réplication d’une expérience historique galilée et le « passe-vins » : une expérience...

10
Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ? Pierre Lauginie Groupe d'Histoire et de Diffusion des Sciences d’Orsay (GHDSO) Université Paris-Sud, centre d'Orsay, bat. 407 F-91405 Orsay cedex. [email protected]

Upload: joel-garner

Post on 03-Jan-2016

25 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?. Pierre Lauginie Groupe d'Histoire et de Diffusion des Sciences d’Orsay (GHDSO) Université Paris-Sud, centre d'Orsay, bat. 407 F-91405 Orsay cedex. [email protected]. Le texte de Galilée. - PowerPoint PPT Presentation

TRANSCRIPT

Page 1: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Réplication d’une expérience historique

Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Pierre Lauginie

Groupe d'Histoire et de Diffusion des Sciences d’Orsay (GHDSO)

Université Paris-Sud, centre d'Orsay, bat. 407

F-91405 Orsay cedex. [email protected]

Page 2: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Le texte de Galilée

« Salviati — Et de fait, il existe entre l’air et l’eau un antagonisme très net comme je l’ai observé dans une autre expérience ; on remplit d’eau un globe de cristal muni d’un orifice pas plus large qu’un brin de paille, puis on le retourne, l’ouverture dirigée vers le bas : l’eau, malgré sa gravité considérable et sa propension à descendre dans l’air, celui-ci malgré sa disposition contraire pour s’élever, refusent l’un comme l’autre de passer par l’orifice, et demeurent tous deux opiniâtrement sur leur position ; si en revanche on place l’ouverture dans un récipient contenant du vin rouge, dont la gravité est à peine inférieure à celle de l’eau, on verra aussitôt celui-ci s’élever lentement dans l’eau sous forme de traînées rouges, et cette dernière, avec une égale lenteur, descendre dans le vin, sans se mélanger, si bien qu’en fin de compte le globe se remplira complètement de vin et l’eau passera tout entière dans le récipient inférieur. Qu’en conclure alors, sinon qu’il existe une certaine incompatibilité mystérieuse entre l’eau et l’air, mais peut-être …

• Simplicio — J’ai presque envie de rire en voyant la grande antipathie qu’éprouve le seigneur Salviati pour « l’antipathie », qu’il ne veut même pas appeler par son nom ; et pourtant, elle lève parfaitement la difficulté.

• Salviati — Que telle soit, puisqu’il plaît au seigneur Simplicio, la solution du problème … »

Galilée, réf. [1]

Page 3: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

La déclaration de Koyré

• « Je confesse que je partage la perplexité de Salviati. Il est, en effet, difficile d’avancer une explication pour l’étonnante expérience qu’il vient de rapporter ; en particulier, parce que, si nous la répétions exactement comme elle est décrite, nous verrions le vin monter dans le globe de verre (rempli d’eau), et l’eau descendre dans le récipient (rempli de vin) ; mais nous ne verrions pas l’eau et le vin simplement se remplaçant mutuellement ; nous verrions la formation d’un mélange.

• Que conclure ? Devons-nous admettre que les vins rouges du XVIIe siècle avaient des propriétés que ne possèdent plus les vins d’aujourd’hui — propriétés qui les rendaient, comme l’huile, non-miscibles à l’eau ? Ou pouvons-nous supposer que Galilée, qui sans aucun doute n’a jamais mélangé d’eau à son vin (car le vin était pour lui « l’incarnation de la lumière du soleil »), n’avait jamais fait l’expérience ; mais que, en ayant entendu parler, il la reconstruisit dans son imagination, acceptant la totale et essentielle incompatibilité de l’eau et du vin comme un fait indubitable ? — Personnellement, je présume que la seconde explication est la bonne. »

Koyré, réf. [2]

Page 4: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

La note de Koyré

• « Des résultats en meilleur accord avec l’assertion de Salviati seraient obtenus en utilisant deux ouvertures, au lieu d’une, dans le ballon de verre et en adaptant une paille, ou un tube étroit, à chacune d’elles de telle manière que l’une (A) se prolonge à l’intérieur du ballon et l’autre (B) vers son extérieur. Nous verrions alors un filet de vin rouge s’élevant du tube A vers le haut du ballon, et un filet d’eau s’écoulant vers le bas du récipient, avec le résultat que le vin se rassemblerait au sommet, et l’eau à la partie inférieure. Malheureusement, même dans ce cas, il y aurait mélange. De plus, Salviati parle d’un seul orifice à son flacon, pas deux ; et d’aucune paille. »

Koyré, réf. [3]

Page 5: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Un peu plus d’Histoire

