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Par Anne Cassou-Noguès, professeure de Lettres au lycée Jacques-Monod (Paris). Séquence 2 de Peut-on encore lire Le Père Goriot aujourd’hui ? Séries générales et technologiques Présentation Cette séquence n’a aucunement la prétention d’étudier Le Père Goriot en détail : d’une part, le roman est trop riche pour que l’on en aborde tous les aspects avec une classe, d’autre part, nombreux sont ceux qui se sont d’ores et déjà livrés à cet exercice. Nous ne pro- posons pas davantage de recette miracle destinée à faire aimer le roman à tout élève de 2 de . Plus modestement, nous souhaitons prendre en compte le fait que lire un roman est devenu difficile pour des élèves qui ont l’habi- tude de « zapper », qui se posent rarement dans un silence favorable à la lecture, que le roman réaliste du XIX e siècle paraît sans doute de plus en plus éloigné de leur préoccupation. Forts de ce constat, nous suggérons quelques pistes d’entrée dans le roman. La première consiste à commencer par écrire pour mieux lire ensuite. La seconde réside dans le choix d’une thématique – les rela- tions père-filles – sur laquelle les élèves pourront débattre et que l’on pourra retravailler grâce à la lecture de textes écho contemporains. Victorine et son père Dans cette séquence, vous pourrez exploiter les ressources multimédia suivantes, disponibles sur le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ». Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com. Les numériques + Sommaire Supports : – « Coussingleton », in Thomas Clerc, Intérieur, 2013 – Sorj Chalandon, La Légende de nos pères, 2009 – Valentine Goby, Un paquebot dans les arbres, 2016 – Delphine de Vigan, Les Loyautés, 2018 Étape 1. Entrer dans le roman Séance 1 : TRAVAIL DÉCRITURE 1. Créer des intrigues à partir de personnages dessinés (la maison dans la bande dessinée Le Père Goriot par T. Lamy, P. Thirault et B. Duhamel) Séance 2 : TRAVAIL DÉCRITURE 2. Faire le portrait d’un personnage à partir de la description de son « intérieur » (à partir du roman de Thomas Clerc, Intérieur) Séance 3 : Lecture cursive du chapitre 1 Séance 4 : Le personnage, clé de voute du roman Fiche de synthèse : Le personnage de roman Étape 2. Les relations père-filles Séance 5 : LECTURE ANALYTIQUE 1. Le portrait du père Goriot par la duchesse de Langeais Séance 6 : DÉBAT ORAL. Le procès de Delphine et Anastasie Séance 7 : LECTURE ANALYTIQUE 2. L’agonie d’un père abandonné par ses filles Étape 3. Les relations parents-enfants dans le roman contemporain Séance 8 : Lecture cursive d’un corpus contemporain Objet d’étude : La nouvelle et le roman au XIX e siècle : réalisme et naturalisme Portrait d’Honoré de Balzac, anonyme, 1842, Maison de Balzac, Paris. 26 NRP LYCÉE NOVEMBRE 2018

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Page 1: Séries générales et technologiques Peut-on encore lire Le Père Goriot … La page de garde du Père Goriot d’Honoré de Balzac, adapté – le caractère : au troisième étage,

Par Anne Cassou-Noguès, professeure de Lettres au lycée Jacques-Monod (Paris).

Séquence 2de

Peut-on encore lire Le Père Goriot aujourd’hui ?

Séries générales et technologiques

Présentation

Cette séquence n’a aucunement la prétention d’étudier Le Père Goriot en détail : d’une part, le roman est trop riche pour que l’on en aborde tous les aspects avec une classe, d’autre part, nombreux sont ceux qui se sont d’ores et déjà livrés à cet exercice. Nous ne pro-posons pas davantage de recette miracle destinée à faire aimer le roman à tout élève de 2de.

Plus modestement, nous souhaitons prendre en compte le fait que lire un roman est devenu difficile pour des élèves qui ont l’habi-tude de « zapper », qui se posent rarement dans un silence favorable à la lecture, que le roman réaliste du xixe siècle paraît sans doute de plus en plus éloigné de leur préoccupation. Forts de ce constat, nous suggérons quelques pistes d’entrée dans le roman.

La première consiste à commencer par écrire pour mieux lire ensuite. La seconde réside dans le choix d’une thématique – les rela-tions père-filles – sur laquelle les élèves pourront débattre et que l’on pourra retravailler grâce à la lecture de textes écho contemporains.

Victorine et son père

Dans cette séquence, vous pourrez exploiter les ressources multimédia suivantes, disponibles sur le site NRP dans l’espace « Ressources abonnés ». Rendez-vous sur http://www.nrp-lycee.com.

Les numériques+

SommaireSupports :– « Coussingleton », in Thomas Clerc, Intérieur, 2013– Sorj Chalandon, La Légende de nos pères, 2009– Valentine Goby, Un paquebot dans les arbres, 2016– Delphine de Vigan, Les Loyautés, 2018

Étape 1. Entrer dans le romanSéance 1 : Travail d’écriTure 1. Créer des intrigues à partir de personnages dessinés (la maison dans la bande dessinée Le Père Goriot par T. Lamy, P. Thirault et B. Duhamel)Séance 2 : Travail d’écriTure 2. Faire le portrait d’un personnage à partir de la description de son « intérieur » (à partir du roman de Thomas Clerc, Intérieur)Séance 3 : Lecture cursive du chapitre 1Séance 4 : Le personnage, clé de voute du romanFiche de synthèse : Le personnage de roman

Étape 2. Les relations père-filles Séance 5 : lecTure analyTique 1. Le portrait du père Goriot par la duchesse de LangeaisSéance 6 : débaT oral. Le procès de Delphine et Anastasie Séance 7 : lecTure analyTique 2. L’agonie d’un père abandonné par ses filles

Étape 3. Les relations parents-enfants dans le roman contemporainSéance 8 : Lecture cursive d’un corpus contemporain

Objet d’étude : La nouvelle et le roman au xixe siècle : réalisme et naturalisme

Portrait d’Honoré de Balzac, anonyme, 1842, Maison de Balzac, Paris.

