sartre critique de la raison dialectique ocr

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segunda de las obras filosóficas principales del filósofo francés Jean-Paul Sartre, la cual fue publicada en francés en 1960. Este libro voluminoso, escrito en un estilo poco literario (contrariamente a El ser y la nada), es leído en particular debido a su problemática delicada (la posibilidad de una razón dialéctica en el mundo) y también por la reducción de la filosofía sartriana solo al existencialismo. Esta obra se presenta como una respuesta de poco menos de 800 páginas a la problemática de la conciliación del marxismo (al cual Sartre se acercó a inicios de los años 1950) y del existencialismo (cf. Wikipedia).

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  • x \ O t h

    de *

    IDEES Critique

    de la raison dialectique

    (prcd de Questions de mthode)

    T O M E i

    Thorie des ensembles pratiques

    par

    JEAN-PAUL. SARTRE

    . nrl \ > /ov Cal**

  • B I B L I O T H Q U E D E S I D E S

  • J E A N - P A U L S A R T R E

    Critique de la raison dialectique

    Cprcd de QUESTIONS DE MTHODE)

    T O M E I

    Thorie des ensembles pratiques

    mf

    G A L L I M A R D

  • Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation rservs pour tous les pays, y compris PU. R. S. S.

    ditions Gallimard, i960.

    AU CASTOR

  • PRFACE

    Les deux ouvrages qui composent ce volume paratront, je le crains, d'ingale importance et d'ingale ambition. Logiquement, le second devrait prcder le premier dont il vise constituer les fondations critiques. Mais j'ai craint que cette montagne de feuillets ne part accoucher d'une souris : faut-il remuer tant d'air, user tant de plumes et remplir tant de papier pour aboutir quelques considrations mthodologiques? Et comme, en fait, le second travail est issu du premier, j'ai prfr garder l'ordre chro-nologique qui, dans une perspective dialectique, est toujours le plus signi-ficatif.

    Questions de mthode est une uvre de circonstance : c'est ce qui explique son caractre un peu hybride; et c'est par cette raison aussi que les problmes y semblent toujours abords de biais. Une revue polonaise avait dcid de publier, pendant l'hiver 1957, un numro consacr la culture franaise; elle voulait donner ses lecteurs un panorama. de

  • 10 Prface

    pour une enclave dans le marxisme lui-mme qui l'engendre et la refuse tout la fois.

    Du marxisme qui l'a ressuscite, l'idologie de l'existence hrite deux exigences qu'il tient lui-mme de l'hglianisme : si quelque chose comme une Vrit doit pouvoir exister dans l'anthropologie, elle doit tre devenue, elle doit se faire totalisation. Il va sans dire que cette double exigence dfinit ce mouvement de l'tre et de la connaissance (ou de la comprhen-sion) qu'on nomme depuis Hegel dialectique . Aussi ai-je pris pour accord, dans Questions de mthode, qu'une telle totalisation est perp-tuellement en cours comme Histoire et comme Vrit historique. A partir de cette entente fondamentale, j'ai tent de mettre au jour les conflits internes de l'anthropologie philosophique et j'ai pu, en certains cas, esquis-ser sur le terrain mthodologique que j'avais choisi les solutions provisoires de ces difficults. Mais il va de soi que les contradictions et leurs dpassements synthtiques perdent toute signification et toute ralit si l'Histoire et la Vrit ne sont pas totalisantes, si, comme le prtendent les positivistes, il y a des Histoires et des Vrits. Il m'a donc paru nces-saire, dans le temps mme o je rdigeais ce premier ouvrage, d'aborder enfin le problme fondamental. Y a-t-il une Vrit de l'homme ?

    Personne pas mme les empiristes n'a jamais nomm Raison la simple ordonnance quelle qu'ell soit de nos penses. Il faut, pour un rationaliste , que cette ordonnance reproduise ou constitue l'ordre de l'tre. Ainsi la Raison est un certain rapport de la connaissance et de l'tre. De ce point de vue, si le rapport de la totalisation historique et de la Vrit totalisante doit pouvoir exister et si ce rapport est un double mouvement dans la connaissance et dans l'tre, il sera lgitime d'appeler cette relation mouvante une Raison; le but de ma recherche sera donc d'tablir si la Raison positiviste des Sciences naturelles est bien celle que nous retrouvons dans le dveloppement de l'anthropologie ou si la connais-sance et la comprhension de l'homme par l'homme implique non seule-ment des mthodes spcifiques mais une Raison nouvelle, c'est--dire une relation nouvelle entre la pense et son objet. En d'autres mots, y a-t-il une Raison dialectique?

    En fait, il ne s'agit pas de dcouvrir une dialectique : d'une part la pense dialectique est devenue consciente d'elle-mme, historiquement, depuis le dbut du sicle dernier; d'autre part la simple exprience histo-rique ou ethnologique suffit mettre au jour des secteurs dialectiques dans l'activit humaine. Mais, d'une part, l'exprience en gnral ne peut fonder par elle seule que des vrits partielles et contingentes; d'autre part, la pense dialectique s'est, depuis Marx, occupe de son objet plus que d'elle-mme. Nous retrouvons ici la difficult qu'a rencontre la Rai-son analytique la fin du XVIIIe sicle quand il a fallu prouver sa lgiti-mit. Mais le problme est moins ais puisque la solution de l'idalisme critique est derrire nous. La connaissance est un mode de l'tre mais, dans la perspective matrialiste, il ne peut tre question de rduire l'tre au connu. N'importe : l'anthropologie restera un amas confus de connais-sances empiriques, d'inductions positivistes et d'interprtations totalisantes, tant que nous n'aurons pas tabli la lgitimit de la Raison dialectique, c'est--dire tant que nous n'aurons pas acquis le droit d'tudier un homme, un groupe d'hommes ou un objet humain dans la totalit synthtique de

  • Prface i l

    ses significations et de ses rfrences la totalisation en cours, tant que nous n'aurons pas tabli que toute connaissance partielle ou isole de ces hommes ou de leurs produits doit se dpasser vers la totalit ou se rduire une erreur par incompltude. Notre tentative sera donc critique en ce qu'elle essaiera de dterminer la validit et les limites de la Raison dia-lectique, ce qui revient marquer les oppositions et les liens de cette Rai-son avec la Raison analytique et positiviste. Mais elle devra, en outre, tre dialectique car la dialectique est seule comptente quand il s'agit des problmes dialectiques. Il n'y a pas l de tautologie : je le montrerai plus loin. Dans le premier tome de cet ouvrage, je me bornerai esquisser une thorie des ensembles pratiques, c'est--dire des sries et des groupes en tant que moments de la totalisation. Dans le second totne, qui paratra ultrieurement, j'aborderai le problme de la totalisation elle-mme, c'est--dire de l'Histoire en cours et de la Vrit en devenir.

  • QUESTIONS DE MTHODE

  • MARXISME E T EXISTENTIALISME

    La Philosophie apparat certains comme un milieu homogne : les penses y naissent, y meurent, les systmes s'y difient pour s'y crouler. D'autres la tiennent pour une certaine attitude qu'il serait toujours en notre libert d'adopter. D'autres pour un secteur dtermin de la culture. A nos yeux, la Philosophie n'est pas; sous quelque forme qu'on la considre, cette ombre de la science, cette minence grise de l'humanit n'est qu'une abstraction hypostasie. En fait, il y a des philosophies. Ou plutt car vous n'en trouverez jamais plus d'une la fois qui soit vivante en certaines circonstances bien dfinies, une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement gnral de la socit; et, tant qu'elle vit, c'est elle qui sert de milieu culturel aux contemporains. Cet objet dconcertant se prsente la fois sous des aspects profondment distincts dont il opre constam-ment l'unification.

    C'est d'abord une certaine faon pour la classe montante de prendre conscience de s o i e t cette conscience peut tre nette ou brouille, indirecte ou directe : au temps de la noblesse de robe et du capitalisme mercantile, une bourgeoisie de juristes, de commerants et de banquiers a saisi quelque chose d'elle-mme travers le cart-sianisme; un sicle et demi plus tard, dans la phase primitive de l'in-dustrialisation, une bourgeoisie de fabricants, d'ingnieurs et de savants s'est obscurment dcouverte dans l'image de l'homme universel que lui proposait le kantisme.

    Mais, pour tre vraiment philosophique, ce miroir doit se prsenter comme la totalisation du Savoir contemporain : le philosophe opre l'unification de toutes les connaissances en se rglant sur certains schmes directeurs qui traduisent les attitudes et les techniques de la classe montante devant son poque et devant le monde. Plus tard, lorsque les dtails de ce Savoir auront t un un contests et dtruits par

    i. Si je ne mentionne pas ici la personne qui s'objective et se dcouvre dans son uvre, c'est que la philosophie d'une poque dborde de loin si grand soit-il le philosophe qui lui a donn sa premire figure. Mais, inversement, nous verrons que l'tude des doctrines singulires est ins-parable d'un rel approfondissement des philosophies. Le cartsianisme claire l'poque et situe Descartes l'intrieur du dveloppement totalitaire de la raison analytique; partir de l, Descartes, pris comme personne et comme philosophe, claire jusqu'au cur du xvm* sicle, le sens historique (et, par consquent, singulier) de la rationalit nouvelle.

  • i 6 Questions de mthode

    le progrs des lumires, l'ensemble demeurera comme un contenu indiffrenci : aprs avoir t lies par des principes, ces connaissances, crases, presque indchiffrables, lieront ces principes leur tour. Rduit sa plus simple expression, l'objet philosophique restera dans l'esprit objectif sous forme d'Ide rgulatrice indiquant une tche infinie; ainsi l'on parle aujourd'hui de l'Ide kantienne chez nous ou, chez les Allemands, de la Weltanschauung de Fichte. C'est qu'une philosophie, quand elle est dans sa pleine virulence, ne se prsente jamais Comme une chose inerte, comme l'unit passive et dj termine du Savoir; ne du mouvement social elle est mouvement elle-mme et mord sur l'avenir : cette totalisation concrte est en mme temps le projet abstrait de poursuivre l'unification jusqu' ses dernires limites; sous cet aspect, la philosophie se caractrise comme une mthode d'investigation et d'explication; la confiance qu'elle met en elle-mme et dans son dveloppement futur ne fait que reproduire les certitudes de la classe qui la porte. Toute philosophie est pratique, mme celle qui parat d'abord la plus contemplative; la mthode est une arme sociale et politique : le rationalisme analytique et critique de grands cartsiens leur a survcu; n de la lutte, il s'est retourn sur elle pour l'clairer; au moment o la bourgeoisie entreprenait de saper les insti-tutions de l'Ancien Rgime, il s'attaquait aux significations primes qui tentaient de les justifier Plus tard, il a servi le libralisme et il a donn une doctrine aux oprations qui tentaient de raliser l'ato-misation du proltariat.

