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Les anecdotes dans les récits de voyage français aux Indes orientales (XVII e et XVIII e siècles) by Devika Vijayan A thesis presented to the University of Waterloo in fulfillment of the thesis requirement for the degree of Doctor of Philosophy in French Waterloo, Ontario, Canada, 2013 ©Devika Vijayan 2013

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  • Les anecdotes dans les rcits de voyage

    franais aux Indes orientales (XVIIe et

    XVIIIe sicles)

    by

    Devika Vijayan

    A thesis

    presented to the University of Waterloo

    in fulfillment of the

    thesis requirement for the degree of

    Doctor of Philosophy

    in

    French

    Waterloo, Ontario, Canada, 2013

    Devika Vijayan 2013

  • ii

    AUTHOR'S DECLARATION

    I hereby declare that I am the sole author of this thesis. This is a true copy of the thesis, including any

    required final revisions, as accepted by my examiners.

    I understand that my thesis may be made electronically available to the public.

  • iii

    RSUM

    Nous tudions, dans le cadre de cette thse de doctorat, les rcits de voyage franais aux

    Indes orientales durant les XVIIe et XVIIIe sicles. Nous analyserons ainsi les uvres du

    Pre Pierre Du Jarric, de Franois Pyrard de Laval, de Jean-Baptiste Tavernier, de Franois

    Bernier, de Jean Thvenot, du comte de Modave et dAnquetil-Duperron. Notre tude porte

    en particulier sur linsertion des anecdotes personnelles, des rcits brefs et digressifs qui

    rompent avec le discours gnral du voyage. Cette pratique dcriture na jamais t traite

    de manire approfondie surtout pour les rcits de voyage aux Indes orientales. Notre thse

    propose aussi dexaminer lexistence des topo ou leitmotive parmi ces anecdotes (le sati

    ou le sacrifice des veuves, les dieux monstrueux du panthon hindou, les curiosits, le prtre

    lascif) o convergent souvent les notions daltrit. En dautres mots, nous analyserons

    limage discursive de lInde et de lIndien qui se construit partir de ces anecdotes.

  • iv

    REMERCIEMENTS

    Tout dabord, mes plus sincres remerciements mon directeur de thse le Professeur Guy

    Poirier, pour sa patience, ses commentaires et sa lecture minutieuse et pointue de mon travail.

    Sans vous, ce travail naurait jamais vu le jour.

    Je voudrais aussi exprimer toute ma reconnaissance au Professeur Marie-Christine Gomez-

    Graud. Merci pour vos conseils et vos mots dencouragement.

    Mes remerciements aussi aux membres de mon comit : les Professeurs Catherine Dubeau et

    Franois Par. Vos conseils et vos suggestions mont permis de mener bien ce travail.

    Je dois un grand merci tous mes amis du Dpartement dtudes franaises : Fadi, Godrick,

    Maria, Mark et Nadia. Un grand merci Kanstantsin davoir patiemment rsolu tous mes

    problmes dordinateur Mac et PC.

    Et bien sr mes penses vont mon fils Ashvin, mon mari Matt et ma mre. Je vous

    remercie davoir suivi mon cheminement, anne aprs anne, dans lanxit et dans lespoir.

  • v

    Ddicace

    mon trs cher papa!

  • vi

    Table de matires AUTHOR'S DECLARATION ............................................................................................................... ii

    Rsum .................................................................................................................................................. iii

    Remerciements ...................................................................................................................................... iv

    Ddicace ................................................................................................................................................. v

    Table de matires ................................................................................................................................... vi

    Illustrations.ix

    Tableaux......x

    Introduction............................................................................................................................................. 1

    I. Objectifs...2

    II. Mthodologie3

    III. Plan de la thse..4

    Chapitre 1: Altrit et l'Orient.6

    I. Identit et altrit..9

    II. Relations de voyage et altrit..16

    III. Conclusion...25

    Chapitre 2: L'anecdote..27

    I. Origine du mot...27

    II. Anecdotes et relations de voyage..32

    i. L'anecdote et les singularits..34

    ii. L'anecdote et les miracles..38

    iii. L'anecdote et les curiosits...41

    III. L'anecdote: tentative de dfinition.43

    IV. L'anecdote la lisire des genres..52

    i. Anecdote et ana.52

    ii. Anecdote et exemplum.55

    iii. Anecdote et nouvelle59

    V. Typologie des anecdotes..62

    i. Sources primaires...63

    ii. Sources secondaires..64

    VI. Conclusion..66

    Chapitre 3: Gense des rcits de voyage franais aux Indes orientales67

  • vii

    L'Inde imagine selon la tradition occidentale67

    i. L'Antiquit68

    ii. Le Moyen ge.74

    iii. Monstres et iconographie indienne..77

    II. L'Inde imagine: autres perspectives80

    i. L'Antiquit..80

    ii. Le Moyen ge...82

    iii. Voyageurs arabes.87

    III. Conclusion.94

    Chapitre 4: Le rgime des anecdotes dans les rcits de voyage (XVIIe et XVIIIe sicles): le cas

    particulier de Pierre Du Jarric95

    I. Biographie..96

    II. Une cosmographie tardive?..............................................................................................................98

    III. Les anecdotes indiennes de Pierre Du Jarric.106

    i. L'Inde musulmane107

    ii. L'Inde hindoue.111

    IV. Anecdote et exemplum..121

    V. Du Jarric et les lettres indiennes.124

    VI. Conclusion.127

    Chapitre5: Anecdote quatre mains128

    I. Le voyageur-crivain...129

    II. Franois Pyrard de Laval131

    III.Pyrard de Laval et les anecdotes133

    i. Anecdotes la lisire du romanesque..140

    IV. Jean-Baptiste Tavernier.149

    V. Tavernier et les anecdotes..151

    VI. Jean Thvenot162

    VII.Thvenot et les anecdotes.164

    VIII. Conclusion..170

    Chapitre 6: L'anecdote scientifique.174

    I. Franois Bernier...174

    II. Bernier et les rcits anecdotiques sur l'Inde177

  • viii

    i. Les anecdotes tragiques181

    ii. Les anecdotes comiques..186

    iii. L'anecdote et la fable.189

    iv. L'anecdote et l'argument conomique194

    III. Le comte de Modave.201

    i. Anecdote: le rcit bref d'un fait singulier.205

    ii. Anecdote comme synonyme d'historiette210

    iii. L'anecdote: un dtail secondaire213

    IV. Anquetil-Duperron214

    V. Catalogue des anecdotes indiennes.218

    i. Anecdotes personnelles223

    ii. Anecdotes et singularits231

    VI. Conclusion234

    Chapitre 7: Anecdote itrative.236

    I. Le sati: discours sur l'altrit barbare.......239

    II. Le sati: discours sur la femme perverse..244

    III. Le sati: discours sur la femme vertueuse...250

    IV. Conclusion..252

    Conclusion finale254

    Bibliographie...262

  • ix

    Illustrations

    Illusration 1: Typologie des monstres en Inde. .....................................................................................71

    Illustration 2: Les devadasis de Coromandel .......................................................................................78

    Illustration 3: Le festival de Jagannath en Inde ..................................................................................101

    Illustratio 4: Lidole de Calicut dans Mitter........................................................................................120

    Illustration 5: The burning of a Hindu widow at her husbands funeral pyre .................................242

    Illustration 6: The burning of Urbain Grandier (1634)....................................................................242

    Illustration 7: The deceit of women............247

  • x

    Tableaux

    Tableau 1: Le schma narratif des anecdotes dans loeuvre de Pierre Du Jarric..123

    Tableau 2: Les anecdotes dans le rcit de Pyrard de Laval133

    Tableau 3: Les anecdotes dans le rcit de Jean-Baptiste Tavernier152

    Tableau 4: Les anecdotes dans le rcit de Jean Thvenot...164

    Tableau 5: Les anecdotes indiennes de Franois Bernier...177

    Tableau 6: Les anecdotes indiennes du comte de Modave.205

    Catalogue des anecdotes indiennes dAnquetil-Duperron.218

    Tableau 7: Les anecdotes sur le sati238

  • 1

    Introduction

    La littrature viatique se situe au carrefour des savoirs. Elle fait dialoguer les diffrents

    domaines de connaissances pour produire une criture qui est aussi hybride que singulire1.

    Ltude de cette littrature longtemps dcrite comme une paralittrature se distingue aussi par

    une diversit dapproches mthodologiques. Depuis larticle fondateur de Jacques Chupeau ainsi

    que les travaux de Franois Moureau, de nombreuses tudes vont analyser les rcits en

    privilgiant une approche gnrique ou intertextuelle. Si Roland Le Huenen souligne quel point

    le rcit de voyage est un genre sans loi, les travaux plus rcents de Marie-Christine Gomez-

    Graud et de Ral Ouellet dmontrent que des constantes fondent tout de mme la potique de ce

    genre. Il faut aussi mentionner les recherches de Marie-Christine Pioffet, de Normand Doiron et

    de Sylvie Requemora qui soulignent des phnomnes dintertextualit entre la littrature et le

    rcit de voyage. La littrature de voyage est aussi le lieu de rencontre entre nous et les

    autres . Cette ncessit de reprsenter laltrit justifie par ailleurs lapproche anthropologique

    de Francis Affergan2 ou lapproche psychanalytique utilis par Julia Kristeva3. La littrature

    viatique est aussi histoire. Pensons ainsi aux ouvrages de Frderich Wolfzettel4 ou aux travaux

    de Stephen Greenblatt5, pour montrer la fcondit des tudes historiques qui ont t publies

    dans ce domaine.

    1 Voir ce propos larticle de Holtz, Grgoire et Masse, Vincent, tudier les rcits de voyage : bilan questionnements, enjeux , dans Arborescences : revue dtudes franaises, no2, 2012, p.1-31. 2 Affergan, Francis, Exotisme et altrit : Essais sur les fondements dune critique de lanthropologie, Paris, PUF, 1987. 3 Kristeva, Julia, trangers nous mmes, Paris, Fayard, 1980. 4 Wolfzettel, Frderich, Le Discours du voyageur. Pour une histoire littraire du rcit de voyage en France du Moyen ge au XVIIIe sicle, Paris, PUF, 1996. 5 Greenblatt, Stephen et Gallagher, Catherine, Practicing New Historicism, Chicago, Chicago University Press, 2000.