• « Loin de se laisser emporter par son imagination, comme le pensaient Koyré et l’auteur de cette note dans un premier temps, Galilée se réfère ici à une expérience bien connue des distillateurs et extracteurs d’essence, décrite par Brouault sous le nom d’expérience du passe-vins dans son Traité de l’eau de vie (publié en 1646 mais rédigé avant 1604) et exposée déjà avant lui par G. Della Porta en 1589. En fait, l’échange d’un flacon à l’autre n’est que partiel et finalement se produit un mélange de l’eau et du vin. Sur ce point, voir le travail de Suzanne Colnort-Bodet, Un distillateur français précurseur de Galilée [7]. James MacLachlan, ignorant apparemment tout du passe-vins, a refait l’expérience [4]. »

Maurice Clavelin [6]

Page 6: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

L’expérience répliquée : commentaire

• Contrairement aux affirmations de Koyré, réplications réussies de l’expérience par : J. MacLachlan en 1973 [4] ; P. Thuillier en 1983 [5] ; nous-mêmes, notamment en cette présentation ; et d’autres …

• Cependant, échange seulement partiel, jamais total. Idéalisation par Galilée ?• Interprétation moderne : compétition entre phénomènes à temps caractéristiques très

différents. Échange par gravité, rapide (de l’ordre de la minute) et diffusion du vin dans l’eau, très lente (des heures, si tout est calme). Aux temps très longs (12 h et plus), retour au mélange. Cet aspect dynamique, qui permet d’observer le phénomène, échappe totalement à Koyré.

• Problématique moderne spontanée : pourquoi diable le vin traverse-t-il l’eau sans s’y mélanger ? C’est aussi celle de Koyré, qui déclare la chose impossible.

• Mais problématique totalement différente chez Galilée : pourquoi le vin « monte-t-il » à travers l’eau du récipient supérieur, alors que l’air s’y refuse absolument ? Interprétation en termes de compatibilité et incompatiblité, bien loin de Torricelli et Pascal, pourtant proches dans le temps. La question du non-mélange n’est pas évoquée ! Cette différence de problématiques échappe à Koyré.

Page 7: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

L’expérience répliquée : images

Une feuille de bristol percée d’un trou est placée entre les deux verresPhotos (prises pendant la présentation) : Rachel Bores et Hervé Pouliquen

Page 8: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

L’expérience répliquée : autres images

Un échange très avancé Deux trous Deux fioles (Photos : P. Lauginie)

Page 9: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Conclusion

• Intérêt de la réplication : Galilée a donc pu faire, ou voir faire, l’expérience, contrairement à ce qu’en dit Koyré. Importante conclusion quant au soi-disant « platonisme » de Galilée.

• Éviter l’anachronisme : problématique de Galilée totalement différente de la problématique spontanée d’aujourd’hui.

• Sur ces deux points, une sommité comme Koyré s’est trompée. Tentez donc l’expérience avant de la déclarer impossible !

• Intérêt pédagogique de la réplication : faire de la science (expérience et interprétation), faire de l’Histoire, déjouer les pièges de l’anachronisme (problématiques bien datées), mieux comprendre la relation d’une science avec son époque.

• Sur la réplication (de cette expérience et de quelques autres) voir C. Blondel, réf. [8].

Page 10: Réplication d’une expérience historique Galilée et le « Passe-vins » : une expérience idéalisée ?

Références

• [1] Galilei, G. : 1638, Discours concernant deux sciences nouvelles ; 1970, traduction française, M. Clavelin, Paris, Armand Colin ; 1994, nouvelle édition, Paris, PUF, p. 60-61.

• [2] Koyré, A. : 1960, Revue d'Histoire des Sciences, 13, 240-241 ; Metaphysics and measurement, p. 84.

• [3] Koyré, A. : 1960, Revue d'Histoire des Sciences, 13, notes, p. 241n ; Metaphysics and measurement, notes, p. 84n.

• [4] MacLachlan, J. : 1973, ‘A test of an « imaginary » experiment of Galileo’s ’, ISIS, 64, 374-379.

• [5] Thuillier, P.: 1983, ‘Galilée et l'expérimentation’, La Recherche, 14, n° 143, 142-154

• [6] Clavelin, M. : 1994, in Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, traduction française M. Clavelin, nouvelle édition, Paris, PUF, note 34, pp. 60 et 252.

• [7] Colnor-Bodet, S. : 1975, ‘Un distillateur français précurseur de Galilée ?’, Veröftenlichtungen der Internationalen Gesellschaft für Geschichte der Pharmacie , Stuttgart, 42, 11-20.

• [8] Blondel, C. : 1994, ‘L'improbable transmission du savoir-faire expérimental’, Pour la Science, 202, 10-12.