rÉflexions sur l'opÉration technique les techniciens et les technocrates

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RÉFLEXIONS SUR L'OPÉRATION TECHNIQUE LES TECHNICIENS ET LES TECHNOCRATES Author(s): Nora Mitrani Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 19 (Juillet-Décembre 1955), pp. 157-170 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688933 . Accessed: 12/06/2014 17:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.113 on Thu, 12 Jun 2014 17:03:31 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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RÉFLEXIONS SUR L'OPÉRATION TECHNIQUE LES TECHNICIENS ET LES TECHNOCRATESAuthor(s): Nora MitraniSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 19 (Juillet-Décembre1955), pp. 157-170Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688933 .

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RÉFLEXIONS SUR L'OPÉRATION TECHNIQUE LES TECHNICIENS ET LES TECHNOCRATES

par Nora Mitrani

Le vœu de Marx : non pas seulement connaître, mais transfor- mer le monde, est en train de trouver un écho universel ; marxiste! et non-marxistes se rencontrent aujourd'hui sur un certain plan d'urgence, assez éloigné de celui de la connaissance scientifique proprement dite ; ce plan, nous le nommerions celui de l'opération technique. C'est dire que nous nous proposons d'orienter nos recherches sociologiques dans tous les domaines où s'élabore un plan d'études et de transformation des énergies naturelles ou des réalités sociales et économiques. Ces transformations nous préoc- cupent dans le mesure où elles possèdent deux dénominateurs communs, le second étant F exploitation du premier : leur technicité, leur caractère opératoire. A cet endroit pourrait déjà naître une objection : qui dit opératoire dit nécessairement efficace ; l'opération technique ne mériterait ce nom que dans la mesure où elle aurait du mordant sur le réel, où elle interviendrait pour le modeler et le transformer. Or, en est-il toujours ainsi? Le caractère opéra- toire est-il nécessairement contenu dans la technicité, ou bien cette liaison n'est-elle que la projection d'une illusion, celle qui précisé- ment fait vivre le technicien? Il ne nous appartient pas de répondre à cette question, pas dans ce contexte de notre étude du moins. Les techniciens eux-mêmes ont d'ailleurs trouvé un mode de réponse apparemment paradoxal : « Le technicien spécialiste d'une question est dirigé par le technicien des idées générales, selon l'expression de Lyautey. Le premier seul mériterait le nom de technicien, le second plutôt celui de technocrate (1). » II va sans dire que le caractère opératoire serait réservé à l'intervention des seconds plutôt qu'à celle des premiers, relégués au rôle de simples exécutants. Seuls les seconds auraient de la conjoncture une connaissance totale qui leur permettrait l'action.

Nous reviendrons plus loin sur cette distinction. Quoi qu'il en soit, l'important, du point de vue sociologique, réside dans le fait que les techniciens ont foi en l'efficacité de ces interventions qui

(1) J'ai rencontré très fréquemment la distinction, voire l'opposition de deux catégories de techniciens, énoncées en des termes presques toujours identiques, au cours d'interviews de personnalités appartenant aux cadres techniques et administratifs des entreprises. Certains d'entre eux ont revendiqué de manière plus ou moins explicite la qualité de technocrates. Ces interviews se poursuivent.

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NORA M IT RAN I

se multiplient tous les jours, tant dans le cadre de la société globale que des entreprises privées. Ces interventions qui vont du simple programme de production à l'échelle de l'entreprise, jusqu'à la conception des pools et d'une planification internationale, en pas- sant par tous les processus de rationalisation et d'Organisation Scientifique du Travail en vue d'améliorer la productivité, ces interventions donc pourraient être groupées sous le terme commun d'opérations techniques poursuivies dans le cadre de la fonction technique. Cette dernière elle-même exprime l'un des aspects essentiels du type particulier de structure sociale globale qu'est la « civilisation technicienne », selon le terme de Georges Friedmann.

L'opération technique tend à se généraliser, à s'appliquer à tous les domaines de la vie sociale, économique, militaire, où une action peut être conçue et menée selon un plan et une technique dont la rationalité assure une manière d'inaccessibilité aux pro- fanes. Les inondations de janvier dernier nous ont fourni avec le « Plan Orsec » l'exemple assez caractéristique d'une opération technique conçue à l'occasion d'un événement précis qui, chaque fois qu'il se produit, doit déclencher tout un aménagement fonc- tionnel.

Toute opération technique offrant un certain degré de techni- cité qui la caractérise, le problème sociologique se pose dans les termes suivants : Quelle serait la meilleure définition actuelle du « progrès » technique et de la technicité ? Dans quelle mesure la technicité conquiert-elle tous les jours de nouveaux secteurs de la vie sociale, économique, politique? A quel niveau, quel palier de l'action joue-t-elle un rôle prépondérant : la conception, l'éla- boration ou l'exécution? Quelles pourraient être ses limites et dans quelle mesure laisse -t-elle une marge à la liberté de décision?

