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Titre original : Suggested ReadingOuvrage originellement publié par Katherine Tegen Books, une marque de HarperCollins Publishers.© 2019 by Dave Connis

Pour l’édition française :© Éditions Milan, 20201, rond-point du Général-Eisenhower, 31101 Toulouse Cedex 9, France.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite.Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection du droit d’auteur.Loi 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

Design de couverture : Chez GertrudCorrection : Claire DeboutMise en pages : Petits Papiers

Dépôt légal : août 2020ISBN : 978-2-4080-1376-9

editionsmilan.com

Pour Clara, dont j’ai l’honneur (et la fierté) d’avoir donné le prénom à mon héroïne

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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Leslie Damant-Jeandel

DAVE CONNIS

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« Oserai-je déranger l’univers ? »Robert Cormier, La Guerre des chocolats… à peu près.

Plutôt T.S. Eliot, si on veut chipoter.

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Quatre ans.Quarante-huit mois.Mille quatre cent soixante et un jours.Trente-cinq mille soixante-quatre heures.Deux millions cent trois mille huit cent quarante minutes.Cent vingt-six millions deux cent trente mille quatre cents

secondes.C’est le temps que j’ai dû patienter avant la parution de Ne

me marchez pas dessus, le nouveau roman de Lukas Gebhardt, mon auteur préféré.

Pour replacer les choses dans leur contexte, je finissais le collège quand j’ai lu son dernier livre, La Maison aux fenêtres de bois (que je m’étais fait dédicacer). J’avais découvert Lukas, cet écrivain fabuleux, grâce à un article passionnant à son sujet, publié dans le journal.

Je suis tellement heureuse de tenir entre mes mains un exem-plaire de Ne me marchez pas dessus que je suis tentée d’en commencer la lecture sans attendre d’être rentrée chez moi.

LA NUIT EVANSIENNE DU SURLIGNAGE

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Mais l’appel du canapé est plus fort que la perspective de rester assise dans ma voiture, moteur en marche. Je sais, c’est dingue.

Je scande « Ne me marchez pas dessus, Ne me marchez pas dessus » en entrant dans la maison, à peine revenue de la terre des merveilles et des espiègleries, des sorts et des superlatifs, des contre-malédictions, de la culture, des digres-sions mitonnées avec amour, des chemins détournés, des sym-phonies de fables et de folie, de la réalité enluminée, du merveilleux qui-brille-dans-le-noir… Autrement dit, la librairie du coin.

Il est 22 heures. Pas un Evans en vue. Comme mes parents se lèvent tôt, ils sont déjà au lit, et ce soir, justement, ça m’arrange. Je leur cache peu de choses, mais la tradition annuelle de la Nuit evansienne du surlignage, qui remonte à ma première année de lycée, en est une. Cette Nuit du surli-gnage est mon action la plus subversive. Je fais une nuit blanche bien qu’il y ait cours le lendemain (c’est même la rentrée !), pour lire un livre en entier et boire du jus de fruit. Sur le spectre des gamins qui ne respectent rien, je suis car-rément inclassable. J’explose tout.

OK, c’est un secret idiot, mais un secret tout de même.En plus, tradition mise à part, il faut absolument que je lise

NMMPD. Mon club de lecture se réunit dans moins de vingt-quatre heures pour parler des premiers chapitres de ce roman, et en tant que présidente du club, je dois être prête à mener la discussion. Non, je n’ai pas besoin de le lire en entier, mais là n’est pas la question.

Je prends du nectar de mangue dans le frigo. D’habitude, je bois le nectar de mangue à la cannette, mais cette année, je fais une exception pour le boire directement à la brique. C’est la boisson officielle de la Nuit du surlignage.

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Je coupe des tranches de cheddar et les ajoute à une assiette pleine de crackers.

Dans le salon, je m’empare de mes fluos orange (les jaunes, c’est surfait) et les pose à la verticale, telles des colonnes char-gées de soutenir le poids du temps et de la nuit. Des phares pour maintenir mon cap quand les vents du sommeil se lèveront.

Je me laisse tomber sur le canapé.Prête.

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Dans un avenir proche, les États-Unis d’Amérique sont déchirés par la guerre civile. Levi, seize ans, vit dans une ferme de la zone neutre. Quand sa bourgade est avalée par le front des armées de l’Ouest, le jeune homme est envoyé au combat.