  • 2

    I. Objectifs

    Il est indniable que les relations de voyage ont t lobjet dtudes approfondies par de

    nombreux chercheurs. Plusieurs chantiers doivent pourtant encore tre explors. Notre tude

    portera en particulier sur linsertion des anecdotes personnelles dans les rcits de voyage aux

    Indes orientales. part la thse de Jean-Paul Bachelot6 qui tudie les anecdotes dans les rcits de

    voyage franais en Amrique durant la Renaissance, cette pratique dcriture na jamais t

    traite de manire approfondie. Par ailleurs, le sous-continent indien est une rgion laquelle les

    recherches universitaires semblent avoir tourn le dos. Depuis lAntiquit, il existait un vaste

    rseau commercial entre lInde et le monde grco-romain. Cest par les ports de la mer Rouge

    que les marchands allaient frquemment au Gujarat et sur la cte malabar changer lor contre le

    poivre. Le sous-continent indien tait une destination populaire pour les commerants et les

    voyageurs, et nombreux sont les tmoignages qui nous sont parvenus. Sophie Linon-Chipon

    constate ainsi que depuis les campagnes dAlexandre et lpoque mdivale, lInde semble

    faire partie du patrimoine culturel de lOccident (Linon-Chipon, 13)7. Malgr cela, le grand

    paradoxe rside dans le fait que les recherches universitaires se sont tournes vers lAmrique.

    La connaissance des Indes orientales est de ce fait demeure imparfaite.

    Notre intrt sest donc port sur les rcits anecdotiques propos de ce sous-continent

    pour tenter de combler un vide. Nous avons choisi dtudier, dans le cadre de la prsente thse

    de doctorat, les rcits de voyage franais aux Indes orientales durant les XVIIe et XVIIIe sicles.

    Les auteurs dont les oeuvres forment le corpus de notre recherche sont le Pre Pierre Du Jarric

    (1610), Franois Pyrard de Laval (1611), Franois Bernier (1670), Jean-Baptiste Tavernier

    6 Bachelot, Jean-Paul, conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie Jules Verne, 2008. 7 Linon-Chipon, Sophie, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes orientales (1529- 1722) : Potique et imaginaire dun genre littraire en formation, Paris, Presses de LUnivesit, de Paris- Sorbonne, 2003.

  • 3

    (1676), ,Jean Thvenot (1684), Anquetil-Duperron (1771) et le comte de Modave (1971)8. Ces

    voyageurs ntaient certes pas les premiers visiter lInde, et nous les avons choisis en fonction

    dun double critre subjectif et objectif. Dune part, nous prouvons une affinit pour ces

    voyageurs qui se sont aventurs dans cette partie du monde sans autre raison que la curiosit de

    nouvelles terres dcouvrir, et, dautre part, la notorit de leurs rcits de voyage, et lintrt

    quils ont suscit aprs leurs publications ne pouvait manquer de retenir notre attention.

    Notre thse propose aussi dexaminer lexistence des topo ou leitmotive parmi ces

    anecdotes (les dieux monstres du panthon hindou, les curiosits, le prtre lascif, le sati ou le

    sacrifice des veuves aux bchers de leur mari,) o convergent souvent les notions daltrit. En

    dautres mots, nous analyserons le discours littraire sur lInde et sur lIndien qui se construit

    partir de ces anecdotes.

    II. Mthodologie

    Notre approche mthodologique telle quelle sera dfinie dans le premier chapitre de

    notre thse sinspire des travaux de Marie-Christine Gomez-Graud9, de Frank Lestringant10 et

    de Ral Ouellet11. Leurs tudes nous montrent les invariants de lcriture de voyage. Ces

    convergences qui taient aussi bien structurelles que rhtoriques dmontrent quil existait des

    principes de composition communs aux rcits de voyage franais, de la Renaissance jusquau

    XVIIIe sicle. Nous proposons dappliquer ces thories aux rcits de voyage franais aux Indes

    orientales pour voir si ces mmes convergences peuvent y tre identifies. Nous allons aussi

    8 Les voyageurs sont prsents en ordre chronologique selon la date de publication de leur rcit de voyage. 9 Gomez-Graud, Marie-Christine, crire le voyage au XVI esicle en France, Paris, PUF, 2000. 10 Lestringant, Frank, crire le monde la Renaissance. Quinze tudes sur Rabelais, Postel, Bodin et la littrature gographique, Paradigme, 1993. 11 Ouellet, Ral, La Relation de voyage en Amrique XVI e XVIII e sicles : au carrefour des genres, Qubec, Presses Universit de Laval, 2010.

  • 4

    nous inspirer des travaux critiques de Dirk Van der Cruysse12 et de Sophie Linon-Chipon. Ces

    deux chercheurs parlent de la prsence des leitmotive dans les relations franaises, voire de

    lexistence dune tradition franaise dcriture sur lInde.

    Pour ce qui est des thories de laltrit, nous nous inspirons des travaux de Franois

    Hartog13 et de ceux dEdward Sad14 o lautre reprsente ltre collectif dune socit lointaine

    qui est juxtapos ou contrast ltre collectif occidental. Cette distinction provient parfois dune

    dlimitation gographique, mais elle peut aussi dcouler du contexte religieux et culturel. En

    dautres termes, la fonction du je devient celle du miroir dformant qui projette une image de

    lautre modifie par la mconnaissance des normes et des coutumes de ce premier. Sad nous

    apprend que la reprsentation de lorient en occident nest souvent quune reprsentation de

    concepts strotyps que les occidentaux se sont fait de lAutre.

    III. Plan de la thse

    Nous aborderons, dans le premier chapitre, les recherches sur les rcits de voyage, les

    thories de laltrit ainsi que des tudes thoriques sur les anecdotes et les lieux communs du

    XVIe au XVIIIe sicles.

    Dans le deuxime chapitre, nous essayerons de dfinir le mot anecdote . Nous

    examinerons, par la suite, la fonction et lvolution de ces anecdotes dans les rcits viatiques.

    Nous analyserons galement les diffrents types danecdotes que nous avons retrouves dans nos

    textes du corpus.

    Le chapitre trois examinera les tmoignages de lAntiquit et ceux du Moyen ge,

    comme les rcits de Marco Polo et de Jean de Mandeville. Nous voulons dmontrer linfluence

    intertextuelle de ces narrations sur les rcits postrieurs des voyageurs franais. Nous voulons 12 Van der Cruysse, Dirk, Le Noble dsir de courir le monde : Voyager en Asie au XVIIe sicle, Paris, Fayard, 2002. 13 Hartog, Franois, Le miroir dHrodote : Essai sur la reprsentation de lautre, Paris, Gallimard, 1981. 14 Sad, Edward, LOrientalisme. Lorient cr par loccident, Paris, Seuil, 1980.

  • 5

    aussi prouver que les chercheurs ont peut-tre condamn trop rapidement lutilisation de

    strotypes relatifs lInde dans les uvres des auteurs de lAntiquit et du Moyen ge.

    Dans le quatrime chapitre, nous identifierons et commenterons les anecdotes dans le

    rcit de Pierre Du Jarric. Parmi tous les voyageurs de notre corpus, il est le seul qui nait jamais

    visit le sous-continent indien. Son Histoire est donc une compilation dauteurs antiques et de

    lettres jsuites. Malgr cela, son ouvrage est un des premiers best sellers en franais sur le

    sous-continent indien et il est le point de dpart dun mouvement de dcouverte de lInde.

    Les anecdotes dans les rcits de Franois Pyrard de Laval, de Jean-Baptiste Tavernier et

    de Jean Thvenot seront tudies dans le chapitre cinq. Aprs leur sjour indien, les trois

    voyageurs ont recours un scribe pour transcrire leurs tmoignages. Dans ce chapitre, nous

    analyserons ce phnomne dcriture quatre mains. Faut-il voir dans ces copistes de simples

    scribes ou bien des auteurs qui ont profondment modifi le rcit du voyageur pour satisfaire aux

    attentes du public ? Telle est la question laquelle on essaiera de trouver rponse dans ce

    chapitre.

    Nous prsenterons, dans le sixime chapitre, les anecdotes identifies dans les ouvrages

    de Franois Bernier, du comte de Modave et dAnquetil-Duperron. Ces trois voyageurs sont

    souvent qualifis desprits cultivs. Lanecdote deviendra alors vraisemblablement un

    instrument pour voir lInde dans une perspective nouvelle.

    Le chapitre sept est finalement consacr aux anecdotes itratives dans les rcits de

    voyage de notre corpus. Quels sont les leitmotive parmi les anecdotes relatives au sous-continent

    indien et pourquoi occupent-ils une place si privilgie dans les rcits de voyage ? Nous

    dterminerons si ces anecdotes refltent effectivement une tradition franaise dcriture sur

    lInde.

  • 6

    Chapitre 1

    Altrit et Orient

    Le mot orient na pas un sens bien dfini dans la lexicographie franaise. Dailleurs,

    depuis lAntiquit, chaque auteur semble lutiliser son gr. Dans une premire interprtation

    gographique, lorient a souvent t oppos un occident, coupant ainsi le monde en deux blocs

    bien distincts1. La civilisation romaine, par exemple, diffrenciait entre ce quelle appelait

    notre monde et une vague Asie. Mais o se trouvait cette Asie ? Raymond Schwab, dans son

    livre La Renaissance orientale, exprime bien cette confusion lorsquil crit : Tantt qualifi de

    proche ou dextrme, tantt identifie avec lAfrique mme ou lOcanie quand ce nest pas avec

    lEspagne ou la Russie, lOrient a fini par faire le tour du monde (Schwab, 9)2. Une deuxime

    dfinition fait de lorient un univers exotique. La moindre mention du mot orient semble

    voquer, dans lesprit des crivains, des images diffrentes. Dans lAntiquit, ctait un monde

    regorgeant de merveilles, une terre de richesses et de sagesse exemplaire. Cest en orient que le

    soleil se lve comme en fait preuve le clbre proverbe ex oriente lux ( de lorient vient la

    lumire ). LEurope du Moyen ge est consciente de cette richesse autant spirituelle que

    matrielle. Cette connaissance est due au vaste rseau commercial qui existe entre les deux

    continents et qui favorise la distribution des produits de luxe - toffes, bijoux, pices - provenant

    de lorient. La dfinition de ce mot change au cours des sicles pour revtir de nouvelles

    connotations. Cest sur les routes dorient que lon rencontrait les fameux derviches. La

    conqute de lEgypte par Napolon, le dchiffrement des hiroglyphes par Champollion, les

    majestueuses pyramides, le sphinx et les rveries sans fin des Mille et une nuits enivrent les

    1 Dans le Dictionnaire du Moyen Franais (1330-1500) nous trouvons la dfinition suivante : [par rapport lEurope] partie du monde situe lEst, au-del de la Mditerrane, en Asie, Orient tandis que le Trsor de la langue franaise dfinit le mot comme tant un : ensemble des pays situs lest de lEurope . 2 Schwab, Raymond, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.

  • 7

    esprits des plaisirs exotiques que lon associe au monde oriental. Edward W. Sad dans

    lintroduction de son livre Orientalism crit: The Orient [] had been since antiquity, a place

    of romance, exotic beings, haunting memories and landscapes, remarkable experiences 3 (Said,

    7).

