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103 EDUARDO MENDOZA EDUARDO MENDOZA SANS NOUVELLES DE GURB (ISBNÞ: 978-2-02-090307-3, 5Þ€) Sans nouvelles de Gurb est un roman espagnol, catalan et barcelonais. Il s’inscrit dans ce triple contexte géogra- phique et culturel, qui doit être explicité pour une meilleure compréhension de l’œuvre. Il s’agit tout d’abord de l’Espagne postfranquiste, de l’Espagne de la «ÞtransitionÞ»Þ: le roman paraît en 1990 et c’est cette même année que semble se dérouler le récit. Franco est mort en 1975, la nouvelle Constitution démo- cratique est approuvée en 1978 et le premier gouver- nement constitutionnel d’Adolfo Suárez est élu pour la période 1978-1981. En 1986, l’Espagne démocratique intègre l’actuelle Union européenne et, en 1992, les jeux Olympiques de Barcelone scellent le retour du pays sur la scène européenne et internationale sur fond de «Þmiracle économiqueÞ». ÀÞl’échelle de la Catalogne, les changements de cette époque sont tout aussi importantsÞ: la Generalitat de Catalogne est rétablie en 1977, l’année suivante le sta- tut d’autonomie et le Parlement catalan sont également restaurés. Dès lors, la politique linguistique et culturelle de ce qui est aujourd’hui la «ÞCommunauté autonome de CatalogneÞ» n’a cessé de prendre de l’ampleur. À Barcelone, les années 1990 sont aussi déterminantesÞ: la ville devient une véritable métropole cosmopolite et un pôle touristique européen. C’est grâce à un dévelop- pement culturel intensif depuis la fin des années 1970 que

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EDUARDO MENDOZA

SANS NOUVELLES DE GURB

(ISBNÞ: 978-2-02-090307-3, 5Þ€)

Sans nouvelles de Gurb est un roman espagnol, catalan etbarcelonais. Il s’inscrit dans ce triple contexte géogra-phique et culturel, qui doit être explicité pour unemeilleure compréhension de l’œuvre.

Il s’agit tout d’abord de l’Espagne postfranquiste, del’Espagne de la «ÞtransitionÞ»Þ: le roman paraît en 1990 etc’est cette même année que semble se dérouler le récit.Franco est mort en 1975, la nouvelle Constitution démo-cratique est approuvée en 1978 et le premier gouver-nement constitutionnel d’Adolfo Suárez est élu pour lapériode 1978-1981. En 1986, l’Espagne démocratiqueintègre l’actuelle Union européenne et, en 1992, les jeuxOlympiques de Barcelone scellent le retour du pays sur lascène européenne et internationale sur fond de «ÞmiracleéconomiqueÞ». ÀÞl’échelle de la Catalogne, les changementsde cette époque sont tout aussi importantsÞ: la Generalitatde Catalogne est rétablie en 1977, l’année suivante le sta-tut d’autonomie et le Parlement catalan sont égalementrestaurés. Dès lors, la politique linguistique et culturellede ce qui est aujourd’hui la «ÞCommunauté autonome deCatalogneÞ» n’a cessé de prendre de l’ampleur.

À Barcelone, les années 1990 sont aussi déterminantesÞ: laville devient une véritable métropole cosmopolite et unpôle touristique européen. C’est grâce à un dévelop-pement culturel intensif depuis la fin des années 1970 que

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Barcelone a acquis ce statut de métropole européenne etinternationaleÞ: les nombreuses réformes urbaines dont ellea fait l’objet durant ces décennies, ainsi que les jeux Olym-piques d’été de 1992, ont contribué à en faire une ville tou-jours plus attractive, à l’image de toute la région catalane.C’est dans ce contexte si particulier de l’Espagne de la tran-sition démocratique – qui est aussi l’Espagne de la Movida(mouvement culturel désignant le désir de renouveau de lajeunesse espagnole) – qu’évoluent les personnages humainset extraterrestres de Sans nouvelles de Gurb.

I.ÞLe journal d’un extraterrestre à Barcelone

1. LES FORMES DE LA NARRATION

A) Un récit de science-fictionLa science-fiction se définit avant tout comme un genre

littéraire décrivant des événements appartenant à un avenirplus ou moins proche et à un univers imaginé en exploitantles données contemporaines et les développements envi-sageables des sciences. Avancées technologiques, planèteséloignées, sociétés extraterrestres et objets techniquesspécifiques construisent un univers narratif unique enga-geant un vocabulaire et des thèmes qui lui sont propres.