26 NRP LYCÉE NOVEMBRE 2018

Page 2: Séries générales et technologiques Peut-on encore lire Le Père Goriot … La page de garde du Père Goriot d’Honoré de Balzac, adapté – le caractère : au troisième étage,

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

ÉTAPE 1. Entrer dans le roman

Chacun sait que Le Père Goriot commence par la description de la pension Vauquer. Ces pages sont devenues emblématiques de la description réaliste mais aussi, il faut bien le dire, de la lassitude que pourraient provoquer les romans de Balzac. Il s’agit donc de commencer par briser l’idée reçue que les élèves se transmettent de génération en génération selon laquelle Balzac commencerait « tous [s]es romans par cinquante pages ennuyeuses. Pour décourager les cons » (F.-H. Désérable, Un certain M. Piekielny, 2018).

SÉANCE 1 Travail d’écriture 1. Créer des intrigues à partir de personnages dessinés

Support : Page de garde de l’adaptation du Père Goriot en bande dessinée (scénario : Th. Lamy et Ph. Thirault ; dessin et couleur : B. Duhamel, éd. Delcourt, 2009). Objectif : Étudier la manière dont le lieu (place dans la demeure, ameublement de la pièce) suggère le caractère et la situation des personnages et permet de créer des intrigues.Durée : 1 heure.

Chaque élève choisit tout d’abord une pièce (escalier, cuisine, salle à manger). Il propose ensuite une carte d’identité de ses habitants. Il écrit enfin un texte d’une vingtaine de lignes minimum mêlant récit, description et paroles rapportées, racontant ce qui se passe dans la scène représentée.

Escalier : le pauvre solitaire ;Cuisine : la propriétaire ;Salle à manger : la famille bourgeoise épanouie, le couple riche

mais malheureux.

➔ Exemple : le couple riche mais malheureux

Carte d’identité : Elle : Angélique de la Martinière (née Boulinette), 21 ans. Lui : Charles-Henri de la Martinière, 38 ans.

➔ Récit Angélique regarda distraitement l’heure sur la grosse horloge

dorée qui trônait sur la cheminée. Une heure vingt. Elle étouffa un soupir. Elle savait que Charles-Henri allait encore ronfler pendant au moins une bonne heure. Pas moyen de bouger. Le parquet grinçait énormément et, chaque fois qu’elle essayait de se lever pour gagner son boudoir pour écrire à son amie Hélène par exemple, cela réveil-lait son mari en sursaut si bien qu’il était d’humeur exécrable tout le reste de l’après-midi. Il lui fallait prendre son mal en patience... Elle contempla le salon dans lequel elle se trouvait, entièrement meublé par sa belle-mère : les épais rideaux en brocart vert bouteille, les fau-teuils assortis, le lourd lustre à pendeloques en cristal. Elle s’y était habituée mais décidément cette décoration ne lui plaisait guère. Elle songea ensuite au billet de sa mère qu’elle avait reçu le matin même : « Votre sœur Jeanne se marie au printemps prochain ». Voilà une nouvelle réjouissante. Sa mère et sa sœur viendraient sûrement de Normandie pour commander le trousseau. Ce serait l’occasion de courir les boutiques et d’enchaîner les essayages chez sa couturière favorite ! Les ronflements de Charles-Henri la firent sursauter et la tirèrent de sa rêverie éveillée.

➔ ConclusionLes élèves prennent ainsi conscience que le cadre dans lequel

les personnages évoluent contribue à leur définition. Il peut par exemple indiquer :

– le niveau social : on constate ici que plus on s’élève dans la demeure, plus les pièces sont étroites, les plafonds bas, et plus les personnages sont par conséquent pauvres. L’ameublement donne également des indications : l’horloge richement ornée chez le couple du premier étage est un indice de richesse.

– les relations : la distance qui sépare le mari et la femme au premier étage suggère une mésentente entre les deux époux, tan-dis qu’au deuxième étage, le père se plaît à prendre place au centre, véritable paterfamilias, à la tête d’une famille unie.

– le caractère : au troisième étage, dans l’appartement de La page de garde du Père Goriot d’Honoré de Balzac, adapté par Lamy, Thirault et Duhamel, éditions Delcourt, 2009.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

droite, le lit semble occuper la majeure partie de la pièce. On peut soupçonner que la pièce est habitée par un jeune homme noceur et séducteur.

SÉANCE 2 Travail d’écriture 2. Faire le portrait d’un personnage à partir de la description de son « intérieur »

Modalité : « Coussingleton », extrait de Thomas Clerc, Intérieur, 2013 (corpus, texte 1). Objectif : Mettre en évidence le lien entre la description d’un lieu et le portrait du personnage qui l’occupe. Durée : 1 heure.

Thomas Clerc décrit en 2013 l’appartement de 50 m2 parisien dans lequel il vit. À partir de cette description très précise, on peut esquisser un portrait.

TEXTESur l’1 des chaises, celle qui occupe le long côté extérieur de

la table de repas, est posé 1 coussin en coton bleu foncé, d’1 di-mension qui l’excède. Du coussin, lié pour moi à l’univers féminin, on ne peut pas dire que j’aie fait un usage abusif, puisque c’est le seul que je possède. Il élit la chaise qui le porte ; j’aurais pu asseoir toutes les autres de semblables marques de confort, mais j’ai limité l’ensemble C à cet élément unique qu’on appelle en mathématique modernes le singleton. La non-multiplication des coussins signe ma philosophie de l’ameublement plus qu’aucun discours ; j’apprécie le confort, je ne le cultive pas. Ce coussin pervenche est 1 conces-sion au style Pension de famille ; d’ailleurs, il tombe fréquemment par 1 espèce de protestation sourde, glissant d’1 support trop juste pour lui, jusque sous la table, où il mord la poussière.