    Ainsi la philosophie reste efficace tant que demeure vivante la praxis qui l'a engendre, qui la porte et qu'elle claire. Mais elle se trans-forme, elle perd sa singularit, elle se dpouille de son contenu originel et dat dans la mesure mme o elle imprgne peu peu les masses, pour devenir en elles et par elles un instrument collectif d'manci-pation. C'est ainsi que le cartsianisme, au XVIII sicle, apparat sous deux aspects indissolubles et complmentaires : d'une part, comme Ide de la raison, comme mthode analytique, il inspire Holbach, Helvetius, Diderot, Rousseau mme, et c'est lui qu'on trouve la source des pamphlets antireligieux aussi bien que du matrialisme mcaniste; d'autre part, il est pass dans l'anonymat et conditionne les attitudes du Tiers tat; en chacun la Raison universelle et ana-lytique s'enfouit et ressort sous forme de spontanit : cela signifie que la rponse immdiate de l'opprim l'oppression sera critique. Cette rvolte abstraite prcde de quelques annes la Rvolution fran-aise et l'insurrection arme. Mais la violence dirige des armes abattra des privilges qui s'taient dj dissous dans la Raison. Les choses vont si loin que l'esprit philosophique franchit les bornes de la classe bourgeoise et s'infiltre dans les milieux populaires. C'est le moment o la bourgeoisie franaise se prtend classe universelle : les infiltrations

    i. Dans le cas du cartsianisme, l'action de la philosophie i reste nga-tive : elle dblaie, dtruit et fait entrevoir travers les complications infinies et les particularismes du systme fodal, l'universalit abstraite de la pro-prit bourgeoise. Mais en d'autres circonstances, quand la lutte sociale prend elle-mme d'autres formes, la contribution de la thorie peut tre positive.

  • Marxisme et existentialisme 17

    de sa philosophie lui permettront de masquer les luttes qui commencent dchirer le Tiers et de trouver pour toutes les classes rvolutionnaires un langage et des gestes communs.

    Si la philosophie doit tre la fois totalisation du savoir, mthode, Ide rgulatrice, arme offensive et communaut de langage; si cette vision du monde est aussi un instrument qui travaille les socits vermoulues, si cette conception singulire d'un homme ou d'uij groupe d'hommes devient la culture et, parfois, la nature de toute une classe, il est bien clair que les poques de cration philosophique sont rares. Entre le xvne et le XXE sicle, j'en vois trois que je dsignerai par des noms clbres : il y a le moment de Descartes et de Locke, celui de Kant et de Hegel, enfin celui de Marx. Ces trois philosophies deviennent, chacune son tour, l'humus de toute pense particulire et l'horizon de toute culture, elles sont indpassables tant que le moment historique dont elles sont l'expression n'a pas t dpass. Je l'ai sou-vent constat : un argument antimarxiste n'est que le rajeunisse-ment apparent d'une ide prmarxiste. Un prtendu dpassement du marxisme ne sera au pis qu'un retour au prmarxisme, au mieux que la redcouverte d'une pense dj contenue dans la philosophie qu'on a cru dpasser. Quant au rvisionnisme , c'est un truisme ou une absurdit : il n'y a pas lieu de radapter une philosophie vivante au cours du monde; elle s'y adapte d'elle-mme travers mille ini-tiatives, mille recherches particulires, car elle ne fait qu'un avec le mouvement de la socit. Ceux mmes, qui se croient les porte-parole les plus fidles de leurs prdcesseurs, malgr leur bon vouloir, trans-forment les penses qu'ils veulent simplement rpter; les mthodes se modifient parce qu'on les applique des objets neufs. Si ce mou-vement de la philosophie n'existe plus, de deux choses l'une : ou bien elle est morte ou bien elle est en crise . Dans le premier cas, il ne s'agit pas de rviser mais de jeter par terre un difice pourri; dans le second cas, la crise philosophique est l'expression particulire d'une crise sociale et son immobilisme est conditionn par les contra-dictions qui dchirent la socit : une prtendue rvision effectue par des experts ne serait donc qu'une mystification idaliste et sans porte relle; c'est le mouvement mme de l'Histoire, c'est la lutte des hommes sur tous les plans et tous les niveaux de l'activit humaine qui dlivreront la pense captive et lui permettront d'atteindre son plein dveloppement.

    Les hommes de culture qui viennent aprs les grands panouisse-ments et qui entreprennent d'amnager les systmes ou de conqurir par les nouvelles mthodes des terres encore mal connues, ceux qui donnent la thorie des fonctions pratiques et s'en servent comme d'un outil pour dtruire et pour construire, il n'est pas convenable de les appeler des philosophes : ils exploitent le domaine, ils en font l'inventaire, ils y lvent quelques btiments, il leur arrive mme d'y apporter certains changements internes; mais ils se nourrissent encore de la pense vivante des grands morts. Soutenue par la foule en marche, celle-ci constitue leur milieu culturel et leur avenir, dtermine le champ de leurs investigations et mme de leur cration . Ces hommes rela-tifs, je propose de les nommer des idologues. Et, puisque je dois

  • i18 Questions de mthode

    parler de l'existentialisme, on comprendra que je le tienne pour une idologie : c'est un systme parasitaire qui vit en marge du Savoir qui s'y est oppos d'abord et qui, aujourd'hui, tente de s'y intgrer. Pour mieux faire comprendre ses ambitions prsentes et sa fonction, il faut revenir en arrire, au temps de Kierkegaard.

    La plus ample totalisation philosophique, c'est l'hglianisme. L e Savoir y est lev sa dignit la plus minente : il ne se borne pas viser l'tre du dehors, il se l'incorpore et le dissout en lui-mme : l'esprit s'objective, s'aline et se reprend sans cesse, il se ralise travers sa propre histoire. L'homme s'extriorise et se perd dans les choses, mais toute alination est surmonte par le savoir absolu du philosophe. Ainsi nos dchirements, les contradictions qui font notre malheur sont des moments qui se posent pour tre dpasss, nous ne sommes pas seulement savants : dans le triomphe de la conscience de soi intellectuelle, il apparat que nous sommes sus : le savoir nous traverse de part en part et nous situe avant de nous dissoudre, nous sommes intgrs vivants la totalisation suprme : ainsi le pur vcu d'une exprience tragique, d'une souffrance qui conduit la mort est absorb par le systme comme une dtermination relativement abstraite qui doit tre mdiatise, comme un passage qui mne vers l'absolu, seul concret vritable 1 .

    En face de Hegel, Kierkegaard semble compter peine; ce n'est assurment pas un philosophe : ce titre, d'ailleurs, il l'a refus lui-mme. En fait, c'est un chrtien qui ne veut pas se laisser enfermer dans le systme et qui affirme sans relche contre l'intellectualisme de Hegel l'irrductibilit et la spcificit du vcu. Nul doute, comme l'a fait remarquer Jean Wahl, qu'un hglien n'et assimil cette conscience romantique et bute la conscience malheureuse , moment

    i. Il n'est pas douteux qu'on peut tirer Hegel du ct de l'existentia-lisme et Hyppolite s'y est efforc non sans succs dans ses tudes sur Marx et Hegel. Hegel n'est-il pas celui qui a le premier montr qu'il y a une ralit de l'apparence en tant que telle ? et son panlogicisme ne se double-t-il pas d'un pantragicisme? Ne peut-on crire bon droit que, pour Hegel, les existences s'enchanent dans l'histoire qu'elles font et qui, comme universalit concrte, est ce qui les juge et les transcende ? On le peut aisment mais la question n'est pas l : ce qui oppose Kierkegaard Hegel, c'est que, pour ce dernier, le tragique d'une vie est toujours dpass. Le vcu s'vanouit dans le savoir. Hegel nous parle de l'esclave et de sa peur de la mort. Mais celle-ci, qui fut ressentie, devient le simple objet de la connaissance et le moment d'une transformation elle-mme dpasse. Aux yeux de Kierkegaard, il importe peu que Hegel parle de libert pour mou-rir ou qu'il dcrive correctement certains aspects de la foi, ce qu'il reproche l'hglianisme c'est de ngliger l'indpassable opacit de l'exprience vcue. Ce n'est pas seulement ni surtout au niveau des concepts qu'est le dsaccord mais plutt celui de la critique du savoir et de la dlimitation de sa porte. Par exemple, il est parfaitement exact que Hegel marque profondment l'unit et l'opposition de la vie et de la conscience. Mais il est vrai aussi que ce sont des incompltudes dj reconnues comme telles du point de vue de la totalit. Ou, pour parler le langage de la smiologie moderne : pour Hegel le Signifiant ( un moment quelconque de l'histoire), c'est le mou-vement de l'Esprit (qui se constituera comme signifiant-signifi et signifi-signifiant, c'est--dire absolu-sujet); le Signifi, c'est l'homme vivant et son objectivation; pour Kierkegaard l'homme est le Signifiant : il produit lui-mme les significations et nulle signification ne le vise du dehors (Abraham ne sait pas s'il est Abraham); il n'est jamais le signifi (mme par Dieu).

  • Marxisme et existentialisme 19

    dj dpass et connu dans ses caractres essentiels; mais c'est prci-sment ce savoir objectif que Kierkegaard conteste : pour lui, le dpas-sement de la conscience malheureuse reste purement verbal. L'homme existant ne peut tre assimil par un systme d'ides; quoi qu'on puisse dire et penser sur la souffrance, elle chappe au savoir dans la mesure o elle est soufferte en elle-mme, pour elle-mme et o le savoir reste impuissant la transformer. L e philosophe construit un palais d'ides et il habite une chaumire. Bien entendu, c'est la religion que Kierkegaard veut dfendre : Hegel ne voulait pas que le chris-tianisme pt tre dpass mais, par cela mme, il en a fait le plus haut moment de l'existence humaine, Kierkegaard insiste au contraire sur la transcendance du Divin; entre l'homme et Dieu, il met une distance infinie, l'existence du Tout-Puissant ne peut tre l'objet d'un savoir objectif, elle fait la vise d'une foi subjective. Et cette foi son tour, dans sa force et dans son affirmation spontane, ne se rduira jamais un moment dpassable et classable, une connaissance. Ainsi est-il amen revendiquer la pure subjectivit singulire contre l'uni-versalit objective de l'essence, l'intransigeance troite et passionne de la vie immdiate contre la tranquille mdiation de toute ralit, la croyance, qui s'affirme obstinment malgr le scandale contre l'vi-dence scientifique. Il cherche des armes partout pour chapper la terrible mdiation ; il dcouvre en lui-mme des oppositions, des indcisions, des quivoques qui ne peuvent tre dpasses : paradoxes, ambiguts, discontinuits, dilemmes, etc. En tous ces dchirements, Hegel ne verrait sans doute que des contradictions en formation ou en cours de dveloppement; mais c'est justement ce que Kierkegaard lui reproche : avant mme d'en prendre conscience, le philosophe d'Ina aurait dcid de les considrer comme des ides tronques. En fait, la vie subjective, dans la mesure mme o elle est vcue, ne peut jamais faire l'objet d'un savoir; elle chappe par principe la connais-sance et le rapport du croyant la transcendance ne peut tre conu sous forme de dpassement. Cette intriorit qui prtend s'affirmer contre toute philosophie dans son troitesse et sa profondeur infinie, cette subjectivit retrouve par-del le langage comme l'aventure personnelle de chacun en face des autres et de Dieu, voil ce que Kierkegaard a nomm l'existence.