Joss, dix-sept ans, n’a jamais connu que le Sud. Il a grandi dans une famille aux valeurs archaïques, avec un grand-père général et un père médecin de haut rang. Lui-même vient d’être promu second lieutenant.

Réunis par les aléas et les sanglantes injustices de la guerre, les garçons se retrouvent alliés malgré eux après avoir tué un civil innocent. Ayant foi en un avenir meilleur, nos héros prennent la fuite. Lors de leurs pérégrinations dans le Couloir des déserteurs, un territoire neutre étroitement surveillé au nord, ils découvrent une ancienne galerie minière. Ils y installent la première bibliothèque non partisane depuis le début du conflit, mariant littérature et objets culturels débusqués clandestinement.

Alors qu’ils tentent de recoller les morceaux d’un monde divisé, Levi et Joss sont propulsés à la tête d’un nouveau mou-vement. Avec toute une armée sous leurs ordres, ils deviennent

LE RÉSUMÉ DE NE ME MARCHEZ PAS DESSUS SUR LE RABAT

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l’ennemi des deux camps rivaux. Mais, quand tout ce qu’ils ont construit est menacé d’annihilation, les deux amis se demandent si la bibliothèque et ce qu’elle représente valent le coup de risquer leur vie.

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« Un baume pour ceux qui ont le courage de se battre pour la paix. »

Colt Cax, auteur d’Étrange astrophysique, best-seller du New York Times

« Lukas Gebhardt dépeint un tableau poignant du cœur déchiré de l’Amérique de demain. »

Ishmael Aventu, auteur d’Un pays pour les voleurs

« Rien de tel que de découvrir un classique. »Keri Limonhouse, autrice de Goody Blu’s Shoes

LES BLURBS

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Né en Namibie, Lukas Gebhardt vit désormais à Houston, au Texas. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie obtenu à Harvard et enseigne la philosophie à l’université de Houston.

LA BIO DE L’AUTEUR SUR LA QUATRIÈMEDE COUVERTURE

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22 h 34La couverture est géniale. Elle représente le Gadsden Flag et

sa devise « Ne me marchez pas dessus » revisités1, avec en plus le nom de l’auteur écrit sur le corps du serpent. Contrairement au drapeau original, le serpent ne ressemble pas à un clipart. On dirait plutôt qu’il a été dessiné à la main. Je ne sais pas pourquoi je trouve que l’original ressemble à un clipart, étant donné que le drapeau original date de 1775.

22 h 35Les remerciements (que je lis toujours en premier) sont déce-

vants : je n’y suis pas mentionnée une seule fois ! Je les ai même relus pour vérifier.

22 h 37 – 22 h 51 : pages 1 à 13Une guerre civile. Un garçon intelligent, charitable, qui se bat

parce que c’est tout ce qu’il sait faire. Je sens déjà que mon petit cœur va exploser.

1. Ici, référence à l’étendard de ralliement des libéraux et des libertariens, représentant un serpent à sonnettes avec la devise « Don’t Tread on Me », littéralement « Ne me marchez pas dessus ». (NDT)

NE ME MARCHEZ PAS DESSUS MINUTEPAR MINUTE

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22 h 52 – 23 h 08 : pages 13 à 34Je suis submergée par l’émotion. Cet univers est d’une noir-

ceur ! Ça me rappelle Fahrenheit 451, avec plus d’exécutions et moins de télévision.

23 h 08 – 23 h 53 : pages 34 à 66Bonté.Divine.Lukas ne me déçoit jamais. Je surligne à tout-va. Il y a des

paragraphes entiers en orange. On dirait une partie de Tetris. En voici un extrait : « Ça m’est tombé dessus comme ça. Je n’étais même pas un rouage. J’étais un numéro sur le cadran d’une horloge. En dehors de la machine de guerre, je n’avais pas de consistance. Tout était panem et circenses2, du pain et des jeux. Ce qui suffirait, paraît-il, à rendre un royaume heureux. De la nourriture et du plaisir. Du plaisir et de la nour-riture. Ici, j’étais peut-être nourri, mais surtout terrifié. Si j’arri-vais d’une manière ou d’une autre à quitter cet endroit, je finirais dissous dans l’atmosphère. Des particules dans le vent. »

00 h 05 – 00 h 20 : pages 66 à 78J’y crois pas. J’y crois pas. J’y crois pas. Je lis en faisant les

cent pas. Comment ai-je fait pour vivre sans ce livre ?

