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    REGULAEET MATHMATIQUES

    THEORIA - Segunda poca - Vol. IX

    Michel SERFATI *

    ABSTRACT

    L'histoire du texte des Rgles pour la Direction de l'Esprit(Regulae) deDescartes est un peu singulire: non publi du vivant de Descartes, iln'a paru qu'en 1701, dans les Opera Posthumad'Amsterdam. De faonplus significative, et contrairement aux autres traits cartsiens perdus,ce texte secret n'est jamais explicitement evoqu par Descartes, ft-ceau dtour d'une correspondance. Par leur troite dpendance vis visdes mathmatiques, les Regulae sont cependant un texte majeur,constitutives de la pense de leur auteur dans ses annes de jeunesse(1619-1628), et par l de toute la philosophie moderne. Descartes avaitjug le texte suffisamment important pour l'emmener Stockholm, o ila t dcouvert pres sa mort, dans ses papiers.Entre les mathmatiques et les Regulae, ce texte "clatant et obscur"(J.P. Weber), il est ces trois types principaux de rapports croiss quenous tcherons d'analyser: historiquement d'abord, quelles furent laformation et l'exprience mathmatique du jeune Descartes, quiconstiturent, notre sens, l'armature conceptuelle du texte. Quelles

    sont ensuite les voies par lesquelles, dans les Regulae, Descartes a putransmuer cette exprience mathmatique premire la fois en unepratique, une mthode, une thorie de la connaissance, enfin en unepistmologie assez radicalement neuve. Enfin, et prenant Descartesau srieux nous examinerons l'occasion cette question: quel est lesort rserv, de nos jours, cette pistmologie cartsienne, enparticulier confronte aux mathmatiques contemporaines?

    Introduction

    Le texte des Regulae, de Descartes, a suscit chez les philosophes deux attitudes

    bien contraires: les uns, comme J. Hyppolite1, mettant l'accent sur l'immaturit,l'inachvement, le caractre souvent anarchique et parfois contradictoire du texte, ontconclu une forme de confusion premire, l'tat achev de la pense du philosophe devanttre trouv dans une diffrenciation ultrieure: dans les Mditations quant laMtaphysique, ou dans la "Gomtrie", quant aux mathmatiques.

    Mais le texte a aussi provoqu, avec une sorte de vritable enthousiasme, une thsede vingt ans (J.P. Weber), la constitution d'un index selon les mthodes

    1994, N 21, 61-108

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    modernes, des traductions neuves, rcentes, selon le lexique cartsien, et avec un appareil

    critique dtaill, tout comme pour le Discours (J.L. Marion2). D'autre part, notre sens, letexte rencontre chez les mathmaticiens contemporains une sorte d'approbationimmdiate, doubl d'un sentiment de familiarit et de proximit avec des mthodesmathmatiques aujourd'hui en vigueur. Notons ce sujet -le fait est si rare- l'intrt que luiportrent dans leurs crits d'minents mathmaticiens, tels Lebesgue3et Hadamard4.

    L'histoire du texte des Regulae est un peu singulire: non publi du vivant deDescartes, il n'a paru qu'en 1701, dans les Opera Posthumad'Amsterdam. De faon plussignificative encore et contrairement aux autres traits perdus (trait d'Algbre de 1619, oude mtaphysique de 1629), ce texte secret n'est jamais explicitement voqu parDescartes, ft-ce au dtour d' une correspondance. Il l'avait nanmoins jug suffisammentimportant pour l'emmener Stockholm, o il a t dcouvert aprs sa mort, dans sespapiers, en sorte que le manuscrit a t nanmoins diffus entre 1650 et 1701 et connu parexemple, des auteurs de la Logique de Port-Royal5.

    Entre les mathmatiques et les Regulae, ce texte "clatant et obscur"6, il est ces troistypes principaux de rapports croiss que nous tcherons d'analyser: historiquement d'abordquelles furent la formation et l'exprience mathmatique du jeune Descartes quiconstiturent, notre sens, l'armature conceptuelle du texte. Quelles sont ensuite les voiespar lesquelles, dans les Regulae, Descartes a pu transmuer cette expriencemathmatique premire la fois en une pratique, une mthode, une thorie de laconnaissance, bref en une pistmologie assez radicalement neuve. Enfin, et prenantDescartes au srieux nous examinerons l'occasion cette question: quel est le sort

    rserv, de nos jours cette pistmologie cartsienne, en particulier confronte auxmathmatiques contemporaines?

    1. Bref his torique et questions de datation

    1.1. Il faut d'abord pralablement voquer brivement la question de la formationmathmatique de Descartes. A la Flche l'poque de Descartes, et mme aprs larforme mise en place par Clavius (la Ratio), les mathmatiques. n'taient enseignes quede faon relativement annexe, et en seconde anne seulement. Il apparat que Descartes7a largement travaill les Mathmatiques en dehors des cours. Nous ferons l'hypothsenaturelle, confirme par Descartes lui-mme8, qu' La Flche, il a lu une bonne partie desouvrages de Clavius: Algebra, Geometrica Practica, Arithmetica Practica, Prolegomaena(aux Elments d'Euclide), mais qu'il ne connat ni Cardan,ni Vite.

    L'Algbre de Clavius, un pais trait, touffu, mme s'il est crit en un latinremarquablement clair, expose en une multitude d'exemples un peu trop voisins, desproblmes algbriques en notations cossiques. Il est indispensable notre propos derelever qu'il ignore les quations du troisime degr. L'inventaire des quations cubiques etles multiples conclusions de Cardan et Ferrari dans l'Ars Magna dataient cependant de1545, et l'Algebrade Bombelli avait paru en 1572. Clavius s'en explique, dans un passagehistorico-pistmologique un peu embarrass: il se limite en fait aux quations du seconddegr et celles qui s'y ramnent par changement de variable simple9.

    A sa sortie de La Flche, Descartes passe une licence en droit, puis part pour la

    Hollande s'enrler sous les ordres de Maurice de Nassau. En 1618, il est donc Breda.

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    1.2. Descartes rencontre Beeckmann Breda en Novembre 1618. Le jeune savant

    hollandais, de huit ans plus g que Descartes, tait passionn de physico-mathmatique,et il semble que Descartes qui trouva d'abord en Beeckmann une figure protectrice, lui futaussi reconnaissant de lui ouvrir sur la Science Universelle un autre possible accs que lesthories de Lulle.

    Le 26 Mars 1619, au printemps suivant, Descartes adresse Beeckmann10une lettreimportante, l'un des premiers textes cartsiens scientifiques connus, et qui nous dcouvredes constantes de sa pense scientifique: la premire vocation des compas cartsiens(susceptibles, selon Descartes, et ds cette poque, de rsoudre un grand nombre dequestions mathmatiques), la mise en regard sur trois niveaux d'une premire comparaisonentre nombres et courbes: trois types de nombres: les rationnels, les sourds, lesimaginaires Descartes associe respectivement en effet, point par point, autant de types decourbes (les gomtriques, les extensions cartsiennes des gomtriques selon lescompas cartsiens; enfin les mcaniques). Ces points que nous retrouverons dans lestextes mathmatiques ultrieurs de Descartes, seront tudis ci-dessous.

    La lettre ne contient aucune preuve. Cependant, ces questions numres, Descartes,tout son enthousiasme, conclut qu' "il ne lui restait presque plus rien trouver enGomtrie" (ce jeune homme de 23 ans n'a cependant encore presque rien publi), aussiqu'il dtient les lments d'une "Science compltement neuve" (scientia penitus nova),enfin qu'il a trouv "une lumire qui lui permette de dissiper les tnbres les plus paisses".

    1.3.A l'automne de cette mme anne 1619, Descartes est en Souabe, prs de la villed'Ulm: "J'tais en Allemagne o l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finiesm'avait appel, et comme je revenais du couronnement de l'empereur vers l'arme, lecommencement de l'hiver m'arrta en un quartier (...) o je demeurais tout le jour, enfermseul dans un pole"11.

    Ainsi Descartes nous introduit-il cette nuit -du 10 au 11 Novembre 1619- o il fit troissonges que le rveur lui-mme n'a cess jusqu' la fin de sa vie -il a quarante ans quand ilpublie le Discours de la Mthode- de dclarer dcisifs pour la constitution de sa pense, desa Mthode et de sa philosophie. Nous reconnatrons donc ici, avec la plupart descommentateurs un moment de fracture et distinguerons dsormais deux poques: avant etaprs le "pole".

    1.4.Les Cogitationes Privataede 1619-1621, en provenance du Premier Registre deDescartes12, sont un texte de jeunesse, sorte de brouillon rassemblant diversmanuscrits13, et dont la rdaction est contemporaine de la priode des rves (avant etaprs: 1619-1620). Ils exposent entre autres choses une partie mathmatique pluttpauvre. Rien ne laisse ici prsager l'extraordinaire aisance de la Gomtrie. Sur le plan ducontenu, on observe:

    - un traitement rudimentaire des quations du 3me degr. Descartes, qui n'acertainement pas lu Cardan cette poque, s'essaie par changement de variable(translation) en faire disparatre le terme carr. Cette mthode, que tout dbutanta probablement essay, ne conduit la rsolution de l'quation que dans des cas

    tout fait particuliers: Descartes s'intresse d'abord l'un d'eux14

    , qu'il rsout,

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    aprs avoir vainement tent d'y ramener un autre, au prix d'une erreur de calcul, qui

    sous-tend une erreur conceptuelle15.

    - le premier vritable dveloppement des compas cartsiens querres glissantes,annoncs dans la lettre Beeckmann (dsormais dnomms compas cartsiens).A ces compas, qui nous paraissent une pice matresse de la pense deDescartes, nous avons consacr ailleurs une tude16. Cette suite d'querresralise en effet un ensemble de mouvements solidaires, tous rigoureusementsubordonns les uns aux autres, en sorte que le mouvement de chaque querre,command par celle qui la prcde, gouverne rigoureusement celle qui suit.

    Prcisons que Descartes ne construira videmment jamais effectivement ses compas:depuis Platon et Nicomaque en effet, la fonction de chaque instrument mathmatique(rgles diverses, compas, compas cartsien, par exemple), avait seulement t d'autoriserdes classes de constructions idales, tablissant donc une sparation de droit entre lechamp des courbes mathmatiquement accessibles par cet instrument et celui des courbesacceptables dans la seule ralit quotidienne, physique ou mcanique. A chaqueinstrument donc, et sans qu'il soit ncessaire de le faire effectivement oprer, tait donc -mcaniquement- associe une forme d'ontologie. Ce point (constructibilit et constructivitpar les compas querres glissantes), annonc par Descartes dans la lettre Beeckmann,et partiellement voqu dans les Cogitationes, sera doublement repris dans la Gomtrie.

    Dans les Cogitationescependant, et conformment au texte de la lettre Beeckmann,Descartes se propose donc de rsoudre des quations du troisime degr l'aide de cette

    machine thorique que constituent les compas cartsiens. En deux temps, d'abord pour unexemple numrique: x3=7x+14, ensuite pour une quation plus gnrique: le cube gal aucarr et au nombre17.