Le récit d’Eduardo Mendoza obéit aux règles du genrede la science-fiction, ne serait-ce que parce que son narra-teur est un extraterrestre. De cette identité naît la pre-mière spécificité du récitÞ: un être non humain, pourvu deconnaissances scientifiques supérieures, arrive par le biaisde son vaisseau spatial en mission d’observation sur laTerre et atterrit à Barcelone. Le premier paragraphe duroman donne le ton, après que la couverture de l’ouvragea déjà fourni de précieux indices au lecteur.

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B) Le journal de voyageDès L’Odyssée d’Homère, la forme du récit de voyage

apparaît comme l’une des plus propres à orchestrer unrécit et ses péripéties. Sous cette catégorie générique semêlent récits de voyages réels1 et récits de voyages pure-ment fictifs2.

Sa structure narrative consiste à suivre un voyage,depuis ses préparatifs jusqu’au retour au point dedépart, en passant par la description du trajet, de l’arri-vée et du séjour. La narration du séjour et du trajetprend place au cœur d’un aller et d’un retour. EduardoMendoza dissimule au lecteur les circonstances dudépartÞ: le récit s’ouvre sur l’arrivée du vaisseau à sadestination et se referme sur son décollage (p.Þ124).Notons cependant que le vaisseau ne retourne pas à sonpoint de départ, mais poursuit, seul, ses voyages d’explo-ration vers d’autres sphères inconnues («ÞAlpha du Cen-taureÞ»). Les extraterrestres ne reviendront pas chezeux, mais transformeront leur voyage temporaire enséjour permanent. Ainsi Mendoza joue avec les étapesclés du récit de voyageÞ: le retour n’a pas lieu et le vais-seau s’en va bien, mais vide de ses occupants.

L’autre spécificité du récit de voyage, c’est qu’il est sou-vent conduit par un narrateur qui a fait le voyage dont ilparleÞ; ce qui implique une distance temporelle forte entrele moment même du voyage et le temps de l’écriture,c’est-à-dire de sa mise en récit. Mais chez Mendoza, levoyage sur Terre des deux extraterrestres n’a rien d’unvoyage de loisirÞ; ils doivent observer les humains, leurs

1. Marco Polo, Le Devisement du monde en 1299Þ; Jean de Léry,Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil en 1578Þ; Chateaubriand,Itinéraire de Paris à Jérusalem en 1811.

2. Cyrano de Bergerac, États et empires de la Lune en 1627Þ; Jona-than Swift, Les Voyages de Gulliver en 1726Þ; Jules Verne, Voyage au centrede la Terre en 1864.

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mœurs et leurs cultures, et en faire un rapport pour leurhiérarchie. Le récit de leur voyage prendra donc la formescientifique du carnet de bord. Cette singularité permetune narration à la première personne qui reste au plusproche de l’aventure vécueÞ: le récit de voyage se faitobservation jour après jour et heure après heure des déam-bulations de l’extraterrestre dans Barcelone. La narrationau présent est ainsi orchestrée autour de notations tem-porelles très précises. Chaque chapitre porte la date d’unjour («ÞLeÞ9 de ce moisÞ», «ÞLeÞ10 du même moisÞ»)Þ: leséjour sur Terre est circonscrit, duÞ9 auÞ24 d’un mêmemois. Les chapitres eux-mêmes sont subdivisés selon unelogique temporelleÞ: à un paragraphe correspond uneheure notée à la minute près – dans le premier chapitre,on note dix paragraphesÞ: «Þ0ÞhÞ01Þ», «Þ7ÞhÞ00Þ», «Þ7ÞhÞ15Þ»,«Þ7ÞhÞ21Þ», «Þ7ÞhÞ23Þ», «Þ7ÞhÞ30Þ», etc.