Thomas Clerc, Intérieur, © Gallimard, 2013.

➔ Le relevé des indicesIl s’agit de passer des éléments explicites de la description à ce

qu’ils révèlent de celui qui vit dans l’appartement décrit. Élément décrit (la description du lieu) : un coussin de couleur

Van Gogh, La Chambre de Van Gogh à Arles, 1888, musée Van Gogh, Amsterdam.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

«  bleu foncé », « pervenche », en « coton », de taille relativement grande, puisqu’elle « excède » la dimension de la chaise sur laquelle est posé le coussin.

Conclusion explicitement tirée (le portrait moral explicite) : pour l’auteur, cet unique coussin révèle un homme qui « apprécie le confort » mais « ne le cultive pas ».

Autres éléments de caractère (le portrait moral implicite) : le narrateur vit probablement seul (il n’a qu’un coussin parce qu’il est lié pour lui « à l’univers féminin ») ; il s’intéresse aux mathématiques (« singleton », usage des chiffres) ; il pratique l’autodérision, qualifiant son coussin de « concession au style Pension de famille », style un peu vieillot qui appelle l’évocation de la « poussière » à la fin du texte.

➔ Le travail d’écritureÀ partir des indices relevés, faites un portrait d’une quinzaine de

lignes du narrateur. Vous rédigerez le portrait à la troisième personne, comme s’il s’agissait d’un personnage de fiction.

➔ ExempleThomas vivait seul. Comme il aimait à le dire à ses amis, tard dans

la nuit, quand ils hantaient les cafés parisiens, il n’était pas prêt à lais-ser n’importe qui pénétrer son intérieur. On se moquait de lui et de sa maniaquerie, il ignorait les quolibets. Il assumait parfaitement son côté « vieille fille », son goût pour les lits faits au carré et les armoires bien rangées. Les piles de draps étaient alignées, tirées au cordeau. S’il avait renoncé à ses études de mathématiques pour se lancer dans l’écriture, il n’avait pourtant rien de l’écrivain bohème cultivant le désordre et l’imprécision, dont la poésie nonchalante s’apparen-tait selon lui trop souvent à de la négligence voire à de la paresse. Si son canapé, suffisamment moelleux pour être confortable, mais suffisamment ferme pour ne pas s’avachir, invitait à une conversation intime, à un duo romantique, il voulait toutefois être sûr que celle qui lui répondrait se serait essuyé les pieds avant d’entrer.

➔ ConclusionÀ partir des deux travaux d’écriture réalisés dans les séances 1 et

2, on peut insister sur deux fonctions de la description :– une fonction réaliste : donner à voir (cf. le coussin dans le texte

de Thomas Clerc) ;– une fonction symbolique : donner des indices sur les per-

sonnages (les éléments décrits et la manière dont ils sont perçus donnent des indices sur le caractère des personnages).

SÉANCE 3 Lecture cursive du chapitre 1

Modalité : Le début du Père Goriot, description de la pension Vauquer et introduction des principaux personnages (jusqu’à « Telle était la situation générale de la pension bourgeoise à la fin du mois de novembre 1819 » : début du récit proprement dit). Objectif : Saisir les enjeux de la description réaliste.Durée : 1 heure.

➔ Questions pour guider la lecture à la maison

1. Lisez la description de la pension Vauquer (« Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue […] elle va tomber en pourriture »).

a. En quoi la description est-elle réaliste ? Quels sont les élé-ments qui donnent l’impression au lecteur d’être lui-même à la Maison-Vauquer ?

b. Comment imaginez-vous les pensionnaires ? Sur quels indices vous appuyez-vous ?

2. Lisez la présentation du Père Goriot (« Ce Patiras était l’ancien vermicellier […] était constamment à zéro de Réaumur »).

a. Complétez les informations suivantes : date – espace occupé dans la pension et loyer – richesse – apparence – manière dont est désigné Goriot par les pensionnaires.

b. Comment s’explique l’évolution du personnage ?

➔ Éléments de réponse1. a. La pension Vauquer est décrite de manière réaliste : le

romancier semble prendre le lecteur par la main pour lui en faire faire la visite. Pour cela, il recourt au vocabulaire des sensations :

– odorat : « odeur sans nom », « elle sent le renfermé, le moisi, le rance »...

– toucher : « elle donne froid »,– goût : « elle a le goût d’une salle où l’on a dîné »,– vue : « couleur indistincte ». Les synesthésies sont nombreuses, mêlant par exemple les

sensations visuelles et les sensations tactiles (« la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures bizarres », « buffets gluants », « toile cirée assez grasse »).

De plus, le romancier fait preuve d’une grande précision, ainsi qu’en témoigne la très longue phrase (« Vous y verriez un baromètre […] dont le bois se carbonise »). Il s’agit d’une énumération qui déve-loppe et précise l’expression « meubles indestructibles ».

Enfin, le romancier s’adresse directement au lecteur pour l’invi-ter à parcourir les pièces dans son imagination (« vous trouveriez », « Vous y verriez »). Il ne s’efface pas comme un scientifique qui don-nerait seulement à voir son expérience mais il engage une sorte de dialogue avec le lecteur, non sans humour (« il faudrait en faire une description […] que les gens pressés ne pardonneraient pas »). N’oublions pas que nous sommes encore ici au début du roman et qu’il s’agit de capter l’attention du lecteur, de le séduire.

b. La description donne d’abord des informations explicites sur les pensionnaires. Ils sont pauvres (« la misère »). Mais elle évoque aussi la maladie et la mort. Ainsi l’énumération d’adjectifs qui carac-térise le mobilier (« vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant ») glisse progressivement vers la personni-fication et suggère qu’un sort similaire pourrait advenir à ceux qui se côtoient dans la salle à manger de la pension.