    On le voit, Kierkegaard est insparable de Hegel et cette ngation farouche de tout systme ne peut prendre naissance que dans un champ culturel entirement command par l'hglianisme. Ce Danois se sent traqu par les concepts, par l'Histoire, il dfend sa peau, c'est la rac-tion du romantisme chrtien contre l'humanisation rationaliste de la foi. Il serait trop facile de rejeter cette uvre au nom du subjectivisme : ce qu'il faut remarquer plutt, en se replaant dans le cadre de l'poque, c'est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a raison contre Kierkegaard. Hegel a raison : au lieu de se buter comme l'idologue danois en des paradoxes figs et pauvres qui renvoient finalement une subjectivit vide, c'est le concret vritable que le philosophe d'Ina vise par ses concepts et la mdiation se prsente toujours comme un enrichissement. Kierkegaard a raison : la douleur, le besoin, la passion, la peine des hommes sont des ralits brutes qui

  • i20 Questions de mthode

    ne peuvent tre ni dpasses ni changes par le savoir; bien sr, son subjectivisme religieux peut passer bon droit pour le comble de l'idalisme, mais par rapport Hegel il marque un progrs vers le ralisme puisqu'il insiste avant tout sur l'irrductibilit d'un certain rel la pense et sur sa primaut. Il y a chez nous des psychologues et des psychiatres 1 qui considrent certaines volutions de notre vie intime comme le rsultat d'un travail qu'elle exerce sur elle-mme : en ce sens, l'existence kierkegaardienne, c'est le travail de notre vie intrieure rsistances vaincues et sans cesse renaissantes, efforts sans cesse renouvels, dsespoirs surmonts, checs provisoires et vic-toires prcaires en tant que ce travail s'oppose directement la connaissance intellectuelle. Kierkegaard fut le premier peut-tre mar-quer, contre Hegel et grce lui, l'incommensurabilit du rel et du savoir. Et cette incommensurabilit peut tre l'origine d'un irra-tionalisme conservateur : c'est mme une des faons dont on peut comprendre l'uvre de cet idologue. Mais elle peut se comprendre aussi comme la mort de l'idalisme absolu : ce ne sont pas les ides qui changent les hommes, il ne suffit pas de connatre une passion par sa cause pour la supprimer, il faut la vivre, y opposer d'autres pas-sions, la combattre avec tnacit, bref se travailler.

    Il est frappant que le marxisme adresse le mme reproche Hegel, quoique d'un tout autre point de vue. Pour Marx, en effet, Hegel a confondu l'objectivation, simple extriorisation de l'homme dans l'uni-vers, avec l'alination qui retourne contre l'homme son extriorisation. Prise en elle-mme Marx le souligne plusieurs reprises l'objec-tivation serait un panouissement, elle permettrait l'homme, qui produit et reproduit sans cesse sa vie et qui se transforme en changeant la nature, de se contempler lui-mme dans un monde qu'il a cr . Nulle prestidigitation dialectique n'en peut faire sortir l'alination; c'est qu'il ne s'agit pas d'un jeu de concepts mais de l'Histoire relle : Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports dtermins, ncessaires, indpendants de leur volont, ces rapports de production correspondent un degr du dveloppe-ment donn de leurs forces productives matrielles, l'ensemble de ces rapports de production constitue la base relle sur quoi s'lve une superstructure juridique et politique et laquelle correspondent des formes de conscience sociale dtermines. Or, dans la phase actuelle de notre histoire, les forces productives sont entres en conflit avec les rapports de production, le travail crateur est alin, l'homme ne se reconnat pas dans son propre produit et son labeur puisant lui apparat comme une force ennemie. Puisque l'alination surgit comme le rsultat de ce conflit, c'est une ralit historique et parfaitement irr-ductible une ide; pour que les hommes s'en dlivrent et que leur travail devienne la pure objectivation d'eux-mmes, il ne suffit pas que la conscience se pense elle-mme , il faut le travail matriel et la praxis rvolutionnaire : lorsque Marx crit de mme qu'on ne juge pas un individu sur l'ide qu'il se fait de lui, de mme on ne peut juger une... poque de bouleversement rvolutionnaire sur sa

    I . Cf. LAGACHE : Le Travail du deuil.

  • Marxisme et existentialisme 21

    conscience de soi il marque la priorit de l'action (travail et praxis sociale) sur le savoir, ainsi que leur htrognit. Il affirme, lui aussi, que le fait humain est irrductible la connaissance, qu'il doit se vivre et se produire; seulement, il ne va pas le confondre avec la subjectivit vide d'une petite bourgeoisie puritaine et mystifie : il en fait le thme immdiat de la totalisation philosophique et c'est l'homme concret qu'il met au centre de ses recherches, cet homme qui se dfinit la fois par ses besoins, par les conditions matrielles de son existence et par la nature de son travail, c'est--dire de sa lutte contre les choses et contre les hommes.

    Ainsi Marx a raison la fois contre Kierkegaard et contre Hegel puisqu'il affirme avec le premier la spcificit de l'existence humaine, et puisqu'il prend avec le second l'homme concret dans sa ralit objective. Il semblerait naturel, dans ces conditions, que l'existentia-lisme, cette protestation idaliste contre l'idalisme, ait perdu toute utilit et n'ait pas survcu au dclin de l'hglianisme.

    De fait, il subit une clipse : dans la lutte gnrale qu'elle mne contre le marxisme, la pense bourgeoise s'appuie sur les post-kantiens, sur Kant lui-mme et sur Descartes : elle n'a pas l'ide de s'adresser Kierkegaard. L e Danois reparatra au dbut du XXe sicle, quand on s'avisera de combattre la dialectique marxiste en lui opposant des pluralismes, des ambiguts, des paradoxes, c'est--dire dater du moment o, pour la premire fois, la pense bourgeoise est rduite la dfensive. L'apparition, dans l'entre-deux-guerres, d'un existentia-lisme allemand correspond certainement au moins chez Jaspers 1 une sournoise volont de ressusciter le transcendant. Dj Jean Wahl l'a marqu on pouvait se demander si Kierkegaard n'entranait pas ses lecteurs dans les profondeurs de la subjectivit seule fin de leur y faire dcouvrir le malheur de l'homme sans Dieu. Ce traquenard serait assez dans la manire du grand solitaire , qui niait la commu-nication entre les hommes et, pour influencer son semblable, ne voyait d'autre moyen que l'action indirecte .

    Jaspers, lui, joue cartes sur table : il n'a rien fait d'autre que de commenter son matre, son originalit consiste surtout mettre certains thmes en relief et en masquer d'autres. L e transcendant, par exemple, parat d'abord absent de cette pense, en fait il la haue; on nous apprend le pressentir travers nos checs, il en est le sens profond. Cette ide se trouve dj chez Kierkegaard mais elle a moins de relief puisque ce chrtien pense et vit dans le cadre d'une religion rvle. Jaspers, muet sur la Rvlation, nous ramne par le discontinu, le pluralisme et l'impuissance la subjectivit pure et formelle qui se dcouvre et dcouvre la transcendance travers ses dfaites. L a russite, en effet, comme objectivation, permettrait la personne de s'inscrire dans les choses et, du coup, l'obligerait se dpasser. La mditation de l'chec convient parfaitement une bourgeoisie partielle-ment dchristianise mais qui regrette la foi parce qu'elle a perdu confiance dans son idologie rationaliste et positiviste. Dj, Kierke-

    i. Le cas de Heidegger est trop complexe pour que je puisse l'exposer ici.

  • i22 Questions de mthode

    gaard considrait que toute victoire est suspecte parce qu'elle dtourne l'homme de soi. Kafka a repris ce thme chrtien dans son Journal, et l'on peut y trouver une certaine vrit puisque, dans un monde de l'alination, le vainqueur individuel ne se reconnat pas dans sa victoire et puisqu'il en devient l'esclave. Mais ce qui importe Jaspers, c'est d'en tirer un pessimisme subjectif et de le faire dboucher en un optimisme thologique qui n'ose pas dire son nom; le transcendant, en effet, reste voil, ne se prouve que par son absence; on ne dpassera pas le pessimisme, on pressentira la rconciliation en restant au niveau d'une contradiction insurmontable et d'un total dchirement; cette condamnation de la dialectique, ce n'est plus Hegel qu'elle vise, c'est Marx. Ce n'est plus le refus du Savoir, c'est celui de la praxis. Kier-kegaard ne voulait pas figurer comme concept dans le systme hglien, Jaspers refuse de cooprer comme individu l'histoire que font les marxistes. Kierkegaard ralisait un progrs sur Hegel parce qu'il affir-mait la ralit du vcu, mais Jaspers est en rgression sur le mouve-ment historique puisqu'il fuit le mouvement rel de la praxis dans une subjectivit abstraite dont l'unique but est d'atteindre une certaine qualit intime 1 . Cette idologie de repli exprimait assez bien, hier encore, l'attitude d'une certaine Allemagne bute sur ses deux dfaites et celle d'une certaine bourgeoisie europenne qui veut justifier les privilges par une aristocratie de l'me, fuir son objectivit dans une subjectivit exquise et se fasciner sur un prsent ineffable pour ne pas voir son avenir. Philosophiquement, cette pense molle et sour-noise n'est qu'une survivance, elle n'offre pas grand intrt. Mais il est un autre existentialisme, qui s'est dvelopp en marge du marxisme et non pas contre lui. C'est de lui que nous nous rclamons et que je vais parler maintenant.

    Par sa prsence relle, une philosophie transforme les structures du Savoir, suscite des ides et, mme quand elle dfinit les perspectives pratiques d'une classe exploite, elle polarise la culture des classes dirigeantes et la change. Marx crit que les ides de la classe domi-nante sont les ides dominantes. Il a formellement raison : quand j'avais vingt ans, en 1925, il n'y avait pas de chaire de marxisme l'Uni-versit et les tudiants communistes se gardaient bien de recourir au marxisme ou mme de le nommer dans leurs dissertations; ils eussent t refuss tous leurs examens. L'horreur de la dialectique tait telle que Hegel lui-mme nous tait inconnu. Certes, on nous per-mettait de lire Marx, on nous en conseillait mme la lecture : il fallait le connatre pour le rfuter . Mais sans tradition hglienne et sans matres marxistes, sans programme, sans instruments de pense, notre gnration comme les prcdentes et comme la suivante ignorait tout du matrialisme historique 2. On nous enseignait minutieusement, par contre, la logique aristotlicienne et la logistique. C'est vers cette poque

    1. C'est cette qualit, la fois immanente (puisqu'elle s'tend travers notre subjectivit vcue) et transcendante (puisqu'elle reste hors de notre atteinte), que Jaspers nomme l'existence.

    2. C'est ce qui explique que les intellectuels marxistes de mon ge (commu-nistes ou non) soient de si mauvais dialecticiens : ils sont revenus sans le savoir au matrialisme mcaniste.