Il s’agit bien de rendre compte du déroulement précisde chaque journée. Le journal de bord alterne alors entreécriture purement descriptive ou «ÞnotativeÞ» et narra-tion à la première personne. L’étude du premier chapitrepermet d’observer cette écriture sèche et purementexplicativeÞ: il faut appliquer «Þles ordres donnésÞ» et noterles caractéristiques du lieu de départ («ÞCiel dégagé avecbrises de secteur sudÞ; température, 15Þdegrés centigradesÞ;humidité relative, 56Þ%Þ; état de la mer, calmeÞ») dans unelangue proche du rapport officiel. Ces notations ne sontjamais ensuite l’objet de tout un chapitre, mais elles ponc-tuent l’intégralité du récit, se faisant traces résiduelles decette mission d’observation pure. Si le premier chapitreest celui de l’arrivée sur Terre selon le protocole pro-grammé, dès le deuxième jour le protocole se désagrègelentementÞ: Gurb a disparu. La narration prend le pli decette importante modification de la situation. Ainsi s’ouvrele deuxième chapitreÞ: «Þ7ÞhÞ00. Je décide de partir à larecherche de Gurb.Þ» La première personne du singulier

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conduit à présent la narrationÞ: le carnet de bord devientjournal d’un extraterrestre à Barcelone. Cette caractéris-tique de la narration permet à Mendoza de faire s’alternerdes paragraphes très courts – le plus souvent purementnotatifsÞ: «Þ8ÞhÞ01. Écrasé par une Opel CorsaÞ» – et desparagraphes beaucoup plus longs afin de donner au récitdu séjour une dynamique efficace au carrefour du récit devoyage, du carnet de bord et du journal.

C) Le regard décentré«ÞJournal de bord d’un extraterrestre à BarceloneÞ»Þ:

tel pourrait être le sous-titre par trop explicite du récitde Mendoza. Le choix du personnage non humain condi-tionne génériquement l’œuvre en la rapprochant de lascience-fiction et du journal de bord. Mais les tenants etaboutissants de ce choix ne s’arrêtent pas làÞ; ils inscriventle récit dans une autre tradition littéraire, qu’une fois deplus Mendoza adopte pour mieux faire sienne et y porterson regard amusé et railleur.

Tout ici est histoire de regardÞ: regard de l’extrater-restre sur l’humain et regard de l’humain sur le non-humainÞ; regard de celui qui vient de là-bas et qui pose sesyeux sur l’ici. Le choix de l’extraterrestre, c’est bien lechoix d’une distance essentielle et radicale, celle de celuiqui est autre et étranger – étrangeté radicalisée par l’appar-tenance au genre non humain. Le regard de l’étrangeétranger, c’est dans cette tradition que s’inscrit Men-doza. Les Grandes Découvertes ont ouvert le monde àune étrangeté surprenante dont la littérature tente derendre compteÞ: Jean de Léry observe les cannibales duBrésil, tandis que Montaigne fait le récit de sa rencontreavec des Indiens à Rouen1. Le relativisme culturel forgeses premières armes et l’étranger n’est plus si éloigné de

1. Montaigne, Essais, 1580.

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nous, il devient celui qui peut révéler les faux-semblants etles horreurs de nos sociétésÞ: le barbare devient le sage.Les penseurs des Lumières vont mener à son terme ceprincipe de renversement, comme Montesquieu dans sesLettres persanes ou Voltaire dans L’Ingénu.

Gurb et son supérieur hiérarchique sont les lointainsdescendants du Persan ou du Huron. Ils arrivent à Bar-celone quand Rica arrivait à ParisÞ: tous promènent leurregard sur les us et coutumes de certains humains. Men-doza joue avec cette tradition et en exploite jusqu’au boutle principeÞ: l’extraterrestre est cette figure paradoxalequi ignore tout de l’humain et de son monde, qui lui est leplus étranger, et qui pourtant possède certaines connais-sances qui lui permettent de saisir immédiatement unevérité du monde qu’il observe. Mais ici la naïveté duregard devient la sur-scientificité du regardÞ: le principedes Lumières est renversé. Le regard de l’extraterrestreest surinformé, ce qui permet une acuité toute semblableà celle provoquée par la lucidité de l’absence de connais-sances – distance faute de connaissance ou grâce à unetrès grande connaissance, le principe est le même et ledanger est celui d’un regard immergé plongé dans un quo-tidien qu’il ne parvient plus à discerner et qu’il ne ques-tionne plus.

2. LA VILLE

La ville de Barcelone est un personnage à part entièredu roman de MendozaÞ: elle est le cadre de la découverteet de l’exploration du monde pour le narrateur extrater-restre.