2. a. Le début du roman résume l’évolution du père Goriot depuis son arrivée à la pension Vauquer.

b. La présentation du personnage éponyme commence par une série de questions (« Par quel hasard ce mépris à demi haineux […] ? »). Il s’agit d’un procédé destiné à attirer l’attention du lec-teur en suggérant l’existence d’un mystère. En effet, en quatre ans

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

à peine, Goriot, riche bourgeois, perd toute sa fortune. Ce change-ment d’état affecte toute sa personne. Il était plutôt bel homme et il devient repoussant. Ce sont ces bouleversements qui entraînent les railleries des pensionnaires qui, après avoir envisagé que le père Goriot boursicotait ou jouait, sont persuadés que le vieil homme est libertin et qu’il a dilapidé sa fortune en plaisirs inavouables. Mais cette interprétation est sans cesse désavouée par le narrateur, qui qualifie ceux qui sont à l’origine de ce raisonnement de « gens à tête vide » ou encore d’« esprits étroits ». Qu’en est-il donc ?

➔ ConclusionLa description de la pension Vauquer a à la fois une dimension

réaliste et une dimension symbolique. Le narrateur nous y guide comme il nous ferait entrer dans un espace inconnu.

Le roman s’ouvre sur un mystère : qu’est-il advenu au Père Goriot ? Qui sont les femmes qui lui rendent visite ? On a du mal à croire que ce sont des femmes achetées parce que nous ne sommes pas des lecteurs à l’esprit étroit, mais on ne peut pas comprendre comment elles pourraient être les filles du père Goriot et laisser leur père dans le plus grand dénuement... À partir de ce moment-là, il faut laisser les élèves saisir cette main tendue pour chercher une explication à ce mystère initial. C’est le temps de la lecture.

Date Espace occupé dans la pension et loyer

Richesse Apparence Manière dont est désigné Goriot par les pensionnaires

1813 • « appartement occupé par madame Couture », soit un des appartements du premier étage, l’un des meilleurs• douze cents francs de pension.

« en homme pour qui cinq louis de plus ou de moins étaient une bagatelle », « un revenu d’environ huit à dix mille francs ») : Goriot est un homme riche !

• « garde-robe bien fournie »• tabatière en or• cheveux poudrés

Monsieur Goriot

Au bout de deux ans

• second étage• neuf cents francs

ne fait plus de feu afin d’économiser sur le bois

• Le père Goriot • Madame Vauquer en vient même à l’appeler « vieux matou »

Au bout de trois ans

• troisième étage• 45 francs de pension par mois

• plus de poudre : cheveux d’une couleur « dégoûtante »• vêtements simples• plus de bijoux

Au bout de quatre ans

Métamorphose radicale qui touche le corps lui-même : semble avoir vieilli de trente ans

Gravure représentant la pension Vauquer, Paris, 1885.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

SÉANCE 4 Le personnage, clé de voute du roman

Support : Le Père Goriot, en entier.Objectif : Saisir la manière dont le personnage prend corps dans le roman.Durée : 2 heures.

➔ Le roman de VictorineNous proposons en ressource numérique une fiche de lec-

ture sur Victorine, dont l’histoire « eût fourni le sujet d’un livre ». En voici le corrigé.

1. Premier portrait de Victorine C’est l’antithèse qui domine (« Quoique […] néanmoins »,

« contraire »). La figure d’opposition fait ressortir la « grâce » de Victorine, qui transparaît malgré sa pauvreté et sa tristesse.

L’emploi du subjonctif plus-que-parfait traduit un irréel dans un texte au passé. Si l’auteur évoque ce qu’aurait pu être Victorine si elle avait été heureuse, c’est peut-être pour suggérer un bonheur à venir. Le portrait qui suit est celui d’Eugène, ce qui laisse présager une histoire d’amour entre les deux personnages.

2. Les relations de Victorine et de son père Victorine est évoquée à l’aide du registre pathétique (souffrance

physique : « elle tremble comme la feuille » ; souffrance morale : « les yeux de Victorine se mouillèrent de larmes » ; expressions de la fai-blesse : « Pauvre petite », « Pauvre enfant », « l’orpheline », « mon chou  »). Est également pathétique le récit de la rencontre de Victorine et de son père par madame Couture. Le père Goriot est de ce fait ému du sort réservé à la jeune fille par son père.

Vautrin emploie un futur de certitude (« ira ») : il a un plan. Pour que Victorine puisse hériter, on peut imaginer que Vautrin fera assassiner son père et son frère ou qu’il menace le père pour qu’il reconnaisse sa fille.

3. Les conseils de Vautrin à Eugène Vautrin décrit Victorine comme « une pauvre fille malheureuse

et misérable ». Pourtant, il ne cherche pas à ce qu’Eugène ait pitié de la jeune fille. Au contraire, il lui montre l’intérêt qu’il aurait à la séduire : c’est facile (« une éponge sèche qui se dilate aussitôt ») et ça peut rapporter gros (« les numéros de la loterie »).

Il lui propose donc de faire la cour à Victorine tant qu’elle est pauvre. Elle tombera d’autant plus facilement amoureuse de lui qu’elle est négligée de tous et elle se tournera inévitablement vers lui une fois qu’elle sera devenue riche. Eugène trouve cette propo-sition immorale et il est davantage séduit par des femmes arrivées telles que Delphine. Pourtant, il finira par se laisser tenter « Eugène avait été […] en se livrant tout entière ».

4. La fortune de Victorine (chap. 3)Vautrin fait en sorte qu’un de ses débiteurs provoque le frère

de Victorine en duel et l’abatte. Le père de Victorine n’a alors plus d’héritier et se résout à reconnaître sa fille.