  • Marxisme et existentialisme 23

    que j'ai lu Le Capital et L'Idologie allemande : je comprenais tout lumineusement et je n'y comprenais absolument rien. Comprendre, c'est se changer, aller au-del de soi-mme : cette lecture ne me chan-geait pas. Mais ce qui commenait me changer, par contre, c'tait la ralit du marxisme, la lourde prsence, mon horizon, des masses ouvrires, corps norme et sombre qui vivait le marxisme, qui le pratiquait, et qui exerait distance une irrsistible attraction sur les intellectuels petits-bourgeois. Cette philosophie, quand nous la lisions dans les livres, ne jouissait d'aucun privilge nos yeux. Un prtre qui vient d'crire sur Marx un ouvrage copieux et d'ailleurs plein d'intrt, dclare tranquillement dans les premires pages : Il est possible d'tudier (sa) pense aussi srement qu'on tudie celle d'un autre philosophe ou d'un autre sociologue. C'tait bien ce que nous pensions; tant que cette pense nous apparaissait travers des mots crits nous restions objectifs ; nous nous disions : Voil les concep-tions d'un intellectuel allemand qui habitait Londres au milieu du sicle dernier. Mais quand elle se donnait pour une dtermination relle du proltariat, comme le sens profond pour lui-mme et en soi de ses actes, elle nous attirait irrsistiblement sans que nous le sachions et dformait toute notre culture acquise. Je le rpte : ce n'tait pas l'ide qui nous bouleversait; ce n'tait pas non plus la condi-tion ouvrire, dont nous avions une connaissance abstraite mais non l'exprience. Non : c'tait l'une lie l'autre, c'tait, aurions-nous dit alors dans notre jargon d'idalistes en rupture d'idalisme, le prol-tariat comme incarnation et vhicule d'une ide. Et je crois qu'il faut ici complter la formule de Marx : quand la classe montante prend conscience d'elle-mme, cette prise de conscience agit distance sur les intellectuels et dsagrge les ides dans leurs ttes. Nous refusmes l'idalisme officiel au nom du tragique de la vie 2 . Ce proltariat lointain, invisible, inaccessible mais conscient et agissant nous four-nissait la preuve obscurment pour beaucoup d'entre nous que tous les conflits n'taient pas rsolus. Nous avions t levs dans l'humanisme bourgeois et cet humanisme optimiste clatait puisque nous devinions, autour de notre ville, la foule immense des sous-hommes conscients de leur sous-humanit mais nous ressentions cet clatement d'une manire encore idaliste et individualiste : les auteurs que nous aimions nous expliquaient, vers cette poque, que l'existence est un scandale. Ce qui nous intressait, pourtant, c'taient les hommes rels avec leurs travaux et leurs peines; nous rclamions une philo-sophie qui rendrait compte de tout sans nous apercevoir qu'elle existait dj et que c'tait elle, justement, qui provoquait en nous cette exi-gence. Un livre eut beaucoup de succs parmi nous, cette poque : Vers le concret, de Jean Wahl. Encore tions-nous dus par ce vers : c'est du concret total que nous voulions partir, c'est au concret absolu que nous voulions arriver. Mais l'ouvrage nous plaisait parce qu'il embarrassait l'idalisme en dcouvrant des paradoxes, des ambiguts,

    1 . CALVEZ : La Pense de Karl Marx, Le Seuil. 2. C'tait un mot mis la mode par le philosophe espagnol Miguel de

    Unamuno. Bien entendu, ce tragique n'avait rien de commun avec les vri-tables conflits de notre poque.

  • i24 Questions de mthode

    des conflits non rsolus dans l'univers. Nous apprmes tourner le pluralisme (ce concept de droite) contre l'idalisme optimiste et moniste de nos professeurs, au nom d'une pense de gauche qui s'ignorait encore. Nous adoptions avec enthousiasme toutes les doctrines qui divi-saient les hommes en groupes tanches. Dmocrates petits-bourgeois , nous refusions le racisme mais nous aimions penser que la menta-lit primitive , que l'univers de l'enfant et du fou nous demeuraient parfaitement impntrables. Sous l'influence de la guerre et de la rvo-lution russe nous opposions en thorie seulement, bien entendu la violence aux doux rves de nos professeurs. C'tait une mauvaise violence (insultes, rixes, suicides, meurtres, catastrophes irrparables) qui risquait de nous conduire au fascisme; mais elle avait nos yeux l'avantage de mettre l'accent sur les contradictions de la ralit. Ainsi, le marxisme comme philosophie devenue monde nous arrachait la culture dfunte d'une bourgeoisie qui vivotait sur son pass; nous nous engagions l'aveuglette dans la voie dangereuse d'un ralisme pluraliste qui visait l'homme et les choses dans leur existence concrte . Pourtant, nous restions dans le cadre des ides dominantes : l'homme que nous voulions connatre dans sa vie relle, nous n'avions pas encore l'ide de le considrer d'abord comme un travailleur qui produit les conditions de sa vie. Nous confondmes longtemps le total et l'indi-viduel; le pluralisme qui nous avait si bien servis contre l'idalisme de M . Brunschvicg nous empcha de comprendre la totalisation dialectique; nous nous plaisions dcrire des essences et des types artificiellement isols plutt qu' reconstituer le mouvement synth-tique d'une vrit devenue . Les vnements politiques nous ame-nrent utiliser comme une sorte de grille, plus commode que vri-dique, le schme de lutte des classes : mais il fallut toute l'histoire sanglante de ce demi-sicle pour nous en faire saisir la ralit et pour nous situer dans une socit dchire. C'est la guerre qui fit clater les cadres vieillis de notre pense. La guerre, l'occupation, la rsis-tance, les annes qui suivirent. Nous voulions lutter aux cts de la classe ouvrire, nous comprenions enfin que le concret est histoire et l'action dialectique. Nous avions reni le ralisme pluraliste pour l'avoir retrouv chez les fascistes et nous dcouvrions le monde.

    Pourquoi donc l'existentialisme a-t-il gard son autonomie? Pourquoi ne s'est-il pas dissous dans le marxisme?

    A cette question Lukacz a cru rpondre dans un petit livre intitul Existentialisme et Marxisme. D'aprs lui, les intellectuels bourgeois ont t contraints d'abandonner la mthode de l'idalisme tout en sauvegardant ses rsultats et ses fondements : de l la ncessit his-torique d'une troisime voie (entre le matrialisme et l'idalisme) dans l'existence et dans la conscience bourgeoise au cours de la priode imprialiste . Je montrerai plus loin les ravages que cette volont a priori de conceptualisation a exercs au sein du marxisme. Observons simplement ici que Lukacz ne rend absolument pas compte du fait principal : nous tions convaincus en mme temps que le matrialisme historique fournissait la seule interprtation valable de l'Histoire et que l'existentialisme restait la seule approche concrte del ralit. Je ne prtends pas nier les contradictions de cette attitude : je constate

  • Marxisme et existentialisme 25

    simplement que Lukacz ne la souponne mme pas. Or beaucoup d'intellectuels, beaucoup d'tudiants ont vcu et vivent encore dans la tension de cette double exigence. D'o vient cela? D'une circonstance que Lukacz connaissait parfaitement mais dont il ne pouvait rien dire l'poque : aprs nous avoir tirs lui comme la lune tire les mares, aprs avoir transform toutes nos ides, aprs avoir liquid en nous les catgories de la pense bourgeoise, le marxisme, brusquement, nous laissait en plan; il ne satisfaisait pas notre besoin de comprendre; sur le terrain particulier o nous tions placs, il n'avait plus rien de neuf nous enseigner parce qu'il s'tait arrt.

    L e marxisme s'est arrt : prcisment parce que cette philosophie veut changer le monde, parce qu'elle vise le devenir-monde de la philosophie , parce qu'elle est et veut tre pratique, il s'est opr en elle une vritable scission qui a rejet la thorie d'un ct et la praxis de l'autre. Ds l'instant o l 'U. R. S. S., encercle, solitaire, entre-prenait son effort gigantesque d'industrialisation, le marxisme ne pouvait pas ne pas subir le contrecoup de ces luttes nouvelles, des ncessits pratiques et des fautes qui en sont presque insparables. En cette priode de repliement (pour l 'U. R. S. S.) et de reflux (pour les proltariats rvolutionnaires) l'idologie elle-mme est subordonne une double exigence : la scurit c'est--dire l'unit et la construction en U. R. S. S. du socialisme. L a pense concrte doit natre de la praxis et se retourner sur elle pour l'clairer : non pas au hasard et sans rgles mais comme dans toutes les sciences et toutes les techniques conformment des principes. Or les dirigeants du Parti, acharns pousser l'intgration du groupe jusqu' la limite, craignirent que le libre devenir de la vrit, avec toutes les discussions et tous les conflits qu'il comporte, ne brist l'unit de combat; ils se rservrent le droit de dfinir la ligne et d'interprter l'vnement; en outre, de peur que l'exprience n'apportt ses propres clarts, qu'elle ne remt en question certaines de leurs ides directrices et ne contribut affaiblir la lutte idologique , ils mirent la doctrine hors de sa porte. La sparation de la thorie et de la pratique eut pour rsultat de transformer celle-ci en un empirisme sans principes, celle-l en un Savoir pur et fig. D'autre part, la planification, impose par une bureaucratie qui ne voulait pas reconnatre ses erreurs, deve-nait par l mme une violence faite la ralit, et puisqu'on dtermi-nait la production future d'une nation dans les bureaux, souvent hors de son territoire, cette violence avait pour contrepartie un idalisme absolu : on soumettait a priori les hommes et les choses aux ides; l'exprience, quand elle ne vrifiait pas les prvisions, ne pouvait qu'avoir tort. L e mtro de Budapest tait rel dans la tte de Rakosi; si le sous-sol de Budapest ne permettait pas de le construire, c'est que ce sous-sol tait contre-rvolutionnaire. L e marxisme, en tant qu'interprtation philosophique de l'homme et de l'Histoire, devait ncessairement reflter les partis pris de la planification : cette image fixe de l'idalisme et de la violence exera sur les faits une violence idaliste. Pendant des annes l'intellectuel marxiste crut qu'il servait son parti, en violant l'exprience, en ngligeant les dtails gnants, en simplifiant grossirement les donnes et surtout en conceptualisant

  • i26 Questions de mthode

    l'vnement avant de l'avoir tudi. Et je ne veux pas seulement par-ler des communistes mais de tous les autres sympathisants, trots-kystes ou trotskysants car ils ont t faits par leur sympathie pour le P. C . ou par leur opposition. L e 4 novembre, au moment de la seconde intervention sovitique en Hongrie et sans disposer encore d'aucun renseignement sur la situation, le parti de chaque groupe tait pris : il s'agissait d'une agression de la bureaucratie russe contre la dmocratie des Conseils ouvriers, d'une rvolte des masses contre le systme bureaucratique ou d'une tentative contre-rvolutionnaire que la modration sovitique avait su rprimer. Plus tard on eut des nouvelles, beaucoup de nouvelles : mais je n'ai pas entendu dire qu'un seul marxiste et chang d'avis. Parmi les interprtations que je viens de citer, il en est une qui montre la mthode nu, celle qui rduit les faits hongrois une agression sovitique contre la dmocratie des Conseils ouvriers 1 . Il va de soi que les Conseils ouvriers sont une institution dmocratique, on peut mme soutenir qu'ils portent en eux l'avenir de la socit socialiste. Mais cela n'empche qu'ils n'existaient pas en Hongrie lors de la premire intervention sovitique; et leur apparition, pendant l'Insurrection, fut beaucoup trop brve et trop trouble pour qu'on puisse parler de dmocratie organise. N'im-porte : il y a eu des Conseils ouvriers, une intervention sovitique s'est produite. A partir de l l'idalisme marxiste procde deux op-rations simultanes : la conceptualisation et le passage la limite. On pousse la notion empirique jusqu' la perfection du type, le germe jusqu' son dveloppement total; en mme temps on rejette les don-nes quivoques de l'exprience : elles ne peuvent qu'garer. On se trouvera donc en prsence d'une contradiction typique entre deux ides platoniciennes : d'un ct la politique hsitante de PU. R. S. S. a fait place l'action rigoureuse et prvisible de cette entit la Bureau-cratie sovitique ; de l'autre les Conseils ouvriers ont disparu devant cette autre entit la Dmocratie directe . Je nommerai ces deux objets des singularits gnrales : ils se font passer pour des rali-ts singulires et historiques quand il ne faut y voir que l'unit pure-ment formelle de relations abstraites et universelles. On achvera la ftichisation en les dotant l'un et l'autre de pouvoirs rels : la Dmo-cratie des Conseils ouvriers comporte en elle la ngation absolue de la Bureaucratie qui ragit en crasant son adversaire. Or on ne saurait douter que la fcondit du marxisme vivant venait en partie de sa faon d'approcher l'exprience. Convaincu que les faits ne sont jamais des apparitions isoles, que, s'ils se produisent ensemble, c'est tou-jours dans l'unit suprieure d'un tout, qu'ils sont lis entre eux par des rapports internes et que la prsence de l'un modifie l'autre dans sa nature profonde, Marx abordait l'tude de la rvolution de Fvrier 1848 ou du coup d'tat de Louis-Napolon Bonaparte, dans un esprit synthtique; il y voyait des totalits dchires et produites, tout la fois, par leurs contradictions internes. Sans doute, l'hypo-thse du physicien, avant d'tre confirme par l'exprimentation, est, elle aussi, un dchiffrement de l'exprience; elle rejette l'empirisme,