    Dans cet assemblage des pays dits orientaux , lInde occupait une place privilgie.

    Tout comme le mot orient , le nom Inde est aussi vou lincertitude gographique. Pour

    les Grecs, il reprsente le pays que lon trouve autour du fleuve Indus. En dautres mots, cest un

    pays qui se situe entre le bassin du Gange, les contreforts himalayens et le plateau du Deccan.

    La confusion persiste longtemps. Dirk Van der Cruysse le dmontre bien dans son livre Le noble

    dsir de courir le monde lorsquil crit : [] les Indes peuvent dsigner aussi bien lAsie et

    lAmrique runies, lAsie seule, et lInde propre ou lIndostan (Van der Cruysse, 46)4.

    Cependant, dans lunivers sans frontire de lInde imaginaire, on dcouvre ple-mle une faune

    luxuriante peuple de singes, dlphants et de rhinocros. Il y a aussi des arbres gigantesques

    aux pouvoirs miraculeux, les rites funraires des veuves qui se jettent vivantes sur le bcher

    funraire de leurs maris et des races monstrueuses. Toutes ces reprsentations exotiques

    enflamment et stimulent limagination du monde occidental. Vers la fin du XVe sicle, lInde est

    la mode dans une Europe fascine par les rcits de Marco Polo et de Jean de Mandeville. La

    France, pas plus que les autres pays europens, na pu chapper cette Indomanie . Comme

    preuve de cet attrait pour le sous-continent, Geoffroy Atkinson affirme quen France, entre 1480

    et 1609, il y a beaucoup plus de livres publis sur les Indes Orientales que sur le Nouveau

    Monde. Il crit : Les Franais de la Renaissance regardaient-ils donc vers lEst plutt que vers

    lOuest ? Il faut le croire, et les livres imprims nous portent une telle conclusion pour toute

    3 Said, Edward, Orientalism, Middlesex, Penguin, 1985. 4 Van der Cruysse, Dirk, Le noble dsir de courir le monde, Paris, Fayard, 2002.

  • 8

    lpoque considre 5 (Atkinson, 11). Malgr cet intrt, les Franais ne prennent la route

    maritime pour les Indes orientales quavec beaucoup de retard. Comment interprter cette

    attitude contradictoire et quelles sont les raisons pour lesquelles les Franais sont dabord absents

    de cette nouvelle dcouverte du sous-continent ?

    Une premire raison rside dans le fait que les voyages maritimes ne sont pas financs

    par la Couronne, mais par des investisseurs privs qui, aprs lchec de certaines expditions, ne

    croient plus la rentabilit de leurs incursions commerciales. Comme preuve, prenons le cas du

    premier voyage franais dans locan Indien, celui des frres Parmentier. Fascins par les

    pices, les frres russissent convaincre le banquier Jean Ango de Dieppe de financer leur

    expdition. Jean et Raoul Parmentier quittent Dieppe en avril 1529. Ils doublent le cap de Bonne

    Esprance fin juin et sont Madagascar un mois plus tard. Ils se heurtent alors aux hostilits des

    autochtones. On lve lancre en panique, mais lquipage est atteint du scorbut. Vers le mois

    doctobre, ils arrivent Sumatra, mais des fivres font de nouvelles victimes. Esprant trouver

    ailleurs un air plus sain ainsi que des pices, les frres, qui sont malades, reprennent la mer. Jean

    meurt le 3 dcembre 1529 et son frre Raoul quelques jours plus tard. Lexpdition est un

    dsastre.

    Une deuxime raison qui explique la rticence des Franais, cest quen 1494, le pape

    Alexandre VI signe le trait de Tordesillas qui partage les nouvelles terres ainsi que les

    continents inexplors entre les deux royaumes ibriques : louest, ils seront espagnols et lest,

    portugais. LInde devient de ce fait une chasse garde portugaise o les navigateurs franais

    naccostent qu leurs risques et prils.

    Troisimement, partir de 1562, les guerres de Religion ravagent le royaume de France.

    Absorbs par ces guerres sanglantes et fratricides, les Franais nont gure le temps dexplorer le 5 Atkinson, Geoffroy, Les Nouveaux horizons de la Renaissance Franaise, Paris, Librairie E. Droz, 1935.

  • 9

    monde extrieur o se trouvent de nouvelles possibilits et de nouvelles terres dcouvrir.6 Le

    couronnement dHenri IV, en 1594, ldit de Nantes qui accorde la libert au protestantisme et la

    paix tablie entre la France et lEspagne, en 1598, mettent fin lisolement franais et ouvrent la

    porte aux grands voyages. Pour citer Sophie Linon-Chipon Ils furent donc quelques milliers de

    marins franais monter bord des navires de grand tonnage, des fltes ou quelques houcres

    pour passer outre la zone torride et les quarantimes rugissants . (Linon-Chipon, 12). Les

    aventures de ces voyageurs qui nous sont parvenues sous la forme de journaux, de descriptions

    ou mme de mmoires constituent pourtant un excellent lieu o se logent les rencontres avec

    lautre. La prgrination devient ainsi une mtaphore 7 de la rencontre de lautre8. La

    problmatique de lautre est, bien entendu, une notion complexe susceptible dtre saisie sous de

    multiples perspectives. En ce sens, nous examinerons maintenant les relations entre lidentit et

    laltrit.

    I. Identit et Altrit

    Lidentit et laltrit sont des notions qui semblent chapper toute tentative de

    dfinition. Il existe cependant un accord sur certaines notions de base quil nous faut laborer.

    Commenons tout dabord par le terme identit . Dans son article intitul La construction de

    lidentit , Louis-Jacques Dorais prcise que lidentit : cest la faon dont ltre humain

    construit son rapport personnel avec lenvironnement 9 (Dorais, 2), dfinition qui montre par

    excellence que le mot est flou et difficile cerner. Depuis lAntiquit, le thme didentit a

    6 Pour de plus amples discussions sur la rticence franaise sengager sur la route maritime vers les Indes Orientales, voir le livre de Spohie Linon-Chipon, Gallia Orientalis, Voyages aux Indes orientales, 1529-1722. 7 Nous empruntons ici les termes de Sophie Linon-Chipon. 8 Les nombreux travaux de Frank Lestringant sont dans ce domaine fondateurs. Dirk Van der Cruysse consacre galement un chapitre ce sujet dans son livre Le Noble dsir de courir le monde. 9 Louis-Jacques Dorais, La Construction de lidentit dans Discours et constructions identitaires, sous la direction de Deshaies Denise et Vincent Diane, Qubec, Les Presses de lUniversit Laval, 2004, p. 1-11.

  • 10

    soulev de nombreux dbats comme le montre Ronan Le Coadic dans son article : Faut-il jeter

    lidentit aux orties ? 10. Cependant, la dfinition propose par Dorais contient trois mots cls

    qui mritent notre attention. Premirement, lidentit est un rapport, en dautres mots cest ce que

    Dorais appelle un bricolage relationnel quon tablit avec lautre. Comme laffirme lauteur,

    lidentit nest pas une qualit intrinsque qui existe en soi en labsence de tout contact avec

    les autres (Dorais, 2). Deuximement, il faut se rendre compte qu cause de cet aspect

    relationnel, lidentit peut se transformer selon les alas de son environnement 11 et elle

    change quand les circonstances modifient son rapport au monde. Troisimement, lidentit

    quivaut la relation quon construit avec son environnement. Cet environnement ne se limite

    pas au milieu naturel mais stend tout lment signifiant qui fait partie de lentourage dune

    personne.

    Qui plus est, si, dune part, on peut parler dune identit individuelle (quest-ce qui fait

    quun tre est lui-mme et non un autre), il existe, dautre part, une identit collective (lindividu

    est semblable aux membres du groupe auquel il appartient). Les tres humains ne vivent pas dans

    lisolement et ils appartiennent tous une socit. Il sagit ici dun groupe de personnes qui

    partagent le mme mode de vie ou une mme langue, ou encore qui proviennent dune rgion

    particulire.

    Laltrit, par contre, est un concept philosophique qui signifie le caractre de ce qui est

    autre. Elle est lie la conscience de la relation aux autres considrs dans leur diffrence. Nous

    sommes cependant de lavis quil faut tablir une distinction trs nette entre diffrence et

    altrit . En guise dillustration, empruntons lexemple que nous fournit Janet Paterson dans

    10 Le Coadic, Ronan, Faut-il jeter lidentit aux orties? , dans Identits et Socit de Plougastel Okinawa, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007. 11 Nous empruntons les termes de Dorais.

  • 11

    son livre Figures de lAutre dans le roman qubcois12. La plupart des gens, souligne-t-elle, sont

    en mesure de distinguer la diffrence entre les yeux bleus ou les yeux bruns ou encore entre les

    cheveux blonds et les cheveux noirs. Dune manire gnrale, cette diffrence est sans

    signification. Seulement, dit-elle, comment se fait-il alors quune diffrence dans la couleur de

    la peau (noire, blanche, brune) ait pu crer, dans de nombreuses cultures, des exclusions et des

    conflits sanglants ? Cest que le groupe dominant fixe linventaire des traits diffrentiels qui

    serviront construire la figure de lAutre (Paterson, 25), et que cette construction produit

    souvent des systmes de sgrgation. En effet, ce nest pas la diffrence impliquant la couleur de

    la peau qui est significative en elle-mme, cest plutt la porte que lui donne le groupe

    dominant. Ce quicompte, cest la perception des individus et linterprtation quils en font ou,

    encore, limportance quils prtent cette diffrence.

    Alors, comment expliquer ce rapport entre lidentit et laltrit ? Tzvetan Todorov

    aborde cette question en racontant une histoire exemplaire, celle de la dcouverte de

    lAmrique13. Dans son livre, il dcrit certains aspects thoriques qui sont fondamentaux pour la

    comprhension de lautre en tant quindividu. Il affirme que la problmatique de lAutre repose

    sur trois plans : premirement, le plan axiologique qui comporte un jugement de valeur savoir

    que lautre est bon ou mauvais, (je laime ou je ne laime pas). Deuximement, le plan

    praxologique qui implique que lon se rapproche ou que lon sloigne par rapport lautre ;

    que lon embrasse des valeurs de lautre et que lon sidentifie lui ; que lon assimile lautre en

    soi et que lon lui impose sa propre image. Troisimement, il y a le plan pistmique qui part du

    fait quon accepte de connatre ou quon ignore lidentit de lautre et que les degrs de

    connaissances peuvent varier des moindres aux plus levs. Ces trois axes ne sont pas

    12 Paterson, Janet, Figures de lAutre dans le roman qubcois, Qubec, ditions Nota Bene, 2004. 13 Todorov, Tzvetan, La Conqute de lAmrique, Paris, ditions du Seuil, 1982.