Madame Vauquer se retrouve avec quatre appartements vacants : Victorine et madame Couture vont résider chez monsieur Taillefer, et Vautrin est arrêté, dénoncé par Poiret et mademoiselle Michonneau qui quittent aussi l’établissement.

➔ Fiche de synthèse : le personnage de roman

Le personnage de roman prend corps grâce :– aux indications fournies par le narrateur (identité, por-

trait) ou d’autres personnages qui le décrivent ou l’évoquent. – au récit : le lecteur le connaît à travers ses actions. – aux paroles qu’il prononce et qui révèlent ses humeurs,

son caractère, son niveau social, son éducation...Il évolue au fil des siècles, au gré des métamorphoses du

genre romanesque.

1. Le personnage dans les romans des xviie et xviiie siècles

Le personnage et l’analyse des sentimentsDans le roman précieux (L’Astrée, 1607-1627) ou le roman

d’analyse (La Princesse de Clèves, 1678), le personnage est idéalisé et essentiellement défini par ses sentiments. Au xviie siècle, les personnages peuvent être porteurs d’un message moral. Au xviiie siècle, ils reflètent le libertinage des mœurs (Les Liaisons dangereuses, 1782).

Du héros comique au héros picaresqueDans le roman comique (L’Histoire comique de Francion,

1623) ou le roman picaresque (Gil Blas, 1715), le protagoniste, issu des couches les plus basses de la société, est au contraire un personnage actif. À travers lui, l’auteur critique la société.

2. Le personnage dans le roman du xixe siècleLe personnage romantiqueIl est mélancolique : victime du « mal du siècle », il se réfu-

gie dans la nature, loin d’une société qui ne le comprend pas. Le roman romantique, parfois proche de l’autobiographie, est souvent écrit à la première personne : le lecteur a ainsi accès aux sentiments les plus intimes du personnage (René, 1802).

Le personnage réalisteIl s’insère au contraire dans la société contemporaine. Avec

le roman réaliste puis naturaliste, toutes les classes sociales ont droit de cité en littérature. On peut distinguer un person-nage représentatif de cette période : le jeune ambitieux à la conquête du monde, dont le modèle est Rastignac.

3. Le personnage dans le roman du xxe siècleDes personnages plongés dans l’HistoireLes personnages sont confrontés aux grandes crises du

xxe siècle, comme la Première Guerre mondiale (Voyage au bout de la nuit, 1932) ou encore la guerre civile espagnole (L’Espoir, 1937), ce qui les amène à réfléchir à leur humanité. Deux postures sont alors possibles : ils incarnent la solidarité, la fraternité, ou au contraire perdent confiance en l’homme et deviennent des anti-héros.

La mort du personnage ?Dans les années 1950, le roman entre dans « l’ère du soup-

çon » (Nathalie Sarraute). En effet, après la Seconde Guerre mondiale et la découverte des camps, nombreuses sont les interrogations sur la nature de l’homme. Cela va de pair avec une remise en question du personnage de roman : suppres-sion de l’identité, du caractère, parfois même des actions (La Jalousie, 1957). Toutefois, cette tendance ne parvient pas à éradiquer complètement le personnage qui tend à renaître à partir de 1980.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

ÉTAPE 2. Les relations père-filles

Nous avons conclu la première partie de cette étude sur un mystère : celui de la métamorphose du Père Goriot. Pour inaugu-rer la deuxième partie, composée de lectures analytiques de deux extraits du roman évoquant les relations du personnage éponyme et de ses filles, nous pouvons proposer un débat aux élèves, à partir d’une réflexion de Madame Vauquer : « Si le père Goriot avait des filles aussi riches que paraissent l’être toutes les dames qui sont venues le voir, il ne serait pas dans ma maison, au troisième, à quarante-cinq francs par mois, et n’irait pas vêtu comme un pauvre » (chapitre 1). Qu’en pensent-ils ? Est-ce le rôle des enfants d’aider leurs parents ? Peut-on expliquer que les filles du père Goriot laissent leur père dans la misère ?

SÉANCE 5 Lecture analytique 1. Le portrait du père Goriot par la duchesse de Langeais

Support : Chapitre 1 (« - Oui, ce Moriot a été président de sa sec-tion [...] ses filles ont laissé le zeste au coin des rues »).Objectif : Analyser un portrait à charge.Durée : 1 heure.

➔ Questions de préparation (données en amont)

1. Comment madame de Langeais exprime-t-elle son mépris à l’égard du père Goriot ?

2. Quels sentiments le lecteur éprouve-t-il envers lui ?

➔ Éléments de réponse1. Madame de Langeais exprime un mépris de caste pour le

père Goriot, dont elle se refuse à prononcer correctement le nom (« Moriot », « Doriot »...) comme s’il n’était pas digne qu’elle fasse le moindre effort à son égard. Son dédain vise d’abord le commerçant et le révolutionnaire :

– suffixe péjoratif « là » : « ce temps-là », « ces gens-là », – surnom méprisant : « Quatre-vingt-treize »,– assimilation implicite du père Goriot à un criminel : « qui ven-

dait du blé aux coupeurs de têtes » ; à un domestique : le père Goriot traite en effet avec les intendants, il apparaît donc comme leur égal : « l’intendant de ma grand-mère ».

Elle n’a d’ailleurs pas plus d’estime pour le baron de Nucingen, qui est lui aussi un bourgeois enrichi, dont elle met en doute les convictions politiques (« un riche banquier qui fait le royaliste »).