    1. Soutenue par d'anciens trotskystes.

  • Marxisme et existentialisme 27

    tout simplement parce qu'il est muet. Mais le schme constitutif de cette hypothse est universalisant; il n'est pas totalisant; il dtermine un rapport, une fonction et non une totalit concrte. L e marxiste abordait le processus historique avec des schmes universalisants et totalisateurs. Et, bien entendu, la totalisation n'tait pas faite au hasard; la thorie avait dtermin la mise en perspective et l'ordre des condi-tionnements, elle tudiait tel processus particulier dans le cadre d'un systme gnral en volution. Mais en aucun cas, dans les travaux de Marx, cette mise en perspective ne prtend empcher ou rendre inu-tile l'apprciation du processus comme totalit singulire. Quand il tudie, par exemple, la brve et tragique histoire de la Rpublique de 1848, il ne se borne pas comme on ferait aujourd'hui dcla-rer que la petite bourgeoisie rpublicaine a trahi le proltariat, son alli. Il essaye au contraire de rendre cette tragdie dans le dtail et dans l'ensemble. S'il subordonne les faits anecdotiques la totalit (d'un mouvement, d'une attitude), c'est travers ceux-l qu'il veut dcouvrir celle-ci. Autrement dit, il donne chaque vnement, outre sa signification particulire, un rle de rvlateur : puisque le principe qui prside l'enqute, c'est de chercher l'ensemble synthtique, chaque fait, une fois tabli, est interrog et dchiffr comme partie d'un tout; c'est sur lui, par l'tude de ses manques et de ses sur-significations qu'on dtermine, titre d'hypothse, la totalit au sein de laquelle il retrouvera sa vrit. Ainsi le marxisme vivant est euris-tique : par rapport sa recherche concrte, ses principes et son savoir antrieur apparaissent comme rgulateurs. Jamais, chez Marx, on ne trouve d'entits : les totalits (par exemple la petite bourgeoisie dans Le 18 Brumaire) sont vivantes; elles se dfinissent par elles-mmes dans le cadre de la recherche 1 . On ne comprendrait pas, autre-ment, l'importance que les marxistes attachent (aujourd'hui encore)

    1. Le concept de petite bourgeoisie , bien sr, existe dans la philo-sophie marxiste bien avant l'tude sur le coup d'tat de Louis-Napolon. Mais c'est que la petite bourgeoisie elle-mme existe en tant que classe depuis longtemps. Ce qui compte, c'est qu'elle volue avec l'histoire et qu'elle prsente en 1848 des caractres singuliers que le concept ne peut tirer de lui-mme. On verra Marx, tout la fois, revenir sur les traits gn-raux qui la dfinissent comme classe et dterminer partir de l et partir de l'exprience les traits spcifiques qui la dterminent comme ralit singu-lire en 1848. Pour prendre un autre exemple, voyez comme il essaye, en 1853, travers une srie d'articles (The British. Rule in India), de rendre la physionomie originale de l'Hindoustan. Maximilien Rubel, dans son excel-lent livre, cite ce texte si curieux (si scandaleux pour nos marxistes contem-porains) : Cette trange combinaison d'Italie et d'Irlande, d'un monde de volupt et d'un monde de souffrance, se trouve anticipe dans les vieilles traditions religieuses de l'Hindoustan, dans cette religion de l'exubrance sensuelle et de l'asctisme froce... (MAX RUBEL : Karl Marx, p. 302. Le texte de Marx a paru le 25 juin 1853 sous le titre On India.) Derrire ces mots, bien sr, nous retrouvons les vrais concepts et la mthode : la struc-ture sociale et l'aspect gographique : voil ce qui rappelle l'Italie, la colo-nisation anglaise; voil ce qui rappelle l'Irlande, etc. N'importe, il donne une ralit ces mots de volupt, de souffrance, d'exubrance sensuelle et d'asctisme froce. Mieux encore, il montre la situation actuelle de l'Hin-doustan anticipe (avant les Anglais) par ses vieilles traditions religieuses. Que l'Hindoustan soit tel ou autrement, peu nous importe : ce qui compte ici, c'est le coup d'il synthtique qui rend la vie aux objets de l'analyse.

  • i28 Questions de mthode

    l'analyse de la situation. Il va de soi en effet que cette analyse ne peut suffire et qu'elle est le premier moment d'un effort de recons-truction synthtique. Mais il apparat aussi qu'elle est indispensable la reconstruction postrieure des ensembles.

    Or le volontarisme marxiste qui se plat parler d'analyse a rduit cette opration une simple crmonie. Il n'est plus question d'tu-dier les faits dans la perspective gnrale du marxisme pour enrichir la connaissance et pour clairer l'action : l'analyse consiste uniquement se dbarrasser du dtail, forcer la signification de certains vne-ments, dnaturer des faits ou mme en inventer pour retrouver, par en dessous, comme leur substance, des notions synthtiques immuables et ftichises. Les concepts ouverts du marxisme se sont ferms; ce ne sont plus des cls, des schmes interprtatifs : ils se posent pour eux-mmes comme savoir dj totalis. D e ces types sin-gulariss et ftichiss, le marxisme fait, pour parler comme Kant, des concepts constitutifs de l'exprience. L e contenu rel de ces concepts typiques est toujours du Savoir pass; mais le marxiste actuel en fait un savoir ternel. Son unique souci, au moment de l'analyse, sera de placer ces entits. Plus il est convaincu qu'elles reprsentent a priori la vrit, moins il sera difficile sur la preuve : l'amendement Kerstein, les appels de Radio Europe libre , des rumeurs ont suffi aux communistes franais pour placer cette entit l'imprialisme mondial la source des vnements hongrois. La recherche totali-satrice a fait place une scolastique de la totalit. L e principe euris-tique : chercher le tout travers les parties est devenu cette pratique terroriste 1 : liquider la particularit . Ce n'est pas par hasard que Lukacz Lukacz qui viola si souvent l'Histoire a trouv en 1956 la meilleure dfinition de ce marxisme fig. Vingt annes de pratique lui donnent toute l'autorit ncessaire pour appeler cette pseudo-philosophie un idalisme volontariste.

    Aujourd'hui l'exprience sociale et historique tombe en dehors du Savoir. Les concepts bourgeois ne se renouvellent gure et s'usent vite; ceux qui demeurent manquent de fondement : les acquisitions relles de la Sociologie amricaine ne peuvent masquer son incerti-tude thorique; aprs un dpart foudroyant, la psychanalyse s'est fige. Les connaissances de dtail sont nombreuses mais la base manque. L e marxisme, lui, a des fondements thoriques, il embrasse toute l'activit humaine mais il ne sait plus rien : ses concepts sont des diktats; son but n'est plus d'acqurir des connaissances mais de se constituer a priori en Savoir absolu. En face de cette double ignorance, l'existentialisme a pu renatre et se maintenir parce qu'il raffirmait la ralit des hommes, comme Kierkegaard affirmait contre Hegel sa propre ralit. Seulement le Danois refusait la conception hglienne de l'homme et du rel. Au contraire existentialisme et marxisme visent le mme objet mais le second a rsorb l'homme dans l'ide et le premier le cherche partout o il est, son travail, chez lui, dans la rue. Nous ne prtendons certes pas comme faisait Kierkegaard

    1. Cette terreur intellectuelle a correspondu un temps la liquidation physique des particuliers.

  • Marxisme et existentialisme 29

    que cet homme rel soit inconnaissable. Nous disons seulement qu'il n'est pas connu. Si, provisoirement il chappe au Savoir, c'est que les seuls concepts dont nous disposions pour le comprendre sont emprunts l'idalisme de droite ou l'idalisme de gauche. Ces deux idalismes nous n'avons garde de les confondre : le premier mrite son nom par le contenu de ses concepts et le second par l'usage qu'il fait aujourd'hui des siens. Il est vrai aussi que la pratique marxiste dans les masses ne reflte pas ou reflte peu la sclrose de la thorie : mais justement le conflit de l'action rvolutionnaire et de la scolas-tique de justification empche l'homme communiste, dans les pays socialistes comme dans les pays bourgeois, de prendre une claire conscience de soi : l'un des caractres les plus frappants de notre poque, c'est que l'Histoire se fait sans se connatre. On dira sans doute qu'il en a toujours t ainsi; et c'tait vrai jusqu' la deuxime moiti du sicle dernier. En bref, jusqu' Marx. Mais ce qui a fait la force et la richesse du marxisme, c'est qu'il a t la tentative la plus radicale pour clairer le processus historique dans sa totalit. Depuis vingt ans, au contraire, son ombre obscurcit l'Histoire : c'est qu'il a cess de vivre avec elle et qu'il tente, par conservatisme bureau-cratique, de rduire le changement l'identit 1 .