Ici se greffe la recherche sociologique que nous formulerions de la manière suivante : la généralisation de l'opération technique étant constatée, ainsi que ses limites, dans quelle mesure engendre- t-elle un milieu social offrant un début de structuration? Quelle est la nature de ce milieu? Est-il formé par des groupements constituant déjà une certaine cohésion, animés par des œuvres communes et des intérêts similaires, ou bien n'en est-il encore qu'au stade d'une masse active où les rapports tactiques interindividuels joueraient un rôle prépondérant? Enfin quels sont les rapports de ce que nous nommons pour l'instant un milieu technique (il1 y aurait d'ailleurs lieu d'examiner si nous ne nous trouvons pas en présence d'une pluralité de milieux techniques) avec la société globale? Dans quelle mesure seraient-ils capables d'en déterminer la structure, ou, inversement, d'être déterminés par elle?

Il paraît plus aisé d'esquisser une réponse à la première partie de cette étude. En ce qui concerne l'examen sociologique, nous ne nous permettrons de formuler que des hypothèses. (L'époque de transition que nous vivons rend d'ailleurs les certitudes diffi- ciles.) Toutefois il paraît assez important de déterminer dans la mesure du possible les pôles d'attraction et les lignes de force de la société actuelle.

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VOPÊRATION TECHNIQUE

■ft

» ♦

Trop souvent dans l'histoire et la philosophie des techniques le développement technique a été identifié aux transformations mécaniques et mesuré selon le critère d'augmentation du rendement. On a voulu voir l'image même du « progrès » dans l'acquisition par les machines d'automatismes de plus en plus perfectionnés qui, une fois déclenchés, sauraient de plus en plus se passer de la surveil- lance et du réglage humains. L'émerveillement devant l'avancement mécanique a même engendré des courants plus ou moins forts d'optimisme quant à l'avenir de la société. Le capitalisme naissant a vu sa prospérité liée au progrès des moyens mécaniques de produc- tion et il n'est pas dit que le marxisme lui-même n'ait hérité de cette même illusion transposée sur le plan de sa doctrine : la désa- liénation du travailleur et l'avènement d'une société sans classes seraient précipités par le développement des machines, à condi- tion, naturellement, que soit réalisée la socialisation des moyens de production. Les marxistes ne dénoncent les dangers du machi- nisme que dans le cadre du capitalisme privé.

Cette même forme d'optimisme prend un caractère utopique, voire caricatural chez Jacques Duboin qui voit en l'avènement de l'usine automatique, ultime étape de la « Révolution mécani- cienne », l'aube possible d'une nouvelle structure sociale et éco- nomique, déterminée par « la Grande Relève des hommes par la machine ». Cette nouvelle forme de division du travail (et d'amé- nagement des loisirs) pourrait aboutir, selon Jacques Duboin, à « l'économie distributive de l'abondance (1) ».

Les pessimistes, ceux qui voient dans le progrès technique la source de tous les maux qui accablent la société, partagent des illusions analogues, car ils sont souvent victimes de la même erreur : l'identification du développement technique au perfec- tionnement des machines. Ce dernier peut effectivement boule- verser les structures sociales et économiques, pousser vers la for- mation de nouvelles couches ou strates sociales, voire la cons- titution d'une nouvelle classe, mais les raisons qui détermineraient de tels bouleversements ne sont plus celles invoquées d'habitude : accroissement de la main-d'œuvre dû au développement gigan- tesque des moyens de production, ou bien diminution de cette main-d'œuvre et nécessité de conversion, dues à l'avènement de machines ayant acquis un degré supérieur d'automatisme. Ces raisons ont pu jouer un rôle très important dans la formation et dans l'envergure de la classe prolétarienne ; elles sont encore déterminantes quant à la mobilité à l'intérieur de ces mêmes classes, disons à l'intérieur de la catégorie de tous ceux dont le revenu est constitué par un salaire. Autrement dit, l'acquisition par les machines d'automatismes plus parfaits pourrait libérer

(1) Jacques Duboin : La Grande Relève des Hommes par la Machine (Fustier édit., 1933) ; Économie distributive de V Abondance (Éditions Ocia, 1946).

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CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE 11

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de la main-d'œuvre, déterminer le déplacement de la population active des secteurs primaire et secondaire correspondant à l'agri- culture et à l'industrie, au secteur tertiaire, correspondant aux services, pour employer la terminologie de Colin Clark (1).

Que les machines, surtout celles qui ont atteint un degré supé- rieur d'automatisme, exercent un mode de fascination à notre époque, paraît indiscutable. Il n'est pas de meilleur exemple de cet auto-envoûtement de la société par ses produits que l'extra- ordinaire développement et la répercussion sur le plan technique et philosophique de cette toute jeune science nommée cyberné- tique, née à peu près simultanément aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne. La cybernétique a réhabilité le raisonne- ment d'analogie : elle envisage selon Louis Couffignal « l'étude systématique des analogies entre systèmes mécaniques et organes vivants (2) ».