De plus, la duchesse souligne avec condescendance que le « bon-homme » s’est montré très maladroit en amour, dilapidant son capital au lieu de le préserver :

– interrogative rhétorique qui souligne l’évidence (« Ce père Doriot n’aurait-il pas été une tache de cambouis dans le salon de ses filles ? ») ;

– formule généralisante avec présent de vérité générale et pluriel (« Tous les sentiments en sont là », « Nous ne pardonnons pas plus ») ;

– métaphore du cœur en « trésor » ;– répétition de « donné » à trois reprises. 2. Cependant, le lecteur ne partage pas le mépris de la duchesse

de Langeais. Il peut avoir pitié du père Goriot, qui semble victime d’une injustice : celui-ci a des qualités indéniables, que la duchesse elle-même note, et pourtant, il est isolé, mis au ban de la société. En effet, il se révèle un habile commerçant. En alliant sens économique et sens politique, en exploitant habilement les circonstances (« il a été dans le secret », « excellente carte civique »), il est parvenu à s’enrichir :

– vocabulaire du commerce : « vendre », « coûtaient », « vendu », « vendait » ;

– hyperboles : « dix fois plus », « sommes immenses ».De plus, le voisin de Rastignac est un père aimant, qui voue un

véritable culte à ses filles : – hyperboles : « n’a eu qu’une passion », « Il adore », « ses entrailles,

son amour » ;– métonymie, qui souligne l’importance des sentiments : « Le

cœur de ce pauvre Quatre-vingt-treize ». Par amour, le père Goriot a favorisé l’ascension sociale de ses

filles  : l’une obtient un titre (« Il a juché l’aînée dans la maison de Restaud »), l’autre la fortune (« et greffé l’autre sur le baron de Nucingen, un riche banquier »). Puis il a accepté de disparaître de leur vie pour ne pas leur nuire (répétition du verbe « sacrifier »). Il a donc fait preuve d’un amour gratuit qui n’exige rien en retour, pas même de la recon-naissance. Le père Goriot, gravure du xixe siècle, Paris.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

Ces deux qualités ne lui ont pas évité le désaveu :– des aristocrates et des grands bourgeois : « quand les Bourbons

sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, et plus encore le banquier », « il nuisait à ses gendres » ;

– de ses filles : gradation : l’amour est d’abord mis en doute (« Les filles, qui aimaient peut-être toujours leur père ») puis nié (« Il a vu que ses filles avaient honte de lui »). Métaphore qui exprime le mépris des filles pour leur père : « Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues ».

Ayant raté sa propre ascension sociale, voyant son amour repoussé, le vieil homme est désormais abandonné, ce qui peut susciter la pitié d’Eugène d’une part, du lecteur d’autre part.

➔➔ Prolongement Lire la présentation que fait le père Goriot de ses relations avec

ses filles (chapitre 2, « Mon cher monsieur, lui avait-il dit le lendemain, comment avez-vous pu croire […] en attendant l’heure de se présenter chez madame de Beauséant »).

SÉANCE 6 Débat oral. Le procès de Delphine et Anastasie

Support : Début du chapitre IV (jusqu’à « Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame de Nucingen, mais elle a bon cœur »).Objectifs : – Chercher des arguments à partir d’un texte long ;– Construire une argumentation ;– Faire un travail d’expression orale.Durée : 2 heures (une consacrée à la recherche d’arguments et à l’organisation de l’argumentaire, la seconde au débat propre-ment dit).

➔➔ Préparation du débatImaginons que Delphine et Anastasie soient accusées d’homicide

involontaire pour avoir, par leurs actions et leurs propos, entraîné la mort de leur père (« je meurs si vous continuez »).

On demande aux élèves de rechercher individuellement dans le texte les arguments à charge contre les deux jeunes femmes et les arguments pour leur défense.

Dans un second temps, on constitue deux groupes : – l’un a la charge de l’accusation ; – l’autre procède de même avec la défense.

• Arguments en faveur de l’accusation– Superficialité : Delphine se préoccupe moins de son avenir que

du bal de madame Beauséant.– Corruption des mœurs : Delphine accepte le marché de son

mari qui ferme les yeux sur ses amants à condition qu’elle couvre ses malversations financières (« Je te permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens ») ; Anastasia a commis un vol pour sauver son amant – et le père de plusieurs de ses enfants – de la ruine (« Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartient pas, mon père. »).

– Mépris à l’égard de la famille : les deux sœurs sont en rivalité permanente (« tu m’as reniée », « tu es un monstre ») ; elles ont surtout peu d’égard pour leur père. En effet, elles viennent se plaindre auprès de lui, ce qui lui cause une grande souffrance (« Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, en révélait la profondeur ? »). Malgré la douleur de leur père, elles restent froides : ainsi, Anastasie pense à demander une signature à son père (« Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre signature ? »).

• Arguments en faveur de la défenseTout ce qu’on leur reproche, c’est en réalité leur père qui en est à

l’origine. Il est donc victime des torts qu’il leur a faits. – C’est lui qui a choisi leur mari, à un âge où elles étaient trop

jeunes et trop naïves pour en voir la noirceur (« pour vous épargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cette espèce-là »). De ce fait, il les a jetées dans les bras d’amants de la pire espèce.

– Lui aussi s’est montré prêt à tout pour augmenter sa fortune, même à fréquenter des hommes malhonnêtes (« chez cet usurier que vous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer »).

On pourrait aussi évoquer le manque d’éducation (et ici d’esprit critique) des jeunes filles même d’un niveau social élevé, la dépen-dance des filles vis-à-vis de leur père puis de leur mari, autant d’élé-ments qui compromettent l’épanouissement de la femme en 1819.

➔➔ Le débatChaque groupe choisit un représentant. Avant le débat, on peut

rappeler aux élèves quelques règles :– Le débat doit être argumenté. Il s’agit de convaincre un juge (le

professeur ?) de l’innocence ou de la culpabilité des accusées et non d’attaquer un adversaire.