  • 12

    indpendants et il existe des affinits entre eux. Todorov dmontre sa thorie en comparant les

    rcits de deux voyageurs espagnols, ceux de Las Casas et de Corts. Il dit : Las Casas connat

    les Indiens moins bien que Corts, et il les aime plus [ ] la connaissance nimplique pas

    lamour ni linverse et aucun des deux nimplique, ni nest impliqu par lidentification avec

    lautre (Todorov, 191). Le critique saisit bien les nuances des relations avec lautre. Ses

    analyses de ces rcits de voyage dmontrent que certains dentre ces auteurs,comme Las Casas,

    taient sympathiques aux Indiens sans pourtant tre assimils cette socit trangre. Dautres,

    qui taient bien intgrs dans la culture indienne, ne portaient aucun jugement de valeur. Pour

    citer de nouveau Todorov : conqurir, aimer et connatre sont des comportements autonomes

    (Todorov, 191).

    Le livre de Todorov est aussi une rflexion sur les signes, linterprtation et la

    communication. Pour Todorov, la smiotique ne peut tre pense hors du rapport lautre ;

    comprendre lautre est essentiellement un acte de traduction des signes. Il nous raconte une

    anecdote intressante qui sest produite lors de la premire rencontre des Amrindiens et des

    Espagnols : A dfaut de mots, indiens et espagnols changent [ ]de menus objets ; et le

    colon ne cesse de louer la gnrosit des indiens qui donnent tout pour rien (Todorov, 44). Les

    colons ne comprennent pas pourquoi les Indiens apprcient autant un morceau de verre quune

    pice de monnaie, car lor est plus prcieux que le verre dans le systme europen, ce qui nest

    pas le cas dans la culture indienne. Ce malentendu, cette incapacit de traduire les signes dune

    culture lautre donne naissance un sentiment de supriorit chez les Espagnols, et les Indiens

    sont considrs comme tant btes. Cette interprtation apporte aussi une contribution importante

    au mythe du bon sauvage. Citons de nouveau lauteur : Ils sont sans convoitise des biens

    dautrui. Ils sont un tel point dpourvus dartifice et si gnreux de ce quils possdent que nul

  • 13

    ne le croirait moins de lavoir vu (Todorov, 45). Todorov croit dans lexistence dun discours

    non-violent. Il est optimiste et pense que le discours esclavagiste et colonialiste des descendants

    des conquistadors sera un jour remplac par un vritable dialogue par le discours communicatif.

    Le langage sous la forme dun dialogue est la seule rponse pour connatre lautre.

    Dans Le miroir dHrodote, Franois Hartog examine cette notion de lautre en tant que

    reprsentant dune collectivit et y introduit une nuance additionnelle, savoir laspect

    relationnel de laltrit. Il dtermine cet aspect relationnel en deux termes quil pose comme

    a et b . Citons lauteur lui-mme : Dire lautre, cest poser quil y a deux termes a et b et

    a nest pas b 14 (Hartog, 331). Hrodote est considr comme le plus ancien des historiens. On

    sinterroge depuis lAntiquit sur la vracit de ses rcits de voyage regroups en neuf livres.

    Hartog propose dadopter un autre point de vue sur luvre dHrodote et de se concentrer sur ce

    quil nous dit des autres, danalyser la manire dont le voyageur tmoigne de cette rencontre

    avec lautre dans la Grce du Ve sicle. Pour Hrodote, les deux extrmits du monde sont

    occupes par les gyptiens, au sud, les Scythes, au nord, la Grce se situant au milieu de cet axe.

    Le rapport qutablit Hrodote dans sa description des Scythes est un rapport de contraste avec le

    monde do il vient. Il repre ainsi, dans les pratiques, dans les murs, dans les rituels et

    coutumes scythes, des caractristiques qui se rvlent contraires celles des Grecs. Ce procd

    lui permet de donner au monde scythe une cohrence qui sordonne linverse de celle du

    monde grec. Ce mode de perception en miroir a fond les premires descriptions de laltrit,

    celles en particulier des voyageurs partir de la Renaissance.

    Comment un Grec peut-il alors penser et se reprsenter les Scythes, peuples la fois

    europen et asiatique, sans repres gographiques? Franois Hartog met en vidence ce quil

    appelle une rhtorique de laltrit , la logique dune criture qui fait passer une altrit 14 Hartog, Franois, Le miroir dHrodote, Paris, Gallimard, 2001.

  • 14

    opaque (le monde non grec) une altrit porteuse de sens. Hartog a trs utilement distingu

    quatre oprations qui sont en fait des variations comparatives entre les Grecs et les autres.

    1. Lopposition terme terme avec cas dinversion : les Egyptiens font linverse des Grecs.

    Les femmes vont au march et les hommes restent chez eux et tissentIci, il exploite le

    schma binaire au moyen dimages contrastes.

    2. La comparaison ou lanalogie est une autre faon de ramener lautre au mme. La course

    des messagers du roi de Perse ressemble la course des porteurs de flambeaux en Grce.

    3. Il pratique parfois la traduction pour mieux faire comprendre la situation au lecteur. Ainsi

    Xerxes signifie le guerrier.

    4. Enfin, Hrodote dcrit et inventorie, une pratique adopte par Jean de Lry lorsquil

    dcrit son voyage au Brsil.

    Hartog dmontre ainsi comment, en dcrivant les Scythes, Hrodote construit une figure du

    nomade qui permet de comprendre et dapprhender laltrit. En dernier lieu, Hartog parle des

    marques dnonciation, comme jai vu, jai entendu, je dis et jcris , qui permettent

    Hrodote de lgitimer son discours sur les Scythes. Le rcit de voyage est, avant tout, une

    description des murs et des paysages lointains. Cette description va de lil du voyageur vers

    loreille du lecteur. Ainsi, la marque dnonciation jai vu par laquelle le narrateur intervient

    dans son rcit, comporte un grand pouvoir de persuasion ; cest une preuve dauthenticit des

    merveilles des pays lointains.

    Tout comme Hartog, Edward Sad est de lopinion que chaque poque et chaque socit

    a tendance crer ses propres autres . Dans son livre Orientalism : Western conceptions of the

    Orient, Said analyse le systme de reprsentation de lorient par loccident. Selon lui, deux

    sentiments opposs sont dvelopps dans le discours orientaliste. Dune part, il y a un sentiment

  • 15

    dattirance pour lOrient et, dautre part, un sentiment de rejet qui se traduit par lattribution aux

    Orientaux de certains vices comme la paresse, lignorance et la sensualit. Transmis de

    gnration en gnration, ces discours entretiennent le mythe orientaliste. LOrient a dailleurs

    permis lEurope de se dfinir par contraste en lui permettant de prciser son identit en se

    dmarquant de lOrient (Sad, 9). En effet, chaque socit et chaque culture ont tendance se

    dfinir partir de limage de lautre. Ce sentiment dopposition entre loccident et lorient existe

    depuis lAntiquit. Sad explique comment, ds la Grce antique, apparat dans lIliade ou les

    Perses dEschyle, une ligne imaginaire qui spare lOrient de lOccident et qui prsente lOrient

    comme tant un grand contraire complmentaire de lOccident (Sad, 9). Des sicles plus

    tard, on retrouve les mmes ides dans les travaux des grands crivains et potes comme

    Chateaubriand,Nerval et. Flaubert.

    En ce qui nous concerne, lautre symbolise, dans cette recherche, la personne collective,

    reprsentante de la socit indienne, la personne qui est juxtapose ou contraste ltre collectif

    occidental. La grande diversit de lInde fait en sorte que cette figure de lautre nest jamais

    constante. Dans certains rcits de voyage, laltrit indienne est reprsente par la figure

    nigmatique du Grand Moghol , qui devient emblmatique de lInde musulmane. Dans

    dautres cas, cest un hindou qui appartient la caste suprieure des brahmanes ou la caste

    marchande des banians. Nous avons dcid de prendre en considration ces diffrentes figures

    de laltrit parce que la diversit fait partie de la ralit indienne. Parler seulement de lInde

    musulmane ou inversement de lInde hindoue prsenterait une image incomplte et partielle de

    ce sous-continent. Lautre, dans cette hypothse, se trouve cr et dfini par rapport soi. Les

    remarques de Mikhal Bakhtine, cit par Todorov, ce sujet, sont particulirement clairantes :

    Je ne deviens conscient de moi-mme quen me rvlant pour autrui, travers autrui et laide

  • 16

    dautrui 15 (Todorov, 148). Cette mise en relief du rle de lautre dans la formation du soi est

    significative car il existe une diffrence entre le soi et lautre. La question maintenant est de

    savoir comment lautre est diffrent de soi. Ce rapport entre le soi et laltrit se laisse bien

    voir dans le rcit de voyage, qui est le lieu de rencontre entre identit et altrit.

    II. Relations de voyage et altrit

    Quest-ce que voyager ? Rencontrer .16 (Barthes, 23). Lhumanit est prise des

    voyages depuis lAntiquit. Le mot voyage vient de ladjectif latin viaticum dans lequel nous

    reconnaissons le substantif via provenant de la mme langue, qui veut dire chemin ou voie. On

    peut aussi rapprocher ce substantif du mot anglais way ou mme wagon ainsi que du

    franais vhicule dont ltymologie voque nimporte quel conduit17. Parmi les textes

    antiques, les deux grands chefs-duvre qui voquent le thme du voyage sont lOdysse

    dHomre et lnide de Virgile. laube de la Renaissance, le mot voyage dnote trois

    grands modes de dplacement : le voyage, lerrance et la promenade. Le voyageur suit ou

    dcouvre la route, lerrance semble suggrer lide dun dplacement pour la pratique des armes,

    tandis que le promeneur suit une route, sen carte sans cesse, y revient, pour le plaisir du dtour

    ou de la digression. Vers la fin du XVe sicle, le monde occidental assiste un bouleversement

    pistmologique. Christophe Colomb dcouvre lAmrique en 1492 et Bartholomeo Diaz, qui

    double le cap de Bonne-Esprance, ouvre la fameuse carreira da India. Cest alors, pour de

    nombreux esprits curieux en Europe, lheure des voyages. On nhsite plus dclarer sa passion

    15 Todorov, Tzvetan, Mikhal Bakhtine : le principe dialogique suivi des crits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981. 16 Barthes, Roland, LEmpire des signes, Paris, 1970. 17 Voyage, culture.gouv.fr/culture/dglf/franais-aime//Voyageetymologie.html, consult en aot 2012.