00 h 20 – 00 h 24 : pages 78 à 80Quoi ???

[INTERRUPTION POUR PAUSE NECTAR DE MANGUE]

2. Expression latine du poète Juvénal. Pour les empereurs de la Rome antique, nourrir et divertir le peuple permettait de le mettre hors du jeu politique, évitant conflits et révoltes. (NDT)

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00 h 24 – 1 h 08 : pages 80 à 102Je ne suis pas encore remise des pages 78 à 80. Je culpabilise

de m’être resservie en nectar de mangue parce que j’ai l’impres-sion d’entrer dans le jeu du panem et circenses. Ai-je constam-ment besoin d’être alimentée et divertie ? J’observe mon assiette de fromage et mon nectar de mangue. Je me recroqueville. Vais-je me dissoudre dans l’atmosphère si je ne le bois pas ? De quoi suis-je faite ? Bon sang ! Ce bouquin me pousse à remettre le fromage en question ! Après avoir marqué ma page, je jette le livre sur la table. Je le fixe comme s’il pouvait me tuer. Le pourrait-il vraiment si je poursuis ma lecture ? Dois-je la poursuivre ?

1 h 09 – 2 h 06 : pages 102 à 200Incroyable. Je ne m’étais pas sentie aussi impliquée dans une

révolution depuis les Hunger Games. Lukas, je m’incline devant toi.

2 h 06 – 3 h 30 : pages 200 à 300Je sens que je vais pleurer toutes les larmes de mon corps. Je

mange du fromage.

3 h 30 – 4 h 53 : pages 300 à 488Je suis en larmes et j’ai le cœur en miettes, à l’instar de ce qui

reste dans mon assiette. Quelle claque !

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« Nous allons faire une fête épouvantable. »Maurice Sendak, Max et les Maximonstres

C’est la rentrée. Je roule en silence vers Lupton Academy.En général, le matin, j’écoute une playlist spéciale sur mon

téléphone en fredonnant, comme si je savais chanter juste. Aujourd’hui, impossible. Voilà ce qu’il en coûte de lire du Lukas Gebhardt. Il fournit les mots, mais en échange, il exige des larmes et de la souffrance.

Je suis dévastée. Déchirée. Tourneboulée. J’ai une tornade à la place de l’âme. L’ouragan Clara. Catégorie chamboulement total.

Pour être honnête, je ne sais pas dans quelle mesure avoir veillé jusqu’à 5 heures du matin contribue à mon état, mais… je n’avais pas été aussi remuée par un livre depuis l’an dernier. Le signe que NMMPD est un bon candidat au titre du Livre qui a changé ma vie cette année.

Après avoir tourné dans Bottlers Avenue, je passe sous l’arche en fer forgé qui m’indique fièrement que je suis bien arrivée à Lupton.

Bottlers Avenue est une ligne droite jusqu’au campus. Pas de virage. Pas de colline. Rien qu’une médiane séparant le paysage.

PANEM ET CIRCENSES

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Je roule jusqu’au bout ; je passe devant le stade, le gymnase, le bâtiment des services techniques, puis je tourne pour entrer dans le parking réservé aux membres du personnel, aux ensei-gnants et aux élèves de dernière année.

L’une des limites de Lupton est une ancienne voie ferrée qui nous sépare d’un centre commercial de luxe, où se trouve aussi une épicerie bio : Earth Foods. Si vous n’êtes pas en dernière année, vous devez vous garer derrière l’épicerie. et emprunter l’étroite voie verte qui relie le parking au sentier pavé, derrière le lycée.

Los Angeles est une ville dense, c’est bien connu. C’est pour-quoi on surnomme Lupton Academy « LA » plutôt que Lupton tout court. Basée en plein centre de Chattanooga, sur la rive nord et au carrefour de deux routes passantes, LA s’étale autant que le lui permettent les quinze maisons et trois entreprises (une casse, un centre de tri et un garde-meuble) situées derrière elle. Ces maisons et entreprises, qu’on appelle la Stringer and Peerless Alliance (alias SPA), du nom des rues qu’elles occupent, savent que LA a besoin de plus d’espace et détestent le fait qu’elle empiète sur leur domaine. Les propriétaires se sont regroupés et réclament soixante-sept millions cinq cent mille dollars pour la vente de l’ensemble. Les maisons, qui pourtant datent des années 1950 et n’ont que deux chambres et deux salles de bains, recevraient chacune trois millions cinq cent mille dollars. Quant aux entreprises, chacune toucherait cinq millions de dollars. Le lycée est donc dans une impasse. Il n’a pas le budget pour s’of-frir une extension, et la SPA n’en exige pas moins.