    Dans tous les cas, le procd consiste, par une ouverture adquate des branches ducompas (par ttonnements donc) faire concider la fois la branche fixe et la branchevariable du compas cartsien avec les donnes, c'est dire avec les deux coefficients del'quation cubique. La valeur de la racine se lira alors sur le compas. Il importe peu queDescartes croie alors spontanment qu'il n'y a qu'une seule racine, ni que son procd nepuisse fonctionner, par suite d'une erreur de conception de sa part, partiellement relevepar Leibniz.

    Ce qui nous parat important en effet, dans le cadre d'une interprtation

    pistmologique, c'est le but poursuivi et la mthode employe. Or pour rsoudre unproblme qui tait pour lui ouvert (les quations du troisime degr, ce qui confirme qu'iln'avait pas connaissance cette poque des mthodes de Cardan), le jeune Descartespropose de fournir une machine thorique18, qui le conduit mettre en acte (toujoursthoriquement) une suite de mouvements qui s'enchanent rigoureusement et sans hiatus.

    D'autre part, il est tout fait certain que le jeune Descartes cette poque s'taitintress aux problmes grecs de constructibilit19: dans les pages suivantes desCogitationes, il propose en effet pour rsoudre la trisection de l'angle, un autre compas,encore d'un autre type, tout aussi thorique, et qui pourrait cependant fonctionnereffectivement.

    Cependant, un autre de ces problmes clbres, la question de la construction par largle et le compas de deux moyennes proportionnelles, se ramne, de faon quivalente,

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    celui de la rsolution d'une quation cubique particulire, et cette quivalence logique tait

    connue depuis les Grecs20. En voici l'expos, en termes modernes et anachroniques, avecdes notations cartsiennes pour les exposants, la Vite pour les dsignations:

    deux nombres a et b tant donns, il s'agit d'insrer entre eux deux autres nombres,soit x et y, en sorte que "b soit y, ce que y est x, et aussi ce que x est a".

    De la double galit des proportions: Error!= Error!= Error!, on tire en effet: x2=a y ety2=bx, soit x3=a2b, qui est bien une quation cubique particulire, susceptible donc d'untraitement par les compas cartsiens.

    Cette question de l'insertion de deux moyennes proportionnelles est insistante chezDescartes. Il en parle Beeckmann, lors de leurs retrouvailles, autour de 162821. Il en

    enseigne la solution Hardy et Mydorge22. Elle sera gnralise un nombre quelconquede moyennes, dans la Gomtrie, nouveau par l'emploi des compas cartsiens23.Associe par Descartes l'instauration d'une chane composite sans faille entre deuxextremits, qui seront bientt identifies au donn et au requis, elle constituera, ds laRgle VI (384, 20 387, 7), une pice matresse de sa pense scientifique.

    - sur la forme:

    A cette poque (1619-1620), pour tablir un inventaire des quations cubiques, oubien la fin du texte, pour rsoudre algbriquement un problme de gomtrie, Descartesemploie une notation cossique, archaque, ambigu, certainement infrieure celle de

    Clavius. Dsirant par exemple dsigner le coefficient arbitraire de la variable, puis un autrenombre arbitraire quelconque (le "nombre absolu"), Descartes, s'autorisant implicitement ducaractre arbitraire commun utilise deux fois le mme symbole O! Pareille confusion (ellen'aurait pu notre sens se trouver sous la plume de Clavius) rend cette partie du textedifficilement exploitable.

    La question du cossique, qui occupa tout le terrain de l'Algbre, au Moyen-Age et laRenaissance europens, a longtemps fait obstacle la comprhension des textesmathmatiques mdivaux. Rappelons par exemple que Foucher de Careil, dans lapremire traduction franaise des Cogitationes(en 1859, sous le titre de Penses24), necomprenant rien aux caractres cossiques qu'il rencontre, croit lire par un exemple un 4, lo est un , et nous livre un texte mathmatique plutt surprenant... Descartes tait

    probablement gn par ces critures barbares, qu'il a apprises chez ses matres, enparticulier Clavius.

    1.5. Suivant alors Baillet25, on constate qu'aprs les rves son "enthousiasme lequitta", et qu'il fit sur le champ deux projets: un voyage Notre Dame de Lorette, et la"confection d'un trait d'algbre". A ce trait, dont on n'a conserv aucune trace, et qui nefigurait pas l'inventaire de Stockholm, Descartes fait cependant allusion dans une lettre Mersenne du 25 Janvier 1638 [?]26, o il dclare disposer de sa "vieille algbre". On avoulu gnralement y voir un brouillon de la "Gomtrie", que Descartes n'aurait pasprouv le besoin de conserver, aprs la publication de 1637.

    1.6.Quittant son "pole", Descartes donc, changeant de mode de vie, part alors pour"neuf annes d'exercice en la Mthode", une vie l'emploi du temps assez incertain,

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    exception faite d'un voyage en Italie en 1623-25, et cependant, ceci est notable, sans

    aucune sorte de publication.

    1.7.Dans ces conditions donc, l'intrt de la datation des Regulaen'est pas purementhistorique. Adam27 situe la rdaction de l'ensemble du texte de 1628 "environ", en cedeuxime moment d'articulation de la vie de Descartes: aprs la fin de la priode d'errance,les neuf annes "d'exercice en la mthode"28, et la surprenante conclusion de sa rencontreavec le Cardinal de Brulle, sorte de contrepoint de celle avec Beeckmann, enfin le dpartpour la Hollande.

    La thse de J.P. Weber ('La constitution du texte des Regulae'29) qui fait apparatredes clivages et des anachronismes (Rgles IVa et IVb, par exemple, o IVa seraitpostrieure) et des couches successives du texte, s'appuie sur ces incohrences pour

    proposer une datation partielle du texte autour de l'anne 1619, parfois avant la nuit deNovembre. Sans souscrire ncessairement l'ensemble des conclusions de ce texte, quiva jusqu' trouver dans le texte30une forme de chaos, on doit constater avec lui un assezgrand nombre de contradictions: il y a deux sens difficilement compatibles de enumeratiopar exemple; d'autre part, tantt la mmoire ne peut qu' aider l'entendement, tantt ellepeut aussi l'entraver; bref, on assiste parfois deux exposs contradictoires juxtaposs,presque une dialectique entre deux moments de sa pense entre lesquels Descartesn'aurait pas tranch. Nous ne tenterons pas de rduire ces contradictions en les ramenant la diachronie d'une succession chronologique de couches du texte, que nous tcheronsde prendre comme il est.

    Dans ces conditions nanmoins, nous pensons, comme J.P. Weber, qu'il est tout faitvraisemblable la fois que la rdaction de la toute premire partie des Regulae soitcontemporaine de la priode des rves, et aussi qu'elles pourraient bien constituer une partdu trait d'Algbre perdu: d'abord, il est trs vraisemblable que Descartes, aprs le choc dece moment, ait voulu sur-le-champ consigner une part de ses prescriptions, primitivement son propre usage31. Ensuite, il nous parat plausible que le produit direct des rves soit laMthode elle-mme, et non telle ou telle de ses particulires applications, ni mme lamathmatique dont elle procde. A notre sens, seul le projet cartsien d'unArs Inveniendi,tel que Descartes l'imaginait cette poque, pouvait lui paratre suffisamment exaltant pourmriter ses yeux les commentaires de 1619-1620 sur les "fondements de la Scienceadmirable"32.

    2. Livre I

    2.1. L'objectif des Rgles est annonc au tout dbut, dans l'nonc de la premireRgle, qui spcifie "la fin des tudes". Celle-ci est de former l'esprit pour qu'il sacheclairement distinguer la vrit dans les Sciences. Il a t durablement remarqu que cetexpos des motifs, en fait inscrit dans le troisime rve de Novembre 1619, constitue unrenversement de fait par rapport aux doctrines scolastiques33 et la mtaphysiquearistotlicienne: l'unit de la science et les moyens de la mettre en oeuvre ne sont plus rechercher dsormais dans l'objet de la connaissance, mais dans celle du sujetconnaissant34. En retour, le statut et les limites de la chose (chose connue donc et non

    chose en soi) sont exactement celles que le sujet leur assigne: en droit, elles sont donc lesmmes pour l'objet mathmatique et l'objet physique. Cependant comme c'est la

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    construction de l'objet mathmatique (cet objet pouvant tre aussi une preuve) qui a servi

    de modle pour apprhender les modes de connaissance, alors l'objet physique de laconnaissance sera ncessairement construit son image.

    2.2. Les moyens des objectifs

    Procder de la Mathmatique, abstraire, partir d'un examen attentif de ses objets etde ses preuves, les mcanismes gnraux et simples d'une pense de droit dans lesSciences, autrement dit des Rgles Utiles et Claires pour la Direction de l'Esprit, telle est,dans les Regulae, la dmarche de Descartes, autrement dit la mthode de la Mthode.

    Une parenthse est ici ncessaire sur trois sens et fonctions du mot mathmatiquechez Descartes. La distinction est voque ds la Rgle IV (377, 12-21). On distingue, par

    ordre de complexit croissante:

    - d'abord au sens de l'Ecole, les mathmatiques scolastiques, ce que nous dirionsaujourd'hui des mathmatiques appliques (l'Astronomie, la Musique, l'Optique et laMcanique,...)35, applications que Descartes trouve peu exaltantes. Il leur auraitprfr des sciences "plus releves"36.

    - les Mathmatiques proprement dites, que Descartes dit "communes" et que nousdirions aujourd'hui pures, Arithmtique ou Gomtrie, ou encore Analyse desAnciens et Algbre des Modernes (on sait que Descartes se proposera de lesentremler par le biais de l'criture). Leur exercice quotidien a la fonction presquehyginique de nous familiariser avec les mcanismes intrioriss de la vrit, et de

    produire, en un sens cartsien, du mtamathmatique. Il peut paratre ici dcevantde constater que Descartes n'a nullement ici en vue l'avance de la Mathmatiqueelle-mme. Et c'est, me semble-t-il, ce type de Mathmatiques que renonceultrieurement Descartes dans la lettre Mersenne du 15 Avril 163037, comme nelui tant plus dsormais utile.

    - la Mathmatique Universelle (Mathesis Universalis), ou Mthode38, consiste la foisen une pratique39 mthodologique quotidienne40, en mme temps qu'en l'exposd'une thorie de la connaissance valable pour toutes les Sciences. Cette fondation,dans cette phase premire des Regulae, sans doute sur ce point la plus rvlatricede la pense authentique de Descartes ce moment, ignore presque compltement

    la mtaphysique41. C'est seulement aprs 1628, la rencontre avec Brulle, et sondpart pour la Hollande, que Descartes crira le premier trait de mtaphysique,aujourd'hui perdu.

    Procdant de la mathmatique, abstraite partir d'elle, en une vritable rduction l'essence, la Mathesisest donc la Science Universelle, tant recherche avec Beeckmann:des autres sciences en effet, la Mathesisest l' "enveloppe", ou l' "habit" (integumentum),"plutt que les parties"42.