– Le débat doit suivre un cours logique. Chaque intervenant a recours à la liste d’arguments établie par son groupe mais il doit res-ter attentif à la parole de l’autre, afin de ne pas passer du coq-à-l’âne. Il peut ainsi répondre à son contradicteur avant d’avancer sa propre idée. On privilégie le raisonnement par concession au raisonnement par opposition.

– Chacun des participants doit s’exprimer de manière claire et intelligible, en prenant son rôle au sérieux. Si l’argumentation est importante, l’elocutio et l’actio jouent également un rôle.

➔➔ Conclusion• Ce passage permet à Balzac de faire une critique de la société,

gangrenée par l’argent et la corruption.• Il annonce la fin du roman. Le père Goriot ne se remettra pas de

cette confrontation. • Delphine et Anastasie paraissent cruelles et sans cœur. Toutefois,

leur attitude permet d’interroger la place des filles dans la société française au début du xixe siècle : privées d’éducation, dépendantes de leur père puis de leur mari... L’amour excessif de leur père ne per-met pas aux deux jeunes femmes d’échapper à leur sort ni à la cor-ruption de la société. Au contraire, il accélère leur chute.

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SÉANCE 7 Lecture analytique 2. L’agonie d’un père abandonné par ses filles

Support : Chapitre IV (« Si elles ne viennent pas ? […] Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur »).Objectif : Analyser une scène pathétique.Durée : 1 heure.

➔ Questions de préparation1. Quels sentiments éprouve le père Goriot lors de son agonie ? 2. Comment analyse-t-il sa relation avec ses filles ?

➔ Éléments de réponse1. Le père Goriot est au paroxysme de la souffrance. La douleur

morale (« de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins ») est telle qu’elle en devient physique (« ouvrir les entrailles », « crevez les yeux », « coupez-moi la tête »). Il semble alors emporté dans un véritable délire qui se lit aussi bien dans les répétitions (« mort, mort », « de rage, de rage ! La rage me gagne ! ») que dans la ponctuation expres-sive. Les exclamatives et les interrogatives (« Mourrai-je donc comme un chien ? », « ai-je tort ? ») sont en effet nombreuses. Dans ce mouve-ment de folie, il passe d’un sentiment à l’autre sans transition.

Tout d’abord, il exprime de la rancœur à l’égard de ses filles. Il les accuse de « parricide » et les insulte (« ce sont des infâmes, des scélé-rates, je les abomine, je les maudis ») avec un rythme binaire qui donne

plus de force à ses propos. Dans sa colère, il les menace. D’une part, il envisage qu’elles souffrent à leur tour, comme il

souffre lui-même de l’abandon de leurs propres enfants (« Leurs enfants se vengeront »).

D’autre part, il présage qu’il reviendra les hanter sous la forme d’un spectre (« je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour le remau-dire »). Néanmoins, cette haine s’apaise soudainement et le père Goriot espère encore protéger ses filles (« soyez un père pour elle », « Et leurs fortunes ! Ah, mon Dieu ! »). Nous avons donc ici une scène pathétique et émouvante dans laquelle le père Goriot devient un « Christ de la paternité », abandonné de tous mais prêt à pardonner.

2. Goriot, au moment de mourir, « voi[t] sa vie entière » et semble faire preuve d’une certaine lucidité (« cela est clair », « Je les connais », « oui, je le vois »). Il lie de manière logique le passé (« elles ne m’ont jamais aimé ! », « Elles n’ont jamais rien su deviner de mes chagrins »), le présent (« elles ne m’aiment pas ») et le futur, exprimé avec le futur simple de certitude (« elles ne viendront pas »).

Pour une fois, malgré son accès de folie, il semble prendre la mesure de l’ingratitude de ses filles. Il l’explique de la même façon que la duchesse de Langeais (lecture analytique 1) : « Il faut toujours se faire valoir ». Il regrette de n’avoir pas appliqué ses principes com-merciaux à sa relation avec ses filles. Au lieu de se montrer généreux et de répondre à toutes leurs demandes, il aurait dû se montrer plus avare pour attiser leur tendresse.

➔ Prolongement

Lecture en écho de l’enterrement du père Goriot auquel ses filles n’assistent finalement pas (à partir de « Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière... »).

ÉTAPE 3. Les relations parents-enfants dans le roman contemporain

SÉANCE 8 Lecture cursive d’un corpus contemporain

Supports : Extraits de : – La Légende de nos pères de Sorj Chalandon (2009) ; – Un paquebot dans les arbres de Valentine Goby (2016) ; – Les Loyautés de Delphine de Vigan (2018). Objectifs : – Interroger la permanence de certaines thématiques ; – Découvrir la littérature contemporaine. Durée : 2 heures.

TEXTE 1 : LA LÉGENDE DE NOS PÈRESAdolescente, elle avait noté dans son journal cinq aventures de

son père résistant. Les cinq plus grandes, vraiment. Cinq honneurs de sa vie d’homme qu’elle lui réclamait en se mettant au lit. Alors voilà. Elle a proposé de me prêter son secret. Une trentaine de pages, qui racontaient la guerre de Tescelin Beuzaboc. Lupuline s’est rapprochée. Elle avait conservé tout cela pour écrire un livre. Elle avait quinze ans. « La guerre de mon père ». Marcel Pagnol lui avait murmuré le titre. Puis elle a essayé d’écrire. Et elle a essayé. Et les jours ont passé. Et elle a essayé, encore. Raturant, déchirant, rageant et renonçant plus tard comme on baisse les bras. Le livre de Lupuline est resté brouillon d’enfance, mais l’idée ne l’a jamais quittée. Souvent elle a relu ces pages. Elle revoyait sa chambre, la clarté opaline du globe terrestre. L’ombre de son père, qui se levait dans la pièce pour l’occuper entière. Elle entendait sa voix. Elle se voyait sombrer, chavirer puis dormir, tandis qu’il sifflait le bruit d’une mèche frottée de salpêtre1.