  • 17

    pour le voyage. Le voyageur franais Vincent Le Blanc, qui visite lInde entre 1567 et 1578,

    illustre bien cet tat desprit avec des mots dune tonnante modernit :

    Ayant toujours eu une trs grande inclination voyager ds lors mme que jtais peine sorti de lenfance et que mon esprit ntait pas encore capable de raison ni dlection, je ressentis en moi de si forts mouvements, quoique secrets, quil me fut impossible dy rsister, et sans rien connatre je me jetai comme corps perdu dans cette sorte de vie errante que jai embrasse depuis avec plus de fermet et de rsolution, y tant principalement attir par les occasions et par le contentement incroyable que jy prenais. De quoi il ne se faut pas beaucoup tonner, puisqu le bien considrer, toute notre vie nest quun perptuel voyage, sans repos ni demeure assurs 18 (Le Blanc, 2).

    En effet, le voyage rgle toute la vie de ce Marseillais. Il quitte son pays natal lge de quatorze

    ans pour lEgypte. Il y demeure pendant huit mois. Au retour, son bateau fait naufrage prs des

    ctes de la Crte o il est accueilli par le Consul franais qui lui procure les moyens de passer en

    Syrie. Ce naufrage, loin de refroidir les ardeurs de Le Blanc, va le conduire en Palestine et en

    Perse. De l, il ira jusquen Inde. Au retour, il en profite pour visiter lle de Madagascar. Mais

    son sjour Marseille nest pour lui quune courte halte. Il sembarque de nouveau pour visiter

    le Maroc. En 1579, nous le retrouvons Constantinople et lanne suivante aux Pays-Bas. Il se

    marie en 1583 avec, comme il nous le dit lui-mme, une des plus terribles femmes du monde .

    Pour chapper ce joug conjugal, il continue de voyager pendant toute sa vie.

    Jean- Baptiste Tavernier se dfinit de faon semblable lorsquil sexclame, la premire

    page de ses six voyage : Je puis dire que je suis venu au monde avec le dsir de voyager

    (Tavernier, 7)19. Lincipit du rcit de voyage de Franois Bernier annonce galement: Le dsir

    de voir le monde, mayant fait passer par la Palestine et dans lgypte, ne me permit pas den

    18 Le Blanc, Vincent, Voyage fameux du sieur Vincent Le Blanc, Paris, 1658. 19 Tavernier, Jean-Baptiste, Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, cuyer, Baron dAubonne quil a fait en Turquie, en Perse et aux Indes pendant lespace de quarante ans [] Paris, Gervais Clouzier, 1676.

  • 18

    demeurer l ; je fis dessein de voir la mer Rouge dun bout lautre ( Bernier, 41)20. Les

    publications des rcits de voyage se succdent rapidement permettant au public de suivre les pas

    du voyageur.

    Pour ces voyageurs, lobjectif principal du voyage est de peindre la nature dans sa

    varit, de dvoiler les secrets du monde et de renseigner le lecteur sur les terres trangres. Le

    rcit de voyage peut tre vu, de ce fait, comme un ouvrage didactique et le voyageur est cens

    mettre jour les rsultats indits dune enqute sur le terrain et ensuite transformer ces

    observations en un catalogue de curiosits 21. Parmi les attentes mentionnes ci-dessus, lune

    des plus essentielles portait sur la nouveaut des informations publies. Cette volont de

    produire du neuf dans les rcits de voyage est annonce par le voyageur ds le dbut de sa

    relation. Franois Bernier, dans son ptre au roi Louis XIV, dcrit la bataille de succession entre

    les quatre fils de lempereur moghol Shah-Jahan comme une tragdie que je viens de voir tout

    frachement reprsente (Bernier, 39). Anquetil-Duperron fait preuve du mme souci de

    nouveaut lorsquil parle de son voyage en Inde :

    Lintrieur de lAfrique nous est encore inconnu, et la plus grande partie de lAsie offre un spectacle absolument nouveau, spectacle digne par la varit des vnements, des peuples et des langues, doccuper un esprit qui veut dbrouiller, sil est possible, les archives du genre humain et tudier la nature encore dans son berceau. Cest pour contempler ce spectacle, que jai fait le voyage des Indes Orientales (Anquetil-Duperron, 72)22.

    20 Bernier, Franois, Les voyages de Franois Bernier (1656-1669), Paris, Chandeigne, 2008. 21 Une lettre de Jean Chapelain Bernier, date le 13 novembre 1661, rsume bien cet tat desprit. Chapelain rappelle notre voyageur les nombreux domaines o il doit exercer sa curiosit. Rien nest oubli, ni lhistoire du pays depuis les temps anciens, ni ltude des mentalits, des croyances religieuses, des sciences, la gographie, le gouvernement sans omettre la situation des femmes et leur rle dans la socit. Chapelain est conscient de lampleur de la tche et il avoue que Bernier ne pourrait rien accomplir si son sjour indien nest que dune courte dure. Il crit : Vous ne ferez pas cette emplette en peu de temps; et si vous ne demeuriez que deux ans dans ce royaume, ce temps-l ne suffirait pas assurment. Puisque vous y tes donc et que personne de votre sorte et de vos inclinations nira peut-tre jamais, prenez la patience ncessaire pour vous satisfaire et vos amis de tout point . Chapelain, Jean, Lettres, Philippe Tamizey de Larroque, t.II, p.166. 22 Anquetil-Duperron, Abraham Hyacinthe, Voyage en Inde, 1754-1762, Paris, cole Franaise dExtrme-Orient, 1997.

  • 19

    Cette obsession de la nouveaut sera mme utilise pour justifier la slection des donnes. Les

    voyageurs ne voulaient pas rpter ce quun autre avait dj dit. On en voudra pour preuve les

    extraits suivants :

    Javais crit plusieurs choses fort au long de mes mmoires et avais mme pris les figures de plusieurs de leurs dieux ou idoles que javais vus dans leurs temples [] mais, ayant trouv tout cela ou du moins la meilleure partie imprim dans China Illustrata du pre Kircher, [], je me contenterai de vous avoir indiqu le livre (Bernier, 330). Je ne marrterai pas ici donner la description de la ville de Gengy, plusieurs voyageurs lont faite avant moi [] (Anquetil-Duperron, 92)23.

    Une lecture attentive de ces tmoignages de voyageurs, si sincres soient-ils, ouvre

    pourtant la voie un autre dbat, celui de la rptition dans la littrature de voyage. Les

    recherches consacres la littrature viatique, en particulier celles menes par Frank Lestringant,

    rvlent la nature profondment topique des rcits de voyage. En effet, le chercheur franais

    affirme que les voyageurs taient souvent contraints dajouter des passages fictifs pour combler

    les manques dune exprience singulire 24 (Lestringant, XLV). Dans son ouvrage qui sintitule

    LAtelier du cosmographe, Lestringant montre que les deux composantes fondamentales de tout

    rcit ditinraire sont laventure qui parle de lexprience personnelle et linventaire qui

    met laccent sur le savoir. Il parle ensuite de la dichotomie qui existe entre la cosmographie et le

    rcit de voyage. La premire est, la suite de Ptolme, une vue densemble de lespace

    terrestre, do provient le regard global et omniscient du cosmographe, qui considre le monde

    dans sa totalit. Dans le rcit de voyage, par contre, cest la vision focalise du voyageur qui

    23 Cest nous qui soulignons. 24 Lestringant, Frank, La Cosmographie du Levant, Genve, Droz, 1985.

  • 20

    prdomine, car il ne parle que des pays quil a visits. En outre, cest linformation livresque

    qui domine lcrit cosmographique et le voyage du cosmographe ne sert que de prtexte pour

    recueillir des renseignements. La cosmographie se lit comme un catalogue des curiosits, des

    bizarreries et des singularits qui se trouvent dans les pays lointains ; laventure personnelle est

    relgue au plan secondaire. Le cosmographe et le voyageur affirment la primaut de

    lexprience sur le savoir livresque. Ainsi, Andr Thevet, dans son livre Les Singularits de la

    France antarctique, sexclame : Tout ce que je vous discours et rcite, ne sapprend point s

    escole de Paris, ou de quelle que soit des universitez de lEurope, ains en la chaise dun navire,

    soubz la leon des vents 25. Malgr cet aveu, le recensement de Thevet doit plus la

    compilation des auteurs anciens qu des observations personnelles.

    Lexprience du voyageur se trouve valorise dans presque tous les textes comme une

    source irrcusable dinformation. Cependant, Sophie Linon-Chipon dmontre, dans son article

    Certificata loquor. Le rle de lanecdote dans les rcits de voyage (1658-1722) , que le

    voyageur est tent de jouir et dabuser de ce privilge exceptionnel, car il est le seul garant de ce

    quil dit (Linon-Chipon, 194)26. Les meilleures illustrations du rle que joue la vrit dans la

    lgitimation de lcrit, dans notre corpus, sont celles donnes par la polmique qui a oppos le

    voyageur italien Nicolas Manucci et Franois Bernier, ou encore celle qui a entour Anquetil-

    Duperron et lorientaliste anglais, Sir William Jones. La citation qui suit, tire du rcit de voyage

    de Manucci, A pepys of Mogul India 1653-1708, tmoigne de la virulence du propos de Manucci

    qui accuse le voyageur franais de mentir et davoir invent des vnements de lhistoire

    indienne :

    25 Passage comment de Thevet dans Latelier du Cosmographe ou limage du monde la Renaissance, Lestringant, Frank, Paris, Albin Michel, 1991, p.31-32. 26 Sophie, Linon-Chipon, Certificata loquor. Le rle de lanecdote dans les rcits de voyage (1658-1722) , dans Roman et rcit de voyage, d. Gomez-Graud, Marie-Christine et Antoine Philippe, Paris, P.U.P.S, 2001.

  • 21

    This is why I do not write the whole of the kings journey to Kashmir. I leave it to the readers curiosity to read what Monsieur Bernier has written about that journey, although if I am to speak the truth, he puts many things of his own into his Mogul history, and I could, through his chronology of the times, make it clear that he writes many things which did not occur- nor could they have occurred-in the way in which he relates them. Nor could he have been too well informed, for he did not live more than eight years at the Mogul court; it is so very large that there are an infinity of things to observe. Nor could he so observe, for he had no entrance to the court (Manucci, 110).27

    Nous sommes tmoins du mme type de condamnation lorsque William Jones qualifie la

    traduction franaise du Zend Avesta (le livre sacr des Parsis) effectue par Anquetil-Duperron

    de relation pleine dabsurdits et dune contrefaon moderne: it is a modern day counterfeit

    (Jones, 41)28.