Nous ne nous étendrons pas sur les principales recherches de la cybernétique, ses théories relatives aux communications, à la transmission de l'information, au rôle de l'entropie, etc.... Toutefois, il paraît intéressant de citer ces quelques lignes de G. Th. Guilbaud qui résument assez l'ambition des cybernéticiens : « Au delà des interventions de mécanique asservie, au delà de notre connais- sance de la machine nerveuse, - on peut apercevoir certains progrès de nos idées sur Y organisation des choses et des hommes, et y discerner des cheminements (logique, mathématique ou autres) apparentés à ceux dont commencent à faire leur profit physiciens ou biologistes (3). »

D'après G. Th. Guilbaud, le but que se propose la cybernétique n'est rien moins que la direction de l'action humaine par la mise en vedette du rôle du pilote ou médiateur (4) entre le chef qui décide les fins et les praticiens qui exécutent les manœuvres. Ce pilote organise et distribue l'information émanant du chef, veille à sa réception et, au besoin, transmet au chef d'autres messages destinés à modifier s'il y a lieu l'information initiale. Du moins, telle devrait être l'organisation idéale ; elle caractériserait la société non fasciste, d'après Norbert Wiener.

Mais chaque fois qu'une conception autoritaire du pouvoir l'emporte, les hommes se choisissent une organisation où tout ordre vient d'en haut et aucun ordre n'y revient. A ce moment, réduits au rôle de simples exécutants, les hommes sont utilisés, manipulés.

Norbert Wiener affirme expressément que de telles considé- rations sur l'organisation et le rôle du pilote dans la transmission des messages sont dérivées de l'étude des machines. La machine aussi reçoit des informations ou messages, sous la forme d'énergie

(1) Colin Clark, Conditions of economic Progress, 1940. (2) Louis Couffignal : « Méthodes et limites de la cybernétique », in Structure

et évolution des techniaues. numéro SDécial de Cvbernêtiaue Muill. 1953. ianv. 1954). (3) G. Th. Guilbaud : « Pilotes, stratèges et joueurs - vers une théorie de la

.conduite humaine ». in Méthodes et limites de la cvbernêtiaue (revue citée). (4) Cybernétique : art du pilote ou timonier.

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L'OPÉRATION TECHNIQUE

de commande laquelle donne des ordres à l'énergie d'exécution. Il s'agit d'obtenir des machines un degré d'automatisme tel que l'exécution soit toujours conforme à l'ordre reçu, même lorsque interviennent des causes perturbatrices. Pour que l'équilibre ne soit jamais rompu, pour que la machine ne soit pas en état de crise, il faut qu'elle possède un système d'auto-régulation qui implique une conception particulière de son déterminisme (1).

Si nous nous sommes quelque peu attardés sur la cybernétique, c'est parce qu'elle a donné lieu à de nombreuses extrapolations sur les plans sociologique et économique, extrapolations qui prouvent la fascination exercée par les automatismes artificiels (2). De manière plus ou moins consciente, certaines machines supé- rieures tendent à se transformer en modèles techniques d'orga- nisation et d'action, dans tous les secteurs de la vie sociale et économique. Peut-être les informations de Robert Jungk ont-elles un caractère trop sensationnel, au sens journalistique du terme, lorsqu'il affirme que l'Amérique s'achemine vers l'utilisation des machines à prendre des décisions, c'est-à-dire des machines à penser et à gouverner (3). Semblables peintures ne sont valables que dans la mesure où elles dévoilent de nouvelles tendances : envisager et construire des machines qui supprimeraient toutes les imprécisions des équilibres naturels et qui, ne connaissant pas les états de crise d'une part, possédant la totalité des données d'un problème d'autre part, sauraient faire échec au hasard.

Depuis la Grande Peur de 1929, s'il y a un point sur lequel tous les économistes sont d'accord, c'est qu'il faut à tout prix éviter les ruptures d'équilibre qui aboutissent à la crise. Celle-ci est apparue comme la sanction inévitable et cyclique des doctrines libérales, de leur foi en ces équilibres naturels, projection sur le plan écono- mique du dogme plus vaste de l'universalité de la Raison. Le marxisme a troublé cette quiétude ; les crises l'ébranlent chaque fois davantage. Actuellement on peut dire que presque plus rien ne subsiste de l'ancienne confiance libérale dont la débâcle a entraîné la disparition de ce goût du risque qui avait fait la force du capitalisme. Toutes les mesures de planification, de rationalisation représentent autant d'assurances prises sur l'avenir, c'est-à-dire de garanties contre le risque. La rationalisation nie le rationa- lisme ; il s'établit entre ces termes une dialectique dont le dyna- misme caractérise l'action économique moderne.

Il est compréhensible que des machines dont l'infaillibilité ne laisserait aucune place au risque exercent une certaine séduction sur les ingénieurs et les économistes. Mais chaque fois que la déci- sion et l'exécution ne peuvent être confiées à de telles machines, il s'agit de trouver des hommes qui suppléent à ce manque, c'est- à-dire qui possèdent la formation mathématique et technique leur

(1) Norbert Wiener : Cybernétique et Société (éditions des Deux-Rives). (2) Voir notamment : Pierre de Latil : La pensée artificielle (N. R. F., 1953),

p. 128-132 : V Économie politique sous un jour nouveau ; Von Neumann et >. Morgenstein : Theory of games and economic behaviour.