Sorj Chalandon, La Légende de nos pères, © Grasset, 2009.

1. Explosif artisanal utilisé par la Résistance.

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Séquence 2de Séries générales et technologiques

TEXTE 2 : UN PAQUEBOT DANS LES ARBRESDe son père elle ne voit que le visage ; ça ne fait rien, c’est le

plus beau. Il tient l’harmonica entre ses mains en coupe, on dirait qu’il protège un trésor. Elle l’imite, en cachette, devant le miroir de la cuisine. Elle ouvre l’étui du Hohner, le prend dans sa bouche et le couvre de ses mains. Elle fait semblant de souffler mais pour le reste, les gestes et la posture, elle ne lésine pas, s’exerce à se confondre avec la silhouette du père des soirs de bal, les genoux écartés, les pieds en V bien à plat sur le siège, la tête penchée vers l’épaule gauche, yeux clos, front légèrement incliné. Elle fait glis-ser l’harmonica d’une joue à l’autre, ouvre et referme la main en wah-wah silencieux. Autour, des fantômes chantent et frappent en cadence, tam pa pa, tam pa pa ; elle les mène où elle veut, Mathilde, c’est la fille à Paulot.

Valentine Goby, Un paquebot dans les arbres, © Actes Sud, 2016.

TEXTE 3 : LES LOYAUTÉSDepuis combien de temps son père ne travaille plus, il ne s’en

souvient pas. Deux ans. Ou trois. Il sait qu’un soir il a promis de se taire. Parce que si sa mère apprend que son père ne travaille plus, elle fera un procès pour récupérer la garde exclusive. C’est ce que son père a dit.

Il a promis le silence, c’est pourquoi il n’a rien dit non plus à sa grand-mère, ni à la sœur de son père qui téléphonait parfois. […]

Depuis combien de temps ils ont cessé de faire des tours1, de jouer aux Mille-Bornes ou aux petits chevaux, depuis combien de temps son père n’a pas préparé un dîner, allumé le four, depuis combien de temps il n’a pas ouvert les stores lui-même, lavé du linge, descendu la poubelle, Théo ne le sait pas.

Depuis combien de temps sa grand-mère, son grand-père, son oncle et sa tante ne sont pas venus, depuis combien de temps son père prend des médicaments, somnole toute la journée, ne se lave pratiquement plus, depuis combien de temps ils doivent parfois se nourrir toute une semaine avec vingt euros, il ne sait pas non plus.

Delphine de Vigan, Les Loyautés, © Lattès, 2018.

1. Le père de Théo l’emmenait faire des tours de voiture au début de son chômage.

➔➔ Questions 1. Quel est le sentiment explicitement revendiqué par les

enfants pour leur père ? 2. Quelle nuance l’écriture romanesque apporte-t-elle ?

➔➔ Éléments de réponseL’idée est de montrer que l’écriture romanesque permet, au

contraire de l’écriture autobiographique, de créer une distance entre le personnage et le narrateur. Cet écart donne à voir la com-plexité des relations entre les enfants et leurs pères, dont les élèves sont sans doute les témoins. Nous serons ainsi amenés à revenir sur le travail effectué dans la séance 6, au cours de laquelle nous avons montré que la culpabilité des deux sœurs à l’égard du père Goriot devait être nuancée.

La Légende de nos pères • Sentiment filial : Lupuline a une grande admiration pour son

père, en raison de son engagement dans la Résistance (phrases nominales : « Les cinq plus grandes, vraiment. Cinq honneurs de sa vie d’homme »).

• Nuance : Lupuline attend les récits glorieux de son père comme on attend des contes avant de s’endormir (« qu’elle lui réclamait en se mettant au lit », « Elle se voyait sombrer, chavirer puis dormir »). Il est donc possible (probable ?) que ces récits soient faux. Quelle sera le sentiment de la jeune femme quand elle apprendra que son père l’a trompée ?

> Admiration qui repose sur un leurre, sur une illusion.

Un paquebot dans les arbres• Sentiment filial : Mathilde elle aussi admire son père (hyper-

bole : « le plus beau ») qu’elle cherche à imiter.• Nuance : Cette admiration s’exprime dans le secret (« en

cachette ») la solitude, devant la glace (« devant le miroir de la cui-sine »), parmi des « fantômes ». On en vient donc à s’interroger sur les relations réelles des deux individus. De plus, Mathilde perçoit son père comme un héros, un cowboy de cinéma : là encore, la dimension fictionnelle semble prendre le pas sur la réalité.

> Admiration qui repose davantage sur une représentation fantasmée du père que sur la réalité.

Les Loyautés• Sentiment filial : Comme l’indique le titre du roman, Théo fait

preuve de loyauté à l’égard de son père : il fait une promesse et s’y tient. Pourtant, il serait plus confortable pour lui de parler : sa mère obtiendrait la garde exclusive, une mère qui le nourrit, fait la lessive et le ménage... Pourtant, il ne trahit pas la promesse qu’il a faite à son père (« il a promis de se taire », « Il a promis le silence »).

• Nuance : Cette loyauté semble dangereuse. Un enfant ne peut prendre en charge son père. Il se met en danger (« depuis combien de temps son père n’a pas préparé un dîner, allumé le four ») et compromet toute intervention qui viendrait en aide à son père (« Depuis combien de temps sa grand-mère, son grand-père, son oncle et sa tante ne sont pas venus »).

Théo n’est plus traité comme un enfant (« Depuis combien de temps ils ont cessé de […] jouer aux Mille-Bornes ») : il devient en quelque sorte le père de son père.

> Amour et loyauté qui entraînent mise en danger et inver-sion des rôles.

➔➔ ProlongementCe corpus invite également les élèves à découvrir ces trois

auteurs contemporains dont les œuvres peuvent être proposées en lecture cursive.