    Pourtant, il faut nous entendre : cette sclrose ne correspond pas un vieillissement normal. Elle est produite par une conjoncture mon-diale d'un type particulier; loin d'tre puis, le marxisme est tout jeune encore, presque en enfance : c'est peine s'il a commenc de se dvelopper. Il reste donc la philosophie, de notre temps : il est ind-passable parce que les circonstances qui l'ont engendr ne sont pas encore dpasses. Nos penses, quelles qu'elles soient, ne peuvent se former que sur cet humus; elles doivent se contenir dans le cadre qu'il leur fournit ou se perdre dans le vide ou rtrograder. L'existentialisme, comme le marxisme, aborde l'exprience pour y dcouvrir des synthses concrtes; il ne peut concevoir ces synthses qu' l'intrieur d'une totalisation mouvante et dialectique qui n'est autre que l'histoire ou

    1. J'ai dit mon opinion sur la tragdie hongroise et je n'y reviendrai pas. Du point de vue qui nous occupe, il importe peu a priori que les commen-tateurs communistes aient cru devoir justifier l'intervention sovitique. Ce qu'on trouvera navrant, par contre, c'est que leurs analyses aient totale-ment supprim l'originalit du fait hongrois. Nul doute pourtant qu'une insurrection Budapest, douze ans aprs la guerre, moins de cinq ans aprs la mort de Staline, devait prsenter des caractres bien particuliers. Que font nos schmatiseurs ? Ils soulignent les fautes du Parti mais sans les dfinir : ces fautes indtermines prennent un caractre abstrait et ternel qui les arrache au contexte historique pour en faire une entit universelle; c'est l'erreur humaine ; ils signalent la prsence d'lments ractionnaires mais sans montrer leur ralit hongroise : du coup, ceux-ci passent la Rac-tion ternelle, ils sont frres des contre-rvolutionnaires de 1793, et leur seul trait dfini, c'est la volont de nuire. Enfin, ces commentateurs prsentent l'imprialisme mondial comme une force inpuisable et sans visage dont l'essence ne varie pas quel que soit son point d'application. Avec ces trois lments on constitue une interprtation passe-partout (les erreurs, la-raction-locale-qui-profite-du-mcontentement-populaire et l'exploitation-de-cette-situation-par-l'imprialisme-mondial) qui s'applique aussi bien ou aussi mal toutes les insurrections, y compris aux troubles de Vende, ou de Lyon, en 1793, la seule condition de remplacer imprialisme par aristocratie. En somme rien ne s'est produit. Voil ce qu'il fallait dmontrer.

  • i30 Questions de mthode

    du point de vue strictement culturel o nous nous plaons ici que le devenir-monde-de-la-philosophie . Pour nous la vrit devient, elle est et sera devenue. C'est une totalisation qui se totalise sans cesse; les faits particuliers ne signifient rien, ne sont ni vrais ni faux tant qu'ils ne sont pas rapports par la mdiation de diffrentes totalits partielles la totalisation en cours. Allons plus loin : quand Garaudy crit (Humanit du 17 mai 1955) : L e marxisme forme aujourd'hui en fait le systme de coordonnes qui permet seul de situer et de dfinir une pense en quelque domaine que ce soit, de l'conomie politique la physique, de l'histoire la morale , nous sommes d'accord avec lui. Et nous le serions tout autant s'il avait tendu son affirmation mais ce n'tait pas son sujet aux actions des individus et des masses, aux uvres, aux modes de vie, de travail, aux sentiments, l'volution particulire d'une institution ou d'un caractre. Pour aller plus loin, nous sommes aussi en plein accord avec Engels, quand il crit, dans cette lettre qui a fourni Plekhanov l'occasion d'une attaque fameuse contre Bernstein : Ce n'est donc pas, comme on veut se l'imaginer et l par simple commodit, un effet automatique de la situation conomique, ce sont au contraire les hommes qui font leur histoire eux-mmes mais dans un milieu donn qui les conditionne, sur la base de conditions relles antrieures parmi lesquelles les conditions conomiques, si influences qu'elles puissent tre par les autres condi-tions politiques et idologiques, n'en sont pas moins, en dernire ins-tance, les conditions dterminantes, constituant d'un bout l'autre le fil rouge qui seul nous met mme de comprendre. Et l'on sait dj que nous ne concevons pas les conditions conomiques comme la simple structure statique d'une socit immuable : ce sont leurs contradictions qui forment le moteur de l'Histoire. Il est comique que

    .Lukacz, dans l'ouvrage que j'ai cit, ait cru se distinguer de nous en rappelant cette dfinition marxiste du matrialisme : la primaut de l'existence sur la conscience alors que l'existentialisme son nom l'indique assez fait de cette primaut l'objet d'une affirmation de principe

    1. Le principe mthodologique qui fait commencer la certitude avec la rflexion ne contredit nullement le principe anthropologique qui dfinit la personne concrte par sa matrialit. La rflexion, pour nous, ne se rduit pas la simple immanence du subjectivisme idaliste : elle n'est un dpart que si elle nous rejette aussitt parmi les choses et les hommes, dans le monde. La seule thorie de la connaissance qui puisse tre aujourd'hui valable, c'est celle qui se fonde sur cette vrit de la microphysique : l'exp-rimentateur fait partie du systme exprimental. C'est la seule qui permette d'carter toute illusion idaliste, la seule qui montre l'homme rel au milieu du monde rel. Mais ce ralisme implique ncessairement un point de dpart rflexif, c'est--dire que le dvoilement d'une situation se fait dans et par la praxis qui la change. Nous ne mettons pas la prise de conscience la source de l'action, nous y voyons un moment ncessaire de l'action elle-mme : l'action se donne en cours d'accomplissement ses propres lumires. Il n'empche que ces lumires apparaissent dans et par la prise de conscience des agents, ce qui implique ncessairement qu'on fasse une thorie de la conscience. La thorie de la connaissance, au contraire, reste le point faible du marxisme. Lorsque Marx crit : La conception matrialiste du monde signifie simple-ment la conception de la nature telle qu'elle est, sans aucune addition tran-gre , il se fait regard objectif et prtend contempler la nature telle qu'elle est absolument. Ayant dpouill toute subjectivit et s'tant assimil la

  • Marxisme et existentialisme 31

    Pour tre encore plus prcis, nous adhrons sans rserves cette formule du Capital, par laquelle Marx entend dfinir son matria-lisme : Le mode de production de la vie matrielle domine en gnral le dveloppement de la vie sociale, politique et intellectuelle ;

    pure vrit objective, il se promne dans un monde d'objets habit par des hommes-objets. Par contre, quand Lnine parle de notre conscience, il crit : Elle n'est que le reflet de l'tre, dans le meilleur des cas un reflet approxima-tivement exact et s'te du mme'coup le droit d'crire ce qu'il crit. Dans les deux cas, il s'agit de supprimer la subjectivit : dans le premier, on se place au-del, dans le second en de. Mais ces deux positions se contre-disent : comment le reflet approximativement exact peut-il devenir la source du rationalisme matrialiste? On joue sur deux tableaux : il y a, dans le marxisme, une conscience constituante qui affirme a priori la rationalit du monde (et qui, de ce fait, tombe dans l'idalisme); cette conscience cons-tituante dtermine la conscience constitue des hommes particuliers comme simple reflet (ce qui aboutit un idalisme sceptique). L'une et l'autre de ces conceptions reviennent briser le rapport rel de l'homme avec l'Histoire puisque dans la premire la connaissance est thorie pure, regard non situ, et puisque, dans la seconde, elle est simple passivit. Dans celle-ci, il n'y a plus d'exprimentation, il n'y a qu'un empirisme sceptique, l'homme s'vanouit et le dfi de Hume ne peut tre relev. Dans celle-l, l'exprimen-tateur est transcendant au systme exprimental. Et qu'on n'essaie pas de relier l'une l'autre par une thorie dialectique du reflet : car les deux concepts sont par essence anti-dialectiques. Quand la connaissance se fait apodictique et quand elle se constitue contre toute contestation possible sans jamais dfinir sa porte ni ses droits, elle se coupe du monde et devient un systme formel; quand elle est rduite une pure dtermination psycho-physiologique, elle perd son caractre premier qui est le rapport l'objet pour devenir elle-mme un pur objet de connaissance. Aucune mdiation ne peut relier le marxisme comme nonc de principes et de vrits apo-dictiques au reflet psycho-physiologique (ou dialectique ). Ces deux concep-tions de la connaissance (le dogmatisme et la connaissance-doublet) sont l'une et l'autre pr-marxistes. Dans le mouvement des analyses marxistes et surtout dans le processif de totalisation, tout comme dans les remarques de Marx sur l'aspect pratique de la vrit et sur les rapports gnraux de la thorie et de la praxis, il serait facile de trouver les lments d'une pist-mologie raliste qui n'a jamais t dveloppe. Mais ce qu'on peut et doit construire partir de ces notations parpilles, c'est une thorie qui situe la connaissance dans le monde (comme la thorie du reflet tente mala-droitement de le faire) et qui la dtermine dans sa ngativit (cette nga-tivit que le dogmatisme stalinien pousse l'absolu et qu'il transforme en ngation). Alors seulement on comprendra que la connaissance n'est pas connaissance des ides mais connaissance pratique des choses; alors on pourra supprimer le reflet comme intermdiaire inutile et aberrant. Alors on pourra rendre compte de cette pense qui se perd et s'aline au cours de l'action pour se retrouver par et dans l'action mme. Mais quel nom donner cette ngativit situe, comme moment de la praxis et comme pure relation aux choses mmes, si ce n'est justement celui de conscience? Il y a deux faons de tomber dans l'idalisme : l'une consiste dissoudre le rel dans la sub-jectivit, l'autre nier toute subjectivit relle au profit de l'objectivit. La vrit, c'est que la subjectivit n'est ni tout ni rien; elle reprsente un moment du processus objectif (celui de l'intriorisation de l'extriorit) et ce moment s'limine sans cesse pour renatre sans cesse neuf. Or, chacun de ces moments phmres qui surgissent au cours de l'histoire humaine et qui ne sont jamais ni les premiers ni les derniers est vcu comme un point de dpart par le sujet de l'histoire. La conscience de classe n'est pas la simple contra-diction vcue qui caractrise objectivement la classe considre : elle est cette contradiction dj dpasse par la praxis et, par l mme, conserve et nie tout ensemble. Mais c'est prcisment cette ngativit dvoilante, cette distance dans la proximit immdiate qui constitue d'un mme coup ce que l'existentialisme nomme conscience de l'objet et conscience non thtique (de) soi .

  • i32 Questions de mthode

    et nous ne pouvons concevoir ce conditionnement sous une autre forme que celle d'un mouvement dialectique (contradictions, dpassement, totalisations). M . Rubel me reproche de ne pas faire allusion ce matrialisme marxien dans mon article de 1946 Matrialisme et Rvolution. Mais il donne lui-mme la raison de cette omission : Il est vrai que cet auteur vise plutt Engels que Marx. Oui. Et surtout les marxistes franais d'aujourd'hui. Mais la proposition de Marx me parat une vidence indpassable tant que les transformations des rap-ports sociaux et les progrs de la technique n'auront pas dlivr l'homme du joug de la raret. On connat le passage de Marx qui fait allusion cette poque lointaine : Ce rgne de la libert ne commence en fait que l o cesse le travail impos par la ncessit et la finalit ext-rieure; il se trouve donc par-del la sphre de la production matrielle proprement dite. (Das Kapital, III , p. 873.) Aussitt qu'il existera pour tous une marge de libert relle au-del de la production de la vie, le marxisme aura vcu; une philosophie de la libert prendra sa place. Mais nous n'avons aucun moyen, aucun instrument intellectuel, aucune exprience concrte qui nous permette de concevoir cette libert ni cette philosophie.

  • L E PROBLME DES MDIATIONS E T DES DISCIPLINES AUXILIAIRES

    Qu'est-ce donc qui fait que nous ne soyons pas tout simplement marxistes? C'est que nous tenons les affirmations d'Engels et de Garaudy pour des principes directeurs, des indications de tches, des problmes et non pour des vrits concrtes; c'est qu'elles nous semblent insuffi-samment dtermines et, comme telles, susceptibles de nombreuses interprtations : en un mot, c'est qu'elles nous apparaissent comme des ides rgulatrices. Le marxiste contemporain, au contraire, les trouve claires, prcises et univoques; pour lui, elles constituent dj un savoir. Nous pensons, au contraire, qu'il reste tout faire : il faut trouver la mthode et constituer la science.