A) Un (des) roman(s) barcelonaisSans nouvelles de Gurb relate un mois de l’année 1990

dans la même ville devenue métropole cosmopolite. Il

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peut être intéressant de proposer aux élèves une étudedes deux premiers chapitres de La Ville des prodiges, danslesquels Mendoza retrace les origines phéniciennes,grecques, romaines, musulmanes, juives puis catholiquesde la ville et présente certains quartiers de la capitale à lafin du XIXeÞsiècle1. La lecture de ces extraits pourrait s’avé-rer beaucoup plus efficace qu’un «Þpoint historiqueÞ» surla chronologie de la ville.

B) Un extraterrestre dans la villeC’est cette Barcelone de Mendoza que le narrateur

extraterrestre fait découvrir au lecteur sous le jour nou-veau du regard étrange et donc étranger. Dans sa quêtede Gurb, l’auteur du journal explore les quartiers, lesmonuments, aborde l’actualité de la ville et passe en revuel’attitude des Barcelonais, leur rapport à la cité et les par-ticularités de la métropole. Et Mendoza en profite pourcaricaturer sa ville, pour grossir le trait sur certains pointssensibles. L’exemple des travaux pour les jeux Olympiquesd’été de 1992 et des incohérences administratives de laville est particulièrement parlantÞ: le regard de l’autredénonce les aléas de cet interminable chantier (p.Þ48) et laspéculation immobilière qu’entraîne l’événement à venir(p.Þ40), mais revient aussi sur la faiblesse du conseil muni-cipal barcelonais (p.Þ23), sur l’offre culturelle, loin d’êtreaussi performante que le prétend le gouvernement de laville («ÞPeu de villes sur la Terre peuvent s’enorgueillir d’offrirla variété culturelle de BarceloneÞ», p.Þ45-46), et sur la fer-meture des musées pour travaux (p.Þ102-103).

Pourtant le lecteur barcelonais n’est pas le seul à sou-rire de ces critiques et moqueries à peine masquéesÞ:c’est toute la société urbaine des métropoles qui estvisée. On retrouve les poncifs du quotidien citadinÞ: la

1. PagesÞ10-15 et 18-27.

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«Þforte concentration d’êtres individualisésÞ» et «Þl’affluence desvéhiculesÞ» au carrefour Diagonale-Paseo de Gracia (p.Þ9),les «Þtransports publics appelés Chemins de Fer de la Genera-litatÞ» (p.Þ35) ou encore les travaux sur la voie publique(p.Þ36-38) et les encombrements de la circulation (p.Þ53).Mais c’est aussi une visite guidée de la ville que propose leparcours de l’extraterrestreÞ: son exploration est celle dulecteur, qu’il connaisse ou non BarceloneÞ; lors de nom-breux épisodes, l’étranger cite les noms de rues ou leshauts lieux du tourisme catalan. On le suit ainsi dans sespérégrinations sur les fameuses Ramblas (p.Þ64-65) – cetteavenue emblématique de la ville qui en est le véritablecentre névralgique1 – et sur la grande Plaza de Cataluña(p.Þ79), mais aussi dans la cathédrale du Barri Gòtic (p.Þ64etÞ83) et lors d’une excursion nocturne à la célèbreSagrada Familia (p.Þ83). On reconnaît aussi la Plaza Real(p.Þ66) et le Palau de la Musica Catalana (p.Þ60).

Mais loin d’être un simple panorama touristique, la géo-graphie barcelonaise du récit est aussi celle des quartierspériphériques ou malfamésÞ: leÞ11 du mois, l’extraterrestrenarrateur entreprend une nouvelle recherche dans le quar-tier dit «ÞpauvreÞ» de San Cosme (p.Þ16)Þ; plus loin, c’estle quartier huppé de Pedralbes qu’il passe au peigne fin(p.Þ21). Les conclusions tirées de cette observation privi-légiée de la ségrégation socio-spatiale à Barcelone sont àl’image de tout le livreÞ: il s’agit de poser sur la ville et seshommes un regard neuf, étonné et par conséquent sar-castique. Ainsi l’imaginaire de la ville qui se dégage de cejournal humoristique est bel et bien celui d’un auteurÞ: àtravers le journal de l’extraterrestre, Mendoza livre saBarcelone mentale, concrète et personnelle, son amourpour cette ville, ses enthousiasmes et ses sarcasmes sur la

1. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Spain.Barcelona.Les.Ram-bles.svg.