    Lexprience individuelle est le moyen idal pour exprimer les ralits indites dun pays

    inconnu. Le proverbe a beau mentir qui vient de loin dmontre quil est difficile de faire la

    diffrence entre une exprience fictive et un tmoignage oculaire qui est vritable. Marie-

    Christine Gomez-Graud ajoute un autre angle cet argument lorsquelle dmontre que mme

    lexprience individuelle peut devenir un topos. Dans son livre crire le voyage au XVIe sicle,

    elle prouve comment les rcits de dcouvertes dcrivent lexploration des lieux en prtendant

    lobjectivit par lutilisation de la 3e personne du singulier. Les rcits qui privilgient les

    impressions personnelles comme Le journal de voyage en Italie de Montaigne et Le voyage du

    Levant de Philippe Canaye sont rarissimes. Ainsi, pour la majorit des auteurs, crire son

    voyage consiste se couler dans le moule dun discours pralable et liminer les scories dune

    27 Manucci, Niccolao, Storia dor Mogor, traduit de litalien par John Murray, London, Albemarle Street, 1913. 28 Jones, William, Lettre M. Anquetil-Duperron dans la quelle est comprise lexamen de sa traduction des livre attribus Zoroastre, Oxford, 1771.

  • 22

    exprience qui ne serait pas universalisable (Gomez-Graud, 31)29. Ce texte pralable est

    compos de matriaux compils (auteurs antiques, voyageurs, guides) aussi bien que des motifs

    appartenant la topique du voyage (tempte en mer, aventure prilleuse). Ces modes dcriture

    qui privilgient lobjectif sur le subjectif se justifient par le projet renaissant de mettre le

    monde en livres (Gomez-Graud, 45). Les auteurs des rcits de voyage y participent en

    sappliquant nommer la flore, la faune et faire la description minutieuse des coutumes

    trangres.

    Tout comme Gomez-Graud, Dirk Van der Cruysse, dans son livre Le noble dsir de

    courir le monde, signale la prsence des discours topiques dans les rcits de voyage aux Indes

    Orientales. Un de ces leitmotive est la prsence danimaux dangereux et tranges en Asie. Il cite

    lexemple de Vincent Le Blanc qui, lors de son sjour indien, affirme que les campagnes du

    Bengale fourmillent danimaux sauvages :

    On trouve aussi par ces campagnes grand nombre dautres btes sauvages et cruelles, comme des tigres qui sont extrmement furieux, et qui ne craignent point les hommes, pour attroups et bien arms quils soient. Ils sont gros comme de petits nes et vont nuit et jour grandes troupes, ayant la tte comme les chats de Syrie, mais plus furieuse, les pattes de lion, la couleur blanche, rouge et noire, et fort luisante (Van der Cruysse, 320)30.

    De la mme manire, Charles Dellon, qui arrive en Inde en 1673, consacre tout un chapitre aux

    tigres, et labb Carr, qui voyageait en Inde en 1672, assiste un spectacle o tous les villageois

    chassaient une troupe de sangliers, un tigre furieux, et deux puissantes btes :

    Ces animaux affams taient descendus la nuit des montagnes voisines, et les villageois voulaient les empcher de regagner leurs repaires, ce qui ne fit pas sans de grands prils et dangers de ces gens des villages, lesquels nayant que bless le tigre, il se mit dans

    29 Gomez-Graud, Marie-Christine, crire le voyage au XVIe sicle en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2000. 30 Van der Cruysse, Dirk, Le noble dsir de courir le monde : voyager en Asie au XVII e sicle, Paris, Fayard, 2002.

  • 23

    une telle furie que, stant retourn contre ceux qui le poursuivaient, il mit deux hommes en pices et en blessa grivement plusieurs autres avant quon put achever de le tuer 31 (Carr, 129).

    Les rcits sur la flore et la faune part, dautres thmes rcurrents qui surgissent sont la sexualit

    des femmes orientales, le bcher des veuves hindoues et linceste. Prenant le cas particulier de

    linceste, Van der Cruysse cite lexemple de Franois Martin de Vitr qui observe lors de son

    sjour Sumatra que linceste y tait une pratique courante :

    Le pre ne fait point de difficult dhabiter avec sa fille, ni la mre avec le fils, et le frre avec la sur. Lorsque nous voulions remontrer le grand pch quils faisaient, ils nous rpondaient que quand un homme a lev un arbre, sil produit quelque fruit, il est raisonnable quil en jouisse (Van der Cruysse, 429).

    Il est intressant de noter que ce mme argument est avanc par Tavernier, Bernier et Chardin

    propos du grand moghol , Shah-Jahan :

    Pour ce qui est de ses filles, Begum Saheb tait trs belle, avait beaucoup desprit et son pre laimait passionnment. Le bruit courait mme quil laimait jusques un point quon a de la peine simaginer, et quil disait pour excuse que selon la dcision de ses mollahs ou docteurs de sa loi, il serait bien permis un homme de manger le fruit dun arbre quil aurait plant (Bernier, 49).

    La rsurgence de ces thmes rvle lattente des lecteurs. Le sacrifice des veuves, la paillardise

    des habitants, les animaux sauvages, tout cela fait partie de limage de lInde de la Renaissance

    et du XVIIe sicle. Cest pour cela quil devient parfois difficile de dmler lauthentique de

    limagin chez un voyageur. Les descriptions de la plupart des voyageurs voquent les mmes

    lieux et parlent des mmes faits, do limpression de dj vu qui accompagne la lecture de la

    plupart des ouvrages parus sur lInde. 31 Carr, Barthlemy, Voyages des Indes Orientales ml de plusieurs histoires curieuses, Paris, Veuve Claude Barbin, 1699.

  • 24

    Il serait bien sr impossible de trouver des rcits de voyage compltement objectifs, car

    tout individu est prisonnier de son bagage culturel. Sophie Linon-Chipon, dans son ouvrage

    Gallia Orientalis : Voyages aux Indes Orientales 1529-1722, exprime bien cette confrontation

    entre les mythes orientalistes et les observations authentiques des voyageurs dans les rcits de

    voyage aux Indes Orientales. Dans cet ouvrage, lauteur prsente et analyse deux sicles de

    littrature de voyage dans lOcan Indien et en Asie travers dix-huit tmoignages. Linon-

    Chipon cherche ainsi montrer que par del la diversit, il existe une unicit des voyageurs de

    lpoque en ce qui concerne le regard sur les Indes. Lhistoire maritime de la France orientale

    commence, comme nous lavons vu, avec Jean et Raoul Parmentier et elle est poursuivie, ds le

    dbut du XVIIe sicle par dautres Franais comme Martin de Vitr, Franois Pyrard de Laval

    (1601), Franois Cauche (1638-1644), et Robert Challe (1690-91). La premire partie du livre

    tudie les voyageurs et leurs relations dun point de vue strictement historique. Sophie Linon-

    Chipon parle des conditions de voyage, des circonstances de lcriture et mme des difficults

    dattribution des rcits un voyageur quelconque. Dans la deuxime partie de son ouvrage,

    Linon-Chipon met en vidence la nature problmatique des rcits de voyage. Cest un genre qui

    chappe toute tentative de dfinition et qui est caractris par une ambigut discursive

    (Linon-Chipon, 2003, 222)33 :

    Cest cause de labsence du rfrent palpable, immdiatement vrifiable, que la relation de voyage pose ncessairement la question de sa propre vrit. Cependant si la seule manire de se renseigner sur le monde dcrit dans la relation de voyage est de faire le mme voyage, par contre la connaissance de ce monde dpend troitement de sa manifestation textuelle (Linon-Chipon, 223).

    33 Linon-Chipon, Sophie, Gallia Orientalis, voyage aux Indes Orientales, 1529-1722, potique et imaginaire dun genre littraire en formation, Paris, P.U.P.S, 2003.

  • 25

    Le voyage apparat ainsi comme un genre de lquivoque. Ce conflit entre vrit et imaginaire

    tait prsent chez chaque voyageur. La troisime partie du livre qui sintitule Aux marges de

    limaginaire dmontre que si les rcits de voyage franais aux Indes Orientales dcrivaient

    parfois la ralit, ils ne parvenaient pas effacer tous les strotypes propos de lautre. Ceci

    relve du dfi du voyageur de rapporter fidlement ce monde. En effet, comme le monde de

    lautre est toujours vu travers la conscience du voyageur, limage quil construit ne pourra

    jamais se baser sur des rfrents authentiques . En dautres mots, traduire linou veut dire

    intgrer limaginaire, car la perception du voyageur faonne ce que lon peut appeler son

    exprience du terrain. Linon-Chipon, dans les chapitres comme La rencontre de lAutre , ou

    Voyage et idologie : Gouvernements et religions ou mme La rencontre des corps o

    lon traite de limpudeur et de la libert sexuelle des Indiens, prouve lexistence des leitmotive

    qui aidaient construire les figures de lIndien dans la psych occidentale.

    III. Conclusion

    La notion de lautre relve dune certaine problmatique. Le mot reflte en plus de sa

    dfinition plusieurs notions et symbolise des ides diffrentes. Dans notre tude, lautre

    reprsente la personne collective de la socit indienne.

    Les rcits de voyage sont le lieu de rencontre par excellence avec lautre. Depuis

    quelques annes, ils sont lobjet dun grand intrt chez plusieurs chercheurs. Grce leurs

    ouvrages, nous connaissons ce que lon peut appeler les invariants de lcriture de voyage. Les

    travaux de Ral Ouellet, par exemple, ont pu dgager des constantes qui fondent une potique du

    rcit de voyage autour dune triple dmarche : discursive, narrative et commentative 34

    (Ouellet, 17). Selon lui, le rcit de voyage se situe au carrefour de ces trois invariants discursifs. 34 Ouellet, Ral, La Relation des voyages en Amrique XVIe-XVIIIe sicles, Les presses de lUniversit Laval, 2008.

  • 26

    Les travaux de Linon-Chipon ou ceux de Dirk Van der Cruysse mettent en lumire la prsence

    de certains motifs rcurrents dans les rcits des voyageurs qui ont fait le trajet vers les Indes

    orientales. Il est souhaitable dajouter cette liste une forme de narration privilgie par les

    voyageurs, celle des anecdotes. Le recours cette forme de narration est une constante dans

    toutes les relations de voyage franaises aux Indes Orientales et mrite ainsi dtre tudie dune

    manire plus approfondie. Il sagira ici daborder cette forme de narration non comme une entit

    part, mais comme une source de lcriture viatique. Quels seront ses usages et quelle sera son

    volution dun sicle lautre ? Telles sont les questions auxquelles nous esprons trouver des

    rponses dans le second chapitre de la prsente thse.

  • 27

    Chapitre 2

    LANECDOTE

    Le chapitre prcdent nous a permis de constater que lanecdote occupe une place

    importante dans les crits viatiques du XVIe au XVIIIe sicles. Si nous avons tous une ide de ce

    quest lanecdote, il faut cependant tenir compte de deux phnomnes avant de parvenir la

    dfinir. Premirement, le sens de lanecdote na pas toujours t le mme. Deuximement, le mot

    anecdote nest utilis pour la premire fois, en franais, quen 1654 par lcrivain Guez de

    Balzac. Comment peut-on donc justifier le choix anachronique de ce terme pour notre thse?