(3) Robert Jungk : Le futur a déjà commencé (Arthaud, 1953).

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NORA MIT RANI

permettant d'appliquer les méthodes d'organisation, de rationa- lisation et de prévision souhaitables pour faire échec au hasard.

Le mérite considérable du livre de Jacques Ellul (1) est d'avoir souligné que la machine représente une forme supérieure de « savoir-faire » pour la conscience actuelle ; dès lors la technique devient l'application de cette forme supérieure à tous les domaines où la machine ne peut pas encore ou ne pourra jamais jouer de rôle déterminant.

Toutes les recherches de Jacques Ellul convergent au même point : démonstration de l'autonomie de la technique et de son intrusion dans tous les domaines de la vie sociale et économique. Il souligne l'autonomie de la technique par rapport aux machines dont elle est dérivée, mais que maintenant elle ordonne et dispose à son gré.

D'autre part, la technique n'est plus subordonnée à la recherche scientifique comme elle le fut traditionnellement : l'intervalle de l'une à l'autre s'amenuise de plus en plus. Jacques Ellul cite l'exemple des atomistes de Los Alamos qui ne pourraient pour- suivre leurs travaux sans l'énorme outillage technique mis à leur disposition : la science tendrait ainsi à ne devenir plus qu'un moyen de la technique. A l'appui de cette thèse soutenue déjà par Mauss on peut citer les controverses actuelles relatives à la dis- tinction entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Elles sont nées d'une divergence de points de vue entre les Cadres de l'Industrie favorisant toutes les recherches techniques suscep- tibles d'améliorer la productivité et les milieux scientifiques fran- çais soucieux de sauvegarder l'indépendance de la Recherche fondamentale par rapport aux problèmes de production (2).

L'opération technique étant définie comme la recherche de méthodes d'organisation, de standardisation et de planification permettant d'obtenir la plus grande efficience, Jacques Ellul dresse l'inventaire de tous les domaines livrés aux techniciens possédant cette forme de compétence. La technique lui paraît pouvoir assu- mer non seulement l'activité productrice, mais la totalité des activités de l'homme. Il en arrive ainsi à définir les notions de technique économique, technique de l'État et technique juridique, enfin technique de l'homme.

Citons un point capital de sa démonstration, qui lui donne toute sa force et en même temps en révèle certaines erreurs, liées, semble-t-il, au parti pris trop passionnel de l'auteur : il souligné une conjonction qui lui paraît fondamentale, celle entre la tech- nique et l'État. Toutes les mesures de planification économique, la politique des investissements, les plans de modernisation et d'équipement impliquent une telle mobilisation d'hommes et de capitaux, et l'exploitation des forces naturelles à une telle échelle, qu'à la limite seul l'État pourrait en assumer la responsabilité. Il

(1) Jacques Ellul, La technique ou Venjeu du siècle, 1954, Armand Colin. (2) Voir communiqué du bureau du Syndicat National de l'Enseignement

supérieur et de la Recherche scientifique, publié en novembre 1954.

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L'OPÉRATION TECHNIQUE

6'ensuit que les exigences et l'extension du phénomène technique précipiteraient la fin de la période actuelle de transition, amenant l'avènement de structures sociales globales de type étatique, où le pouvoir fortement centralisé et autoritaire s'identifierait avec les organismes planificateurs.

Mais le pessimisme de Jacques Ellul le conduit à manier une certaine forme de nécessité logique a priori : il ne tient pas assez compte de la complexité réelle des faits sociaux; ainsi cette nécessité de conjonction de la technique et de l'État l'amène, semble-t-il, à confondre trois types de sociétés globales : la société fasciste, la société dirigiste correspondant au capitalisme organisé, et enfin les sociétés où domine le type de planification soviétique. En d'autres termes, le régime soviétique, l'Allemagne nazie et le capi- talisme américain lui paraissent pouvoir illustrer d'une manière analogue la rencontre de l'État et du phénomène technique. Nous sommes ici en plein arbitraire. Le fait qu'aux États-Unis, des groupes de démarcheurs de couloirs au Congrès, les « Lob- bystes », représentant les grosses firmes, en assurent la liaison avec le pouvoir législatif, ne signifie pas que l'État, s'adaptant au progrès technique, voit son autorité renforcée. Bien au contraire, l'existence des « lobbystes » prouve l'affaiblissement de l'État dont les fonctionnaires et le corps législatif se laissent noyauter par les grosses firmes ne défendant que les intérêts privés du capital.

Alfred Sauvy a tenté d'exposer le conflit qui dresse « lobbystes », ou défenseurs de l'intérêt privé, contre technocrates défendant l'intérêt général (ce dernier point étant du reste sujet à caution) (1). v Ceci signifie que la planification économique peut être utilisée

par les trusts et les cartels à leur profit ; elle n'est pas appelée à devenir nécessairement l'activité d'un organisme d'État.

Georges Gurvitch signale l'effort du New Deal de Roosevelt pour arracher la planification économique des mains des trusts et des cartels et la confier à des organes tripartis : État, patronat, syn- dicats ouvriers affranchis de l'ingérence patronale (2). Le New-Deal, s'il avait réussi, devait conduire à un changement de structure de la société américaine. Mais il n'a pu venir à bout de son œuvre.