Avec l’été, la végétation du campus s’est étoffée et offre comme toujours un ravissant spectacle. Les parterres qui bordent le parking sont agrémentés d’arbustes et de fleurs si bien entrete-nus qu’ils pourraient faire l’objet d’un photoreportage dans le magazine Better Homes and Gardens. Emplacements de par-king fraîchement repeints. Pas un déchet qui traîne dans les

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grilles d’égout. La haie d’amélanchiers soigneusement taillée qui sépare LA des parcelles de la SPA forme une clôture végétale dense dont le feuillage s’embrase en automne.

Après avoir coupé le contact, je reste dans la voiture pour boire mon café et contempler le paysage. Je suis en avance. Le campus commence à peine à résonner du chant des cigales.

Je repense à Ne me marchez pas dessus dans ses moindres détails – du début qui se déroule dans un champ de maïs ondoyant, à la fin, dans l’obscurité d’une mine. Sans trop m’avancer, je crois bien que c’est l’un de mes livres préférés de tous les temps. Sans compter tout le reste, le simple concept de panem et circenses me donne l’impression d’avoir chaussé des lunettes dont j’ignorais avoir besoin. Je suis encore en train de m’adapter à ma nouvelle vision.

Je sors de la voiture et tourne sur moi-même, les bras en croix, pour embrasser le royaume qu’est le parking du campus. Soudain, je prends conscience d’une chose. Ça y est. Je n’ai plus à marcher le long de la voie verte qui mène au parking de l’Earth Foods. C’est ma dernière année en tant que bénévole pour M. Caywell, le bibliothécaire de LA.

C’est mon dernier premier jour.Alors je savoure l’instant.J’écoute les oiseaux chanter dans le lilas d’été, de l’autre côté

de la pelouse. Je m’oblige à humer l’air de mon dernier premier jour. Une odeur de rosée, piquante et fraîche, à laquelle se mêlent des effluves limoneuses. La première odeur est due à l’arrosage automatique du matin, tandis que la seconde nous vient de la rivière Tennessee, qui s’écoule non loin de là. Je perçois aussi un mélange de gaz d’échappement, de goudron chauffé par le soleil et de senteurs florales et appétissantes qui proviennent des pâtisseries, épices et savons vendus chez Earth Foods.

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J’ai soudain l’impression qu’aujourd’hui le vent va enfin tour-ner. Que les portes de LA, en bouteilles de coca recyclées, ne garderont pas de traces de doigts. Que les voitures qui circulent sur Cherokee Boulevard chanteront des chansons au lieu d’ac-tionner leurs klaxons.

J’en suis persuadée : la journée va être magnifique.L’année va être magnifique.Je me dis innocemment à moi-même : « Nous allons faire une

fête épouvantable. »Parfois, je m’interroge : si je n’avais pas choisi cette citation,

ma dernière année se serait-elle passée autrement ?

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Il n’y a que quinze marches pour accéder à Lupton Hall, le bâtiment principal de LA qui abrite aussi ma deuxième maison : la bibliothèque.

La lumière du jour qui se déverse par le dôme en cuivre de style colonial éclaire le large espace ouvert que M. Caywell et moi avons pratiquement aménagé nous-mêmes lors de la réno-vation de la bibliothèque. J’étais alors en deuxième année. L’endroit est propre et rangé, à l’exception de la réserve, derrière le bureau de M. Caywell. Aucune affiche ne décore les murs blancs. Je suis prête à hacher menu tout individu qui s’aviserait d’en placarder une ailleurs que sur le tableau prévu à cet effet.

Les chaises et les étagères en bois sont teintées d’une nuance chêne foncé. Des suspensions noires vintage, provenant de l’usine qui s’élevait autrefois à la place du bâtiment, pendent au-dessus des tables et du comptoir informatique.

Il y a des plantes un peu partout. Beaucoup de plantes. Ficus. Fougères. Figuiers lyre. Fleurs de lune. Toutes offertes par les parents d’un élève propriétaires d’une grande pépinière en péri-phérie de la ville. Oui, c’est chic pour une bibliothèque, mais c’est ce qui nous plaît, à M. Caywell et moi. Des plantes, des ordina-teurs, des fauteuils confortables, des livres, du café, du Wi-Fi.