    2.3.Avec quelques contradictions43, le plan du texte est d'abord esquiss dans laRgle VIII44, puis davantage dvelopp la fin de la Rgle XII qui termine la premire

    partie45: trois sries de Rgles taient prvues: les douze premires consacres auxnatures simples, les secondes aux questions parfaitement comprises, les dernires aux

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    questions imparfaitement comprises. Seules vingt et une rgles sont rdiges (les trois

    dernires ne comportant que leur nonc).Il nous semble que cette division en trois parties contenant le mme nombre de rgles

    est pour une part artificielle: notre sens en effet les premires Rgles, vritablementcruciales pour Descartes sur le plan pistmologique, ont t rdiges trs rapidementautour de Novembre 1619 au moment des rves et avant mme que le philosophe n'aitdcid d'un plan quelconque pour l'ouvrage. L'harmonie d'ensemble requise par la RgleXII (la division en douze rgles pour chaque livre) et dont on ne peut vritablement jugerpuisque des rgles manquent, n'apparat que plus tardivement, avec nous semble-t-il, unsouci retrospectif d'quilibre et de symtrie.

    Reste nanmoins la volont de Descartes de diviser la substance de l'ouvrage entrois, partition sans doute fonde sur une analogie mathmatique dont nous traiterons plusloin. Cependant, ce paradigme mathmatique, ici toujours prsent des degrs divers, doitncessairement se rfrer la pratique et l'exprience mathmatique alors actuelles chezDescartes. Or, il nous apparat que sur ce plan, on trouve au moins deux priodes dans lesRegulae, l'une autour des annes 1620, l'autre aux environs de 1628. Et donc il noussemble sur ce point lgitime de superposer un nouveau type de division, certes plusgrossier que celui propos par Weber: la priode 1619-1620, correspondraient la foisles premires Rgles (jusqu' la premire partie de la Rgle VIII (396, 25) et l'expriencemathmatique de jeunesse voque plus haut (Clavius, mais non pas Vite, ni Cardan).Les Rgles ultrieures, de la fin de la Rgle VIII (396, 26)46 XXI seraient probablementdates de 1627-1628, et marqueraient notre sens, d'abord la lecture de Vite (par la

    question de la dsignation des donnes et des inconnues), puis la familiarisation deDescartes avec le mcanisme des systmes d'quations algbriques la suite de Cardanet Ferrari, connaissance que le Descartes de la Gomtrie manifestera de faon fortprcise. Nous dsignerons dans la suite par Livre I et Livre II ces deux parties du texte.Quoiqu'il en soit de la pertinence de cette division, il nous semble clair, compte tenu de larelative faiblesse de la partie mathmatique des Cogitationes, en regard de la Gomtrieque Descartes a certainement beaucoup tudi les mathmatiques durant la priodeintermdiaire (1619-1628).

    A l'examen squentiel des Rgles, nous prfererons des tudes thmatiques, l'intrieur de chacun des deux Livres. Encore notre choix de thmes sera-t-il limit ce quenous estimerons en quelque manire tre reli aux mathmatiques.

    3. Natures simples, ordre, composition des natures simples

    3.1.La question des nature simples47est pour Descartes celle d'objets lmentaires,atomiques, indivisibles quant la connaissance, et corollairement de la connaissanceoriginaire que par le moyen du regard infaillible de l'esprit (intuitus ou intuition),l'entendement48 (intellectus) en acquiert, entendement seul pouvoir connatre, et qui nepeut faillir en tant qu'il est connaissant ce titre. Le regard de l'esprit est ici infaillible, maispas le jugement49.

    C'est le caractre indivisible de la nature simple qui rend son apprhension parl'entendement globale et assure. Voici Hamelin: "On peut dire qu'une nature simple, c'est

    l'atome d'vidence. Toutefois, il faut se garder de donner ce mot que nous venons deciter un sens psychologique. La nature simple est l'indivisible, dans une pense

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    normale,dans une pense de droit"50. Indivisibilit toutefois en tant qu'objet, que chose

    connue, et non pas que chose en soi51.On saisit bien ici le fondement des critiques et des sarcasmes que cette position

    d'atomisme logique ont pu susciter chez les lecteurs de Descartes, parfois mme bienintentionns.

    Rappelons nanmoins que cette position ne serait sans doute pas dsavoue parnombre de mathmaticiens contemporains: l'immdiatet de l'intuition fondatrice, lecaractre d' "illumination", l'assurance de la validit du rsultat, pralable toute vrificationpar le calcul sont souligns par Hadamard et Poincar par exemple. Certes, il s'agit ld'exemples extrmes: grands mathmaticiens et thories minentes. A notre senscependant, ces expriences sont nanmoins frquentes dans la recherche mathmatiquequotidienne, ft-ce sur des exemples bien connus et rsolus par d'autres.

    C'est partir de la Rgle VI (384, 20 387, 7 fin), sur l'exemple des moyennesproportionnelles, que nous tcherons d'expliquer la fois la constitution de l'ordre, sanature et sa primaut, et aussi ces questions corrlatives: composition des natures simples,dduction et intuition, analyse et synthse.

    3.2. Partant d'un nombre (3), et se donnant par ailleurs une raison (c'est dire unrapport: ici le nombre 2), Descartes calcule donc, l'aide de la raison, ces produitssuccessifs: 6, 12, 24, 48. Le nombre originaire 3 tant reconnu pour cause, les effetssuccessifs sont donc les lments de la chane intermdiaire, tous dfinis et solidaires (parle biais de la raison), jusqu' un effet complexe terminal (48). L'exemple, pris dans ce sens,

    illustre trs simplement dans le registre progrdient de la synthse comment l'effet dcoule la fois des causes et de la chane des infrences, et comment l'objet terminal est leproduit d'un ordre contraignant: ordre est videmment prendre pour Descartes, dans lesens d'ordre fini et total.

    Cependant, pour Descartes, la ralit des problmes est en sens inverse: La situationcommune est en vrit celle-ci: on ne connait que l'effet (48; nature simple) et la cause (3;nature simple). Comment remonter la cause partir de l'effet? Comment, par lemouvement de l'analyse, retrouver ce qui a t construit et cach, c'est dire rsoudre unedifficult en ses composants simples? Ici, c'est trouver d'abord la raison(cache), puis lesmaillons intermdiaires de la chane qui l'ont produit. Ayant soigneusement examin lesdonnes du problme (ici le seul nombre 3), puis sans quitter 48 des yeux ( dfaut, le

    gardant en mmoire) l'objet complexe (48: la difficult), il s'agit donc de reconstituer parune dmarche rtroactive l'ordre structurant dans 48.

    Or un moyen naturel pour le faire est de tcher d'insrer un mdium ou un moyenterme52 entre 3 et 48, nombre intermdiaire qui les relie et les solidarise: ce sera leurmoyenne proportionnelle (12), puis d'itrer l'opration en insrant entre 3 et 12 leurmoyenne proportionnelle (6), enfin d'en faire de mme entre 12 et 48, soit 24.

    Ceci fait, on numre, cette fois partir de 3, et nouveau dans le sens direct(synthtique) les lments successifs de la chane trouve: 3, 6, 12, 24, 48, et lacontemplation de cette chaine et des arguments qui la soutiennent (chaque effectuation deproduit par la raison) vaut pour achvement de la rsolution de la difficult.

    Cette dcomposition par insertion de moyennes proportionnelles est donc le premierparadigme de la thorie de la connaissance chez Descartes (le second, le gnralisant

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    pour une part, sera la mise en quation d'un systme). Directement hrit des compas

    cartsiens, il est aussi ancr dans la pratique mathmatique du jeune Descartes (1619-1620). On pourra se gausser de la navet du modle sur le plan mathmatique (quisuppose par exemple un nombre pair d'tapes, ce que Descartes n'avait pas trs bien vudans le compas des Cogitationes), de la croyance simple en un ordre fini total structurant,armature de tout objet de connaissance. Il reste que c'est partir de lui que la pense deDescartes s'est forme, qu'il est l'une des origines de la philosophie et de la sciencemoderne, de ce que "la pense de Descartes peut avoir d'irrductible tout antcdenthistorique"53, et il nous semble qu'il demeure essentiellement actuel, mme dans lesMathmatiques contemporaines.

    3.3. Composit ion des natures simples

    Tous les objets de connaissance ne sont videmment pas des natures simples.Celles-ci, immdiatement apprhendes par le regard, se sont fait, une une, bienconnatre. Il est alors d'autres objets plus complexes, dits natures composes, qui ne sontque des suites, des chanes finies de natures simples: il faudra donc analyser leur sujet la fois les lments de leur constitution (qui sont donc des natures simples) et l'ordre deleur composition. Hamelin54: "les natures simples, nous l'avons vu, sont saisies parl'intuition; la composition des natures simples se fait par dduction"55. Et certes, ladduction est un mouvement56, donc inscrit dans le temps, tributaire de la mmoire, quielle emprunte sa certitude et ses dfaillances: la question est sans doute ici pour Descartes

    qu'il est impossible de penser deux choses en mme temps57. Et, certes, le malin Gniene parviendrait rendre douteuses que les vidences composes... On peut ici rsumertrs simplement, et dire avec Hamelin que "toute la thorie de la connaissance deDescartes tient en ceci qu'il y a des natures simples et des liaisons entre des naturessimples, qui sont elles mmes des natures simples"58.

    De l, la faible diffrence chez Descartes, souvent note, entre la vraie nature de ladduction et de l'intuition: la dduction cartsienne n'est qu'une suite d'intuitions, une miseen relation, de type synthtique, par une chane d'intuitions simples.

    La mthode de composition des natures simples est donc gntique59: elle nepropose de rsoudre que les problmes que l'esprit a t en mesure de construire.

    3.4. Ordre

    De cette composition des natures simples dcoulent diverses consquences: unepremire, immdiate, est la constitution de l'ordre, et la primaut de celui-ci: dans cettequestion de la composition des natures simples en effet, seul l'ordre est pour Descartes enquestion: nous sommes ici au coeur de l'pistmologie cartsienne, d'originemathmatique. Descartes nous en avertit d'ailleurs solennellement: il n' est pas d'autresecret touchant la connaissance. A notre sens, la ncessit de la mesure, ne figurant pourl'essentiel que dans le livre II, ne relve, dans le projet cartsien du moment, que d'unobjectif alors secondaire: la question des sciences de la nature.

    Trouver, c'est donc trouver l'ordre existant et cach. Et dans un objet dja constitu. Etce principe est suprieur tous les autres. Il faut mme, nous dit Descartes, tcher de

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    supposer de l'ordre, si ncessaire, l o il n'en est pas de naturel60. Sur cette position

    fondamentale nouveau, nombre de mathmaticiens contemporains, semble-t-il,tomberaient d'accord.