Les « lobbystes » obéissent donc aux intérêts privés, et non aux impératifs de la technique ; de même les managers ou direc- teurs des grosses affaires accomplissent leur fonction technique de gestion dans le cadre du capitalisme privé ; ils doivent des comptes aux actionnaires. Leurs fonctions techniques ne leur autorisent aucune autonomie véritable à l'égard du capital. Du moins, tel est le point de vue de Wright Mills (3), qui s'oppose aux thèses soutenues par Burnham dans sa Managerial Revolution, notam- ment à l'idée de considérer les managers comme des techniciens ou experts administratifs animés de buts autonomes : « La division entre la possession et la gestion de la propriété ne diminue pas le

(1) Voir dans VExpress du 18 décembre 1954, l'étude d'Alfred Sauvy : Qui tire nos ficelles ?

(2) Georges Gurvitch : Déterminismes sociaux et Liberté humaine ,1955 , P.U.F. (3) Wright Mills, White Collars, 1951, Oxford University Press.

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NORA M I TRAN I

pouvoir de la propriété. Elle ne fait que modifier les rapports des actionnaires avec l'entreprise. - Les managers demeurent respon- sables devant la classe possédante ; ils ne sont que les exécuteurs de la propriété. »

Wight Mills signale aussi l'enchevêtrement aux États-Unis des affaires privées et des offices de contrôle du gouvernement. La bureaucratie gouvernementale lui paraît comme une conséquence de la bureaucratie des affaires privées qui. soudoient et achètent des fonctionnaires, placent leurs membres au sein des commissions gouvernementales.

On voit qu'il y a une certaine distance entre de semblables pers- pectives et celles de Jacques Ellul : aux États-Unis où le progrès technique est cependant considérable, l'opération technique tenta- culaire, s'il existe une conjonction entre la technique et l'État, elle joue en faveur non pas de l'État, mais des intérêts privés qui béné- ficient ainsi d'une aide officielle.

S'il est vrai, d'autre part, que cette fusion de la technique et de l'État se réalise dans la société fasciste et dans la société commu- niste dans la mesure où ces deux types de structures globales sont fondés sur la notion d'un pouvoir centralisé et autoritaire, dis- posant des organismes planificateurs, sommes-nous en présence de faits analogues dans l'un et l'autre cas? Est-il exact que « marxisme et fascisme soient des approximations dérivées du mar- xisme vers l'adaptation de l'homme à ses techniques », que « les méthodes hitlériennes soient directement issues des leçons de Lénine et que réciproquement le stalinisme ait pris des leçons de technique auprès du nazisme »? De telles assimilations paraissent plus que dangereuses car elles ne tiennent compte ni des idéologies, ni des symboles, idées, valeurs et plus largement des œuvres culturelles, ni même des phénomènes de structuration de la société en fonction de la production. Elles naissent chaque fois qu'on pour- suit dans l'Histoire un développement linéaire. Jacques Ellul n'a suivi que le développement de la technique, il en a dégagé les conséquences extrêmes, comme si elle ne pouvait être parfois déterminée au lieu de déterminante, contrôlée au lieu de contrai- gnante. Or, ces limites, ces contrôles existent : ils se nomment la politique, le capital, la lutte des classes, le conflit des intérêts privés, leurs divergences avec l'intérêt général.

Ce sont ces différents facteurs combinés avec l'intrusion géné- ralisée de la technicité qui nous permettront de formuler quelques hypothèses relatives à une sociologie des opérations techniques.

* ♦ •

On se plaît aujourd'hui à prendre Marx en défaut : « Ses pers- pectives sur le devenir de la société se sont avérées fausses. Le développement de la grande industrie et l'accumulation du capital n'ont pas amené la ruine du capitalisme et l'avènement d'un pro- létariat victorieux. Le capital ne s'est jamais aussi bien porté : voyez les États-Unis ! » Ou bien encore : a Le capitalisme est ago-

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L'OPÉRATION TECHNIQUE

nisant, mais ce n'est pas le socialisme qui lui a succédé. Advient le règne des managers, des directeurs des grosses entreprises. Voyez les États-Unis ! » Enfin, encore : « Dans le pays même de la Révo- lution d'Octobre, ce n'est pas le prolétariat qui a pris le pouvoir, mais l'aristocratie du Parti, qui a formé une nouvelle classe techno- bureaucratique. »

Telles sont les principales critiques auxquelles on prend plaisir à soumettre Marx. Elles prouvent simultanément une méconnais- sance de la pensée marxiste et une analyse trop sommaire de la conjoncture actuelle (erreurs reflétant souvent une certaine dose de mauvaise foi). Les écrits de Marx révèlent qu'il n'avait pas été sans pressentir la formation d'une nouvelle strate sociale déter- minée par sa fonction technique, et qui ne serait ni la bourgeoisie, ni le prolétariat. Nous citerons à notre tour, tant ils nous paraissent caractéristiques, ces passages de Marx, relevés déjà par Georges Gurvitch (1) : « La surveillance immédiate et constante des ouvriers isolés ou des groupes d'ouvriers est à la charge d'une espèce parti- culière de salariés... Tout comme une armée, une masse d'ouvriers travaillant ensemble sous le commandement du même capital, a besoin d'officiers supérieurs (dirigeants) et de sous-officiers (sur- veillants, contremaîtres) qui, pendant le procès du travail, com- mandent au nom du capital. Le travail de la surveillance devient leur fonction exclusive » {Le Capital, 1er volume, livre II, p. 223-224).