LA PROBABILITÉQUE J’AIE ÉTÉ ÉLEVÉE CHEZ LES PLOUCS

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Que désirer de plus ?En temps normal, on est sûr de trouver deux choses à la biblio-

thèque : des brochures éditées par le ministère de la Santé sur les différents moyens de contraception, et M. Caywell assis à son bureau au fond de la salle. Toutefois, ce matin-là, seules les bro-chures sont à leur place. M. Caywell, lui, n’est visible nulle part.

Je l’appelle :– Monsieur Caywell !Pas de réponse.Je vais à son bureau puis dans la réserve, un placard tout en

longueur qui déborde entre autres de livres donnés, de vieux objets décoratifs, de revues et de journaux jaunis.

– Monsieur Caywell ! Vous êtes là ? Il faut qu’on parle du dernier livre de Lukas ! Houhou !

Je fais demi-tour. Depuis le seuil de la réserve, mon regard tombe sur son écran d’ordinateur. Il est allumé. Sa boîte mail est ouverte.

Je n’ai pas été élevée chez les ploucs. Du moins, pas à ma connaissance. OK, je n’ai pas de souvenirs d’avant mes cinq ans, mais je sais très bien qu’on ne doit pas lire les mails qui ne nous sont pas destinés. Dans la Liste universellement connue des Choses à ne pas faire si on ne veut pas passer pour une Pourriture, « tu ne liras pas le courrier des autres » arrive en troisième position, derrière « tu ne tueras point » et « tu ne spoileras pas les séries du moment sur les réseaux sociaux ».

Alors, quand je vois le mail ouvert sur son écran, je jure que je détourne le regard.

Sauf que mon cerveau me dit tout à coup : Eh, Clara, je suis presque sûr d’avoir lu « confidentiel » dans ce mail. Tu devrais jeter un coup d’œil pour vérifier.

Dans ma grande faiblesse, et même si je suis sûre à 95 % de ne pas voir été élevée chez les ploucs, je réplique à voix haute :

– Bon, d’accord.

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1re partie : le mail

À : Tout le personnel

De : [email protected]

Objet : FWD : Confidentiel – mise à jour du règlement intérieur

À l’attention de notre merveilleux corps enseignant et éducatif,

Le comité s’est réuni plusieurs fois au cours de l’été. Nous avons le

plaisir d’annoncer les modifications suivantes concernant nos procédures

administratives et notre règlement intérieur. Nous souhaitons qu’elles

restent confidentielles jusqu’à ce que le comité en approuve l’annonce

publique.

a) Nous vous prions de rappeler aux élèves qu’il est interdit de circuler

au-delà de la voie ferrée en journée, sauf pour emprunter la voie verte

d’Earth Foods à la fin des cours. Il est également recommandé, même si

les voies ne sont plus en usage, de ne pas s’allonger dessus ni de les

utiliser pour filmer une scène de mort, et par extension toute scène tour-

née par des élèves sans autorisation. Étant donné notre emplacement,

il est essentiel que tout projet de film se conforme aux procédures, y

LE MAIL SUR L’ORDINATEUR DE M. CAYWELL,ABSENT

Page 25: Suggested Reading - Editions Milan

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compris vis-à-vis de nos voisins, pour qu’ils ne croient pas qu’un meurtre

est réellement commis.

b) Afin de fluidifier la circulation sur le campus pendant les matchs, les

horaires de la buvette ont été modifiés. Vous pouvez désormais passer

votre commande une demi-heure avant le début des matchs.

Allez les Volcans !

c) Lupton Academy est un établissement privé basé sur des principes

fondateurs, en lesquels nous avons foi : concentration, connaissance,

rayonnement. La concentration mène à la connaissance, la connaissance

mène au rayonnement – chez nos élèves, et à terme sur le monde. Pour

être en accord avec ces valeurs, nous insistons sur l’importance de notre

liste de médias prohibés. En cas d’introduction dudit média ou de dis-

cussion à son sujet au sein de l’établissement, des sanctions disciplinaires

seront appliquées : trois avertissements puis une exclusion.