    Cependant, notre sens, il est possible que la signification profonde de l'ordretranscende la dualit progressive -rgressive, incarne dans le couple analyse- synthse.C'est l'ordre en soi qui est important, parce qu'il est mise en relation locale, d'objets deux deux, quel que soit le sens dans lequel il s'exerce61: de la cause vers l'effet ou l'inverse. Ceque Descartes veut sans doute exclure de son schma de pense, c'est toute synchroniepar laquelle, par hypothse, deux natures simples pourraient indpendemment, c'est diresans ordre qui fasse liaison, tre prsentes en mme temps62 au regard de l'esprit. Onsonge d'abord Zermelo63, adjurant ses lecteurs de se dbarrasser de la "mystique del'ordre cantorien": pour les besoins de sa cause (l'Axiome du Choix), il doit en effet fairecomprendre que les correspondances qu'il demande qu'on lui accorde, purementfonctionnelles, n'ont rien voir avec une quelconque hirarchie pralable, dont l'origineserait sans doute de nature psychologique.

    On pense ensuite, pour suivre ici la fois Zermelo et Descartes, que la vritablefonction de l'ordre est sans doute d'assurer la diffrenciation des objets qu'il relie, et qu' cetitre il est le seul moyen (Descartes) ou le meilleur (Zermelo).

    Ds lors, il est clair pour le jeune Descartes qu'il ne peut y avoir de rupture dansl'ordre: elle entranerait l'ventualit d'une confusion. Si un chanon vient manquer, mieuxvaut donc s'abstenir que persvrer: l'difice tout entier de la connaissance serait menac.A nouveau, les limites de la connaissance et donc de l'objet de science sont ici prescrites.

    3.5. Analyse et synthse

    De l aussi, la place relative de l'analyse et de la synthse dans la sciencecartsienne: l'analyse est un procd de la recherche, dont elle est le vecteur: c'est lecoeur de l'Ars Inveniendi64. La synthse est surtout un procd d'exposition, second, maisnon secondaire65. Lorsque les objets sont trop loigns, elle ne permet pas de trouver66.En effet, faute d'un fil conducteur initial, pour trouver dans le registre progrdient de lasynthse, le chercheur, dsarm, incertain, en serait rduit envisager une une toutesles ventualits qu'il lui faudrait mme avoir pralablement dnombres, puisartificiellement ordonnes. Cette technique combinatoire de saturation des possibles,deuxime version de l'enumeratio, Descartes l'accepte dans la Rgle VII67comme un malncessaire. Et en un passage clbre, Leibniz lui-mme, par ailleurs si critique despositions cartsiennes, dclarait bien hasardeuse la dmarche de la pure synthse dans leprocessus de la recherche: ce serait, dit-il, la mer boire68.

    Au contraire, partant du but -de l'effet- et sans le quitter des yeux, on remonte auxdonnes. Brunschwicg note: "C'est l'intgralit de l'analyse qui nous parat trecaractristique et dcisive"69. L'image insistante est ici celle du fil conducteur arrim auxchose sres: fil de Thse, d'Ariane70, qui lui permettra, parce qu'il garde le contact avec lerequis, de ressortir du labyrinthe. Fil qui serait donc ici, par hypothse, fil analytique etmtaphore du labyrinthe que, pour une fois, Descartes partage avec Leibniz.

    Certes, Descartes n'tait pas le premier mettre en avant le privilge de l'Analyse.

    Cependant, notre sens, la Mathesis se confond pour une part ce moment avecl'Analyse, et Descartes qui a dfendu avec une particulire conviction la mthode

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    analytique71, se sent ici si particulirement novateur qu'il prouve le souci de s'inscrire sur

    ce point dans une tradition: il tente, en effet de tirer lui du ct de l'Analyse telle qu'il laconoit, la gomtrie et la mathmatique grecque72. Dmarche quelque peu force73, cequ'il reconnatra ultrieurement dans les Rponses aux Secondes Objections (cf. note 64supra): en dpit de son nom en effet, l'Analyse des anciens procdait le plus souvent parsynthse, par construction successives progrdientes partir des donnes. La mthodeanalytique en gomtrie grecque, lorsqu'elle se rencontre, consiste supposer le problmersolu et la figure dj faite: elle ne peut avoir, lorsqu'on la compare l'Algbre, que desramifications et des usages bien limits74.

    L'analyse faite, il faudra revenir sur le travail accompli: la synthse repassant ici sur lespas et dans les traces mme de l'analyse. Cette action terminale, qui doit se faire par un"mouvement ininterrompu de la pense"75, nouveau parce qu'elle vise en fait composeravec cette impossibilit essentielle d'envisager synchroniquement deux natures simples,conduit notre sens, solidariser76dfinitivement en droit les chanons et les lmentsconstitutifs de l'objet77. Elle "achve" la science. Dans cette partie synthse, ultime, il fautdvisager l'ensemble des maillons de la chane et les articulations qui l'ont permise. C'esten la phase de l'numration (dans l'un des deux sens de l'enumeratio(suffisante) de laRgle VII), l'achvement du travail. On voit bien comment elle s'origine dans le paradigmedes moyennes proportionnelles. Dans la seconde partie des Regulae, un moment oDescartes aura appris la technique des systmes d'quations, il interprtera ce mmemouvement synthtique, en prnant la ncessit de remonter les calculs, c'est dire devrifier le caractre suffisant des conditions ncessaires trouves.

    Dans la Rgle VII (390, 25 391, 27), il est un second sens de l'enumeratio, icicomplte ou exhaustive78. Elle est au contraire un moyen de trouver, combinatoire,saturant toutes les possibilits79. Ce n'est pas sans doute que Descartes aime beaucoupcette numration exhaustive, mais comme elle est mthode, elle est tout de mmeprfrable au hasard. Sur le sujet, Descartes nous fournit l'exemple de l'inventaire despermutations des lettres d'un mot, afin d'y rechercher des anagrammes80.

    Observons que depuis le XVIIImesicle et jusqu' la mathmatique contemporaine, lasynthse a de plus en plus envahi l'exposdes rsultats, suivant ainsi la pente naturelle,inluctable, d'une dmarche qui vise la fois l'efficacit (permettre d'autre d'avancerrapidement), et surtout au confort du chercheur (liminer l'expos intempestif d'impassesinfructueuses dans la dmarche analytique de recherche). Ce qu'on peut videmment

    constater aujourd'hui en ouvrant tout livre de Mathmatiques, Lebesgue s'en plaignait dj, propos d'Hermite et de son thorme sur la transcendance de e81.

    3.6.La primaut de la constitution de l'ordre implique galement la destitution de deuxautres principes qui auraient pu avoir prtention gouverner la connaissance: l'autorit etla logique.

    L'autorit, en particulier celle d'Aristote ou de l'Ecole, n'est en effet jamais directementinvoque dans les Regulae, texte d'une orthodoxie scientifique tout fait moderne sur cepoint: la constitution de l'ordre ne peut en effet tre inculque: elle ne peut que se constaterou se chercher, mme si comme on le verra, les ouvrages des hommes remarquablespeuvent grandement en faciliter la dcouverte.

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    Quant la logique,que Descartes comparera dans le Discours de la Mthode l'art de

    Lulle82, il la tient en bien pitre estime. Dans les Regulae, il consacre la rgle II83et toutela fin de la Rgle X la disqualifier84. L'art de Lulle cependant et les productionsrosicruciennes avaient fascin le tout jeune Descartes, qui trs tt la recherche d'uneScience Universelle, n'avait pas encore trouv avec Beeckmann sa voie dans la Physico-Mathmatique.

    La critique cartsienne de la logique est cependant davantage d'ordrepistmologique. D'abord, comme on dirait aujourd'hui, la logique liminant lessignifications, ne conserve que le formel: appliquer les rgles du syllogisme, c'est doncparler sans reflexion de choses qu'on ignore. Les rgles du syllogisme "sont un mcanismesans raison, et il faut les remplacer par la raison attentive et soigneusement tenue enveil"85. Mais ce n'est l aux yeux de Descartes qu'une critique superficielle: son dfautcapital, c'est qu'elle ne permet pas d'inventer. La logique en effet ne sert pas trouverl'ordre, puisqu'elle ncessite la connaissance du moyen terme du syllogisme. Incapabledonc de mettre un problme en quation, elle ne sert qu' entriner ou lgitimer despropositions dont le sens lui a ds le dbut dfinitivement chapp. Cette position estfrquente chez les mathmaticiens professionnels contemporains.

    3.7.Ds lors qu'une chose ne rencontre pas l'adquation du prcdent schma, il fauts'abstenir d'en continuer l'tude: elle n'est pas un objet de connaissance. Les limites del'objet sont donc celles des limites de l'esprit humain86, c'est dire celles des ides claireset distinctes87et l'incertitude sur un seul maillon menace l'difice entier (titre de la RgleVIII). Nous trouvons ici sa source la position de Descartes devant le monde en mmetemps qu'une diffrence majeure avec celle de Leibniz. Ainsi seront donc examins lesseuls objets de connaissance possibles en droit pour Descartes. L'Histoire des Sciencesnous enseigne alors, qu'aprs Descartes ce schma ne trouvera s'appliquer avec unecomplte pertinence qu'aux seuls objets mathmatiques constitus depuis lors, enparticulier ceux dvelopps partir du milieu du XIXmesicle, et jusqu' nos jours.

    3.8.L'ordre originel qui a t constitu, il s'agit donc de le retrouver par l'analyse, puisde l'tablir en droit par la synthse.

    On se prpare pareille recherche par l'apprentissage. Apprentissage intrieurd'abord, au regard, la vrit: examen attentif des natures simples, de leurs compositionssimples, qui reclent les semences de la vrit. A la question sur l'origine de l'ordre, il noussemble que sera ultrieurement propose la place du divin: ces semences, en effet, jetespar Dieu dans l'esprit des hommes (seule occurence du divin dans le texte), chacun endispose selon son temprament, mais par cette thse, "la rminiscence est transforme eninnit"88.

    Nulle part mieux qu'en Mathmatiques cependant, cet apprentissage ne peut se faire.On songe, un sicle plus tard, Lambert: "Opposes la mtaphysique les mathmatiquesexpriment le rapport des choses mme".

    Apprentissage la vrit aussi par l'examen des travaux des autres hommes (RgleX89). La technique de lecture de Descartes, comme on sait, rpondait bien sa mthode:feuilletant d'abord les ouvrages pour en connatre les rsultats, il tchait ensuite d'en

    retrouver pour son compte les cheminements livre ferm. Dans cette pratique, qui

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    dveloppe l'autonomie de l'intellect et refuse tout principe d'autorit, bien des

    mathmaticiens, semble-t-il, se reconnaissent aussi.

    3.9.Il vaut mieux, dit Descartes, ne pas trouver que trouver au hasard, sans mthode.Pour lui donc, c'est l'pistmologie qui est premire, ce qu'affirme trs clairement la RgleIV: "Et il est bien meilleur de ne jamais penser chercher la vrit d'aucune chose, que dele faire sans mthode"90. Ce que Descartes lui-mme est prcisment en train de faire ici,dans les Regulae, et partir des mathmatiques: abstraire l'essence d'une mthodemathmatique, pour la transmuer en Mathesis.