    Pour rpondre cette question, nous avons dcid dtudier les changements apports la notion

    danecdote travers un ensemble douvrages crits depuis lAntiquit.

    I. Origine du mot

    Le mot anecdote vient de ladjectif grec anekdotos signifiant choses indites. En latin, ce

    mot a t traduit par indita, ce qui nous mne croire quau dbut, le terme dsignait moins un

    contenu quune technique de publication. On ne connat pas lorigine exacte de lanecdote.

    Pourtant, des historiens de lAntiquit saccordent pour reconnatre que lanecdote occupait

    certainement une place importante parmi dautres formes narratives1. Heinz Grothe, dans son livre

    Anekdote2, souligne le fait que dans lAntiquit, lanecdote appartenait la tradition orale. Les

    premires narrations marques par linfluence anecdotique se situent en Grce chez les logographes

    ou les chroniqueurs / historiens antrieurs Hrodote. Ces derniers avaient tendance mettre

    laccent plutt sur la valeur esthtique de lanecdote que sur lexactitude des faits quils

    rapportaient. Avec Hrodote, le pre de lHistoire , se pose le problme du rle de lanecdote

    1 Lire ce sujet le livre dElizabeth Hazelton Haight, The Roman use of anecdotes in Cicero, Livy and the Satirists, New-York, Longmans, Green and co., 1940. 2 Grothe, Heinz, Anekdote, Stuttgard, Sammlung Metgler, 1971.

  • 28

    dans les crits historiques. Ds les dbuts de lhistoriographie, linsertion des anecdotes tait une

    pratique courante, soit comme outils dillustration ou tout simplement comme des contes pour

    divertir le lecteur. La question qui se pose alors est dans quelle mesure lhistorien accueillait-il les

    anecdotes? Nous navons pas une rponse claire et nette cette question. Ce qui est vident,

    cependant, cest que lanecdote semblait remplir une double fonction o certains mettaient laccent

    sur la porte esthtique de lanecdote tandis que les autres, sur sa valeur de vrit.

    Procope de Csare, historien grec de lAntiquit tardive, ajoute une nouvelle dimension

    ce terme lorsquil publie son Historia Arcana. Louvrage est aussi appel Anecdotes (indit)

    cause du fait quil a t dcouvert la bibliothque du Vatican en 1623. Confirmant ce fait, Lionel

    Gossman, dans son article Anecdote and History , crit:

    Though anecdotes have been around in one form or another for a very long time ...its introduction was probably a result of the discovery and publication by the Vatican Librarian, in the year 1623, of a text referred to in the Suda, an eleventh-century Byzantine encyclopedic compilation, as Anekdota (literally unpublished works) and attributed to Procopius, the sixth-century author of an officially sanctioned History in Eight Books of the Emperor Justinians Persian, Vandal, and Gothic wars and of a laudatory account of Justinians building program3 (Gossman, 151).

    Procope avait ainsi intitul son livre sur lempereur Justinien et sa femme Thodora, car il ntait

    pas un des admirateurs de lEmpereur. Ses Anecdotes, qui ont souvent t publies sous le titre

    dHistoire secrte, taient un amalgame de nombreux faits si sulfureux quils ne pouvaient pas tre

    publis sans reprsailles. cause de cette association de lanecdote avec le texte de Procope, le

    terme va prendre un autre sens et dsigner les particularits secrtes de lhistoire ou ce quon ne

    vous a pas dit. Cest donc dans ce sens de dtails non encore publis ou secrets, et comme un alli

    de lhistoire, que le mot a fait son entre dans le vocabulaire franais. En 1685, lhistorien Antoine

    Varillas publie Les Anecdotes de la cour de Florence ou lHistoire secrte de la maison de 3 Gossman, Lionel, Anecdote and History dans History and Theory, vol. 42, no 2, Mai 2003, p.143-168.

  • 29

    Mdicis. Dans un style ressemblant celui de Procope de Csare, Varillas livre au public franais

    de nombreuses histoires secrtes de la cour royale. Ainsi, il avoue dans la prface de son livre quil

    sengage sur une nouvelle route , car personne jusquici navait rdig les rgles du genre:

    Si Procope, qui est le seul auteur, dont il nous reste des Anecdotes, avait laiss par crit les rgles de ce genre dcrire, je ne serais pas oblig de faire une prface, parce que lautorit de cet excellent historien [] suffirait pour me mettre couvert de toutes sortes de reproches []Mais comme lart dcrire lHistoire Secrte est encore inconnu, presque dans toute son tendue, et que jusqu prsent il nest point trouv de philosophe qui se soit donn la peine den dresser la mthode, ni de critique qui en a os montrer les dfauts, je me crois rduit comme ceux qui sengagent dans de nouvelles routes[] mimposer les lois moi-mme 4 (Varillas,1).

    Lcriture de lhistoire en France, cette poque, souffrait en effet dune crise manifeste.

    Paul mile, lhistoriographe royal, dans son Histoire des Rois de France, mettait en scne les

    exploits guerriers de la monarchie. Le savoir politique est monopolis par labsolutisme des rois et

    on souponnait les historiographes dtre pays pour embellir la vie des princes. En dautres mots,

    lhistoire devient presque synonyme de mensonge. Incapable de percer les portes officielles pour

    rvler les vritables motifs des actions des princes, lhistorien se dtourne du public pour se

    concentrer sur le priv. Dans la prface de ses Anecdotes, Varillas labore cette nouvelle mthode

    historique :

    LHistorien considre presque toujours les hommes en public, au lieu que lcrivain dAnecdotes ne les examine quen particulier. Lun croit saquitter de son devoir lors quil les dpeint tels quils taient larme ou dans le tumulte des villes, et lautre essaie en toute manire de se faire ouvrir la porte de leur cabinet ; lun les voit en crmonie et lautre en conversation ; lun sattache principalement leurs actions, et lautre veut tre tmoin de leur vie intrieure []En un mot lun na que le commandement et lautorit pour objet, et lautre fait son capitale de ce qui se passe en secret et dans la solitude (Varillas, 5).

    4 Varillas, Antoine, Les anecdotes de Florence, ou, lhistoire secrte de la maison de Mdicis, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

  • 30

    Premirement, le choix du matriau lui permet dopposer lHistorien (que tout le monde a lu)

    lauteur des anecdotes. Tout ce que lhistorien juge ngligeable est favoris par lanecdotier.

    Deuximement, il existe le degr de crdibilit, car les anecdotes permettent de donner une image

    plus fidle de la ralit. Ainsi, les anecdotes font entendre une autre version de lhistoire que celle

    de lhistoire officielle. En dplaant langle de vue sur les motivations prives, elle modifie la

    conception de lobjet mme de lhistoire. Lenregistrement du mot dans le lexique officiel ne tarde

    pas. Citons cette dfinition du Dictionnaire de lAcadmie Franaise : Particularit secrte

    dHistoire, qui avait t omise ou supprime par les historiens prcdents 5 ou encore celle fournie

    par Dictionnaire Universel de Furetire :

    Anecdotes : terme dont se servent quelques Historiens pour intituler les Histoires quils font des affaires secrtes et caches des Princes cest--dire de Mmoires qui nont point paru au jour et qui ne devroient point paroistre. Ils ont imit en cela Procope, Historien qui a ainsi intitul un livre quil a fait contre Justinien et sa femme Theodora.6

    Remarquons que le terme figure toujours sous sa forme plurielle, conformment au terme grec

    anekdota dont sest servi Procope pour son ouvrage. La dfinition ne change pas beaucoup dun

    sicle lautre et mme au XVIIIe sicle, le terme est employ dans son sens tymologique, comme

    lattestent lEncyclopdie et le Dictionnaire de Trvoux :

    Anecdote se dit des ouvrages des Anciens qui nont pas encore t imprims ainsi M. Muratori a intitul anecdotes grecques [ ]les ouvrages des Pres Grecs quil a tirs des bibliothques pour les imprimer la premire fois.7

    5 Dictionnaire de lAcadmie Franaise, 4e dition, Paris, 1762, p.68. 6 Dictionnaire Universel, 1690, p.39. 7Dictionnaire Universel franais et latin, dit Dictionnaire de Trvoux (4e dition), Paris, volume 1, 1743 p.50.

  • 31

    Il est intressant de noter que si le Dictionnaire de Trvoux utilise le mot au singulier,

    lEncyclopdie de 1751 conserve la forme plurielle. Cependant, cest bien au XVIIIe sicle que

    lusage du singulier va supplanter peu peu la forme plurielle. Dany Hadjadj, dans son enqute sur

    lvolution smantique du terme travers les divers dictionnaires, montre qu lexception du

    Bescherelle, la forme plurielle anecdotes ne figure plus dans les livres de rfrences partir du

    XIXe sicle, ce qui, selon lui, dmontre lintgration du mot la langue franaise.

    Cest bien au XVIIIe sicle que lart de compiler les anecdotes atteint son apoge. On

    trouve de nombreux recueils danecdotes avec des titres loquents comme Dictionnaire des

    portraits et anecdotes des hommes illustres8ou mme Anecdotes ecclsiastiques, contenant tout ce

    qui cest pass de plus intressant dans les glises de lOrient et dOccident [.]9 Un autre fait

    intressant noter par rapport aux titres, cest le fait que le lien avec lhistoire semble sestomper.

    On peut dsormais qualifier d anecdote un fait relatif des vnements ou des personnages

    autres quhistoriques. Le tableau littraire de cette poque ne serait pas complet sans mentionner les

    salons littraires. Pour cette lite franaise, la conversation devient le plus grand plaisir de la vie et

    on retient lattention des auditeurs en leur racontant une bonne anecdote. Richard N. Coe, dans son

    article The anecdote and the novel 10, remarque que lapprciation pour lanecdote au XVIIIe

    sicle repose avant tout sur la spiritualit. Les anecdotes sont vues comme des sentences originales

    qui finissent toujours par une formule spirituelle pour impressionner le public.

    Malgr ce succs auprs du public de lpoque, il est intressant de noter que cette forme

    brve, cette allie de lHistoire, commence revtir des connotations ngatives. Ainsi, Voltaire,

    8 Lacombe de Przel, Honor, Dictionnaire des portraits historiques, anecdotes, et traits remarquables des hommes illustres [] Paris, chez Lacombe, 1768. 9 Jaubert, Pierre et Dinouart, Joseph-Antoine-Toussaint, Anecdotes ecclsiastiques contenant tout a qui cest pass de plus intressant dans les glises dOrient et dOccident, depuis le commencement de lre chrtienne jusqu prsent, Paris, chez Vincent, 1772. 10 Coe, Richard, The Anecdote and the Novel: a brief enquiry into the origins of Stendhals narrative technique, Australian Journal of French Studies, no 22, 1985, p.3-25.