2e partie : ma réaction

2.1 CE QUE J’EN PENSE

« Médias prohibés » ? Ça semble inoffensif, mais je sens dans mes tripes que ça craint. Comme synonyme de « prohibé », il y a « censuré ». Et on peut remplacer « médias » par « livres », « vidéos », « jeux de société » ou « jeux ». Ça m’étonnerait que LA veuille déclarer la guerre au Uno, et les élèves ne passent pas leur temps vautrés devant la télé lorsqu’ils sont au lycée. Alors que nous reste-t-il ?

Je brave encore plus l’interdit social qui consiste à violer la vie privée d’autrui en ouvrant le PDF en pièce jointe. Et je me retrouve face à une liste de plus de cinquante livres « prohibés ».

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L’Attrape-cœurs pour « langage grossier ».Beloved pour « violence, sexe et langage grossier ».Des fleurs pour Algernon pour « représentation offensante

d’un personnage déficient mentalement ».Et le chef-d’œuvre.La touche finale.Ne me marchez pas dessus pour « contenu clivant, homo-

sexualité » et autres terminologies de mes fesses qui n’ont stric-tement aucun sens.

– Va te faire voir, Lupton Academy.

2.2 CE QUE J’EN PENSE À PART ÇA

PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutainPutain PutainPutainPutain

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« Aussi injuste que cela puisse paraître, il suffit de quelques jours, parfois même d’une seule journée, pour changer tout le cours d’une vie. »

Khaled Hosseini, Les Cerfs-volants de Kaboul.

– Quoi ?Je garde les yeux rivés sur l’écran pendant des heures – même

si c’est impossible que je le fasse aussi longtemps, vu que je n’ai pas entendu la sonnerie. Ou peut-être que je ne l’ai pas entendue parce que je bouillonne de rage. Le pire, c’est que je ne suis pas censée être au courant. Je ne peux donc en parler à personne. Je vais devoir mourir seule et dégoûtée de la vie, en emportant dans la tombe le secret qui aura gâché ma dernière année de lycée.

– Ça va, Clara ? me demande une voix. Ça fait un moment qu’on ne s’est pas vus ! Tu as passé un bon été ?

Je lève les yeux. C’est M. Caywell. À ce moment-là, tout être humain normalement constitué répondrait : « Ah, bonjour ! C’est vrai que ça fait un bail », avant de s’enquérir des vacances de son interlocuteur. Mais comme il semblerait que j’aie été élevée chez les ploucs, je m’abstiens. Je me contente de le regar-der, bouche bée.

CLARA EVANSDANS TOUS SES ÉTATS

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Au bout d’un long silence, n’ayant pas obtenu de réponse, il dit à ma place :

– « C’était génial, monsieur Caywell. Je me suis tellement amusée que j’aurais aimé que ça ne finisse jamais ! » Eh oui, mais tu es en dernière année, maintenant. Il ne te reste donc plus que quelques mois à subir à Lupton.

Il recommence à m’imiter :– « Mais ça va tellement me manquer ! Vous avez changé ma

vie ! Grâce à la formation que j’ai reçue, je vais devenir million-naire, et ensuite je ferai un don anonyme au lycée, comme ça, vous n’aurez plus à vous soucier du budget d’acquisition tant que vous resterez dans cet établissement. »

Je continue à me taire.Il fronce les sourcils. Puis, prenant conscience que je suis

debout, derrière son bureau, il lâche un juron.– Tu as lu le mail.J’acquiesce.– Clara.– Je sais. Je sais. Ça ne se fait pas de lire les mails des autres.Il déboule derrière le bureau et réduit la fenêtre de navigation,

comme si ça pouvait effacer ce que j’ai vu.– Tu ne dois pas en parler, exige-t-il. Sinon, je vais avoir de

sérieux ennuis ! Tu n’es pas censée être au courant.– Vous comptiez garder pour vous un scoop pareil ? « Tiens,

Clara, retire donc ces cinquante titres des rayonnages, s’il te plaît. »

– Du calme. Je comptais m’en charger personnellement. Tu ne fais pas partie du personnel, que je sache.

– J’en fais plus partie que le professeur remplaçant, Walden Machin-Truc.

M. Caywell lève un index en signe d’objection et finit par hocher la tête.

Page 29: Suggested Reading - Editions Milan

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Je l’interroge :– Qu’est-ce qu’on va faire ? Ça me rappelle la fois où ils ont

essayé de censurer les Hunger Games dans certains lycées…– « Essayé de censurer » ? répète-t-il. Ils ont bel et bien censuré

les Hunger Games ! Et Les Aventures d’Huckleberry Finn. Et La Couleur pourpre – mais ces deux-là ne sont pas de ton époque.