    Et cette position qui pourrait certes paratre exorbitante serait nanmoins partageaussi aujourd'hui par nombre de mathmaticiens: la solution trouve d'un problmespcifique, il est impratif de faire en sorte qu'elle soit rige en mthode pour toute une

    classe de problmes.On lui opposera une autre voie, que propose Leibniz, et qui consiste chercher

    aveuglment, spontanment. Il "maintient les droits de la cogitatio caeca, rejette la notiond'instant indivisible"91.

    Ainsi se clt la premire partie des Regulae, environ jusqu'au milieu de la Rgle VIII,probablement rdiges autour de 1619: avec pour armature exclusive le privilge desMathmatiques, lui mme compltement fond sur l'exemple de la recherche desmoyennes proportionnelles, Descartes, par le moyen de ses Rgles pour la direction del'esprit, a tch de fonder en droit les moyens et les objets de connaissance. A notre sens,nulle part mieux que dans cette premire partie des Regulae, Descartes n'a donnd'exposition complte de sa Mthode92.

    4. Livre II

    4.1.Pralablement l'tude du Livre II des Regulae, une double parenthse historico-pistmologique parat ici compltement ncessaire relativement deux questionsmathmatiques bien peu tudies: celle des notations (en particulier pour le connu etl'inconnu) et celle de l'ancienne dualit nombres-grandeurs. Ces deux questions sont eneffet au coeur des procupations du Livre II.

    A la suite du texte fondateur d'Euclide, qui expose aux livres V et VII des Elmentsdeux thories parallles (mais non concidantes) sur les grandeurs d'une part et lesnombres d'autre part, toute la tradition mathmatique europenne du moyen ge et de la

    Renaissancet avait continu de perptuer cette division conceptuelle (un des piliers dutemple mathmatico-physique) en mme temps qu'elle s'tait peu peu trouve contrainted'y renoncer, mesure que progressait l'criture symbolique mathmatique qui faisaitmcaniquement s'entremler des objets de nature diffrente.

    Deux coles de mathmaticiens coexistrent cependant, l'une voyant dans lessolutions des quations, au nom d'un certain ralisme, des objets construire (grandeurs),et les autres, que nous dirions idalistes, de purs nombres calculer (cf. sur ce point G.Milhaud93). De cette dualit, le cossique garda trace permanente, d'abord dans sesdnominations pour diverses catgories de nombres, qui nous paraissent aujourd'huid'authentiques contradictions dans les termes, comme les "nombres carrs", ou les

    "nombres-cubes", associs en droit aux grandeurs-carres ou des grandeurs-cubes, etaussi dans ses reprsentations symboliques. Par exemple, le cube et la chose, (le cube de

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    l'inconnue, et l'inconnue elle-mme) taient reprsents dans le calcul par des symboles

    distincts et sans rapport qui puisse se lire94. Il s'agissait, en effet, pour le scripteur cossiquede reprsenter les nombres carrs et les nombres-cubes. Autrement dit, durant toute lapriode du Moyen-ge et de la Renaissance, ce rapport qu'aujourd'hui nous pouvons lirede faon clatante entre l'inconnue et son cube, n'a pas t inscrit dans l'criture, et devaittre intrioris et pens: les consquences pistmologiques d'un tel tat de choses,aujourd'hui bien peu simple comprendre, ont bien videmment t importantes.

    Pour prendre acte de cette dualit (et non dissoudre une contradiction) Vite proposaen 159195, en une sorte d'hypostase de l'homognt, une double batterie d'adjectifs: pourle carr par exemple, il proposa A quadratus et A planus). La distinction de Vite,irrfutable en droit, tait inapplicable en fait96.

    La seconde question de notations est celle de la dsignation des objets dans le calcul,c'est dire l'affectation dans l'criture d'un symbole pour dsigner, soit les inconnues, soitles donnes. Dans le cadre de sa politique sur les "questions parfaitement comprises",cette ncessit de la dsignation est trs prcisment affirme par Descartes lui-mme:"secondairement, ce mme point doit tre en quelque faon dsign, car autrement nousne serions point dtermins trouver celui-l plutt que n'importe quel autre qu'onvoudra"97.

    Rappelons sur ce point aussi l'apport de Vite: d'abord, il avait utilis des voyellesmajuscules pour dsigner les inconnues dans le calcul. Ensuite, il avait dcid d'associerdes lettres (consonnes majuscules) aux grandeurs connues (pour les inconnues il y tait detoutes faons tenu...). Son procd, que Vite appelle "logistique spcieuse", traite et

    manipule donc des lettres censes valoir pour des choses abstraites, des "espces", etprend sens de s'opposer la logistique "numreuse" qui ne veut connatre que desnombres. Ce qui autorise en mme temps Vite changer de niveau et passer (et nousfaire donc passer) d'un lot d'exemples spcifis un concept: celui de constante,implicitement dote de ce statut paradoxal de grandeur fixe, mais non explicite niexplicitable, quantit immuable mais qui ne peut tre exhibe. Comme d'ordinaire enMathmatiques, on fournira du sens dans l'aprs-coup, par la construction presque troissicles plus tard, d'un endroit (un ensemble: le corps des nombres rels) o "puiser" lesconstantes.

    Il faut croire que la notation de Vite, utilisant des signes alphabtiques un doubleusage, tait, dans une certaine mesure, dangereuse et difficile assumer -mme si Vite

    prend soin de rserver deux types de lettres diffrents deux usages diffrents-, par lerisque latent de confusion et donc l'ventualit de voir se confondre98 qu'elle pouvaitimpliquer entre des objets jusque l poss comme distincts et soigneusement tudiscomme tels. Un motif de plus, me semble-t-il, pour expliquer l'extraordinaire dure quispare les Grecs de Vite sur le plan de l'criture mathmatique: vingt sicles.

    Pour les notations, c'est donc une double nouveaut qu'avait donc apport Vite, lafois pour le connu et l'inconnu et pour la dualit nombre-grandeurs.

    4.2. Ce que savait Descartes en Mathmatiques, au moment de lardaction du livre II.

    Ce que nous appellerons la seconde partie des Regulaese confond peu prs avecle livre II: fin de la Rgle VIII la Rgle XXI. Nous pensons qu'elles ont t rdiges plus

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    tardivement, en 1627-1628, avant le dpart de Descartes pour la Hollande99, aprs une

    priode de neuf ans consacre la fois la rflexion (on ne trouve aucune publication deDescartes pour cette priode), et aussi un vritable apprentissage des Mathmatiquesque Descartes a sans doute jug ce moment ncessaire l'achvement de son projetmthodologique.

    Selon le projet de la Rgle XII, le deuxime ensemble de Rgles (XIII XXIV) devaittre consacr aux questions "parfaitement comprises". Il nous semble ici, que huit ou neufans aprs le dbut de leur rdaction, le dcoupage des Rgles commence s'ancrer dansun projet d'ensemble plus authentique. Il s'agit, dit Descartes, de questions qui peuvent ounon tre rsolubles, mais nanmoins parfaitement apprhendes.

    Il nous parat tabli que, quoiqu'il en ait dit, Descartes a lu Vite100entre 1620 1628,ou qu'il a t imprgn par ses mthodes, et qu'il en a sans doute t grandementimpressionn: l'abandon du cossique, la thmatisation des quations101, la dsignationsymbolique des espces (constantes et inconnues dans le calcul), telle qu'elle apparatdans la Rgle XVI avait en effet constitu en son temps, chez Vite, une rvolutionconceptuelle si importante et si difficile mettre jour qu'on peut difficilement croire queDescartes, par ailleurs bien peu formaliste et peu directement intress par les questionsde symbolique, l'ait compltement rinvente pour son propre compte.

    On peut d'autre part tablir avec certitude, qu'en 1637, au moment de la rdaction dela Gomtrie (livre III), Descartes avait lu Cardan et prcisment l'Ars Magna, lui-mme102.On ne dispose pas de preuve tablissant qu' en 1627-28, lors de la rdaction du livre II desRegulae, Descartes avait dj lu ce Cardan qu'il ignorait dans sa jeunesse. Nous pensons

    nanmoins que durant la priode 1620-1628, Descartes s'tait longuement mis au courantde tous les grands problmes algbriques de son temps qui ne figuraient pas dans Clavius: la fois l'criture des quations en tant que telles (Vite) et la suite de l'Ecole Italienne duXVImesicle, la rsolution des quations cubiques et des quations du 4medegr: on saitque les mthodes de rsolution, qui furent bien difficiles mettre jour, en sont assezradicalement diffrentes de celles des quations "communes" (du second degr), quiavaient constitu l'alpha et l'omega de la science des quations jusque vers les annes1530. Un lment important, moteur, du livre II est en effet la question sous-jacente de lamise en quation103.

    Au moment de la rdaction de la seconde partie des Regulae, Descartes tait donc enpossession la fois des systmes de notations cossiques de sa jeunesse, hrites de

    Clavius et aussi de celles de Vite qu'il venait sans doute de lire, chacun vhiculant sonidologie. Nous verrons que ni l'un ni l'autre ne pouvait convenir son projet demathmatisation. De faon secondaire d'abord, il modifiera donc la notation de Vite pourles inconnues et les donnes104. D'autre part et surtout, introduisant alors (pour desraisons extra-mathmatiques, stricto sensu) la notation moderne, exponentielle, pour lespuissances105, Descartes, mettra dfinitivement fin la fois au cossique et aux notationsde Vite: il est peu de notations qui, dans le dveloppement ultrieur des Mathmatiques,eurent autant de consquences majeures106.

    Le moteur de ce livre II consiste en la possibilit pour un problme donn de sa miseen quation adquate, acheve, quoiqu'il en soit de sa rsolution effective et mme de laquestion de l'existence des solutions. Ceci dfinit l'vidence une catgorie de problmesspcifiques.

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    4.3. L'objet physique

    Dans ce livre II, la dmarche de Descartes est analogue celle de la premire partie:l'tude et l'examen des mathmatiques lui servent constituer la Mathesis Universalis, quenous assimilerons la Mthode, applicable toutes les Sciences mais Descartes, mmedans ces annes 1627-28, n'est toujours pas intress lui faire faire retour sur lesmathmatiques proprement dites.

    Ce qui intresse exclusivement Descartes dans ce livre II, c'est en effet "le physicien"(Y. Belaval), et les objets de la nature107: il s'agira donc pour lui, avec pour armaturemathmatique souterraine la technique de la mise en quation et de la rsolution dessystmes d'quations (cf. ci-aprs l'analyse de G. Granger sur ce point), d'insrer dans uncalcul la Vite les objets du monde physique108. A la suite des lectures que Descartes

    s'est donc imposes durant la priode de latence, les sytmes d'quations joueront donc icile rle des moyennes proportionnelles de la premire partie109.

