • parlait ma respectable grand-mre Hilda de Middleham qui mourut en odeur de saintet et qui galait presque, si jose le dire, sa glorieuse homonyme, la bienheureuse Hilda de Whitby. Que Dieu protge son me !

    Lorsque le prieur eut achev ce quil considrait comme un avant-propos conciliateur, son compagnon dit brivement et avec emphase :

    Je parle toujours franais, la langue du roi Richard et de ses nobles ; mais je comprends assez langlais pour communiquer avec les indignes.

    Cdric lana linterlocuteur un de ces regards rapides et courroucs que manquaient rarement de susciter les comparaisons faites entre les deux nations rivales. Mais, se rappelant les devoirs de lhospitalit, il rprima toute marque extrieure de colre, et, de la main, il dsigna ses htes leurs places, un peu plus bas que la sienne, mais tout ses cts, et donna le signal dapporter sur la table le repas du soir.

    Tandis que les serviteurs sempressaient dobir aux ordres du matre, celui-ci aperut Gurth, le porcher, qui, avec son compagnon Wamba, venait dentrer dans la salle.

    Envoyez ces fainants par ici ! cria le Saxon avec impatience.

    Et, lorsque les coupables furent devant lui :

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  • Comment se fait-il, coquins ! leur dit-il, que vous ayez tant tard ? As-tu ramen ton troupeau la maison, matre Gurth, ou las-tu abandonn aux bandits et aux maraudeurs ?

    Le troupeau est en sret, sil vous plat, dit Gurth. Mais il ne me plat pas, mauvais drle, dit Cdric,

    quon me laisse deux heures en suspens, et que je me creuse la tte inventer des vengeances contre mes voisins pour des mfaits quils nont pas commis ! Je te le dis, je te prviens que, la premire faute de ce genre, je te punirai de la prison et des fers.

    Gurth, qui connaissait le caractre irascible de son matre, nessaya pas mme de se disculper ; mais le bouffon, qui savait quen vertu de ses privilges de fou il pouvait se prvaloir de la tolrance de Cdric, rpondit dun ton doux :

    En vrit, oncle Cdric, vous ntes ni sage ni raisonnable, ce soir.

    Prenez garde ! dit son matre ; si vous accordez tant de licences votre langue, on vous enverra la loge du gardien, qui vous donnera les trivires.

    Dabord, je voudrais que votre sagesse mapprt, dit Wamba, sil est juste et raisonnable quune personne soit punie pour la faute dun autre.

    Non, certes, bouffon, rpondit Cdric.

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  • Alors, pourquoi voulez-vous mettre ce pauvre garon aux fers, mon oncle, pour la faute de son chien Fangs ? Car je puis jurer que nous navons pas perdu une minute en route, aprs avoir runi notre troupeau, ce que Fangs navait pas encore accompli au moment o nous entendmes la cloche des vpres.

    Alors, que Fangs soit pendu, dit Cdric en se tournant brusquement vers le porcher, si cest sa faute, et toi, cherche un autre chien !

    Permettez, mon oncle ! dit le bouffon, ce serait passer ct de la justice ; car ce nest pas la faute de Fangs sil est boiteux et sil na pu rassembler le troupeau, mais bien la faute de ceux qui lui ont coup les griffes des pattes de devant, opration laquelle, coup sr, si on let consulte, la pauvre bte net certes pas donn sa voix.

    Qui donc a os estropier un animal appartenant mon serf ? scria le Saxon enflamm de colre.

    Ma foi ! cest le vieux Hubert, dit Wamba, le garde-chasse de ce Philippe de Malvoisin. Il a surpris Fangs rdant dans la fort, et il a prtendu que cette bte chassait le daim aux dpens de son matre, qui a la surveillance des bois de cette contre.

    Que le diable emporte Malvoisin et son garde avec lui ! scria le Saxon ; je leur apprendrai que le bois est

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  • libre depuis la grande charte forestire. Mais en voil assez. Retire-toi, drle ! Et toi, Gurth, procure-toi un autre chien ; et, si le garde-chasse ose le toucher, jen ferai un triste archer ; car, quon me traite de lche maudit si je ne lui coupe pas lindex de la main droite, et jamais plus il ne tirera de larc. Je vous demande pardon, mes dignes convives ; je suis entour ici de voisins qui valent bien vos infidles de la Terre sainte, messire chevalier. Mais vous avez devant vous un modeste repas ; mangez, et que le bon accueil compense la mauvaise chre.

    Cependant le repas tal sur la table navait pas besoin dexcuses de la part du matre de la maison. De la chair de porc, apprte de plusieurs manires, apparaissait sur la partie basse de la table ; sur la partie haute, on voyait de la volaille, du daim, du chevreuil, des livres et toute espce de poissons, accompagns de pains massifs, de galettes et de diffrentes confitures faites de fruits et de miel.

    Quant au menu gibier, cest--dire aux petits oiseaux sauvages, qui taient l en profusion, on ne