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Ciudad Condal. La voix de l’auteur semble poindre sous laprose du compagnon de GurbÞ: «Þici se mêlent et se démêlentles destins les plus divers. C’est le limon de l’Histoire qui, en sedéposant, a formé ce quartierÞ[…]Þ» (p.Þ65).

3. LA SATIRE CONTEMPORAINEÞ: CRITIQUE ET HUMOUR

A) Satire explicite du regard étrangerUn regard étranger porté sur une ville européenne, tel

est le dispositif narratif du récit d’Eduardo Mendoza. L’extra-terrestre promène sur Barcelone des yeux à l’acuité trou-blante car le dispositif a partie liée avec le principe de lasatire, celui de la critique railleuse.

Le dispositif narratif du roman contient en lui-même leprincipe de la satireÞ; autrement dit, la critique mordantel’est d’autant plus lorsque celui qui la produit est pleine-ment étranger à la situation critiquée. Cette forme initialede la satire est la plus évidenteÞ: l’extraterrestre accuse sadifférence avec les êtres qu’il côtoie et avec leurs habi-tudes. Son regard et son jugement restent conditionnéspar cette identité différentielle qui lui permet de remettreen cause et d’interroger ce qui pour les humains relève del’évidence et des habitudes d’une société autant catalanequ’humaine.

Ainsi dans le chapitre intitulé «ÞLeÞ20Þ» le narrateurattaque frontalement la composition même du corpshumain. «ÞIl n’existe pas dans tout l’Univers, de camelote plusinfecte et de travail plus bâclé que le corps humain. […]ÞLavérité, c’est qu’ils n’ont pas eu de chance avec l’évolution.Þ»Ce paragraphe suffit à faire saisir comment la satire pro-cède. Le ton est celui de l’observation la plus objectivepossible, détenant une «ÞvéritéÞ» que ne possèdent pasceux qu’on observe. Et, de fait, l’extraterrestre peut, lui,ouvrir sa comparaison à «Þtout l’UniversÞ». Le jugement est

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impitoyablement négatif et la charge humoristique de cesremarques invite à reconsidérer les critères esthétiquesde toute une société.

Le paragraphe suivant s’attaque, lui, aux habitudes d’unesociétéÞ: le narrateur observe les hommes s’attabler à desterrasses au soleil. Une telle activité, d’apparence anodine,devient le moment d’une profonde incompréhension de lapart de l’extraterrestre. «ÞLes rues sont plus animées qu’àl’ordinaire car, avec l’arrivée de la chaleur, le bon citoyens’empresse d’occuper sa place aux terrasses que les cafés ins-tallent entre les boîtes à ordures. Là, il s’assourdit, pollue ets’intoxique, puis il paye ce qu’il doit et rentre chez lui.Þ» Lestyle, rapide et sec, est toujours celui du carnet de bord.La satire s’introduit par la juxtaposition des actions réper-toriéesÞ; le narrateur observe ces mœurs étranges sans yparticiper, ce qui n’est pas toujours le cas.

B) Satire impliciteÞ: les tentatives d’acclimatation de l’étrangerLe narrateur ne se contente pas seulement de pointer

les usages incongrus qui font le quotidien des humainsÞ; àplusieurs reprises il décide de s’y essayer, pour comprendreou parce qu’il y prend étonnamment goût. La satire sedéplace alors, devenant sans doute plus implicite. Elle neréside plus dans l’étrangeté radicale de l’observateur parrapport aux convenances sociales, mais dans son désirmaladroit de vouloir se fondre en elles.