    Sur cette question physique de l'adquation au rel, Descartes insiste bien nouveausur le fait qu'il ne prtend nullement atteindre et dcrire la chose en soi, mais lobjet deconnaissance110: "Nous disons donc qu'il faut considrer chacune des choses quand ellessont ordonnes autant que si nous parlions des mmes pour autant qu'elles existentrellement"111. Il s'agit donc, au sens moderne, d'une modlisation. Ce qui convient Descartes, c'est l'adquation du modle un certain nombre de modes choisis par lephysicien (ou l'exprimentateur), les autres aspects tant dlibrement vacus commenon significatifs (au moins localement): clairement, il s'agit ici d'une constante de la pensephysicienne moderne112.

    Par problme, Descartes n'entend donc nullement ici problme mathmatique113. Ilest cependant sans surprise que la mthode cartsienne, d'origine mathmatique, soit, enretour et en premier lieu et presque contre son auteur, applicable aux mathmatiques elles-mmes et permet de trouver par exemple, lorsqu'on la joint une analyse desdveloppements de l'criture symbolique, un fil conducteur pistmologique laconstruction des objets mathmatiques contemporains.

    Guid par le souci de dcrire les objets du monde sur fond de mise en quation tellequ'il a pu l'observer chez Vite, mais aussi par les exigences du Livre I, Descartes dans celivre II, propose une double suite de rductions que nous rsumons ci-dessous sans doutebien trop vite.

    4.4. La question de la rduction, et des motifs de la rduction

    Comme pralable de mthode, la Rgle XIII expose les ncessits gnrales desrductions, et aussi leur absence d'inconvnients. Dans son titre, on trouve par exemplecette lgitimation de l'abandon du "superflu"114: "Si nous entendons parfaitement unequestion, nous devons l'abstraire de toute conception superflue, la rduire une questiontrs simple, et la diviser dans les plus petites parties qu'il se pourra sans omettre de lesdnombrer"115.

    Tchant d'numrer les motifs qui poussent Descartes effectuer partir de la chosedu monde une telle rduction, qui n'est plus rduction l'essence, mais mise entre

    parenthses, abandon dlibr d'attributs jugs localement inappropris, nous nousautoriserons, eu gard au contenu de la Premire partie des Rgles, distinguer ici des

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    motifs de droit, des ncessits (questions de fait), enfin des raisons de facilit ou de pure

    convenance.

    4.4.1.Les motifs de droit sont autant de consquences du premier Livre: caractreimmdiat de la connaissance d'une nature simple, impossibilit pour le regard de connatresynchroniquement plus d'un objet (ou plus de deux avec leur liaison). Ces exigences sontconstamment rappeles dans le livre II. Par exemple: "Au reste puisque nous avons dit queparmi les innombrables dimensions qui se peuvent tracer en notre fantaisie, il n'en fautpoint contempler plus de deux diffrentes d'un seul et mme regard, soit des yeux, soit del'esprit"116.

    4.4.2.Les questions de fait, qui tiennent, par exemple, aux ncessits imposes par

    l'imagination et la mmoire.La description de l'objet de la connaissance physique se voit en effet prcder ici de

    l'introduction des facults pralables de l'me. Alors qu'elles taient tout juste voquesdans le livre I, ainsi voit-on apparatre dans la Rgle VIII117 d'abord, puis dans la RgleXII118, l'imagination, le sens et la mmoire, ajouts l'entendement. La position deDescartes semble avoir bien vari sur le sujet: d'abord il y adjoint en cours de texte, dans laRgle XII, le sens commun119. Surtout, aprs avoir considr dans la Rgle VIII, que cestrois facults pouvaient aider ou entraver l'entendement, Descartes, dans la Rgle XII, neretient que leur seule fonction de secours: "et certes seul l'entendement est capable depercevoir la vrit, mais il doit tre assist par l'imagination, le sens et la mmoire, afin quenous n'omettions d'aventure rien, d'entre les biais que comporte notre industrie"120. En

    consquence, il faudra donc bientt aider la mmoire et l'imagination elles-mmes pourqu'elles puissent aider l'entendement.

    Quoi qu'il en soit, il nous parat qu'il s'agit, chez Descartes, d'une position autre quedans les premires Rgles, o conformment au modle mathmatique de la thorie de laconnaissance, l'entendement et l'entendement seul tait adquat connatre et que danscette fonction il ne pouvait faillir. Nous ne dvelopperons que brivement toute cettequestion, et seulement dans la mesure o la question des notations mathmatiques estconcerne.

    a) Ncessits de l'imagination

    C'est dans l'imagination que se forment les figures des choses, et ces figures en sontaussi les ides121. Il faudra donc aider l'imagination.

    Descartes voque la ncessit de "prsenter son imagination" les corps ou objetsvenus du dehors122. A cet effet, il ne trouve, dit-il, rien de plus commode pour les prsenteraux sens externes que de dessiner des figures, qui sont donc, dans le registre de lacommodit, une premire rduction des objets de la nature.

    C'est cependant, par la mmoire qu'on pourra disposer de ces figures ou ides desobjets123, et oprer sur elles. Et en effet la mmoire peut aider l'entendement: la vise duregard de l'esprit ne peut saisir en mme temps plus d'une nature simple, ou d'une liaisonentre deux natures simples124, qui est, comme on l'a dit, la constatation d'une diffrence etd'une mise en rapport. Il est donc ncessaire de trouver un moyen par lequel cesdiffrences qui ne sont pas un moment donn actualises dans l'entendement, et donc

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    non immdiatement disponibles, soient nanmoins rapidement mobilisables. Telle est la

    fonction de la mmoire dans son rle positif et adjuvant.Descartes, cependant, se mfie de la mmoire, ce mal ncessaire avec laquelle il lui

    faut composer et dont il ne cesse d'voquer les dfaillances possibles125. Le risqued'entrave que la mmoire pourrait apporter l'entendement se rsume sans doute lapossibilit qu'elle autorise de provoquer, par suite d'associations inadquates et par le biaisde la reviviscence d'un souvenir superflu126, importun, une erreur toujours possible,puisque tout comme pour l'imagination, il ne s'agit plus ici au premier chef de l'immdiatetet de l'infaillibilit de l'entendement.

    b) Commodit simple127

    Cet ensemble de raisons (droit, fait, convenance), s'articulant donc en un jeucomplexe autour de l'imagination et la mmoire, conduit une double rduction.

    4.5.Double rduction (nature des choses et reprsentations)128:

    4.5.1. Rduction quant la nature des choses (Rgle XIV principalement): de lagrandeur la ligne.

    Les corps, qui sont corps tendus, sont d'abord abstraits en des grandeurs129, puisces grandeurs en leur tendue130 (elle en est un attribut particulier), puis de celle-ci nouveau en un ensemble de trois de leurs attributs131: dimension, unit, figure132.

    Descartes montre d'abord qu'au del de la diversit et de l'infinitude des grandeurs, il

    est en elles un possible invariant: en certaines grandeurs en effet, on peut reconnatre unemme disposition fondamentale, que Descartes appelle la dimension133et qui caractriseun mode sous lequel elle peut tre mesure: ainsi en est-il de la longueur (qui est unedimension), de la largeur, de la profondeur, mais aussi de la pesanteur, etc.

    L'unit est ensuite introduite la Rgle XIV134: aune commune auxquelles notresens et en ce premier temps ne peuvent se rapporter que les grandeurs d'un mme typedonn. Il y a donc ici pour le moment encore desunits, une par type de grandeur. Ensuite, la dimension, la figure et l'unit, seront ultimement associs la ligne 135 ou lerectangle136.

    4.5.2. Quant la question des reprsentations (expose aux Rgles XV et XVI),

    Descartes, partant de la figure qui est pour lui l'ide du corps, en vient la ncessairedescription de celle-ci sur le papier137, au signe donc et enfin au signe mathmatique138,c'est dire aux "chiffres" les plus courts qu'il lui sera possible. C'est le texte mme de laRgle XVI: "Quant aux choses qui ne requirent point l'attention d'un esprit qui y soitprsent, mme si elles sont ncessaires pour la conclusion mieux vaut les distinguer pardes chiffres trs brefs que par des figures compltes: car ainsi la mmoire ne pourra tretrompe, cependant que la pense ne se distraira point les retenir, lorsqu'elle s'adonnera en dduire d'autres"139.

    Cette brivet souhaite, que l'on retrouvera dans le Discours de la Mthode140, estune constante de la pense de Descartes en matire de signes, et la seule exigence qu'ilmette ici en avant.

    Le signe mathmatique apparatra donc ici la fin, dans cette suite de rductions,comme le terme d'une chane allant des corps aux figures, qui en sont les ides, puis des

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    signes purement distinctifs et dsignatifs, mais sans fonction opratoire (comme pour le

    cas des couleurs dans la Rgle XII141), enfin des des signes opratoires mathmatiquesinsrs dans des lois (les rgles du calcul).

    4.6.Au confluent de ces diverses tudes physico-mathmatiques, point central de ladernire partie du texte, on trouve la Rgle XVI. Les points essentiels y sont mon sensles suivants: rduction ultime de la grandeur la ligne ou au rectangle, introductioncorrlative de la notation exponentielle pour les puissances.

    4.6.1. Aprs de nouvelles considrations sur la mmoire, le texte s'ouvre sur unparagraphe consacr la ncessit de l'criture, puis du signe mathmatique incarnd'abord, dans le registre du couple connu-inconnu, puis dans celui des puissances, c'est

    dire prcisment les deux questions dont Vite s'tait occup:Tout ce qu'on devra envisager comme un pour rsoudre une difficult nous le

    dsignerons par un seul chiffre, qu'on pourra forger discrtion. Mais pour plus de

    facilit, nous utiliserons les caractres a, b, c etc. pour exprimer les grandeurs dj

    connues et A, B, C etc. les inconnues et souvent nous placerons devant elles les

    chiffres 2, 3, 4, etc. pour expliquer leur multiplicit, et nous leur en adjoindrons

    encore pour le nombre de relations qu'il y faudra entendre: comme si j'cris 2a3, ce

    sera tout de mme que si je disais le double de la grandeur a, qui contient trois

    relations 142.

    Et le bulletin de naissance de toute la notation moderne, cartsienne, pour les

    puissances, se trouve donc dans cette Rgle XVI. Et il est appliqu aux grandeurs: lanotation cartsienne 2a3dsigne donc ici primitivement un cube (grandeur), et la notationa2un carr (grandeur). On constate nouveau que c'est le rapport une certaine unit quia t mis en exposant, inscrivant enfin dans l'criture et le systme usuels (indo-arabique)un chiffre en haut droite: l'exposant cartsien. A notre connaissance, le terme mmed'exposant tait pour la premire fois apparu chez Clavius143.

    4.6.2.Rduction la "ligne"L'criture prcdente cependant aurait t purement formelle et de peu d'intrt pour

    Descartes, s'il ne l'avait fait accompagner de l'autre rduction: celle des grandeurs laligne.

    Or, cette opration, d'une autre nature, tait bien plus dlicate: la mesure desgrandeurs, comme on l'a vu, s'effectuait selon une certaine dimension de leur tendue.L'opration consistait donc tablir directement une comparaison d'une grandeur avec unegrandeur de mme nature, dont il existait un reprsentant privilgi: l'unit dans lacatgorie de ce type de grandeur. Il y avait par exemple une unit de grandeur cube et unede grandeur ligne. Ceci tait la position grecque, celle aussi du cossique orthodoxe, et doncla position premire de Descartes.