  • 32

    dans son Sicle de Louis XIV, dclare que les anecdotes sont un champ resserr o lon glane

    aprs la vaste moisson de lhistoire 11 (Voltaire, vol. 21, 80). Elles ne sont que des frivolits que

    lon raconte pour amuser le lecteur. Ce sont des bagatelles qui risquent dinsulter la dignit de

    lHistoire. Les anecdotes paraissent avoir jou un rle important dans les conversations des salons

    o lon devait faire preuve desprit, mais Montesquieu est de lavis que les recueils danecdotes

    ont t composs lusage de ceux qui nont pas desprit 12. Le mot anecdote commence alors

    prendre le sens pjoratif de ce qui nest pas essentiel. Ainsi, au sicle des Lumires, lanecdote est

    perue comme un genre mineur parce quelle raconte une histoire particulire et marginale par

    rapport la grande Histoire. Cest les histoires secrtes et caches des princes dans leur

    domestique disait Furetire (Hadjaj, 16). Le rle important quelle joue dans les conversations

    mondaines sert ritrer ses relations avec la tradition orale, de sorte que lanecdote devient un

    genre que lon traite avec mfiance.

    Tout bien considr, nous voyons que lanecdote, au XVIIIe sicle, devient un terme

    polysmique dcrivant un sous-genre de lhistoire. son sens principal de particularits secrtes

    de lhistoire sajoute une connotation ngative de ce qui est inessentiel . Pourra-t-on observer

    le mme glissement de sens dans la relation de voyage et dans le corpus indien qui nous intresse ?

    II. Anecdotes et relations de voyage

    Le mot anecdote est un mot que nous associons de plein gr au voyage. Cest au retour

    dun priple que nous racontons des petites histoires qui ont retenu notre attention13. Les

    11 Voltaire, Sicle de Louis XIV, dans uvres compltes de Voltaire, sous la direction de Moland, Louis, 52 volumes, Paris, 1877-1885. 12 Cit par Hadjaj, Dany, Lanecdote au pril des dictionnaires , dans LAnecdote, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 1988, p. 1-20. 13 Jean-Paul Bachelot dans sa thse de doctorat crit : lusage commun du terme danecdote lassocie spontanment au voyage et le dsigne comme un petit fait digne de mmoire ou comme une exprience

  • 33

    dfinitions proposes par les dictionnaires suggrent des liens qui existent entre ces deux termes

    (anecdote et voyage). Dans le Trsor de la langue Franaise, on trouve les dfinitions suivantes :

    A. Petit fait historique survenu un moment prcis de lexistence dun tre, en marge des vnements dominants et pour cette raison souvent peu connue.

    B. Petite aventure vcue quon raconte en en soulignant le pittoresque ou le piquant.14

    Le terme ainsi dfini met laccent avant tout sur lexprience individuelle. En ce qui concerne la

    composante narrative, lanecdote est avant tout une histoire ou un rcit, mais cest aussi un rcit

    qui est bref dans sa forme ( petite aventure ou petit fait historique ) et, finalement, cest aussi

    une histoire qui pique lattention et veille la curiosit du lecteur. Prenant en compte toutes ces

    remarques, il nest pas tonnant de voir que les relations de voyage sont un terrain privilgi

    pour les anecdotes. Le voyageur, en qute incessante pour trouver les nouveauts et ensuite

    transformer ces observations en un catalogue de curiosits, raconte les faits surprenants dont il a

    t tmoin au retour de son priple. Cependant, nous avons vu tout au dbut de ce chapitre que la

    premire utilisation atteste du mot anecdote dans le lexique franais date de 1654. Comment

    peut-on donc justifier lutilisation anachronique de ce terme pour les rcits de voyage de notre

    corpus ? Nous rpondrons cette question pertinente dans la section suivante en dmontrant que,

    malgr le fait que ce mot navait pas encore fait son apparition dans la langue franaise, il tait

    connu par les voyageurs sous dautres termes. Qui plus est, lanecdote pouse, par son

    tymologie et par ses traits dfinitionnels, certains principes essentiels de lcriture viatique.

    Nous avons vu que le mot anecdote , dans son sens tymologique, signifie les histoires

    secrtes et caches des princes . Dany Hadjadj dans son article Lanecdote au pril des

    marquante raconte au retour dun voyage Conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie- Jules Verne, 2008, p.20. 14 Trsor de la langue franaise, C.N.R.S, Institut de la langue franaise, sous la direction dImbs, Paul, Paris, C.N.R.S, 1971.

  • 34

    dictionnaires dmontre que ladjectif secret est associ lanecdote dans presque tous les

    dictionnaires jusqu la fin du XIXe sicle. Dans le mme article, Hadjadj dmontre comment le

    sens tymologique de secret ou de cach semble tre charg de plusieurs possibilits smantiques.

    Il pense que le terme exprime tout dabord une virtualit positive . On garde secret et cach

    ce qui prsente quelque intrt. Ainsi, lanecdote devient le rcit bref dun fait curieux.

    Inversement, le mot anecdote peut aussi acqurir des connotations ngatives, car on garde

    secret, cach tout ce qui ne prsente aucun intrt et peut tre vu comme le dsir de savoir ce

    qui est secondaire et marginal. Il existe cependant une troisime connotation. On garde secret tout

    ce qui nest pas conforme la norme, ce qui est trange. Pris dans ce contexte particulier, on naura

    pas tort de conclure quil existe des ressemblances frappantes entre lanecdote et la notion de

    singularit dans les rcits de voyage. Jean-Paul Bachelot nous explique bien la parent entre les

    deux termes lorsquil crit :

    Le voyageur partage aussi avec lhistorien le projet plus large de rendre compte de toute forme de singularit ayant chapp au savoir commun, ce qui le conduit faire dpendre son propos dune qute incessante de nouveaut15 (Bachelot, 25).

    i. Lanecdote et les singularits

    La lecture des frontispices et les discours introductifs de quelques rcits de voyage

    publis entre 1529 et 1762 prouvent que le mot singularit napparat quen de trs rares

    occasions. Citons comme exemple le Voyage de Franois Pyrard de Laval contenant sa

    navigation aux Indes Orientales, aux Moluques et au Brsil. Les divers accidents, adventures

    et dangers qui luy sont arrivez en ce voyage en allant et en retournant mesme pendant un

    long sjor. Avec la description des pas, murs, loix, faons de vivre [ ] et plusieurs autres 15 Bachelot, Jean-Paul, Conter le monde. Fonctions et rgime des anecdotes et pisodes narratifs dans la littrature de voyage franaise de la Renaissance , thse de Doctorat, Universit de Picardie-Jules Verne, 2008.

  • 35

    singularitez16 (1615) ou encore Jean-Baptiste Tavernier et son Recueil de plusieurs relations

    et traitez singuliers et curieux [] qui nont point est mis dans ses six premiers Voyages

    (1679). Il est intressant cependant de noter que plus que le terme, ce sont en effet ses

    priphrases qui sont la mode et qui viennent clairer le sens connot de la singularit. En

    voici dautres exemples tirs de titres douvrages : Histoires des choses plus mmorables

    advenues tant es Indes Orientales, quautres pas par Pierre du Jarric, Voyages aux Indes

    Orientales. Ml de plusieurs histoires curieuses de labb Carr, ou la Description nouvelle

    des merveilles de ce monde (Pierre Crignon), ou encore la Description du premier voyage

    faict aux Indes orientales par les franais en lan 1603 contenant []un trait du scorbut

    qui est une maladie estrange qui survient ceux qui voyagent en ces contres (Franois

    Martin de Vitr). Citons aussi la Description nouvelle des merveilles de ce monde [] par

    Jean Parmentier. Ces mots (merveilles, histoires curieuses, choses mmorables ou trange)

    rvlent que le terme singularit se prte des dfinitions trs varies et quen crivant

    son rcit, le voyageur tait cens mettre jour les rsultats indits dune enqute sur le terrain

    et ensuite transformer ses observations en un catalogue de mirabilia .

    Le manuscrit franais 2810 de la Bibliothque Nationale de France est depuis longtemps

    clbre sous le nom quil a reu au dbut du XVe sicle de Livre des Merveilles. Cest un

    recueil illustr des rcits de voyage en Orient aux XIIIe et XIVe sicles. On y trouve, entre

    autres, les rcits du clbre voyageur italien Marco Polo et ceux dOdoric de Pordenone et de

    Jean de Mandeville. Le terme merveille dsigne ici toutes espces dobjets,

    dvnements ou de comportements qui sont hors du commun et pour cette raison considrs

    comme tonnants. En ce qui concerne les rcits viatiques des Indes Orientales, il y a de

    nombreux exemples de merveilles ou de descriptions fantastiques qui sont issues de la 16 Cest nous qui soulignons.

  • 36

    rencontre des cultures orientales et occidentales. Les trois voyageurs mentionns ci-dessus

    dressent, par exemple, dans leurs crits, un inventaire merveilleux des habitants de lInde.

    Dans sa description, Marco Polo nous fournit sur les habitants dAndaman et Nicobar des

    renseignements surprenants les transformant en monstres tte de chien :

    Or sachez trs vritablement que les hommes de cette le ont tous une tte de chien, et dents et yeux comme chiens ; et vous nen devez douter, car je vous dis en bref quils sont du tous semblables la tte de grands chiens mtins. Ils ont assez dpicerie, ils sont gens trs cruels et mangent les hommes tout crus []17 (Polo, tome II, 422).

    On trouve des merveilles du mme genre dans le rcit de Jean de Mandeville. LInde est un pays

    o on voit surgir toute une humanit disgracie : les cyclopes lil unique, les troglodytes, les

    pygmes. Quand les habitants de lInde ne surprennent pas par leur aspect physique, ils le font

    par leurs murs. Ainsi, les habitants de cette contre mangent volontiers de la chair humaine et

    se marient sans gards pour les interdits de parent.

    La rencontre avec le monstre reste une pierre de touche de lauthenticit du voyage. Claude

    Kappler rsume bien ce phnomne lorsquelle crit : [] qui na pas vu de monstres, na pas

    voyag18 (Kappler 115). Nous avons vu comment, au Moyen ge, les voyageurs dressent un

    inventaire merveilleux des habitants de ce sous-continent. Au XVII e sicle, par contre, lorsque

    lexprience individuelle sera privilgie19, cette tradition dune humanit monstrueuse devient de

    plus en plus incompatible avec une pistm en profonde mutation. Malgr cela, les voyageurs

    continuent la perptuer pour satisfaire des impratifs ditoriaux et cest peut-tre pour cette

    raison que les dieux du panthon hindou sont associs des monstres. Les dieux indiens sont