La meilleure illustration de cette situation réside dansce qu’on pourrait appeler la «Þproblématique amoureuseÞ»de l’extraterrestre. Ayant constitué son foyer, il constate,«ÞleÞ14Þ», qu’il ne lui manque plus qu’une femmeÞ: l’expres-sion de ce manque, et donc de ce désir, est déjà le signed’une acclimatation aux mœurs humaines en passe d’êtreaccomplie. Se succèdent alors plusieurs scènes mettantl’extraterrestre face à sa voisineÞ: dans ces occasions il

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déploie tous les poncifs de la séduction amoureuse.«ÞLeÞ18Þ» il s’essaie à diverses façons de l’approcher sousun prétexte quelconqueÞ: à sept reprises, entre 20ÞhÞ30 et20ÞhÞ47, il va la trouver chez elle, avant de rentrer dépitéchez lui. «ÞLeÞ20Þ» il décide de lui écrire une lettre qu’ilrecommence à cinq reprises. Dans les deux cas, le prin-cipe de répétition est à l’œuvre pour signaler une volontéde s’approprier les codes de la société observée, etappuyer l’artificialité de ses convenances.

C) Les formes de l’humour•ÞLe comique farcesque. Le comique farcesque est l’héri-

tier de la forme théâtrale de la farce mettant en scènepersonnages et situations bouffonnes et grotesques. Lecomique de situation mêlant quiproquos et répétitions àl’infini y occupe une place essentielle, que l’on retrouvedans le récit de Mendoza. Ainsi «ÞleÞ12Þ», de 16Þheures à17ÞhÞ45, les paragraphes se succèdent au rythme desachats compulsifs du narrateur et d’une temporalité accé-lérée. La répétition sert la critique d’une société où legeste de l’achat et de la consommation peut sembler plusimportant que l’objet acheté. On retrouve plusieurs foisdans le fil de ce séjour de tels enchaînements de faitsÞ: ausujet des travaux qui criblent la ville (p.Þ13), du racket(p.Þ17) ou d’une conversation sur tout et rien avec laconcierge (p.Þ73). ÀÞchaque fois le principe de répétitioncomique accuse un trait de caractère de cette société etlaisse percer la critiqueÞ; la satire n’en est que plusefficace. Nous pourrions aussi noter les moments où lecorps – essentiel dans la farce – et son démantèlementportent la charge comiqueÞ: pagesÞ11 etÞ15, le corps del’extraterrestre est soumis à rude épreuve par l’atmos-phère néfaste de la Terre.

•ÞLes jeux de la retranscription «ÞneutreÞ». La forme ducarnet de bord implique une écriture qui se rapproche de

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la prise de notes. La neutralité y est de mise, il s’agit denoter pour ne pas oublier plus que de porter un juge-ment. Du moins, tel est l’énoncé théorique d’une écriturequi se veut neutre. L’objectivité de la retranscription estpourtant mise à rude épreuve lorsque le narrateur passesa soirée dans un bar en présence d’êtres alcoolisés.Ainsi «Þle 12Þ» à 22ÞhÞ17 il note précisément les dits etgestes de ces compagnonsÞ: une femme «Þplonge la maindans son corsage et la ressort pleine de billets sales et frois-sés qu’elle lance sur le comptoir. Un autre client croit qu’ils’agit de tripes et en mange quatre d’un coup. La femmeaffirme que c’est elle qui invite. Le client pieux réplique qu’ilne se laissera jamais inviter par une femme. Il explique qu’ila des (ici un mot incompréhensible) dans son pantalonÞ».Hallucinations et paroles rapportées des personnages,comportements sociaux (courtoisie et sexisme), actionset mots déplacés – jouant avec l’imagination du lecteur –sont notés sans commentaires, leur juxtaposition par-lant d’elle-mêmeÞ; l’objectivité affichée renforce l’effetcomique et satirique de la scène.

•ÞFausser et forcer la logique. L’extraterrestre, contraire-ment au Huron, est doté d’une science et de connais-sances que l’on considère comme étant aÞpriori supérieuresau savoir humain. Pourtant, par instants, il est celui quicourt-circuite le raisonnement logique, passant d’uneobservation neutre des faits à leur interprétation fan-taisiste. Il comprend ainsi que le bruit produit par lesbennes à ordures est volontairement orchestré afin derappeler à tous le bruit «ÞépouvantableÞ» qui régnait aumoment de la création de la Terre (p.Þ72). L’explicationde cette «Þambiance telluriqueÞ» joue des probabilités dela logique, mais la rend plus poétique que rationnelle.

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II. Propositions d’études

1. ITINÉRAIRES

Repérer un cadre géographique et ses spécificités dans lerécit. Il s’agit ici de proposer aux élèves un repérage desdifférents lieux de Barcelone qui sont égrenés par le nar-rateur, et ce à différentes échellesÞ:

–Þlocaliser sur une carte de la région de Barcelone tousles quartiers mentionnés pageÞ49 et, sur une carte plusprécise de la ville, toutes les places décrites pageÞ50.