    D'un autre ct, dans la catgorie mme des grandeurs, on peut dire, par exempleque le cube est au carr ce que le carr est la ligne. Excipant donc galement de cerapport, Descartes dira qu'il est aussi une unit dans la catgorie des grandeurs, qui est laligne. Par un glissement dialectique sur le terme d'unit, Descartes en vient alors

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    considrer l'unit de ligne, et dans une mesure moins claire, l'unit de rectangle, comme

    unit dans la catgorie des grandeurs.Y-a-t-il en dfinitive des units, une par type de grandeur, ou bien une unit absolue,

    unit des units, mesurant toute chose? La question n'est pas secondaire, et pourraitmarquer au contraire l'origine d'un point de clivage, n en ces premires annes duXVIImesicle: de la rponse qui lui est apporte, se constituent dsormais en effet, notresens, deux positions devant le monde, qu'on pourrait brivement caractriser commeassocies la pense mathmatique et la pense physique modernes.

    Or, cette question, la rponse apporte par Descartes lui-mme est ambigu, mmecontradictoire144. Certes, Descartes embarrass dclare bien qu'il y a des types d'units(position du "physicien"), mais lorsqu'il s'agira d'en donner une reprsentationmathmatique, l'emploi de la notation exponentielle pour les puissances qu'il prconise,impliquera en fait, dans la pratique quotidienne du calcul, l'existence d'une unit absolue,l'unit de ligne qui mesure toute grandeur, le nombre rel 1 pour nos modernes yeux.

    L'embarras de Descartes, qui tient tout en sa position constructiviste, est ici cependantpatent, ce que souligne le choix de ses termes: "J'avoue que ces noms m'ont moi-mmetromp pendant longtemps: en effet, rien ne me semblait pouvoir tre plus clairementpropos mon imagination, aprs la ligne et le carr que le cube et d'autres figures forges leur ressemblance; et certes je n'ai pas peu rsolu de difficults par leur secours. Maisenfin, aprs de nombreuses expriences [...]; et qu'il fallait entirement rejeter les noms dece genre, de crainte qu'ils ne troublent notre conception, parce que la mme grandeur, bienqu'on l'appelle cube ou bicarre ne doit jamais tre propose l'imagination autrement que

    comme une ligne ou un rectangle..."145.Cet embarras de Descartes est cependant porter son crdit: en un moment eneffet o dans l'criture mathmatique, il est en situation de dtruire en fait la distinctionnombres-grandeurs, un des piliers du temple physico-mathmatique cette poque, et cesans disposer des moyens vritables d'tablir en droit une nouvelle thorie, il se rend sansdoute confusment compte de la relative faiblesse thorique de ses raisons. Cetteopration de "prsenter l'imagination des grandeurs comme des lignes" apparat en effet,mme aujourd'hui, comme bien dlicate. De nos jours, elle ne se conoit de faon peuprs convaincante que dans le cadre unificateur numrique ultrieur du corps des nombresrels, cadre strictement mathmatique donc, et dont le bulletin de naissance date de 1872.Sans videmment rechercher pareille construction formelle chez Descartes, remarquons

    qu'une dfinition extensive du nombre, mme non formalise, telle par exemple que lapropose Leibniz146dans les Nouveaux Essais aurait certainement contribu clarifier iciles choses. Or, dans ce texte, Descartes se refuse mme toute thorie du nombre qui soitabstrait de la chose nombre147, ce qui rend prcisment tout fait impossible une telleunification.

    Faute donc de construire une thorie du nombre et en particulier du nombreirrationnel, ce que Leibniz lui reprochera si juste titre, tout se rduira donc pourDescartes, terme ultime de la rduction, la mise en rapport des grandeurs quelconques(par exemple les grandeurs carres et cubes de la tradition cossique), avec des lignes quisont naturellement mesurables. La mesure de la grandeur est alors celle de la ligne laquelle elle est associe.

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    4.6.3.Dans la Rgle XVIII, ultrieure, Descartes, pour assurer dans les deux sens une

    transparence entre deux types de grandeurs, s'efforce de dmontrer ce nouveau point:l'quivalence entre lignes et surfaces (rectangles). Et Descartes de donner des exemplesde portions du plan limites par des rectangles, transformes en des segments 148. Etrciproquement d'associer des segments des portions du plan. Cependant, pour enassurer la preuve dans ce dernier sens, Descartes est alors tenu de faire intervenir dansson schma l'unit, et qui est ici une unit de ligne149.

    Ces questions de transparence nous semblent dsormais la fois imposes parl'objectif final de Descartes et conduites par les ncessits ultrieures du calcul,impratives dans cette partie terminale des Regulae: faire s'interpntrer dans un mmecalcul des signes reprsentant des quantits de nature diffrente, ici des carrs et desnombres.

    Et Descartes, qui a retrouv ici entre Mathmatiques et Physique, les mmesdifficults que Vite, s'en tirera finalement comme lui: par une criture de l'homognt,qui sera compltement rige en principe dans la 'Gomtrie'150. Ecriture thorique, dedroit, valable sans doute en premier lieu pour Descartes lui-mme. Lorsqu'il s'agira en effetde construire les solutions de ses quations, Descartes, trs attach ce qu'il regarde sansdoute comme la manifestation d'un certain ralisme, finira toujours par considrer qu'ils'agit en fait de grandeurs. Cependant cet argument de droit, lui aussi intrioris, sera viteeffac en fait, par l'usage social de la notation mathmatique. Quel lecteur mathmaticiende sa Gomtrie voudra se souvenir, au milieu d'une quation qu'il y faut rtablir les unitsd'emprunt pour assurer l'homognet d'un calcul physique sous-jacent? Ncessit

    ultrieurement trs vite disparue en Mathmatiques, noye dans un calcul algbrique, non"spcieux", la fois littral et purement numrique.

    4.7. Les consquences de cette double rduction sont nombreuses, la fois enmathmatiques et en physique.

    4.7.1. Dans les premires Rgles, l'Etre de l'objet concidait avec l'ordre, situationcaractristique du paysage mathmatique premier dont Descartes avait sembl sesatisfaire lors de ses premires rdactions. Ensuite, cependant, apparaissent les questionsde physique. C'est en effet dans le but de dcrire la nature que Descartes s'est livr, depuisl'objet dans la nature jusqu'au signe dans une quation, une telle suite d'oprations caractre rductionniste. Et dans le livre II, Descartes, ajoutant dsormais la mesure151,considre donc l'ordre et la mesure comme constitutifs de l'objet physique152. Or pareillelaboration se fait videmment avec perte, et Leibniz, dveloppant l'Analysis Situs, aurabeau jeu d'ironiser sur les laisss-pour-compte de la gomtrisation cartsienne, enparticulier l'exclusivit apporte par Descartes aux questions mtriques, et samconnaissance des questions non numriques, comme celles de position.

    4.7.2. Dans l'criture mathmatique, la dualit: nombres-grandeurs sera peu peudfinitivement abandonne, au profit du nombre, au prix cependant d'un hypothse centraleforte: celle de l'unit absolue, qui mesure toute chose.

    La notation cartsienne pour les puissances inscrit dsormais dans l'criture

    mathmatique un rapport entre le cube et la chose, par exemple. Encore une fois, lamthode a donc emprunt son analogie l'exemple des moyennes proportionnelles153.

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    Historiquement ceci met dfinitivement fin des sicles de notations cossiques, ainsi qu'

    celles de Vite. On doit ensuite souligner ces vidences: contrairement aux tentativescontemporaines diverses (Stevin, Hume, Hrigone par exemple), la classification desinconnues se fait dsormais aprs Descartes, suivant l'ordre naturel de l'ensemble desnombres entiers d'o, en germe dsormais, et ceci est bien connu, une rassuranteclassification d'quations et de courbes selon leur degr, -instaurant enfin, l o c'taitmagma, l'ordre dans la nature et la maison-, terme aussi le concept de polynme, enplace d'un lot d'exemples spcifis, concept qui se clive son tour par le jeu d'une nouvellediffrenciation: la distinction entre fonction et polynme, etc., toutes choses qui taient toutsimplement impossibles en fait, sinon en droit, tant que le rapport de la grandeur l'ensemble des entiers n'avait pas t crit.

    Descartes cependant n'tait gure un formaliste, et l'introduction qu'il propose denouveaux systmes de signes, loin de reprsenter pour lui, comme chez Leibniz, lamanifestation clatante d'une pense opratoire, il l'a seulement perue comme le moyencommode de mettre en acte sa dmarche pistmologique de mise en quation du rel:c'est donc en une certaine faon malgr lui154 que de toute sa mathmatique, c'est sonsystme de signes qui lui a le plus durablement survcu, et qu'il est aujourd'hui juste titreconsidr comme l'un des fondateurs de l'Algbre.

    4.7.3. Aprs les Regulae, le texte mathmatique moderne est en germe. Lacomparaison est clairante pour nous entre l'Ars Magna, le plus grand trait d'Algbre duXVIme, texte pour nous archaque, et la Gomtrie, de facture pr-contemporaine, qui,prolongeant les Regulae galement sur cet aspect, apporte de nouvelles et dcisivesnotations, entre autres un signe spcifique pour l'galit, qui, en dtruisant la structureprdicative de la phrase mathmatique mdivale (elle mme drive de la phrasegrecque), instaure sa place une structure relationnelle155, et donc le premier des calculsmathmatiques modernes, littraux. Comme l'crit Costabel, le texte a du provoquer un"choc", sur les lecteurs du temps156. La Gomtrie est bien le premier texte deMathmatiques directement lisible par nous-mmes et nos tudiants157. C'est l'aube destemps modernes sur le plan de l'criture symbolique158. Concluons ici brivement surl'avnement du calcul: il est donc en cette premire moiti du XVIIme sicle, un sautpistmologique majeur permis aux Mathmatiques par la constitution d'une languespcifique.

    Pour un mathmaticien moderne, la notation mathmatique pour les puissances et lacorrlative numrisation de la nature font aujourd'hui si intimement partie du cadrepistmologique intrioris qu'on a quelque peine imaginer qu'elles aient pu ne pas tre,ni qu'il ait fallu si longtemps pour y parvenir. Rappelons cependant pour terminer que c'estdonc, notre sens, pour des motifs d'origine physique que Descartes a t conduit proposer sa nouvelle notation en mathmatiques.

    Equations et calculs littraux d'une part, en contrepoint rductions successives del'objet physique un objet figur, puis mesurable, dont le symbole finit par se couler en unequation: voil, nous semble-t-il, les lments essentiels de cette partie du livre II o lesrgles demeurent dveloppes (RXII XVIII), et dont le paysage est donc assezsensiblement diffrent de celui de la premire.

    4.8. Les dernires Rgles

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    Les dernires Rgles sont de plus en plus tires par leur objectif mathmatique.