    Nul doute que le marxisme permette de situer un discours de Robespierre, la politique des Montagnards l'gard des sans-culottes, la rglementation conomique et les lois de maximum votes par la Convention aussi bien que les Pomes de Valry ou La Lgende des sicles. Mais qu'est-ce donc que situer? Si je me reporte aux travaux des marxistes contemporains, je vois qu'ils entendent dterminer la place relle de l'objet considr dans le processus total : on tablira les conditions matrielles de son existence, la classe qui l'a produit, les intrts de cette classe (ou d'une fraction de cette classe) son mou-vement, les formes de sa lutte contre les autres classes, le rapport des forces en prsence, l'enjeu, etc. Le discours, le vote, l'action politique ou le livre apparatra alors, dans sa ralit objective, comme un certain moment de ce conflit; on le dfinira partir des facteurs dont il dpend et par l'action relle qu'il exerce; par l, on le fera rentrer comme manifestation exemplaire dans l'universalit de l'idologie ou de la politique considres elles-mmes comme des superstructures. Ainsi va-t-on situer les Girondins par rfrence une bourgeoisie de commer-ants et d'armateurs qui a provoqu la guerre par imprialisme mer-cantile et qui, presque aussitt, veut l'arrter parce qu'elle nuit au commerce extrieur. On fera des Montagnards, par contre, les repr-sentants d'une bourgeoisie plus rcente, enrichie par l'achat des biens nationaux et par les fournitures de guerre, dont, en consquence, l'intrt principal est de prolonger le conflit. Ainsi interprtera-t-on les actes et les discours de Robespierre partir d'une contradiction foncire : pour continuer la guerre, ce petit bourgeois doit s'appuyer

  • i34 Questions de mthode

    sur le peuple mais la baisse de l'assignat, l'accaparement et la crise des subsistances conduisent le peuple rclamer un dirigisme conomique qui nuit aux intrts des Montagnards et rpugne leur idologie librale; derrire ce conflit, on dcouvre la contradiction plus profonde du parlementarisme autoritaire et de la dmocratie directe K Veut-on situer un auteur d'aujourd'hui? L'idalisme est la terre nourricire de toutes les productions bourgeoises; cet idalisme est en mouvement puisqu'il reflte sa manire les contradictions profondes de la socit; chacun de ses concepts est une arme contre l'idologie montante l'arme est offensive ou dfensive suivant la conjoncture. Ou, mieux encore, d'abord offensive elle devient dfensive par la suite. Ainsi Lukacz distinguera-t-il la fausse quitude de la premire avant-guerre, qui s'exprime par une sorte de carnaval permanent de l'intriorit ftichise et la grande pnitence, le reflux de l'aprs-guerre o les crivains cherchent la troisime voie pour, dissimuler leur idalisme.

    Cette mthode ne nous satisfait pas : elle est a priori; elle ne tire pas ses concepts de l'exprience ou du moins pas de l'exprience neuve qu'elle cherche dchiffrer elle les a dj forms, elle est dj certaine de leur vrit, elle leur assignera le rle de schmes constitutifs : son unique but est de faire entrer les vnements, les personnes ou les actes considrs dans des moules prfabriqus. Voyez Lukacz : pour lui, l'existentialisme heideggrien se change en activisme sous l'influence des nazis; l'existentialisme franais, libral et anti-fasciste, exprime, au contraire, la rvolte des petits-bourgeois asservis pendant l'occupation. Quel beau roman! Malheureusement, il nglige deux faits essentiels. D'abord, il existait en Allemagne au moins un courant existentialiste qui a refus toute collusion avec l'hitlrisme et qui pourtant a survcu au IIIe Reich : celui de Jaspers. Pourquoi ce courant indisciplin ne se conforme-t-il pas au schme impos? Aurait-il, comme le chien de Pavlov, un rflexe de libert ? Ensuite, il y a un facteur essentiel, en philosophie : le temps. Il en faut beau-coup pour crire un ouvrage thorique. Mon livre L'tre et le Nant auquel il se rfre explicitement, tait le rsultat de recherches entre-prises depuis 1930; j'ai lu pour la premire fois Husserl, Scheler, Heidegger et Jaspers en 1933 pendant un sjour d'un an la Maison franaise de Berlin et c'est ce moment (donc lorsque Heidegger devait tre en plein activisme ) que j'ai subi leur influence. Enfin, pendant l'hiver 1939-1940, j'tais dj en possession de la mthode et des conclusions principales. Et qu'est-ce que c'est que l'activisme , sinon un concept formel et vide permettant de liquider la fois un certain nombre de systmes idologiques qui n'ont que des ressemblances superficielles entre eux? Heidegger n'a jamais t activiste au moins en tant qu'il s'est exprim dans des ouvrages philosophiques. L e mot mme, pour vague qu'il soit, tmoigne de l'incomprhension totale du marxiste l'gard des autres penses. Oui, Lukacz a les

    1. Ces remarques et celles qui suivront me sont inspires par l'ouvrage souvent discutable mais passionnant et riche de vues nouvelles que Daniel Gurin a intitul La Lutte des classes sous la premire Rpublique. Avec toutes ses erreurs (dues la volont de forcer l'histoire), il demeure un des seuls apports enrichissants des marxistes contemporains aux tudes historiques.

  • Le problme des mdiations 35

    instruments pour comprendre Heidegger, mais il ne le comprendra pas, car il faudrait le lire, saisir le sens des phrases une une. Et cela, il n'y a plus un marxiste, ma connaissance, qui en soit encore capable K Enfin, il y a eu toute une dialectique et fort complexe de Bren-tano Husserl et de Husserl Heidegger : influences, oppositions, accords, oppositions nouvelles, incomprhensions, malentendus, renie-ments, dpassements, etc. Tout cela compose, en somme, ce qu'on pourrait nommer une histoire rgionale. Faut-il la considrer comme un pur piphnomne? Alors que Lukacz le dise. Ou bien existe-t-il quelque chose comme un mouvement des ides et la phnomnologie de Husserl entre-t-elle titre de moment conserv et dpass dans le systme de Heidegger? En ce cas, les principes du marxisme ne sont pas changs mais la situation devient beaucoup plus complexe.

    De mme, la volont d'oprer au plus vite la rduction du politique au social a quelquefois fauss les analyses de Gurin : on lui concdera difficilement que la guerre rvolutionnaire est ds 89 un nouvel pisode de la rivalit commerciale des Anglais et des Franais. Le bellicisme girondin est par essence politique; et, sans aucun doute, les Girondins dans leur politique mme, expriment la classe qui les a produits et les intrts du milieu qui les soutient : leur idal ddaigneux, leur volont de soumettre le peuple, qu'ils mprisent, l'lite bourgeoise des lumires, c'est--dire de confrer la bourgeoisie le rle de despote clair, leur radicalisme verbal et leur opportunisme pratique, leur sensibilit, leur tourderie, tout porte une marque de fabrique, mais ce qui s'exprime ainsi c'est plutt l'enivrement d'une petite bourgeoisie intellectuelle en passe de prendre le pouvoir que la prudence altire et dj ancienne des armateurs et des ngociants.

    Lorsque Brissot.jette la France dans la guerre pour sauver la Rvo-lution et dmasquer les trahisons du roi, ce machiavlisme naf exprime parfaitement son tour l'attitude girondine que nous venons de dcrire2.

    1. C'est qu'ils ne peuvent se dpouiller d'eux-mmes : ils refusent la phrase ennemie (par peur, par haine, par paresse) dans le moment mme o ils veulent s'ouvrir elle. Cette contradiction les bloque. A la lettre ils ne comprennent pas un mot de ce qu'ils lisent. Et je ne blme pas cette incomprhension au nom de je ne sais quel objectivisme bourgeois mais au nom du marxisme mme : ils rejetteront et condamneront d'autant plus prcisment, ils rfuteront d'autant plus victorieusement qu'ils sauront d'abord ce qu'ils condamnent et ce qu'ils rfutent.

    2. Il ne faudrait pas oublier, pourtant, que le Montagnard Robespierre a soutenu les propositions de Brissot jusque dans les premiers jours de dcembre 1791. Mieux, son esprit synthtique aggravait les dcrets mis aux voix parce qu'il allait droit l'essentiel : le 28 novembre, il rclame qu'on nglige les petites puissances et qu'on s'adresse directement l'Empereur pour lui tenir ce langage : Nous vous sommons de dissiper (les rassemble-ments) ou nous vous dclarons la guerre... > Il est fort important aussi qu'il ait chang d'avis peu aprs sous l'influence de Billaud-Varennes (qui insista, aux Jacobins, sur la puissance des ennemis du dedans et sur l'tat dsastreux de notre dfense aux frontires); il semble que les arguments de Billaud aient pris leur vritable sens aux yeux de Robespierre quand il apprit la nomination du comte de Narbonne la Guerre. A partir de l, le conflit lui parut un pige savamment prpar, une machine infernale; partir de l, il saisit brusquement le lien dialectique de l'ennemi de l'extrieur et de l'ennemi de l'intrieur. Le marxiste ne doit pas ngliger ces prtendus dtails : ils montrent que le mouvement immdiat de tous les politiques tait pour dclarer la guerre ou tout au moins pour la risquer. Chez les

  • i36 Questions de mthode

    Mais si l'on se replace l'poque et si l'on considre les faits ant-rieurs : la fuite du roi, le massacre des rpublicains au Champ-de-Mars, le glissement droite de la Constituante moribonde et la rvision de la Constitution, l'incertitude des masses dgotes de la monarchie et intimides par la rpression, l'abstentionnisme massif de la bourgeoisie parisienne (10 ooo votants sur 80 000 pour les lections municipales) en un mot la Rvolution en panne; si l'on tient compte aussi de l'ambition girondine, est-il vraiment besoin d'escamoter sur l'heure la praxis politique? Faut-il rappeler le mot de Brissot : Nous avons besoin de grandes trahisons ? Faut-il insister sur les prcau-tions prises pendant l'anne 92 pour tenir l'Angleterre en dehors d'une guerre qui, selon Gurin, devait tre dirige contre elle 1 ? Est-il indis-pensable de considrer cette entreprise qui dnonce sons sens et son but d'elle-mme, travers les discours et les crits contemporains comme une apparence inconsistante dissimulant le conflit des int-rts conomiques? Un historien ft-il marxiste ne peut oublier que la ralit politique, pour les hommes de 92, est un absolu, un irrductible. Certes, ils commettent la faute d'ignorer l'action de forces plus sourdes, moins clairement dcelables mais infiniment plus puis-santes : mais c'est l justement ce qui les dfinit comme des bourgeois de 92. Est-ce une raison pour commettre l'erreur inverse et pour refu-ser une irrductibilit relative leur action et aux mobiles politiques qu'elle dfinit? Il ne s'agit d'ailleurs pas de dterminer une fois pour toutes la nature et la force des rsistances opposes par des phno-mnes de superstructure aux tentatives de rduction brutale : ce serait opposer un idalisme un autre. Il faut simplement rejeter l'apriorisme : l'examen sans prjugs de l'objet historique pourra seul, en chaque cas, dterminer si l'action ou l'uvre refltent les mobiles suprastruc-turels de groupes ou d'individus forms par certains conditionnements de base ou si l'on ne peut les expliquer qu'en se rfrant immdiate-ment aux contradictions conomiques et aux conflits d'intrts matriels. La guerre de Scession, malgr l'idalisme puritain des Nor-distes, doit s'interprter directement en termes d'conomie, les contem-porains eux-mmes en ont eu conscience; la guerre rvolutionnaire, par contre, bien qu'elle ait revtu ds 93 un sens conomique trs prcis, n'est pas directement rductible en 92 au conflit sculaire des

    plus profonds, le mouvement contraire s'est dessin aussitt mais son origine n'est pas la volont de paix, c'est la dfiance.