–Þlocaliser sur une carte plus précise de la ville tousles monuments fréquentés durant la balade nocturnedu narrateur et de son ami Conchita-Kao, pagesÞ83-84Þ;un bon outil cartographique est disponible sur le sitede la municipalité barcelonaiseÞ: http://www.bcn.es/guia/welcomee.htm.

2. ÉTUDE DES PERSONNAGES

Comparer/confronter les deux personnages principaux. Ils’agit ici de travailler la notion de personnageÞ: d’une partla caractérisation du «ÞjeÞ» narrateur non nommé et sou-vent multiplié (relevé possible des différentes identités àtravers les épisodes de matérialisations), d’autre partl’absence de Gurb (qui est l’objet même du récit) et saréapparition soudaine, pageÞ106.

3. LA SCIENCE-FICTION

Reconnaître un genre avec ses outils propres. Les élèvespourraient sur ce thème effectuer un travail sur la langueet les objets du genreÞ: le vocabulaire technique (planètes,«ÞstationÞ», vaisseau) et le champ lexical de la maîtrisedes sciencesÞ: analyses du milieu humain, désintégrations,

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définitions et avancées technologiques. Cette étude peutillustrer une définition du discours explicatif.

4. L’HUMOUR

Repérer les moyens du récit pour faire rire le lecteur. Il estpossible pour ce thème de proposer un relevé des figuresde style et des outils rhétoriques qui font du journal unrécit humoristique. Deux exemples peuvent être particu-lièrement exploitésÞ:

a) le comique de répétition (exemples p.Þ49-50, 62-63,83-84)Þ;

b) l’exagération (exempleÞ: le thème récurrent de l’ingur-gitation des kilos de beignets, p.Þ63 etÞ72, «Þtout en man-geant les beignets cinq par cinqÞ», p.Þ89, 107).

5. VOCABULAIREÞ: LA LANGUE DE SANS NOUVELLES DE GURB

Comprendre ce qu’est une expression lexicalisée. Il s’agiraitici d’insister sur la notion de cliché et d’expressions idio-matiques, ainsi que sur la distinction sens propre/sensfiguré. ÀÞtravers les italiques et les métaphores, dégagerles occurrences de cette langue étrangère à l’extrater-restre. ExemplesÞ: «Þle client […] me demande si je veux saphotoÞ» (p.Þ29-30), «ÞMmeÞMercedes a passé de nouveau lanuit avec un chienÞ» (p.Þ56).

6. LE REGARD DÉCENTRÉ

Repérer et comprendre ce qu’est le regard décentré dans lerécit. ÀÞtravers une courte étude de deux extraits, déter-miner quelles sont les caractéristiques principales de ceregard de l’autre dans l’écriture du récitÞ:

a) les vieux de la place (p.Þ66, 11Þheures)Þ;b) les enfants (p.Þ66-67, 12Þheures, «ÞSur ma planète…Þ»/

«ÞChez les êtres humains…Þ»).

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7. LECTURE COMPARÉE

Inscrire le récit dans la tradition littéraire de la satire faitepar un étranger. Inviter la classe à analyser les similitudes etles différences qui existent entre le fonctionnement durécit de Mendoza et celui des Lettres persanes de Montes-quieu. On pourrait s’appuyer sur deux de ces lettresÞ:

a) la lettre 30, qui décrit l’arrivée de Rica à ParisÞ; lesParisiens le pensent «Þenvoyé du CielÞ»Þ;

b) la lettre 48, dans laquelle Usbek observe les particu-larités d’une société mondaine.

8. TRAVAIL D’ÉCRITURE

Raconter une journée «Þà la manière deÞ» Sans nouvellesde Gurb. Les élèves peuvent situer leur récit dans la villeet le contexte de leur choix, mais doivent respecter cer-tains critèresÞ: il s’agit de travailler la forme du journal, leregard décentré, le genre de la science-fiction, la satire etl’humour. Pour cela, le choix du personnage extrater-restre est recommandable.

MARGOT FAVARD,professeur agrégé de Lettres modernes,

et ROMY SANCHEZ,professeur agrégé d’Histoire.

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