Marx précise davantage ce problème dans le troisième volume du Capital où il aborde la question du salaire des « surveillants » et « dirigeants » : « Le salaire d'administration pour le directeur com- mercial aussi bien que pour le directeur industriel apparaît comme totalement distinct du profit d'entrepreneur dans les coopéra- tives ouvrières de production non moins que dans les entreprises capitalistes par actions Les entreprises par actions, qui se développent avec le crédit, sont portées à faire de plus en plus du travail d'administration une fonction distincte de la propriété du capital emprunté ou non. Il se passe à cet égard ce qui s'est passé pour les fonctions judiciaires ou administratives qui, sous le régime féodal, appartenaient à la propriété foncière, mais que le régime bourgeois en a séparées. D'une part, le simple propriétaire du capital, le capitaliste financier, trouve devant lui le capitaliste en fonction. Avec le développement du crédit, le capital-argent revêt lui-même un caractère social, se concentre dans les banques et n'est plus prêté par son propriétaire immédiat ; et, d'autre part, le simple directeur qui ne possède le capital à aucun titre est chargé de toutes les fonctions ; il ne reste donc que le fonctionnaire, et le capitaliste, devenant un personnage superflu, disparaît du procès de la production » (Le Capital, 3e volume, livre II, p. 201-202). Ne croirait-on pas lire un texte de Burnham, revu et corrigé peut- être par Wright Mills?

(1) Cités par Georges Gurvitch dans son cours ronéographié sur Les Classes Sociales, 1954. Ouvrages de Marx cités d'après la traduction des Œuvres Complètes faites par J. Malitor (Éditions Alfred Costes).

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Dans le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte », Marx souligne l'importance de l'appareil bureaucratico-militaire dont s'entoure l'État bourgeois et que la Révolution prolétarienne devra briser. Mais au lendemain de la Révolution, l'État prolétarien devra construire, ne fût-ce que pendant la première phase du commu- nisme, son propre appareil bureaucratique, ce qui entraînera obli- gatoirement une inégalité de salaires en faveur des intellectuels, des fonctionnaires, des techniciens.

On voit que le problème soulevé par Burnham (et traité sans grande rigueur intellectuelle) n'est pas neuf (1). Avant Marx, Saint-Simon lui-même a vu le règne des « industriels », mais loin de le déplorer, l'a souhaité comme un bienfait, comme un progrès sur le règne des politiques. C'est que l'optique, l'accent saint-simo- niens sont différents de ceux de Karl Marx : l'industrie ne repré- sente pas pour lui la possible aliénation du travailleur, mais une salutaire « administration des choses substituée au gouverne- ment des personnes ». Il a cru en la vertu des « industrieux » et n'a pas voulu voir ou pressentir que la grande industrie aboutirait à la manipulation des personnes comme on administre les choses. C'est peut-être à cause de cet optimisme que le socialisme saint-simonien mérite d'être qualifié d'utopique.

Ces salariés d'une espèce particulière auxquels Marx fait allu- sion, les surveillants, directeurs commerciaux et industriels, admi- nistrateurs, bureaucrates, possèdent au moins un caractère commun ils sont en contact avec les hommes travaillant aux machines plutôt qu'avec les machines elles-mêmes. Ils organisent et sur- veillent les relations des hommes avec les appareils de production, en vue d'un rendement optimum.

Cette remarque peut paraître trop générale, mais elle rend compte du rôle des « salariés » groupés par Marx sous le terme de « capitalistes en fonction ». En premier lieu, ce sont, non pas des spécialistes, mais des organisateurs ; ils doivent posséder des connaissances polytechniques au sens étymologique du mot. En second lieu, ce sont des médiateurs ; leur rôle de médiation est multiple, selon l'angle sous lequel on l'envisage : médiateurs entre le capital et le travail ; entre le producteur direct (l'ouvrier) et la production ; entre les investissements et la productivité ; entre la totalité des actions et le profit ; entre le prix de revient et le prix de vente ; entre la production de l'entreprise et la consommation ; entre le Conseil d'Administration et les ouvriers.

Bien entendu, il est rare, voire improbable, que le même homme exerce la totalité de ces fonctions dans le cadre de la grande entre- prise ; le plus souvent, le Directeur ou l'ingénieur des cadres remplit un ou deux de ces rôles de médiation. Néanmoins, nous pouvons affirmer que tout Directeur-Administrateur d'entreprise privée ou nationalisée, voire tout ingénieur des cadres supérieurs, manifeste une tendance vers le cumul des fonctions, vers une

(1) Voir à ce sujet les travaux de la « Première Semaine sociologique » réunis par Georges Gurvitch, sous le titre Industrialisation et Technocratie, 1949, Colin.