Il jette un regard alentour pour s’assurer que personne ne nous écoute.

– Bien sûr, je suis contre, reprend-il. Cinquante, c’est gro-tesque ! C’est pour ça que je n’étais pas là quand tu as fouiné dans mes mails : je cherchais M. Walsh.

– Et vous l’avez trouvé ?Il confirme d’un signe de tête.– De justesse, il avait un rendez-vous.– Alors ?– Alors, je ne t’en dirai pas plus ! Tu n’es même pas censée

savoir quoi que ce soit à ce sujet.– Allez quoi, monsieur Caywell ! Qui a réparé la multiprise

du comptoir informatique ?Pas de réponse.– Qui a su convaincre le magasin de meubles Greentree

Furniture de nous faire don des étagères de cette bibliothèque ?Il lève les yeux au ciel, attrape quelques-unes des nouveautés

entreposées sur le chariot près du bureau et commence à les mettre en rayon. Je le suis.

– Qui a amélioré le stockage en ligne sur les tablettes et obtenu des Von Lemett qu’ils équipent chaque ordinateur de la biblio-thèque de Photoshop ? Qui veille à ce que votre bureau reste propre ?

– Clara, je ne dirai rien ! Laisse tomber.Je croise les bras.

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– Qui prévoyait de ranger la réserve cette année ?Il me regarde fixement.– Ne me dis pas que tu me fais du chantage !– Je suis bénévole. Je n’ai aucune obligation.– Tu serais physiquement incapable d’abandonner ta

mission.J’arque un sourcil.Il capitule.– D’accord, mais ça doit rester confidentiel. C’est clair ?J’acquiesce.– Tu dois t’engager à voix haute : « Moi, Clara Evans, je

comprends que ces informations ne doivent pas sortir de ce lieu, sous peine d’être exclue de la bibliothèque. »

– Vous n’oseriez pas.Il arque un sourcil.Je capitule.– OK, c’est bon. Moi, Clara Evans, je comprends que ces

informations ne doivent pas sortir de ce lieu.– Sous peine…– Oui, ça va, j’ai compris.– Sous. Peine.Je soupire.– Sous peine d’être exclue de la bibliothèque.– Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.– Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.– Les membres du comité, ainsi que le proviseur veulent que

je retire de la bibliothèque tous les livres censurés.– Ils voulaient aussi que vous retiriez les Hunger Games, non ?

Pourtant, ils sont toujours là. Je me trompe ?– L’ensemble de la trilogie a « mystérieusement » disparu des

rayonnages. En fait, si tu lances une recherche dans le cata-logue, tu verras qu’on est censés avoir les Hunger Games,

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La Couleur pourpre et Huckleberry Finn, mais si tu regardes sur place, tu constateras qu’ils n’y sont plus.

– Vous plaisantez ? Je n’en savais rien ! Comment ai-je pu passer à côté de ça ?

– Pourquoi l’aurais-tu remarqué si tu n’y as pas spécialement prêté attention ? Tu aurais pu croire qu’ils avaient été empruntés ou perdus.

– Pourquoi vous n’avez pas réagi, monsieur Caywell ?Il se met à rire. C’est un rire de circonstance. Sauf que, cette

circonstance, je ne la comprends pas.– J’ai fait ce que j’ai pu, répond-il. Le problème de fond, c’est

que nous sommes un établissement privé. Je suis contraint de suivre les directives du comité et de l’administration. Si je faisais un scandale, je perdrais mon poste. Je préfère rester ici et proposer des alternatives aux élèves, quitte à les orienter vers la bibliothèque de Chattanooga pour qu’ils y trouvent leur bonheur, que n’être pas là du tout. Parfois, on est obligé de jouer le jeu en se soumettant à des règles. Et parfois, ces règles ne rendent pas service aux joueurs, quel que soit leur camp. Le souci, c’est que, même si tu refuses de jouer le jeu, tu n’empê-cheras pas tes adversaires de gagner.

Sidérée, je me laisse tomber dans son fauteuil.Levi.Joss.Guy Montag3.Katniss Everdeen4.Clara Evans.Tous victimes d’une administration discrétionnaire. Juste sous

mon nez. Et je ne m’étais rendu compte de rien.

3. Personnage principal de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953). (NDT)4. Héroïne de la trilogie Hunger Games, de Suzanne Collins (2008-2010). (NDT)