    4.8.1.La Rgle XVII commence, notre sens, introduire la notion de stratgie decalcul algbrique, qualifie de "parcours vrai": "Il faut parcourir la difficult propose, enfaisant abstraction de ce que certains de ses termes sont connus, d'autres inconnus, et enregardant par des parcours vrais, comment ils dpendent mutuellement chacun les uns desautres"159.

    La Rgle suivante (XVIII), trs mathmatique, fait directement intervenir les quatreoprations de l'Algbre160.

    4.8.2.C'est dans les trois dernires Rgles, dont nous ne connaissons que le titre,qu'on trouve la fois le principe mthodologique mathmatique actif dans cette seconde

    partie des Regulae, en mme temps que ses limites chez Descartes. En voici les noncs:

    Rgle XIX: "Par cette mthode de raisonnement, on doit chercher des grandeurs exprimesen deux manires diffrentes en mme nombre que nous supposons connus de termesinconnus pour parcourir directement la difficult: car ainsi nous aurons autant decomparaison entre deux termes gaux"161.

    Rgle XX: "Une fois trouves les quations, il faut achever les oprations, que nous avonsomises, en ne faisant jamais usage de multiplication, chaque fois qu'il y aura lieu dediviser"162.

    Rgle XXI: "S'il se trouve plusieurs quations de cette sorte, il faut toutes les rduire une

    autre unique, savoir celle dont les termes occuperont les moindres degrs dans la suite desgrandeurs en proportion continue, selon laquelle il faut disposer ces termes en ordre"163.

    Ces trois Rgles, reprises presque mot pour mot dans la Gomtrie164, constituent enfait et en droit la paraphrase en langue commune des instructions ncessaires la mise enquation d'un problme et l'examen de sa solution. Dmarche insolite, sans autreexemple en Philosophie notre connaissance: c'est en effet une technique mathmatique,ici expose sous forme rhtorique (et non symbolique) qui vient clore un textephilosophique: des Rgles pour la Direction de l'esprit.

    Dclarer d'abord en effet qu'il faut considrer l'inconnu comme le connu, c'est, lasuite de Vite et des Rgles XVI et XVII, affecter des symboles alphabtiques tant aux

    donnes qu'aux inconnues, ici donc traites sur un mme plan.Ensuite (Rgle XXI), il convient de faire s'interpntrer ces symboles, tant connusqu'inconnus dans des quations, qui expriment de faon complte, soit dans le registreprogrdient (synthtique, partir des donnes), soit dans le registre analytique inverse (partir du requis), les relations diverses entre lments du problme, et qui sont autantd'tats de fait, tout ceci se faisant ncessairement, conformment la premire partie,aprs un examen attentif.

    Ainsi donc (Rgle XIX), par deux mouvements, en sens inverse, est-il un moment, oune consquence du connu (dans le registre de la synthse), en vient s'galer uneconsquence du requis: ce moment de la mise en regard est celui de l'quation. Ceci cltles phases de l'examen des donnes et la mise en quation165.

    L'analyse et la synthse sont certes toutes deux des mouvements ncessaires, maisconstatons nouveau que le mouvement algbrique privilgie mcaniquement l'analyse:

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    pour "supposer la chose dj faite" (prologue presque oblig de chaque dmonstration

    dans la "Gomtrie"), le plus simple est en effet d'affecter des symboles aux grandeursinconnues, puis de calculer partir d'eux pour en tirer des relations comme si elles taientconnues.

    Il s'agira ensuite, dans un autre mouvement analytique, de rsoudre les quationsainsi obtenues, c'est dire tymologiquement de les dcomposer: ce problme purementmathmatique, tchera de rpondre le livre III de la Gomtrie. (Cette question ne faitcependant pas partie du livre II des Regulae). Dans la Rgle XIX, Descartes indiqueseulement quelques lments selon lui ncessaires la rsolution: il faut qu'il y ait autantd'quations que d'inconnues. On voit ici comment la question d'un lieu gomtrique plan(une quation; deux inconnues) lui est encore trangre ce moment.

    5. Inachvement des Regulae

    Pourquoi Descartes n'a-t-il pas continu dans la mme veine la paraphrase desquations, comme autant de Rgles pour la Direction de l'Esprit? A notre sens, autant pardes limitations qui tenaient au savoir mathmatique mme de Descartes ce moment, qu'sa rpugnance tablir cette poque des thories nouvelles en mathmatiquesproprement dites: la thorie des systmes de n quations (non linaires) p inconnues,dont on pourrait naturellement penser qu'elle est ici en germe, ne l'intresse pas. Il lalaisserait sans doute des "calculateurs". Pas davantage ne trouve-t-on ici une thorie dunombre, et donc dans le registre physique, une vritable numrisation de la nature, qui estici proprement parler mesurable, et non numrise. Seul intresse Descartes ce

    moment en mathmatiques ce dont il pense qu'il pourra avoir des interprtations et desconsquences sur son projet de description de la nature.

    D'autre part, il est dans les mathmatiques elles-mmes des difficults intrinsques: lacomplexit du schma de rsolution avanant, est-on sr d'en trouver dans la languecommune une description isomorphe, en forme de paraphrase, qui en soit une prescriptionou des rgles? Dans cette mesure, on peut dire en effet avec Hamelin qu'une partie desRgles manquantes se trouve dans la Gomtrie, condition d'ajouter aussitt qu'il ymanquera dfinitivement la transcription de ce que Descartes aurait pu en faire en retoursous forme de Rgles nouvelles. Cette poursuite de la dialectique cartsienne desRegulae, entre mathmatiques et ralit (presque un isomorphisme), Descartes n'a pasvoulu, ou n'a pas pu la poursuivre, en partie par le fait de la complexit de l'crituremathmatique naissante qu'il est prcisment pour une part en train de crer. On se prendcependant ici imaginer, dans le droit-fil de la position de Descartes, une possiblerdaction d'une Rgle XXII, paraphrasant la rsolution du Problme de Pappus parexemple, et qui fournirait en retour une nouvelle Rgle pour la Direction de l'Esprit.

    Plus simplement, on peut aussi penser que Descartes s'est ici interrompu, pensantqu'il n'tait pas opportun de progresser dans la rdaction des Regulae, sans avoirpralablement tent une mise en pratique effective, sur des exemples physiques concrets,de la dmarche de modlisation de la nature inscrite dans son projet. Il la mettra en oeuvre,avec l'insuccs qu'on connat, dans la Dioptrique et les Mtores, les deux Essais nonmathmatiques.

    6. Les Regulaeet la Gomtrie

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    6.1. On a dit plus haut que, si les Regulae restent inacheves, c'est, entre autres

    choses, parce que Descartes ne voyait pas encore trs bien lui-mme cette poque lesdveloppements de sa mathmatique.

    En 1627-1628 en effet, Descartes sans doute considre-il par exemple commeimparfaitement comprise le cas d'une question qui fournit naturellement plus d'inconnuesque d'quations, donc justiciable du (virtuel!) livre III des Regulae. Dans la 'Gomtrie'166de 1637, Descartes mettra cependant jour ce que nous appelons l'quation d'un lieugomtrique, rgi par une quation entre deux inconnues. Cependant, cette importantestructure de type relationnel, Descartes ne la thmatise pas. Et on demeure toujours surprisde ne trouver, chez ce grand thoricien et expert des mthodes qu'tait Descartes, aucuneobjectivation de celle-ci. Toujours dans un souci existentiel de constructibilit, il s'attache aucontraire, dissocier les inconnues pour construire les grandeurs: c'est la source de laclassification cartsienne des courbes en genres, aujourd'hui abandonne167. Il lui faudradonc choisir entre les deux coordonnes celle qu'il va fixer, pour pouvoir construire l'autre.

    6.2.Dans le problme de Pappus, coeur de la "Gomtrie", l'affectation de symbolesaux constantes, c'est dire aux "lignes" donnes, fait appel la fois aux premires Rglessur l'examen des vrits et aussi l'conomie gnrale de la Mthode: aprs examenattentif en effet, le nombre de symboles doit tre juste ce qu'il faut (ici les distancesconnues; inutile par exemple d'y injecter les carts angulaires), et aussi les rgles sur lafiguration et la reprsentation numrique de la seconde partie, puisque Descartes faits'interpntrer dans un calcul des grandeurs reprsentes par des symboles.

    La constitution de deux inconnues (et deux seulement), l'affectation de symbolesunivoques aux inconnues (les distances du point courant cherch deux droites fixes) estun fait essentiel, mais ici subreptice. Nulle part les mots d'abscisse et d'ordonne nefigurent dans un texte o l'invention de la gomtrie analytique n'est aucun momentthmatise. Outre la rfrence aux questions de figuration et de numrisation dj voquepour les constantes, c'est cependant ici que s'inaugure effectivement la mthode analytique(regressive). Rptons le: affecter des critures symboliques, opratoires, aux objetsinconnus, c'est en effet ncessairement inscrire que la "chose est dj faite", et calculer partir d'elles, par une suite de conditions que nous dirions suffisantes, mettant en quelquesorte entre parenthses la question existentielle.

    7. Limites du texte des Regulae

    7.1.Les Regulaesont un texte scientifique moderne, profane, o bien rares sont lesrfrences historiques, mais aussi mtaphysiques, mme si Descartes ne pourraultrieurement contourner les questions mtaphysiques qu'il a lui-mme souleves. Rienne vient ici annoncer les thmes centraux des Mditations: dualit de l'me et du corps oupreuves de l'existence de Dieu.

    7.2.Absence aussi dans le texte, sans doute corrlative, de toute vritable rfrence l'infini, mathmatique ou mtaphysique, et aussi mathmatiquement parlant, de toutprocessus infinitiste comme procd de preuve, telle la mthode grecque d'exhaustion.

    La doctrine cartsienne des Regulae, troitement attache un ordre total, ne peut enaucune faon supporter l'infini. Rien dans les Regulae, ni dans la Gomtrie, ne vient

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    REGULAEET MATHMATIQUES

    voquer, mme de loin, la distinction, clbre dans la troisime Mditation, entre l'infini et

    l'indfini. Constatons ironiquement cependant que le produit mathmatique historique leplus direct de cette entreprise cartsienne des Regulae, driv de la numrisation de lanature, sera la cration ultrieure du corps des nombres rels, avec ce qu'il rcle d'infininon dnombrable. Cela ne saurait tre confondu avec la finitude primordiale et ncessairede la Mthode.

    En Mathmatiques, le champ d'application de la Mthode cartsienne sera doncnaturellement la rsolution d'une question dj donne (une "difficult"), c'est dire unobjet pour une part nigmatique et dj constitu, qu'il s'agit d'lucider (le problme dePappus pour Descartes; le thorme d'Hermite sur la transcendance de epour prendre unexemple contemporain). D'un tout autre type, une consquence ultrieure, importante,sera l'avnement de toute une classe de problmes nouveaux, relatifs des objetsmathmatiques, et qui s'origineront dans leur seule criture. A ces questions d'originesymbolique, compltement inconcevables pour Descartes, et ceci marque des limites l'entreprise cartsienne, c'est