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forme de supra-fonctionnalité. Ceci nous est apparu très nettement dès le début de notre enquête auprès des directeurs d'entreprise et ingénieurs des cadres supérieurs. Il ne s'agit, répétons-le, que d'une tendance ; mais lorsque des connaissances insuffisamment étendues ou approfondies limitent cette supra-fonctionnalité, le Directeur s'entoure d'hommes capables de lui apporter un surcroît d'organisation. Ainsi se constituent les brain-trust ; ainsi se mul- tiplient dans les entreprises les Ingénieurs-conseils en matière d'organisation, de prospection des marchés, de « relations hu- maines », etc....

Ce qui différencie la grande entreprise moderne de celles du siècle précédent ou de quelques survivantes condamnées à la mar- ginalité, est le progrès de l'organisation et de la rationalisation du travail, plus que l'accroissement de la productivité (qui n'est qu'une conséquence). Le conflit entre certains humanistes ou certains ingénieurs de la vieille école et les ingénieurs de la génération actuelle gravite autour de ces questions d'organisation qui coiffent l'entreprise d'un appareil bureaucratique doublant l'appareil de production, le rythmant, disent les uns, le paralysant, ripostent les autres (1). Lorsque Wright Mills parle de «l'organisation de l'irresponsabilité », il fait allusion au même conflit.

Enfin, c'est toujours l'O. S. T. (organisation scientifique du travail) qui a provoqué les réactions les plus violentes chez les ouvriers. Georges Friedmann a relaté les vives protestations qui ont accueilli chez Renault l'importation en France du taylorisme (2).

Au cours de notre enquête, il nous est apparu que le terme de technicien s'identifiait le plus souvent à celui de spécialiste. Toutes les fois qu'un directeur ou un ingénieur des cadres a conscience de la polyvalence de ses fonctions, il ne se dit plus technicien ; il se pense technocrate, même lorsqu'il ne le formule pas, ou qu'il s'en défende, à cause de la nuance péjorative qui depuis quelque temps semble s'attacher à ce terme. La notion de technocratie apparaît à la manière dont certains ingénieurs considèrent le rapport entre leur compétence, leur supra-fonctionnalité et le rôle qu'ils auraient souhaité remplir dans la Nation. Cette forme de revendication sociale et politique s'est manifestée au cours d'un Congrès international d'Ingénieurs, qui eut lieu à Rome, du 8 au 11 octobre 1953. Le thème général en était : «La préparation de l'ingénieur à son rôle dans la société ». De nombreuses communi- cations portaient sur la préparation de l'ingénieur à son rôle dans : l'échelle de la profession technique ; l'Économie ; l'administration et la vie publique ; la structure sociale de la Nation ; le cadre de l'ensemble des professions ; l'Europe en gestation ; On voit que leur programme et leurs ambitions furent plutôt vastes. Ils pour- raient être résumés à la façon dont Sieyès définissait le Tiers-État.

(1) Ce conflit a été illustré, sous une forme romanesque par le livre d'un Ingé- nieur des Mines, ancien député : Henri Lespès, L'usine sans âme, éditions de la Colombe, 1954.

(2) Georges Friedmann, Problèmes humains du Machinisme Industriel, 1946, Paris, Gallimard.

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Voici comment s'exprimaient leurs revendications : Les ingé- nieurs possèdent des compétences étendues ; ils occupent une posi- tion-clé dans l'économie de la Nation, car ils sont capables de saisir l'ensemble des problèmes de production dans leur simultanéité. Or, quel est leur rôle dans la structure sociale et politique du pays? Nul ou à peu près nul. Les « politiciens » ne souhaitent pas leur voir quitter le secteur de la production (lorsqu'ils n'essaient pas de le diriger eux-mêmes). Le suffrage universel est la cause de leur trop faible représentation numérique au Parlement, alors que les avocats, les professeurs sont abondamment représentés. Les ingénieurs devraient prendre conscience de l'importance de leur rôle et parti- ciper davantage à l'orientation de l'industrie, sa coordination avec le reste de l'activité nationale ; ils devraient enfin intervenir dans la gestion du pays et dans sa structure politique.

Le spectre de la technocratie fut souvent évoqué, d'ailleurs presque toujours repoussé au cours de ce congrès : « Nous ne réclamons pas une révolution vers une technocratie quelconque qui aurait peut-être encore plus d'inconvénients que les systèmes actuels (J. Y. Eichenberger). » Mais ne fut pas repoussée l'idée de la constitution d'un « Parti de l'intelligence » qui « ramènerait à l'échelle humaine les concepts d'autorité et de responsabilité ». Ne perdons jamais de vue les prétentions à l'aristocratie intellec- tuelle et à l'humanisme de tout technicien à tendances techno- cratiques.