    1. Rappelons que, mme aprs le dcret du 15 dcembre 1792, les hsi-tations et les mnagements continurent. Brissot et les Girondins faisaient ce qu'ils pouvaient pour empcher l'invasion de la Hollande, le banquier Clavire (ami des Brissotins) s'opposait l'ide d'introduire les assignats dans les pays occups, Debry proposait de dclarer que la patrie n'tait plus en danger et de rapporter toutes les mesures que le salut public avait imposes. La Gironde se rendait compte que la guerre imposait une politique de plus en plus dmocratique et c'est ce qu'elle redoutait. Mais elle se trou-vait coince : on lui rappelait chaque jour que c'tait elle qui l'avait dclare. En fait, le dcret du 15 dcembre avait un but conomique mais il s'agissait, si je puis dire, d'une conomie continentale : faire supporter les charges de guerre par les pays conquis. Ainsi l'aspect conomique (et d'ailleurs dsas-treux) de la guerre avec l'Angleterre n'apparut qu'en I793> quand les ds taient jets.

  • Le problme des mdiations 35

    capitalismes mercantiles : il faut passer par la mdiation des hommes concrets, du caractre que le conditionnement de base leur a fait, des instruments idologiques dont ils usent, du milieu rel de la Rvolu-tion; et surtout il ne faut pas oublier que la politique a par elle-mme un sens social et conomique puisque la bourgeoisie lutte contre les entraves d'une fodalit vieillie qui l'empche l'intrieur de raliser son plein dveloppement. D e la mme faon il est absurde de rduire trop vite la gnrosit de l'idologie aux intrts de classe : on finit tout simplement par donner raison ces antimarxistes que l'on nomme aujourd'hui machiavliens . Quand la Lgislative se dcide faire une guerre de libration, il n'est pas douteux qu'elle se lance dans un processus historique complexe, qui la conduira ncessairement faire des guerres de conqute. Mais ce serait un bien pauvre machia-vlien, celui qui rduirait l'idologie de 92 au rle d'une simple cou-verture jete sur l'imprialisme bourgeois : si nous ne reconnaissons pas sa ralit objective et son efficacit, nous retombons dans cette forme d'idalisme que Marx a souvent dnonce et qui se nomme l'cono-misme \

    Pourquoi sommes-nous dus? Pourquoi ragissons-nous contre les dmonstrations brillantes et fausses de Gurin? Parce que le marxisme concret doit approfondir les hommes rels et non les dissoudre dans un bain d'acide sulfurique. Or l'explication rapide et schmatique de la guerre comme opration de la bourgeoisie commerante fait dis-paratre ces hommes que nous connaissons bien, Erissot, Guadet, Gen-softn, Vergniaud, ou les constitue, en dernire analyse, comme les instruments purement passifs de leur classe. Mais justement, la fin

    1. Quant cette bourgeoisie montagnarde faite d'acheteurs de Biens nationaux et de fournisseurs aux annes, je la crois invente pour les besoins de la cause. Gurin la reconstruit partir d'un os comme Cuvier. Et cet os, c'est la prsence du riche Cambon la Convention. Cambon tait, en effet, Montagnard, belliciste et acqureur de Biens nationaux. C'est Cambon, en effet, qui est l'inspirateur du dcret du 15 dcembre que Robespierre dsapprouvait assez clairement. Mais il tait influenc par Dumouriez. Et son dcret au terme d'une trs longue histoire o ce gnral et des four-nisseurs de l'arme sont en jeu avait pour but de permettre la saisie et la vente des biens ecclsiastiques et aristocratiques qui permettraient la cir-culation de l'assignat franais en Belgique. On a vot le dcret malgr les risques de guerre avec l'Angleterre mais en lui-mme, il n'avait aux yeux de Cambon et de tous ceux qui le soutenaient aucun rapport positif avec les rivalits conomiques de la France et de l'Angleterre. Les acheteurs de Biens nationaux taient accapareurs et profondment hostiles au maximum. Us n'avaient pas d'intrt particulier pousser la guerre outrance et beau-coup d'entre eux en 1794 se seraient contents d'un compromis. Les four-nisseurs aux armes, suspects, troitement surveills, parfois arrts, ne constituaient pas une force sociale. Il faut admettre, bon gr mal gr, que la Rvolution entre 1793 et 1794 chappa aux mains de grands bourgeois pour tomber dans celles de la petite bourgeoisie. Celle-ci continua la guerre et poussa le mouvement rvolutionnaire contre la grande bourgeoisie et avec te peuple puis contre le peuple : ce fut sa fin et la fin de la Rvolution. Si Robespierre et les Montagnards ne se sont pas, le 15 dcembre, opposs plus fortement l'extension de la guerre, c'est surtout pour des raisons politiques (inverses des raisons girondines) : la paix ft apparue comme un triomphe de la Gironde; or, le rejet du dcret du 15 dcembre et t le prlude la paix. Robespierre craignait cette fois que la paix ne ft qu'une trve et qu'on ne vt surgir une deuxime coalition.

  • i38 Questions de mthode

    de 91, la haute bourgeoisie tait en train de perdre le contrle de la Rvolution (elle ne le retrouvera qu'en 94) : les hommes nouveaux qui montaient vers le pouvoir taient de petits bourgeois plus ou moins dclasss, pauvres, sans trop d'attaches et qui ont li passionnment leur destin celui de la Rvolution. Certes ils ont subi des influences, ils ont t gagns par la haute socit (le Tout-Paris, fort diffrent de la bonne socit bordelaise). Mais en aucun cas et d'aucune manire, ils ne pouvaient exprimer spontanment la raction collective des arma-teurs de Bordeaux et de l'imprialisme commercial; ils taient favorables au dveloppement des richesses mais l'ide de risquer la Rvolution dans une guerre pour assurer un profit certaines fractions de la grande bourgeoisie leur tait parfaitement trangre. A u reste la thorie de Gurin nous mne ce rsultat surprenant : la bourgeoisie qui tire son profit du commerce extrieur jette la France dans une guerre contre l'empereur d'Autriche pour dtruire la puissance anglaise; en mme temps, ses dlgus au pouvoir font tout pour tenir l'Angle-terre hors de la guerre; un an plus tard, quand on dclare enfin la guerre aux Anglais, ladite bourgeoisie, dcourage au moment du succs, n'en a plus du tout envie et c'est la bourgeoisie des nouveaux pro-pritaires fonciers (qui, elle, n'a pas intrt l'extension du conflit) de la relayer. Pourquoi cette si longue discussion? Pour montrer par l'exemple d'un des meilleurs crivains marxistes, qu'on perd le rel totaliser trop vite et transformer sans preuves la signification en intention, le rsultat en objectif rellement vis. Et aussi qu'il faut se dfendre tout prix de remplacer les groupes rels et parfaitement dfinis (la Gironde) par des collectivits insuffisamment dtermines (1la bourgeoisie des importateurs et des exportateurs). Les Girondins ont exist, ils ont poursuivi des fins dfinies, ils ont fait l'Histoire dans une situation prcise et sur la base de conditions extrieures : ils croyaient escamoter la Rvolution leur profit; en fait, ils l'ont radicalise et dmocratise. C'est l'intrieur de cette contradiction politique qu'il faut les comprendre et les expliquer. Bien sr, on nous dira que le but affich des Brissotins est un masque, que ces bourgeois rvolutionnaires se prennent et se donnent pour des Romains illustres, que le rsultat objectif dfinit rellement ce qu'ils font. Mais il faut prendre garde : la pense originale de Marx, telle qu'on la trouve dans Le 18 Brumaire, tente une synthse difficile de l'intention et du rsultat; l'utilisation contemporaine de cette pense est "superficielle et malhonnte. Si nous poussons jusqu'au bout, en effet, la mtaphore marxienne nous arrivons une ide neuve de l'action humaine : ima-ginez un acteur qui joue Hamlet et se prend son jeu; il traverse la chambre de sa mre pour tuer Polonius cach derrire une tapisserie. Or ce n'est pas l ce qu'il fait ; il traverse une scne devant un public et passe du ct cour au ct jardin , pour gagner sa vie, pour atteindre la gloire et cette activit relle dfinit sa position dans la socit. Mais on ne peut pas nier que ces rsultats rels ne soient pr-sents en quelque faon dans son acte imaginaire. On ne peut nier que la dmarche du prince imaginaire n'exprime d'une certaine manire dvie et rfracte sa dmarche relle, ni que la faon mme dont il se croit Hamlet ne soit sa faon lui de se savoir acteur. Pour revenir

  • Le problme des mdiations 39

    nos Romains de 89, leur faon de se dire Caton c'est leur manire de se faire bourgeois, membres d'une classe qui dcouvre l'Histoire et qui dj veut l'arrter, qui se prtend universelle et fonde sur l'co-nomie de la concurrence l'individualisme orgueilleux de ses membres, hritiers enfin d'une culture classique. Tout est l : c'est une seule et mme chose de se dclarer Romain et de vouloir arrter la Rvo-lution; ou plutt on l'arrtera d'autant mieux qu'on se posera davan-tage en Brutus ou en Caton : cette pense obscure soi-mme se donne des fins mystiques qui enveloppent la connaissance confuse de ses fins objectives. Ainsi peut-on parler la fois d'une comdie subjec-tive simple jeu d'apparences qui ne dissimule rien, aucun lment inconscient et d'une organisation objective et intentionnelle de moyens rels en vue d'atteindre des fins relles sans qu'une conscience quelconque ou qu'une volont prmdite ait organis cet appareil. Simplement la vrit de la praxis imaginaire est dans la praxis relle et celle-l, dans la mesure o elle se tient pour simplement imaginaire, enveloppe des renvois implicites celle-ci comme son interprtation. Le bourgeois de 89 ne prtend pas tre Caton pour arrter la Rvo-lution en niant l'Histoire et en remplaant la politique par la vertu; il ne se dit pas non plus qu'il ressemble Brutus pour se donner une comprhension mythique d'une action qu'il fait et qui lui chappe : c'est l'un et l'autre la fois. Et c'est justement cette synthse qui per-met de dcouvrir une action imaginaire en chacun comme doublet, la fois, et matrice de l'action relle et objective.

    Mais si c'est cela qu'on veut dire, alors il faut que les Brissotins, au sein mme de leur ignorance, soient les auteurs responsables de la guerre conomique. Cette responsabilit extrieure et stratifie, il faut qu'elle ait t intriorise comme un certain sens obscur de leur com-die politique. Bref, ce sont des hommes qu'on juge et non des forces physiques. Or, au nom de cette conception intransigeante mais rigou-reusement juste, qui rgle le rapport du subjectif l'objectivation et que, pour ma part, j'accepte entirement, il faut acquitter la Gironde de ce chef d'accusation : ses comdies et ses rves intrieurs pas plus que l'org