A ces réunions participaient non seulement des cadres, mais aussi des « patrons », ingénieurs occupant des postes de direction. Donc, leur sentiment de frustration politique ne reflète pas la frustration née de postes subalternes occupés dans l'industrie ; il semble beaucoup plus significatif. Comme il s'accompagne très souvent d'une assez amère critique du régime parlementaire et de la politique telle qu'elle est pratiquée par les « politiciens de pro- fession », on pourrait se demander si de tels sentiments ne tra- duisent pas les difficultés que rencontrent les projets technocra- tiques et, au delà, les difficultés des technocrates à constituer des groupements fonctionnels puissants et structurés.

Tous les obstacles auxquels se heurtent les organisateurs, les planificateurs, les experts, les managers, naissent du fait qu'à quelques exceptions près, ils ne jouissent pas encore du privilège de la décision. Ils proposent un plan de production ou d'investis- sements qui, en dernier lieu, peut ne pas être approuvé, s'il heurte des intérêts privés ou bien certaines conceptions politiques natio- nales. Il est vrai que la technique propose « The best one Way », mais il n'est pas encore vrai qu'elle impose le choix, comme l'af- firme Jacques Ellul. Tant que le technocrate ne se sera pas défini- tivement substitué au politique, elle n'en a pas les moyens.

Ceci revient à dire que dans la conjoncture actuelle les struc- tures sociales globales encadrent les groupements technocratiques ou techno-bureaucratiques, en limitent une action et une structu- ration plus poussée, plutôt qu'ils ne l'aident. Ainsi l'essor du capital privé aux États-Unis limite-t-il l'action des technocrates améri-

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cains ; ainsi le Parti en U. R. S. S. et la démocratie parlementaire française limitent-ils l'action et le groupement des technocrates soviétiques et français.

Peut-être objectera-t-on qu'il existe des planificateurs à Téchelle nationale, voire dans le secteur privé de la production? Dès lors, ces hommes ne seraient-ils pas portés à composer avec la société globale, et lui imposer leur point de vue? A cela nous répondrons que tout véritable technocrate est un internationaliste latent, sinon de fait. Citons la déclaration de Jean Monnet lors de sa démission de la présidence de la Haute-Autorité du Pool Char- bon-Acier : « Nos pays sont devenus trop petits pour le monde actuel, à l'échelle des moyens techniques modernes, à la mesure de l'Amérique et de la Russie aujourd'hui, de la Chine et de l'Inde demain. » On se rappelle que l'efficacité du Pool devait être assurée par une décision politique : l'acceptation de la C. E. D. Cette décision n'ayant pas eu lieu, Jean Monnet a préféré démissionner.

Dans la mesure où les équipes technocratiques revendiquent la supra-fonctionnalité et résistent à toute pénétration par la société globale où elles sont nées, elles pourraient former une véritable classe sociale. Mais leur résistance se manifeste à l'égard non pas d'une structure globale particulière, mais de toutes les sociétés globales. Nous dirions plus : d'une société globale à l'autre, d'un parti politique à l'autre, il est des ententes secrètes d'organisateurs et de planificateurs. Comme l'a souligné Alfred Frisch, le techno- crate renonce à ses attaches nationales et sociales et le parti dont il se réclame n'est plus que l'indispensable étiquette de présenta- tion sur la scène politique (1).

Nous serions tentés de dire que les technocrates formeraient plus facilement une caste internationale qu'une classe sociale, étant donné le faible degré actuel de structuration de leurs groupe- ments, structuration souvent momentanée, apparaissant à l'occa- sion d'un projet, d'un plan, pour une opération déterminée.

La constitution d'une équipe ou caste internationale de techno- crates a souvent été vue, d'une part comme la seule force pouvant s'opposer d'une manière efficace au planisme des intérêts privés, d'autre part, comme l'indispensable organe d'intégration de l'éco- nomie française à l'économie européenne. Un économiste français écrit en 1953 :

« Une équipe, une synarchie internationale devra guider l'éco- nomie nationale sur le chemin qui conduit aux marchés communs. Le Pool Charbon-Acier contraindra nos mines et forges à dispa- raître ou s'aligner sur les prix du marché commun (2). » On n'a pas craint d'utiliser ici le terme d'origine occultiste (et vichyssoise) de synarchie.

Mais le technocrate ne paraît pas toujours animé de cet esprit de collaboration dans le cadre d'un groupe organisé. Il apparaît

(1) Alfred Frisch, Une Réponse au défi de VHistoire, 1954, Paris, Desclée. (2) Louis R. Franck : «Planisme français et démocratie», in numéro spécial

de la Revue Économique, consacré à : « Planification et liberté » (mars 1953).

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souvent comme un isolé, entretenant des rapports tactiques avec son entourage.

Encore une fois, nous ne formulons ici que des hypothèses. La suite de nos recherches nous permettra peut-être de déterminer le sens de l'évolution des équipes technocratiques ou techno-bureau- cratiques, leur poids sur la transformation de la société globale. Dans le cadre de cette étude, nous avons tenté de définir l'opération technique en ce qu'elle a de spécifique et de relativement récent ; puis nous nous sommes efforcé d'analyser dans quelle mesure cette spécificité engendrait des milieux techniques susceptibles d'offrir à la sociologie des champs d'investigation dont l'intérêt ne saurait échapper à la conscience actuelle.

Centre d'Études Sociologiques, Paris.

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